(1911) Nos directions
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(1911) Nos directions

Préface de l’éditeur

Jean-Michel Wittman

Henri Ghéon s’est fait un nom comme critique, notamment grâce à ses collaborations régulières à L’Ermitage, dès 1896 ; avec Gide, dont il est devenu un intime, il y a créé un mode de dialogue critique original, à partir de 1899, les « Lettres à Angèle » répondant aux « Lettres d’Angèle ». Après la disparition de L’Ermitage (1896), Ghéon est l’un des fondateurs de La Nouvelle Revue Française — qui fait paraître un premier numéro en novembre 1908, puis, après ce faux départ, le véritable n° 1, le 1er février 1909 — et l’un de ses contributeurs les plus actifs. À ce moment, son œuvre littéraire comprend déjà plusieurs recueils de poèmes, comme les Chansons d’aube (1897, dédiées à Francis Jammes) ou La Solitude de l’été (1898), ainsi que des romans (La Vieille Dame des rues, 1899 ; Le Consolateur, 1902). Au moment où paraît Nos Directions, en novembre 1911, sa « tragédie populaire » en vers libre, Le Pain, est créée au Théâtre des Arts.

L’intérêt de cette publication dépasse cependant la personne de son auteur. La parution de L’inquiète paternité de Jean Schlumberger et de Nos Directions, fin novembre 1911, suscite en effet « quelques commentaires qui commenceront à accréditer auprès du public l’idée qu’existe un groupe de la NRF »1. Gide lui-même vient de réunir, dans Nouveaux prétextes (Mercure de France, 1911) un certain nombre d’articles publiés dans la NRF, dont l’importante série « Nationalisme et littérature », publiés dans la NRF. Approuvé par Gide, le titre Nos Directions laisse attendre une sorte de programme collectif, d’une manière d’autant plus nette que ce terme a été très volontiers utilisé par les fondateurs de la NRF, « pris en un sens intellectuel et esthétique, pour désigner les lignes maîtresses d’une œuvre d’art », chez Rivière, traversant « une frontière invisible entre l’artistique et le moral avec Copeau », orienté « vers l’esthétique ou vers l’éthique » par Ghéon2.

Tout autant que son allure dogmatique, la relative plasticité du terme, auquel les uns et les autres donnaient chacun une inflexion singulière, était de nature à plaire aux membres de la NRF, qui entendaient suivre leur pente singulière tout en se réclamant d’un certain nombre de valeurs communes. À l’ambivalence de la notion elle-même répond celle du recueil, à la fois cohérent et composite, comme Ghéon se plaît à le souligner dans son Avertissement liminaire. Il présente ce livre comme le fruit d’une réflexion critique menée au fil des ans, « suivant une courbe ininterrompue, dans un mouvement progressif qui est sa vérité, son caractère et qui sait fondre en lui d’apparentes contradictions » ; mais c’est pour insister aussitôt sur le fait que ces réflexions sur « l’actualité littéraire » ont été « rangées autour de deux ou trois idées maîtresses, de deux ou trois problèmes, qui sans doute nous apparurent comme les plus urgents de ce temps-ci : le problème du classicisme, celui d’une renaissance lyrique du théâtre, celui du rythme dans la poésie. » Et Ghéon d’insister sur une question qui fait écho à l’ambition explicite des fondateurs de la NRF, « la question de l’équilibre, — de l’équilibre entre la forme et la matière, entre l’art et la vie, entre la tradition et l’innovation dans l’art », ajoutant : « les présents essais ne sont que variations sur ce thème, thème favori de notre Nouvelle Revue française, ou les plus récents, d’ailleurs, ont paru. »

 

Nos Directions rassemble effectivement des articles publiés dans la décennie précédente et donc, pour un nombre d’entre eux, antérieurs au lancement de la NRF. « Réalisme et poésie », qui ouvre l’ouvrage, reprend le texte d’une conférence donnée à La Libre Esthétique de Bruxelles, le 6 mars 1901, initialement publié dans L’Ermitage, en avril 1901, sous le titre « La poésie et l’empirisme ». Ghéon y rappelle que l’art est au-dessus des genres littéraires, avant d’expliquer que le drame et le roman se sont égarés dans « l’empirisme » — le réalisme — comme la poésie dans « le formisme », pour présenter finalement le classicisme, « la loi de tout art objectif, humain », comme une issue pour sortir de ces impasses. La seconde étude, « Notes sur le drame poétique », reprend la série de critiques publiées dans diverses livraisons de L’Ermitage, en 1900 et en 1901, sous le titre « Notes sur une renaissance dramatique », auxquelles s’ajoute un article sur les ballets russes, publié dans le numéro 20 de la NRF, en août 1910. Il s’agit bien d’analyses ponctuelles, qui témoignent de l’intérêt de Ghéon pour Maurice de Faramond ou de son enthousiasme pour les représentations données en 1910 par les ballets russes ; elles font la part belle aux écrivains favoris de Ghéon, Verhaeren, Claudel, et, bien sûr, ses maîtres et modèles, Gide ou Vielé-Griffin, qui ne sont pourtant pas parvenus à s’imposer comme des auteurs dramatiques de premier plan. Il est vrai que Ghéon, dans les « considérations générales » données en introduction, rêve d’un « théâtre nouveau » qui fleurirait sur « la nouvelle poésie » et célèbre un classicisme qu’on « nous a trop habitués à considérer comme une formule — au lieu qu’il est une direction ». Quant aux conclusions, elles débouchent sur cette profession de foi qu’illustreraient les uns et les autres par-delà la diversité de leurs tentatives : « Toute voie est bonne où consciemment, s’engage un artiste authentique. »

Le troisième article, « Le classicisme et M. Moréas », a quant à lui été publié — sous le même titre — dans la toute jeune NRF, dans le numéro 6 de juillet 1909. Il peut être considéré comme le cœur de l’ouvrage. En revenant sur ce classicisme défini auparavant comme « une direction », en écho au titre choisi pour le recueil, Ghéon fait entendre la voix de la NRF, avec sa nuance propre, dans la querelle qui fait alors rage autour de cette question et de la définition d’une hypothétique littérature nationale3. Ghéon y dénonce un classicisme dévoyé, transformé en « un art d’archaïsme et d’imitation », notamment à l’instigation de Moréas. Contre ce « classicisme rétrospectif », Ghéon vante un classicisme « conforme à l’état présent » de la « sensibilité » nationale, enrichie par divers apports depuis le XVIIe siècle.

Publié dans le numéro 31 de la NRF, en juillet 1911, « M. d’Annunzio et l’art » constitue une charge contre l’écrivain italien ; fraîchement installé en France, il venait de publier un Martyre de Saint-Sébastien, pour la scène, en français. Ghéon se montre sévère pour une œuvre qui lui paraît pompeuse, sonore et creuse, comme pour son auteur, qui lui paraît manquer de « décence esthétique ». C’est bien le néoclassicisme de l’École romane qui est implicitement visé dans cet article qui prolonge sourdement la querelle avec les nationalistes, champions du classicisme : sous « le masque méditerranéen de la beauté », d’Annunzio aurait livré une œuvre artificielle et, en réalité, « décadente ».

L’étude suivante, consacrée à « L’exemple de Racine », publiée peu de temps auparavant, dans le numéro 26 de la NRF, en février 1911, prolonge heureusement les deux précédentes. Ghéon s’y déclare agacé par la mode de Racine et prend prétexte de la parution d’un essai de Masson-Forestier pour énoncer l’idée que « la tragédie racinienne n’a pas, ne peut avoir d’autre direction, d’autre signification, qu’une signification esthétique ». Il s’agit bien, une fois encore, d’affirmer une conception du classicisme opposée à celle des tenants de l’École romane, en célébrant un artiste « qui se tient solitaire et maître, au centre de l’art de son siècle, au centre du classicisme français, et dont l’exemple nous enseigne une esthétique si peu pédante — une esthétique de culture, de volonté, d’accroissement ! »

Après un modèle, un repoussoir. Ghéon concluait son article sur le « Pelléas et Mélisande de Debussy », dans ses « Notes sur le drame poétique », en appelant de ses vœux la fin du « romantisme de théâtre, renversé aujourd’hui par Claude Debussy de la scène lyrique française, c’est-à-dire le culte du panache, de la baudruche et de l’effet, au profit de la vérité et de la beauté classique ». Le succès remporté sur scène par Rostand avec des effets parfois faciles le situait en effet à l’opposé de tentatives dramatiques comme le Phocas de Vielé ou Le Roi Candaule de Gide, four complet qui n’eut qu’une représentation… Dans « Le lyrisme de M. Rostand », publié initialement dans le volume 59 de La Grande Revue, en 1910, Ghéon ne s’attache au « vêtement lyrique » dont Rostand pare ses pièces que pour y déceler « une préciosité toute verbale ». Rostand possèderait « des qualités indéniables de verve gaie, de grâce déjà apprêtée, de banalité heureuse », mais présenterait « un grave défaut aussi, le manque de conscience ». Trois mots suffisent à Ghéon pour exécuter le dramaturge à succès : « Brio, mauvais goût, rhétorique ».

Autre article publié auparavant dans La Grande Revue, en novembre 1909, « le mouvement dans la poésie lyrique française ». Ghéon rend compte de l’épuisement progressif de l’alexandrin au fil des siècles et s’attache à prendre la mesure de la rénovation apportée par les tenants du vers libre. Il célèbre le passage de la notion de vers à celle de « strophe analytique », consommé avec Claudel. Contre ses détracteurs qui en retiennent les « principes négatifs : liberté et facilité », Ghéon exalte la discipline et la morale que suppose au contraire le vers libre, en rappelant que Vielé-Griffin le définissait comme « une conquête morale ».

Cette discipline ne lui paraît pas toujours respectée, au point que dans « Supplément pour la technique poétique », Ghéon insiste d’abord — en reprenant un article paru sous le titre : « lettre sur le vers libre », dans Poésia, le 12 mai 1906 — sur la nécessité pour la « strophe analytique », notion qu’il entend substituer définitivement à celle de « vers libre », de « s’appuyer sur une double tradition », celle « des unités rythmiques » et celle « du rappel des sons ». Dans une seconde partie, intitulée précisément « Une discipline du vers libre, selon MM. Vildrac et Duhamel », il insiste encore sur l’impossibilité de rejeter « l’héritage de la rime, de l’assonance, de l’écho sonore ».

 

Sur les huit études qui composent Nos Directions, deux ont été publiées dans L’Ermitage, trois dans la NRF (auxquels il convient d’ajouter l’article sur les ballets russes, qui complète les « Notes sur le drame poétique »), deux dans La Grande Revue et un dans Poésia. À bien y regarder, d’ailleurs, l’essentiel de la longue série consacrée au théâtre étant issu de L’Ermitage, presque la moitié du recueil — une centaine de pages — a été publiée dans cette revue, les contributions à la NRF et à La Grande Revue représentant à peu près un quart chacune. S’il doit conduire à nuancer l’idée suivant laquelle Nos Directions serait une sorte de manifeste de la NRF, ce constat purement quantitatif ne l’infirme pourtant aucunement, et pas seulement parce que les articles publiés dans la NRF, rassemblés au cœur du recueil, lui donnent son assiette intellectuelle et théorique, en défendant une certaine idée de « l’équilibre » et du « classicisme ».

À différents égards, les deux revues dans lesquelles ont été publiées les articles qui n’ont pas paru dans la NRF ont un lien plus ou moins net avec cette dernière. L’Ermitage, dont Gide et Ghéon formaient le noyau dur, aux côtés d’Édouard Ducoté, à compter de 1900, s’est peu à peu ouvert aux futurs fondateurs de la NRF, Jacques Copeau, André Ruyters, Michel Drouin, Jean Schlumberger. Si la revue attache plus d’importance au théâtre, voire au roman, qu’à la poésie, les collaborateurs de L’Ermitage guettent les signes d’une renaissance, cette notion acquérant progressivement une « force nouvelle qui se développera avec la fondation de la NRF »4. Au demeurant, Gide lui-même avait confié à Francis Jammes son ambition de faire de la NRF « ce que L’Ermitage aurait pu être, ce qu’il a presque été parfois »5. Quant à La Grande Revue, fondée dès 1897, ouverte à un public plus large que celui de L’Ermitage et abordant différents domaines (économie, politique, littérature), son rayonnement littéraire s’est amplifié sous la gestion de Jacques Rouché, à compter de 1907. Jacques Copeau y tient une chronique dramatique, elle accueille des collaborations ponctuelles de Ghéon ou de Gide et, dans une certaine mesure, « elle est plus ou moins contrôlée, guidée, par les fondateurs de la NRF »6.

Dans ce contexte, Nos Directions porte bien la marque propre de Ghéon. Le combat pour le vers libre, en particulier, est son combat, lui qui admire fortement Vielé-Griffin et rêvait de faire triompher cette forme nouvelle en réussissant à monter Le Pain 7. Reste que l’attention portée par Ghéon au vers libre participe du souci de déceler et d’analyser les conditions d’une renaissance littéraire, qui constitue une idée force du groupe de la NRF.

La conception exigeante de la littérature qui sous-tend ces différents articles correspond à la ligne directrice de la revue. Lorsque Ghéon réclame, de la part de l’artiste, une rigueur et une véritable conscience morale, il illustre une volonté commune de rénover les genres — à commencer par le roman — et de réformer les mœurs littéraires, qui fonde en partie l’identité de la NRF 8. Il s’inscrit aussi dans le sillage de Gide qui, dès son Traité du Narcisse (1891), avait posé en principe que « les règles de l’éthique et de l’esthétique sont les mêmes » et avait encore présenté la morale comme « une dépendance de l’esthétique », dans L’Ermitage 9.

Plus nettement encore, la position de Ghéon sur la notion de classicisme rejoint celle du groupe de la NRF, on l’a vu, même si sa fibre patriotique le pousse à ménager Maurras et les nationalistes davantage encore que ne le fait Gide, engagé pour sa part dans une lutte ambiguë avec des adversaires dont il partage alors en partie les convictions10. Cette prise de position qui vaut par sa netteté — et se distingue de ce point de vue des articles de Gide, particulièrement complexes car associant étroitement différents enjeux11 — doit-elle être considérée comme le point névralgique de Nos Directions ? Même si le débat autour du classicisme apparaît avec le recul comme une « querelle où l’on joue à la balle avec des questions mal posées »12, il n’en est pas moins révélateur, malgré tout, des rapports de force dans le monde littéraire avant la guerre. Il s’agit pour Gide et pour son groupe de renverser l’accusation de décadence, tout en ménageant des adversaires dont il s’est rapproché idéologiquement13. Il s’agit aussi, pour la NRF, de contester le magistère à Maurras et de l’Action française, en s’affirmant progressivement comme une force de mouvement. L’enjeu ? Définir jusqu’à quel point et de quelle manière l’écrivain a partie liée avec l’histoire et avec le mouvement de la société ; imposer, au fond, une idée de la littérature, de sa fonction, et des devoirs de l’écrivain. Avec son livre, Ghéon apporte une contribution limitée mais décisive à cette entreprise.

Avertissement

L’auteur n’a point prémédité ce livre ; ce livre s’est formé, à son insu, au jour le jour… Mais si une pensée loyale, sincère en face d’elle-même, est capable, est tenue de varier dans le temps, elle se développe nécessairement suivant une courbe ininterrompue, dans un mouvement progressif qui est sa vérité, son caractère et qui sait fondre en lui d’apparentes contradictions. C’est la seule unité qu’on doive réclamer de ces pages, une unité de mouvement.

Il se trouve pourtant que les divers sujets que nous amena à traiter l’actualité littéraire, se sont spontanément rangés autour de deux ou trois idées maîtresses, de deux ou trois problèmes, qui sans doute nous apparurent comme les plus urgents de ce temps-ci : le problème du « classicisme », celui d’une renaissance lyrique du théâtre, celui du rythme dans la poésie. L’auteur a d’autant moins la prétention de les résoudre en théorie, que sans cesse dans la pratique, les mêmes problèmes se posent devant lui et qu’il ne saurait présenter ses ouvrages comme de décisives solutions. La solution, il lui suffit que ce recueil d’éclaircissements la prépare. Avouons-le, ces trois questions que j’ai dites, se ramènent toutes trois à une question-mère et elle seule importe ici : la question de l’équilibre, — de l’équilibre entre la forme et la matière, entre l’art et la vie, entre la tradition et l’innovation dans l’art — et les présents essais ne sont que variations sur ce thème favori de notre Nouvelle Revue Française, où les plus récents, d’ailleurs, ont paru. Equilibre — et non pas juste milieu, point mort… — et non pas au prix d’un recul, d’une reprise d’haleine… Equilibre dans le choc même de deux vives forces contraires ; équilibre de haute lutte ; équilibre dans l’action. Ceux-ci ferment les yeux sur l’art, et ceux-là sur la vie. Ouvrons les yeux sur toutes choses, dût-on nous en faire grief ! Et dans l’ordre de la critique, poursuivons la tâche de « mise au point » que nous nous sommes bien inconsidérément imposée et qui nous place, sur le champ de bataille, à l’endroit le plus exposé, sous les feux croisés des primaires, des pasticheurs et des esthètes, réconciliés ensemble contre nous !

Ier Octobre 1911.

Réalisme et poésie

Conférence1

Mesdames, Messieurs,

Nous sommes accablés d’un riche et confus héritage. — On a pu croire qu’en ces dix dernières années la frénésie de belles-lettres eût atteint à son paroxysme suprême et qu’elle ne dût désormais que décroître, pour la paix, la joie, le salut des véritables écrivains, qui font leur œuvre sciemment, légitimement, en silence. Mais on a cru… parce qu’on espérait. — La politique nous valut une trêve qu’on rêva bienfaisante et qui ne fit, en somme, qu’aggraver la confusion. Ah ! le triste empire des lettres, pour manquer d’empereur reconnu et de princes, n’est point cependant une république ! Plus y chardonne l’anarchie que la liberté n’y verdoie : car tous ont le droit de parler, quoi qu’ils disent — et ceux qui disent quelque chose n’ont pas le droit de se faire entendre — car, en même temps qu’eux, parlent ceux qui ne disent rien.

Il y a pire. Ceux-là mêmes qui devraient se rejoindre, se retrouver, s’unir, dans l’immense foule médiocre, ceux-là, ne se connaissant pas, ne se peuvent donc reconnaître ; — et puis, chacun d’eux a sa langue.

Nous assistons à ce spectacle, curieux autant que lamentable, d’une élite intellectuelle dispersée, contradictoire, comme étrangère à elle-même. L’individualisation, la spécialisation ont eu, pour résultat premier, le divorce complet qui semble à l’heure actuelle officiellement proclamé, non seulement entre des esprits de haute valeur littéraire, mais entre les genres littéraires eux-mêmes, ceux-là qu’on voyait, aux grandes époques, se développer de concert.

Car voici que les dramaturges (et je parle ici des meilleurs), n’entendent plus les romanciers qui eux, ignorent tout à fait les poètes.

Balzac pouvait sentir Hugo ; Racine, Bossuet. Mais quel point de contact entre un Curel, un Rosny, et un Moréas1 par exemple ? — Quel point de contact artistique ? Car sur telle vérité scientifique, sociale, humaine dont ils alimentent leurs productions, ils peuvent s’accorder — ou différer : cela n’importe. La question est celle-ci :

Ont-ils un souci d’art commun ?

Dans un sermon de Bossuet, Racine assurément, ne retrouvait rien moins que ses fines préoccupations psychologiques, — mais soyez sûrs qu’il y admirait en tout cas la même volonté de nombre, d’équilibre et d’harmonie ! — comme d’ailleurs Balzac, en dépit de sa hâte à créer, saluait un peu de son idéal personnel dans les plus achevés et les plus lointains poèmes de Hugo.

Allez ! ces grands hommes savaient que, poème ou roman, discours ou tragédie, cela était de l’art, et du même art, le seul, celui que tous ils pratiquaient, librement, mais également — et nos contemporains l’ignorent… ou du moins semblent l’ignorer. Ils savent qu’ils sont romanciers, ou poètes, ou dramaturges, mais que ce sont trois métiers différents. Et ils oublient qu’avant le drame, et le roman et le poème, il y a l’art, je le répète, l’art qui est unique ; et que si le même souci d’art ne les dirige pas, tous tant qu’ils sont, c’est que certains d’entre eux se trompent.

Ah ! discerner l’erreur ! et la comprendre ! — rétablir de l’art littéraire une notion plus universelle et plus juste ! y subordonner chaque genre en le faisant frère de tous les autres ! rétablir l’harmonieux règne des concordantes libertés !

Tel est, Mesdames et Messieurs, le problème vital qui aujourd’hui se pose. Je n’ai pas la prétention de le résoudre devant vous. J’en voudrais simplement examiner les termes, étudiant parallèlement les conditions esthétiques du drame, du roman et de la poésie, fixant leur réciproque position au seuil du nouveau siècle, — et découvrant ainsi, peut-être, les raisons, qu’il faut espérer passagères, de leur éloignement présent.

Je dirai et sans paradoxe : un poème est une œuvre d’art ou n’est pas ; un drame, un roman, une comédie peuvent n’être pas des œuvres d’art et pourtant être.

Si l’on en croit les Grecs, le poète est celui qui fait, celui qui crée ; il faut les croire ; — ΠΟΙΗΤΗΣ — dans ce simple mot tient tout son art et toute sa fonction.

C’est en vain qu’on altérera sa figure, que l’on exigera de lui un rôle national, social et humain. Il n’en acceptera point d’autre que celui-ci : s’employer à son œuvre ainsi que le moindre artisan, — pour en doter un jour sa patrie, son temps et les hommes. S’il doit quelque chose au monde, ce n’est que de la beauté.

Que son chant élève les âmes ou émeuve les cœurs, contribue à la paix ou gagne des batailles, c’est par-delà sa volonté. L’acte du poète est intérieur à son chant ; le but de son chant n’est pas l’acte, mais son chant même.

Il représente l’art dans sa conception la plus haute, la plus pure, la plus affranchie de toutes conditions temporelles. On peut à la rigueur se l’imaginer seul au monde, constituant à lui tout seul le monde, et continuant à créer. Car — et j’exagère à dessein — par définition, il crée son œuvre de toutes pièces, de rien, ainsi que Dieu créa le monde ; il tire de lui-même son monde : à ce point qu’on peut dire, que « à la poésie, il est une seule condition, le poète ».

 

Aussi bien — et c’en est comme la réciproque fatale — aussi bien, il ne vaudra qu’autant qu’il aura créé — non pas indiqué, ébauché : créé.

Si hautes que semblent ses idées, si purs ses sentiments, si jeune sa vision et si nouveaux ses rêves, ils ne compteront pour rien s’il n’en a fait de la beauté : c’est-à-dire quelque chose qu’il appelle poème et qui est un monde en ce monde, un corps entre les corps et parmi les êtres un être.

Non plus que s’il s’agissait d’un être de chair, on ne saura d’où vient à cet être de mots de vie. Mais on pourra déterminer ses conditions d’existence, découvrir la merveille intime d’une organisation où les parties se correspondent, se soutiennent et se renforcent, et se subordonnent enfin à une conception première, une préconception de beauté.

Alors, mais alors seulement, on jugera si le poète fut « sincère » et s’il « pensa » ! On discutera, on disputera de ses vertus philosophiques ou humaines, — mais il aura créé.

Il faut se souvenir que le cerveau le moins humain et le plus faux de ce siècle aura été le cerveau d’un poète, et du plus grand !

Et certes nous préférerons ceux qui auront compris les hommes, qui auront puisé dans le monde la matière à repétrir ! — mais il faut dire et redire que la seule matière indispensable à un poète, c’est la langue.

Plus complexe apparaît le cas du romancier, comme aussi le cas de l’homme de théâtre — car il vaut mieux pour l’instant les confondre, et les opposer au poète ensemble.

Que ce soit dans un livre ou bien sur une scène, ils sont nés pour représenter.

Mais quoi ? leurs imaginations ? leurs rêves ? rien que vaine fiction ? Leurs drames, leurs romans ne seront-ils encore que des poèmes ?

Ils ont en face d’eux l’univers qui les tente.

Eux aussi vont créer. Mais non plus seulement une œuvre : dans cette œuvre des hommes ; — et non plus selon l’art alors, selon la vie.

Dès l’origine, entre le poète et ceux-ci, la vie se dresse ainsi qu’une formidable barrière. Le poète a le droit de n’en pas tenir compte, — en tout cas, c’est pour lui une secondaire pensée. Le romancier, le dramaturge en elle à jamais chériront la matière même de leurs créations, — s’ils n’y voient encore plus : le modèle, l’exemple.

Car tous les instincts et tous les vouloirs, tous les sentiments, toutes les pensées dont sont formés les hommes, ils auront à les découvrir, à les manier, à les joindre. Ils donneront à leurs personnages fictifs, un corps, des gestes, un visage : ils les mêleront ainsi que se mêlent les habitants d’une même cité.

Ne seront-ils un jour tentés de contrôler sur la nature la vérité de leurs créations ? Ne seront-ils amenés peu à peu, à ne désirer plus que tout simplement reproduire ? Le danger permanent de leur art est ici : qu’ils préfèrent la vivante matière de cet art à cet art même !…

Ce n’est pas tout. Issue des hommes, aux hommes va s’offrir leur œuvre. Pour eux sans doute ils chercheront à la rendre plus juste et plus convaincante et plus vraie. Le poète était seul. Ils œuvrent dans la foule. Leur effort ne déviera-t-il pas vers un rôle plus apparemment actif que le rôle de créateur ? Leur désir d’action ne débordera-t-il pas leur œuvre ?

Hélas ! la beauté, but premier, risquera fort de s’effacer bientôt pour eux, devant les clartés éclatantes de la réalité et de la vérité ! Là, la nature, ici la thèse primeront, supprimeront l’art ; — le pire sera qu’« eux » ne s’en aperçoivent.

Aussi bien leur faiblesse en face de la vie, fera leur force en face du public. Leur roman n’en sera pas moins roman, drame leur drame, — mais roman document, mais drame plaidoyer ; — et par là ils se sauveront, et par là ils vaudront encore — mais sans le moyen de l’art.

 

Or, pour qu’il soit bien dit que drame et roman d’une part et d’autre part poésie ont quelque chose d’essentiellement étranger, divergent, non seulement à l’état de santé, de puissance, mais aussi, mais surtout de maladie et d’amoindrissement, tandis que ceux-là perdant pied s’égareront dans l’empirisme, celle-ci au contraire, par respect de la tradition, s’attardera, s’enfoncera, et périra dans le formisme.

Et c’est ainsi. A chaque grande époque où naît, renaît, s’épanouit la poésie, il semble que les ressources de la langue, images, rythmes, sons, se présentent vierges devant le poète. Instinctivement ou volontairement, il les approprie à l’idée, idée neuve et précise qu’il a de la beauté. Les conditions vitales de son œuvre c’est lui seul à nouveau qui les détermine. Et l’on ne saurait alors distinguer la forme de l’esprit qui semble l’animer ; la forme, c’est l’esprit lui-même.

Mais le temps vient où vieillit le poète ; il a perdu la fraîcheur d’âme indispensable au créateur. Ses œuvres vivent hors de lui. Il les considère objectivement, sans en saisir la raison d’art cachée ; la forme à ce moment quitte l’esprit, s’isole, et désormais le poète déchu se borne à la remplir ainsi qu’une forme étrangère.

Que si pèse trop cette forme, à force de persuasive beauté, sur des contemporains, des descendants trop faibles, elle annihile en eux tout pouvoir nouveau de création. Ils eussent conçu la beauté toute différente peut-être ; ou bien ils eussent abouti dans leur libre effort individuel, à une forme toute voisine encore, mais légitime, obtenue légitimement…

Faute de cet effort naturel, les voici employés à une création inverse. Plutôt que d’enfanter ils ressuscitent un cadavre, qu’un nouveau grand poète bientôt enterrera.

Ainsi alternent dans l’histoire de la poésie, formisme et création. Ainsi naissent, ainsi vivent, se survivent des formes qu’il faut périodiquement anéantir.

Qu’était, après Villon, devenue l’allègre et fruste coupe qui convenait si bien à sa roture âpre et sincère ? Un pauvre jeu de rimes redoublées, croisées, répétées, sans raison… Ronsard vint.

A quoi, passé l’époque racinienne, correspondait la pureté dépouillée de l’alexandrin ? Chacun y versa les pensées qu’il se crut forcé d’y avoir et qu’il n’eut jamais eues sans elle.

Mais vint Chénier, et puis Lamartine, et Hugo.

Et enfin, comment nos aînés voici quinze ou vingt ans reçurent-ils des mains des derniers Parnassiens, le vers encore si plein naguère, si puissant et si varié de la grande Légende, des Poèmes Barbares, des Fleurs du Mal ? en quel état ? et descendu à quelle « inanité sonore »2 ?

 

Mais, nous voici naturellement amenés au centre historique de notre sujet, à la récente crise qui mit comme en présence, toutes les tendances, toutes les formes, toutes les forces de nos lettres modernes, et cela à l’époque où précisément, par une coïncidence singulière, tandis que sur la poésie le formisme régnait, dans le domaine du roman trônait l’empirisme à son apogée. Il sembla que les genres eussent divergé de concert, afin d’atteindre en même temps chacun à sa limite extrême. Là, réalisme ; ici, Parnasse. Ici, rien que la forme ; là, toute la matière. On vit l’art humain, l’art complet, dissocié, scindé en deux tronçons distincts, se croyant l’art chacun, chacun insoucieux de l’autre.

Mais tandis que le vieux Parnasse, ainsi qu’une ombre flasque se traînait, roi pompeux d’un royaume d’ombres, le Réalisme alors magnifié par vingt romanciers, prôné par autant de critiques, semblait vivre de la plus authentique des vies, de la plus saine, de la plus riche, de la plus organique, — et on l’eût pris pour l’Art, s’il n’eût été si près de la Science, et si semblable à la Critique.

 

Dans une intéressante préface à la réédition complète de ses œuvres, M. Bourget3, qui fut assurément un des esprits les plus conscients de son époque, transcrit à ce sujet une page significative de Taine :

« Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande. Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la Science. »

Et M. Paul Bourget ajoute :

« Je ne saurais les relire, ces lignes si simples, sans une émotion presque pieuse, et je crois que beaucoup des écrivains qui ont eu leurs vingt ans entre 1865 et 1880 y retrouveraient de même en un raccourci puissant, ce qui fut la foi profonde de leur jeunesse. »

Nous retiendrons ce mot : l’empirisme était devenu une foi.

Et certes, je l’ai dit, le roman en naissant, en s’attaquant à la matière humaine, acceptait le danger de dévier aussi, et dans ce sens précis, mais presque à son corps défendant, sans presque en prendre conscience. A priori, qui pouvait se douter, qu’un jour il accepterait l’empirisme comme une foi, pire : comme une méthode ?

L’essor spontané et soudain des sciences expérimentales n’eût point suffi à susciter cette hérésie. Il fallait au nouveau roman un précédent ; un précédent artistique, cela s’entend. On pensa le trouver dans notre Comédie Humaine ; on l’y trouva — mais il n’y était pas.

La production effrénée de Balzac empêcha nombre de critiques de considérer son œuvre sous le point de vue de l’art. On sait comment il composait ses œuvres, les écrivant tout d’une haleine, les livrant à l’impression, et travaillant seulement sur épreuves, aux ciseaux. Si hâtivement qu’il créât pourtant, il créait ; il avait de l’art une conception instinctive qu’on retrouve à l’origine de ses plus véridiques productions. Entre lui et tel artiste enfermé des années dans un labeur très lent, il n’y eut guère plus qu’une différence de temps. Quand il « réussissait », rien ne semblait plus composé, plus nécessaire et plus classique que ses livres, qu’il s’agît de César Birotteau ou du Cousin Pons, du Curé de Tours ou d’Un Ménage de Garçon ! Mais qui s’en avisa ? Personne ! Comme en outre il « faisait vrai », on ne considéra que la vérité de son œuvre, et l’on efforça à sa suite, de « faire vrai », mais autrement : chez ceux-là qui s’en réclamèrent, sa large compréhension devint mesquine exactitude, sa sûre intuition, douteuse expérience.

Et l’on vit, la science aidant, d’aussi divers esprits que les Goncourt, Zola, Bourget, adopter, pratiquer, prêcher, sous divers noms, une doctrine unique. Le roman se fit impressionniste, ou naturaliste, ou psychologique. Disons empiriste, tout bonnement.

Empiriste, d’abord, le roman des Goncourt qui fut, qui plus qu’il ne fut encore, voulut être une notation successive d’instants, une sorte de cinématographe littéraire, et dont le souci d’art réel resta extérieur, à fleur de peau, tout pittoresque.

Empiriste, l’abstrait roman de Paul Bourget, lequel entassa, compila les petits faits de la vie intérieure4, et fut artiste d’autant moins qu’il se montrait meilleur critique.

Empiriste en principe, le roman de Zola qui s’appela documentaire, empiriste en dépit de Zola lui-même. Car celui-là naquit poète, apte au lyrisme, prompt comme aucun à généraliser ; il fut perdu par un principe. Il construisit à priori toute son œuvre, — puis il y fit rentrer facticement les résultats de son expérimentation. Loin de se soumettre aux faits, il voulut qu’ils vinssent corroborer une idée préconçue : cette idée, par malheur, ne fut pas l’idée de beauté nécessaire, antérieure à toute production de l’art, mais une idée d’ordre scientifique, mais une vérité. Il eût pu peindre à fresque une harmonieuse, épique et rude société ; il préféra faussement illustrer une théorie. — Qu’y gagna l’Art ? qu’y gagna la Science ? — Au lieu d’une œuvre il laisse des morceaux — mais que de documents !

Auprès d’un empirisme à tel point volontaire, systématique et affirmé, étayé sur la science, représenté par des esprits si justement célèbres, le Parnasse sénile et son formisme inconsistant ne comptaient guère. Et aussi bien, la révolution nouvelle qui secoua alors les lettres engourdies se fit moins contre le Parnasse encore, que contre le Naturalisme. Les jeunes combattants ne pouvaient se tromper sur la valeur des forces ennemies…

Car il est temps de rendre à la poussée lyrique dont la clameur emplit ces vingt-cinq dernières années, son sens réel et sa juste physionomie. On affecta d’y voir comme une gamine rébellion de cénacle contre les tout-puissants du jour. On sacra ses représentants de noms grotesques et bizarres — décadents, symbolistes, d’autres — qu’ils acceptèrent en souriant.

Quel fou osa jamais grouper sous quelque nom générique d’école, des esprits aussi différents, aussi contraires, que ceux de Verlaine et de Mallarmé, de Vielé-Griffin5 et de Verhaeren, de Henri de Régnier6 et de Jules Laforgue, de Jean Moréas7 et de Gustave Kahn8 — pour ne citer ici que les aînés. Groupement si l’on veut, mais groupement d’individualités conscientes qui s’élevèrent non point au nom d’une esthétique spéciale, d’un art à eux, sans passé et sans lendemain, mais au nom de l’art créateur et de l’art humain, au nom de l’art total, et contre le formisme et contre l’empirisme.

Ils dirent au Parnasse :

« Il n’est plus d’arbitraires règles. La forme en soi n’est rien. La forme est la pensée. Quiconque pensera formulera. »

Et de là, la libération du vers, de l’inspiration ; là, proclamé pour tous, le droit de créer, et selon soi-même.

Ils dirent encore :

« Celui-ci chantera son rêve, et celui-là sa vie ; celui-ci sa chimère, celui-là sa simple douleur ; cet autre la nature, et cet autre les hommes. Si le poète peut se passer de tout, tout cependant appartient au poète. Monde des idées et monde des corps, il saura célébrer toute chose créée… mais par le moyen artistique d’une nouvelle création. »

Et les ennemis du Parnasse, aux pontifes de l’Empirisme jetaient ces derniers mots, soudain, comme un défi.

L’art ouvre ses bras tout grands à la vie, mais pour l’étreindre, la faire sienne, pour la réduire à l’art. En lui, vont se joindre, se fondre, se compléter, empirisme et formisme, la vérité et la beauté.

On a trop ri du « Symbolisme » ; d’aucuns en rient encore ; on le jugea sur ses folies. Quand on aura fini d’en rire, un beau jour on s’apercevra que ce fut comme le réveil, un peu trouble sans doute, de l’éternel esprit classique qui accepte le vrai, mais exige le beau.

Cette révolution fut l’œuvre des poètes : eux seuls, hélas ! en bénéficièrent. Le Parnasse perdit le sceptre de la poésie. L’empirisme garda le sceptre du roman. Les suiveurs de Zola, avec tout leur talent, ne firent que prolonger la carrière du roman expérimental. Au lieu de le transformer ils l’« ornèrent ». A des influences lyriques eux et leurs plus jeunes émules durent un souci d’art nouveau. Le malheur fut qu’ils le placèrent dans le détail et non dans la conception. Et que dirai-je du théâtre !

Ainsi les années passent, la crise s’accentue. Trop exploitée, mal exploitée, la matière humaine semble tristement s’épuiser. Romanciers et dramaturges s’inquiètent, cherchent ailleurs, mais au hasard. — Ibsen, Tolstoï et Dostoïevski les dominent, puissants, véridiques et « neufs ». Mais nos auteurs manquent trop de santé pour s’assimiler leur œuvre sans risques. Entre les poètes et eux subsiste la même incompréhension.

Et cependant, aucun ne songe à simplement appliquer au roman, au drame, la simple loi du classicisme, la loi de tout art objectif, humain, qui tient dans cette brève formule :

« Subordonner le plus d’humanité possible à une idée préconçue de beauté. »

Allez ! le roman n’est pas mort, une vaste carrière sûre s’ouvre encore devant lui : la carrière de l’art. Et à ceux qui cherchent un guide, un maître, je dirai :

Il en est un. Mais il vécut si solitaire, si dénué de théories, si absorbé par le culte exclusif de la beauté, que parmi ses contemporains on ne sait lui donner de place.

Romantique il fit vrai, formiste il fit profond, réaliste il fit beau. Il sut donner à chacun de ses livres une vérité différente, une différente beauté, mais une perfection semblable.2 En vain les écoles se le disputèrent ; il fut de toutes et d’aucune ; contre toutes il eut seul raison. Il apparaît dès aujourd’hui le vrai classique, et dont le temps ne fait que commencer encore.

J’ai nommé Gustave Flaubert.

On lit dans la Correspondance à propos de deux livres d’amis, ces paroles9 :

« L’un a le charme et l’autre la force. Mais aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’Art, à savoir : la beauté. Je me souviens d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet ? Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, etc., etc. ? — La loi des nombres gouverne les sentiments et les images et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans. »

J’ai cité cette page au hasard. On en trouverait cent, et de plus significatives, dans l’acte de foi inlassable qu’est la Correspondance de Gustave Flaubert. Il faut les méditer, puiser dans l’œuvre et dans l’exemple de classiques leçons. Car le jour où refleurira la belle concordance des genres — poésie, roman, drame (et ce que j’ai dit du roman s’appliquait au drame, développement et conclusion) — tous se seront soumis ensemble, à l’idée unique, à l’idée suprême de l’art et de la beauté.

Notes sur le drame poétique

Considérations générales

Le XIXe siècle aura vu s’accomplir une révolution dans les lettres françaises. Une poésie lyrique nous est née, a prospéré, large, diverse — et si vivace que, s’étant un moment figée, elle vient de rejaillir encore, d’un flot plus clair. Le roman s’est fondé comme une ville, sur un terrain d’humanité ferme et brûlant, et son actuelle décadence, non définitive peut-être, atteste seulement le prodige de sa prompte et comme immédiate maturité. L’histoire enfin a surgi, lyrique et précise, histoire épopée, histoire science… — et notre paresseuse pensée se plaît à résumer un si multiple effort, en quelques figures nécessaires, maîtresses, pour ainsi dire symboliques : Lamartine et Balzac, Hugo et Michelet ; Stendhal, Vigny, Flaubert ; Taine, Baudelaire, Renan ; quelques autres, lointains ou proches, qui sont à eux seuls, le Roman, la Poésie et l’Histoire. Que si nul parmi eux n’apparaît essentiellement dramaturge, comment n’en pas conclure que le Drame n’existe pas ?

Nous possédons des drames, certes — mais non le Drame et c’est un fait digne de remarque, qu’au cours d’un siècle aussi riche en expériences, toute réalisation dramatique soit demeurée le privilège des esprits moyens. Je dis, « réalisation », car si, depuis Cromwell, les grandes tentatives ne manquèrent point, toutes échouèrent.

Le drame romantique de Dumas, tout encombré de pittoresque, ne put s’aggraver qu’en passant, de la pensée méditative d’un Vigny. Déjà, Hugo répudiait avec l’impératif formel de la tragédie classique, l’humanité profonde d’un Racine, et il construisait arbitrairement, suivant une formule étroite et simpliste, les personnages et l’action ; il ne vit que deux faces à la réalité ; il confondit la rhétorique avec la vie, et sans la poésie qui recouvre ses drames comme un manteau de lierre un mur fragile, nul se fût jamais mépris sur le factice des situations et le vide des caractères. Cependant, Alfred de Musset, prétendant à moins, atteignait à plus. Soustraite à toute préoccupation scénique, sa fantaisie jeune et légère s’épanchait : elle s’accommodait de certaine convention de l’autre siècle, se souvenait heureusement de Marivaux, et soudain, parle miracle de sa seule sincérité, créait dans un milieu de fiction aimable quelques êtres de chair vivante, et, sur un perpétuel gazouillement de comédie, jetait quelques grands cris de passion. Si le théâtre poétique eût dû lever, mûrir, pour de larges semailles, il fût sorti non d’Hernani, mais d’On ne badine pas avec l’amour. Par malheur, Musset fut joué trop tard et passé le moment propice : on n’y goûta que de l’esprit, et son œuvre isolée ne suscita peut-être, et seulement plus tard, que les bluettes de Banville…

Tombèrent Les Burgraves ; en vain la tragédie tenta de revivre en Ponsard. Le Parnasse naissait : il n’y eut pas de théâtre parnassien. Ou du moins, on assista à la lamentable agonie de la formule romantique, atténuée de faux classicisme, exaspérée de brutalisme, suivant que l’employèrent MM. Coppée, de Bornier, Silvestre ou Richepin10. Une rhétorique médiocre avait remplacé le lyrisme ; l’hyperbole n’était plus là, pour étayer les personnages. Comment saluer l’avenir en Cyrano de Bergerac 11 quand tout un passé s’y condense ? N’est-ce pas le dernier éclat du drame romantique français, qui se traîna depuis 1830, sans parvenir à se réaliser dans une œuvre humaine et profonde ?…

Aussi bien le véritable mouvement dramatique eut lieu en dehors de la poésie. Scribe12 donna le schéma de la comédie moderne ; Augier13 la fonda sur l’étude des mœurs et des caractères ; Dumas fils sur la discussion des idées et des lois. Mais ces deux excellents esprits manquaient également de génie, le premier pour échapper complètement aux conventions de psychologie théâtrale de son époque, le second pour animer des hommes vrais, non subordonnés à des thèses. On trouverait encore, un certain nombre de caractères dans Augier ; dans Dumas aucun, sinon ce raisonneur passe-partout qui n’est que l’auteur lui-même, avec son esprit et ses mots. En dépit d’un art incomplet, leur influence fut considérable, et nous trouvons en eux l’origine des deux courants qui envahirent voici quelques années nos scènes et qui y régnent aujourd’hui.

C’est en partant de l’observation « bonhomme » d’Emile Augier, que, le théâtre réaliste s’achemina insensiblement vers l’âpre et profonde vérité psychologique qui fait des Corbeaux et de la Parisienne les deux plus fortes œuvres de la littérature dramatique moderne14.

C’est de la « pièce à thèse » de Dumas, que le drame d’idées devait naître, pour végéter d’abord, puis, enrichi de poésie, s’épanouir loin de la France dans le théâtre Scandinave.

Mais contrairement à Augier, à Dumas, Becque et Ibsen réalisèrent trop pour que leur action fût profitable. Le Théâtre-Libre15 issu de Becque, ne put que déformer son art ; de l’amertume, il dévia vers la « rosserie », du réalisme psychologique vers le réalisme d’aspect et malgré de très curieux essais, il s’éloigna de plus en plus de l’homme. Nous mettrons à part quelques pièces comme Amants, de Maurice Donnay, Amoureuse, de Porto-Riche, les rudes satires de Mirbeau et les fines comédies de MM. Capus, Sée, Renard, Tristan Bernard et quelques autres3 16.

Quant à Ibsen, une déplorable interprétation voulut qu’on imitât ses particularités les plus étranges, et non ses qualités directement humaines ; d’où ce qu’on a nommé le « symbolisme », tendance à priori stérile. — Cependant, en les œuvres de François de Curel17, le théâtre d’idées persista dignement et non sans audace et il faudrait citer telle pièce de Paul Hervieu, les Tenailles 18, où la thèse prend la rigueur d’un problème géométrique et se résout avec la même placable froideur, et plus près de la vie, la Clairière ironique qu’ont signée MM. Descaves et Donnay19, ainsi que les essais balzaciens de M. Fabre.

Ainsi donc, pour en revenir au passé, point de théâtre poétique ; naissance et développement de la « pièce moderne » ; ou bourgeoise, ou mondaine ; pièce d’idées, de mœurs, exceptionnellement de caractère ; des œuvres — et certaines puissantes — point un œuvre : le plus complet de nos dramaturges Henry Becque, vaut par deux pièces seulement. Nous sommes loin de la Légende des Siècles et de la Comédie humaine ! Et à tout bien considérer, on ne voit pas que le théâtre tel qu’on le comprend de nos jours, puisse d’ici longtemps, nous fournir rien de comparable…

En quoi donc espérer, sinon en une profonde révolution dramatique ? Mais d’où viendra-t-elle ? Où ira-t-elle ? Qui la fera ? — Autant de questions qui méritent l’étude : nous y proposerons de prudentes réponses.

Voici plusieurs années, continuant le Théâtre d’Art, M. Lugné Poe fonda l’Œuvre20. Il se tourna vers ceux qui semblaient avoir apporté dans la littérature les dernières nouveautés. La troupe en était diverse, bizarre, composée d’éléments contradictoires, mais mue par le désir commun de rénover la poésie. Mais quelle solitude exigeait une pareille tâche ! et quelle patience, et quel recueillement, ce lyrisme tout subjectif ! — D’entre ces poètes, lequel eût osé affronter l’éclairage brutal d’une rampe, la lourde atmosphère d’une salle remplie, le gros jugement d’un public moyen ? Et qu’eût-il pu offrir à ce public, sinon l’objectivation factice de ses rêves les plus fragiles, la révélation parodique de ses plus secrets sentiments, le travestissement de son âme ?

Le moment était mal choisi ; toute manifestation dramatique se condamnait alors à rester « une exception ». Aussi bien, lorsqu’on ne vit point sur la scène se concréter ridiculement un beau poème, on assista à des tentatives curieuses, mais trop purement littéraires, dénuées d’objectivité, partant de généralité ; ainsi, l’œuvre de Maeterlinck même ne put assez se dégager du livre pour prendre corps en un spectacle ; ainsi telle pièce singulière comme la Lépreuse de Bataille21, demeura plutôt un poème ; et l’art de Maurice Beaubourg22 révéla une sensibilité trop fine pour qu’on ne souhaitât pas en jouir plus solitairement4.

Cependant la poésie nouvelle se formait : clarifiée, élargie, libérée, elle quittait l’allégorie, reniait l’ornementation, et soucieuse, en même temps que d’art, de grande vérité humaine, se rapprochait du monde, d’un pas léger ; elle renonçait à une immobilité stérile ; la course renouvelait sa pensée ; tour à tour eurythmique et brusque, elle s’élançait vers la vie, elle était la vie elle-même. Un moment devait arriver où le lyrisme pur ne lui suffirait plus, où le drame seul serait capable de recueillir sa fièvre, de la multiplier, de la communiquer à des êtres fictifs — bientôt réels. Pourquoi le théâtre nouveau ne fleurirait-il pas sur la nouvelle poésie ?

Or, voici que s’éveille, nullement concertée, dans plusieurs esprits de poètes, que rien ne semblait y prédisposer, une forte vocation dramatique, attestée déjà par des œuvres. Résultat ou coïncidence ? Du moins, ces œuvres les faut-il étudier de près, dans l’espoir anxieux d’y découvrir le germe d’une poésie dramatique à venir, capable de détrôner enfin (le puisse-t-elle !) un réalisme épuisé, mais toujours régnant. Ce sera notre tâche. — Auparavant, un mot encore.

Si, de la nouvelle poésie, un art dramatique doit naître, le pur lyrisme ou la stricte observation ne saurait suffire à le fortement étayer. Romantique ni réaliste il ne peut vivre — mais seulement classique.

Et qu’on ne se méprenne point sur ce mot. Il ne s’agit nullement de pastiche. On nous a trop habitués à considérer le classicisme comme une formule, — au lieu qu’il est une direction. D’Euripide à Sophocle il y a loin, loin de Goethe à Racine, et de ceux-ci à ceux-là, plus loin encore. On ne saurait réduire leur égale et diverse perfection à un « canon » unique et nécessaire. Chacun d’eux, suivant son époque et son tempérament, réalisa son mode classique personnel. Il importe d’en créer d’autres.

Aussi bien, si, quittant le point de vue formel, on veut scruter l’esprit et la structure intime de ces œuvres, que ce soit Phèdre, Alceste, Œdipe, ou Iphigénie en Tauride, on se verra forcé de reconnaître que toutes obéissent à une loi profonde de beauté, que l’on découvrirait pareille, sous l’apparent désordre de Macbeth et de Coriolan.

Avant de travailler à l’ordonnance extérieure de l’œuvre, aux proportions de sa façade (langue, strophes, actes), le dramaturge classique cherche un équilibre intrinsèque entre les éléments d’humanité dont il veut composer cette œuvre. Equilibre tant dans le groupement des êtres que dans la construction psychologique de chacun d’eux. Choix surtout de traits, de sentiments, de gestes, par lesquels chaque personnage apparaisse réellement existant. Classicisme : précision et généralisation concordantes, capables de créer une « vie » et des « hommes » à côté de la vie et de l’humanité ; classicisme — il faut bien le dire : condition essentielle de toute œuvre d’art objectif.

Comment les novateurs n’accepteraient-ils pas de continuer si belle et si large tradition ? Elle laisse à leur inspiration sa date, sa forme, elle lui assure au surplus la durée. Ressusciteront-ils Euripide ou Racine comme au temps d’Athènes ou de Versailles, alors qu’une civilisation les a formés, les baigne, provoque en eux de jeunes pensées, de fraîches visions ?

Tout art, et le plus accompli — ils le savent — reste, par un côté, relatif à l’époque qui l’a vu naître. Et l’art dramatique plus que tout autre, qui se trouve subordonné aux moyens matériels de représentation, de siècle en siècle variables. De ces moyens, il faut cependant tenir compte ; non s’y plier, mais en user. Et ce doit être pour le dramaturge non un empêchement mais bien une ressource. De cette « collaboration » son drame ne sera en rien diminué. L’œuvre dramatique parfaite a deux existences en propre, l’une scénique, l’autre livresque, et qui ne peuvent se faire tort. Toutes deux sont également complètes, définitives, nécessaires. Le temps passé où l’œuvre fut pour la première fois jouée, dans de très spéciales conditions, il faut qu’elle demeure « œuvre d’art absolu » aussi absolue qu’un poème. Elle satisfera à la fois le spectateur moyen de son époque et toute la postérité lettrée.

Ainsi, quelques sujets qu’ils traitent, présents, historiques ou légendaires, les nouveaux dramaturges pourront se prétendre, classiques et modernes, tout ensemble. Etudions-les.

I. Monsieur Bonnet et la Noblesse de la terre

de Maurice De Faramond23

Maurice de Faramond a courageusement entrepris d’établir sa dramaturgie sur la réalité contemporaine. Son tempérament ardent et sensuel n’a point voulu séparer les ressorts profonds de la vie de ses manifestations extérieures. Les mœurs et les costumes l’ont séduit à l’égal des passions les plus secrètes. Il a vu dans l’humanité ambiante, « brute », telle quelle, une lourde matière aussi riche de couleur que d’action. Et soucieux de ne transposer point, il situa ses deux premières pièces dans son propre pays, Albi, ville ou campagne.

Certes, la Noblesse de la Terre et Monsieur Bonnet diffèrent assez pour mériter deux études distinctes. Mais, en dépit de l’apparence, une esthétique unique les régit, de l’un à l’autre drame modifiée et complétée. Et c’est elle qu’il s’agit avant tout de discerner, en rapprochant attentivement les traits épars.

Antérieurement à toute préoccupation artistique. M. de Faramond prétendit évoquer des « hommes ». Il ne se passionna point à l’étude exclusive d’un ou deux caractères, au rigoureux développement d’un seul conflit. Il vit dans la modernité non simplement un cadre, mais presque un personnage, un élément tragique essentiel. Il conçut une humanité sociable, sociale, formée et menée par le milieu. Et il peignit non des hommes, mais des « groupes d’hommes », famille, ferme, village, ville. Il assumait ainsi un art de groupement et d’harmonie — non de ligne et de déduction5. Voilà son originalité fondamentale.

Les personnages de M. de Faramond sont viables. Il n’en fit point des entités, ni des héros. Il composa leur figure avec une âpre précision, un soin minutieux de réaliste. Tous les traits psychologiques, tous les tics, tous les gestes furent par lui scrupuleusement choisis, pour particulariser des êtres dont nul ne ressemblât aux autres. Il leur donna une apparence et une intimité, et aussi une sorte d’ardeur vitale, puisée à chaque instant dans ce qui les entoure. La terre, un jour, parla par eux. Et ce jour-là, on salua un sens neuf du dialogue, précis, coloré, raccourci.

Au reste, les personnages de la Noblesse de la Terre, ne faisaient que vivre, sans plus. Le poète nous les montra dans leurs occupations quotidiennes, dans leurs joies ordinaires, dans leurs naturelles douleurs. Ce fut moins une pièce qu’une série de tableaux d’une réalité si simple et si profonde que, dépassant le réalisme, ils atteignaient à l’épique parfois. Harmonieusement groupées, les fileuses, jeunes et vieilles, craignaient et déploraient la guerre. Le facteur annonçait la mort du fils : la fiancée en apportait l’horrible nouvelle aux parents. La fille, peinant à la terre, grisée d’été, « faisait le mal », comme une bête ; le père et le séducteur se la disputaient âprement. Et les voisins, en chœur parlé, trouvaille entre toutes heureuse, soutenaient de leur rude avis le vieux fermier : « Tiens bon, Sans-Quartier ! tiens bon ! » Il y avait dans ces tableaux indépendants, comme une disposition de fresque, comme une allure de « tragédie », dans le sens le plus noble et le plus plastique du mot : la vie, simplement ; rires, larmes, instincts, colères…

Certains, se montrèrent surpris de l’absence de lien entre les parties. On voulut en imaginer de secrets, oubliant que le poète les avait faites volontairement successives, pour illustrer l’idée centrale de la Noblesse de la Terre. Cette idée certes était vague, mais ample, capable d’enfermer un monde d’émotions ; moins une idée qu’une atmosphère, ou bien un protagoniste invisible, toujours présent.

Le spectateur, ému par de simples et larges scènes, eût pu ne pas s’inquiéter de l’intention idéologique secrète, se bornera à la ressentir… — si par une maladresse fâcheuse, l’auteur, soudain, n’avait voulu la « formuler ». Elle faillit bien nous gâter le pittoresque lyrisme des personnages, lorsque, par leur bouche rustique, elle s’exprima ! Ils n’étaient point des héros, je l’ai dit, mais des hommes — à la plus grande louange de M. de Faramond. Comment eût-on accepté d’eux une parole de « pensée » ? La réalité purement humaine est capable de lyrisme, et non pas d’abstraction ; entre les deux il importe que l’on distingue. — L’idée en fut d’autant plus remarquée. On chercha à la suivre ; comment l’eût-on suivie ? elle n’était point développée, mais diffusée comme une lumière épandue ; on ne comprit pas. — Mais puisqu’il n’y avait rien à comprendre ! puisqu’il n’y avait qu’à sentir, qu’à se passionner !… Le mot était dit ; nous le regrettâmes.

Et voici que Monsieur Bonnet, œuvre plus aboutie dans deux actes au moins, de tenue verbale presque parfaite — sans de ces accrocs ingénus qui avaient pu susciter des rires, — se diminue du même fait : l’abstraction. Cette fois, Maurice de Faramond, sans cependant renoncer à son esthétique « harmoniste », voulut « construire ». Chaque acte évoquant un milieu, existerait en soi, mais fortement uni aux autres. Une trame, une intrigue6 motiverait les groupements, éclairerait les caractères, ceux-ci développés, non plus seulement présentés. Union de la forme scénique traditionnelle à la conception novatrice ! la belle et périlleuse tentative ! M. de Faramond est un audacieux.

Il imagina, ou choisit, un fait-divers tout simple mais fécond en conflits tragiques : l’enlèvement de la fille du boucher Victor par un jeune professeur de philosophie, M. Bonnet, fils du plus puissant bourgeois de la ville. Tout gaieté, franchise, couleur, le premier acte, en tous points réussi, exposait la tragi-comique aventure. Sur la place, la ville entière rassemblée, par ses avis divers, se révélait. Entre le boucher et le vieux bourgeois, jadis unis de liens intimes, la lutte commençait ; l’un défendait sa fille, l’autre son fils ; il n’y avait encore rien que d’humain.

Le deuxième acte nous montrait alors les deux amants réfugiés dans le Rouergue, exclus de la société, rêvant de se recréer, par l’effort, une libre vie sociale : idée qui pouvait s’exprimer avec simplicité et passion. Pourquoi M. Bonnet se lança-t-il soudain dans une tirade toute abstraite ? Pourquoi soudain, apparut-il, sans que rien nous y préparât, comme un homme de génie ? Rien de plus dangereux à peindre au théâtre que le génie, que le génie en plein travail agissant, découvrant, créant. M. de Faramond, qui nous avait habitués à des personnages de vie moyenne, nous surprit, nous froissa dans toute notre logique, en nous présentant (sans préparation, je le répète) une « exception ».

M. Bonnet, dans l’admirable troisième acte, devait redevenir humain. C’est qu’il l’était foncièrement, profondément, comme tous les autres personnages, tant que l’« abstraction » ne venait pas le déposséder de lui-même ! La réunion des bourgeois chez M. Bonnet père, d’un lyrisme caricatural, l’explication avec le boucher, le grand conflit de père à fils, tout cela attendu, prévu, nécessaire, nous sembla plus que de la « comédie moderne » au sens accoutumé du mot ; une sincérité, un mouvement nouveau emportait l’action devenue presque poétique. Et jusqu’ici, malgré la « révélation » du second acte, le sujet se déroulait donc nécessairement, en parties vivantes et bellement équilibrées, le sujet « humain » s’entend. Pourquoi l’auteur, lui, en avait-il un autre, de derrière de tête ? — Le fils cédait ; il abandonnait sa maîtresse : là eût pu s’arrêter le drame…

Mais M. de Faramond prétendit poursuivre arbitrairement, guidé par la seule « abstraction », par le « génie » conféré au jeune professeur, par l’idée préconçue d’une immanente justice… Et ce fut, dix années après, la promenade de M. Bonnet, devenu ministre, dans le nouvel Albi fondé par celle qu’il abandonna, et grâce à son « idée » prospère. Rencontre, souvenirs remués, attendrissement. Or le boucher survient, et — un peu tard — se venge. — Pourquoi M. Bonnet est-il devenu ministre ? Pourquoi les Victor ont-ils si merveilleusement réussi ? Ce sont là deux postulats, dont la gratuité, acceptable au début d’un drame, ne peut l’être au beau milieu, avant la conclusion.

En ce point précis, l’harmonisation originale de M. de Faramond a dévié de la route logique qu’il semblait s’être imposé de suivre en construisant son second drame. Il devait se laisser guider par une nécessitation implacable, la seule qui puisse satisfaire l’esprit infiniment délicat de nos spectateurs. Car, de la forme périmée de notre tragédie classique, il subsiste un principe que nous ne pouvons répudier : celui de l’évidence rationnelle dans l’enchaînement des caractères et des faits.

M. de Faramond, nous en avons la certitude nous donnera un jour l’œuvre définitive, par laquelle s’imposera la nouveauté de sa noble formule. Le premier, notons-le, il aura tenté d’infuser le lyrisme à la réalité moderne, au moyen, non d’une généralisation abstraite, mais de la précision et de la saveur des détails, du mouvement et de l’accent des dialogues. Sa première pièce révélait une esthétique unanimiste, et un don merveilleux de créer de la vie. La seconde une pleine possession de la langue, et le courageux désir de joindre la logique à l’harmonie. S’il n’y parvint point tout à fait, la faute en fut à l’idée pure qu’il ne soumit pas à l’humain. Il échappera bientôt à ce reproche7. En ses premiers essais je distingue tous les éléments d’une œuvre complète ; il ne lui faut que judicieusement les choisir,

II. Le cloître24 d’Émile Verhaeren

Il n’est pas de plus belle carrière poétique que celle de M. Emile Verhaeren. Son génie se développe suivant une ample et vivante nécessité et la filiation de ses œuvres se trouve exempte de caprice, de désir d’étonner, en un mot, d’artifice. Ce fut entre tous un « tempérament », respectueux de l’art, mais le subordonnant à son élan lyrique, capable de toutes les audaces par instinct, aimant même à voiler sa profonde raison de cette naturelle inconscience. Tempérament lyrique, épique, dramatique ; il semble qu’un drame se joue sans cesse en lui, qu’un conflit sous-jacent suscite la violence des gestes, l’ampleur du vers qui fauche, l’âpreté des phrases, des mots, qui se heurtent, se cabrent et s’exaspèrent. Il ne peut pas ne pas prendre à parti quelque chose, telle idée ou tel sentiment, la Ville, la Civilisation, la Loi, au nom de quelque idée ou sentiment antagoniste, la Nature, le Juste, le Beau : voilà certes tous les dons d’une sensibilité tragique. Et nous pourrions nous étonner de n’avoir pas vu plus tôt M. Emile Verhaeren aborder le théâtre, si nous n’avions le sentiment que la forme lyrique suffisait à son expansion et que le ton personnel de ses invectives semblait lui interdire de prêter sa voix à d’autres que lui-même.

Aussi bien, avant le vrai drame, dans la troisième partie de sa trilogie poétique, M. Emile Verhaeren tenta une œuvre intermédiaire, qu’il y aurait mauvaise grâce à considérer comme une tragédie. Le poème des Aubes 25, pour être dialogué, n’en reste pas moins poème. Nous voici en présence d’un ample développement d’épopée, sans heurts, et presque sans conflits. Il y a, non pas « nœud », mais « déroulement » tragique, sans cet intérêt de détails qu’on trouve dans la fresque rustique de M. de Faramond. On ne voit guère ce que cette œuvre gagnerait à être exposée à la scène. Beaucoup de bons esprits, induits en erreur par la forme, ont été injustes pour elle. Le Cloître est bien le premier drame de M. Emile Verhaeren.

Drame de pensée, d’humanité de psychologie. Le lyrisme ne vient qu’ensuite et c’est presque lui qu’on réprouve ici. Le sujet ? En dépit d’une parfaite précision, il est multiple : mais tout en lui concourt au même but, et en cela réside sa profonde richesse. — D’une part, un couvent, image de la société, où luttent les forces héréditaires et les instincts nouveaux : du mysticisme ou de la science, lequel l’emportera ? — D’autre part, Balthazar, espoir du très noble prieur, représentant dernier d’une haute lignée, que le remords a jeté dans le cloître, que le remords y poursuit, en rejette. Balthazar a tué son père jadis : le prieur l’accueillit pourtant, lui accorda l’absolution, et découvrant au fond de lui les grandes qualités ancestrales, il rêva d’en faire son successeur. Mais Balthazar, malgré dix ans de pénitence, ne peut apaiser en soi le remords : à la suite de la confession tragique qu’il a reçue d’un criminel, auquel il conseilla dans sa justice née, d’aller se dénoncer, il se sent tourmenté : il n’a pas expié son propre crime ; un autre à sa place fut tué ! le désir le brûle d’avouer à la face du monde. Mais le pardon de Dieu ne lui suffit-il pas ? — Enfin le Prieur l’autorise à se confesser devant le chapitre ; admirable exemple d’humilité, puisque le parricide eût pu se taire. Or, ce récit, au lieu de transporter d’extase les Moines, réveille en eux jalousie, haine, envie, et le Prieur en vain leur impose silence ; le moine Thomas, homme actif, cupide, rusé veut l’anéantissement complet de son rival. — Qu’il laisse Balthazar s’anéantir lui-même ! Le repentant ne peut se satisfaire de la pénitence ordonnée ; son crime le dévore encore. Sur l’ordre inspiré de Dom Marc, son jeune ami, qui est tout sainteté et prière, il se dénoncera aux juges de la terre ; en plein office, devant le peuple assemblé, il crie son crime. On veut le faire taire, on le frappe, on le chasse. Il ne s’est point contenté du pardon de Dieu ; il a jeté la graine de scandale dans l’inviolable couvent ; il est damné. Et, victime de quoi ? — de son orgueil ou de sa foi ? — il emporte avec lui le reste de cette aristocratique puissance qui dominait le Cloître ; Thomas, en prendra dans ses mains les destinées futures, plus temporelles.

A ce sujet la plus belle rigueur déductrice préside. Il se développe amplement d’acte en acte, dans une continuelle pénétration des deux éléments dramatiques ; le cas particulier de Dom Marc, drame de conscience ; le sort du Cloître, drame de mœurs et de réactions psychologiques. Tout au plus, souhaiterait-on entre le deuxième acte et le troisième, de la confession à la résolution nouvelle de Balthazar un lien plus fort. Là, une sorte d’arrêt et de reprise interrompt la superbe coulée de l’action. Et tout au plus préférerait-on un dénouement moins brutal, d’émotion moins extérieure ? Les clameurs inopinées de Balthazar ressemblent peut-être trop à un coup de théâtre ! Balthazar est lui aussi un dramaturge. Mais n’est-ce point précisément un trait de son caractère ?

Car les critiques, et ceux-là mêmes qui sentirent la netteté de vie psychologique des comparses, dénièrent au caractère de Balthazar toute vérité et toute logique. Au milieu des autres figures taillées franc, dans un seul bloc, le Prieur juste, doux, tant que la fierté de l’Ordre n’est point menacée ; Dom Militien, de noblesse compatissante ; Dom Marc, d’ardeur juvénile, d’amour mystique où dérive naïvement une sensualité malade ; d’intuition sûre et pure, équitable, en dépit même de sa mysticité ; Thomas, de combativité sourde et sanguine ; Idesbald, tout impuissance et tout aigreur ; se dresse plus nuancée, plus obscure, plus complexe et supérieure, la figure de Dom Balthazar. Qui démêlera qui précisera les raisons de sa conduite ? Qui dira quelle part de remords, quelle d’orgueil, quelle de foi, quelle de folie entrent dans sa curieuse personnalité ? De cet ad libitum, les plus grands créateurs sont seuls capables : Shakespeare, Dostoïevski. Ils ne se soucient pas de réduire un être à une formule. La logique d’un être est chose sublime ; il y a plus sublime qu’elle : ce mélange, ce dosage, cette trituration, cet inconnu qui fait le héros plus gonflé de possibilités, à mesure que s’efface sa vérité trop évidente.

Pourtant, une restriction s’impose ici. Le langage de Balthazar ne suit pas tous les plis de son âme : il est souvent trop déclamatoire, trop tendu. Et le même reproche s’applique aux autres personnages. La différenciation objective de chacun d’eux est absente non de ce qu’ils disent, mais de la forme dans laquelle ils le disent. Les douceurs illuminées de Marc, les précisions de Thomas, la bonhomie de Dom Militien et la gravité du Prieur, les combats intimes de Balthazar se devinent — ne s’entendent pas. C’est toujours l’auteur qui parle, avec les rudesses, les à-coups, le martèlement que nous admirons dans ses plus personnels poèmes ; il sent, crée des êtres, mais parle pour eux. Et non dans tout le déploiement de son lyrisme. Restreint à une atmosphère spéciale, celui-ci s’exerce durant quatre actes sur les mêmes images mystiques : flammes, anges, incessantes fulgurations. Ce n’est pas la moindre raison de l’apparente monotonie de cette pièce, si variée cependant dans la rectitude de sa ligne tragique. Là, et là seulement surgit le romantisme, et c’est une curieuse contradiction entre la construction admirablement sensée, réfléchie, « classique » du drame, et la flambée artificielle de telle tirade — celle de la confession, entre toutes, où le souvenir pompeux de Hugo nous trouble au plus fort de l’émotion :

On meurt debout dans ta famille.

Oui ! nous pûmes le constater, ce que nous admettions à part nous, à voix basse, nous choqua, clamé haut, dans une salle de spectacle : l’abstraction de certains dialogues, l’audace de certaines images, leur répétition. Rien ne peut éclairer davantage le dramaturge que l’extériorisation de son œuvre : par là elle le quitte, se sépare de lui : il est spectateur, il la juge ; cela pour déplorer l’attente prolongée que subissent de jeunes auteurs, qui, faute d’une expérience, se tromperont longtemps et tenteront en vain.

Des chroniqueurs épilogueront tout un mois sur un cas de psychologie conjugale, ou sur une théorie sociale. Mais qui s’attaquerait aux multiples pensées que suscite à l’esprit le souvenir du Cloître ? D’aucuns y voudraient voir une transposition de l’« Affaire ». D’autres y découvriraient la satire de l’hypocrisie. Certains y liraient les plus graves pensées aristocratiques de Nietzsche : morale des maîtres, morale des esclaves ; les maîtres perdus par orgueil et par dégénérescence des instincts supérieurs ; les esclaves dans la pire subordination s’élevant à un affinement spirituel redoutable. Mais rien de cela n’est dit, et de cela le théâtre ne doit rien dire ; tout cela est en germe, dissimulé, agi… — et encore supprimerait-on volontiers, sans appauvrir l’ouvrage, certaines déductions qui allongent inutilement le dialogue…

Voici du moins, du poète Emile Verhaeren, non un poème, mais un drame. Non romantique, mais « classique », dans l’esprit sinon dans la forme. Nous saurons désormais quelle souveraine raison, se cachait sous tant de poèmes effrénés. Et nous nous réjouirons de voir par là se compléter encore l’image d’un maître qui fait tout à son heure, simplement8. C’est là une grande leçon qu’il nous donne.

III. Phocas le jardinier26 de Francis Viele-Griffin

Celui qui entreprendra d’écrire l’histoire littéraire de ce temps, avec le recul nécessaire et une impartialité dont nous ne sommes pas encore capables, croira sans doute avoir caractérisé indélébilement le symbolisme, quand il aura posé chacun des écrivains qu’on a coutume d’y ranger, comme un champion de l’individuel à tout prix et du plus personnel lyrisme. Francis Vielé-Griffin n’échappera point à cette qualification, et reconnaissons-le, nombre de ses poèmes, qui ne sont pas les moins vivants, semblent avoir jailli naturellement de son âme, certains irrésistibles comme un cri, presque tous ondulant d’une sorte de palpitation organique. Mais à le juger exclusivement sur des pièces d’expansion toute spontanée, on fera tort à une autre partie de son œuvre, par laquelle précisément il s’oppose aux poètes de son école, et même à l’esthétique subjective qu’il a tenté avec eux de régénérer.

Dès la Chevauchée d’Yeldis, le premier en date de ses contes27, comment n’a-t-on pas reconnu dans les personnages allégoriques que si gaiement il dessinait, plus que la projection artificielle d’un sentiment ou d’une idée, d’un « état d’âme » comme on disait alors, au temps de l’Ennemi des Lois et du Jardin de Bérénice 28 ? Comment ce goût de conter pour conter, de faire vivre distinctement des figures distinctes, diverses, n’a-t-il frappé personne après la lecture d’En Arcadie, de Swannhilde, de Wieland, de l’Amour Sacré, de Παλαι 29 ? Le porcher, Yeldis, le chevrier, Pindare, Lassos d’Hermione, Sainte Julie, Sapho, ces êtres aimants, souffrants et pensants sont-ils simplement des « symboles » ? Ne le sont-ils pas par surcroît ? S’ils parlent souvent au nom du poète pouvez-vous à certains détours, n’avoir pas perçu, déchirante, l’inflexion de leur voix véritable ? Ne les avez-vous jamais vus prendre forme, se détacher du livre et de l’auteur ? Devant l’œuvre lyrique d’un Mallarmé, d’un De Régnier, d’un Moréas, d’un Van Lerberghe30, si unie, si refermée sur elle-même, je crois qu’il n’y a rien à ressentir hors du poète. Et ce n’est pas l’originalité la moindre de Francis Vielé-Griffin, que ce goût tout classique pour une forme d’art objective, dans un temps, dans un groupe où régnait un subjectivisme absolu. — Le poète ayant pris conscience de soi ne s’abîme pas dans son propre culte ; il aspire à sortir de lui-même, à se fuir, et je vois là le secret de la grandeur d’un Racine. A une époque où le théâtre eût dominé les autres genres par la noblesse de son ton, la délicatesse de son essence, je prétends que Vielé-Griffin n’eût pas écrit des contes, mais des drames et qu’ayant composé un drame, ou plutôt une tragédie familière, Phocas le Jardinier, il ne l’eût pas désignée comme il fit, sous le nom d’« essai psychologique », modestement. Phocas n’en existe pas moins, et si nulle scène encore ne l’accueille, il importe pourtant, et d’autant plus, d’en tenir compte ici — où je voudrais montrer comment, tout en demeurant poème, il s’achemine doucement vers la scène ; comment il ouvre une voie neuve à l’art lyrique et dramatique de demain.

On confond trop souvent, sous le mot tragédie, l’art sacré, total, populaire, l’art de « plein air » — il faut bien le dire — des Grecs, avec l’art créé par Racine, art nuancé, discret, subtil, art « en dedans » qui ne s’adresse qu’à l’élite. Quand je prononce le mot de tragédie à propos de Phocas, c’est à Racine que je songe, c’est à la tragédie française ; tandis que l’effort théâtral d’un Claudel ou d’un Faramond m’apparaît plutôt hellénique. De ces deux tentatives toutes deux également nobles et légitimes, pour rénover la scène par la poésie, la première — la tentative racinienne — a chance de trouver plus tôt que la seconde, son public, car elle le souhaite en petit nombre. Mais ce public déjà existe ! c’est le même qui au Théâtre Français, sait se plaire à Bérénice ? Pourquoi le Théâtre Français ne joue-t-il pas Phocas le Jardinier ?

Un homme simple, laborieux, honnête, bon chrétien, tiède chrétien, parvenu à l’aisance, songe, comme on dit, « à vivre sa vie ». Il aime une païenne, Thalie. Pour elle, non, il ne reniera pas sa foi. Mais c’est un accommodement qu’il cherche. Ira-t-il à elle, n’ira-t-il pas ? Il hésite ; son âme indécise contient tant d’anciens devoirs mêlés aux tentations de la vie. Il plie sous le fardeau de son passé. Ira-t-il ? — Le diacre Johannes, chrétien farouche, chair maigre vouée aux fauves du cirque, âme fascinée, entre par hasard chez Phocas. Il se rit de son luxe, de l’embourgeoisement qui menace l’ancien jardinier. Mais quoi ? Le Christ interdit-il la joie ? Phocas se révolte, il s’apprête, il part, en costume de fiançailles, et Christ est avec lui. — Hélas ! On proscrit les chrétiens, et non seulement les forcenés, mais les paisibles, ceux qui rendent à César ce qui lui est dû. Un décurion interrompt Phocas dans son rêve : Phocas est sur la liste des martyrs. — Phocas pourrait s’enfuir ; il s’est fait passer pour le maître de l’esclave Phocas, par un subterfuge innocent ; les soldats, ivres de son vin, s’endorment, car il a donné sa parole que Phocas serait bientôt là. Mais Phocas ne peut pas échapper à sa destinée, à la destinée que lui a faite son vieux père ; il n’a pas la force de vivre pour soi. Phocas se sacrifie par devoir, par faiblesse, par lassitude, sous le poids d’une foi en laquelle, hélas ! il ne communie plus guère. La vraie parole, la parole de vie, il la lègue à Glaucos, le petit aide jardinier ; celui-là du moins saura être libre, peut-être ?… Lorsque Thalie, prévenue trop tard, accourt pour sauver Phocas, Phocas succombe sous l’épée d’un soldat, dans le délire de son lâche courage.

Si l’objet du théâtre est de nous présenter des caractères, Phocas a toute la variété, toute la complexité de traits requise ; il ne s’avance pas au devant de nous tout d’une pièce comme une figure poétique ; même, s’il encourt un reproche, c’est celui d’une trop grande complexité. Mais est-ce à un public lettré, choisi, sensible aux détours subtils de l’âme de Bérénice ou d’Andromaque, de bouder si rare plaisir quand par hasard on le lui offre ? — Si les caractères dits de théâtre doivent se montrer à nous, se dérouler, se développer devant nous en action, dira-t-on que Phocas se tient sur la scène immobile, quand l’indécision le porte sans cesse de droite à gauche et réciproquement, quand les incidents du dehors l’abordent au plus tendre de l’âme, le font sans cesse dévier, réagir, et subir ? Qu’il y ait quelque lenteur dans les deux premiers actes du drame, soit ! mais faut-il s’en plaindre, et la brutalité des drames de M. Bernstein31 a-t-elle déjà perverti les spectateurs, au point qu’ils ne puissent goûter une action faite de nuances, et se laisser conduire doucement au faîte du drame, où ils ressentiront d’autant mieux le grand vertige, le vertige tragique, qu’ils y seront montés plus doucement ? Ceux qui ont mission de trancher, sur le fait de savoir si tel ou tel ouvrage « est ou n’est pas du théâtre », ceux-là mêmes ne peuvent pourtant dénier cette qualité au dernier acte de Phocas, où la menace du martyre, l’espoir du salut s’entrechoquent, où Phocas, le Décurion, Glaucos, les soldats, l’absente Thalie concourent activement, dans un mouvement sans répit, à une émotion proprement tragique, mélo-dramatique dirais-je, si ne dominait leurs démarches, la faible et belle figure de Phocas. Un acte d’action extérieure ne suffit pas à nos critiques ! Il a suffi longtemps dans la tragédie française. Tant pis donc !

Cela aussi est du « théâtre » — et les monologues même dont on regrette ici l’abus. Phocas s’explique, Phocas dans l’abandon d’une causerie familière avec lui-même, se peint sans complaisance, sans éloquence factice, sans éclat. — On tolère encore le monologue, à condition que le personnage se campe face au public, Hernani ou Ruy Blas et joue son air le plus brillant, le plus sonore. Le monologue familier, naturel, l’afflux aux lèvres des simples pensées que l’esprit à part soi remue, le théâtre moderne ne l’admet point, dit-on ! Il est urgent de rendre aux personnages le droit de se confesser devant le public ; que si l’acteur désormais y répugne, il n’est point assez grand acteur. Et qu’on n’objecte point encore, qu’en outre du poème intime de Phocas, exprimé par Phocas lui-même, qu’en outre de la figure de Phocas, il n’y a rien ici. Relisez avec attention les répliques de Glaucos, du centurion, des soldats, vous constaterez en chacun l’ébauche d’un caractère — un caractère à son plan, sans doute, et qui n’empiète pas sur le héros, un caractère secondaire, mais non pas conventionnel ; admirez comment la rudesse, l’humanité, le sentiment de la discipline, la reconnaissance sont dosés dans ce brave homme de Décurion, et la qualité de fraîcheur qui marque les moindres paroles de Glaucos ; or ces caractères-là, c’est dans l’action seulement qu’ils se montrent, dans la plus vive action…

Des qualités dramatiques ? Mais ce petit ouvrage en fourmille, dont je n’ai pas dit la grandeur, la portée, l’intime rayonnement. Est-il assez proche de nous ! On y entre comme dans la maison d’un voisin, porte à porte. — Mais je ne me laisserai pas détourner de mon dessein présent, pour louer de Phocas la valeur poétique, telle ici, telle au théâtre, (si quelque jour on l’y admire) qu’elle se montrait dans la Clarté de Vie ou dans Plus Loin, Il me semble plus important, oui ! de première importance, d’attirer l’attention sur la forme, sur la miraculeuse souplesse de la forme qu’on ne peut pleinement goûter qu’à la lecture à haute voix. Et c’est bien ce qui rend plus déplorable encore l’ostracisme scénique que doit subir ce drame, précisément le plus capable d’imposer aujourd’hui à l’oreille des spectateurs une prosodie neuve, alerte, vivante, scandée par le souffle même, élargie par l’émotion, une prosodie qui est en fait, en même temps qu’une stylisation de la parole, une parole ! Oh ! la légèreté de cette strophe dialoguée :

Phocas

Glaucos !

Glaucos

Qu’est-il, maître ?

Phocas

Dis-moi, tu as donc vu Thalie.

Glaucos

Je te l’ai dit. Je crois… peut-être ?

Phocas

Voyons, qu’en as-tu pensé ?

Glaucos

Je n’ose.

Phocas

Je te permets d’oser.

Glaucos

D’abord, maître, une chose :
Est-ce ma pensée mienne qu’il faut dire
Ou ce que j’en pensais pour toi ?

Phocas

Dis l’une et l’autre,
Nous verrons après si tu dois pleurer ou rire.

Glaucos

Pour toi donc, maître, j’ai pensé :
Ô belle fille blonde
Vous m’avez plu dès que je vous ai vue
Plus qu’aucune chose qui soit au monde,
Je vous épouserais demain — ce soir
Si vous n’adoriez Saturne et Cybèle
Ou si j’adorais Vénus sans y croire
Donc selon mon strict devoir
De bon chrétien.
Je veux oublier que vous êtes belle.

Phocas

Et pourquoi pensais-tu ainsi, gamin ?…
Etc..

Et le son pathétique de la rêverie de Phocas creusant sa tombe avant l’aurore :

Comme la nuit est calme et sans émoi.
Comme on a honte de vivre
Et qu’il fait bon s’en aller sans retour.
Et sans révolte
Vers l’infini qui sourit et délivre.
Souvent j’ai retourné cette terre noire
Sous les étoiles d’avril dès le soir,
Ainsi,
Dormant à travers le jour lourd
A rêver des récoltes.
Ce soir, je creuse joyeusement ma couche
Car le fruit de la vie est amer à ma bouche.

Ces deux exemples suffiront. Le vers-libre commande le geste, le vers-libre crée le mouvement, le vers-libre est par essence, dynamisme, action, drame. La principale vertu dramatique de Phocas, c’est bien sa forme. Si on en doute encore, qu’attend-on pour tenter l’épreuve ? Craint-on de discréditer le vers romantique à rejets, ce monstre usé, qui n’est plus désormais ni vers ni prose ? Attend-on du vers classique intégral la restauration de la tragédie ?

Quoi ! ressusciter la mort par la mort !

Si renaît la tragédie discursive selon Racine, pour s’adresser à une élite cultivée, elle n’en devra pas moins repousser le passé, les moyens et les formules du passé, trouver en notre temps des moyens analogues. Les moyens neufs de cette tragédie, Phocas le Jardinier nous les offre. Libre à l’auteur en d’autres œuvres, et libre à nous, de réduire la part de la poésie pure, d’accentuer les poussées alternatives de l’action, — mais non de renier le dynamisme lyrique sous-jacent dont est né le présent ouvrage. La poésie a épousé le drame ; elle ne peut plus le quitter ; elle l’étaie, elle le soulève ; elle l’informe par le dedans. Laissons Phocas le Jardinier. Il ne s’agit pas ici de faire admirer l’œuvre charmante et profonde d’un grand poète, mais de montrer tout le profit que poètes et dramaturges, et Vielé-Griffin lui-même, pourront retirer, s’ils le veulent, de cette juste admiration.

IV. Le roi Candaule32 d’André Gide

Pour écrire du Roi Candaule, l’amitié pourrait me gêner si l’auteur n’était mon ami pour cette raison, entre cent, qu’il écrivit le Roi Candaule. J’ai assisté à la genèse de cette œuvre, j’en ai salué le progrès et l’achèvement, suivi la réalisation sur une scène : j’en dois savoir parler mieux que beaucoup. Et puis, que ceux qui croiront de ma part à de la complaisance ou de l’aveuglement, y croient ; cela n’importe. Je m’abstiendrai de toute louange qui ne constate, commente, éclaire.

La fable, ici, ne déguise pas une idée, — une thèse, encore moins. Qu’elle suscite des idées, c’est autre chose, et là-dessus je reviendrai. En vain donc, s’inquiètera-t-on de ce que l’auteur voulut dire. Comme si l’œuvre d’art jamais ne devait être que la mise en valeur artistique d’une opinion !

Mais, rien non plus ici ne déguise la fable, nul ornement, nulle variation. On imagine l’exquise fantaisie que sur un semblable sujet, Banville, par exemple, eût construite, fragile, rien que de rimes, d’images, d’agrément. L’histoire de Candaule, ah ! le joli prétexte ! Comme si la beauté des mots ne risquait rien à quitter la pensée ! Pour moi, je ne sais guère de plus harmonieuses phrases que celles de ce premier acte royal où s’expose l’action ; mais je défie qu’on m’en montre une qui résonne « gratuitement ». Au reste, blâma-t-on assez la nudité des autres actes ?

Ici, la fable veut par elle-même valoir, et cette chose seule importe : « Comment Candaule, roi de Lydie, en vint à donner Nyssia, sa femme, au malheureux pêcheur Gygès — et ce qui en résulta. » J’ai dit « comment » et le souligne. Par ce seul mot, la fable d’Hérodote33 va cesser d’être fable, et conservant son charme prendre sa vraie valeur. Il faut encore qu’elle surprenne, il faut surtout qu’elle s’impose. L’arbitraire y doit devenir nécessité, logique humaine, et cela par le seul jeu de quelques caractères. En présence de la légende, les grands classiques n’agirent jamais autrement, et c’est d’une beauté classique que rêva l’auteur de Candaule du reste.

Que d’abord soient mis en présence tous les éléments de l’action, et rien qu’eux : un événement et des êtres. Que cet événement, fortuit ou volontaire — postulat premier de la tragédie — donne comme l’élan à ces êtres fictifs — dont chacun n’est encore qu’un postulat en outre. Mais que par cet élan unique, et que le dramaturge n’a plus le droit d’aider, ces êtres se montrent, se créent, atteignent jusqu’à un paroxysme d’action, celui précisément que prémédita le poète et qui sera suivant le cas un dénouement, ou bien un centre… Et dans ce second cas que, sans intervention étrangère, la crise se résolve et l’action se ferme fatalement. Car la tragédie sera close : une simple anecdote, développée en toute logique devra pousser à bout, épuiser chaque caractère, au point que le rideau tombé, on ne désire plus rien d’aucun d’eux ; et en retour quelques caractères choisis, par simple contact réciproque, devront complètement et exclusivement, vivre l’anecdote posée.

Le banquet est servi ; Candaule, lyriquement s’explique : Nyssia se tait surtout : Gygès paraît et frappe. Mais dans ce premier acte il y a déjà tout Candaule, Nyssia toute, et tout Gygès — eux et point d’autres. Car aussi, par un sacrifice classique à l’économie de l’action, voici les seigneurs de Lydie, semblables en cela aux confidents du grand siècle, n’exister strictement ici, qu’« en fonction » des protagonistes, par eux, pour eux. Et la bague trouvée, et déchaîné Gygès — péripéties initiales — ils s’enfuient « sous la table », on n’a plus besoin d’eux.

Alors le drame se dépouille : il vivra tout entier sur les « avances » de l’exposition. Ah ! nulle crainte qu’il s’égare : la lumière le suit. Nulle crainte qu’il languisse : il partit avec des réserves. Etant donné l’anneau, la beauté de Nyssia, Candaule généreux et Gygès impulsif, que pourrait-il arriver d’autre au cours du second acte, quoi de plus important ? Dans sa nudité simple et sûre, et pleine cependant, je vois comme un maximum nécessaire. Il a son but, à son but il s’arrête. Mais ce but dépassé n’était-ce pas une autre action ?

Aussi bien, par un sacrifice nouveau, l’auteur s’imposa dans le dernier acte, de simplement « liquider » l’action : parce qu’il faut que ça finisse. Brièveté toujours logique où, quand même, les caractères s’indiquent jusqu’au bout, jusqu’au mot impudique d’une Nyssia émancipée :

Archelaüs, ce soir, nous aurons des danseuses.
jusqu’au brutal,
Recousez-le !

de Gygès, époux, ennemi et maître. On ne peut plus douter de leur attitude nouvelle vis-à-vis l’un de l’autre, non plus qu’au cinquième acte de Britannicus des réciproques positions de Néron et d’Agrippine. La belle leçon de « dessin » !

Racine dessinait d’abord ; mais peignait tout de même ensuite, encore que de couleurs discrètes et lavées. Autour des faits solidement et subtilement combinés, il répandait son éloquence modérée, exquise et lente ; la pureté de la trame sous la pureté de la langue transparaissait ; ce lui était du moins un voile. Ce voile discursif, l’auteur du Roi Candaule a prétendu le rejeter. C’est la première nouveauté de sa tentative. Il a rêvé de conférer aux simples gestes, aux naturelles attitudes, aux actes francs de ses héros, une beauté inhérente capable de se suffire à elle-même. Il a soigneusement évité, du moins dans la partie dramatique de l’œuvre, toute analyse ou commentaire. La tragédie française n’avait guère encore été que parlée. André Gide la voulut cette fois agie, tout comme un drame, sans du drame accepter les compensations. De là l’austérité d’une pièce en somme scabreuse, qui déconcerta tant de gens.

Le poète se trompait-il, tentait-il l’irréalisable ? L’acte central est là, trop complet dans son raccourci, pour ne répondre du contraire. Et ceux qui ont compris la valeur d’art de l’œuvre, seraient presque tentés de lui reprocher les préparations discursives du premier acte, où s’exprime directement le caractère de Candaule et le petit prologue dit par Gygès. Mais, quel tremplin eût pu remplacer ces discours ? La faute en revient au sujet, sans doute…

Oui, c’est à nous de l’affirmer, une tragédie de faits (de faits extérieurs et psychologiques, mais de faits bruts), une tragédie de gestes était possible. Non point sur tout sujet : sur celui-ci certainement. Pouvait-on rétrécir, dessécher à ce point un thème d’humanité générale, banale, j’allais dire normale ? Je ne le pense pas. Je crains que des sentiments trop quotidiens et dont ne sait intéresser que la « manière », eussent mal supporté une semblable crase. Pour que le dessin satisfît, il fallait qu’il reproduisît des modèles d’exception, et ceux-là mêmes. On en viendrait facilement à dire que cette tragédie de faits ne pouvait être que le Roi Candaule — dont, par cela, se trouve encore accru l’aspect de nécessité artistique.

Au reste, Racine eût reculé devant la fable d’Hérodote. André Gide, si j’ose dire, l’a fait reculer devant lui, l’accentuant, la caractérisant davantage, la corsant, la haussant : et c’est ici tout un. Dans les Histoires, Candaule montrait la reine à Gygès — imprudence ! Dans le drame, il la donne — volontairement. Mais nous arrivons là au point essentiel du drame, à ce qui en fait la valeur profonde, — comme en fait la valeur plastique, le dessin pur, — à sa nouveauté idéale, psychologique et morale, à Candaule.

La comédie de mœurs et le drame bourgeois ont imposé à nos contemporains une optique scénique bien arbitrairement simpliste. En entrant au spectacle, on est tenu d’admettre à priori que tous les personnages ont sur l’ensemble de la vie une opinion uniforme ; que ceci, pour eux tous, est bien, et ceci mal ; qu’ayant atteint ensemble au même point de culture, seules des nuances les séparent et caractérisent chacun. Dans ces pauvres conditions, quel intérêt viendront présenter les conflits ? à quelles médiocres possibilités vont-ils forcément se réduire ? Jamais ne s’y doivent toucher, joindre, heurter deux mondes moraux différents — et dans ce heurt, quelles ressources !

Nos auteurs n’ont point lu Nietzsche ; pire, ils ne l’ont point senti, car on peut sentir Nietzsche sans l’avoir lu. Le dramaturge qui naîtrait aux lettres, naturellement nietzschéen, aurait à parcourir une neuve et vaste carrière. Le monde lui apparaîtrait non plus comme une combinaison de chinoiseries sociales, mais comme le champ de bataille des antagonismes moraux. Il saurait ce qui persiste encore d’instinct au fond de l’homme, ce que des siècles de culture y ajoutèrent. Il vivrait quotidiennement le grand problème de l’instinct et de la culture que Nietzsche nous légua et que l’art seul résout. Il toucherait aux limites de l’âme humaine, du plus profond passé à l’extrême avenir. Il pourrait en face de Gygès placer Candaule, et entre eux Nyssia.

Gygès est un pêcheur, un simple, un sain, un fort. Il croit en Dieu : il croit en sa femme, et la tue dès qu’il cesse d’y croire ; il a l’honnêteté de celui qui possède ; sous l’humilité dort l’instinct.

Nyssia est une femme, formée à la pudeur, simple aussi, mais plus fine ; elle croit en Candaule ; quand elle n’y croit plus, elle croit en Gygès ; il faut qu’elle croie : et la pudeur voile l’instinct encore.

Tous deux n’obéiront jamais qu’à des sentiments, — naturels, acquis, instinctifs, bourgeois, il n’importe ! — à des sentiments… Mais Candaule !

Candaule est au sommet de la culture : culture sensuelle, intellectuelle et morale. Il n’est pas une jouissance, un sentiment ou une idée qu’il n’ait connus ou ne doive connaître. De là vient son inquiétude. Tout lui est trop facile, l’ivresse, la bonté, l’amour, la générosité : il est trop riche, trop beau, trop grand, trop large. Les sentiments de tous ne le peuvent plus satisfaire. Trop conscient, il les a trop considérés. Il est au point où les idées vont prendre vie et remplacer les sentiments, où la pensée, cessant de s’abstraire, va battre de la pulsation même du cœur. Candaule va penser comme on sent, d’une pensée éperdue, et la partie idéologique de l’œuvre, nullement rapportée, nullement extérieure, va ressortir au caractère de Candaule, tout à fait légitimement. Il pourra, il devra parler de son bonheur ; ainsi ses discours au banquet s’excusent. Candaule encore se cherche ; il lui semble qu’en se formulant à haute voix et devant tous, il s’affirme, se trouve, se crée. L’idée du « risque » naît en lui ; il suffira d’un incident, — le meurtre, de Trydo, femme de Gygès, par Gygès, — pour que l’acte suive l’idée. Drame d’exaltation cérébrale. Tout l’intérêt du drame est là, dans la façon dont naît l’idée, dont l’acte suit, à la faveur des plus contradictoires sentiments.

Car le caractère du roi Candaule n’est rien moins que réductible à une formule ; il y a loin de lui aux entités géométriques de M. Hervieu ; il a maintes raisons d’agir, et d’autant plus qu’il atteignit à un degré plus haut de culture. Gygès jaloux tua Trydo ; il admire Gygès : mais il lui donne sa propre femme Nyssia et de cela s’admire ! Candaule expérimente. — Ah ! ceux qui virent en lui un maniaque ne se trompèrent pas plus que ceux qui le baptisèrent apôtre !

Un apôtre, Candaule ! Mais qui veut-il convaincre ? Rien que soi-même. Un apôtre est buté, sans détours psychologiques, tout d’une pièce. Candaule flotte. Ce n’est point par un sentiment de justice qu’il distribue ses biens, c’est par excès de biens, et par générosité naturelle. Il ne se prive point de ce qu’il donne. Ecoutez-le :

Ne parle pas des pauvres, Gygès ;
Je peux les faire riches comme des rois
Sans même apercevoir une diminution de ma fortune.

Et de même il ne croit point se priver de Nyssia s’il la partage avec un autre. Agit-il par pitié ? Un peu. Mais surtout par orgueil, vanité, fanfaronnade. Il est généreux avant tout ; son acte extrême ne peut être qu’un acte de générosité ; Candaule pousse à bout sa vertu principale. Il s’en grise, il s’en gonfle, il la défie, disant :

Plus haut ! parle plus haut, ma jeune pensée !
Où veux-tu me mener ? admirable Candaule !

Il sent le risque, son désir de risquer s’en accroît :

Oh ! oh ! oh ! oh ! qu’est-ce que je m’en vais oser faire ?
Je ne peux plus… Candaule, tu faiblis ?
Qui donc alors ferait jamais cela si ce n’est toi ?

Candaule fera ce que ne feront jamais d’autres. Et si, à cet instant précis — et rien qu’à cet instant — il y a sacrifice — sacrifice de la pudeur de Nyssia, — ce n’est plus, déjà plus par pitié pour Gygès ; sa misère d’hier est déjà oubliée : c’est par soif du péril et par désir vaniteux d’affirmation ; mais cette vanité est belle.

L’action principale, on le voit, a lieu au-dedans de Candaule ; chaque réplique ajoute un trait à son complexe caractère ; on ne connaît bien celui-ci qu’à la fin du deuxième acte ; il suit le drame extérieur, et il en accentue perpétuellement l’intérêt. Gygès et Nyssia motivent les répliques et l’action seconde est entre eux et Candaule, l’action seconde seulement. Aussi n’insisterai-je point sur le retentissement du crime. Pour expérimenter, il n’eût point fallu à Candaule des « sujets » d’instinct primitif, imbus de morale bourgeoise, comme Gygès et Nyssia ; contre lui, aussi bien, se devait retourner l’expérience. Pourquoi faut-il qu’il la regrette au dénouement ?

C’est peut-être le seul reproche fondé que s’attire le caractère : de se démentir à la fin. Littérairement parlant la tirade dernière à Phèdre : (Ces palais, ces festins, me doivent maintenant appartenir à moi tout seul, etc.) reste défendable : elle fait contrepoids et donne plus de relief au meurtre. Psychologiquement parlant, je ne la crois pas invraisemblable. Mais il me semble que Candaule se montre alors bien humain, « trop humain » pour un ancien « danseur de corde », celui dont parle Nietzsche au début de Zarathoustra 34. Candaule avait le droit de sentir naître en lui un peu de jalousie, — « vilaine passion » — mais à condition de la taire aussitôt : il pouvait choir, mais non se repentir après la chute. Aussi bien, tout le dernier acte appartient au couple Nyssia-Gygès ; les voici « par-delà le bien et le mal », grâce au seul instinct, comme Candaule s’y plaçait auparavant, (« par-delà le bien et le mal »), à force de richesse, de bonheur, de générosité et de culture.

Pièce d’exaltation cérébrale, ai-je dit ; sur l’œuvre règne la pensée et moins la pensée de l’auteur que celle du héros central. De Candaule elle naît, elle émane, rayonne, gagne les autres personnages, les force à exprimer le peu d’« idée » que renferme tout sentiment ; elle crée une véritable atmosphère où respirent Gygès, Nyssia, les courtisans. Et celui-là dira :

Que celui qui tient un bonheur, qu’il se cache.
et celle-ci :
Ah ! mais il faut pourtant bien
Que l’un de vous deux soit jaloux !
et d’autres :
Si ton bonheur était une amitié
Tu ne parlerais point de le risquer.
Etc.
Mais écoutez Candaule :
— N’est-ce pas qu’il n’est digne que des pauvres
De se préoccuper d’être heureux ?
— … Chaque bien nouveau que l’on possède
Entraîne un nouveau désir de l’essayer,
Et posséder pour moi c’est expérimenter.
— … Pour plus de bonheur l’homme s’use
Quand il est pauvre à désirer…
… Risquer, c’est l’autre forme du bonheur,
Celle des riches…

Qu’on n’y voie point la signification de l’œuvre, mais sa matière ; à retrancher cette matière, l’œuvre ne perdrait point son sens, mais sa valeur, sa beauté, mieux : sa vie ; elle cesserait d’être. La pensée vit en elle, nourrit les caractères, aggrave les conflits, gonfle les périodes… Et je ne louerai point une langue autre part admirée, pure et neuve, rare et plastique, et qui du haut de la scène s’impose, comme dans le livre.

Drame social ? — Pourquoi ? — Drame philosophique ? — Drame. Un soir, au Théâtre de l’Œuvre 35 aura été jouée une pièce d’art concis et de vie profonde — et dont la pensée fut le seul ressort. Dans un cadre de tragédie étroit et traditionnel, ainsi, les limites prévues de l’art scénique se reculent.

V. L’échange36 de Paul Claudel

Convient-il de tant s’indigner à la pensée que le plus considérable des poètes dramatiques de notre temps, j’ai nommé M. Paul Claudel, n’ait encore trouvé chez nous, ni une scène, ni un public lorsque de fait, il n’a cherché ni l’un ni l’autre ? Si notre scène, si notre public ne sont pas à la mesure de son œuvre, il n’y a pas lieu de leur en vouloir. Peut-être devons-nous nous féliciter au contraire de ce que leur mesquinerie ait rejeté le poète de l’Arbre 37, dès avant ses premiers essais, à cette scène imaginaire, illimitée, où sans nul souci de l’effet, a pu s’éployer son génie puissant.

On a peine à imaginer sur les planches la Jeune Fille Violaine, la Ville ou même l’éclatant Tête d’Or. Comment prêter aux spectateurs si formidable appétit de lyrisme ? Dès que le moindre des personnages de Paul Claudel ouvre la bouche, un flot s’en échappe, un torrent de versets pleins de sens, de suc et de splendeur verbale : et ces mots sont si neufs, si apparemment spontanés, et ils semblent si peu sortir de la bibliothèque universelle où M. Annunzio38 puise naturellement les siens, qu’ils apportent à l’auditeur l’ivresse sans répit d’une surprise indiscontinue. On sent que le poète n’a rien, personne à ménager, ni ses ressources naturelles, ni en un autre sens, l’attention de ceux qui l’écoutent. Il tient à ignorer ses auditeurs et voilà bien là l’attitude la plus anti-théâtrale qui soit.

Est-ce à dire que dans son œuvre le lyrisme étouffe le drame et qu’au-delà des mots ici, il n’y ait pas à ressentir ce choc puissant d’événements et de caractères qui emplit d’horreur et de joie les plus hautes formes tragiques rêvées, le drame de Shakespeare, la tragédie des Grecs ? Non, nous nous refusons à croire que Paul Claudel ait élu sans raison profonde la forme du drame, quelque extension lyrique qu’il n’ait pas craint de lui donner. Si l’on veut mesurer la portée tragique de ses ouvrages, la véhémence des conflits qu’y recouvre la poésie, si l’on veut se fortifier dans l’espoir de voir un jour le dramaturge, à nu, venir exalter, rehausser la médiocre scène française, il suffit de lire l’Echange, le plus sobre, le plus direct des cinq drames contenus dans l’Arbre. Oh ! de combien peu s’en faut-il, qu’il puisse être représenté !

Quatre personnages, pas plus, quatre protagonistes en présence. Et c’est un fait digne de remarque, le plus frappant sitôt qu’on aborde l’Echange et d’ailleurs tous les drames de Paul Claudel9 — que rien jamais ne s’interpose entre les principaux personnages, ni une figure secondaire, ni un confident, ni une utilité ; rien de ce qui facilita la tâche de nos grands classiques ; rien de ce qui supplée, chez nos auteurs en vogue, à la création poussée des caractères : cette foule de comparses croqués lestement, vivement mêlés et qui ne servent qu’à combler les vides. Au contraire du parti pris réaliste qui n’est pas toujours sans bienfaits, mais trop aisément maniable hélas ! trop docile à donner le change, nul essai d’imitation des menues contingences de la vie, — le détachement parfait du héros, dans l’atmosphère que lui-même recrée, — son isolement absolu, dans tout l’éclat de sa valeur, dans toute la hauteur de sa stature, d’où un contact direct, immédiat, constant, des héros assemblés entre eux. A l’exclusion de tous autres, les voici maîtres de leur drame, seuls dignes, seuls capables de le jouer. Et si nombreux qu’ils soient (voyez la Ville) ils occupent tous l’avant-scène ; ils semblent se disputer le tréteau. Aussi bien, dès que deux d’entre eux s’y avancent, c’est l’acier contre le silex : l’éclair jaillit.

Rencontre, avouons-le, souvent métaphysique. Nos frères par le cœur, ils portent souvent dans l’esprit les hauts soucis de pensée de poète : la Ville, par exemple, est un drame puissamment intellectuel où s’entre-choquent les forces de l’instinct, les découvertes de l’intuition, les volontés et les philosophies ; où règne l’obscure conscience des lois des hommes et de Dieu. Une si complexe émotion ne saurait toucher une foule d’un coup droit, théâtral, impossible à parer. Mais qu’il arrive, c’est le cas de l’Echange, que le drame propose des héros primitifs, plus limités dans leurs inquiétudes, un problème moins ardu, à quatre nombres au lieu de dix, alors la marche dramatique vers la solution nous emporte et dans toute son évidence, s’impose à nous la force intime du conflit.

Pourtant, n’attendez pas du dramaturge l’abstrait dénudement de son sujet. Non moins que les ressorts profonds, l’atmosphère même lui importe, où le drame prend vie et respiration. Pour matérialiser une ambiance, il ne compte pas sur l’artifice, toujours insuffisant de la mise en scène la plus habile ; il ne veut pas s’en remettre à un tiers. Il fera tout, et son devoir de dramaturge comporte aussi l’effort de suggestion plastique, qu’il prétend ne laisser ni au décorateur, ni à l’électricien. L’atmosphère, incluse dans le texte, sera comme une émanation de la parole, une émanation poétique, lyrique. Et ainsi que tels vers choisis ébranlent d’un écho retentissant le discours mesuré de la tragédie racinienne, ainsi dans l’œuvre de Claudel, le lyrisme toujours présent rayonnera de la bouche des personnages, et l’air, sans cesse remué autour d’eux, les modèlera selon la vie. Louis Laine dit :

« Il est dix heures, et le soleil monte dans la force de sa cuisse.
Ce n’est plus l’heure où l’eau des lacs a la couleur de la fleur du pommier,
Blanc avec un peu de rose et la figure de l’enfant s’ouvre comme une rose rouge.
Mais de la gauche tu frappes les hommes avec une lumière éclatante,
Et la sueur brille sur leurs fronts etc…
……………………………………………………………………………………
Les hommes d’argent, aux yeux de sourds aboient et agitent les mains.
Et la nuit ramène la volupté.
Et le dimanche ils iront aux champs rapportant des feuilles et des bouquets de fleurs jaunes.

Mais moi, je ne fais rien de tout le jour et je chasse tout seul, tandis que les rayons de soleil changent d’endroit, écoutant le cri de l’écureuil… »

Puissance de l’évocation lyrique sur un fond de décor uni ! Un peintre oserait-il lutter avec ce verbe ? Mais quel accessoire, auprès de ces mots, ne paraîtrait superflu, ridicule ! Claudel replace en son rang la parole : elle est pensée, milieu, action : elle est tout.

Sans doute risque-t-il ainsi de prêter à ses personnages des propos imagés que lui seul est capable de tenir. Eh soit ! Ne sommes nous pas au théâtre ? dans le royaume des pires conventions ? Convention réaliste, convention lyrique, n’importe. Si loin que le dramaturge pousse le souci de « faire vrai « il ne peut pas ne pas tricher avec la vie, se moquât-il même de l’art : car rien ne doit paraître sur la scène que de significatif et la vie est étrangement inégale dans sa portée. — Si on ne consent pas à réduire l’expression théâtrale d’un débat intérieur, à une mimique passionnée qui ne vaudra qu’autant que vaut le mime ; si on accorde que tout personnage est tenu de « parler » ses sentiments les plus secrets, les plus résolument tacites, et que le théâtre ne saurait vivre sans cette transposition, — pourquoi le héros qui consent à nous dévoiler sa pensée, n’aurait-il pas la faculté, en outre, d’élucider, d’exprimer par des mots, tout l’inconscient de son être, ce poème confus de sensations, d’intuitions, de rêves, de souvenirs et de réactions obscures que chacun de nous porte en lui, ce lyrisme sourd et caché que l’émotion délivre ?

Regardons-y de près. Oui, partout dans l’Echange éclate la joie verbale de Claudel, dans Marthe et dans Lechy, chez Thomas Pollock, chez Louis Laine : joie, richesse communes mais, remarquons le bien, le ton de chacun est particulier. La modeste et fidèle Marthe assouplira selon son caractère le dur et somptueux verset ; miss Lechy Elbernon, en bonne comédienne qu’elle est, le gonflera de déclamation factice ; il prendra dans la bouche de Laine le goût âpre de l’aventure et l’inconsistance du vain désir ; il se fera tranchant, précis, pratique comme Thomas Pollock lui-même, quand celui-ci l’adoptera. Ecoutez les versets de l’homme d’affaires :

« Faites de la monnaie !
J’ai commencé sans le sou, moi ! Mais je n’avais pas de femme.
Et deux ou trois fois, d’un coup
J’ai perdu tout ce que j’avais, lots of fun !
Il y a de tout ici, prenez à même, vendez, mettez votre nom sur votre chapeau
Car c’est ici le marché où la vieille Europe achète.
Ils grouillent noir là-bas et ils n’ont plus assez à manger.
Allez dans l’Ouest, achetez un ranch !
Faites un sillon, allant tout le jour dans le même sens et semez-y le blé, semez-y le maïs !
Le blé indien, qui a plus que la taille d’un homme, emplumé, présentant l’épi énorme et aigu. Elevez une mer de cochons.
Peut-être que je me suis trompé sur vous ; vous comprenez la valeur de l’argent.
Faites de la banque, achetez pour vendre ! Ou faites n’importe quoi, car un homme adroit peut faire tout.
Mais faites de la monnaie ! — Bon, restez à déjeuner avec moi… »

Et les versets plaintifs de l’humble Marthe :

« Si tu le veux, je travaillerai pour toi.
Je ferai un champ, j’arracherai l’herbe avec les mains, j’arracherai les souches d’arbre avec la pioche et la serpe ; et je sèmerai, et j’arroserai.
Et je travaillerai tant que le jour est long et le soir tu me reprocheras toutes les choses une par une.
Et je ne penserai rien là-contre et je serai devant toi comme devant quelqu’un de content et qui a mangé.
Mais tu ne me commandes rien et tu n’as pas souci de moi et tu me laisses faire ce que je veux !… »

Et les versets de Lechy Elbernon sur le théâtre :

« Je les regarde et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée.
Et ils garnissent les murs comme des mouches jusqu’au plafond.
Et je vois ces centaines de visages blancs
Et je sais qu’il y a là le caissier qui sait que demain
On vérifiera les livres et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade
Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n’a rien fait de tout le jour.
……………………………………………………………………………………………
Je n’ai point honte, mais je me montre et je suis toute à tous.
Ils m’écoutent et ils pensent ce que je dis : ils me regardent et j’entre dans leur âme comme dans une maison vide.
C’est moi qui joue les femmes.
La jeune fille et l’épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe et la courtisane trompée.
Et quand je crie, j’entends toute la salle gémir. »

Ce qui soutient, ce qui diversifie ces strophes, ce n’est pas comme il semblerait, la force et la variété d’invention lyrique du poète, mais la solidité, la vérité des caractères par dessous. Paul Claudel prête son langage à des êtres, et ils existent davantage à mesure qu’ils s’expriment mieux ; leur drame intérieur porte la beauté de la phrase ; jamais la phrase ne les détourne du conflit.

Sur une plage ingrate de l’Amérique les voici tous quatre : Marthe et son époux Louis Laine, les deux pauvres : Thomas Pollock et sa maîtresse Lechy Elbernon, les deux riches ; — Laine est surveillant chez sir Thomas. Or ceux-ci ont trouvé la vie, c’est-à-dire le travail, l’or et le plaisir, tandis que ceux-là la cherchent : Marthe, une vie modeste et servile, Louis Laine, toute la vie — risque facile, honte même, succès. Comme la douce Marthe pèse maintenant à Louis Laine qui l’enleva d’Europe vers le mirage des décevantes aventures ! et qu’il est facile à la comédienne Lechy de le fasciner en passant, de s’en offrir la fantaisie ! Mais de son côté Thomas Pollock a vu Marthe : il la désire, il la veut, il l’aura ! Il faut que l’échange se fasse, dût Sir Thomas acheter à Laine sa femme,

« Regardez ça ! Qu’est-ce que c’est que ces sous, gentleman ?
Ça
C’est la vie, ça, c’est la liberté pour toujours !
Ne me refusez pas ce que je vous demanderai, je vous donnerai ce qu’il vous faudra.
Pensez-y jeune homme !
Je suis un homme religieux, mais si je veux avoir une chose
L’enfer ne m’arrêtera pas et je me ferai damner pour rien !
Vous êtes Louis Laine et je suis Thomas Pollock.
Ne vous mettez pas devant moi ! Car la passion d’un homme n’est pas celle d’un enfant et je n’ai pas de temps à perdre.
Oui, quand la mort serait là ou que je sois blâmé !
Qu’avez-vous à vous embarrasser d’une femme.
Pour la rendre malheureuse et que vous soyez misérables tous les deux ?…
— Venez déjeuner avec moi.
— Hé !
Je vous donnerai ce qu’il vous faudra. Libre pour toujours, comprenez-vous ? »

Ah ! rien de plus tragique, à la fin de ce premier acte, où quatre destinées, du fait de leur seule rencontre se sont orientées ensemble vers le drame, que les paroles de Lechy Elbernon, anxieuse des forces en présence :

« … Comme il y a une harmonie entre les couleurs, il y en a une entre les voix.

Et comme entre les voix il y a un concert entre les âmes, qu’elles se haïssent ou s’aiment.

Et nous, tous quatre, nous avons les cheveux noirs et c’est ainsi que nous sommes réunis

Comme des ouvriers qu’on a loués pour travailler à une même pièce.

Ah ! ah !

Rangeons-nous en rond comme font les enfants

Quand ils comptent pour savoir lequel sera pris.

(Elle compte.)

Akkeri, ekkeri, ukerian

Fillasi, fullasi, etc… »

N’est-ce pas là du drame, et du plus sobre et du plus âpre et du plus neuf ? Il est lancé, suivez-le maintenant dans sa trajectoire implacable.

Le second acte est rempli par trois scènes : celle de la révolte de Marthe en face du honteux marché que Louis Laine veut conclure ; celle du reniement de Marthe par Louis Laine, en présence de l’insolente et cruelle Lechy Elbernon, que l’abandon de Sir Thomas Pollock autant que son amour pour Louis exaltent :

Lechy. — « C’est bien moi que tu aimes, Louis ?
Louis. — C’est toi.
Lechy. — Répète cela ! C’est moi que tu aimes et non pas elle ?
Laine. — C’est toi que j’aime et non pas elle.
Marthe. — Adieu ! »

Celle enfin où Louis Laine prévoit sa mort et s’abandonne à l’aventure voluptueuse et mortelle ; car Lechy, elle, ne pardonnerait pas l’abandon.

Il reviendra à Marthe, à son amour grave et fidèle ; Lechy Elbernon le pressent ; sa jalousie enveloppe à la fois Thomas Pollock, et Louis, et Marthe ; elle se vengera de tous trois. Peu importe qu’au dernier acte elle use de moyens un peu mélodramatiques pour ruiner Thomas par un incendie, pour tuer Louis dont elle attache le cadavre sur un cheval en liberté, — cela est défi à la mise en scène rien de plus. Il reste le pardon de Marthe, l’ivresse inspirée de Lechy, et le grave dialogue sur lequel se conclut le drame, entre Marthe et Thomas Pollock : trois scènes, toutes trois admirables.

marthe. — Thomas Pollock, pensez-vous que la vie ne vaille que d’être gaspillée ainsi ?
thomas pollock. — Que voulez-vous que je réponde. Je ne sais plus rien.
Je pense que la vie de chacun a son prix pour les autres.
marthe. — C’est votre avis ? Pensez-vous que la vie des autres ait son prix ?
thomas pollock. — Oui.
marthe. — Prenez :
C’est pour avoir cet argent un moment dans sa poche qu’il vous a livré sa femme
Et sa propre vie.
Reprenez cela ! C’est à vous.
…………………………………………………………………………………..
Thomas Pollock. — Douce amère, quel que soit le mal que je vous ai fait, pardonnez-moi. »

J’ai tenu à citer aussi ces phrases excessivement simples, où se montre, dépouillée, la rare qualité de l’émotion ; elles s’enchaînent sans gaucherie aux plus riches, aux plus apparemment ornées ; elles ne paraissent que plus fortes et plus directes à côté. Grâce à elles, a-t-on compris que l’intérêt principal d’un tel drame n’est pas surtout lyrique, mais psychologique d’abord ? que cette psychologie évitant la dissertation rétrospective, la patiente dissection, cherche au contraire les occasions de réaction les plus frappantes, et affronte les êtres avec un cynisme parfait ? Dans l’attaque, dans le développement des scènes agies, quelle décision, quelle franchise, quel mépris des transitions habiles, des petits moyens ! Niera-t-on la puissance du lien tragique ? Et par ailleurs quelle complexité dans le bloc imposant, indissociable de chaque caractère ! quelle découverte sur le monde, derrière chacun d’eux ! Ils sont individuels et généraux ; comme la monade ils reflètent l’univers dont ils font partie ; ils apportent sur le théâtre beaucoup plus que leur être propre et leur être propre n’en souffre pas. J’aurais peu de peine à montrer que Laine représente l’esprit d’aventure et de fantaisie.

Thomas Pollock l’esprit de réalisme et d’action, Lechy, le démon du plaisir et du désir insatiable, Marthe, l’ange de la durée, du sacrifice et du fidèle amour — mais ils sont d’abord Laine, Lechy, Thomas Pollock et Marthe. Le poète les exhausse, mais ne les masque pas.

Ce drame, mais il suffirait de l’alléger de deux tirades pour qu’il se ruât sur la scène où tend toute sa frénésie ! Ah ! qu’il vienne bientôt donner à nos auteurs la nécessaire leçon d’héroïsme qui relèvera leurs visées ! Qu’il nous montre enfin des héros, — j’entends des hommes semblables à nous, mais plus grands, dans la vertu ou dans le vice ; plus simples dans les gestes, mais plus complexes dans l’esprit : solidement établis sur la terre, mais dominant de plus haut l’horizon, et parlant une langue aussi modeste parfois, mais plus belle : des personnages de tragédie en un mot. La comédie bourgeoise n’est pas tout le théâtre, et le drame néo-romantique ne saurait suffire éternellement à notre appétit d’idéal. Si nos directeurs ignorent que nous possédons aujourd’hui un grand tragique, capable de renouer la tradition hellénique par dessus nos classiques mêmes et de communiquer au théâtre de France une vitalité qu’il ne connut jamais, puisse l’un d’eux être amené à feuilleter sans parti-pris l’Echange — et, s’il ose, à le jouer10.

VI. Le « Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy39

Si nous désespérions de l’art dramatique de demain, nous qui le rêvons, le tentons humain, simple, profond, lyrique, nous pourrions aujourd’hui reprendre confiance. Un exemple nous vient parfait comme un chef-d’œuvre, et c’est un musicien qui nous le donne.

D’autres diront la beauté, la valeur et l’importance musicales de l’œuvre de M. Debussy, son style sobre et neuf, ses ressources subtiles, ses tonalités discrètes et changeantes, sa continue et toujours surprenante perfection, comment aux harmonistes, aux mélodistes, elle ouvre un champ nouveau et celui-là immense, après les avoir délivrés du joug opprimant de Wagner. Ce n’est pas tout ; il faut qu’on sache que Pelléas et Mélisande tel qu’il vient d’être représenté, n’est pas seulement un événement musical, mais encore, mais surtout un événement dramatique, ce qui me permet d’en parler aujourd’hui littérairement.

Que si mon point de vue me force, en présence de ce fortuné mariage de deux artistes de rare talent, à sacrifier l’un à l’autre, ce sera contre l’apparence le poète au musicien : mais ceci vaut que je l’explique.

Loin de moi la pensée, en cette circonstance, de nier le mérite de M. Maeterlinck ; je voudrais simplement lui poser des limites, montrer jusqu’où il va et où il fait défaut, au point qu’il ne fallut pas moins de l’apport extraordinaire de M. Debussy pour qu’il regagnât son prestige et prît son véritable sens.

Au reste, M. Maeterlinck ne condamne-t-il pas lui-même cette « première manière » haut et publiquement, au profit, il est vrai, d’une « seconde manière » qui nous apparaît aujourd’hui, après Monna Vanna 40, infiniment plus artificielle que l’autre ? C’est pour et contre lui que je parlerai à la fois, contre le Pelléas d’hier pour le Pelléas d’aujourd’hui, et aussi pour tous deux, car l’un ne serait pas, si l’autre n’avait manqué d’être.

Plus nous considérons le poème de Pelléas et Mélisande, plus nous frappe l’humanité de la conception première ; c’est en vain que les personnages multiplient les allusions à l’« invisible », en vain qu’ils hantent des tours légendaires ; ils ne sont pas des fantômes de rêve, mais des hommes de chair et de sang, de sensualité, d’instinct, d’inconscience ; si le destin pèse sur eux, c’est comme il pèse sur nous tous. La vie fait que Golaud rencontre Mélisande et la conduit vers Pelléas : ce qui devait arriver arrive et reste mystérieux comme la vie. La chose est nouvelle au théâtre : plus de conflits où se montrent les personnages, où se resserre toute l’action ; dans cette pièce dite « symboliste », d’abord, les personnages vivent ; ils vivent tel matin au bord de la fontaine, tel soir sur la terrasse qui domine la mer ; mille petites actions les peignent, et font faisceau jusqu’à l’événement. M. Maeterlinck aura choisi les traits, groupé les personnages, ordonné les scènes en tableaux successifs, avec un tact et un art admirables, et jusqu’ici je ne saurais trop le louer. Ma louange s’arrête aux mots et se récuse.

Non que les dialogues ne soient bien menés, naturels, voire nécessaires ; tout y est dit de ce qu’il fallait dire, mais point comme il le fallait dire ou rarement. Les mots sont sans couleur, sans chaleur et sans vie. Je veux bien que M. Maeterlinck se soit précisément efforcé à cela : un ton neutre et pareil, mais il pouvait y cacher quelque sourde flamme, quelque battement étouffé, il y pouvait graduer quelques douces et subtiles nuances ; sa prose constate et traduit, elle n’exprime pas, même le mystère, ou c’est par un procédé trop grossier de répétition, d’allusion, de balbutiement volontaire. On ne peut la lire tout haut, elle semble sèche, froide et courte, elle ne rend pas un son humain. Là résidait le défaut capital de l’œuvre, comme de toutes les anciennes pièces de M. Maeterlinck, j’entends au seul point de vue dramatique. L’âme vivante des héros au moment de devenir voix se figeait, en dépit de la vie des regards et des gestes. Et Pelléas n’était qu’une admirable pantomime où chaque mot eût détonné, quand M. Claude Debussy vint lui rendre une vie sonore.

Pour juger à son prix la tentative si complètement aboutie du musicien de Pelléas, il importe d’imaginer ce que sur le même poème eussent réalisé les autres. La tour, les souterrains, l’anneau, la grotte, la fontaine, que de prétextes à tout submerger de lyrisme, j’entends de ce bon lyrisme courant, tout gonflé de chanterelles et de cuivres, qui ne s’inquiète du poème que pour en fausser chaque mot ; le prétexte trouvé, l’harmonie se déchaîne, vers quoi ? jusqu’où ? n’importe ! vous ne la suivrez pas. Songez au nombre de thèmes caractéristiques qu’on va pouvoir poser, transposer, déformer, développer, mêler, représentatifs qui d’idées, qui de sentiments, qui d’objets, car les objets symboles foisonnent dans le poème. Héroïsme intellectuel dont le poids écrasa le plat livret de Louise, de quels accents brutaux ne vas-tu pas magnifier l’histoire légendaire et sanglante de Golaud et de Pelléas ?

M. Claude Debussy eut une autre idée de son rôle ; il vient de nous prouver qu’un « musicien dramatique » n’est pas fatalement moins qu’un musicien, mais peut, doit être davantage. Seul de tous ses contemporains, il aura abordé la scène sans parti pris de romantisme, avec la double conscience de la valeur de l’œuvre primitive et de sa valeur propre à lui, l’une devant compléter l’autre, et l’effort de ce novateur nous apparaît surtout classique.

Non que le lyrisme lui manque, mais il l’entend différemment. Au rebours d’un grand nombre de dramaturges — poètes comme musiciens — il prétendit employer son lyrisme non à gonfler, enfler, comme une baudruche fragile, les sentiments de ses héros, mais bien à les creuser, les approfondir au contraire, et ce n’est ni en éclats, ni en longueurs, ni en fastidieux conflits polyphoniques que s’épanche sa jeune inspiration : en profondeur je le répète et en compréhension. L’effet ? jamais ! — la vérité.

Avant le lever du rideau, juste ce qu’il faut de musique — deux pages — pour préparer à l’action et lui créer une ambiance ; de même, entre chaque tableau, juste pour ménager une subtile transition d’une atmosphère ou d’une émotion à l’autre. Et la symphonie court ainsi dans chaque tableau sous l’action, avec une modestie dont la qualité rare, complexe et riche, n’est perceptible qu’à un auditeur attentif, encore qu’elle charme les autres : qualité essentiellement dramatique, de s’adresser à tous et à certains.

Aussi bien, plus de paraphrase ; jamais d’oubli du but. L’action ne doit plus s’arrêter pour que la rattrape l’orchestre après de superflus détours, ni telle scène d’amour ou de meurtre se prolonger de façon arbitraire, pour qu’en grossisse l’impression. Non. M. Claude Debussy veut sa symphonie aussi promptement émouvante que le geste et que la parole ; pour elle ils ne peuvent se ralentir. Mais de quel art d’expression choisi et mesuré ne faut-il pas être le maître pour atteindre victorieusement à ce miraculeux objet ! Il ne s’agit pas dans l’orchestre de dire tout, mais l’important, c’est-à-dire de traduire l’impression immédiate, vivante, humaine, que comporte chaque situation, et non quelque métaphysique ténébreuse du genre de celles dont Wagner alourdit ses chefs-d’œuvre les plus spontanés. A de ces allusions froidement intellectuelles, le texte se prêtait ; le musicien n’en tint pas compte, ou si discrètement. Il sut que l’important au théâtre n’est pas l’idée, — anti-musicale en principe, à moins que devenue sentiment ou sensation — mais le sentiment et la sensation eux-mêmes, et il mit l’un si près de l’autre qu’ils finirent par se confondre. De la même suite d’accords ou du même dessin d’orchestre, toujours il évoqua l’un et l’autre à la fois, pour une impression commune ; la profondeur des souterrains et l’anxiété de Golaud, « tout l’air de toute la mer » et la jeune ivresse de Pelléas, la fraîcheur de la fontaine et l’inconscience des amants, ces choses vont par deux et chantent d’une seule voix, émue. La passion des personnages et l’atmosphère qu’ils respirent, musicalement, scéniquement, ne font plus qu’un, et d’un bout à l’autre du drame les personnages respirent « l’atmosphère de leur passion ». On ne peut séparer ici le « pittoresque » de l’« humain », comme dans tels drames romantiques. La vivante, vitale synthèse indiquée si sommairement par le poète, le musicien la tenta et l’obtint, non seulement à force d’instinct, mais dans l’instinct, à force de science, d’art et de « mesure ». Appropriation parfaite où chaque accord a sa valeur tour à tour grave, tendre et forte, et d’autant plus que plus discrète, où quel relief inattendu prendront de courtes scènes de violence comme celle de la colère de Golaud ! où jamais — même là pourtant — la symphonie ne submergera le dialogue, qui plane, flotte sur elle, comme sur une mer murmurante, radieusement.

Car nous n’avons examiné encore qu’une moitié de l’effort du musicien dramaturge. L’humanité que précisa la symphonie avec justesse et profondeur, était déjà incluse dans le drame : événements, caractères, attitudes et gestes ; j’ai dit qu’elle manquait aux mots, M. Claude Debussy, par la magie expressive de son orchestre, ne se contenta point d’aider ses personnages à vivre devant nous ; il leur donna en surcroît la parole, la parole de ce qui vit.

La symphonie, en s’effaçant, découvrait d’autant le dialogue ; il fallait qu’il montrât une singulière beauté pour résister à cette épreuve. Mais comme personne avant lui, Moussorgski excepté, M. Debussy le nota : au plus naturel, au moins héroïque. Pelléas ne déclame pas, ni Mélisande, ils ignorent ce genre de noblesse traditionnelle, admirable chez Gluck et poncive aujourd’hui ; aucun « leitmotiv » ne passe dans leur chant, pour le grossir de sens humain, par un trop facile artifice ; aucun italianisme de romance ne banalise leur simple diction ; ils chantent, oui, mais comme on parle. M. Debussy a créé pour eux une sorte de chant naturel qui suit le texte phrase par phrase, donne à chaque mot, à chaque syllabe la valeur rythmique, le timbre sonore, le plus justement expressif, ralentit là, là précipite, en presque insensibles transitions, communiquant au dialogue le mouvement changeant de la pensée, imposant à toute réplique son véritable accent humain, le seul légitimement dramatique. Par la vertu de notes successives (soutenues, il est vrai — mais presque inutilement commentées — par ces accords subtils qui fixent et qui changent la tonalité sans cesse) le musicien aura tout exprimé en raccourci des sentiments de l’âme humaine, la joie, le soupçon, l’amour, la terreur, et cette machinale inconscience. Loin que le chant se perde dans l’orchestre, chaque personnage a sa voix, différente de poids et de timbre, et chaque personnage existe scéniquement par sa voix, comme il existe par ses actes ; une nécessité commune les conduit, — nécessité d’être sincère.

A l’audition, toute porte, tout émeut, tout semble jailli des entrailles ; à l’analyse, tout étonne à force de naturel. On voudrait citer des exemples, et le chant n’est qu’un seul exemple tout entier. Comment exprimer mieux la soudaine terreur de la petite Mélisande « au-dessous des événements », quand Golaud la poursuit : « Je n’ai pas de courage… je n’ai pas de courage… ah ! ah ! » que par cette gamme chromatique descendante qui à la scène n’est qu’un cri ? Et qui détaillera l’admirable lecture de la lettre de Golaud à Pelléas ? « Un jour je l’ai trouvée tout en pleurs au bord d’une fontaine… » — La scène s’évoque simple et mystérieuse, puis soudain : « Et maintenant, cher Pelléas… » — de quelle tendresse ne se gonfle pas cette phrase ? — de quel espoir joyeux celle-ci : « Je l’apercevrai du pont de notre navire », et dans quelle détresse la dernière s’éteint ! Qui qualifia de « psalmodie » cette arabesque perpétuelle, légère, enfantine ou grave, multiple comme la parole et la vie, où la moindre inflexion sait nous surprendre jusqu’aux larmes ?

C’est là, je le répète, de la musique et davantage : du drame comme nous le rêvons. Et je reprends deux mots que j’ai plusieurs fois employés dans le courant de ces articles : humanité et classicisme. J’admire qu’ils puissent s’appliquer au plus particulier des musiciens de ce temps, que, de son inspiration raffinée, ait pu surgir la grande et simple émotion de la vie, et que son art subtil ait rejoint la traditionnelle perfection. J’y vois la plus pure manifestation du génie de la France, toujours exquis, profond, complet et mesuré ; je me réjouis que sa valeur ait pu s’imposer à la scène, et que non moins que la musique, notre art dramatique s’en soit enrichi.

Enfin, nous aurons vu, dans un drame de poésie, la poésie ni ne cacher, ni ne déformer l’action, et du tréteau les personnages ne dominer les spectateurs, ni en outrant, ni en héroïsant leurs gestes, sans moyens romantiques d’intimidation, mais à force d’humanité et de probité artistiques. Entre la sobriété dramatique de Pelléas et de Candaule, y a-t-il tant de différence ? Et quoi de plus voisin de l’arabesque vocale systématiquement employée ici « multiple comme la parole et la vie », sinon notre vers libre, celui de Phocas le Jardinier ? Que nos poètes dramaturges méditent la leçon, s’il leur est impossible de suivre tout à fait l’exemple. Puisse par eux périr le romantisme de théâtre, renversé aujourd’hui par Claude Debussy de la scène lyrique française, c’est-à-dire le culte du panache, de la baudruche et de l’effet, au profit de la vérité humaine et de la beauté classique.

VII. Sur un spectacle11 41

Ballet d’art, féerie d’art, le rêve de Mallarmé, notre rêve se réalise — et non par nous. N’étions-nous pas capables d’une pareille réussite ? N’avons-nous pas naguère, à l’Œuvre, enveloppé tels drames scandinaves de l’atmosphère homogène créée par des décors de Denis, de Vuillard42, arabesques et taches décoratives, sans trompe-l’œil ? N’avons-nous pas multiplié, un peu partout, les tentatives de danse et de mise en scène, ô Antoine, ô Gémier, ô Carré43 ? Manquions-nous de bonne musique à danser, Debussy, Magnard44 ?… de danseuses ?…

Trop de contradictions ! aucune cohérence ! L’effort réaliste submergea tout. Le « vrai » prima le « beau » et le détail l’ensemble, et l’illusion l’harmonie. Que les mises en scène gracieusement précises de M. Albert Carré puissent être prises pour de l’art, c’est un signe des temps — temps bientôt révolus, nous l’espérons. Non, il ne suffit pas d’avoir de bons danseurs, de régler habilement les figures, d’approfondir un paysage peint, d’y faire lever la lune et coucher le soleil, d’habiller les acteurs de costumes exacts et riches. C’est à la fois trop et trop peu. Le bon usage de moyens limités eût donné d’autres résultats entre des mains expertes et sûres. Pourquoi ces deux principes communs à tous les arts, unité de conception et respect de la matière, ne s’appliqueraient-ils pas au théâtre ? Avec Shéhérazade, avec l’Oiseau de Feu 45, la troupe russe aura su nous en persuader. Et comme gémissaient d’aucuns sur la tradition, elle a ressuscité Giselle. Entre l’ancien et le nouveau ballet, nous étions libres de choisir. Mon choix est fait.

 

Sur « giselle »46.

M. de Diaghilew, organisateur remarquable, y mit quelque coquetterie. Il voulut que le peintre Benois47 débanalisât le décor. Il confia les premiers rôles aux plus originaux de ses protagonistes, à la Karsavina, à Nijinsky. Sous peine de crime de lèse-tradition, il ne pouvait rajeunir aussi les figures, les ronds de jambe et les ronds de bras Louis-Philippe, la monotonie des « tutus ». Ce fut une soirée aimable et curieuse et non dépourvue d’unité. A la musique, aux décors, aux ensembles, on découvrit du moins une qualité commune, l’effacement. Et l’on comprit que, sur ce fond neutre, l’action, dans la pensée du librettiste, n’eut pas à l’origine d’autre but, que de mettre en valeur « l’étoile » ou les étoiles, autrefois la Grisi, aujourd’hui Nijinsky et la Karsavina. De fait, ici, le ballet ne vaut que par eux, par la fraîcheur volontairement surannée de leur pathétique. Représentez-vous à leur place, la Gheltzer et Volinine par exemple, premiers sujets de l’école réactionnaire de Moscou, champions d’une mimique machinale et d’une virtuosité prétentieuse ? Auriez-vous pu supporter de leur part cet enchaînement de formules vides et cette acrobatie à froid conforme cependant à l’esprit de l’ancien ballet ? — Si pour Karsavina et Nijinsky (pour toute la troupe de Saint-Pétersbourg du reste) la danse redevient chose sentie, chose vécue, où l’âme et l’esprit commandent au corps, chose extensible à l’infini et perfectible dans le sens de la beauté et du mouvement expressifs, comment condamner de pareils danseurs à un emploi si médiocre ? Ceux-ci ne se veulent pas « étoiles » mais personnages, mais éléments du mouvement total de l’action.

C’en est fini du ballet pour étoile : du règne de l’étoile comme de celui de ténor. Pour être juste envers la troupe russe, on devrait éviter la moindre personnalité à son endroit. Elle est encore supérieure à tant de valeurs individuelles qui la composent. Elle possède la suprême qualité de paraître indissociable, de faire corps avec l’œuvre qu’elle représente, jusqu’à sembler naître de la musique pour se fondre aux couleurs du décor. De « la danseuse en soi » âme du ballet de nos pères, nous connaissions toute la grâce aiguë par l’œuvre admirable du peintre Degas : nous n’en avons rien appris de plus par Giselle. Il s’agit maintenant non de « la danseuse » mais du « ballet ».

Un danseur.

Aussi ne parlerai-je point, si ingrat que soit ce silence, de la Rubinstein, mime pathétique et voluptueuse, élancée comme une Diane de la Renaissance française ; ni de la Karsavina, oiseau flexible à la danse précise et délicate ; ni de la petite Lopoukhova, enfant joueuse ; ni même de Fokine danseur48, malgré sa finesse et sa fougue… d’aucun.

— Je parlerai pourtant de Nijinsky. Car autant négliger, ma foi ! le « génie » qu’a dressé Carpeaux dans le cercle éperdu de sa Danse. Il représente ici plus que lui-même. Il ressuscite à nos yeux éblouis cet être merveilleux et chimérique éteint depuis Vestris, le « danseur », et il est le signe le plus frappant de l’exhaussement du ballet jusqu’à une beauté plus virile et plus noble. Non, je ne perdrai pas l’occasion de réhabiliter son emploi.

Certes, nous avons désappris d’admirer le corps masculin. — Mais, n’est-ce pas un signe de barbarie ? et est-il possible d’admettre que la principale source de joie plastique du peuple grec reste pour nous définitivement tarie ? Je distingue une grande beauté dans la boxe, en dépit de ses fins sanglantes, dans le cricket, dans le tennis, dans tous les sports qui mettent les formes viriles en action : il importe que nous n’y demeurions plus insensibles. Et je ne vois pas, quant à moi, que le jeu gratuit de la danse se doive priver en principe de telles ressources.

La femme a trop de grâce par vocation et culture pour n’avoir pas fait de la danse son domaine propre. Je crois qu’il y a place à son côté pour une grâce d’essence masculine et qui ne soit pas efféminement, mais qui sauve au contraire de l’efféminement la ballerine elle-même. Dans le ballet dégénéré, le règne exclusif de la femme a des raisons, ne nous le dissimulons pas, moins esthétiques que sensuelles. Il crée immanquablement, à la longue, un amollissement qui risque de s’étendre aux sujets masculins appelés là par les nécessités de l’action. D’où le danseur conventionnel, être hybride, soumis à une plastique étrangère, à peine distinguable des femmes par l’exagération d’une musculature jurant avec la fadeur du visage : une sorte d’acrobate et d’athlète femelle, la bouche en cœur et la main sur le sein. Archers du Prince Igor, renouvelez cette louche atmosphère ! Faites place à l’héroïsme dans la grâce que nous apporte un Nijinsky ! Il est grand temps que le ballet se virilise.

— Des jambes et des cuisses pleines, aux muscles anormalement développés, soutiennent fermement, emportent, selon la miraculeuse élasticité de leurs bonds, un torse jeune, des bras souples, une large et haute encolure, un visage grave et riant, puéril et pensif, le visage même de la race slave. Les pommettes saillantes, les joues en plan droit, les lèvres fortes… — mais vais-je tenter un portrait ? Nijinski n’a jamais que le visage de ses rôles et derrière son personnage il s’efface, modestement.

On l’a vu prince dans Giselle, svelte, fier, éperdu de noble douleur, rugissant. On l’a vu esclave dans Cléopâtre, nègre sombre, servile et rusé. On l’a vu pâle et rose, dans les Sylphides, bercé au vent d’une romantique inspiration. On l’a vu dans Shéhérazade, pareil à un petit animal voluptueux, roulant des gestes ronds et gras, un sourire de sensualité ingénue lui découvrant les dents jusqu’aux gencives, ne pouvant croire à son bonheur… On l’a vu dans les Orientales ; et tout le mystère divin du Cambodge et de l’Inde, ondulait singulièrement en lui. On l’a vu djinn, ganté de la tête aux pieds de ténèbres, la poitrine moulée de paillettes feu, bleu et vert : il traversait la nuit d’un bond comme un mauvais songe et croulait en boule, comme un déchu.

Ce danseur est un grand acteur. Il incorpore à la danse la tragédie, le pathétique à la plastique. Il joue toujours, quand il pourrait ne rien que danser. Il n’a pas moins souci du jeu des traits de son visage que du jeu de son corps. De son corps même, il n’admet pas un geste gratuit, du bout des doigts ; pas un geste de virtuosité pure, ni même de virtuosité belle, qui ne soit un geste expressif. Il donne au rythme une signification humaine que la plus puissante danseuse n’aurait pas les moyens, la force d’exprimer. J’admire que dans la mollesse des pires exotismes, une sorte de spiritualité juvénile, un souci de style constant le sauvent de toute équivoque, et qu’on ne puisse dans son jeu surprendre même l’esquisse d’un mouvement douteux.

Il fait la preuve de ce que j’avance. Il justifie la place du jeune homme dans le ballet, de sa grâce plus pleine, plus diverse et plus intellectuelle, au milieu de l’enchantement féminin. Si l’excitation sexuelle y perd, l’art en s’élargissant y gagne. Mais laissons Nijinsky rejoindre sa troupe, s’y mêler, se soumettre comme tous les autres, à la discipline du maître de ballet.

Derrière le Rideau.

Demi-ténèbre de la scène. Sur le plateau envahi par les curieux, les danseurs et les ballerines, quelle folle impatience règne !… l’impatience du créateur qui va achever de créer. C’est sur une œuvre d’art qu’il faut que le rideau se lève. Les deux maîtres sont là, le maître des couleurs et le maître des mouvements : le peintre des décors et des costumes Léon Bakst, le danseur et maître de ballet Michel Fokine49. Il suffit que leurs vues concordent. Celui-ci animera ce que celui-là a créé.

Large éclat des décors ; fantaisie rare des costumes. Certes nous avions admiré la loyauté de la couleur aux aquarelles des maquettes exposées chez MM. Bernheim. Elle ne prend sa pleine valeur qu’en scène, grâce à ce parti pris de vastes plans dont les bords flous augmentent la vibration et la vie, grâce à ces arabesques stylisées qui rompent de loin en loin l’uniformité de tons plats. Le grand rideau vert pomme éclaboussé d’or et de rose, relevé amplement sur trois portes d’outremer sombre, s’exaspère déjà dans la pénombre, au contact de la pourpre du Sultan Sharriar, de l’écarlate du tapis, des oranges, des roses, des vieil or, des amarantes, soutenus de bleus forts et noirs dont sont bariolés les costumes. Et j’imagine que le peintre s’étonne de ce que le geste du maître de ballet qui les mêle, crée avec ces couleurs des rapports et des chatoiements imprévus. Elle vit donc d’une vertu indestructible, cette harmonie qu’il a rêvée vivante, en la fixant sur le papier !

D’un regard perçant et précis le maître de ballet Fokine juge d’un effet, rompt un groupe, ou règle un dernier bond d’un clignement. Dans son esprit le tourbillon enchevêtré des danses est chose aussi précise, aussi précisément réalisable que sur la toile la disposition des couleurs. De quelle logique ingéniosité, de quelles nécessaires trouvailles, il déborde sans cesse. Oh ! le bel art mouvant !

Mais ces grands gars stylés, mais ces fraîches fillettes dociles, à quoi pensez-vous donc qu’elles songent avant le lever du rideau, contre le châssis de ce coin de scène ? A leur art aussi, et rien qu’à leur art — à leur art qui est une joie ! Voyez-les. Celle-ci fredonnant un air, prend l’autre par la main, répète en souriant la courbe, le saut, la pirouette que le maître a calqués sur l’air. Au premier plan, Nijinsky assouplit, perfectionne un tournoiement, un rythme, avant de l’exécuter en public : il est déjà plein de la danse. La Rubinstein s’étire longuement sur la musique encore endormie à l’orchestre et que par avance elle rêve. La pensée de l’œuvre totale pèse sur tous, grands et petits. Tous s’y plient et tous s’y exaltent. Tous y croient, comme on croit à vingt ans. Tous — notons-le — ont la jeunesse…

Et le rideau se lève sur une œuvre d’art.

A Propos de « Shéhérazade »

Je ne me donnerai pas le ridicule d’essayer de décrire spectacle d’une aussi insurpassable splendeur. Depuis le théâtre Sada-Yacco50 nous n’avions rien vu de semblable. L’estampe japonaise est fresque orientale ici (de très loin, fine miniature persane) : mais j’y salue une même volonté d’art. Grâce à un vœu d’accord constant, chaque moment de l’action fait tableau et comble l’attente. Le mouvement du ballet entraîne à sa suite une succession ininterrompue d’images parfaites, complètes, dont aucun détail ne vient en avant, et qui toutes expriment, n’expriment que l’idée maîtresse du drame : dans Shéhérazade le déchaînement des instincts…

Il fallait bien un jour appliquer au ballet la loi organique et centrale qui transforma en drame lyrique l’opéra, par la suppression des hors d’œuvre et des acrobaties vocales, par une obéissance absolue de la forme au fond. Les Russes donc, en auront eu l’honneur, et dès le premier essai la maîtrise. Le ballet aussi devient drame. Dès qu’il n’est plus simple divertissement, il appelle impérieusement au secours de la danse pure, l’art sublime de la mimique qui n’en aurait jamais dû être séparé. Je défie aucun spectateur de Shéhérazade de dissocier ces deux éléments confondus. Combien la nouvelle carrière qui s’ouvre pour le ballet a plus d’ampleur, de variété possible, de hauteur ! Il voudra toucher par les yeux notre âme. Ah ! par surcroît qu’une belle musique l’enveloppe et le soutienne, et le fasse communiquer avec l’infini !

— C’est la tare de Shéhérazade d’avoir emprunté sa musique à un poème symphonique trop connu dont l’affabulation n’était pas scéniquement réalisable. Et je comprends qu’accoutumé à évoquer sur les rythmes du quatrième morceau par exemple, le naufrage du vaisseau de Sindbad, un musicien se révolte de voir servir les mêmes rythmes à souligner ce que M. Pierre Lalo51 appelle une « petite tuerie de nègres » et qui est en fait dans Shéhérazade un splendide massacre absolument tempétueux. Mais sied-il donc de tant crier au sacrilège à propos d’un morceau de « musique à programme » dont le programme aura été changé ? Le premier coupable est le musicien qui n’avait pas à détailler pour nous le rêve littéraire ou plastique, en tout cas extra-musical, qu’il entreprenait de traduire en musique pure. Je ne conseillerai à personne d’imiter MM. Bakst et Fokine en ceci, mais je considère que la traduction qu’ils ont faite du poème symphonique de Rimsky Korsakow, sans égards pour le prospectus original, est d’une justesse parfaite ; que ladite musique signifiait aussi cela, et bien d’autres choses encore ; et plus généralement que sans l’aide d’un texte ou d’une image, aucune musique prise à part ne saurait préciser idée ni sentiment, ni à plus forte raison couleur ou forme. Rien que des mouvements. Les mouvements sont justes dans Shéhérazade : cela suffit.

Que si cette expérience réussie, aboutit à discréditer le plus hybride des genres musicaux, la « symphonie à programme », avouez que ce sera tant mieux. D’autant que déjà la remplace ce que je nommerai la « symphonie dansée » dont le premier chef-d’œuvre, né d’hier, est l’Oiseau de Feu.

Un ballet féerie.

Si tant de musiciens de nos jours, d’une culture trop plastique, trop littéraire, se plaisent à lier leurs inventions musicales au souvenir précis d’un paysage, d’une légende, d’une action ; si pourtant, ils ont peur que la parole humaine et la dureté de ses mots risquent de déchirer la trame subtile de leur symphonie ; si le poème symphonique, en dépit d’une absurdité incorrigible, demeure leur forme d’élection ; ils ne se refuseront pas à désormais écrire pour la scène une musique qui ne se suffit point et qu’un spectacle muet compléterait à merveille. J’estime que la réalisation féerique du conte musical de M. Stravinsky, l’Oiseau de Feu, les décidera et que par eux le ballet de demain va fleurir.

C’est comparé à l’Oiseau de Feu que Shéhérazade sent un peu l’adaptation. Malgré tout le tact des auteurs, le spectacle en Shéhérazade l’emporte trop sur la musique ; celle-ci trop souvent fait figure de simple accompagnement. L’Oiseau de Feu, œuvre d’une collaboration intime entre le chorégraphe, le musicien et le peintre nous propose le prodige d’équilibre le plus exquis que nous ayons jamais rêvé, entre les sons, les mouvements, les formes. La vermiculure vieil or d’une toile de fond fantastique semble inventée selon les mêmes procédés que le tissu nuancé de l’orchestre. Dans l’orchestre c’est vraiment l’enchanteur qui crie, les sorciers et les gnomes qui grouillent, se démènent. Quand l’oiseau passe, c’est la musique qui le porte. Stravinsky, Fokine, Golovine52, je ne vois plus qu’un seul auteur.

Je ne narrerai pas le conte ; il n’est pas sensuel mais simplement naïf et merveilleux. Il ouvre sur la fiction une porte plus pure, plus intellectuelle aussi que le conte de Shéhérazade. Il ne prend pas du premier coup, comme elle, mais il pénètre doucement — et l’on ne peut plus s’en lasser. Pépiement des timbres, vivace caresse de la mélodie, cauchemar des formes, délire des danses, naïveté charmante du prince Ivan (comme il méritait donc d’être sauvé !) ; nous replongeons, au moyen de l’art le plus raffiné, à l’extase des contes de notre enfance.

Que cela est donc russe, que des Russes créèrent, mais que cela est donc aussi français ! Quelle fantaisie dans la mesure, quelle simple gravité, quel goût ! C’est l’Orient de Beardsley53 et des néo-impressionnistes français qu’un Golovine ou un Bakst nous ramènent, après Vuillard, après Valtat54. C’est l’Orient d’un Debussy, épurement de l’Orient slave, qu’anime d’une sève nouvelle Stravinsky. J’espère que nos musiciens et que nos peintres comprendront la leçon et nous donneront eux aussi bientôt d’admirables spectacles… Quand le ballet et la féerie auront justifié cette folie de mise en scène qui règne, sans goût encore, sur nos théâtres parisiens, alors, le drame, dans une ambiance plus sobre, pourra peut-être à son tour refleurir12

Conclusions

Ces quelques études de circonstance n’ont pas eu d’autre objet que de proposer aux dramaturges de demain un certain nombre d’exemples13 typiques, divers, peut-être même contradictoires entre eux, mais tous utiles à méditer. Ces contradictions même font la preuve de la richesse possible du drame à venir et des perspectives nouvelles que lui ouvre la poésie. Est-ce à dire que ces œuvres ne possèdent nul lien commun ? J’y discerne un même souci de style au double sens du mot (langue et tenue), une même tendance à généraliser les conflits, à grandir les personnages sans attenter à leur complexité, une même ambition d’exalter le réel, sans que l’exaltation lui soit un masque, une même volonté de vie et de construction. Suivant que les moyens scéniques seront ou plus subtils ou plus brutaux, les œuvres varieront et appelleront un public plus choisi ou plus populaire. — Car ce n’est pas déchoir que d’appeler tous les publics. Nos auteurs à succès n’en connaissent rien qu’un et le voici déjà las de leurs complaisances. Il sera nôtre lui aussi. — Que d’autre part la comédie légère, que l’âpre comédie réaliste dont Becque a donné deux chefs-d’œuvre en exemple, suivent leur route. Soit. Toute voie est bonne où consciemment, s’engage un artiste authentique. La voie de la vérité exaltée est la nôtre. Nous la suivrons.

Le classicisme et M. Moréas

Confessons-le : nous sommes quelques-uns à avoir trop parlé de « classicisme »55. Tant et tant, que le classicisme est venu — mais non point celui que nous attendions. Il nous faut donc en reparler encore… Puisse-t-on nous mieux entendre cette fois !

C’était au lendemain d’une période riche et confuse, où vingt énergies contradictoires montraient la noble ambition de relever un art tout à fait avili. Le « symbolisme » n’avait rien d’une école : il demeurait pourtant au regard de la foule l’école de l’obscurité — et les bons payaient pour les pires. Ce qu’il renfermait de grandeur, de jeune élan, de subtilité et de force, nous, la génération suivante, nous prétendions le recueillir et le faire fructifier.

Nous ne nous trompions pas en discernant sous tels ornements superflus les éléments d’un prochain classicisme, c’est-à-dire de cet équilibre parfait qui est la fin de l’art et sa suprême réussite. Et vive donc le classicisme ! — Il y eut un malentendu.

Combien de fois, depuis dix ans, opposâmes-nous ici et là dans des articles, ce neuf et vivant équilibre à un art d’archaïsme et d’imitation ? Plus nous parlions, plus il semblait que le mot gagnât en faveur, en puissance, mais hélas ! aux dépens de sa profonde signification. Du jour au lendemain on réveilla les antiques formules. Stances, tragédies pullulèrent… Le « classicisme » renaissait.

Les pauvres tragédies ! les mornes stances ! Comme tout cela nous inquiéterait peu, comme nous laisserions mourir tout cela, — mourir ayant vécu à peine — si nos pseudo-classiques n’avaient pas pour soutien, pour néfaste encouragement, l’exemple d’un vrai poète que nous admirons tous — et qu’il faut cependant combattre… J’ai nommé M. Moréas56.

Aussi bien, aurais-je retardé encore l’instant de cette extrémité pénible, si dans son Enquête de la Phalange « sur une littérature nationale » M. Henri Clouard, en louant immodérément ma réponse, n’avait paru me rendre solidaire de ses malheureuses conclusions57. Il écrivait :

« J’aime à relire la page exquise où M. Henri Ghéon explique que tous les peuples de l’Occident se touchent en nous, se fondent et s’équilibrent et que la France, la France spécifique est réalisée au point où cet équilibre heureux s’accomplit. Notre originalité supérieure, conclut-il, ce n’est ni la sagacité, ni la finesse, ni l’ironie, c’est de savoir réduire à la mesure, à l’équilibre, à la beauté, l’originalité des autres et de nous-mêmes, c’est notre culture et non nos instincts »

Ce qui mène notre enquêteur, on voit assez par quel chemin, à cette péroraison ineffable :

« Considérant cette survivance nationale (celle d’une littérature spécifiquement française) dans son plus pur miracle qui est la poésie et voulant oublier l’indignité de ces notes brèves, volontiers les eussé-je dédiées à Jean Moréas, en qui je contemple la France. »

Non, Monsieur, non ! Je ne puis pas partager votre extase. Après la phrase (exquise, disiez-vous) que j’ai rappelée plus haut et que vous avez reprise comme vôtre, n’oubliez pas que j’ajoutais :

« Originalité durable qui trouve un aliment dans le romantisme, dans le symbolisme, qui fait sortir un ordre nouveau de tout excès — et nous permet, pour ne citer que cet exemple, de considérer comme une manifestation classique le vers libre enfin viable et organisé. Comment craindrions-nous de la perdre, quand nous pouvons lire aujourd’hui telle page de France, de Renard, de Gide, tel conte de Vielé-Griffin, telle période de Barrès, — en dépit de son romantisme ?… »

Nous voici loin de compte, dites-moi. A cela, il est vrai, vous objectiez — à propos du vers libre en note :

« Lorsqu’on s’inquiète tant d’une façon de s’exprimer, n’est-ce pas que l’on n’a pas grand’ chose à dire ? Je crois hélas ! que toute recherche trop acharnée d’une forme nouvelle enlève au service de l’Idée les forces les plus précieuses de l’écrivain etc… Mais ceux qui craignent pour le sort de l’Idée trouveront-ils donc M. Henri Ghéon dans les rangs de l’adversaire ? »

Je répondrai là-dessus, M. Clouard. Mais en passant, dites-moi ce que le champion de l’Idée va faire aux genoux de M. Moréas ?..

Assez citer. Dans ces deux façons de conclure se résume toute la question. Comment le problème du classicisme, qui semble de part et d’autre assez clairement posé, peut-il souffrir deux solutions si dissemblables, c’est ce qu’il sied d’examiner une fois de plus.

La belle, vaine et luisante « nuée » que leur classicisme rétrospectif ! Mais que ne la pourfend M. Charles Maurras ?

Une nuée, je le répète ; un concept vide ; un absolu affranchi du temps et du lieu, des mœurs et du caractère des hommes ; la panacée de l’art applicable indifféremment à tous les cas. Tel il était pour Sophocle ou pour Euripide, tel il reste pour nous. Nous le tenons de nos aïeux du grand siècle, qui le tenaient des Romains, qui des Grecs, qui… — des Dieux, sans doute. — Méditez leur exemple, ô classiques d’imitation ! car dans le domaine des lettres, les Grecs n’ont rien reçu en héritage — et ils se sont enrichis cependant.

Voici les faits. En deux mémorables occasions, à vingt siècles de distance, grâce à la rencontre heureuse du Nord et du Midi, l’art littéraire a pu réaliser son maximum de perfection et d’équilibre, une fois en Grèce sous Périclès, une fois en France sous Louis XIV. Deux équilibres, deux classicismes.

C’est à dessein que je ne parle pas de Rome. La littérature latine, issue directement et immédiatement de la littérature grecque n’a fait que prolonger et que refléter celle-ci. Elle n’apportait rien de nouveau que sa langue forte et concise ; ce fut vraiment une littérature de seconde main, comme le pseudo-classicisme anglais qui singea notre XVIIe siècle.

Il en va tout autrement du classicisme français. Je veux bien que la connaissance profonde des littératures anciennes, que le culte qu’on leur vouait, aient eu une influence sur sa direction et sur son apparence… Je ne nie pas qu’un Racine, qu’un La Fontaine, qu’un La Bruyère se soient fait gloire d’imiter les Grecs… Mais quand je me reporte à ceux qu’ils imitaient, ou qu’ils prétendaient imiter, je trouve un primitif, Esope, le plus frelaté des classiques, Euripide, un alexandrin, Théophraste. Et quand je cherche ce qu’ils leur doivent, je ne rencontre que généralités vagues, comme « la fable », « la tragédie », des titres bien plutôt que des réalités, et quelques scénarios de pièces.

Remarquez que Racine, de nos classiques le plus grec, n’a « imité » les Grecs (si j’ose dire) que trois fois dans la maturité de sa carrière : Andromaque, Phèdre et Iphigénie. Il a créé de toutes pièces Bérénice et Britannicus, Bajazet et Mithridate, Esther et Athalie. Que si je confronte ses trois « copies » et leurs modèles, il faut bien l’avouer, je n’y rencontre aucune beauté analogue, ni dans la conception, ni dans le développement, à peine dans le détail. Je me trouve en présence de deux expressions d’art absolument dissemblables, un équilibre français et un équilibre grec. D’une part la concrète et lyrique trilogie grecque, couronnée légèrement de son drame satyrique. D’autre part les cinq actes progressifs, exclusivement nobles, un peu oratoires, un peu abstraits, de la tragédie française.

Et que dirions-nous, si nous parlions maintenant de Molière et de la Fontaine ?

Imitation des « Anciens » ! Nos auteurs y croyaient-ils ? Je pense qu’ils mettaient une certaine coquetterie à y faire croire. Les anciens couvraient leurs audaces et leur offraient en outre un excellent terrain pour défendre contre la cabale médiocre des « modernes » la mesure, l’ordre, la solidité, l’harmonie, la discipline enfin, alors neuve et féconde, qui convenait à leur rationalisme et que leur rationalisme s’était choisi. Alexandrin classique, coupe en cinq actes, règle des trois unités, autant de nouveautés alors, autant de créations personnelles, résultats d’un siècle de tâtonnements et d’efforts à la recherche d’un équilibre original. Si tout cela est devenu formule, c’est au siècle suivant, chez les continuateurs immédiats de nos grands auteurs. Tout cela fut vivant, et non pas seulement par la matière humaine que le poète y savait enfermer, mais en soi, et en tant que forme : forme originale, absolue, nécessaire d’une inspiration maîtresse de soi… — et aussi bien que l’alexandrin de Racine, le vers libre de La Fontaine.

Et je dis, cela fut « classique », et ce qui fut classique ne peut pas le redevenir, — ou exceptionnellement… Car il y a aussi les Stances — certaines stances — de M. Jean Moréas…58

M. Moréas n’est pas de notre temps. Il est entré dans la littérature française sur la fin du moyen-âge, tel un joli trouvère naïvement musical. Il a comme naturellement évolué à travers le fatras gréco-latin de notre Renaissance. Il vient de trouver son repos dans cette discipline classique du XVIIe siècle dont je proclamais la légitimité temporaire. Grâce à cette évolution, il nous sera dans une certaine mesure permis de trouver ce repos lui aussi légitime. S’étant replacé dans la situation d’un Malherbe, que le poète s’exprime naturellement et en toute sincérité ainsi que s’exprimait Malherbe, cela ne nous choquera pas.

Aussi bien, c’est le miracle singulier de certaines de ses stances qu’elles semblent avoir été pensées par M. Moréas au commencement du XVIIe siècle. Il y a coïncidence absolue entre son inspiration et la forme archaïque dont il la revêt. Il vivifie, il rénove Malherbe, il donne au XVIIe siècle qui n’a pas connu le lyrisme, un peu du lyrisme qui lui manquait : un lyrisme court, j’en conviens, puisqu’il se borne presque toujours au développement en douze vers d’un lieu commun sentimental et d’une image, un lyrisme émouvant, noble et pur cependant.

Il n’a pu soutenir souvent un si extraordinaire rôle. Même à la lecture des Stances, un moment vient où l’inversion gêne, où l’archaïsme irrite, où l’on ne peut plus ne pas voir en M. Moréas notre contemporain, s’évertuant à retarder de deux siècles. Je ne parle pas d’Iphigénie, œuvre neutre, glacée, sans vie intérieure, sans nécessité. Si M. Moréas a dépassé Malherbe, il n’a pu atteindre à Racine. On devine pour quelles raisons.

Où je le sens le plus spontanément classique, c’est dans sa prose. Non que « l’Idée », pour parler comme M. Clouard, ait chez lui la vertu et le foisonnement que nous admirons en Pascal, en La Rochefoucauld, voire en La Bruyère… mais j’y trouve, à ne pas dire grand’chose, une désinvolture charmante, un tour aisé, leste et vivant — de la liberté en somme. Mais ce n’est pas en cela qu’on l’aura jamais « imité ».

M. Clouard se rend-il compte maintenant de mon effarement devant sa conclusion extatique ? Qu’il contemple en M. Moréas la France, libre à lui ; pour moi je ne puis contempler en ce poète, avec vénération et admiration du reste, qu’un coin d’une France passée qui ne ressuscitera pas.

Quoi ? Depuis le XVIIe siècle, notre patrimoine national s’est accru de l’apport anglais de l’Encyclopédie, du romantisme, de la philosophie allemande, de l’impressionnisme, de la psychologie russe et scandinave, du symbolisme, de l’exotisme, et de toute la musique des siècles ! Suivant son rôle éternel, l’esprit français a accueilli et absorbé la pensée et l’art de tout l’univers ! Et quand enfin il tente de « réduire à la mesure, à l’équilibre, à la beauté » son originalité propre et l’originalité diverse du monde, au XXe siècle commençant, l’équilibre qu’il réalise serait celui-là même qu’il réalisait voilà trois cents ans, avant de connaître seulement Shakespeare, et dans la même forme, suivant les mêmes coupes, dans une langue qui n’aurait pas changé… Et il choisirait pour maître un Malherbe ? La chose est risible, tout simplement.

Si attachés que nous soyons au passé, au plus parfait passé de notre histoire littéraire, nous ne pouvons pas faire que ce qui est ne soit pas, que la sensibilité de nos yeux, de nos oreilles, de notre âme, de notre raison même, ne se soit pas modifiée, et l’art, même classique, est une manifestation de la sensibilité. Notre sensibilité, comme celle de nos ancêtres, cherche une règle à son usage ; et elle doit la trouver comme ils firent, originale et neuve comme celle qu’ils trouvèrent, et réaliste — c’est-à-dire conforme à l’état présent de cette sensibilité.

Et voilà pourquoi nous voulons une autre poétique et une autre rythmique, pourquoi nous ne désespérons pas de créer peut-être une tragédie. Non pas « la tragédie » — une « nuée » aussi — mais notre tragédie. Nous aurons notre classicisme.

Ce classicisme n’acceptera pas, M. Clouard, vos formes toutes faites, aujourd’hui périmées : Racine, revenant chez nous, n’en voudrait plus. Jamais, en aucun temps, quoi que vous prétendiez, une forme devenue formule n’a pu servir l’idée. Elle l’amollit, la ternit, la dilue, elle lui retire tout accent. Du reste, il y a contradiction dans vos paroles, lorsque vous louez tour à tour la difficulté vaincue (oh ! difficulté enfantine de l’alexandrin !) et la liberté d’esprit que cette même forme prévue et mécanique laisse au poète pour « penser ». Vous parlez des « ornements » du vers libre comme quelqu’un qui ne le connaît pas, puisque sa seule ambition c’est de s’adapter logiquement, harmonieusement, exactement à la pensée nue. Quoi, en êtes-vous encore à séparer la forme du fond ? Leur union irrésistible et absolue nous semble à nous un trait fondamental du classicisme, de notre classicisme, de tous les classicismes passés et à venir !

Marchons-nous dans la bonne voie ? Je le pense. Sommes-nous loin du but ? On juge mal de la valeur exacte de son propre effort. Que devant nos réalisations sans doute imparfaites, on nous traite de décadents ou de barbares. Tant pis ! Nous répondrons en prenant à témoin l’histoire des grandes littératures à leur période de décadence. Car le signe d’un art décadent, ce n’est pas l’anarchie, l’impatience de créer autrement, la folie, mais bien précisément cette sagesse moutonnière qui se réfugie dans le souvenir d’une perfection révolue, qui s’exténue à en évoquer l’ombre, qui use monotonement chaque touche d’un instrument déjà usé. Que M. Charles Maurras écrivit là-dessus de justes lignes dans un article récent contre le « beau vers » !59 — mais peut-être sans s’en douter… Il devrait se lamenter avec nous de voir le noble effort de M. Moréas autoriser de son exemple toutes les lâchetés et toutes les redites, comme après l’alexandrinisme et sous les derniers empereurs romains… Si son « roi » revenait, ce ne serait pas, j’imagine, pour gouverner comme gouvernait le « grand roi » ?…

Que si devait triompher cependant ce « classicisme » décadent, formel et vide, aux dépens de notre idéal, — eh bien ! au nom de nos plus profondes aspirations, joyeusement, nous revendiquerions le titre de « barbares ». Car un équilibre vital peut sortir un jour de la barbarie — et nous aimons mieux nous trouver sur le chemin qui mène à la beauté classique, que sur celui qui en revient.

M. d’Annunzio et l’art

À propos du martyre de St. Sébastien60

Nous n’avons pas le droit, en principe, de dédaigner l’hommage retentissant qu’a voulu rendre à notre langue un auteur de renom aussi considérable que M. Gabriele d’Annunzio : la France, par tradition, se fait une joie d’accueillir tout apport neuf, et d’où qu’il vienne. — Il ne convient pas néanmoins d’en remercier le poète par un trop aveugle applaudissement ; il s’indignerait le premier de notre indulgence. Quinze ans après la Ville Morte 61, c’est de plain-pied, avec faste, avec bruit, qu’il rentre dans la littérature française. Fort crânement, il réclame pour son ouvrage la double épreuve de la scène et du livre. Il prétend que nous le jugions en fonction de sa gloire acquise, grand poète toujours, pour une fois français.

Superbe spectacle d’orgueil, lorsque du moins l’œuvre le justifie ! Non certes, nous ne manquerons pas cette extraordinaire occasion d’atteindre enfin, sans l’aide d’aucun truchement, et pour ainsi dire en prise directe, l’art d’un écrivain étranger. Notre examen, moins inquiet d’une possible erreur, n’en sera que plus libre, que plus assuré, que plus juste.

M. d’Annunzio aura proclamé assez haut qu’il s’agit ici d’une œuvre de foi et de sanctification pour que nous n’hésitions pas à le croire ; j’entends : à croire qu’il le croit, non à croire que cela est. Car nous ne doutons pas de sa sincérité ! Mais ne s’y glisse-t-il pas, à son insu, un grain d’illusion né de l’ivresse des images, une certaine infatuation de grand artiste, qui s’attribue le pouvoir merveilleux de tout ressentir, de tout exprimer, et d’incarner, même au sens chrétien du mot, le Verbe ? Il faut d’abord y aller voir, M. d’Annunzio n’étant ni saint ni moine et ne semblant point particulièrement préparé à une entreprise si délicate.

Composer un « mystère », quelle simplicité, quelle humilité d’âme cela suppose, cela exige ! Porter à la scène, non pas un conflit d’ordre chrétien, mais la divinité même, les gestes des saints et des anges ! Donner du martyre un spectacle, non pas brillant et curieux, mais si dédaigneux de l’aspect au contraire, que toute sa beauté, que toute l’émotion qu’il suscite, demeurent en dedans et par-delà les sens.

J’imagine M. d’Annunzio dans cette attitude d’humilité lorsqu’il se décida à écrire en langue et en vers français son Mystère. Sans doute s’est-il défié de sa virtuosité un peu voyante dans le maniement de l’italien ; a-t-il pensé montrer dans notre langue une gaucherie plus naturelle, « être plus naïf en français »… De fait, si on lit de près son ouvrage, on remarque qu’il se limite aux tours les plus simples, les plus directs ; comme à plaisir, il les ressasse ; voilà bien l’archaïsme qu’il escomptait. — Trop averti de leurs difficultés, et suspectant — qui sait ? — leurs sonorités trop païennes, il évitera d’employer l’alexandrin ou le vers libre. Rien que l’octosyllabe et privé de la rime — nouvel indice de macération — : le mètre le plus mécanique qui soit, et le moins susceptible de modulations intérieures. Il saura bien de temps en temps le relever de quelques rimes, en rompre la monotonie par de petits vers en rejet ; l’ingéniosité ne lui manque pas, et ce sont faciles ressources.

Par malheur, sa mémoire est grande ; il connaît trop de mots, même de mots français et tout à coup les mots l’obsèdent, ceux de nos plus vieux auteurs, ceux aussi des plus récents ; car c’est évidemment en manière de plaisanterie qu’il affirme n’avoir admis dans son mystère « que des mots vieux de quatre siècles ». Comme ils vont être tassés là-dedans ! que d’enjambements se préparent ! Dans ce torrent, les pauvres vers risquent de perdre tout leur rythme, de former une sorte de prose boiteuse, découpée à l’emporte-pièce au mépris des accents et des arrêts du sens… N’importe ! le poète aura suffisamment prouvé la qualité de son intention première ; il ne veut plus de sacrifice ! Dans cette forme barbare et naïve, tranchant sur elle, voici tout son luxe ressuscité.

Lisez en petit texte, entre les scènes, les indications de décors et de mouvements : débordent-elles assez de romantisme ! Mesurez la longueur des strophes ! Etonnez-vous du foisonnement des images ! Et même, admirez en passant quelques strophes nettes et sonores, point indignes de Signoret ! — Vous pouvez contester à l’auteur tous ses autres dons, non point son luxe. Son luxe aura vaincu ici une naïveté factice… Mais que devient dans tout cela l’esprit chrétien ?

J’entends M. d’Annunzio répondre que, par tempérament, il appartient à cette Eglise triomphante pour laquelle il n’est pas de trop riches offrandes, et que ce luxe convenait à l’exaltation du martyr-chevalier, qui succomba sous les flèches de sa cohorte ; le mystère est chrétien d’esprit, malgré les contradictions de la forme. — Examinons l’esprit du Martyre de Saint-Sébastien.

Marc et Marcellin sont liés au poteau ; leur mère, leurs sœurs, leur vieux père les supplient d’abjurer le Christ. Ils vont céder, quand le chef des archers, proclamant la foi qu’il tenait secrète, les exhorte au martyre auquel ils sont voués, eux, leurs parents, Sébastien lui-même. La scène se trouve décrite tout au long dans la Légende Dorée. Tant d’humanité et tant d’héroïsme devaient transporter le poète. Hélas ! pour deux cris justes, que de déclamations ! — Nous n’exigeons pas de psychologie d’un genre qui n’en comporte pas : une suite d’images animées, mais qu’elles soient nobles et pures, noblement humaines, purement divines… Rien de louche encore ne les gâte, et pourtant elles n’arrivent pas à nous toucher profondément. Dès ce premier acte si plein d’action, si gros de pathétique possible, commence le « spectacle », et tous les accessoires et tous les artifices de « spectacle », défilent devant nous : rhétorique outrée de la mère, — inutiles offrandes des jeunes filles, en rondels gracieux, oiseux, — insistance dans les vœux, redoublement dans les miracles, — sans oublier la foule et sa loquacité confuse autour du préteur « dormant dans sa graisse ». C’est le plus chrétien des quatre actes ; il pouvait être beau.

Alors il avoua (le préteur malade) qu’il possédait dans sa maison une chambre où était représenté tout le système des étoiles et qui lui permettait de prévoir l’avenir… Et Saint-Sébastien : « Aussi longtemps que cette chambre ne sera pas détruite, tu ne recouvreras pas la santé. » Sur cette indication de Jacques de Voragine, M. d’Annunzio devait s’en donner à cœur joie. Le second acte serait l’acte magique : sibylles, sortilèges, hermétisme ! — Cela ne suffit pas encore. Il invente « la fille malade des fièvres », portant dans son sein le linceul du Christ. Et ce linceul sacré il l’étale sur le théâtre ; on y compte à la trace chaque blessure du fils de Dieu. Le sang, les plaies et la sanie, voilà le thème principal que se complaît à développer le poète, en mots parfois beaux, mais impurs… Passons.

« Le troisième acte, — comment le supporter ? Le personnage de Saint-Sébastien s’y précise. — J’ignore de quelle tradition s’autorise M. Gabriele d’Annunzio, mais il n’apparaît pas d’après la Légende Dorée que l’empereur Dioclétien ait eu pour son chef de cohorte plus que l’affection due à un très loyal serviteur. « Ingrat, dit-il ; je t’ai appelé dans mon palais et toi tu as travaillé contre moi et les Dieux. » Et Sébastien : « Pour toi et pour l’Etat romain, j’ai toujours prié Dieu qui est dans le Ciel. » Alors il le fit attacher à un poteau au milieu du Champ de Mars, etc. Mais cela eût été trop simple.

Selon le poète italo-français, Sébastien est beau, et non de cette beauté spirituelle, qui transfigure la forme, qui en éloigne toute velléité impure de désir. Sébastien est beau, païennement ; païennement, l’empereur l’aime. Il veut le sauver par amour ; il veut que le peuple l’acclame :

… Que les Dieux
justes conservent ta beauté
pour l’empereur, Sébastien…

il veut le faire Dieu ! — Sébastien est « le sagittaire à la chevelure d’hyacinthe », « celui qu’Apollon aime », le « bel archer d’Emèse ». Il est aussi le beau chanteur : il coupera les cordes de la lyre d’Orphée ; il est aussi le beau danseur : il dansera la Passion ! On le couche douillettement — car il est beau — sur la lyre mutilée ; le cortège des femmes le pleure ; il va périr sous les couronnes, sous les colliers, sous les parures — car il est beau.

De ce premier supplice, notons que la Légende Dorée ne dit rien ; il fut subi par d’autres saints, et M. d’Annunzio avait le droit d’en faire usage. Il prit à cela un certain plaisir : c’est un supplice luxueux. — D’ailleurs, Saint-Sébastien en réchappe : il succombera, comme le veut la tradition, au dernier acte, sous les flèches de ses archers.

— Ils sont condamnés à frapper leur chef ; de quelles paroles de viril respect, de noble camaraderie, ne vont-ils pas différer l’exécution ? quels cris douloureux et rudes une telle hauteur de conflit leur commande ! — Non, ils n’auront qu’un mot : « Aimé, bien-aimé » mot de femme. Et le saint, éperdu, sentira sous la pitié le désir, et réclamera d’eux, comme une volupté sensuelle, la souffrance…

Je vous le dis, je vous le dis :
celui qui plus profondément
me blesse, plus profondément
m’aime…

Une apothéose céleste qui couronne l’ouvrage ne saurait racheter un si continuel blasphème.

Et qu’on m’entende bien, je n’ai pas à défendre ici la morale ou la religion offensée. Loin de moi la pensée d’interdire au poète d’aborder tel ou tel sujet — fût-ce le moins conforme aux mœurs du temps, le plus mystique. Le Saül de Gide et la Jeanne d’Arc de Péguy62 me paraissent de nobles œuvres, et certes, la hardiesse n’y fait point défaut ! J’entends ne point quitter le terrain esthétique : si j’ai prononcé le mot de blasphème, c’est de blasphème contre l’art qu’il s’agit. L’art choisit, sacrifie, respecte. Or je ne vois dans l’ouvrage qui nous occupe, ni choix, ni sacrifice, ni respect.

Que M. d’Annunzio ne se sente pas le courage, entre tant de beaux mots, d’images rares, de faire une sélection, nous le comprenons bien ; à ne considérer en lui que le styliste, nous l’en excuserions encore. De Hugo à Whitman les exemples d’excès du verbe ne manquent pas. Nous admettrions donc son luxe dans la forme, si ce luxe ne l’entraînait à ne plus même choisir dans le fond.

La question se pose ainsi : Ou bien, il prétendait faire œuvre chrétienne, si chrétienne que le Saint Suaire pût s’éployer sur le théâtre, et que pût, sans scandale, y être mimée la Passion : il devait en ce cas écarter de la scène toute équivoque, la laver de toute souillure et enfermer l’ouvrage dans un cercle de pureté. — Ou bien, il se risquait à traiter comme un mythe, au mépris d’une foi en bien des cœurs encore vivace, l’histoire d’un martyr ; à replonger celui-ci dans la fable ; à lui prêter la forme adorable d’un dieu païen : il devait alors l’isoler le plus possible du vrai dogme et se garder, du moins, d’évoquer à propos de lui les attributs du supplice divin. Encore Sébastien devait-il rester un héros même dans le mythe ! Question de simple décence esthétique, question de choix. M. d’Annunzio n’a pas choisi.

En vain se réclame-t-il de Polyeucte pour opposer le « païen » au « chrétien ». Mais son Mystère ne les oppose pas : il les marie, il les mélange, il les embrouille ! De cette confusion, de cette incohérence, un monstre naît, à la fois mystique et pervers, un soleil noir d’où rayonne un obscur malaise, que tous les spectateurs, et les plus sceptiques, ont ressenti. La foi n’était pas seule enjeu : nous nous trouvions en présence d’une œuvre fausse, faussée dans son caractère, falsifiée dans son essence ; en présence d’un auteur qui n’a point le respect de son sujet.

Comment le respecterait-il quand il ne le connaît pas même ! Il ne sait regarder aucun sujet en face, avec ce tremblement, avec cet amour exclusif qui rend le véritable poète si humble, si prêt à renoncer aux plus glorieux de ses dons, pour mieux habiter son sujet ! Dès que M. d’Annunzio s’approche, curieux et sans doute animé d’un sincère désir d’étreinte, toute sa culture de musées et de livres s’interpose soudain ainsi qu’un écran de soie merveilleux, cette culture dont il se sent si fier et qui lui donne tous les droits — à l’entendre !

Va-t-il directement épouser la légende, quand tant de peintres l’ont déjà retracée, dont les tableaux tapissent sa mémoire ? D’Hans Memling au Pérugin, il voit un jeune homme nu, criblé de flèches ; il est jeune, il est beau de corps ; car sa beauté spirituelle est devenue beauté plastique par une nécessaire transposition ; — mais de ceci, M. d’Annunzio n’a cure. Il est beau, il est désirable : sur quelques académies de musée, M. d’Annunzio établira sa psychologie du martyr. Psychologie ornementale, chère à « l’amateur » en voyage. Sous le pittoresque, sous l’accessoire, va périr étouffé le drame intérieur !

A propos d’un martyr, les plus beaux souvenirs helléno-latins se réveillent. Les choses s’abîment dans les mots ; les mots, au rebours, créent les choses. Adonis naît d’Adonaï, Hadrien de Dioclétien, et d’Hadrien, Antinoüs ! Dans la forme d’Antinoüs, voici donc l’extase de Sainte-Thérèse ! M. d’Annunzio ne saurait plus douter d’avoir créé une œuvre belle ; il n’a daigné y fondre que des « éléments de beauté ».

— Ceci ne s’appelle point art, mais artifice, mais « artistisme » — pour me permettre un mot barbare, moins barbare que ce qu’il désigne. La beauté ne se transmet pas toute faite. Elle naît d’une continuelle création ; de la découverte renouvelée d’un rapport juste entre la forme et la pensée. Supprimez ce juste rapport, n’eussiez-vous formé votre ouvrage que d’or et de pierres rares, que de morceaux du Parthénon ; plus de beauté. La vraie beauté n’est pas « excentrique » mais bien « centrale ». Il semble que M. d’Annunzio qui crut sauver tant de ses livres par des descriptions de tableaux, ait promulgué dans son mystère la loi de cette esthétique funeste, qui méconnaît le processus essentiel de l’art et substitue à la création, le placage. Elle peut donner lieu à de brillants morceaux. Il y en a dans le Martyre. Comment les admirer, quand on sait ce qui les soutient14 ?

L’auteur du Martyre de Saint-Sébastien nous a déçus dans notre attente : les poètes français n’auront pas à le jalouser. Du moins nous aura-t-il donné l’occasion de mettre au jour une vérité par trop oubliée : c’est que la barbarie n’est pas forcément inculture ; c’est que, de l’excès de culture, une autre barbarie peut naître, irrémédiable celle-là, par défaut de matière vive et d’autant plus dangereuse qu’elle porte le masque méditerranéen de la beauté. Si nous avons lutté contre elle à la période décadente, alors qu’elle menaçait de compromettre le renouveau du lyrisme français, est-ce pour applaudir à son bruyant retour, lorsque M. d’Annunzio nous la ramène. Le goût français si mesuré, si fin, sait pourtant accueillir et fêter un Swinburne, un Dostoïevski, un Ibsen ; mais croyez bien qu’obstinément il se refuse à prendre des leçons de latinisme de M. Gabriele d’Annunzio.

L’exemple de Racine63

Notre « grand siècle » dit « classique » — oui, si rétracté mais si violent, si économe mais si prodigue ! — est en train de singulièrement s’appauvrir aux yeux de nos contemporains, par l’habitude que semblent prendre les plus acharnés de ses partisans, de résumer tout son effort, toute sa réussite littéraire, tout son exemple, en l’œuvre d’un seul maître : vraiment ! on ne jure plus que par Racine64 ! Même racinien, comment accueillir sans agacement le même refrain au bout de chaque couplet de la chanson ? Je me méfie de la solution unique dont on veut clore trop de divers problèmes, je m’en méfie autant en art qu’en politique, et je voudrais être bien sûr qu’il ne s’agit de rien ici qui puisse ressembler à un acte de foi. Certains dévots du nouveau « dieu » ne se plaisent-ils pas à lui rendre un culte d’autant plus ardent, que ce Dieu demeure pour eux « l’inconnu » ou « l’inconnaissable » ?

Au fait, quel racinisme confessent-ils ? celui de Voltaire ou celui de Sainte-Beuve ? celui de Taine ou celui de Brunetière ? Quand ils défendent, contre un conférencier que je n’ai garde en cette affaire d’excuser, précisément « Racine, auteur d’Iphigénie », ignorent-ils qu’aucune tragédie, pas même Athalie ou Esther ne le représente plus mal ? Enfin, quand ils le veulent, entre tous, représentatif de son siècle, s’avisent-ils que, dans ce siècle, il figure justement la plus extraordinaire exception ?… Les génuflexions ne sont pas des réponses, pas plus que la négation toute pure des détracteurs… Il est passé le temps du « credo » universitaire ! passé celui de l’excommunication romantique ! Qu’on y consente ou non, « le cas Racine », se pose devant nous, neuf, actuel, urgent, comme une question non encore résolue, à peine débrouillée, et qui laisse un vaste champ libre aux exégètes, aux critiques, aux historiens. A cette heure, tous s’interrogent. Ce fut M. Lemaître65, l’autre année. C’était hier M. Péguy. C’est aujourd’hui M. Masson-Forestier… Et quelle passion dans leurs livres ! Peut-on rêver pour un artiste, plus de deux siècles après sa mort, un hommage moins convenu ?… — Si, pour ma part, auprès de La Fontaine, sauvegarde du primesaut lyrique dans la poésie de son temps, j’ai plaisir à placer l’auteur de Bérénice, figure esthétique maîtresse de l’époque de Louis XIV, je ne saurais continuer, comme ceux-là mêmes à qui j’en fais reproche, de l’invoquer en toute occasion… — que d’abord je n’aie vu bien clair dans l’admiration que je lui voue, dût celle-ci en souffrir quelque peu. Du moins, regagnera-t-elle en conscience ce qu’elle aura perdu en aveuglement traditionnel.

Que ne m’est-il permis de considérer l’œuvre et l’artiste en oubliant tout ce que l’on connaît ou croit connaître de l’homme ! Outre que l’attitude est passée de mode depuis Taine et dès avant lui, cette dissociation, en d’autres cas aisée, présente en celui-ci les plus graves difficultés. Je n’ai pas l’intention de suivre M. Masson-Forestier dans son étude curieuse, passionnante même, de la vie de Racine15 : elle est nourrie de faits nouveaux ; elle fourmille de vues ingénieuses et plausibles ; mais nombreuses s’y trouvent aussi les lacunes ; nombreuses les hypothèses gratuites et jusqu’à nouvel ordre invérifiables… Aussi bien n’est-ce pas le lieu de les discuter. — Je ne puis cependant tabler sur la seule chronologie des ouvrages, et m’enfermant dans un à-priorisme absolu, passer sous silence le fait capital, fait peut-être unique dans l’histoire des lettres, qui brise en deux la ligne de vie et de production du poète : après douze ans d’une fécondité admirablement régulière, ce brusque renoncement au théâtre, qui, selon Louis Racine, coïnciderait avec une subite conversion. Péripétie sans importance, s’il était avéré, reconnu généralement, que, là précisément, finit Racine, et que les tragédies sacrées forment non pas une conclusion à son œuvre, mais une sorte de supplément. Or, en dépit des protestations de maints critiques, la gloire du tragique continue à participer de la gloire de Port-Royal. Formé sous la discipline des solitaires, il ne s’en serait affranchi afin de suivre l’impulsion de son génie, que pour s’y soumettre à nouveau, douze ans après et reniant alors ses tragédies profanes, pour s’épanouir — ou se concentrer — en la chrétienne Athalie prélude aux Cantiques Spirituels.

Quelle ample courbe ! Quel cercle bien fermé ! Quelle satisfaction pour ceux qui souhaitaient que la même harmonie eût ordonné et l’œuvre et la carrière du poète ! Que cela eût été beau, si cela eût été vrai ! — Oui, certes ! elle eût paru banale la fin d’un Molière à même les planches, celle du vieux Corneille conséquent jusqu’au dernier jour avec son espagnolisme héroïque, la fin de ceux qui n’ont sacrifié à rien leur art — auprès de la claustration orgueilleuse et prématurée d’un Racine « rentrant dans le Christ ». Son génie même s’en trouvait agrandi, — augmenté de tous les chefs-d’œuvre profanes dont la conversion avait arrêté la croissance : un génie, songez donc, qu’il n’eût fallu rien moins que Dieu pour vaincre ! Oui, Racine atteignait la taille d’un Pascal — colonne double du jansénisme.

Il faut renoncer à l’apothéose. M. Masson-Forestier n’eût-il pas à peu près prouvé que la première conversion, après Phèdre 16, fut de nature simplement bourgeoise, un simple embourgeoisement à la fois doré et médiocre, que le seul examen des tragédies sacrées devrait suffire à nous en persuader « de plano ». Comment n’être pas frappé et gêné de leur aspect et de leur caractère foncièrement antichrétiens ? Tragédies bibliques ; pire : juives ; implacables autant que l’Ancien Testament, sans un moment d’effusion sincère, là même où la douceur sensuelle du poète, comme épurée, eût dû trouver un neuf et naturel emploi. Des accents fades ou pompeux ? Une Esther faible et bêlante ? Cette Athalie, aux proportions d’opéra, si belle d’arrangement, d’entente scénique — mais si dure17 ? Voilà les preuves de la conversion !… voilà ses fruits ! Je ne puis admirer dans Athalie, l’épanouissement chrétien d’une âme, le rejaillissement d’une nature impétueuse, dirigée par une force intime supérieure vers un but plus neuf et plus haut. Rien que la splendide « littérature » d’un esprit desséché qui prend le masque de la foi pour dissimuler sa défaite, et qui s’imagine créer encore, parce qu’il garde en main le métier le plus sûr et le talent le plus prestigieux. Ni Athalie ne conclut chrétiennement l’œuvre de Racine, ni Phèdre à qui aurait « manqué la grâce » ne prépare cette chrétienne conclusion, ni aucune des tragédies ne sort de Port-Royal et n’y retourne : dans l’œuvre de Racine, aucun rameau, aucun germe chrétien.

Je dirai plus : aucun germe moral, aucune propulsion idéaliste. Amoral, dit Masson-Forestier. Païen, dit Péguy. Oui ! païen qui ne reconnaît pas ses dieux. Chez Racine, la morale s’appelle « bienséance » et ses héros, quand ils se sacrifient — oh ! rarement… — ce n’est jamais qu’à leur amour, qu’à leur puissance, qu’à une raison matérielle, raison des sens ou bien raison d’Etat ; je n’en excepte à peine qu’Andromaque : mais autour d’elle, quelle solitude glacée ! On s’explique comment la légende de Louis Racine a été accueillie avec tant de faveur. Retirez à l’œuvre racinien sa prétendue signification chrétienne, il perd d’un coup toute signification. Et cela, comment l’admettre en un siècle où chaque écrivain, ou prêche, ou moralise, ou, pour le moins, conclut ? Corneille ennoblit, il exalte, et il promulgue un code de l’honneur. Molière entreprend d’améliorer l’homme social. La Fontaine lui fait la leçon. Et La Rochefoucault ! et La Bruyère ! Je ne parle pas de ceux dont c’est la fonction de prêcher. Et le XVIIIe siècle approche où la littérature tout entière va se mettre bénévolement au service de la pensée. Racine lui, n’a prêché qu’une fois, en finissant.

Apprenez, roi des Juifs et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère…

Va-t-on tirer de là une morale pour Racine ?… Il faut en prendre son parti, la tragédie racinienne n’a pas, ne peut avoir d’autre direction, d’autre signification, qu’une direction, qu’une signification esthétique. C’est là sa force originale et la raison de son éternelle actualité. On n’a pas assez remarqué que parmi les chefs-d’œuvre du XVIIe siècle, du XVIIIe, et même de l’époque romantique, elle se trouve seule dans ce cas, seule à pouvoir se contenter d’une esthétique. N’est-elle pas le type de l’œuvre d’art ? Aussi bien, quand — sincèrement ou facticement, peu importe — Racine songe à lui assigner un but extérieur à l’art, elle a déjà perdu sa vertu personnelle ; le formulisme, flagrant dans Iphigénie, et qui gâte la fin de Phèdre, l’a envahie définitivement : aucune idée, chrétienne ni morale, ne saurait plus la rajeunir. Non ! Racine n’est point Pascal, même en puissance, et il renonce à tout quand il renonce à l’art tout court.

Je conçois en un certain sens que l’on souffre de cet amoindrissement d’un grand homme. En déplaçant le centre de gravité de son œuvre, en découronnant sa carrière d’une fin quasi-surhumaine, en contestant non pas seulement la portée, mais la valeur même de ses tragédies sacrées à l’avantage des profanes, je ne me dissimule pas que je suis conduit à poser des limites à son génie et ce qui est plus douloureux encore, un point d’arrêt, d’épuisement. Charles Péguy a parlé de doute, d’impuissance — je n’y contredis point. On est trop tenté de considérer les grands artistes du passé dans la brume d’or de la gloire, comme une race de demi-dieux qui exploitent à l’infini un fonds illimité, inépuisable, et qui mépriseraient, sans doute, les faiblesses de nos hommes de lettres d’aujourd’hui. S’il exista de ces héros en lesquels il semble que la mort seule ait pu figer l’irrésistible montée de la sève, le flux des mots, des formes, des idées, (tel un Shakespeare, tel un Beethoven, tels même un Hugo, un Corneille…) plus je lis Racine, plus je me rends compte qu’il n’est pas né de cette race-là. Ce ne fut ni un vaste esprit créateur, ni une grande âme généreuse, ni même un rhéteur débordant. Mais justement, moins ses dons premiers me paraîtront considérables, plus je m’étonnerai, j’admirerai, et jusqu’à l’émerveillement, que, de si peu, il ait su former des chefs-d’œuvre qu’aucun génie inspiré ne désavouerait.

Ici, M. Masson-Forestier proteste. On sait qu’il n’a détruit la fausse légende d’un Racine chrétien, que pour lui en substituer une autre qui ne paraît pas mieux fondée, celle d’un Racine en quelque sort nietzschéen. Si nous voulons l’en croire, Racine aurait vécu la forte vie des hommes de la Renaissance italienne, celle de ses ancêtres francs, envahisseurs des Gaules, les Sconin. De sorte qu’un sang tout barbare aurait noyé en lui le sang latin — si tiède — des Racine, et que le jeune Viking se serait lancé dans le siècle en jouisseur, en conquérant. Je ne disputerai pas sur ses origines maternelles, nettement septentrionales ce qui est fâcheux, n’est-ce pas ? pour la cause du nationalisme classique français… Mais de ce qu’il ait eu successivement pour maîtresses la Du Parc et la Champmeslé, de ce qu’il ait connu l’amour charnel, l’amour-passion selon l’expression de son plus récent biographe, il ne s’ensuit pas qu’il ait mené une vie plus audacieuse que bien des hommes de théâtre de son temps et de tous les temps. Dissipation n’est pas nietzschéisme. Au reste, on s’explique assez mal que, dès avant la quarantaine, pareille frénésie de vivre se soit éteinte ou ait consenti à se satisfaire de la table, du faste bourgeois, de la gloriole d’un historiographe du roi. Admettons néanmoins, sans plus de preuves, et ce feu véhément, et qu’en quelque douze ans Racine s’y soit consumé lui-même. Douons-le gratuitement de la plus indomptable nature, celle d’un Cellini, d’un César Borgia, y compris même le poison… Cela ne préjuge en rien de sa nature de créateur et d’artiste. Mauvaise occasion pour vous de triompher, zélateurs absolus d’une discipline restrictive, élagueuse, polisseuse, etc. Vous avez mal choisi votre « sujet ». Il vous plairait que le surabondant génie, même Scandinave, du maître tragique se fût enfermé courageusement dans le triangle sacré des règles de la tragédie unitaire. Avoir dompté, réduit, avoir poncé, fourbi, une matière si rugueuse et si dure, un si rude tempérament.

Halte-là ! il ne s’agit pas de confondre puissance de vie et puissance d’expression. Si l’une et l’autre, d’aventure, se rencontrent dans le même homme, celle-ci n’implique nullement celle-là ! Le plus souvent l’une supplée à l’autre : l’artiste crée ce qu’il n’a pas vécu. Si vous voulez parler de « discipline » invoquez donc Corneille, voire Molière, et j’étudierai avec vous ce que leur soumission leur aura fait perdre et gagner. Mais qu’a-t-on, dites-moi, à mettre en jeu la discipline, là où précisément il n’y eut jamais rien à discipliner ? Je suis intimement persuadé que le développement de Racine suivit un processus absolument inverse. Je prétends que le cadre de la tragédie s’offrait à lui, dès l’origine, trop vaste en proportion de ses dons naturels. Il lui fallut s’augmenter et non se réduire. Nous assistons à un bien plus extraordinaire miracle, bien plus fécond et bien plus exemplaire : le miracle de la culture et surtout de la volonté.

A une époque de culture, Racine naît pour ainsi dire déjà cultivé. Une connaissance approfondie des littératures grecque et latine, la pratique courante de la prose et du vers français, fort commune en son temps et même dans sa famille milonaise : autant de moyens hérités ou acquis dont il use alors aisément. Clarté, propreté, ordre, correction, ce sont là qualités, mais plutôt négatives chez un jeune homme ; négatrices, du moins, d’une abondance excessive de dons verbaux, et non particulières à lui, mais à son siècle… Une certaine sécheresse aussi ; la tient-il de nature ou de ces messieurs de Port-Royal ? en ce cas, ce serait bien là la seule influence janséniste qu’il eût subie ! — mais non, si artificielle, il s’en serait débarrassé un jour… Or il use déjà, il usera jusqu’à la fin, d’un vocabulaire restreint, fort pauvre en somme ; ce qui l’entraînera, dans ses meilleurs ouvrages, à de fréquentes répétitions de mots. La serpe de Boileau n’eut rien à émonder en ce Racine : rien ne dénote à ses débuts, rien ne confirme dans la suite, fût-ce en un éclair passager, ni le bouillonnement d’images qui tourmentait un d’Aubigné, ni l’impulsion grandiloquente d’un Corneille, ni l’aisance si variée d’un La Fontaine, ni la verve drue d’un Molière, — je n’excepte point les Plaideurs. Racine porte en lui quelque chose de moins puissant mais de plus rare, et ses premières poésies, par quelques vers de paysage doux, fins et frais, le révèlent à qui sait lire : l’instinct de la valeur sensuelle des mots, selon leur place dans la phrase, une voix non pas faite pour convaincre ni exalter, mais pour chanter, aimer, séduire… Oui, même cruel, le tendre Racine ! D’une tendresse qui n’a rien de chrétien, d’une tendresse synonyme de caresse, toute pétrie de sensualité…

Caresse du langage, voilà son don premier, personnel et irréductible : il s’affinera sans cesse ; jamais il ne sera vaincu. A peine si, dans la Thébaïde, une rhétorique empruntée (à Corneille, à Rotrou) le submergera au passage. Dès Alexandre, à plus forte raison dans Andromaque, nous en reconnaissons le veloutement singulier : duvet de fleur, la fleur de l’âme de Racine, si sèche et dure par ailleurs. Aussi bien, quelque passion qu’épousent ses personnages, ils ne se dépouilleront jamais complètement de ce charme. Il oindra toutes les tragédies comme d’une huile parfumée ; il amollira la flexion des vers les plus furieusement contractés. Nous pouvons nous tromper sur les intentions de Racine, non sur le timbre de sa voix. Ce n’est pas la voix d’un rhéteur ; tout le contraire : d’un poète. Elle révèle une sensibilité poétique de restreinte envergure, sans doute, mais de la plus exquise et de la profonde qualité. — Or, songez que la tragédie, au temps où l’aborde Racine, vit d’éloquence !

Désigné comme aucun pour chanter sa tendresse, je sais bien ce que fût devenu Racine, s’il eût vécu en un temps comme celui-ci, où le lyrisme personnel a reconquis sa juste place, mais semble faire obstacle, chez trop de poètes puissants, à la création d’œuvres plus ambitieuses : un élégiaque et rien de plus. Il eût accordé tout son souffle à l’élégie sensuelle de son amour. Elégiaque délicieux, ardent, profond, peut-être même psychologue, car son don de lucidité analytique eût fini par se découvrir… (mais ce don se fût-il si cruellement aiguisé à ne disséquer que Racine, au lieu d’une Phèdre, d’un Narcisse, d’une Roxane ? eût-il pénétré si avant, même dans le secret de l’amour ?) Racine eut le bonheur qu’au XVIIe siècle la poésie lyrique personnelle fût tenue à la cour en maigre considération et que tout poète rêvât de consécration théâtrale. Avant même qu’il eût pu prendre conscience de son originalité lyrique, l’ambition le conduisit à s’oublier, à se dépasser, à cultiver d’autres dons que sa sensibilité particulière, à placer la fin de son art hors de soi-même. L’élégiaque né — se voulut poète tragique — malgré sa voix.

Il pourra sembler étonnant, qu’élégiaque né — s’efforçant au tragique. Racine, loin d’élire des héros nobles mais moyens, se soit plu à ne peindre que « des bêtes féroces » — le mot est de Brunetière, comme on sait. Je compte dans la ménagerie racinienne, un certain nombre de douces exceptions. Si pourtant, je le reconnais, Racine choisit de préférence les héros les plus excessifs, mais n’est-ce pas précisément pour échapper à l’élégie, à l’irrémédiable modération de ses moyens et de son style personnel ? Ce style, il avait trop de goût sans doute, pour consentir à le surcharger de placage, à le gonfler, à l’étirer, à l’essouffler ; donc, il l’accepte tel, — le subordonne : serviteur de la passion. Mais quelle révolte là-dessous ! il compte sur la fureur d’un Oreste ou d’une Hermione pour l’animer spontanément d’un autre accent !

Racine ne veut pas être Racine. A la fatalité de sa nature il n’échappera pas toujours. Nulle de ses pièces où ne se glisse, fût-ce par la bouche d’un personnage secondaire, un peu de sensualité doucereuse, quelques tendres mots… Et Madame lui commandera Bérénice… Et l’amour, ressort obligé d’une tragédie qui se soutient par le jeu de l’intrigue, lui offrira trop d’occasions de soupirer… Mais qu’on ne s’hypnotise point sur ses tragédies dites « amoureuses », qui ne sont pas si exclusivement amoureuses qu’on le prétend. Partout ailleurs et même ici, quel acharnement à s’étendre, à se dépayser, à se multiplier ! Aussi semblables entre eux m’apparaissent les personnages de Corneille, et entre elles ses tragédies, (dans la même gamme éclatante et sourde, univoque), aussi divers les personnages, diverses les tragédies de Racine, par la force éperdue de l’objectivation. Parmi ses amoureuses mêmes ! pas une seule qui ressemble aux autres, bien qu’elles se posent de la même façon : les mêmes traits se combinent différemment en chacune. Gardons-nous bien de nous laisser tromper par l’égalité de la langue qui revêt tout, personnages et tragédies, d’une sorte de vernis abstrait. Chaque pièce a son atmosphère — et l’atmosphère à la fois âpre et molle, voile d’une forte race à son déclin, qui entoure Britannicus, n’est point celle de Bajazet si singulièrement orientale. — Dire qu’on a parlé de Versailles ! Est-ce la peine d’insister sur ce point ? Si je reconnais quelquefois dans la tragédie racinienne le tour et l’étiquette de la cour de Louis XIV, je n’en respire jamais l’âme. Non seulement Racine surmonte l’élégie, mais il surmonte son milieu et son temps.

Je l’imagine en face de la tragédie, telle que l’a fixée Corneille, telle que la formule Boileau. Il sait bien qu’il ne peut la remplir d’un seul flot, comme faisait le vieux tragique. Racine n’a pas le don d’amplification. Il lit les Grecs : qu’en retient-il ? rien que la décence plastique. Il se méfie de la simplicité d’action qu’il admire dans leurs ouvrages : il ne se risque pas à l’imiter. S’il leur emprunte deux ou trois sujets, il est nécessaire qu’il les complique. Il semble qu’il ait peur de manquer de matière pour occuper les cinq actes prévus. Toutes les conséquences de la guerre de Troie, il les entasse en Andromaque, toute la plus complexe époque de Rome Impériale il la presse en Britannicus. Si l’histoire ne suffit pas, il corse d’intrigues l’histoire. On n’insistera jamais trop sur l’importance de l’intrigue dans ses pièces, sur la complication du « métier » racinien. Intrigue double, souvent triple, et sans gain apparent de renforcement dramatique18. Que s’il arrive, en Bérénice, sujet non pas choisi, mais imposé, que le thème présente une ressource par trop nue, il répète indéfiniment la même péripétie ; l’action recommence à chaque acte et s’élève en spirale vers le dénouement…

Au dedans de la forme tragique héritée, Racine s’évertue ; il en combine à nouveau l’aménagement ; il y construit à son usage une sorte de mécanisme dont l’ingéniosité, l’équilibre et même parfois l’harmonie peuvent nous étonner, mais qui ne vaut, en fait, que comme support nécessaire à la présentation dramatique des personnages. Que la psychologie défaille — ce qui advint une fois, dans Iphigénie, — la carcasse paraît au jour. C’est pourtant de cette carcasse que Voltaire se saisit pour la proposer en exemple ! Nous nous contenterons de l’admirer comme l’artificieux degré imaginé par le poète pour atteindre à la tragédie. Mais il ne peut pas nous suffire que Racine ait renié Racine afin de devenir un « habile homme de métier » un Sardou, ou même un Voltaire. Où son métier finit, commence son esthétique seulement, une esthétique créatrice.

Brunetière ne dit pas tout à fait vrai, quand il insinue que Racine « ne crée pas », mais qu’il « utilise ». Racine fait plus : il compose. Il nous prouve sans cesse que composition peut égaler création. Pas plus que chaque tragédie ne naît en lui d’une illumination soudaine, d’une idée simple et riche portant en soi son nécessaire développement, (mais on l’a vu, par un jeu de combinaisons cherchées où l’art peut s’exercer, mais où c’est le métier qui règne), pas plus ne bondissent ses personnages, armés de pied en cap, de son cerveau ou de son cœur. Lorsque Shakespeare a mis la main sur un héros, dans la légende ou dans l’histoire, il semble que l’histoire ou la légende ne compte plus, que le héros n’a qu’à parler et comme pour la première fois : il le possède. Racine, lui, le circonvient par approches. Qu’est-ce d’abord ? un nom. Il juxtapose trait à trait, le trait que la réalité lui fournit, au trait que l’histoire lui propose ; il joint ce qu’il a ressenti à ce qu’il se contraint de ressentir, les découvertes de sa sensibilité aux inductions de son intelligence ; et le héros prend forme hors de lui-même ; il faut que le poète puisse tourner autour. Que d’inquiétude et de circonspection, que de préméditation passionnée ! Enfin, le héros parle. Il ne dit pas un mot qui ne soit propre à éclairer son caractère : effrayante lucidité… dont nous commençons à souffrir déjà… Quand, de tant de traits rapprochés, de tant de paroles analytiques, un vers soudain se détache, un regard, un geste, préparé de si loin, si profondément commandé, que c’est l’âme même qui s’y montre. Non seulement le héros parle : il vit. Prodige inattendu de la composition ! L’effort concerté de création d’un Racine est plus près du sursaut intuitif de Shakespeare que le débordement tout oratoire d’un Corneille. Je prononce le mot à dessein contre Brunetière : création.

Mais n’est-ce pas le seul mode de création qu’il nous importe de connaître ? L’inspiration pure, à qui la donner en exemple ? Au génie ? le génie n’a besoin d’exemple ni de lois… Racine nous offre le spectacle d’une entreprise plus humaine, de la plus haute entreprise qu’ait menée à son terme un poète doué d’un court génie, par la force seule de son talent.

Je rêve aux heures de combat où penché sur Tacite, Racine entrait par ruse et par force dans la pensée d’un Néron, d’un Burrhus, d’une Agrippine, d’un Narcisse… Je songe à son désespoir quand, hélas ! son amour personnel prenait le pas sur ses héros, le contraignait à reparaître en eux lui-même…

Ne nous étonnons pas si, après six chefs-d’œuvre, sa volonté retombe ; si les combinaisons19 psychologiques d’un cerveau qui n’abrite pas l’univers, mais tâche simplement à construire hors de lui un univers selon ses forces, avec ces forces mêmes se trouvent épuisées un jour. Lorsque lui manquera une neuve matière qu’il se sente capable d’ordonner, d’animer de vie, de réaliser en beauté, croyez bien qu’il s’arrêtera. Iphigénie aura sonné comme l’avertissement salutaire — et Phèdre est le dernier grand cri. L’esthétique racinienne siège au plus haut degré de la raison créante et non à fleur de peau, dans la forme ou dans le métier. Racine, n’ayant plus rien à dire de significatif, se tait.

Il me faudrait étudier son vers, son rythme, ce talent suprême de mise en œuvre objective que l’on retrouve dans la forme encore : ah ! comme il prolonge, sans l’altérer, la plus exquise musique personnelle connue !… Mais dans le moment de conclure, mon sujet me défend de me laisser reprendre au charme du fin Racine sensuel qu’a surpassé l’autre Racine. C’est son exemple que je recherche ici, non son parfum. Si je me suis senti contraint, au cours de ces réflexions cursives, de lui reconnaître moins de génie que de génie-talent, si j’ai trouvé dans son œuvre une autre doctrine que celle qu’on a accoutumé de prêcher en son nom, mon admiration sort pourtant de cet examen, rassurée, augmentée et purifiée. Racine n’est plus ce dieu en cage. Un homme, rien qu’un homme, qui se dépasse chaque jour : élégiaque, architecte d’intrigues et psychologue, créateur d’autres hommes… et qui se lasse de créer… Qu’il est donc près de nous !… Quel encouragement il nous apporte, ce jeune littérateur ambitieux qui se tient solitaire et maître, au centre de l’art de son siècle, au centre du classicisme français, et dont l’exemple nous enseigne une esthétique si peu pédante — une esthétique de culture, de volonté, d’accroissement !…

Le lyrisme de M. Rostand

Nos auteurs dramatiques sont étonnants. Ils font mine de détenir de prestigieux secrets qui ne seraient pas du domaine de la littérature pure et encore bien moins de la poésie. Ils jugent donc poètes et littérateurs de haut… Ne risquent-ils pas à ce jeu, que, la littérature pure ou, s’ils parlent en vers, la poésie, en manière de représailles, s’avise de les rejeter à son tour ? Ils finiraient bien par nous faire croire que, art d’exception, l’art du théâtre est un art inférieur. Mais nous n’y consentirons pas. Ils n’échapperont point aux lois difficiles du genre où si aisément ils s’exercent ; et tant que, franchement cyniques, ils n’auront pas assimilé le drame au spectacle du cirque, du cinématographe, du music-hall, nous aurons le droit d’exiger qu’une pièce soit non seulement visible mais lisible, et qu’elle vive d’une double vie, ici scénique, là livresque, c’est-à-dire littéraire — et même poétique s’il y a lieu. Que la représentation achève de mettre en valeur ce qui fut écrit pour la scène, il serait absurde de le contester. Mais une certaine valeur doit s’y trouver d’avance incluse. On ne s’étonnera donc pas que, comme je ferais Racine ou Molière, j’entreprenne de lire M. Rostand aujourd’hui.

Pourtant, je sens trop d’injustice à me placer au même point de vue en face de lui qu’en face de ces maîtres. Et si, dans les ouvrages de notre célèbre contemporain, en vertu d’une inspiration plutôt romantique, la sensualité verbale a nécessairement le pas sur l’approfondissement des caractères — le contraire de ce qui advient dans Tartuffe et Britannicus, — j’aurais mauvaise grâce à négliger les qualités lyriques pour m’attacher à la psychologie ! Mais non, je prétends faire au poète de Cyrano la partie belle. Je commence par lui reconnaître à priori, et tout l’art d’analyse, et toute la maîtrise de composition que l’on voudra. Je n’étudierai aujourd’hui ni les ressorts intimes, ni l’équilibre, ni l’affabulation de ses pièces, mais exclusivement le vêtement lyrique dont il les pare volontiers. A la veille de Chantecler qu’on annonce comme un poème66, je ne crois pas ainsi le desservir.

Il est très difficile de le lire bien, je vous assure ! — j’entends directement, comme on lit tous les autres, sans l’intermédiaire sonore de Sarah ou de Coquelin67, en dehors du tonnerre d’applaudissements de cinq cents représentations consécutives : pour fausser l’oreille et le goût, avouez qu’il n’en faut pas plus. Si nous voulons être équitables, M. Rostand perdra pour nous le bénéfice de l’acoustique théâtrale. Mais en retour, nous oublierons et l’excès des sanctions académiques, et les monstrueux parallèles de ses thuriféraires éperdus (« l’Aiglon, mais c’est Hamlet », disait Mendès68), et cette agaçante réclame que l’on veut supposer subie, non recherchée par le poète, et son domaine de Cambo, et sa famille : toutes contingences sonores et proprement théâtrales elles aussi. Nous le lirons dans le silence, comme un auteur silencieux. Ah ! que n’a-t-il chanté davantage en secret, entre les feuillets blancs, doucement bruissants du « livre » ! Il nous eût épargné cette besogne d’abstraction. — Mais si vous retirez ses pièces, que pèse son œuvre poétique, dites-moi ?

C’est une chose malgré tout singulière que ce poète, si prodigue à la scène de tirades et de couplets, n’ait pas trouvé plus souvent l’occasion de chanter, loin de la place publique, pour lui-même. Quand nous aurons cité son livre de début les Musardises69 , quelques pièces de circonstance (sur la Grèce, Hernani, le président Krüger, l’impératrice de Russie) et enfin ce Bois Sacré qui fit notre étonnement l’hiver dernier, nous aurons épuisé la nomenclature de ses productions lyriques. Vraiment, et quoi qu’ait pensé Goethe, de la légitimité d’une poésie de circonstance — les circonstances, lui, savait les transfigurer — M. Rostand ne peut pas souhaiter qu’on le juge exclusivement sur ses odes officielles, sur le

Oh ! oh ! c’est une impératrice !
sur la strophe célèbre dont il salua l’arrivée du président de la République du Transvaal :
Oh ! quand tu débarquas sur la terre natale,
Vaincu qu’on reçoit en vainqueur,
Il me sembla, Krüger, et j’en devins tout pâle,
Que tu débarquais dans mon cœur.

Nous-mêmes ne le voudrions pas. Nous admettrons que le meilleur de son lyrisme il l’a réservé pour ses drames, que le succès l’a seul détourné des poèmes dont il était capable comme aucun, et le prenant pour tel qu’il s’est réalisé, nous tâcherons de découvrir dans la succession de ses œuvres l’essence précieuse de son lyrisme pur.

Précieuse, n’en doutez pas, trop précieuse — et non au sens le meilleur de ce mot ! Sans doute, on a tort d’attacher une considérable importance aux essais d’un jeune poète. On y peut cependant puiser d’utiles indications. Le germe du Rostand futur, je le discerne avant d’entr’ouvrir le volume, dans le titre, rien que dans le titre de ce premier livre de vers qui se nomme les Musardises : nonchalance et préciosité. Il s’y joindra plus tard l’entrain — mais c’est affaire d’entraînement.

Ce livre, naïvement dédié aux « enfants perdus de Bohème » à ses « bons amis les ratés », est du reste des plus médiocres. On y sent l’influence de Mürger plus que de Banville, et plutôt du Musset cursif d’Une Soirée perdue, que de Hugo ; celle-ci suivra celle-là. En attendant règne le prosaïsme : ballades, triolets, formes à refrains, — celles qui donnent le plus tôt, et au moins possible de frais, l’illusion d’un peu de rythme…

De pareils volumes, il faut bien l’avouer, il en paraît cent chaque année, dont les auteurs méritent de rester obscurs. Dans celui-ci, n’étaient quelques images assez jolies, rien ne décèlerait la moindre sensibilité. Un certain don, mais de loquacité banale, une certaine facilité, mais si facilement contente de soi, disons le mot, si paresseuse ! Veuillez écouter cet aveu :

Mes vers pour qui je sens la plus grande tendresse,
Sont tous les non-finis qui vont par un, par deux,
Ces vers dont on remet l’achèvement sans cesse,
Qu’on retrouve en fouillant dans les papiers poudreux.
……………………………………………………………………
Souvent, quand la beauté d’un sujet vous enivre
On se met au travail, mais le feu tombe, mais
Les vers vont faiblissant si l’on veut les poursuivre.
Les meilleurs sont les vers qu’on ne finit jamais.

Et rapprochez-le aussitôt de ce quatrain lapidaire, qui contient toute une esthétique :

Quand on a longuement forgé
Quelque belle forme vibrante,
On a trop souvent égorgé
L’Idée en son esprit vivante.

Je me trompe fort, ou bien, de peur d’égorger en forgeant, M. Rostand ne forgera guère. Une disposition naturelle, que peut-être il ne surmontera jamais, le fait reculer dès l’abord devant le rude effort qu’exige l’art. Hélas ! on ne saurait tolérer la paresse que de l’inspiré de génie : à cette époque, non, M. Rostand n’est aucunement génial. Qu’il le soit devenu depuis, il ne me suffit pas, pour y croire, de l’entendre dire.

En vérité, la seule pointe d’originalité qui perce de-ci de-là, et en particulier dans les dernières pièces du livre, on s’aperçoit, en y prêtant attention, que c’est une certaine grâce délicate, inclinant déjà vers le mauvais goût, de quoi charmer un peu et lasser vite. Je transcris deux petits poèmes pour l’exemple :

Chère, si quelque jour je faisais ton portrait,
Quand j’aurais tendrement dessiné chaque trait,
N’ayant pas pour fixer le rose de ta joue
Le blond de tes cheveux où du soleil se joue
Les cernes de tes yeux, d’assez fines couleurs,
J’irais vite au jardin attraper sur les fleurs
Qu’ils chiffonnent en leur contant des turlutaines
Tous les beaux papillons aux mobiles antennes,
Et je pourrais alors colorer mon croquis
Ayant, avec le choix des tons les plus exquis,
Dans chaque papillon, deux palettes : ses ailes,
Et grave, je prendrais avec le doigt sur elles
De l’or, du blanc, du bleu, du bistre et du rosé
Comme un peintre qui prend du pastel écrasé.

Cela est lent, point neuf, mais point disgracieux, Mais que direz-vous de ceci ?

Dessous sa grande ombrelle rose
Elle est toute rose : on dirait
Un peu d’une très pâle rose
Qu’un soleil couchant rosirait.

Un rayon qui descend tout rose
A travers le rose satin
Avive joliment son teint ;
Et sa main blanche qui se pose

Sur le long manche de bambou
Les petits cheveux de son cou,
Sa nuque blonde, tout est rose,
Mais d’un rose, d’un rose fou !…

Si nous ne trouvions que quelques pièces de cet ordre pour justifier la préciosité nonchalante du titre, nous ne nous hasarderions pas à tabler sur les Musardises pour prévoir nettement le lyrisme futur du jeune poète Rostand. Mais il y a par ailleurs la préface, plus significative que le volume tout entier. Pour ceux qui nous accuseraient d’insister volontairement sur les petits côtés d’un génie qui se forme, je citerai tout au long cette curieuse page qui nous donne amplement raison :

Au lecteur

Musardise : action de celui qui musarde.

Musarder : perdre son temps à des riens.

« C’est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, ami lecteur. Et là-dessus tu n’auras pas grande estime pour un volume de vers qui s’appelle les Musardises, c’est-à-dire les bagatelles, les enfantillages, les riens.

Mais pour peu que tu sois un érudit, un lettré, ayant connaissance des mots de la langue ou de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire. Même, il t’apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.

Tu sauras que, musardise, musardie — comme on disait au vieux temps — signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée : car l’esprit musarde autant que les yeux, si ce n’est plus.

Tu sauras que, suivant certaines étymologies, musarder veut dire « avoir le museau en l’air », ce qui est bien le fait du poète, lequel, comme on sait, regarde tellement là-haut, que souvent il trébuche et se jette dans des trous.

Tu sauras qu’au temps jadis, les musards étaient de certains bateleurs et jongleurs qui s’en allaient de par le monde en récitant des vers.

Tu ne pourras être étonné que sous un titre qui ne semble convenir qu’à de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou des mélancolies, puisqu’en la langue wallonne « muzen » a pour sens être triste.

Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j’ai fait de ce mot, te souvenant que le savant Huet le faisait venir du latin musa qui, comme on le sait, signifie : la Muse. »

Pour moi je vois là plus qu’un badinage ; la révélation d’un tour d’esprit particulier. Avant la virtuosité, avant le talent même, M. Rostand s’y montre tout entier. Quelque ambitieux et hautain que doive devenir son rêve, qu’il évoque Geoffroy Rudel, le Christ ou le duc de Reichstadt, toujours il considérera la poésie comme l’art — non pas de faire rendre aux mots le son profond de l’émotion ou de l’idée, mais de jouer avec les mots et sur les mots autour de l’idée et de l’émotion. Cette préciosité toute verbale, nul n’a le droit de la condamner en principe ; elle a, en certains cas, sa légitimité, sa valeur. Mais du moins elle exige une mise en œuvre parfaite, et ne saurait s’accommoder d’une esthétique de la négligence et d’à peu près. Voilà pourtant ce qui menace l’avenir du jeune poète. Saura-t-il concilier l’inconciliable, bâcler l’afféterie, improviser le jeu de mots ? Certes il nous paraîtra atteindre dans ce jeu à une adresse véritable, mais à condition que nous jugions ses coups de loin. Il souhaitera le recul et l’élasticité des planches.

On comprend comment une pareille conception, la même qui le conduisit au théâtre, dut éloigner M. Rostand non seulement de l’impitoyable poétique du Parnasse, mais aussi de ces recherches rythmiques, dérivées de Banville, de Verlaine, de Laforgue, qui font la discrète gloire des poètes de la génération symboliste. En quête de l’instrument le plus commode, il choisit nécessairement l’alexandrin, décide à le manier non pas comme Chénier ou comme Hérédia, de façon stricte, mais comme Hugo quand il déclame, comme Musset quand il conte, comme Coppée70 quand il décrit, et même il cherchera dans la coupe ternaire une facilité de plus. Le mètre comptera moins à ses yeux que la rime. Oh ! merveilleux moyen de jouer sur les mots ! — Sur la rime à tout prix, tremplin sonore, nous verrons prendre élan, bondir tout le lyrisme de M. Rostand, qui se croira possédé tour à tour du délire verbal de Hugo et de la fantaisie funambulesque de Banville.

Quand il écrit les Romanesques 71 il en est encore à Regnard. Cette comédie poétique révèle des qualités indéniables de verve gaie, de grâce déjà apprêtée, de banalité heureuse : un grave défaut aussi, le manque de conscience. Il faut que le vers aille vite, il ira donc comme il peut, bien ou mal. Deux choses seulement importent : 1° que le nombre de pieds y soit ; 2° que la rime sonne — et fût-ce au prix d’inversions indéfendables, de barbarismes, de triple galimatias. Et l’on s’étonne de trouver auprès de couplets bien venus et jeunes un tel distique par exemple :

Oui, ces vers sont très beaux et le divin murmure
Les accompagne bien, c’est vrai, de la ramure.

Osons le déclarer en passant : c’est plus que ne peut se permettre un ouvrier qui respecte son art. Et ne dites point qu’il est jeune ! A deux ans de là, le même ouvrier, plus habile, n’hésitera pas davantage à recourir aux mêmes bas moyens. Et nous lirons tristement— ou gaiement— dans la Princesse lointaine :

Le sourire lui-même, elle l’a, des Amours

et encore :

Je n’ai plus d’où je suis, le sentiment bien net
et enfin, car il faut en finir et demeurer modéré dans le blâme :
Celui qui meurt pour moi, je l’aime, je le plains,
Et l’autre je l’adore, et ma souffrance est telle
Qu’il me semble, mon âme, entre eux, qu’on l’écartèle.

Mais comment passer sous silence un autre moyen de rimer que, dans la même pièce, M. Rostand inaugure ? A la faveur des « chevaleries » symbolistes dont il a subi alors l’influence, notre poète, sous couleur de néologisme, invente le barbarisme à la rime, le barbarisme sauveur !

Tant pis pour toute nef qui nous cherchera noise,
dit un matelot.
Quand donc voguerons-nous sur l’eau sarrasinoise,
réplique un autre.

Et ainsi les perles seront indiques pour rimer avec véridiques, les turcs turquois, les doigts tremblants trembleurs. On verra du verbe scier répondre le mot pitancier, etc., etc.

C’est le signal d’une véritable frénésie verbale qui prend déjà des leçons des plus sonores de nos romantiques. L’influence d’Hugo rhéteur s’installe et règne, et M. Rostand pratique après lui, comme lui — mais sans l’excuse du génie, — entre autres procédés épiques, le remplissage par énumération, ce que j’appellerai « la tirade-cheville ».

Manteau brodé, stellé, gemmé, toi qui m’écrases
De corindons, de céladoines, d’idoprases
De jaspes, de béryls, de grenats syriens.
Etc etc.
ou bien encore
Bruno, Bistagne, Pegofas,
François le Remolars, Trobaldo le Calfat,
Vous qui souffrez pour moi de maux de toutes sortes,
Juan le Portugalais, Marrias d’Aiguesmortes,
Toi Grimoart, toi Luc…

On continuerait très longtemps ainsi ! Oh ! scène des portrais d’Hernani, Légende des Siècles ! Et cette question se pose. Ou devons-nous nous réjouir que la main puissante d’Hugo réduise un poète de plus en vasselage, ne lui communiquant de sa force que de quoi continuer, à l’occasion, le monologue picaresque de Don César de Bazan ? Ou plutôt allons-nous pleurer la petite flamme personnelle que son énorme souffle risque de trop peu respecter ?

Songez qu’à la tombée du soir, un des héros des Romanesques murmurait autrefois ceci :

On ne voit plus les fleurs, mais on les sent bien mieux.

que la princesse Mélissinde trouvait encore hier des traits de la même délicatesse un peu mièvre, disant :

Je suis comme ces fleurs
Qui naissent sous des cieux qui ne sont pas les leurs
Et devinant au loin qu’elles ont des patries
Peuvent sembler fleurir, mais se sentent flétries.
que demain nous lirons dans la Samaritaine :
C’est une âme légère autant qu’une corbeille.

et ceci :

Il vient de se former de son cœur à mon cœur,
Un pont délicieux dont je sens trembler l’arche.

et ce couplet enfin qui peint le Christ :

Et quant à sa douceur elle est divine, elle est
Comme une plume de colombe
Qui blanche, quand l’oiseau se penche sur du lait,
D’une blancheur dans l’autre tombe !

Songez qu’un « poeta minor » eût pu se faire une réputation honnête avec ces aimables images, s’il eût su les choisir à l’exclusion de toutes les autres, et les décemment sertir. Songez…

Mais non, M. Rostand opte pour une destinée plus ample. Même dans la Samaritaine 72, où il montre déjà plus de maturité, et tout bridé qu’il est par le respect dû à la légende sainte, il n’abdique pas l’éloquence, ni, au hasard des rimes, la pure préciosité. J’apporte, dit quelque part Photine,

Les clefs de tous ces cœurs sur le coussin du mien.
et, autre part, elle chante :
Oh ! sur ce cœur, mon bien-aimé, qui te cherchait,
Viens te poser avec douceur comme un sachet
Puis avec force
Comme un cachet

Il faut donc faire notre deuil d’une œuvre fine et modeste où prendrait forme l’exquisité alambiquée que nous prêtons à l’âme de M. Rostand, et accepter qu’il ne donne toute sa mesure qu’en ressuscitant — pour une heure — dans Cyrano de Bergerac, le romantisme picaresque que l’on se figurait bien mort.

Enfin nous en tombons d’accord, voici mots et jeux de mots à leur place. Voici la préciosité et le mauvais goût acceptables, que se moquent d’eux-mêmes au bout de chaque vers. Cette faculté qu’il a, et que l’exercice a développée, d’accumuler intarissablement toutes les analogies sonores des mots de France, M. Rostand n’est plus tenu de la régler, et il laisse passer tout ce qu’elle lui apporte. Une lecture attentive nous montrerait ici autant de barbarismes, d’inversions saugrenues, de néologismes créés pour les besoins immédiats de la mesure ou de la rime, que dans les drames précédents : le mouvement, plus vif, seul, nous illusionne. Nous ne pourrons rien objecter à cette conception de lyrisme comique, sinon que nous la connaissions depuis le quatrième acte de Ruy Blas, et que si coloré, si scintillant que M. Rostand se montre, à côté du géant, il demeure pâlot.

Citerons-nous la tirade du nez ?… Qui ne la connaît pas ? Non, celle-ci plutôt :

… Si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
Vous, la molle amitié dont vous vous entourez
Ressemble à ces grands cols d’Italie ajourés
Et flottants dans lesquels votre cou s’effémine,
On y est plus à l’aise — et de moins haute mine.
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute un gêne et m’ajoute un rayon,
Car pareille en tous points à la fraise espagnole
La haine est un carcan, mais c’est une auréole.

Brio, mauvais goût, rhétorique. Ce n’est pas après Cyrano que pourrait se reprendre le poète. L’improvisation l’a grisé. Quand bientôt il s’avisera d’improviser sur un sujet grave, il écrira les vers de l’Aiglon, affreux souvenir.

Si l’Aiglon n’est pas une mauvaise pièce, et je ne veux pas le savoir, je sais que le lyrisme en est tout à fait détestable. Prenons au hasard :

Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine
Et je foule un gazon d’épaulettes de laine !
crie le duc, sur le champ de bataille de Wagram.

Et plus loin :

Il fallait qu’au-dessus de ces morts je devinsse
Cette longue blancheur toujours, toujours plus mince
Qui renonçant, priant, demandant à souffrir,
S’allonge pour se tendre et mincit pour s’offrir !…

Arrêtons-nous. Plutôt que d’insister peu charitablement sur l’examen poétique de cette pièce, qui concentre tous les défauts et rien que les défauts de M. Rostand, je crois plus important, avant de conclure, de jeter un coup d’œil rapide sur deux poèmes, deux poèmes-poèmes, — c’est chose rare n’est-ce pas ? — Les seuls du reste qu’ait produits dans sa maturité le dramaturge. Ce sont Un soir à Hernani et le Bois Sacré.

Ici nous ne risquons plus que l’on réponde à nos critiques : « vers de théâtre » — réponse qui ne répond d’ailleurs à rien. Les à peu près, les hachis de phrases n’y sont plus du tout de mise, et rien ne les saurait sauver, même l’élan. Aussi bien, — miracle, tardif miracle— ces deux poèmes donnent l’impression du travail. Ils se présentent comme respectables et solides. Lorsque M. Rostand, dans la plénitude de sa maîtrise, crée avec application, sans souci de la scène, que crée-t-il donc ?

Il crée Un Soir à Hernani, c’est-à-dire du Hugo narratif, du Hugo épique, un peu plus contourné, beaucoup plus enflé que nature. Il se plaît à nous conter ici le voyage en Espagne de l’enfant Hugo qui accompagne le trésor de la guerre : l’enfant Hugo gardé par une armée traversant le village d’Hernani ! Vous imaginez bien tout ce que Hugo, là-dessus, se fût amusé à broder. M. Rostand en vers d’Hugo, le brode. Mais qu’on en juge un peu :

Zoin da herri hori ?
Le vieil homme fit halte.
L’heure rosait au loin les croupes de basalte.
La montagne semblait courir au golfe clair
Pour mêler ses moutons aux moutons de la mer…
………………………………………………………….
Zoin da herri hori ? demandai-je, quel est
Ce village ? Et du doigt je montrais un village,
Tout en scandant les mots de la langue sauvage
Vieille comme la roche et comme l’océan.
… Mais ma voix n’avait pas l’accent guipuzzcoan.

Et cela continue ainsi avec les arrêts, les reprises, prosopopée et description alternant, la familiarité et l’emphase, tout l’art que Hugo a créé et dont la Légende des Siècles est le monument admirable. On s’y tromperait tout à fait, si quelquefois ne faiblissait la langue, comme dans cette chute grotesque d’un pastiche pourtant réussi :

Un homme d’une voix orgueilleuse et bourrue
M’a dit : « Senor c’est là, dans cette vieille rue
Que naquit Urbata, le brave à qui le roi
François Premier rendit son épée ». Alors moi
J’ai dit : « C’est là qu’est né, dans cette rue ancienne
Le drame auquel le Cid pourrait rendre la sienne ».

Reste le Bois Sacré. Et c’est encore Hugo, cette fois, le Hugo païen du Satyre, que le parisianisme de Banville allergeait. Je cite encore :

L’ombre de trois cyprès sur le gazon progresse,
Et tandis qu’au lointain s’argente un ciel de Grèce,
Près d’une eau qui s’égoutte en creusant des viviers,
Les dieux se sont assis dans un bois d’oliviers.

Or une trompe crie. Qui s’annonce ? Qui se rue ?
Ce qui fonce à travers le mystère écharpé
C’est une trente-cinq quarante cinq HP
Le double phaéton à portes latérales.
……………………………………………………
Est-ce au carburateur, au différentiel,
Qu’importe ? Dans ce bois tout transpercé de ciel
Où l’aegypan naguère aimait son aegypane.
On n’en peut plus douter maintenant : c’est la panne.

Vous voyez le sujet. Tandis que se reposera, endormi dans le bois sacré, le couple d’amoureux chauffeurs, les dieux s’empresseront autour de la voiture : ils fouilleront le coffre, le capot, le nécessaire de voyage, Vénus se poudrera, Vulcain réparera l’avarie, etc., etc. Ah ! quelle occasion de calembours modernes !

J’en demande pardon à l’Hellade, un Helleu !
dira-t-on de Vénus, et quant à Jupiter, il a…
… dans son allure, bien qu’il reste
De marbre par la pose encore et la blancheur,
Je ne sais quoi qui sent son antique marcheur…

J’aime mieux le pittoresque portrait de Morphée :
Un petit vieux paraît, rythmant sa marche avec
Le bruit d’un grain qui sonne au creux d’un pavot sec
Les situations les plus embarrassées
Il les dénoue à coups de papavéracées…

Ceci le prouve : de l’ancien Rostand, il ne reste plus que la verve, verve médiocre, et que le goût du jeu, jeu brillant, jeu lassant. Le jeu exclu, même dans un poème, il ne saura plus qu’imiter ce qui le plus commodément s’imite, des procédés romantiques de développement.

Je le redis, ce poète, dont on veut faire un grand poète, ce qui est faux et fou a quelque chose d’un poète cependant. Après Banville, après Hugo, son verbalisme étonne encore, qui ne nous apporte rien de neuf, pourtant ! Le don des mots, il le possède, indéniable ; le choix des mots, nullement. Il a du mouvement, de l’éloquence, ce qui convient au théâtre sans doute, mais le mouvement, l’éloquence d’un simple improvisateur. Il portait une âme rêveuse, capable de délicatesse, et de propager son émotion en ondes sonores autour d’elle, par le moyen d’images rares et de phrases un peu contournées. Elle méritait, je vous assure, de s’exprimer plus sobrement, en une œuvre plus condensée, plus réfléchie et plus durable : la facilité l’a perdue. On n’en saurait citer dix vers de suite. Que dis-je ? Pas même six. Une cheville énorme, un à peu près hideux, un mauvais bon mot vous arrêtent, quand ce n’est pas la désolation du vague et du vide, que l’on finit par préférer aux « concetti ».

La facilité n’est pas le génie. Aucun génie n’ignore la difficulté. La facilité difficile de Victor Hugo coulait comme un torrent, mais laissait déposer, de loin en loin, de belles strates dures de poèmes. La facilité facile de M. Rostand ne laisse déjà après elle que du sable et quelques cailloux curieux. On le considérera plus tard, lorsque l’engouement inhérent aux succès de théâtre aura atteint son juste terme, comme un jongleur brillant, moins que Banville et plus que Glatigny73, comme un improvisateur plein de mauvais goût et d’une spéciale grâce. Il a tiré le suprême bouquet du vain feu d’artifice romantique, et, bien que la moitié des fusées aient raté, on ne saurait l’exclure tout à fait de la poésie. Mais lequel de ses livres oserait-on placer, sur le rayon d’une bibliothèque des poètes, à mi-chemin entre Saint-Amand et Mendès ? Quelqu’un réunira peut-être les beaux vers de M. Rostand. Ce fait les juge : ils sont nombreux, mais dispersés.

Je n’ai voulu parler ici que du poète. Si l’auteur dramatique est aussi considérable qu’on le prétend, les défauts de ses vers, aussi bien que leurs qualités, auront trouvé sans doute leur pleine justification à la scène. Mais des vers dits « de théâtre », on sait que nous nous défions, et quant à eux, et quant au théâtre qu’ils couvrent. Nous n’aborderons pas cette question. Que peut valoir le fond, quand vaut si rarement la forme ? Puisse la lecture de Chantecler infirmer bientôt nos doutes sur cela, et notre condamnation de ceci 20.

Le mouvement dans la poésie lyrique française

Conference21

Mesdames, Messieurs,

La poésie lyrique est par essence mouvement. Elle naît, au fond de l’âme du poète, d’un mouvement secret, l’émotion. Ce mouvement, il faut qu’elle le communique à l’âme du lecteur. Ce sera nécessairement par le moyen extérieur d’une parole non pas objective et glacée, abstrait constat de l’émotion, mais vibrante elle aussi, mobile… Et tout lyrique élan s’arrête, si le poète perd de vue ce principe primordial.

Le malheur a voulu que le grand vers de notre langue, celui qui a primé trois à quatre cents ans, ne fût pas le plus vif, le plus léger, ni le moins lent, qu’il ne fût pas précisément un vers lyrique. Il n’y a pas de récrimination admissible contre les faits, et nous n’avons pas le droit de déplorer la révolution humaniste dont le classicisme est issu. Elle nous a valu la tragédie… Mais il nous est permis de constater que, là, nos divers modes d’expression poétique furent fixés, classés suivant une hiérarchie à l’antique, et que de cette époque date la prééminence officielle de l’alexandrin, considéré comme l’équivalent de l’hexamètre latin dans notre langue. Il fut et il régna. Sans doute n’eût-il pas régné, s’il ne s’était trouvé si facilement adaptable à la poésie de raison du XVIIe siècle français. Mais qu’eût-on fait alors d’un vers lyrique ? Il prêta son appui à la stance un peu desséchée de Malherbe. Il atteignit à sa plénitude sonore dans la voix mâle de Pierre Corneille. Il soutint la verve cursive et prosaïque de Molière. Et Racine le conduisit à son point extrême de souplesse et d’effacement. De notre grand vers oratoire, élégiaque et didactique, la carrière était accomplie. Il eût pu accueillir Chénier pour doubler Ronsard, et s’arrêter là. Mais en dépit d’une misérable vieillesse, de Crébillon père à Delille, sa position acquise resta, par la force de l’habitude, inexpugnable. Et lorsque le XIXe siècle apporta avec soi un besoin neuf, irrésistible de lyrisme, c’est l’alexandrin qu’il trouva et prit.

A la rigueur, notre grand vers eût pu convenir au romantisme blessé d’un Musset ou d’un Lamartine. Mais, quand un Hugo le saisit dans ses mains brutales, que va-t-il en rester bientôt ? Oh ! ce n’est pas à tort que les « tenants » du classicisme se révoltent. Le barbare Hugo passera la mesure, j’entends les limites d’extensibilité de la forme qu’il veut à tout prix revêtir. Il ne va pas se contenter de prodiguer ces hardiesses de coupe dont il peut trouver des exemples (mais des exemples isolés, à certains endroits savamment choisis) et dans Corneille et dans Racine, ni d’exiger de l’alexandrin à chaque coup son maximum. A force de rejets, d’enjambements, il le disloque, et souvent le moment arrive où, bien que les syllabes y soient toutes, le vers n’est plus. Entre le mouvement lyrique que veut extérioriser le poète et le mouvement du vers, il n’y a plus coïncidence. C’est là qu’il fallait sauter la barrière, et trouver autre chose. Mais le lyrisme de Hugo était par certains côtés surtout oratoire, et c’est une qualité, un défaut aussi de l’alexandrin de faciliter l’éloquence. On comprend qu’Hugo s’en soit contenté.

On conçoit aussi — mais sans l’approuver — la réaction parnassienne. Que dix vers de Racine paraissent animés et souples, à côté du meilleur sonnet de José-Marie de Hérédia ! C’est une matière métallique que verse l’auteur des Trophées dans le moule de la tradition. Il faut que chaque mot y rende comme un son de bronze, et que plus rien ne flotte entre les mots. Le sonnet est un bloc, formé de blocs égaux, qui s’ajustent exactement, deux à deux, rivés par la rime dure. L’alexandrin y perd toute raison vitale. Hugo le dépeçait. Les Parnassiens le momifient.

Ah ! combien il faut admirer des poètes comme Vigny, surtout comme Baudelaire. En eux semble se résumer la tâche effective du XIXe siècle en face de l’alexandrin. C’est dans la limite de ses possibilités rythmiques qu’ils se tiendront pour l’assouplir. L’influence de leur lyrisme se soumettra à la forme classique pure, qu’à défaut d’une autre ils ont dû choisir, l’animera, la variera, sans la détruire. Mais après eux, après Mallarmé qui les suit dans la même voie, avec des soucis par ailleurs différents, quel mouvement neuf peut-il désormais esquisser, notre alexandrin didactique ? Les ornements pittoresques sous lesquels il parade dans le théâtre de M. Rostand ne changeront pas sa nature. Les poètes dignes de lui, dont l’inspiration noble, stoïque et résignée peut encore aujourd’hui s’y exprimer sincèrement, prennent à tâche de le rétablir dans sa pureté primitive. Je songe à Moréas, à Marc Lafargue, à Charles Guérin, un peu à Mme de Noailles74 dont la sensualité le bouscule parfois, et de laquelle nous attendons un autre geste… Ceux-ci sont dans la vérité. Vous aurez beau entrelacer les rimes, les renforcer ou les éteindre, jusqu’au raffinement musical de l’assonance, ou jusqu’à sa facilité médiocre, vous ne reculerez pas les limites du vers classique. On l’a pris trop longtemps pour ce qu’il n’était pas, pour ce qu’il ne pouvait pas être. Sa trop courte vertu lyrique, le XIXe siècle, après l’avoir en vain forcée, l’aura remise au point. S’il faut aller plus loin, ce ne sera que par le moyen neuf d’une autre forme. Je sais bien que, parallèlement, romantiques, puis parnassiens s’efforcèrent de reprendre à nouveau la tradition plus ancienne des petites strophes chères à la Pléiade, et des vieilles formes populaires qu’immortalisa un Villon. Grâce à ces mètres courts — le vers de dix pieds, celui de huit pieds et de moindres, — ils obtinrent parfois une gaîté lyrique qui semble exquise et légère d’abord, mais qui devient bien vite monotone, à mesure que s’accumulent les strophes, d’un sautillement régulier. Là, plus qu’ailleurs encore, cette vérité apparaît, qu’un mouvement trop répété donne à la fin l’impression de l’immobilité complète. Et lorsque s’élancent ainsi Hugo, ou Gautier, ou Banville, les voilà bien vite lassés de courir en cercle, sur place, — et nous aussi qui les suivons.

Sans doute Verlaine vint, et après Banville, il nous révéla les rythmes impairs. Et quel charme inattendu, indécis comme l’émotion elle-même, descendit alors sur la poésie. Mais ce n’est là qu’une altération délicate, non une rénovation du mètre traditionnel. Il l’épuisera à lui seul, cette veine délicieuse. Et pour échapper à son tour à l’insuffisance de la tradition, combien de mètres divers ne mêlera pas le jeune Laforgue, dans les strophes fixes de ses Complaintes ! Le dogme de la fixité des formes le tiendrait-il captif, même lui ? Le lyrisme qui sourd d’une génération tout entière, abreuvée de musique, impatiente de mouvement, va-t-il, comme le lyrisme romantique, consentir aux demi-mesures ?… Pan, le grand Pan des Moralités Légendaires, ce chef-d’œuvre exquis et singulier, tout en poursuivant la petite nymphe Syrinx qu’il désire, répond par cette chanson à la diable :

Je suis dégoûté des fraises des bois
Depuis que j’ai vu en rêve
Ma petite Eve
Me sourire mais en mettant un doigt
Sur ses lèvres.

Je puis me dire dégoûté de tout mystère
Depuis que la petite Eve maligne
Tout en me souriant câline
M’a fait signe
Qu’il faut se taire.

Mystère et sourire
Ô mon beau navire !
Sourire et puis chut !
Ah tais-toi mon luth !

Oui, le luth ancien peut se taire. Ce n’est là qu’une improvisation ironique, comme un pied de nez au passé. Mais dans un cri comme celui-ci, spontané, jailli à la fois de l’âme de toute une génération de poètes, la forme lyrique attendue se montre ; ce qu’on appelle « le vers libre » est sur le point de naître, est né.

D’abord on rit, comme s’il s’agissait d’une gageure. Cela dura. On cria à l’aberration. Il y eut des œuvres, les premières confuses, les suivantes plus sûres, les dernières vraiment accomplies. Il fallut pourtant discuter. La discussion, après vingt et quelques années, dure encore.

Ceux qui proclamaient contre nos aînés « vers libristes » l’intangibilité du mètre traditionnel, s’aperçurent tardivement que, tout en s’en servant, ils ne le connaissaient encore guère. Ils vivaient sur les trois règles conventionnelles qu’on enseigne aux écoliers : la rime, le nombre des syllabes, la césure. Ils les opposèrent aux novateurs. Certains d’entre eux, — trop peu et trop tardivement, — pour à bon escient se défendre, étudièrent le vers régulier ; et quelle ne fut pas leur surprise ravie, de découvrir que sa valeur ne venait pas exclusivement des règles grâce auxquelles on le croyait déterminé. Et il leur fut permis de répondre à leurs adversaires : « Votre vers à trois règles n’est pas, ne fut jamais, ne peut pas être un organisme, si vous faites précisément abstraction de sa substance vitale véritable, les mots divers et leur très diverse accentuation. »

L’accentuation du français ! C’était une chose nouvelle. Il était entendu depuis longtemps, depuis toujours que, contrairement à la plupart des autres langues, composées comme on sait de syllabes brèves et longues, nettement différenciées, sur lesquelles flue le rythme du discours, la langue française ne pouvait prétendre qu’à une matière neutre, sans inflexion, toutes syllabes s’y trouvant égales, à quelques muettes près, et interchangeables indifféremment. Le français, langue morte, et sans avoir vécu, mort-née ! conception de grammairiens, et tout simplement monstrueuse.

La vérité est que notre admirable langue, la plus fine, la plus subtile qui ait peut-être jamais existé, jouit d’une accentuation si délicate, si variable, si complètement subordonnée non seulement à la place des mots dans la phrase, mais encore au mouvement même de la pensée qu’ils expriment, qu’elle a échappé jusqu’ici à toute systématisation prosodique. Et quand on songe que, pour obtenir des résultats positifs dans l’étude de la valeur relative des syllabes, il a fallu la découverte du principe du phonographe, et l’aide scientifique d’appareils enregistreurs (je fais allusion aux expériences de l’abbé Rousselot sur lesquelles M. de Souza étaie ses fortes et ingénieuses théories75), on excuse les grammairiens du passé d’avoir échoué à fonder chez nous une prosodie organique.

Accentuation délicate, je le répète, changeante — mais accentuation. Et il apparaît hors de doute qu’avant d’être syllabique, le vers français naissant, à sa période instinctive, fut un vers accentué, d’abord.

Mais hélas ! de cette accentuation spontanée, trop variable, nul dogme ne pouvait encore sortir. J’imagine qu’on dut renoncer assez vite à assimiler notre prosodie aux prosodies latine et grecque. Et faute de pouvoir réglementer le jeu alterné des syllabes brèves et longues, — pour conférer, du moins, au vers une apparence de nécessité et de tenue, on fut insensiblement amené à cette coutume barbare et qui pèse encore sur nous, d’une métrique numérique, établie non pas sur la qualité, mais sur la quantité des syllabes, et n’exigeant apparemment de nos poètes qu’une science : savoir compter sur ses doigts. Un accent obligé fut placé sur la rime, puis, dans les vers plus longs, sur la césure, celle-ci déplaçable d’abord, mais que, dès la Renaissance, on fixa…

C’était un pis aller. Pas autre chose. Hâtons-nous d’ajouter que, depuis lors, aucun poète digne de ce nom, ne s’en tint à ces conventions rudimentaires. Les règles de la tradition observées, restait encore l’essentiel, répartir dans le vers, suivant des lois que nul n’a formulées encore, les accents neutres et les accents pleins, et accorder entre eux ces vers égaux en apparence, rompus de la même façon, mais tout différemment rythmés. Consciemment ou non, à cette obligation, jamais en aucun temps les vrais poètes ne manquèrent.

Et soit, ripostent les pseudo-classiques. Mais n’allez pas sacrifier pour cela, à l’accentuation, le numérisme. Et ils placent ici l’argument capital du défunt poète Sully Prudhomme et aussi de M. Dorchain76, si peu vivant, si peu poète : « Toute la joie auditive, disent-ils, que nous procure une laisse de vers classiques, vient du retour régulier du même nombre de syllabes. Nous accordons que certains accents s’y ajoutent ; ils introduisent simplement la variété dans la fixité. Mais si vous supprimez ce retour périodique, et c’est bien là ce que vous prétendez faire, n’est-ce pas ? notre oreille déconcertée cherche vainement la mesure, et l’incertitude où vous la tenez lui enlève toute possibilité de plaisir. Quelle joie voulez-vous qu’on goûte en ces vers de toutes les tailles, dont aucun ne fait prévoir l’autre, etc., etc. ?

  • — Eh quoi, répliquons-nous, ne prenez-vous aucun plaisir à La Fontaine ?
  • — Eh ! ce n’est pas la même chose…
  • — Pardon… Quand vous lisez un de ses vers, prévoyez-vous donc toujours le suivant ?… — Alors ?… »

Alors, le dogme croule. Et certes, ainsi que l’a prouvé M. Robert de Souza, auquel il nous faut toujours revenir dans ces questions de technique, car il aura été le premier, presque le seul, à les vouloir étudier de près, en philologue, la règle conventionnelle du numérisme77 a créé peu à peu chez nous une habitude d’oreille et de prononciation poétique, qui lui confère une valeur réelle, auprès de la règle organique, inéluctable, d’accentuation. Le nombre absolu, quasi absolu des syllabes, est un élément de mesure auquel, même dans le vers libre, nous ne pouvons pas échapper. Nous accordons que le retour du même nombre forme un élément du plaisir que nous procure le vers régulier. Mais il n’est pas le seul. Et nous disons qu’en outre il peut exister, quant au rythme, d’autres plaisirs plus raffinés, plus divers aussi, plus lyriques ; par exemple celui qui naît de la disposition variable des accents, à l’intérieur de groupes syllabiques de longueur elle-même variable. Tant pis pour ceux qui ne savent danser que sur un air de polka ou de valse. Et je lis :

Un loup n’avait que les os et la peau
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l’eût fait volontiers…

ou bien :

Un homme de moyen âge
Et tirant sur le grison
Jugea qu’il était saison
De songer au mariage.
Il avait du comptant
Et partant
De quoi choisir : toutes voulaient lui plaire…

ou bien encore :

La cigale ayant chanté
Tout l’été
Se trouva fort dépourvue…

Mais vous m’avez compris, je pense, et je puis fermer le livre des Fables, notre classique justification.

Ce livre facile et sans morgue, presque à lui seul — n’oublions pas pourtant Psyché et l’Amphitryon de Molière, et tels opéras de Quinault — fait équilibre aux théories absolues de Boileau et à tous les alexandrins de la France. Boileau, ne trouvant pas là matière à système, devait le dédaigner… Vous vous souvenez du mépris en lequel Lamartine tenait le fabuliste. De fait, La Fontaine resta longtemps un poète de second ordre, pour vieux libertins ou pour écoliers ; durant trois siècles, son influence demeura nulle ; ce fut comme s’il n’avait pas existé. — Il faut le proclamer enfin : son rôle représentatif fut unique et considérable. A une époque de raison et de passion policée, il maintint les droits du lyrisme et le principe du mouvement né de l’émotion, — et tout cela en contant des histoires. La tige sur laquelle vient de s’épanouir la floraison de cent hardis poèmes, c’est lui qui l’a fait jaillir de la graine, qui l’a cultivée, élevée… — si différent qu’il fût de nous et que soit de son art le nôtre… Oh ! moins différent qu’on ne croit…

C’est un autre livre que j’ouvre, et du même ton que les Fables, avec le même sentiment de sécurité, le même élan et la même surprise, je lis :

Un grand auvent de chaume nous abrite.
Entre les troncs des vieux tilleuls
On voit la fuite
Du fleuve, des nuages, et de l’heure subite.
Une rose s’effeuille
Et puis une autre rose
Il modèle, je chante, on cause.

Si je m’asseois auprès du portier, mon aïeul.
C’est pour causer ;
Il aime à parler à sa roue qui vire
Même quand il est seul ;
Il me fait arroser
L’argile grasse que je lave
Et mêle d’un peu de sable…
Et je le laisse dire…
(Fr. Vielé-Griffin : La Clarté de Vie).

Je m’arrête à regret, mais lisez comme moi des poèmes de ces barbares qui se nomment Jules Laforgue, Francis Vielé-Griffin, Emile Verhaeren, Gustave Kahn, Charles van Lerberghe et aussi de Stuart Merrill, d’Albert Mockel, de Henri de Régnier78, d’autres encore, de Jean Moréas même, celui de l’époque héroïque… Et, les quittant, embrassez d’un coup d’œil toute l’évolution du vers libre depuis vingt-cinq années jusqu’à ce jour. C’est de cette évolution, qui n’est pas encore achevée, qu’il me reste à vous entretenir.

Si, dans l’œuvre de nos aînés, on trouve telles pièces tout à fait accomplies, capables de représenter la maturité de leur art du rythme, ne croyez pas qu’aucun d’entre eux ait atteint du premier coup à cette maîtrise. Il y eut des essais vains, des tâtonnements, des erreurs. Ce n’est pas en dix ans, pas même en vingt ans, qu’une forme nouvelle s’organise. J’ai invoqué le précédent de La Fontaine. Mais les premiers vers libristes y pensaient-ils ? Leur attitude primitive fut nettement, délibérément anarchique. Ils prêchèrent l’évangile de la liberté. De là ce mot malheureux de vers libre dont je ne suis pas le premier à déplorer la fortune. Nous l’employons, sachant ce qu’il veut dire : tout le contraire de ce qu’il dit… Mais il reste, pour le public, le drapeau de l’« ad libitum », de l’école du caprice individuel, la plus vaine, la plus contraire qui soit, à tout effort de création esthétique…

A dire vrai, quoi de plus différent que les laisses improvisées de Jules Laforgue dans ses Derniers vers ? que les versets orientaux indéfiniment déroulés par M. Gustave Kahn dans ses Chansons d’amant ? que les strophes brèves, allantes, que scandait M. Vielé-Griffin dans son livre de Joies ? que les refrains discrets du Pèlerin passionné de M. Moréas ? que les bondissements grâce auxquels, par-dessus la règle, le Verhaeren des Flambeaux noirs 79 s’élevait du ton oratoire au lyrisme ? Et je ne parle pas seulement d’une différence de rythme que justifiait assez la différence d’inspiration, mais d’une différence de principe rythmique — d’une absence de tout principe, peut-être bien…

On a été bercé dans l’habitude d’une cadence… On a beau vouloir la détruire, c’est d’elle pourtant que l’on part… C’est en elle aussi que l’on se retrouve, quand on est las de chercher… En l’espèce, l’alexandrin tant honni est le point de départ et le point de repos de ces premières tentatives, soit que, comme M. Verhaeren, on l’entremêle de brefs appels qui redoublent son martèlement, soit que, à l’exemple de M. Mockel, on le quitte pour le rejoindre, par altérations progressives, soit que l’on se plaise, comme M. Kahn, à le prolonger au-delà des limites de notre souffle, soit qu’enfin, selon la manière de M. Vielé-Griffin, on le réserve pour conclure, dans un mouvement de vaine éloquence, des poèmes de la vivacité la plus neuve. Et ainsi, partant de l’alexandrin, chacun s’en va de son côté, à la recherche de son rythme propre. Non d’un rythme tout gratuit, et indépendant de l’idée ; déjà on s’efforce instinctivement vers un mode d’expression surtout émouvant et fidèle, mais par quels moyens empiriques, hasardeux, incohérents ! On assemble tant bien que mal, plus ou moins altérés, et plus ou moins conformes aux lois de l’accentuation et de l’euphonie, les membres dispersés des formes fixes révolues… Personne ne distingue encore avec précision la règle de discipline intérieur à laquelle tous, peu d’années après, ils vont se soumettre, ou presque tous…

Non, le poète n’est pas libre. Et loin de moi le dessein ridicule de tracer des limites au génie. Le génie, même en art, est une exception, qui ouvre parfois un chemin, mais plus souvent l’ouvre et le ferme. Quand M. Paul Claudel (dont on s’étonnerait à juste titre de ne pas rencontrer le nom ici) crée de toutes pièces une forme intermédiaire entre les laisses de Whitman et les versets des prophètes, forme dont on ne peut dire que c’est de la prose, même lyrique, tant est puissant le mouvement qui la soulève, et qui pourtant demeure irréductible à aucun système de rythme, vieux ou neuf ; quand il s’écrie dans une ode admirable :

Les neuf muses, et au milieu Terpsichore
Je te reconnais, Ménade, je te reconnais Sibylle, etc.

… nous l’admirons, lui, son poème, toute son œuvre, comme une manifestation solitaire que rien chez nous n’a préparée, qui n’aboutit à rien qu’à soi, et de laquelle ne peut sortir aucune tradition nouvelle. On n’analyse pas, on ne discute pas, on ne systématise pas certaines forces…

Mais c’est sauvegarder la flamme moins brûlante qui couve en un Racine ou en un Baudelaire, ces deux grands hommes de talent, que d’exiger d’eux la vertu d’enfermer cette flamme à l’abri d’une discipline. Et s’il existe des disciplines étouffantes par défaut d’appropriation, des disciplines usagées, qui, au lieu de fortifier, amollissent, — quel merveilleux bonheur dans la rencontre de l’alexandrin et de Racine, par exemple ! — dans celle aussi de nos plus modernes lyriques avec la discipline du vers libre… s’ils acceptaient toujours avec vaillance celle-ci !

Après quinze ans d’essais, voici le rythme nécessaire, insoucieux des formes préconçues, du mètre impair ou de l’alexandrin. Il naît avec l’émotion… Il la suit pas à pas… Il s’arrête où elle s’arrête… Il substitue à la notion du vers, conventionnelle hélas ! dans la langue française, où nulle prosodie vivante, nous l’avons vu, ne la peut soutenir, la notion profonde de la strophe, l’exacte strophe analytique qui est comme le calque de l’émotion.

Ecoutez cette chanson neuve, c’est celle d’Emile Verhaeren dans les Visages de la Vie, celle de Gustave Kahn dans le Livre d’Images, celle de Vielé-Griffin dans la Clarté de Vie, celle de Van Lerberghe dans la Chanson d’Eve 80 ! Ecoutez :

En robe de pâle clarté
Douce comme la nuit d’été
Soyeuse et blonde,
Des fleurs de l’autre monde
En sa chevelure d’or,
Celui qui est l’Ange en voyage
Descend l’escalier des nuages
Et vient vers celle qui dort.
…………………………………………
Il souffle la flamme, éteint le bruit
Met le silence de sa bouche
Sur la bouche qui sourit
Et pose doucement sur le cœur qui s’apaise
Sa main qui ne pèse
Pas plus qu’une fleur…
…………………………………………….
En de vagues accords où se mêlent
Des battements d’ailes
Des sons d’étoiles
Des chutes de fleurs,
Dans l’universelle rumeur
Elle se fond doucement et s’achève
La chanson d’Eve…

Quelle délicatesse, quelle variété, quelle mobilité de ligne ! Ici les éléments rythmiques, divers de nombre, divers d’accent, qui animaient le vers régulier traditionnel, vont se grouper suivant des lois qui demeurent jusqu’à nouvel ordre mystérieuses, mais que l’oreille du poète perçoit, — suivant les mêmes lois qui les groupaient dans les anciens poèmes, — pour former des strophes vives, ductiles, dont les proportions, le mouvement, les temps d’arrêt devront coïncider avec les proportions, le mouvement, les temps d’arrêt du sentiment et de l’idée… Et il faudra que cette ordonnance logique des mots selon le sens nous satisfasse ainsi qu’une mélodie achevée. L’assonance et la rime la soutiendront, de leurs harmonies diverses… mais c’est là une autre question et qui sort des limites de mon sujet.

Cette satisfaction, à la fois intellectuelle et musicale, vous jugerez comment ces beaux poètes nous la donnent. Me sera-t-il permis de regretter qu’ils ne nous la donnent pas constamment ? Oui, leur strophe si variée, capable d’exprimer tous les tumultes — écoutez la grande voix de Verhaeren ! — toutes les subtilités d’une atmosphère, — souvenez-vous de ces quelques vers de la Chanson d’Eve, — tous les mouvements d’une âme, et je vous renvoie aux admirables poèmes dramatiques de Francis Vielé-Griffin, à Phocas le Jardinier, à Sainte Marguerite de Cortone, au récit du marchand païen qui a acheté la chrétienne Julie, Sainte Julie, qui l’aime, qui par amour se laisse convertir… mais citerai-je ?…

Je souriais de tout cela alors
Mais plutôt que lui dire : non, je fusse mort…
Elle qui le voit bien
Me sourit et s’endort
Rêvant peut-être que je suis chrétien…
Ainsi de jour en jour
Je l’aimais mieux sans lui parler d’amour
Et elle, elle m’aimait bien…

… cette strophe, dis-je, si variée, si pleine de ressources, et, par définition même, capable de tout exprimer sans avoir recours aux formes traditionnelles qu’elle a brisées et refondues, cette strophe qui doit se suffire… — trop souvent, comme si elle ne leur suffisait pas, nos poètes la quittent soudain pour retourner à l’alexandrin didactique. A ces moments exceptionnels, notons-le bien, correspond un notable fléchissement dans leur pensée. Celle-ci n’a-t-elle pas trouvé sa forme ? Est-ce paresse ? lassitude ? reviviscence du passé ?… Mais il suffit de quelques concessions semblables pour infirmer, au regard du public, tout le système rythmique nouveau, et rétablir la notion vers aux dépens de la notion strophe. Et une définition comme celle que lança un jour M. Vielé-Griffin, le plus conscient technicien du vers libre, « le vers libre est une conquête morale »81, achève de donner raison à des adversaires qui ne veulent pas reconnaître que le vers libre est un organisme, un absolu.

Oui, on prend acte de ces flottements, de ces chevauchements sur deux systèmes qui s’excluent, du cas particulier de M. Emile Verhaeren dont le vers libre, souvent oratoire, n’aura presque jamais cessé de s’appuyer sur un rythme carré, comme l’alexandrin classique, on prend acte de cela et de quelques inconséquences semblables, pour prêcher une réaction forcenée contre le vers libre. A l’indécision de nos aînés dans l’affirmation qui leur était possible d’une doctrine fixe et ferme, j’attribue le retour de quelques-uns de nous à la convention dite classique, où ils trouvaient une méthode, du moins.

Cette génération, hélas ! compte un très petit nombre de poètes du vers libre, au sens véritable du mot ; encore semblèrent-ils n’en avoir accepté que les principes négatifs : liberté et facilité, les plus commodes. J’aurais mauvaise grâce à condamner comme inféconde cette attitude désinvolte, et je ne puis pas reprocher au moderniste Henry Bataille82, au délicieux poète Francis Jammes, qui est vraiment un inspiré, l’emploi d’un alexandrin simplement approximatif ; et non plus à André Gide, qui ne daigne se concentrer que dans sa prose admirable, les à peu près de vers, si pleins, si curieux, mi-alexandrin et mi-prose, dont il a parsemé ses Nourritures terrestres et paré Candaule ; et non plus à Paul Fort l’abus du rythme carré dans ces Ballades 83, où il a retrouvé l’entrain, forcément régulier, des rondes populaires… La fin par laquelle, dit-on, les moyens sont justifiés, la fin est bonne ici… mais le fâcheux exemple ! Nous trouverons par bonheur à nous reposer dans le métier scrupuleux de M. Edouard Ducoté84, qui ne dédaigne pas de remonter à La Fontaine ; dans la précision subtile avec laquelle pèse les nouveaux rythmes, M. Tristan Klingsor85, dont il est amusant de comparer la verve à celle plus drue et plus spontanée de Paul Fort, dans les laisses savantes et ingénues de M. Fargue86… Mais je ne veux pas dresser une liste. Et, on le pense bien, je ne m’arrêterai pas à moi-même… Cette conférence dit assez sous quelle bannière je me range.

Aussi comprendra-t-on que je salue à la fois avec joie et crainte la génération nouvelle, si riche en énergies lyriques, si piaffante, possédée d’un si bel élan, mais si peu disciplinée. Je me sens vraiment confus de ne devoir citer ici que quatre poètes, pas plus : MM. André Spire87, Jules Romains, Valery Larbaud et Charles Vildrac22 88. S’ils me paraissent plus caractérisés que tels autres, à mon point de vue d’aujourd’hui, exclusivement dynamique, ils ne sont pas pourtant les seuls poètes de « mouvement » dignes de nous intéresser…

Le trait commun à ceux-ci, à ceux-là, c’est l’insouciance de la forme, partant, de la nécessité rythmique dont je vous ai tracé l’histoire. Tout est permis, voilà leur esthétique : l’alexandrin juste ou faux, rimé ou non, le vers long, le vers court, la strophe analytique intermittente. M. André Spire scande nerveusement, sans l’aide d’aucune rime, des versets d’une âpre ironie. M. Charles Vildrac s’écrie :

« Ô mon enthousiasme, ô mon si beau fils »

et, de fait, son enthousiasme transfigure le mélange peu conscient de formes traditionnelles et de rythmes neufs dont il use. M. Valery Larbaud whitmanise, si j’ose dire, mais avec ampleur, mélodie, et il sait où il va… mais vers la prose lyrique peut-être ? M. Jules Romains enfin, le plus volontaire de tous, qui a mené à bien un poème aussi long et aussi construit que la Vie unanime 89, de quelle forme croyez-vous qu’il se sert ? D’un alexandrin compact et sans air, qu’il fait rimer quand il y pense, et qu’il entrecoupe parfois d’un sautillement de vers courts. Mais l’élan premier est si vigoureux que nous devons pourtant le suivre, brutal et monotone, en admirant…

Ces jeunes gens, d’une sève superbe, comment veut-on qu’ils n’aient pas saisi et dressé le drapeau d’anarchie de la première révolution vers-libriste ? Le mouvement, il suffisait qu’ils le sentissent en eux ! Ils éprouveront avec l’âge, le besoin d’une discipline précise, et justement afin de mieux traduire leurs profondes impulsions… — Mais que cela pourtant n’arrive pas trop tôt ! Car, n’en doutez pas, ils se soumettraient à la plus facile ; classique ? non ! académique : celle qu’on peut endosser sur l’heure, ainsi qu’un vêtement tout fait, et qui le plus souvent va mal.

C’est au havre d’une tradition mitigée, qu’épouvantés d’un si péremptoire cynisme, de moins ardents ou de plus délicats se sont réfugiés et attendent… Ils s’enhardissent jusqu’aux demi-mesures… Sauront-ils là se développer tout entiers ? Voilà la seule question qui importe et que mon inquiétude en cette occasion leur pose…

Mais sur qui donc faut-il compter, pour amener à sa perfection suprême, l’organisme déjà si sain, si souple et vif du rythme nécessaire, au triomphe duquel la plus vaillante et la plus noble génération de poètes s’est, en dépit des rires et des insultes, consacrée ? — Sur l’exemple, encore mal compris, de quelques poèmes sans tache, aussi durables que notre langue, legs neuf, legs impérieux de quelques-uns de nos aînés. Les écoles et les modes passent, les œuvres durent : de celles-ci l’influence profonde n’est pas au bout ; elle ne fait que commencer.

Supplément sur la technique poétique

I. Lettre sur le vers libre

La revue « Poésia » ayant interrogé divers poètes sur la question du vers-librisme, nous avons répondu en ces termes :

Je pense, mon cher confrère, que le vers libre est mort, en tant que vers, en tant que libre, du jour où l’effort concordant de ses apôtres a mis sur pied la strophe analytique : quand nous disons : vers libre, c’est d’elle qu’il s’agit.

La critique, mal informée, en est encore à la conception négative des premiers jours, incompatible désormais avec notre souci cartésien de construire : nous en sommes au rationalisme, Messieurs ! Ne nous objectez pas la technique flottante du délicieux Jammes, individuelle du curieux Kahn : instinctifs purs, ils n’écoutent que leur génie, celui-là autour de l’habitude balancée de l’alexandrin, celui-ci sans tenir assez compte des éléments rythmiques traditionnels de notre poésie. Auprès d’eux, voici les classiques, les Vielé-Griffin, les Verhaeren, les Van Lerberghe90, instinctifs raisonnables, soucieux de continuer le passé et de n’user d’aucune forme qui ne soit défendable logiquement : étudions-les.

Vers libre ? Qu’est donc la liberté dans l’art, sinon le choix d’une discipline ? Arbitraire et habituelle chez les Parnassiens, personnelle et nécessaire chez les nôtres, entre les deux il faut choisir. Et les plus novateurs, à certains moments de leur œuvre, n’ont pas toujours assez choisi. Trop d’entre eux laissent se glisser, dans leur strophe, sans spéciale intention, le bloc désuet et machinal de l’alexandrin d’autrefois, et ce n’est pas, croyez-le bien, quand leur pensée s’affermit, mais chancelle et ne trouve plus son rythme adéquat. Ce flottement, ce compromis ont perdu momentanément notre cause devant le tribunal de l’opinion moyenne, en perpétuant indûment la notion du vers organisme dont nous n’avons que faire ici.

Vers libre ? Ni libre — je viens de le montrer — ni vers même, au sens académique du mot. A moins d’appeler vers, sur la ressemblance typographique, les unités rythmiques, les unités logiques (c’est tout un) que certains d’entre nous ont pris l’habitude d’isoler chacune sur une ligne, comme on fit des vers jusqu’ici, et qui ne valent jamais par elles-mêmes, mais par leur groupement, leurs proportions, leurs relations réciproques dans la strophe organisme qui les unit. Vous dirai-je que personnellement, je considère l’alexandrin, quand isolé, complet, il se suffit (le bel alexandrin qu’on admirait si fort naguère) comme une strophe de deux unités rythmiques en équilibre ? Que s’il en faut un autre pour le compléter, la strophe change et les comprend tous deux ; elle se compose alors, en fait, d’au moins quatre unités en équilibre, suivant le degré de fragmentation du vers… Et ainsi de suite… De telle sorte qu’il est autant de strophes que de groupes d’unités indissolubles, indépendamment du nombre de vers que chacune peut contenir. C’est affirmer du même coup que ces unités rythmiques et logiques, nées de l’expressivité même de la langue, nous ne les avons pas inventées, mais reçues de tous les poètes dignes de ce nom qui ont chanté dans la langue de France. Sans les discerner sous le masque de telle ou de telle forme extérieure que la mode leur imposait, ils les groupaient d’instinct sous cette forme, autant que celle-ci le permettait, ramenant les mêmes unités chez Racine, de plus diverses chez Hugo, et ainsi voyons-nous, à mesure que se déroulent les siècles, à des pensées moins calmes, moins évidentes, plus subtiles, correspondre des groupements plus nombreux, plus riches, plus variés, qui, enfin, rejetèrent l’étreinte des règles pour tenter d’exister par eux-mêmes. C’est fait.

Certes, pas plus que nos ancêtres, nous ne sommes parvenus encore, à mesurer précisément ces unités rythmiques, à fixer les lois de leur groupement harmonieux : ceci fut et demeure provisoirement « affaire d’oreille » pour nous, comme pour Hugo, comme pour Racine, dont les vers tiennent leur valeur musicale de tout autre chose que de la prosodie de Boileau. Nos règles à nous, les voici, non plus empiriques, mais rationnelles.

Chaque unité expressive de la pensée, chaque unité logique du discours, créera une unité rythmique dans la strophe.

Corollaire : la strophe sera l’expression totale analytique, harmonique de la pensée. Une strophe, une pensée (c’est-à-dire une idée, un sentiment ou une image).

Et comme se groupent les pensées en s’appelant l’une l’autre, en s’opposant l’une à l’autre, ainsi : la strophe naîtra de la strophe précédente, prendra sur elle son point d’appui ou s’en écartera, en antithèse — et j’entends rythmiquement.

Ainsi le poème nous apparaîtra comme la forme nécessaire d’un système clos de pensées, à l’exclusion de toute cheville et de tout ornement. Et son rythme vaudra ce que vaudra ce qu’il exprime.

Mais le rythme ne suffit pas. Non plus que la tradition des unités rythmiques, nous ne prétendons rejeter la tradition du rappel de sons. La langue lyrique française exige l’accentuation fréquente et volontaire de certains mots. Comme on soulignait d’un accent sonore, tout arbitrairement, la fin périodique de chaque vers, nous en soulignerons chaque unité rythmique avant le temps de repos qui la suit, accusant ainsi rationnellement, chaque mouvement de Ia strophe, chaque progrès de la pensée et chaque moment du discours. Et ce ne sera plus de façon symétrique, uniforme comme autrefois, mais suivant les mille ressources du clavier infini des assonances et des rimes : vagues ici, précises là, sourdes, éclatantes, lointaines, proches, sans dépasser pourtant la limite d’écart où l’écho cesse d’être perçu. Pour invoquer encore l’autorité de l’exemple classique, admettons que ce maximum est fixé par la distance qui sépare les rimes extrêmes dans le quatrain d’un sonnet régulier, au total trois alexandrins : le champ est vaste. Par un plus grand nombre d’échos, par leur altération, leur entrecroisement, leur parallélisme, quel enrichissement sonore pour le discours ! Il faut le dire, l’influence de la musique n’est pas étrangère à cette conception. Réglementer davantage l’emploi de ces échos sonores, c’est restreindre les possibilités de combinaisons dans l’orchestre. « Affaire d’oreille » ici encore — et de raison.

Telle est la strophe analytique qui subordonne à la pensée le rythme et le rappel de sons, et n’admet qu’exceptionnellement pour certains effets isolés, des moyens d’ordre différent, comme l’ancien vers-organisme à césures, comme l’unité rythmique sans écho, et rend désormais inutile la rime intérieure dont beaucoup abusent encore.

Voilà, mon cher confrère, où en est à mes yeux la question du vers libre, c’est-à-dire de la strophe analytique. Je n’imagine point quel autre système on pourrait édifier sur les meilleurs exemples de nos plus grands novateurs. Etablie selon la raison, vivifiée par l’instinct, quels admirables poèmes nous doit permettre notre forme !

12 mai 1906.

II. Une discipline du vers libre selon MM. Vildrac et Duhamel91

J’aurais répondu tout spécialement à l’article impartial de Michel Arnauld92 sur le Vers Français 23 si d’abord il ne m’eût donné satisfaction de principe presque complète, si d’autre part, dans une étude qui parut au même moment24, je n’avais précisé mes vues et prévenu plusieurs de ses objections. Il reste que, — pour la première fois, peut-être, — un critique averti mais sans complaisance, aura reconnu tout haut : 1° l’insatisfaction que laisse désormais à nombre de lecteurs sensibles l’emploi systématique et exclusif du vers régulier traditionnel, 2° la légitimité d’une autre forme, non peut-être encore définitive, mais consacrée par des œuvres maîtresses et en voie de perfection. Voilà le fait important à mes yeux de quiconque s’attache à rénover notre technique poétique selon l’instinct et la raison. J’en prends acte — et sans surprise : tous ici, nous communions — sous des espèces différentes, n’importe !… — dans l’horreur du désordre autant que dans le mépris du poncif. Et tandis que tel d’entre nous s’ingéniera à rendre à l’alexandrin ancestral la tonicité de la vie, ma tâche parallèle et complémentaire sera de formuler la discipline du « vers libre », hélas ! trop souvent anarchique, fils en révolte de la plus profonde nécessité.

Je vois la tâche d’autant plus urgente que le renouveau « vers libriste » dont tressaille presque unanimement la génération nouvelle, paraît avoir peu profité des expériences décisives qui nous valurent le Saint Georges, la Clarté de Vie, la Chanson d’Eve, les Odelettes 93… etc. Le problème aux trois quarts résolu, on le pose à peine, et l’on retourne bénévolement à la confusion des premiers jours. Mêmes timidités, mêmes hardiesses folles. Tel se cramponne à la vieille métrique comme l’ivrogne au réverbère, qu’il essaie de quitter mais rattrape aussitôt. Tel use, à tort et à travers, sans esprit de suite, du vers blanc, du vers faux, de l’allitération, de l’assonance… Et vraiment nous pourrions croire qu’un insouci absolu de la forme règne, je ne dis pas chez tous, mais chez la plupart des poètes qui viennent de se révéler, si deux d’entre eux, et de valeur certaine, représentatifs en outre d’un groupe très vivant, l’Abbaye, n’avaient réuni récemment quelques Notes sur la technique poétique 94, pour notre édification. Des textes de ce genre sont trop rares pour que nous laissions passer celui-ci sans l’examiner attentivement, d’autant qu’il est subtil et rédigé avec finesse.

J’y trouverai incidemment sans doute l’occasion de répondre à Michel Arnauld, sur quelques points litigieux, tout en étudiant l’attitude consciente de la jeune génération vers-libriste en face de la forme dont elle se sert.

MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac font profession de modestie : ils ne se posent pas en théoriciens. Il faut avoir longtemps cherché, éprouvé une théorie pour s’y emprisonner sans risque de diminution. L’œuvre d’abord : or, ils débutent. Aussi bien je n’attends de leur petit ouvrage rien de plus que l’aveu d’une « orientation » ; dès les premières lignes ils me promettent pourtant davantage. « Un des caractères, disent-ils, de l’effort artistique contemporain est la tendance vers plus de dignité, plus de droiture, plus d’initiative ». Et ils ajoutent : « Même parmi ceux qui admettent le vers libre (en note : vocable décrié avec raison) certains n’en soupçonnent pas le mécanisme ». Bravo ! Mais si mécanisme il y a, quel est-il ?

A vrai dire, ils nous en proposent plusieurs : c’est leur manière de ne point théoriser. On sent qu’il va s’agir pour eux de justifier à la fois les poétiques les plus dissemblables. Dans les exemples qu’ils citent on trouve Jammes à côté de Vielé-Griffin, Verhaeren auprès de Bataille95, et pêle-mêle Kahn, Van Lerberghe, Jules Romains, Paul Castiaux96, eux-mêmes… Quiconque transgresse, à raison ou à tort, la loi ancienne, ils l’accueillent, quitte à prendre pour des beautés singulières d’involontaires négligences, quitte aussi à se contredire.

Qu’il s’agisse de rejeter la métrique préétablie du vers traditionnel, et aussitôt ils invoquent le principe connu du rythme nécessaire scandé par les « arrêts de la voix et du sens ». C’est fort bien. Pourtant ils n’iront pas, comme le voudrait la logique, jusqu’à la strophe analytique, où, disent-ils « le vers disparaît » — Justement ! — En fait, la notion de la strophe qui est l’acquisition la plus sûre du « vers librisme » et dans laquelle le vers se réduit à l’état d’unité rythmique indivise qu’il s’agit de mettre en valeur, ils la sacrifient volontiers, contrairement à leurs prémisses, à la notion traditionnelle et scolaire du vers numérique à césures 25 dont l’alexandrin est le type. L’alexandrin est leur point de départ, leur modèle, et « il fait partie de leur liberté ». C’est un compromis défendable ; nous ne le discuterons pas…

A propos de l’alexandrin, j’aimerais pourtant à citer quelques remarques ingénieuses où ils raillent ses facilités et analysent ses ressources. Même, n’y découvrent-ils pas un vers libre de douze pieds ? — Ce vers libre-là on le voit déjà dans Racine, quand la césure « émotive » surajoutée prend le pas sur la césure obligée et crée à elle seule le rythme… Mais si l’alexandrin contient une façon de vers-libre, pourquoi donc le quitter ? — Néanmoins ils excellent à montrer les effets curieux qu’on en tire, en l’allongeant soudain comme fait Verhaeren, en étouffant d’une muette non élidée telle sonorité centrale etc., etc. Ils examinent ainsi chaque vers pris à part, du vers de sept pieds au vers de quinze ; et trouvent toujours le mot juste pour désigner la qualité propre à chacun, selon la variété de ses coupes… Mais comme ces mètres ne se présentent pas isolément, comme pour justifier leur union, il ne suffit pas dans le cas présent d’invoquer l’exemple de La Fontaine, MM. Duhamel et Vildrac s’avisent de nous fournir tout un lot de lois rythmiques « facultatives » et ils appuient d’exemples nombreux, tour à tour, la loi de constante rythmique, la loi d’équilibre rythmique, la loi de symétrie.

« L’ancienne poétique, écrivent-ils, alignait des corps numériquement égaux et les vers étaient entre eux dans le rapport d’unité à unité. On constate fréquemment dans la forme moderne que la cadence d’une strophe ou paragraphe poétique est due à la présence répétée dans chaque vers d’un corps numérique fixe, que l’on peut appeler constante rythmique et qui bat la mesure dans la mélodie continue. Le vers libre à constante rythmique est bien la première et la plus simple métamorphose du vers régulier ». Exemple :

En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses
Sous les arbres en fleur comme des bouquets de fiancées
En allant vers la ville où le pavé des places
Vibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lassées.
(H. de Régnier)

Le procédé, ainsi qu’on voit, est simple, — du moins lorsque la constante rythmique ouvre le vers ou bien le ferme. Mais, nous dit-on, il peut arriver qu’elle s’y déplace, tantôt extrême et tantôt médiane. Et à l’appui, on nous cite cette autre strophe :

La voix retentit comme un hymne paré d’étoiles
parmi les drapeaux et des miroirs de fête
des cadences de marteaux géants dans des forges
hantées de chanteurs athlètes, etc.
(G. Kahn)

Arrêtons-nous… Vraiment, en toute bonne foi, est-il possible de le suivre dans ses déplacements injustifiés, « ce corps fixe qui bat la mesure » ? Non souligné, le trouverions-nous même ? Pour ma part, dans ces quatre vers, je lui dénie toute valeur rythmique ; aveuglés par leur théorie, nos deux jeunes poètes nous entraînent dans le chaos : la constante qu’ils cherchent, mais ils la trouveront partout, là même où il n’est pas de rythme ! — Qu’il faut donc ici de prudence ! Songez que si tel poème ne présente qu’une constante, tel autre, ajoutent-ils, en présentera deux, alternées ou enchevêtrées, tel autre plusieurs… Examinons plutôt la loi des équilibres rythmiques que nos auteurs exposent en ces termes :

« Un peu d’arithmétique. — Il arrive souvent que deux vers consécutifs formant strophe soient césures chacun de telle façon qu’on puisse dire : le premier hémistiche de l’un est au premier hémistiche de l’autre, comme les seconds hémistiches des deux vers sont entre eux. De même les deux hémistiches d’un des vers sont entre eux comme les deux hémistiches de l’autre.

Le rapport numérique tient alors à un équilibre rythmique et les corps numériques jouent mutuellement un rôle de contre-poids comme les quatre facteurs d’une proportion etc. »

L’exemple éclairera suffisamment le théorème :

Cette rose — à ton corsage
Cette fleur rouge — à ton col entr’ouvert
(A. Salmon.)97

Ou bien :

Oh ! elles existent — elles attendent
Ils n’auraient qu’à choisir — ils n’auraient qu’à prendre
(Ch. Vildrac.)

Nous n’insisterons pas. Ceci est d’une évidente justesse, d’une juste ingéniosité. Voici un mécanisme clair, éprouvé et légitime. Nous en dirons autant du mécanisme de la symétrie : symétrie de coupe, symétrie de tour ; le mot prononcé, la chose se devine.

Mais, ces trois lois diverses (symétrie, constante, équilibre) ne se laissent-elles pas ramener assez aisément à un principe général, qui est précisément le principe essentiel de la tradition métrique : j’ai nommé le « parallélisme » ? Parallélisme varié, retardé, raffiné sans doute, mais continuant et étendant le parallélisme plus rigoureux et plus artificiel du vers classique.

Grâce à lui, « le vers libre », selon MM. Duhamel et Vildrac, satisfait aux conditions dictées par l’étymologie, que naguère exigeait du vers Michel Arnauld : « Le seul mot de vers (versus) disait-il, implique un certain retour régulier ». Oui certes. Mais ne l’oublions pas, à côté de la régularité de Racine, il y a la régularité déjà assez approximative de La Fontaine, et de laquelle nous nous autorisons… Il me semble, quant à moi, que la vraie tradition du rythme se continue dans « le vers libre » qui nous est proposé ici. Et ce « vers libre » je le considérerais volontiers comme un intermédiaire heureux, viable, entre le mètre régulier et la strophe analytique intégrale, s’il ne comportait la négation d’un principe, à mon avis irremplaçable : celui du retour, sinon régulier, du moins périodique, de la rime et de l’assonance : « versus » encore !

« Nous voulons un poème qui soit un chant » écrivait Michel Arnauld, autrefois, dans un bel article sur l’Amour Sacré 98. Je ne crois pas qu’un poème puisse être un chant sans l’assonance ou la rime systématiques. Certes, on ne reprochera pas à MM. Duhamel et Vildrac de négliger la question des sonorités dans leur petit livre. « L’allitération, disent-ils, est une des plus essentielles richesses du vers. Nous aimons un vers animé d’un souple jeu de voyelles ou de consonnes, tendant à interpréter harmoniquement les évolutions de la pensée ». Avec beaucoup de subtilité musicale, ils dépistent les allitérations là même où elles jouent le plus mystérieusement… « Arabesques de voyelles » « amas de diphtongues nasales » aucune ne leur échappe. Toute la musique du vers, ne vont-ils pas l’y concentrer ? Je le crains fort. Quand ils arrivent à la rime, à l’assonance qui est la rime atténuée, ils se montrent moins complaisants. Ecoutez ce réquisitoire :

« Nous ne les dirons pas, les torts de la rime, déclarent-ils. Nous dirons :

La poétique comporte maintenant d’autres protagonistes : la rime est un acteur dont l’emploi reste dans ce qu’on appelle au théâtre les « utilités ».

Par exemple :

Marquer parfois la fin de quelques vers à rythme émoussé.

Sonner, rouler quand il faut faire donner la batterie.

Taper du talon les pas d’une petite danse qui s’en accommode, etc., etc… » 

La tirade est brillante ; libre à nous de nous en amuser ; mais notons-en bien le sens : dans « le vers libre » selon nos deux poètes, la rime ne sera plus la règle, mais l’exception… Hélas, ils ne traiteront pas mieux l’assonance !… Que nous importe qu’ils en sachent goûter l’« inattendu » et les « délicatesses » s’ils la relèguent dans le même coin, si doctoralement ils décident que son « emploi, érigé en règle, serait aussi dangereux que l’emploi constant de la rime » ? Donc, c’est dit, plus d’écho sonore, pour renforcer, asseoir périodiquement la carrure assez instable, nous l’avons vu, de leurs constantes rythmiques. Plus de musique que celle des « arabesques de voyelles », des « amas de diphtongues nasales ». Plus de réponse harmonique d’un vers à l’autre à travers la strophe. La musique du vers ? jeu d’allitérations ; un luxe pour suppléer au nécessaire qu’on exile !

Allitéré ou non, le vers blanc reste le vers blanc, à la frontière de la prose rythmée. Il nous paraît laid et barbare. Or, poètes français, il est un héritage que nous ne pouvons pas, physiologiquement parlant, rejeter : l’héritage de la rime, de l’assonance, de l’écho sonore. Comme on a assoupli, étendu l’ancien mètre, on peut, on doit étendre la rime et l’assouplir. La rejeter c’est renoncer à la moitié de la valeur sensuelle de la prosodie française. Il n’est pas un de nos aînés vers-libristes, je parle de ceux qui ont réalisé, qui ait consenti systématiquement à un pareil sacrifice : chez eux le vers blanc reste exceptionnel, en vue d’un effet très précis. Je crains que MM. Duhamel et Vildrac n’aient trop cultivé tels autres poètes, d’intention noble, mais de réalisation grossière : on ne saurait justifier à la fois le « vers libre » de ceux-là et le « vers libre » de ceux-ci. C’est la tare profonde de leur petit livre, par ailleurs si ingénieux et délicat.

« Nous voulons un poème qui soit un chant », mon cher Arnauld, moi comme vous, et nous l’aurons. La dernière objection de votre article portait sur l’impossibilité où vous êtes de retenir le chant du vers-libre. Votre oreille est tout habituée encore au parallélisme étroit des rythmes classiques et au retour régulier de la rime… Elle s’accoutumera peu à peu, croyez-moi, au parallélisme plus varié des « rythmes libres » selon la doctrine de M. Vildrac s’il consent à le souligner de musique. Quant à la strophe analytique26, elle ne rejette, vous le savez, ni le parallélisme, ni la périodicité de l’écho : vous y plierez votre mémoire. Puissent les jeunes gens, d’ici là, produire beaucoup de poèmes, soumis à l’une ou l’autre de ces disciplines — et dignes de chanter en vous, lorsque vous vous promènerez. On chantonne en marchant du Rossini d’abord, puis du Beethoven, puis du Debussy…