(1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre IV. L’écrivain (suite) »
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(1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre IV. L’écrivain (suite) »

Chapitre IV.
L’écrivain (suite)

I

Il est rare en France de rencontrer un grand écrivain qui soit populaire. Ordinairement ceux qui sont populaires ne sont point grands, et ceux qui sont grands ne sont point populaires. La séparation est profonde chez nous entre la culture et la nature. Il y a eu toujours et il y a partout ici deux ordres d’hommes et de choses, selon que la nature gauloise ou la culture latine a prévalu. Nous n’avons qu’une civilisation artificielle, qui nous recouvre sans nous pénétrer : d’un côté, ceux qu’on nommait autrefois les lettrés, les nobles, et qu’on appelle aujourd’hui les Parisiens et les fonctionnaires ; de l’autre côté, les bourgeois, les provinciaux, les paysans. Depuis les Romains, une organisation savante, qui, deux fois brisée, s’est reformée plus solide, enserre dans ses cadres brillants une masse à demi brute, et reporte toute la civilisation sur le mince groupe d’hommes qu’elle attire au centre de son mouvement. Nous avons vu ce contraste sous les Césars, sous Charlemagne, sous les Valois, sous les Bourbons, et nous le voyons encore. Consultez les récits des voyageurs anglais qui ont visité la France sous Louis XIV et Louis XV.21

Une cour magnifique, des bâtiments somptueux, des académies, un superbe appareil d’armées, de vaisseaux, de routes, une administration toute-puissante, une petite élite de gens parés et polis ; par-dessous, un amas de paysans hâves qui grattent la terre infatigablement, qu’on recrute de force et par des chasses, qui mangent du pain de fougère, qui s’accrochent aux voitures des étrangers pour mendier un morceau de véritable pain ; par-dessous les fêtes et les broderies de Versailles, une populace d’affamés et de déguenillés. Parcourez aujourd’hui la France ; si la Révolution a diminué les différences de fortune, la centralisation a augmenté les différences de culture : une seule cité maîtresse où fourmillent et pullulent les idées engorgées qui s’étouffent et se fécondent infatigablement par le travail et le mélange de toutes les sciences et de toutes les inventions humaines, alentour, des villes de provinces inertes où des employés confinés dans leur bureau et des bourgeois relégués dans leur négoce vont le soir au café pour regarder une partie de billard et remuer des cartes grasses, bâillent sur un vieux journal, songent à dîner et digèrent sur des cancans ; plus bas encore, des paysans qui ont pour bibliothèque un almanach, lequel est de trop bien souvent, puisque la moitié d’entre eux ne sait pas lire, qui votent en moutons, et trouvent que ce vote est une corvée, ignorants, apathiques, incapables d’entendre un mot aux intérêts de l’Etat et de l’Eglise, habitués à laisser leur conscience et leurs affaires aux mains des gens qui ont un habit de drap. Le grand lustre qui flamboie à Paris n’apparaît là-bas que comme une chandelle ; toutes les lumières amoncelées au centre laissent le reste dans un demi-jour. La forme même de notre civilisation nous impose ce contraste ; nous ne nous sommes développés qu’en nous disciplinant sous un gouvernement distinct du peuple, indépendant, qui absorbait toutes les idées et les forces, subsistait par sa propre énergie et nous donnait l’impulsion, au lieu de la recevoir de nous.

Cet état permanent des choses s’est peint dans les lettres d’une façon permanente. Combien y a-t-il de nos grands auteurs qui soient compris par le peuple ? D’un bout à l’autre de notre histoire, la même séparation reparaît. Les Ausone, les Fortunat, les Aper scandent des vers et des périodes bien latines ; au-dessous d’eux le pauvre colon gaulois murmure tout bas une prière aux dieux de ses bois et de ses fontaines, on ne l’aperçoit que par hasard dans un barbarisme dont s’amuse un auteur curieux. Le voilà enfin qui parle, quand il fait la langue vulgaire, dans les fabliaux, les mystères, les chansons de geste ; mais toute cette littérature s’arrête au milieu de sa poussée ; elle ne s’achève point ; elle n’a point son Dante ou son Boccace ; elle s’enfouit, s’efface de la mémoire des hommes ; les écrivains du dix-septième siècle n’en savent que deux ou trois noms, et les derniers, Villon, Marot, la reine de Navarre ; elle n’a été qu’un babil d’enfants malicieux et gentils. Au-dessus d’elle, la culture latine a accaparé les idées générales qui pouvaient la nourrir et la développer ; un petit peuple noir de théologiens et de disputeurs les a prises pour son apanage, et cet enclos ecclésiastique en restant stérile, a imposé la stérilité au reste du champ. Nous avons une autre culture au seizième siècle, presque aussi factice ; que nous a-t-elle donné, sinon une poésie emphatique et un théâtre de convention ? Nul poëte national comme Shakspeare. Montaigne ne survit que pour les lettrés ; le seul à demi populaire est Rabelais, à cause des gaudrioles. Voici enfin nos siècles classiques ; les mots familiers s’effacent, la langue s’ennoblit ; le théâtre prend pour public et pour modèles les gens de salon et les seigneurs. C’est la littérature de Versailles. Aujourd’hui nous avons la littérature de Paris ; la croyez-vous plus naturelle que l’autre ? Au lieu d’un public de courtisans, vous avez un public de critiques. Les livres qu’on produit là ne pénètrent point dans le peuple ; ils sont faits pour des curieux et des gourmets, non pour des âmes simples. Les drames de Victor Hugo et les romans de Balzac n’entreront pas plus dans les chaumières que les tragédies de Racine ou les portraits de La Bruyère. Paris, aujourd’hui, est comme Rome sous les Césars, ou Alexandrie sous les Ptolémées, un terreau puissant, étrangement composé de substances brûlantes, capable de produire des fruits extraordinaires, maladifs souvent, enivrants parfois, mais que le sol natal ne revendique pas. En Allemagne, une servante, le dimanche, lit Schiller et l’entend ; maintes fois vous rencontrez un piano dans une arrière-boutique ; les mineurs flamands, leur ouvrage achevé, chantent en parties ; partout en pays protestant la Bible, du moins, est lue et même sentie par le peuple. Chez nous quelques récits militaires, des chansons grivoises, çà et là dans les provinces reculées une légende locale. Hors les Parisiens et les cosmopolites, qui est-ce qui goûte notre littérature, notre peinture, notre musique, si travaillées, si savantes, si psychologiques ? Nos lettres, comme notre religion et notre gouvernement, sont plutôt superposées qu’enracinées dans la nation. Toujours l’histoire de l’esprit gaulois est la même ; s’il reste gaulois, il n’aboutit pas ; s’il aboutit, il perd sa physionomie vraie. D’un côté sont les conteurs du moyen âge, Marot, Saint-Gelais, les buveurs, les malins, les chansonniers, qui restent au second rang ; de l’autre côté sont les lettrés, Boileau, Racine, Rousseau, les théoriciens du seizième et du dix-neuvième siècle qui écrivent pour une classe et non pour la nation. Les uns sont restés au niveau du peuple, les autres n’ont plus rien de commun avec le peuple. Les uns ont avorté sur la souche natale, les autres se sont séparés de la souche natale. Trois ou quatre hommes tout au plus ont su se développer en restant gaulois ; ce sont ceux qui, en prenant un genre gaulois, la chanson, le pamphlet, la farce, la comédie, l’ont élargi et relevé jusqu’à le faire entrer dans la grande littérature : Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire et peut-être quelquefois Béranger. Encore Béranger n’a-t-il qu’un style travaillé et factice. Rabelais est trop débordant et excentrique. Presque tous les vers de Voltaire, ceux qu’il estimait le plus, sont des parades officielles. Molière, trop pressé, forcé de se plier au ton convenable, gêné par l’alexandrin monotone, n’a pas toujours atteint le style naturel. La Fontaine est, je crois, le seul en qui l’on trouve la parfaite union de la culture et de la nature, et en qui la greffe latine ait reçu et amélioré toute la sève de l’esprit gaulois.

Il va au-delà de Marot, comme Béranger au-delà de Collé, par le même travail et grâce aux mêmes ressources, ayant réformé son petit cadre d’après l’art ancien, et l’ayant rempli de toutes les grandes idées de son temps. Son parent Pintrel lui avait fait lire et relire Virgile, Homère, et aussi Quintilien, Horace et Térence. Il les préférait hautement aux modernes. « Art et guides, disait-il, tout est dans les Champs-Elysées. » Il avait annoté presque à chaque page Platon et Plutarque, avec profit certainement, car la plupart de ses notes sont des maximes qu’on retrouve dans ses fables. Il est rempli de Virgile, il a traduit de lui des vers suaves et passionnés ; il parle comme lui des troupeaux « qui retranchent l’excès des moissons prodigues22 », des boutons printaniers « frêle et douce espérance, avant-coureurs des biens que promet l’abondance. »

Il entend par lui le sourd et voluptueux murmure qui sort de la campagne endormie. Il retrouve le grand sentiment de Lucrèce pour décrire « le temps où tout aime et pullule dans le monde », et pour sentir la puissance et la fécondité de la nature immortelle. Il loue la volupté avec les mots d’Horace, et relève l’insouciance gauloise jusqu’à la dignité du paganisme ancien. Mais « son imitation n’est pas un esclavage. » « Il prend l’idée », et la repense de façon à lui rendre l’âme une seconde fois. Il prend encore « le tour et les lois que jadis les maîtres suivaient eux-mêmes. » Avec leurs règles, il se fait un art. Il n’écrit pas au hasard avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets, et l’on a vu que la fable achevée n’a gardé que deux vers de la fable ébauchée.23

Il avouait lui-même qu’il « fabriquait ses vers à force de temps. » Il n’atteignait l’air naturel que par le travail assidu. Il recommençait et raturait jusqu’à ce que son oeuvre fût la copie exacte du modèle intérieur qu’il avait conçu. Il suivait un plan fixe, disposait toutes les parties de la composition d’après une idée maîtresse, transformait ses originaux, développait un point, en abrégeait un autre, proportionnait le tout. Quand on compare sa fable avec celle de Pilpay ou d’Esope qui lui sert de matière, on s’aperçoit qu’il ne fait pas un seul changement sans une raison, que cette raison et les autres se tiennent entre elles, et qu’elles dépendent d’un principe, sinon exprimé, du moins senti. On tirerait de ses oeuvres une poétique. Vous avez vu qu’on en peut tirer une philosophie. C’est par cette réflexion supérieure que La Fontaine, comme Rabelais ou Voltaire, surpasse les purs Gaulois et sort de la foule des simples amuseurs. Toute grande oeuvre littéraire contient un traité de la nature et des hommes, et il y en a un dans ces petites fables. La Fontaine, comme les plus doctes, s’intéresse aux hautes idées qu’on agite autour de lui, lit Platon, discute contre Descartes, raisonne sur la morale des jansénistes, goûte Epicure et Horace, écrit d’avance24 « le Dieu des bonnes gens », et propose une morale. Il est curieux, chercheur, amateur de conversations sérieuses.

Vergier conte qu’il raisonne à l’infini, « qu’il parle de paix, de guerre, qu’il change en cent façons l’ordre de l’univers, que sans douter il propose mille doutes. » Voilà que ce bonhomme se trouve un spéculatif, et aussi un observateur. « Il ne faut pas juger les gens sur l’apparence. » Il a l’air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu’aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle. Vous voyez qu’il a tiré de ce siècle toutes les idées qu’il en pouvait prendre, et qu’il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c’est-à-dire l’élégance et la politesse. Ce conteur de gaudrioles, au besoin, parlait comme les plus nobles. Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait vécu au milieu d’elle et savait comment on doit s’y tenir. Il avait le goût, la correction, la grâce. Il entretenait les dames avec des ménagements, des insinuations et des douceurs dont Boileau n’eut jamais l’idée. Ses vers à Mme de La Sablière, à Mme de Montespan, à Mme de Bouillon sont le chef-d’oeuvre de la galanterie respectueuse ou de la tendresse délicate. Il flatte et il amuse, il caresse et il touche, il est naturel et il est mesuré. Il exagère juste à point, il s’arrête à temps au bord des déclarations, il atténue l’adulation par un sourire. Il esquive l’emphase par la naïveté et l’enthousiasme. On dit qu’il était gauche quand il parlait avec sa bouche ; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

II

Par quel étrange don a-t-il ainsi réuni les extrêmes ? Un petit mot qu’on a déjà dit, qu’il faut répéter, explique tout : il était poëte, chose unique en France, et poëte de la même façon que les plus grands. Ce petit mot indique un homme qui peut se déprendre de soi-même, s’oublier, se transformer en toute sorte d’êtres, devenir pour un moment les choses les plus diverses. C’est ce don qu’on attribuait à Shakspeare quand on disait qu’il avait « dix mille âmes. »25

Les êtres entrent dans cette âme tels qu’ils sont dans la nature, et y retrouvent une seconde vie semblable à l’autre. Ils s’y développent, ils y agissent par leurs propres forces et d’eux-mêmes ; ils n’y sont point contraints par les passions ou les facultés qu’ils y rencontrent : ce sont des hôtes libres ; tout le soin du poëte est de ne point les gêner ; ils se remuent et il les regarde, ils parlent et il les écoute ; il est comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s’est établi chez lui ; il n’y intervient qu’en lui fournissant les matériaux dont il a besoin pour s’achever et en écartant les obstacles qui l’empêcheraient de se former. A ce titre un paysan l’intéresse comme un prince, et un âne autant qu’un homme. Il s’arrête devant un taudis, s’occupe des vieilles poutres enfumées, du bahut luisant, des enfants rougeauds qui se traînent par terre en grignotant des tartines, de la ménagère qui caquette, le poing sur les hanches, et gourmande son homme penaud. Il suit toutes les liaisons de toutes ces choses, voit l’épargne et les querelles, sent les odeurs de la cuisine, et sort attristé, égayé, la tête comblée d’histoires villageoises, prêt à déverser le trop-plein de ses imaginations sur l’ami ou la feuille de papier qui va tomber sous sa main. — Le coche l’emporte à Versailles ; il aperçoit un seigneur qui, au bord d’une pièce d’eau, fait une révérence et offre la main à une dame. Que cette révérence est belle ! Que l’habit est galant ! Et comme l’air avenant de la dame, son sourire complaisant et tout à la fois noble lui sied bien ! Cependant les jets d’eau montent alentour effilés comme des bouquets de plumes ; les charmilles égalisées ressemblent à une haie de Suisses ; les colonnades arrondissent leurs décorations comme un salon champêtre. Certainement la vie de cour est ce qu’il y a de plus beau au monde. Voilà son imagination remplie de figures majestueuses, de discours ornés et corrects, de politesses condescendantes, d’airs de tête royaux. — Sans doute un roi est beau, mais un chien l’est davantage. Justement en voilà un qui passe. Il y a toute une comédie dans ses allures. Quel être indiscret et pétulant ! Il se jette dans les jambes, reçoit des coups de pied, heurte, flaire, lève la patte, curieux, hasardeux, bruyant, gourmand, fort en gueule, aussi varié dans ses accents, aussi prompt à donner de la voix qu’un avocat au parlement. On peut le prendre pour héros aussi bien que M. le Prince. — Cette promptitude aux métamorphoses intérieures fait l’artiste véritable. Il n’est d’aucune classe ni d’aucune secte ; il n’a ni préjugés ni parti pris ; il est accessible à toutes les émotions, aux plus hautes comme aux plus basses. Il trouve sa matière dans les bouges comme dans la salle du Trône, dans l’adoration pure comme dans le plaisir grivois. La même main a écrit les Troqueurs et à côté les deux Pigeons. Le même homme persifle en gamin les petites gens qu’on foule, et dans le Paysan du Danube atteint le style d’un Démosthènes, pour invectiver contre les tyrans. Le même conteur gambade parmi les drôleries irrévérencieuses, et peint en vers magnifiques la majesté des dieux dont le regard perce en un éclair tous les abîmes du coeur. Il ressemble à la nature qui produit tout, le sublime, le vulgaire, et toujours les contraires, sans préférer l’un à l’autre, impartiale, indifférente, ou plutôt amie de tous, et, comme disent les anciens, mère et nourrice des choses, incessamment occupée à conduire les vivants de tout degré et de toute espèce sous la clarté du jour.

De là le charme de son style. Il n’a pas l’air d’un écrivain ; il est à mille lieues des habitudes oratoires qui font loi autour de lui. Ce n’est pas lui qui apprendrait de Boileau à faire le second vers avant le premier pour remplir ensuite le premier d’oppositions redondantes et d’épithètes explicatives. Il laisse ses voisins ordonner leurs tirades ; il sent bien que par ces alignements d’idées on n’imite pas la nature. Il ne la force pas, il se livre à elle ; il lui abandonne le détail de son vers comme l’ensemble de sa conception. Quelqu’un lui souffle tout bas ce qu’il met sur son papier. Il entend des accents nuancés, une voix qui se hausse et se baisse ; il voit des bouts de paysages, des gestes, des figures comiques, touchantes, et tout cela comme dans un rêve. Pendant ce temps, sa main écrit des lignes non finies, terminées par des syllabes pareilles ; et il se trouve que ces lignes sont la même chose que ce rêve ; ses phrases n’ont fait que noter des émotions. Voilà pourquoi nous voyons des émotions à travers ses phrases. Il n’y a rien de plus rare en France que ce don. Notre style si exact et si net ne dit rien _au-delà_ de lui-même ; il n’a pas de perspective ; il est trop artificiel et trop correct pour ouvrir des percées jusqu’au fond du monde intérieur, comme fait la langue des artistes ou des simples, telle qu’on la trouve dans l’_Imitation_ ou dans Shakspeare. Pascal et Saint-Simon seuls au dix-septième siècle, et encore dans des écrits secrets qui sont des confidences, ont traversé la froide et brillante enveloppe des mots pour aller troubler le coeur. La Fontaine est le seul qui, sous prétexte de négligence, la traverse ouvertement. Sont-ce des vers que vous lisez ici ou un tableau que vous avez sous les yeux, mieux qu’un tableau, puisque le sentiment y est avec les couleurs ? On n’a pas besoin d’aller à Vaux regarder la peinture de la Nuit ; la voici, et digne du Corrège

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

Lisez encore ces trois lignes, vous emporterez avec leur souvenir de quoi songer toute une heure, car elles enferment toute une vie :

J’étais libre et vivais content et sans amour ;
L’innocente beauté des jardins et du jour
Allait faire à jamais le charme de ma vie.

Alfred de Musset est le seul qui, depuis La Fontaine, ait retrouvé des vers de ce genre, une douzaine de mots ordinaires, assemblés d’une façon ordinaire et qui ouvrent un monde. C’est ce qui met à part et au-dessus de tous, les pauvres fous, malheureux ou naïfs, qui les trouvent ; on appellera les autres « grands hommes si l’on veut, mais poëtes, non pas. » Nous en avons eu un (ce n’est guère), un seul et qui, par un hasard admirable s’étant trouvé Gaulois d’instinct, mais développé par la culture latine et le commerce de la société la plus polie, nous a donné notre oeuvre poétique la plus nationale, la plus achevée et la plus originale ; c’est pour cela que j’en ai parlé si longuement, trop longuement Peut-être. Et pourtant je ne voudrais pas finir ainsi, conter qu’il est mort, qu’il s’est confessé, et le reste. Cela ne convient pas pour achever le portrait d’un poëte, surtout le portrait de celui-ci. J’aime mieux copier une page de son Platon, une page que certes il a bien souvent lue, et qui le peint comme il voudrait l’être. Quand on pense à ces vers si gracieux, si aisés, qui lui viennent à propos de tout, qu’il aime tant, à ce doux et léger bruit dont il s’enchante et qui lui fait oublier affaires, famille, conversation, ambition, on le trouve semblable aux cigales de Phèdre.

« On dit que les cigales étaient des hommes avant que les Muses fussent nées. Lorsqu’elles naquirent et que le chant parut, il y eut des hommes si transportés de plaisir, qu’en chantant ils oublièrent de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que naquit la race des cigales, et elles ont reçu ce don des Muses, de n’avoir plus besoin de nourriture sitôt qu’elles sont nées, mais de chanter dès ce moment, sans manger ni boire, jusqu’à ce qu’elles meurent. Ensuite elles vont annoncer aux Muses quels hommes ici les honorent. »

Il faut tâcher de croire que c’est là aujourd’hui le sort de La Fontaine.

* * *