(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — La déformation  »
/ 2456
(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — La déformation  »

La déformation

Il faudrait être insensé pour vouloir dicter des lois dans une langue vivante.

Observations de l’Académie française sur les Remarques de Vaugelas (1704).

I.

Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins antérieurs au ive  siècle, car ils furent, à cette époque, récrits en langage moderne, purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots, dans la syntaxe. Il est très probable que le Virgile que nous lisons ressemble à ce qu’aurait pu être Villon réduit au style et au goût de Malherbe, ou à ce qu’est devenu sous la plume des copistes du xve  siècle le rude Joinville du xiiie . Ainsi l’on nous habitua à considérer comme les chefs-d’œuvre de la littérature latine des œuvres retouchées et qui doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commerciale des libraires du temps de saint Jérôme . Mais, comme cette duperie dure depuis environ quinze siècles, nous y sommes si bien asservis que si, par hasard, on retrouvait en quelque Pompéi un authentique manuscrit de Cicéron, les épigraphistes seuls en voudraient tenir compte : la majorité des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une suprématie incontestable de langue à des œuvres entièrement remises à neuf, vers un moment où il est convenu que la décadence de la langue latine est déjà très avancée.

Jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur plus haut point de valeur commerciale, les langues littéraires se transforment avec une grande rapidité. Mais dès que la littérature d’une époque se répand au point de devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs. C’est vers le IVe siècle que la littérature latine acquit sa plus large expansion ; c’était une époque d’inquiétudes et de controverses ; deux grandes idées luttaient pour la conquête du monde, et quand deux idées sont en lutte, elles combattent au moyen de l’écriture. Des gens se mirent à lire qui n’avaient jamais lu ; Rome expédiait le pour et le contre dans tout le monde civilisé. Alors seulement commença pour le latin cet état de fixité qui dura jusqu’à sa mort définitive, après la longue traversée du moyen âge : il y a beaucoup moins loin de Prudence à Adam de Saint-Victor que de Plaute à Prudence.

La langue française, après plusieurs crises dont elle était sortie renouvelée et dégagée, s’éleva à une telle fortune littéraire qu’elle en fut immobilisée pendant plus d’un siècle, pendant cent cinquante ans, puisque les poètes de l’an 1819 sont encore sous la domination exclusive de Racine et de Boileau. A ce moment, le romantisme a rouvert les canaux de la sève, — et le romantisme dure encore. Nous sommes donc dans une période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique, car il s’agit de savoir si le peuple d’aujourd’hui a assez de souplesse et de curiosité d’esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs et de jésuites. Il est à craindre que la littérature, devenue un art d’autant plus hardi qu’il trouve en autrui moins d’accueil, d’autant plus insolent qu’il voit diminuer ses chances de plaire, d’autant plus ésotérique qu’il sent se raréfier autour de lui l’air intellectuel, il est à craindre qu’au lieu de tendre toujours vers de nouvelles frontières la littérature ne soit destinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde, comme un semis d’oasis.

Mais il s’agit de la langue plus que de la littérature, de l’instrument et non des œuvres de l’ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque l’occasion s’en présente119, si l’instrument est toujours bon, et si, parmi ce que M. Deschanel appelle des déformations, on ne pourrait pas trouver, aussi bien que des signes de vermoulure, des marques de vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs.

La langue française, qui ne semble pas destinée à subir prochainement de graves transformations, est cependant loin de la grande époque de stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir. Elle vit, donc elle se différencie constamment. Si on la considère à des moments distants d’un demi-siècle, on trouve toujours que le dernier moment est en état de transformation, ou, puisqu’on pose le mot en principe, de déformation ; comparée au moment précédent, la période ultime semble bien plus bouillonnante, bien plus désordonnée. C’est que toute nouveauté verbale n’acquiert que lentement et souvent après de très longues années sa place définitive dans les habitudes linguistiques. Ce qui était déformation en 1850 est devenu aujourd’hui le principe d’une règle par quoi nous jugeons des déformations actuelles. L’histoire d’une langue n’est que l’histoire de déformations successives, presque toujours monstrueuses, si on les juge d’après la logique de la raison ; — mais la faculté du langage est réglée par une logique particulière : c’est-à-dire par une logique qui oublie constamment, dès qu’elle a pris son parti, les termes mêmes du problème qui lui était posé. Du conflit des idées elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux idées d’où elle sort que parfois les lettres qui forment leur commune armature ; la langue transporte à volonté l’idée de rouge au mot noir, ou l’idée de tuer au mot protéger : et cela est très clair.120

On peut d’ailleurs, d’une façon générale, accepter l’idée de déformation et l’identifier à l’idée de création. La déformation est, du moins, une des formes de la création. Créer une idée nouvelle, une figure nouvelle, c’est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect général, fixe et indécis. La déformation est une précision, en ce sens qu’elle est une appropriation, qu’elle détermine, qu’elle régit, qu’elle stigmatise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. La biologie ne déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculpture ne déforme Moïse pour expliquer Moïse. A vrai dire, nous ne connaissons que des déformations ; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers . Pour qu’il fût permis de considérer comme véritablement déformés certains modes verbaux, il nous faudrait d’abord instituer les règles d’une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats. Ne portant que sur les différences, nos règles sont nécessairement caduques ; nous comparons infatigablement l’orange nouvelle au fruit de l’an passé et nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à moitié verte et qui agace les dents. Mais l’homme spontané, peuple ou poète, a d’autres goûts que les grammairiens, et, en fait de langage, il use de tous les moyens pour atteindre à l’indispensable, à l’inconnu, à l’expression non encore proférée, au mot vierge. L’homme éprouve une très grande jouissance à déformer son langage, c’est-à-dire à prendre de son langage une possession toujours plus intime et toujours plus personnelle . L’imitation fait le reste : celui qui ne peut créer partage à demi, en imitant le créateur, les joies de la création.

Le mot nouveau, l’assemblage inédit de syllabes, l’expression neuve ont un tel charme pour l’homme inculte ou moyennement lettré que cela a toujours été une des charges de l’aristocratie de modérer la transformation du langage. En l’absence d’une autorité sociale et littéraire à la fois, les langues se modifient si rapidement que le vieillard ne comprend plus ses petits-enfants . Nous ne sommes pas exempts, dans notre société, de malentendus analogues, et il y a des mots qui, prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans, se prononcent selon des significations absolument divergentes. Cela est inévitable et cela est bien, puisque c’est conforme aux lois du mouvement et de la vie. Mais chez les peuples enrichis d’une littérature, la langue est d’autant plus stable que la littérature est plus forte, qu’elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de plaisirs ; à un certain moment, la tendance à l’immobilité ou les ondulations rétrogrades d’un langage rendent parfois nécessaire une intervention directrice dans un sens opposé, et l’aristocratie intellectuelle, au lieu de restreindre la part du nouveau dans la langue, doit au contraire souffler au peuple abruti par les écoles primaires les innovations verbales qu’il est désormais inapte à imaginer.

Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l’apprend de sa mère, et non des tristes pédagogues, ne peut pas la déformer, si l’on donne à ce mot un sens péjoratif. Il est porté constamment à la rendre différente ; il ne peut la rendre mauvaise. Mais en même temps que les enfants apprennent dans les prisons scolaires ce que la vie seule leur enseignait autrefois et mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire cette liberté d’esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie dans l’évolution verbale. Ils parlent comme les livres, comme les mauvais livres, et dès qu’ils ont à dire quelque chose de grave, c’est au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables. L’homme du peuple ne diffère pas de l’enfant, mais plus hardi il se réfugie dans l’argot et c’est là qu’il donne cours à son besoin de mots nouveaux, de tours pittoresques, d’innovations syntaxiques . L’instruction obligatoire a fait du français, dans les bas-fonds de Paris, une langue morte, une langue de parade que le peuple ne parle jamais et qu’il finira par ne plus comprendre ; il aime l’argot qu’il a appris tout seul, en liberté ; il hait le français qui n’est plus pour lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs.

Cependant cette situation est loin d’être générale et, à défaut du bas peuple, il reste assez de bouches françaises pour que l’envahissement de l’argot ne puisse, de longtemps, être considéré comme un danger. Il ne faut pas d’ailleurs mépriser absolument l’argot ; la vie argotique d’un mot n’est souvent qu’un stage à la porte de la langue littéraire ; quelques-uns des mots les plus « nobles » du vocabulaire français n’ont pas d’autre origine ; en trente ans une partie notable du dictionnaire de Lorédan Larchey a passé dans les dictionnaires classiques.

M. Deschanel trouve donc que « la langue française, si belle, va se corrompant » . C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer son opinion d’exemples solides ; il ne fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à l’invasion étrangère ; la déformation, telle qu’il l’a sentie, est tout à fait bénigne et parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux lettré plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment pessimiste. Il répète trop volontiers la plainte timorée de Lamennais : « On ne sait presque plus le français, on ne l’écrit plus, on ne le parle plus », — plainte qui ne veut rien dire, sinon : le français étant une langue vivante se modifie périodiquement et aujourd’hui, en 1862, on ne lit plus et on n’entend plus le même langage qu’en 1802, alors que j’avais vingt ans. Il paraît que M. Scherer s’est, lui aussi, lamenté sur « la déformation de la langue française », mais la langue française, de son côté, n’a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec M. Scherer, — et tout cela est un peu ridicule.

La déformation par changement de sens, que M. Deschanel réprouve, est quelquefois défavorable et quelquefois utile. C’est un moyen dont la langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi. Ainsi quand le mot retraité eut remplacé le mot émérite, celui-ci prit la signification de habile, expert, et Balzac la vulgarisa . Quel mal y a-t-il à ce que excessivement ait pris le sens de extrêmement, ou que le mot potable s’achemine vers la signification générale de convenable ? Les mots ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents, rudes ou amènes ; ils n’ont qu’une valeur esthétique ; ils sont aptes à se charger de toutes les significations que l’on voudra bien leur imposer. Nous sommes habitués à lier certains sons à certains sens et à croire qu’il y a entre eux un rapport nécessaire. La connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger l’esprit de cette croyance naïve ; l’étude de la transformation du latin en français est encore assez bonne pour nous détromper ; et il n’est pas mauvais, si l’on veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point, d’apprendre résolument la langue française elle-même. Il ne faudrait pas sourire si l’on prédisait que le mot pied quelque jour, signifiera tête. Cela est déjà arrivé. M. Deschanel en donne lui-même un exemple lorsqu’il rappelle que dais a d’abord voulu dire table, conformément à une des significations de son mot d’origine, le latin discus. Ce changement de sens rentre encore dans la série des utilisations : dépouillé de sa signification, dais aurait péri devant table si on ne lui avait assigné une autre fonction. C’est là un phénomène de conservation et non de déformation, et même de conservation créatrice, car empêcher un mot de périr, c’est le créer une seconde fois.

Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins fréquents, ni moins inévitables. La prononciation des mots français a beaucoup varié depuis l’origine de la langue ; on a écrit cette histoire qui n’est pas toujours très sûre. Alors que nous ne savons pas bien nous-mêmes et que la question est discutée de savoir si oi équivaut soit à oua, soit à oa, il est difficile de déterminer la valeur de ce signe, et de plusieurs autres, le long des siècles passés. M. Deschanel a relevé dans la manière d’aujourd’hui quelques prononciations défectueuses des lettres doubles ; il y a une tendance à les faire sentir, comme il y a une tendance à faire sentir les consonnes finales ; mais là encore M. Deschanel insiste trop peu, sans doute pour n’être pas forcé de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l’école primaire, du maître hâtivement fabriqué par les méthodes artificielles de l’Université. On m’a cité un professeur de géographie d’un collège d’Algérie qui, en l’ignorance de toute tradition orale, affirmait à ses élèves l’existence de villes françaises telles que Le Mance, Cahan, Moulince, Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités et, comme l’a remarqué M. Anatole France, si on n’apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs doiktes, c’est que la science des instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse ignorance des mères et des nourrices. N’est-elle pas très curieuse cette civilisation qui fait enseigner le français à un enfant de l’lsle-de-France par un paysan auvergnat ou provençal muni de diplômes ? On entend à Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans violets dire : sette sous, cinque francs : le malheureux sait l’orthographe, hélas ! et il le prouve.

Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que s’exerçât l’autorité de M. Emile Deschanel, et un péril pour l’intégrité de la langue qu’il aurait dû signaler avec véhémence, puisqu’il a entrepris une telle campagne. Il reste dans l’anodin et dans l’anecdote, vitupère castrole et note que, remplacé par gerbe, le mot bouquet tombe en désuétude. Ses remarques sont intéressantes, mais il n’a pas su les relier par des idées générales, comme l’a fait, par exemple, M. Michel Bréal dans sa récente Sémantique.

Cependant il n’est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un principe de déformation. Si c’est déformer un nom que d’en façonner un verbe, voilà encore une déformation singulièrement féconde et vénérable. Pour recruter formé de recrue, il a l’autorité de Racine écrivant à son fils qui lui avait parlé de la Gazette de Hollande : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de recruter, dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire faire des recrues . » Mais Racine avait la même opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire de Furetière et aucune timidité linguistique ne peut surprendre de la part du poète dont l’indigence verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française. Sa lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois, par quelque vieil académicien effaré à son fils enclin aux mauvaises lectures : « Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de pédaler, dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire aller à bicyclette. » Pédaler doit sembler monstrueux à M. Deschanel ; pourtant le mot est excellent de ton et de forme.

Parmi les mots récemment obtenus par dérivation, il en est de mauvais, mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité. Un mot de forme française et qui répond à un besoin est presque toujours bon. Je puis partager l’émoi que cause émotionner à M. Deschanel, mais arrestation ne me trouble pas, parce que je ne saurais le remplacer par rien. Il me serait difficile, malgré le désir de M. Deschanel, d’utiliser imprimer dans tous les cas où impressionner me vient sous la plume ; imprimer est meilleur et possède un sens concret121 qui lui donne plus de force dans la métaphore, mais vraiment : « Ce spectacle m’a impressionné », si cela peut se traduire par « ce spectacle m’a ému », cela n’a jamais pu, à aucun moment de la langue, se dire par « ce spectacle m’a imprimé ». Malgré les citations de M. Deschanel, ni Molière ni La Bruyère n’ont employé imprimer au sens d’impressionner ; l’un et l’autre lui donnent le sens purement latin de « frapper » et ne l’emploient qu’avec un adverbe : « … si bien imprimé » ; « le plus fortement imprimés ! » Dans les deux phrases citées par M. Deschanel, frapper le remplacerait fort bien ; impressionner le remplacerait fort mal.

L’Académie n’admet pas l’animation des rues, mais l’opinion linguistique de l’Académie n’a pas de valeur pour le présent, puisque son dictionnaire représente déjà le passé, quand il paraît ; ensuite, nul concile, même académique, ne saurait prévaloir contre l’usage. Que M. Deschanel condamne des innovations telles que pourcentage, épater, terroriser, bénéficier, différencier, socialiser, méridional, cela surprend, car tous ces mots sont du français véritable et tous répondent à un besoin réel, même terroriser, qui semble avoir un sens plus actif, plus décisif, peut-être à cause de sa nouveauté, que effrayer ou épouvanter. En est-il de même de clamer, de perturber, de ululer, et de tout le groupe des latinismes récemment introduits dans la langue ? C’est assez douteux, car il ne faut demander directement au latin, grenier légitime de la langue française, que des mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont été impuissantes à imaginer.

M. Deschanel signale enfin quelques déformations réelles ; elles sont vénielles. Sans doute herboriste est la corruption d’arboriste ; sans doute il peut sembler fâcheux qu’on ait confondu confrairie et confrérie, palette avec poëlette, chère avec chair, que le féminin de sacristain soit sacristie, qu’ornement ait donné ornemaniste et fusain, fusiniste, et que, dans le vocabulaire des injures politiques, on oublie, en écrivant salaud, que le féminin de cette délicieuse épithète est salope, mais avant de condamner des formes qui, malgré les grammairiens, se permettent de dévier un peu de la logique apparente, il faudrait peut-être les examiner avec quelque minutie et quelque bienveillance. On découvrirait alors que fusiniste et ornemaniste, par exemple, étant des formations orales, apparues à une époque où la langue prononce identiquement in et ain, an et ent, ne pouvaient prendre, en se dérivant, une prononciation que ne contiennent pas leurs radicaux ; l’aspect de ces deux mots décèle leur origine, qui est récente et populaire. Des professeurs eussent forgé ornementiste, comme ils ont forgé goncourtiste, qu’ils opposent à goncouriste, forme vraie puisqu’elle est la seule qui ne déforme pas la sonorité du radical. De fusain ils auraient fait fusainniste, mais comment marquer la nasalisation de ain ? Fusainniste, c’est fusainiste, lequel tend à fuséniste, lequel était destiné à devenir fusiniste, selon la gamme implacable a e i o u. Il est possible que le mot actuel ait passé par ces diverses étapes, lentement ou rapidement ; nous n’en savons rien. Quant au mot sacristine, il est probable qu’il vient de sacristie et non de sacristain. Tout cela d’ailleurs est insignifiant et il semblera puéril d’indiquer que salope est un substantif et salaud, un adjectif, et que, loin d’être le masculin et le féminin l’un de l’autre, les deux mots semblent d’origine différente122.

M. Deschanel demande : A quoi sert baser, misque l’on possède fonder ? « S’il entre, je sors », dit Royer-Collard, quand on discuta la venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élégante. Voilà une parole et un geste que nous ne pouvons plus comprendre. Royer-Collard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait l’aristocratisme contre cet intrus ingénu n’étaient eux-mêmes que des parvenus que le xviie  siècle avait méprisés. Le Dictionnaire néologique de l’abbé Desfontaines raille comme prétentieux, ridicules et outrecuidants, une quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage. L’opuscule est précédé d’une lettre de Jean-Baptiste Rousseau qui est curieuse parce qu’elle est éternelle comme la plainte du vieillard : « Il règne aujourd’hui dans le langage une affectatation si puérile, que le jargon des Précieuses de Molière n’en a jamais approché. Le style frivole et recherché passe des Caffés, jusqu’aux tribunaux les plus graves, et si Dieu n’y met la main, la Chaire des Prédicateurs sera bientôt infectée de la même contagion. Rien ne peut mieux réussir à en préserver le Public, que quelque Ouvrage qui en fasse sentir le ridicule : et pour cela il n’y a autre chose à faire que de lui présenter, dans un Extrait fidèle, toutes ces phrases vuides et alambiquées, dont les nouveaux Scudéris de notre temps ont farci leurs ouvrages, même les plus sérieux. » On n’est pas très surpris en lisant ce dictionnaire d’y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des mots tels que : Agreste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant ; « aviser, pour dire découvrir de loin, est un mot bas et de la lie du peuple » ; broderie, coûteux, coutumier, découdre défricher, sont tenus pour des termes incompatibles avec la littérature, et on rejette encore : détresse, émaillé, enhardir, équipée, germe, geste, etc. Ce n’est qu’après avoir consulté la liste de l’abbé Desfontaines que l’on comprend bien la question de M. Deschanel. A quoi sert baser ? A quoi sert enhardir ? demandait l’abbé Desfontaines.

Francis Wey, en 1844, se posait d’analogues questions. A quoi bon, disait-il, imagé, aisance, exorable, inepte, injouable, invendu, insuccès ? Clarifier, au figuré, est « une lourde faute » et il faut répudier encore incuit, motiver et chevalin. Mais son goût pur ne lui inspirait aucune répugnance pour phlébotomiser ! Nodier, plein de grec, affirme que déraison est un barbarisme ; les grammairiens de son temps écartent comme incongrus aventureux, valeureux, vaillance.

Après et malgré toutes mes objections, il m’est très facile de reconnaître l’intérêt du livre de M. Deschanel et la justesse de beaucoup de ses remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu’un principe pour faire une œuvre solide et qui fût autre chose qu’un « Dites et Ne Dites pas ». Il accueille cercleux et refuse moyenâgeux, il consent à télescoper et recule devant écoper . On ne sait pourquoi. C’est le sentiment introduit dans la linguistique ; les mots sont jugés bons ou mauvais selon qu’il plaît et sans que l’on soit tenu à fournir un motif valable et discutable. Si l’on n’admet pas, comme jadis, l’autorité absolue de l’usage, du bel usage, on n’a pour guide que son propre goût ; mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau style quelques livres de forte littérature qu’à recueillir des anecdotes philologiques. L’opinion de Voltaire ou même celle de Littré, ou même celle de M. Bréal, m’importe peu si elle n’est qu’une opinion. « Le langage actuel de telles écoles littéraires serait-il compris de nos écrivains du xviie et du xviiie  siècle ? On en peut douter…  » Il faut qu’on en puisse douter, car nous écririons en vain, plagiaires misérables, si nous n’écrivions différemment non seulement de Fénelon, mais de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Et Villehardouin aurait-il compris Bossuet et Villon aurait-il compris Racine ? Le rêve de M. Deschanel, c’est donc l’imitation et l’immobilité ? Il reconnaît cependant lui-même que les langues se modifient sans cesse ; mais il ajoute : « Ce n’est pas toujours en bien. » Rien de plus juste, mais comment reconnaîtrons-nous le bien et le mal ?

Quels que soient les changements et, si l’on veut, les déformations que l’usage lui impose, une langue reste belle tant qu’elle reste pure. Une langue est toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des influences extérieures. C’est donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l’intégrité de la langue française. Elles sont venues de l’anglais  : après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l’on n’y prend garde, influencer la syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie ; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout ce que l’on qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourdement chargés de sable et de bois mort ont encombré la langue française : il suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve toute sa pureté, toute sa force et toute sa transparence.

II

Pour blâmer la déformation linguistique, M. Deschanel s’est placé au point de vue de l’usage et de la correction académique. C’est aussi ce qui a guidé le colligeur de l’Almanach Hachette pour la présente année 1899 . Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli environ trois cents fautes (à ce qu’il écrit) de français, et il les a redressées courageusement. Il ne donne pas d’explications ; il enjoint. C’est un Dites, Ne dites pas dans toute la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et intitulé avec fermeté : Si nous parlions français ? Il fallait peut-être plus de modération, car l’opinion de Malherbe sur l’excellence du parler de la place Maubert123 a toujours sa valeur, et il y a un usage obscur qui souvent sera l’usage universel, demain. Vaugelas dit innocemment : « Dans les doutes de la langue, il vaut mieux pour l’ordinaire consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien sçavans en la langue Grecque et en la Latine.  » Et Vaugelas, vraiment, ne trompe jamais.

Trois cents déformations populaires ; voilà un répertoire curieux et qui va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des tendances auxquelles obéissent les déformateurs. Il est très certain que les lois qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie et que l’Almanach Hachette lui-même est impuissant à modifier le gosier d’une race124.

Nous disons statue par politesse et par peur ; pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l’estime de nos contemporains. Mais dès que la politesse ou la peur n’ont plus de prises sur nous, nous disons estatue avec délices. C’est pourquoi je voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déformations et me rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur est bien du côté que croit M. Deschanel, avec tout le monde et avec le précieux Anonyme.

Il ne s’agit pas de contester l’usage (l’usage est comme l’âme et la vie des mots, dit encore Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils : l’Anonyme a toujours raison ; il s’agit seulement de montrer que la déformation est beaucoup moins capricieuse que ne le croient les professeurs d’orthographe.

Estatue

Aucun mot français véritable, c’est-à-dire d’origine populaire, ne commence par st, sc, sp, non plus que deux consonnes quelconques, à l’exception des liquides l, r précédées de b, c, g, p, etc. Pour st en particulier, tous les mots de cette sorte venus de l’italien ont pris la forme initiale est, à l’exception de stance, stuc et stylet, qui ne descendirent jamais, ou descendirent trop tard, à l’usage populaire :

  • Stoccata Estocade
  • Saffetta Estafette
  • Staffiere Estafier
  • Staffilata Estafilade
  • Stampa Estampe
  • Strada Estrade (route, batteur d’estrade)
  • Strato Estrade (plancher)
  • Stramazzone Estramaçon
  • Steccata Estacade
  • Stroppiare Estropier.

Ces mots ne sont pas de formation populaire originale ; ils ont seulement été remaniés par le peuple à mesure qu’ils arrivaient à sa portée. La vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus anciennement du latin : esturgeon, de sturionem ; estragon, de draconem ; étape (autrefois estaple), de stapula, flamand stapel ; étain (autrefois estain), de stannum ou stagnum. Dès le ve  siècle, on relève dans les inscriptions de la Gaule : iscala, ispiritus, ispes, ischola, istudium, etc.125.

 

Celui qui dit : des estampes et des estatues parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait : des stampes et des statues ?

Fanferluche, Palfernier, Pimpernelle. Sersifis.

Le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c’est la transposition de l’r et de l’e, re devenu er . C’est le contre-courant de la tendance normale, qui est le changement de er en re. Berbis, latin berbicem, a donné brebis ; beryllare a donné briller. Fanfreluche vient de l’italien fanfalucca ; palefrenier, de paraveredus ; pimprenelle, de pimpinella. Ils devraient donc être : fanfeluche, palefredier et pimpenelle  ; les trois formes correctes sont des corruptions.

Quant à sersifis pour salsifis, l’original étant l’italien sassefrica, le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue générale. Sersifis n’est pas plus irrégulier que breuvage, de biberaticum, ou frange, de fimbria. Salsifis est sans doute plus récent que sersifis ; on y trouve, comme dans les mots suivants, l remplaçant r.

Angola. Colidor. Flanquette.

Ainsi l’italien garbo a donné garbe, encore employé par Ronsard, lequel est devenu galbe ; ainsi bureter est devenu buleter, puis bluter ; ainsi carandrion, calandre ; peregrinus, pèlerin, etc.

Angola est la déformation naturelle de Angora . Tout le monde connaît le titre du petit roman écrit au dernier siècle, Angola, histoire indienne.

Nentilles. Esquilancie

Ainsi liveau, latin libella, est devenu niveau ; ainsi colucula a donné quenouille ; ainsi marle de margula, pesle, de pessula, posterle, de posterula sont devenus marne, pène, poterne.

Dans esquilancie, c’est le changement contraire : n est devenu l. Rien de plus raisonnable ; en effet :

  • Orphaninus Orphelin
  • Quaternionem Carillon
  • Bononia Bologne
  • Intranea Entrailles

L’ancien français fanot est devenu falot

Cangrène. Franchipane, Reine-Glaude. Cintième.

Ce sont des changements :

1° de g en c. En beaucoup de mots d’origine commune aux trois langues, le g de l’italien et de l’espagnol est représenté en français par un c. Crier : gritar, gridare ; Crèche : ital. greppia. Le g et le z italiens deviennent souvent c en français : Gabineto, cabinet ; zagrin (vénitien), chagrin. Cela se rencontre également au passage du latin au français : mergus, marcotte, anciennement margotte. Il y a un exemple de g latin devenu ch : pergamenum, parchemin.

2° de c en g. C’est le changement normal ;

  • Aquila Aigle
  • Ciconia Cigogne
  • Cicala Cigale
  • Cicuta Ciguë

Nodier signale la prononciation Glaude  ; tous les dictionnaires, à second, indiquent avec le mot et ses dérivés se disent segond ; secret a eu la même tendance.

3° du c dur ou q en t. Il y a des exemples du contraire : craindre vient de temere ; carquois était jadis tarquois venu du grec de Byzance, [mot en caractères grecs] (turc, turkash). Le t pour le c dur se trouve en latin : quinque, quintus, ce qui correspond à la déformation française ; taberna et caverna ; torquere, tortura, l’italien busto a donné buste et busc. En français on peut donner tabatière pour tabaquière, peut-être abricotier pour abricoquier et, plus sûrement, la forme populaire parisienne, charturier pour charcutier et l’argot patelin (pays), au xvie  siècle pacquelin.

Sesque, Prétexe, Esquis.

L’x latin se change volontiers en sc, sq, au lieu de s et ss. Lâcher, de laxare, est dans la Chanson de Roland sous la forme lasquer ; myxa a donné mesche, devenu mèche.

Prétexte, que le peuple dit prétèxe, deviendra peut-être prétesque ou prétesse. La forme actuelle est particulièrement hostile.

Rien de plus normal que esquis :

  • Exagium Essai
  • Examen Essaim
  • Excorrigata Escourgée
  • Axiculum Essieu
  • Excussa Escousse
  • Exaurare Essorer

Vermichelle

 

Exemple d’une forme orale qui s’est transmise intacte, concurremment avec une forme écrite. En effet, l’original italien s’écrit vermicelli et se prononce vermichelle (ou tchelle).

Castrole.

Ce mot, en effet très vulgaire, indigna M. Deschanel. Il se plaint que cassole ait déjà été déformé en casserole, quoique cassole appartienne à une autre série, que cassolette vienne de l’espagnol et que casserole soit un dérivé direct de casse, poêlon. Il y a en français un diminutif en role ; exemples :

  • Ligne Lignerole (Ficelle)
  • Mouche Moucherolle (Oiseau)
  • Museau Muserolle (Partie de la bride)
  • Roux Rousserolle (Fauvette)
  • Fève Fèverole
  • Flamme Flammerolle
  • Feu Furolles (Feux-follets)
  • Fusée Fusarolle, (Terme d’architect.) Fuserolle, (Terme de tissage)
  • Bande Banderole
  • Barque Barquerolle (Petit bateau, coffre, pâtisserie).
  • Bout Bouterolle (Terme de serrur.)

A cela on ajoute sans surprise aucune

Casse Casserole 126

Castrole n’est pas plus mystérieux. Phonétiquement, casserole équivaut à cas’role. Or une dentale s’intercale normalement entre s et r au passage du latin en français ; c’est ainsi que se sont formés, par l’adjonction d’un t ou d’un d, nombre de mots qui, dans l’original latin, n’ont aucune dentale :

Croistre, Croître : Crescere

Ancestre, Ancêtre : Antecessor, ancessor

Estre, Etre : Essere

Cousdre, Coudre : Consuere

Le latin faisait ces intercalations de dentales ; on trouve dans les graffiti de Pompéi sudit pour suit, ce qui suppose sudere et consudere pour suere et consuere.

Brachet cite : tonstrix pour tonsorix et même Istraël pour Israël . Il ajoute, ce qui me dispense d’un plus long commentaire : « Le peuple, toujours fidèle à l’instinct, continue cette transformation euphonique et dit castrole pour casserole. »

Eléxir, Gérofle. Géroflée. Gengembre, Gigier.

Déformations de déformations, ces mots ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange. Elixir est une adaptation de l’arabe al-aksir, quintessence ; gingembre, anciennement gingibre, puis gingimbre, vient de zinsiber ; girofle représente le gréco-latin caryophillum, d’abord chériofle, puis gériofle ; gésier, qui est le latin gigerium, est plus anormal que gigier, et ne l’est pas moins que gisier et jugier, formes que donne encore l’abrégé de Richelet de 1761.

Chaircutier.

Cette manière de dire qui a précédé la manière actuelle, et qui est celle que J.-J. Rousseau emploie, est elle-même une déformation de chaircuitier, marchand de chair cuite. Le mot aujourd’hui en usage est assez récent, et récent aussi le verbe charcuter, qui n’a pu être fait qu’à un moment où ses éléments n’avaient plus de sens direct.

Crusocale, Poturon.

Tous les traités vous diront que y se transforme naturellement en u ; le bas latin écrit bursa et byrsa, crypta et crupta. Mais nous n’avons plus à différencier i et y et il suffira de noter que l’i latin, lui aussi, s’est changé jadis assez volontiers en u 127 :

  • Affiblare Affubler
  • Sibilare Subler128
  • Fimarium Fumier
  • Piperata Purée
  • Casibula, Casib’la : Chasuble
  • Zizyphum Jujube

Ce dernier mot est à lui tout seul la justification de nos deux monstres modernes.

Lévier.

Évier rappelle le lointain moment de la langue où aqua était devenu eve. Dunn, dans son Glossaire canadien, cite la forme agglutinée lévier (pour l’évier) comme champenoise  ; au Canada on dit aussi lavier et même lavoir. L’agglutination de l’article s’est faite sous l’influence de ce dernier mot. Cette corruption curieuse est aujourd’hui répandue à Paris, où le peuple dit le levier. Elle est, on le sait, tout à fait dans les habitudes de la langue129.

Pariure.

Excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue. Pariure, pour pari, est tout aussi légitime que parure ou que le vieux français parléure, malheureusement perdu sans compensation. Il y a cinq ou six cents mots en ure dans le dictionnaire ; de quel droit les grammairiens veulent-ils condamner pariure quand ils respectent reliure, sciure, pliure et même chiure de mouches ?

Mairerie. Seigneurerie. Chrétienneté.

Ne dites pas… Sans doute, mais si nous disions : sucrie, trésorie, verrie, serrurie, que diraient les grammairiens ? Là encore le peuple a raison ; le suffixe est bien rie et non ie : toilerie, tapisse-rie, tanne-ricy poudre-rie, maire-rie 130.

Il y a des mots en de deux sortes : ceux qui viennent directement du latin, fierté, de feritatem, chrétienté, de christianitatem ; et ceux où est précédé d’un e et qui semblent des formations analogiques postérieures au moyen de l’adjectif féminin. Sauf exceptions, puisque puritatem a donné pureté ; chrétienneté n’est pas plus extraordinaire, mais il est inutile.

Nage. Consulte. Purge.

Nage, pour natation ; consulte, pour consultation ; purge, pour purgation : il suffit d’écrire ces mots successivement pour rejeter les mauvais, — ceux qui sont en usage. Ce sont des substantifs verbaux, comme il y en a des milliers en français. Purge est d’ailleurs resté, comme terme de droit et nage vit dans une locution.

Se revenger. Rancuneux. Enchanteuse. Corrompeur.

 

Pour n’être pas admis par les arbitres, ces mots n’en sont pas moins de bonnes formes françaises.

Venger appelle revenger.

Rancuneux fait penser à la querelle du xviiie  siècle sur matineux et matinier, à propos du sonnet de la « Belle Matineuse ».

Enchanteuse, qui était inévitable, n’est pas déplaisant. Quant à la logique des féminins attribués aux mots en eur, il suffit de citer cantatrice, enchanteresse et chanteuse pour montrer que, dans cet ordre de finales, la langue se permet toutes ses fantaisies.

Corrompeur, rapproché de corrompu, est très logique.

Regaillardir.

Au lieu de la forme usitée ragaillardir. Il y a rebouter et rabouter ; radoter fut d’abord redoter.

Cambuis.

Richelet (1680) constate que l’on dit du buis et, plus généralement, du bouis ; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la finale du mot que le vieux français écrivait cambois.

Comparition.

Etant donnés apparitio et comparitio il eût été sage de ne pas faire de l’un apparition et de l’autre, comparution. Mais comparution et parution, tout court, que l’on commence à rencontrer, prouvent du moins qu’il n’est pas nécessaire d’être du bas peuple pour changer les i en u.

Parution est le poturon des grammairiens.

Contrevention.

Ne se dit pas. Sans doute, mais dirons-nous contrabande, contracarrer, contradire ?

Coutumace.

Ecrit ainsi, le mot est un peu moins mauvais ; il rentre dans la logique de la vieille langue, au moins pour sa première syllabe :

  • Constare Coûter
  • Consuetudinem Coutume
  • Conventum Couvent

Dinde, Nacre

Il est convenu que le premier est exclusivement féminin. Mais comme dinde est l’abrégé de coq d’Inde aussi bien que de poule d’Inde, la décision des grammairiens est un peu hardie. Il est vrai qu’il y a dindon, mais seulement dans les basses-cours. Dinde est un exemple, peut-être unique, de la préposition de s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif131.

Le peuple dit du nacre ; ce mot, qui semble venir du persan nakar, est entré en français par l’intermédiaire de l’espagnol, où il est masculin, nacar.

e devenant i. Une des tendances de l’e long latin est de se transformer en i. Déjà, aux temps mérovingiens, on écrivait ecclisia, mercidem, possedire, permanire ; au passage du latin en français, ce fait se retrouve constamment : cire (cera), fleurir (florere), raisin (racemus). Il se perpétue et le peuple dit : fainiant, moriginer, pipie, recipissé, resida, sibile, batiau, siau. Ce dernier mot n’est pas plus étonnant que fabliau, jadis fableau.

Pomme d’orange. Jardin des Olives.

Les fruits dont les arbres sont inconnus portent le même nom que cet arbre. Dans le nord de la France, il n’y avait jadis qu’un mot pour dire orange et oranger, olive et olivier, et ce mot était celui qui est demeuré pour désigner le fruit. Pomme d’orange, fleur d’orange, plantation de café, jardin des Olives : toutes ces expressions sont fort logiques. Nous disons de même, et sans être blâmés par les grammairiens : noix de coco, noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc. Mais il est plus facile de blâmer que d’expliquer et de comprendre.

Bivouaquer.

Bivac, de l’allemand beiwache, étant devenu bivouac, il est fâcheux que bivaquer ait été arrêté en chemin par la fantaisie des arbitres.

Airé.

Bien meilleur que aéré. Il faudrait oser s’en servir.

Laideronne.

Par ce féminin, le peuple achève de faire vivre le mot laideron.

Fortuné.

Fortuné prend le sens de riche ; il suit l’évolution de fortune, et les grammairiens n’y peuvent rien. C’est un barbarisme, disait Nodier en 1828 ; mais les mots qui veulent vivre sont tenaces. Incarnat, que les dictionnaires définissent : entre rose et rouge, ne contenait pour Voltaire que l’idée de carnation : « Votre peau, dit Cunégonde à Candide, est encore plus blanche et d’un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine. »

Carbonate.

Voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot. « Dites : du carbonate de soude ! » De tous les carbonates, un seul est usuel et son usage est constant ; on le tire de la foule, on le spécifie, et avec quelle simplicité de moyens : par un changement de genre. La, au lieu de le, et voilà un mot nouveau, clair, vrai. Il sera dans les dictionnaires avant dix ans.

Jor. Jornal. Ojord’hui.

Ce sont des prononciations archaïques.

Jour a d’abord été jorn, puis jor  ; journal a été jornal. Au xviie  siècle, on prononçait ojord’hui.

Ecale. Ecaille.

Ce sont deux orthographes d’un même mot. Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer. En fait, la répartition de deux sens différents aux deux orthographes est absolument arbitraire. Ecale de noix exige écale d’huître ; et, d’autre part, il y a loin des écailles d’une carpe à l’écaille de la tortue. Ici encore l’intervention des grammairiens a été mauvaise. Écale est le mot primitif ; il vient de l’allemand, où la forme ancienne était schalja. Aujourd’hui schale veut dire indifféremment écale et écaille ; en français les deux formes ont des sens tellement voisins qu’on les confond dès que l’on sort des locutions usuelles. On a voulu réserver écaille pour les poissons et écale pour les végétaux ; c’est d’après le même principe de répartition enfantine et hiérarchique qu’un grammairien avait décidé jadis de n’accorder au bouillon que des œils : yeux lui semblait trop noble pour une constatation aussi vulgaire. Peut-être même assignait-il à ces œils une étymologie particulière ; ainsi le plus répandu des petits dictionnaires manuels a soin de spécifier que écaille vient du latin squama, ce qui est absurde132.

 

Ecale et écaille sont des formes parallèles à métal et métail, entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction133. Métail a disparu.

Maline. Echigner.

L’usage impose échiner et maligne ; il impose aussi cligner, mais clin (d’œil) témoigne qu’à un moment de la langue on a dit cliner. Peigne a d’abord été peine. Maline, qui est dans La Fontaine, est une forme plus ancienne que maligne, refait sur le latin écrit. Echigne, de skina, est identique à cligner de clinare. Du temps de Vaugelas, on disait à la cour preigne et viegne pour prenne et vienne . La langue n’a pas encore choisi un son unique pour cette finale ; il serait bien prématuré de poser des règles.

Farce. Flegme 134.

Ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple . Rien de plus normal. Il en est de même de colère. J’ai entendu cette phrase : « Vous avez agi d’une façon cruche. » Le substantif qui implique une idée de qualité, de manière d’être, tend naturellement à devenir un adjectif ; c’est le passage du particulier au général. L’inverse est tout aussi fréquent ; une idée générale de qualité se particularise en substantif : de là des mots comme baudet, renard, qui signifiaient d’abord, gai et rusé. Pour expliquer cruche, il suffit de citer bête, butor, andouille, brute, pioche, daim, tourte, jocrisse, mots qui, avant d’être à la fois des adjectifs et des substantifs, furent d’abord exclusivement des substantifs.

Dompeteur.

Cette prononciation absurde est un des méfaits de l’orthographe enseignée à des enfants du peuple. On ne sait d’ailleurs où des humanistes ont pris le p dont ils ornèrent ce mot.

 

L’ancienne langue disait donter, ce qui représente le latin domitare.

Le cheval à mon père.

C’est une des tristesses des grammairiens que, malgré leurs objurgations, on continue à marquer la possession par à aussi bien que par de. « Ce chien est à moi, dirent des enfants. » Ils autorisent : ce cheval est à mon père ; ils défendent : le cheval à mon père. Hélas ! cette faute remonte exactement au ve  siècle, puisqu’on lit sur un marbre de cette époque membra ad duos fratres, pour membra duorum fratrum 135. Voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse.

Mésentendu.

Prohibé par les grammairiens, quoique excellent, de même que mésaventure, mésetime, et d’autres.

Perdue.

Une langue ressemble à un jardin où il y a des fleurs et des fruits, des feuilles vertes et des feuilles tombées, où, à côté du définitif, il y a la vie, la croissance, le devenir. On a cherché depuis trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude contradictoire ; de là, ces incohérences qui permettent de rédiger des grammaires en quatre volumes. Il faut bien justifier inclus et exclu, reclus et conclu, incluse et conclue, recluse et exclue. Je sais : les uns sont des participes français et les autres des adjectifs latins mal francisés. Laissons le peuple dire perclue, puisqu’il le veut bien. La tendance est bonne.

Eclairer. Allumer.

On entend assez souvent cette expression qui semble bizarre : éclairer le gaz. Elle nous choque, quoiqu’elle soit identique à allumer le gaz, puisque allumer, c’est adluminare, donner de la lumière à…, comme éclairer, c’est donner de la clarté à… Il est curieux de retrouver, à tant de siècles de distance, la même méthode linguistique aboutissant au même résultat.

A fur et à mesure.

Cette déformation reproduit exactement le latin ad forum et ad mensuram, au prix et à mesure. Ce forum est le même qui figure dans forfait, prix fait, marché fait, forum factum.

Secoupe.

Et même s’coupe. Ainsi succussare a donné secouer, qui maintenant est assez souvent s’couer. Secourir, c’est succurrere. Soucoupe, malgré son sens très clair, devait devenir secoupe.

Vous faisez.

Ceci représente brutalement la tendance de la langue française à ramener tous ses verbes à la première conjugaison . L’Anonyme cite agoniser pour agonir (de sottises) ; il y en a bien d’autres, et on les constaterait surtout dans le langage des enfants. J’ai entendu : buver, cuiser, ramper, pleuver, mouler, chuter pour boire, cuire, rompre, pleuvoir, moudre, choir. Aujourd’hui, il est impossible de créer un verbe français qui ne se conjuge sur aimer. On a abandonné depuis longtemps tistre pour tisser, semondre pour semoncer ; imbiber remplace imboire, qui devient archaïque ; on oublie émouvoir et l’on abuse d’émotionner.

Prévu d’avance.

On connaît par ses affiches la société des « Prévoyants de l’Avenir » . Ce pléonasme apparent s’explique par l’affaiblissement de la signification de certains mots. Prévoir n’a plus un sens absolu pour le peuple ; mais nous-mêmes ne disons-nous pas, sans rougir, prédire l’avenir ?

C’est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions : monter en haut, dépêchez-vous vite, et les locutions plus populaires, regardez voir, voyez voir. Vaugelas disait, à propos de certains pléonasmes d’usage, que « la parole n’est pas seulement une image de la pensée, mais la chose même », laquelle se représente d’autant plus nettement que la phrase est plus descriptive de l’acte.

Promener.

Il y a une tendance à supprimer le pronom réfléchi dans les phrases : je vais me promener, — me coucher, — me baigner, etc. L’expression toute récente, se cavaler, est déjà devenue cavaler. J’entendis hier les enfants abandonnant un camarade dire : Cavalons, il nous rejoindra.

Cependant, Vaugelas écrivait au mot promener : « Tantôt il est neutre, comme quand on dit : Allons promener ; il est allé promener ; je vous enverrai bien promener. » Il est donc possible que la manière populaire de traiter promener soit un archaïsme136.

Raisons.

Le peuple emploie ce mot, au pluriel, comme synonyme de discussion, difficultés, querelle et même injures. Quelque jour, ce sens passera dans les dictionnaires. Mots et paroles ont également ces mêmes significations, peut-être atténuées.

Voix de Centaure.

C’est un exemple amusant d’étymologie populaire. On exprime par ce terme la tendance du peuple à ramener l’inconnu au connu.

Il ignore Stentor ; centaure lui est moins étranger : cela suffit pour influencer son oreille, ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude a-t-elle joué dans la formation du français ? On n’a jamais tenté de l’établir et cela serait peut-être impossible. Cependant, c’est sans doute ainsi qu’on expliquerait certains mots tels que : marjolaine, échalotte, ancolie, érable, camomille, étincelle, licorne, et d’autres que l’on a signalés parmi ceux qui échappent aux explications phonétiques. Si c’est amaracana qui est l’original de marjolaine, il faut que le mot français ait subi une influence analogue à celle qui a transformé récemment olénois en à la noix et jadis galatine en galantine. Quoi qu’il en soit, voici quelques-unes des explications que se donne à cette heure le peuple, des mots qu’il ne comprend pas :

  • Voix de Centaure (Stentor)
  • Cresson à la noix (Alénois, ollenois, orlenois, orléanais)
  • Dernier adieu (Denier à Dieu)
  • Souguenille (Souquenille)
  • Soupoudrer (Saupoudrer)
  • Trois-pieds (Trépied)
  • Ruelle de veau (Rouelle)
  • Semouille (Semoule)
  • Tête d’oreiller (Taie)
  • Bien découpé (Découplé)
  • Écharpe (Echarde)

Cette dernière mutation est due à écharper, verbe qui n’a aucun rapport de sens, ni d’origine, avec écharpe ; mais il en a avec charpie, avec l’idée de déchirer (carpire), par conséquent blesser. Il est donc possible que écharpe, au sens de blessure, soit très ancien.

Venimeux. Vénéneux.

Le peuple confond ces deux mots, mais sa préférence va au premier, qui est de meilleure lignée. Vénéneux, c’est le latin tout cru, venenosus. Venimeux a été formé de venin ; on commença par venineux, puis le second n s’est dissimilé ; en des parlers provinciaux l’n est devenu l et on dit velimeux ; en italien, il y a deux formes : veneno et veleno.

La répartition des deux mots a été tentée, comme pour écaille et écale, d’après des principes étrangers à la logique linguistique : l’un est bon pour les bêtes ; l’autre, pour les plantes et les minéraux. Ces distinctions sont nécessairement absurdes, la nature étant plus variée que ne peut le concevoir le cerveau d’un grammairien. Nombre de plantes sont venimeuses et nombre d’animaux sont vénéneux, si on s’en rapporte aux définitions des dictionnaires.

La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et difficilement. Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde qu’il y a entre colorer et colorier, le peuple s’en tire en fabricant couleurer qui répond à tous ses besoins dans cet ordre d’idées. Il prendra longtemps encore l’un pour l’autre : croire et accroire, envers et revers, coulé et coulis 137, épurer et apurer, étuvée et étouffée, des fois et parfois, recouvrer et recouvrir, passager et passant, neuf et nouveau, gradé et gradué, enfin autour et alentour.

Cette dernière répartition est toute récente et particulièrement arbitraire ; elle a devancé l’usage. A ce propos, il faut noter la certitude plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots sous les vieilles rubriques scolastiques, à les figer dans une fonction unique. Cela est très délicat. Les mots sont souvent des signes à tout faire, tantôt verbes et tantôt substantifs, ici adverbes, et là adjectifs ; et à mesure qu’une langue se dépouille, cela devient plus visible. Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d’allures, peut-être parce qu’ils ont été moins tyrannisés qu’en France. Pour autour et alentour, ce ne sont ni des adverbes, ni des prépositions, à moins que n’en soient aussi au pied, au fond, au cœur, au bas. Tour est un substantif et entour un de ses dérivés, comme atour et pourtour. Au lieu de définir et de classifier, les dictionnaires devraient se borner à décomposer de tels mots : au tour, à l’entour ; cela serait plus clair et moins compromettant.

Iniation.

Cette déformation d’apparence bizarre, que j’ai recueillie personnellement, est des plus caractéristiques comme preuve de la perpétuité des lois qui ont guidé la création du français. Elle représente le mot initiation, tel que prononcé et écrit à plusieurs reprises (des centaines de fois) par un commis de librairie. C’est tout simplement la règle de la chute du t médial ; avec encore un effort, on aurait un mot pareil à tant de vieux mots français138

Abba-t-ia Ini-t-iation Inia-t-ion

Abba — ye Ini — iation Iniai — son

Cette manifestation de l’instinct est une grande leçon. Voilà. J’ai seulement voulu montrer que la déformation n’est pas du tout cahotique  ; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens.