M. Edmond About11
I
Si les romans de M. Edmond About n’avaient que leur propre valeur intrinsèque, la Critique en dirait deux mots à peine : ce serait tout et ce serait assez. Pourquoi, en effet, consacrerait-elle à les examiner un temps relativement plus long que celui que l’auteur a mis à les faire ? Pourquoi mettrait-elle plus de sérieux dans son étude que lui dans la sienne ? Deux mots suffiraient. Deux mots, incisifs et froids, peuvent classer ces livres légers et faciles, qui probablement n’ont guère coûté que le temps de les écrire à la plume qui les a écrits. Bien évidemment, pour qui comme nous vient de les lire avec attention, M. Edmond About se sert de la littérature comme l’abbé de Bernis se servait de la poésie. Ce n’est pour lui que le bâton qui sert à sauter le fossé. L’abbé de Bernis sauta, lui ! très-bien le fossé dans lequel se noyait la France. Il devint cardinal et ambassadeur, tout Babette-Bouquetière qu’il fût, pour sa peine d’avoir fleuri la Pompadour.
Que deviendra M. About, qui fait des bouquets d’un autre genre pour les boutonnières industrielles et les corsages de notre temps ?… Qui peut dire ce qu’il deviendra ? mais, à coup sûr, ce ne sera pas ce qu’un homme de talent consciencieux, profond et sévère, deviendrait jamais. Il y a mieux. Que n’est-il pas devenu déjà… ? Grâce à une souplesse cultivée de clown, — car à ses facultés naturelles M. About joint des études bien faites, — l’auteur de Germaine et de Maître Pierre a sauté déjà plus d’un de ces fossés que nous avons tous devant nous. Il a ce don terrible de facilité qui peut perdre les plus beaux génies, et ses succès ont été presque aussi faciles que ses œuvres. Seulement, comme il n’est pas ministre ou ambassadeur, et qu’il n’a pas renoncé à la littérature, nous voulons montrer comment la sienne est faite, et, dans l’intérêt des dupes généreuses qui aiment les lettres pour elles-mêmes, prendre la longueur et la force de ce bâton des lettres dans une main habile, quand elles ne sont plus qu’un bâton.
Or, pour atteindre ce but plus utile qu’on ne croit, nous avons choisi dans les œuvres de M. About les deux romans qui ne sont pas des contes pour rire qu’il ait publiés. Ils sont l’expression d’une pensée qui devra progresser, sous peine de n’être plus au niveau d’elle-même, car qui n’avance pas recule dans cette exigeante vie de l’esprit. D’ailleurs Germaine et Maître Pierre ont eu leur succès et l’ont encore, comme les
autres œuvres de leur auteur, lequel, littérairement du moins, n’a pas de plus grand ennemi que sa bonne fortune. M. About est en effet, et a toujours été un homme heureux. Il a débuté (c’était hier presque !) par un petit livre sur la Grèce contemporaine, spirituel de ton, mais qui voulait l’être bien plus qu’il ne l’était encore, et qui surtout avait la prétention d’être léger, détaché et un peu fat comme une page du Don Juan. Depuis ce début sans façon, depuis ce petit livre dont l’auteur se moquait en ayant l’air de dire : « Allez ! vous en verrez bien d’autres ! »
tout a marché à souhait pour M. About et rien ne lui a fait obstacle. Élevé pour être un savant et un professeur, je crois qu’il a déchiré sa robe comme Caïphe. Toujours est-il qu’il s’est jeté gaillardement dans le roman, où tout de suite il a fait son bruit. Et ce n’est pas le hasard seul, devenu bon enfant par exception à son usage, qui a poussé et protégé M. About ! Il avait autre chose que la chance !
En France, nous aimons, avant tout, tout ce qui est facile, ce qui fait jouer l’esprit au lieu de le faire s’efforcer ; et, nous l’avons dit, l’auteur de Germaine a une qualité dont il doit mourir, la facilité. Il l’a… à un déplorable degré. Il n’attendit donc pas. Il fut compté, sans passer par les écoles préparatoires, dans la troupe des jeunes, ces vélites de la littérature, auxquels le siècle déclinant est doux. On le mit, comme l’espoir de ce siècle qui a besoin de croire à l’avenir, avec M. Renan pour l’érudition, avec M. Dumas fils pour le drame, avec M. Taine pour la philosophie, M. Taine dont M. About a beaucoup dans un ordre d’idées différent, oiseaux moqueurs du même plumage et du même sifflet ; et la Critique, en général, eut pour lui, comme pour ces messieurs, les bontés un peu compromettantes pour tout le monde, que les vieilles femmes qui ne furent pas bégueules ont parfois pour les lycéens.
Et le Public s’y prit aussi, et plus franchement que la Critique. Là où les réputations s’acceptent, comme là où elles s’arrangent, il fut universellement reconnu et convenu que M. About est un charmant esprit capable de tout, s’il voulait en prendre la peine, mais qui a jugé son temps et la vie, et qui ne se gêne pas, ma foi ! pour donner à ce temps autre chose que des globules homœopathiques de talent, puisqu’il ne lui faut plus que cela ! Le croira-t-on ? M. About, qui a dans l’esprit, et qui l’outre, la légèreté insupportable aux esprits vulgaires et aux vanités rengorgées et dignes, M. About est présentement la coqueluche des bourgeois. Ils lui trouvent étonnamment d’esprit, et c’est bien honorable. Il doit être flatté… cruellement.
Enfin, ce n’est pas tout. Sans qu’il y soit pour rien probablement, M. About est devenu le légendaire de par le Puff, cette seule légende du xixe siècle. Ses amis ont eu la bonté d’apprendre au monde que le talent de l’auteur de Tolla faisait sortir de terre les testaments et les donations, et que, comme Burke et Chatham, il avait trouvé des duchesses de Marlborough qui, par fanatisme d’admiration, avaient versé sur sa tête la corne d’abondance de toute une fortune ! Était-ce pour le prouver ? On parlait d’un chalet divin. On en faisait un monument… public ! Les journaux, ces dignes camarades qui aiment à déjeuner, exposaient avec jubilation le menu des déjeuners qu’on y donnait à la fourchette. Voilà comme, en très-peu de temps, a jailli la renommée de M. About ! Si ce n’était pas de la gloire, cela en était bien près. Cela y touchait. Si ce n’était pas cette grande fille qui a aussi ses faiblesses, c’était son gamin de frère qui se donne souvent pour elle, c’était le bruit ! Eh bien ! encore une fois, en raison de ce bruit, il est curieux de voir ce que sont les livres d’un homme qui, par ses livres et en trois temps, arrive dans un siècle sans cœur, indifférent aux courageux qui luttent, à cette petite importance-là !
II
C’est que ses livres ne sont pas des livres. Ils sont tout ce qu’on voudra : des feuilletons, des causeries, de vieux jeux de cartes battus et rebattus avec plus ou moins d’adresse ; des entrelacements de ficelles plus ou moins redoublées et dénouées ; des pilules contre l’ennui, arrangées pour s’avaler d’une station à l’autre dans le mouvement d’un chemin de fer, mais ce ne sont pas des livres, des compositions ordonnées et réfléchies, des choses d’observation et d’art. Dans une société toujours en chemin de fer, même quand elle n’y est pas, et beaucoup trop pressée pour lire attentivement et avec suite, il faut écrire à son usage, de manière à ce qu’elle comprenne et même s’intéresse, si cela se peut, à ce qu’elle lit, en pensant au sort de ses colis et de ses affaires ; il faut enfin une littérature de transport, de défaite et de pacotille, et M. About l’a compris !
Jeune, et par conséquent n’ayant pas la simplicité d’être littéraire, cette visée si contraire à l’américanisme de nos mœurs, M. About s’est dit que les livres n’étaient qu’une marchandise à débiter, et il s’est fait littérateur sur la voie. Il amuse le chemin avec son livre comme d’autres l’indiquent avec leur main tendue ou avec leur petit drapeau. Germaine et Maître Pierre avaient été destinés, dans la pensée de leur auteur, à cette Bibliothèque des Chemins de fer qui se présente à vous dans toutes les gares, pour alléger le poids d’un loisir forcé en wagon ou se mêler, sans trop y nuire, aux distractions que l’on y trouve ou aux conversations que l’on y fait. M. Edmond About est un des auteurs qui se vendent le mieux entre l’enregistrement d’une malle et le coup de cloche du départ. Il est léger et il s’enlève ! Sac de peu d’idées, commode à porter.
Quel que soit le sujet des livres de M. About, leur première condition est d’être taillés sur la durée moyenne d’un voyage, et cette condition impérieuse étranglerait net le talent le plus vigoureux. Ainsi être court, et surtout point fatigant, bon Dieu ! et cependant obligé d’être de son temps et d’intéresser des bourgeois blasés et même un peu pourris, voilà le problème. Mettre du citron dans sa limonade, mais pas trop, couper d’eau fraîche un vin trop fort, et cependant n’en pas abolir toute la force, opération de dosage et de mixture, alchimie littéraire dont le résultat produit immanquablement sur tant de volumes, vendus par le libraire, tant de petits sous à l’auteur.
Pour cela, on prend des livres généreux et puissants et l’on en exprime ce qu’il faut pour tenir dans son rouleau d’eau de Cologne. On prend, par exemple, Les Parents pauvres et Les Intimes, et en y ajoutant le perpétuel ricanement de ce personnage d’un des romans de Frédéric Soulié, qui dit, à propos de tout, des choses les plus affreuses ou les plus dégoûtantes : « histoire de rire »
, on écrit très-bien la Germaine M. Edmond About. Qu’on nous passe l’expression familière, ce n’est pas plus malin que cela.
Germaine est effectivement, non de trame ou d’événements, mais d’inspiration générale, de caractères, et quelquefois de mise en scène, un mélange et une imitation grossière, turbulente et manquée, des Parents pauvres et des Intimes. La madame Chermidy de Germaine est une madame Marneffe, peinte à la détrempe par un peintre d’enseigne, non pour le volet, cette fois, mais pour l’intérieur d’un wagon. Vous vous la rappelez, la Marneffe de Balzac, cette Méduse de boue ? C’est l’ignoble montant, à force d’art, jusqu’au terrible. La Chermidy de M. About n’est que l’ignoble qui ne peut descendre plus bas. Le baron Hulot, des Parents pauvres, se retrouve encore dans le duc de La Tour-d’Embleuse. Seul, le fond de l’histoire, qui est assez ignoble aussi, appartient à M. About. Nous ne le lui reprochons pas. L’ignoble se trouve bien dans la vie, pourquoi ne serait-il pas dans les romans ? Les romanciers ne prennent pas la vie avec des pinces fines comme les entomologistes leurs insectes. Ils la prennent à pleine main, vaillamment et la brassent comme le sculpteur sa glaise. La science dit tout, et l’art doit tout peindre, mais c’est dans un but supérieur à l’une ou à l’autre, — dans un but religieux d’enseignement. Or, voilà ce que M. About, qui fait le joli cœur tout en nous racontant les abominations de sa Chermidy, ne sait pas ! M. About n’a point l’impassibilité chirurgicale de M. Gustave Flaubert dans sa Madame Bovary, mais il a une légèreté plus navrante encore… Cherchez un cri, un monosyllabe, un geste, un pli de bouche arraché par le dégoût au conteur, dans toute cette affreuse histoire d’une femme affreuse, vous ne le trouverez pas ! En ceci, M. About, si différent, par le talent, de M. Flaubert, lui ressemble. L’homme du lâché ressemble à l’homme de la sécheresse et de la lime. Tous deux ont à l’âme la froideur des grenouilles dans leur vase, quand il s’agit de la moralité ou de l’immoralité humaine. M. Flaubert n’en parle même pas, et M. About s’en moque. Histoire de rire ! Nous sommes Français, et, quoique très-laide, l’affaire peut… amuser !
III
Or, voici cette histoire de Germaine. Un grand d’Espagne, plus riche à lui seul que la monarchie espagnole, le comte Gomez de Villanera, vit publiquement avec une femme sortie d’un bureau de tabac et mariée à un officier de marine qui court les mers pendant que sa femme court les rues. C’est la madame Marneffe à l’état de ramollissement de M. About. Ils ont un enfant. Le comte, un Don Quichotte en frac souffre beaucoup dans son sentiment paternel de l’impossibilité où il est de reconnaître son enfant qui est adultérin, mais la Chermidy en souffre, elle ! bien davantage. Elle en souffre dans son orgueil, dans ses ambitions, dans toutes ses cupidités, et elle cherche avec l’aide du diable, c’est-à-dire d’une sœur à elle, dont elle a fait sa femme de chambre, le moyen de légitimer son bâtard. Ce qu’elles imaginent, vous allez l’apprendre. Il y a au faubourg Saint-Germain une illustre et antique maison, — la maison de La Tour-d’Embleuse, — laquelle est tombée de la splendeur dans la misère et qui n’a pour tout rejeton qu’une fille de quatorze ans minée de consomption et qui va mourir. Si le comte de La Villanera épousait cette jeune fille à la condition qu’elle adopterait le petit bâtard de madame Chermidy, l’enfant aurait un titre, une possession d’état et une fortune. Eh bien ! grâce à la misère du duc de La Tour-d’Embleuse et à la piété filiale de sa fille Germaine, Antigone sans fierté ; grâce surtout aux plaidoiries d’un médecin, espèce de Figaro soi-disant honnête dans toute cette intrigue, l’immonde mariage s’accomplit. Dans la pensée de madame Chermidy et aussi, hélas ! dans celle de cet Espagnol que M. About, qui conçoit ses chevaliers avec une tache au milieu du cœur, nous donne pour un Cid de noblesse, Germaine n’a pas trois mois à vivre. Mais (vous vous en doutez sans doute ? Ce n’était pas fort difficile à deviner, cette péripétie) Germaine ne meurt pas, et son mari se met sincèrement à l’aimer.
Tout l’intérêt et le secret du roman sont là. Que fera la Chermidy quand elle apprendra à Paris que Germaine va mieux à Corfou, car pour sa poitrine et pour les besoins de description de M. About, qui est allé en Grèce, Germaine est à respirer l’air des îles Ioniennes et à dialoguer tendrement avec son mari sous les lauriers-roses… Ce que fera la Chermidy, demandez à la Gazette des Tribunaux ! Elle résoudra avec son monstre de sœur, femme de chambre, d’empoisonner la belle phthisique, et, pour exécuter ce dessein, elles choisiront un forçat libéré qu’elles introduiront dans la domesticité du comte de La Villanera, par le duc de La Tour-d’Embleuse, devenu le baron Hulot de La Marneffe de M. About, Seulement, le forçat libéré, qui ne veut pas trop s’exposer en tuant d’un coup sa jeune maîtresse, l’empoisonnera par de l’arsenic à petites doses et, péripétie scientifique ! l’arsenic ne se trouvera-t-il pas le meilleur remède contre les phthisies pulmonaires ? Ici le médecin lui-même est en déroute comme le lecteur. Il perd la tête, ce grand médecin, devant la crise finale qui doit sauver Germaine, et il écrit à madame Chermidy qu’enfin la malade est perdue ; agréable nouvelle qui arrive à la Chermidy accompagnée d’une autre, la mort de son mari, tué par les Chinois ! Ivre de cette double délivrance, la Chermidy bondit jusqu’à Corfou pour y reprendre son fils et son amant, et les millions et les titres. Mais, tonnerre du ciel ! quand elle arrive, Germaine est guérie, heureuse, aimée de son mari, aimée du bâtard qu’elle élève et qui la préfère à sa mère ! Alors l’idée d’égorger cette femme, qui lui prend tout, la remord au cœur avec plus de rage que jamais. Elle offre cent mille francs au forçat qui a déjà manqué Germaine, et qui trouve plus simple de la tuer, elle, et d’emporter avec les cent mille francs tout l’argent et les bijoux qu’elle a traînés, — sans doute pour cela — jusqu’à Corfou !
Tel est en gros ce livre de Germaine. Alfred de Musset avait inventé la comédie dans un fauteuil, M. About nous donne le mélodrame dans un wagon. C’est un peu moins fin. Encore si dans ce mélodrame il y avait des caractères qui annonceraient l’observateur et le romancier ! Mais il n’y en a pas un seul. Ils sont tous faux, quand ils ne sont pas impossibles. L’honnêteté du médecin qui maquignonne le mariage ressemble à la fierté de celle qui l’accepte. Rien n’est saisi dans sa vérité complexe et profonde, ni vice, ni vertu. Tout est charge, même les situations que l’auteur n’invente pas, mais qu’il gâte. Par exemple, le chapitre où madame Chermidy demande des renseignements sur les poisons, est dans Les Intimes, sous le titre de Consultation, et là, c’est un chef-d’œuvre. Ici, c’est une bourde à la Paul de Kock. Ainsi toujours c’est le manque de sérieux et de conscience et la démangeaison d’être drôle qui perdent M. Edmond About. Tête de linotte littéraire, qui avait peut-être du talent, si elle avait eu quelque poids ! Quant au style de l’auteur de Germaine, c’est du strass monté dans du Ruolz. Les femmes entretenues doivent le trouver beau, comme les bourgeois le trouvent spirituel. « Elle vit
(c’est un rêve de Germaine) une autre « femme, dont il lui fut impossible de reconnaître la figure. Tout ce qu’elle en put distinguer, c’est un voile de guipure noire, deux grandes ailes de cachemire et deux griffes de diamant. »
Ces ailes de cachemire et ces griffes de diamant donnent tout, M. About
et sa manière. Quel goût pour habiller ses fantômes. C’est le Shakespeare de la nouveauté !
IV
Mais nous avons mieux que Germaine. Maître Pierre, que l’auteur a publié depuis, est un livre presque réussi. Maître Pierre, un Landais, une espèce de Robinson Crusoé de la Lande, est un paysan conçu à l’envers des paysans de Walter Scott, qui sont les fils respectueux du passé, qui aiment leurs coutumes et meurent pour elles. Maître Pierre rompt avec les siennes et prépare à la Lande, comme on dit maintenant, son avenir. Le roman qui porte son nom est l’histoire de ce défricheur de génie, et quoique cette histoire, trop simple pour qu’on puisse l’analyser, ait moins d’étoffe et de sensibilité que les romans de M. Paul Féval, lorsqu’il fait bien ; quoique le sans-façon, le lâché, le débraillé, se retrouvent dans ce livre comme dans les autres compositions de M. About, cependant il leur est incomparablement supérieur. En sortant de Germaine, nous sortons d’une littérature diabétique, et dans Maître Pierre nous entrons dans quelque chose de nouveau, de particulier, de moderne, qui sera peut-être demain toute la littérature de ces derniers temps. En France, M. Edmond About doit être, qui sait ? le Maître Pierre de cet avenir-là.
En effet, s’il pouvait se défaire de ce ton sans gêne qui ne le quitte jamais (littérairement, bien entendu) et qui le conter, la casquette sur la tête et les mains dans ses goussets, il serait ici, nous en convenons, dans son vrai genre, il aurait découvert son filon. Maître Pierre, c’est la théorie du drainage mise en action, en scène et en récit, et le décousu que M. About a dans l’art lui sied assez bien dans ce micmac de l’industrialisme, auquel il a livré sa plume. Il n’est pas certainement un vulgarisateur bien sérieux et bien exact. Sa légèreté naturelle y répugne. Seulement ici, disons-le bien, une vocation réelle se dessine : rendre la réclame lisible aux bourgeois qui s’ennuient et forcer l’art à répondre docilement au coup de sonnette du comptoir et au judas du marchand !
Voilà incontestablement le mérite de l’auteur de Maître Pierre. Avec deux ou trois conseils, il tiendrait son genre, — l’annonce illustrée, — et la Critique, en les lui donnant, devrait surtout l’empocher de retourner à cette vieille littérature qui a la bonté de s’occuper, en retardataire, des développements et des problèmes du cœur humain. Quand on est taillé pour écrire des Maître Pierre, on laisse là les Germaine ! On y gagne plus d’honneur et de fortune, à coup sûr. Un jour, les fabricants de tuyaux pour le drainage dresseront des statues de carton-pierre à M. About chez tous les libraires des chemins de fer qui débitent ses livres. On y trouvera, dans la vaste et fructueuse spécialité d’art qu’il ouvre aujourd’hui, des compositions de l’ordre de Maître Pierre : des romans qu’il prépare, assure-t-on, sur l’air comprimé, sur les tunnels sous-mer et les aqueducs suspendus, l’aérostat et ses effets, la photographie de chez Giroux, les silos pour les conserves de céréales, les
campagnes contre les charançons, le Guide des omnibus, l’itinéraire des halles et marchés et les coulisses de la Bourse. Littérature qui n’est plus la facile dont se plaignait M. Nisard, il y a un siècle, mais qui est l’utile… du moins pour son auteur, car toute la question est là pour M. About, comme il l’a dit avec agrément dans sa dédicace de Maître Pierre : « Il s’agit d’imiter la mouche qui pique l’écorce des vieux arbres pour y déposer un œuf. »
Eh bien ! l’œuf est déposé, et ce n’est pas un œuf de mouche. On peut dîner avec celui-là. M. Edmond About appartient à cette fière génération qui a pour mission de substituer la littérature américaine à la littérature française. Il a, dans sa conception de l’art et des livres, le sentiment américain. Il l’a naturellement ; ce n’est pas un système ; tout ce caoutchouc-là est sa vraie peau. Nous la lui laisserons ; nous ne voulons pas l’en priver. Si l’abbé de Bernis revenait au monde, il serait Américain aussi, car il n’y a plus d’autres manières de sauter les fossés que le bâton de M. About. On les saute, et d’autant mieux qu’on ne pèse guère ; mais ce qui tombe au fond du fossé et ce qui y reste, c’est le talent, c’est l’honneur littéraire, c’est l’art enfin, qui jamais n’en sortiront plus. Qu’importe, du reste ! on a son affaire faite, comme on dit en américain, et puisqu’on a travaillé pour les chemins de fer, qu’importe que les livres qu’on n’a pas sués, d’ailleurs, au lieu d’être lus dans le wagon, finissent par aller doubler l’intérieur des malles !