(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XV. Les jeunes maîtres du roman : Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard » pp. 181-195
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XV. Les jeunes maîtres du roman : Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard » pp. 181-195

Chapitre XV.
Les jeunes maîtres du roman :
Paul Hervieu, Alfred Capus, Jules Renard

I

M. Renard excelle dans le roman de fantaisie, M. Capus dans le roman de mœurs, M. Hervieu dans le roman mondain.

Le meilleur ouvrage de ce dernier écrivain me semble Peints par eux-mêmes. Il ne se compose que de lettres échangées entre personnes d’une société. « Pour l’édification de plusieurs autres », disait Laclos dont le nom s’évoque toujours quand on parle d’un roman par lettres. Mais M. Hervieu ne dit pas « Liaisons dangereuses ». Il s’abstient de juger. Comme il a raison ! Et l’un des plus vifs plaisirs de son roman, c’est que, la première fois, nous lisons un ouvrage mondain, sans découpage des manuels de psychologie classique. Quelle fraîcheur de ne plus trouver des débuts de chapitre de cette grâce : « Après une douleur intense, physique ou morale, l’homme éprouve une stupeur très douce où il semble qu’il abdique sa volonté et qu’il s’abandonne à sa chance. Mais cette prostration est brève. Bientôt chacune des mille petites afflictions dont est faite une grande peine renaît et c’est comme autant de piqûres, etc. » C’est, fini, les psychologies en action, avec intermède d’orchestre ? M. Hervieu nous donne enfin un roman agréable dont l’attrait vient de l’observation fine d’un milieu amusant. Les lettres de ses personnages sont telles que ceux-ci les eussent écrites, peu de composition, peu de style. Les lettres des Liaisons dangereuses sont de petites merveilles même d’écriture, mais du temps de Laclos la moindre femmelette griffonnait joliment. Aujourd’hui… nous savons de quelle encre on écrit les billets doux ! Nul doute qu’Hervieu n’ait dû se forcer pour descendre à leur style, mais il y est exactement parvenu.

Un estimable mérite de ce roman d’observation mondaine est le tact que l’auteur a su garder dans le choix de ses situations et de ses personnages. Ils sont moyens, par là, dirait M. Brunetière, ils ont ce caractère de généralité, nécessaire aux œuvres classiques. Les femmes y sont infidèles comme il sied, mais aussi elles n’ont qu’un amant à la fois. Les hommes sont sans scrupule mais sans une malhonnêteté outrée, sauf le nécessaire baron juif. Et les douairières sont sottes sans ridicule.

Peints par eux-mêmes est une comédie qui s’achève en drame. Le train de noce, d’adultère et de sport est trop coûteux au plus grand nombre des jeunes gens actuels, et leur ruine est au bout. Le suicide, précédé ou non de tricherie au jeu, est une solution dont le succès va croissant.

Une querelle. Pourquoi ne nous dit-on pas le petit nom des personnages ? Il est un peu fort que nous ignorions comment se prénomme Le Hinglé, héros du livre. Sa maîtresse, Madame de Trémeur, l’appelle Glé-glé. Dans quel monde M. Hervieu a-t-il vu une femme appeler son amant d’un nom d’amitié fait avec son nom de famille ? Est-ce dans ce monde légendaire et fantomal où les femmes, suivant l’expression célèbre d’un rapport de la censure théâtrale, « ne tutoient pas leurs amants » ?

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* *

M. Paul Hervieu est un écrivain heureux, et qui mérite de l’être. Dès ses premiers livres, le succès lui a souri, et jusqu’ici il n’a pas trop souri au succès. Eh ! oui, les raisons de sa réussite sont obscures ou à côté, mais, puisque nous en trouvons d’excellentes, il n’y a pas à chicaner. Aussi bien quel est le triomphe qui sait féliciter le vainqueur à l’endroit juste ? On sourit quand un poète est décoré comme chef de bureau. Mais tous les poètes, et tous les artistes, sont décorés comme tels, comme fonctionnaires plus ou moins des Beaux-Arts. Et de même sont-ils applaudis. Mystère de l’ancienneté, du hasard, ou du « piston ».

Pourquoi les ministres qui font saigner les boutonnières, et les passants qui font monter la vente s’y connaîtraient-ils en bonnes lettres ? Ils ont en vérité d’autres qualités à justifier. Celle-ci n’est pas indispensable. Les choses allaient plus correctement aux temps où quelques milliers d’amateurs savaient lire et composaient tout le public. Il suffisait alors d’un article ou d’un sonnet décelant l’écrivain pour vous notifier. S’il n’en va plus de même, du moins le succès, après il est vrai plus d’œuvres accumulées, continue de récompenser assez les plus valeureux. Sauf exception, certes. Pour ne parler que des romanciers, que des prosateurs de fictions, il est fou qu’on ne connaisse pas davantage ni Élémir Bourges, ni Jules Renard, ni Marcel Schwob. Mais Renard sûrement, sans doute Schwob, et peut-être Bourges l’auront, cette gloire méritée, sinon ambitionnée. C’est affaire de temps. Nous sommes quelques-uns à les aimer mieux que les autres, et à le répéter. Entre ces quelques-uns, il en sortira bien deux ou trois qui demain, ou dans un an, ou dans dix ans, donneront le la aux snobs, aux précieux snobs qui répercutent pour les naïfs les goûts des intelligents…

M. Hervieu n’a attendu ni dix ans, ni un an peut-être. Quand j’ai lu Deux plaisanteries, l’un de ses premiers petits livres, le meilleur public n’ignorait déjà plus son nom. J’avais vu des lignes aimables et ironiques de Maxime Gaucher sur un de ses écrits. Gaucher était bienveillant à contre-sens pour l’ordinaire. Il chroniquait dans une revue protestante où le tour d’esprit narquois d’Hervieu froissait les puritanismes. Ses compliments balancés ne prouvaient rien. J’ouvris sans prévention Deux plaisanteries. Je fus charmé. On a repris depuis si souvent cette forme de satire légère et qui s’excuse, par une pointe, d’être profonde, que, relu ce soir, le récit me semblerait défraîchi. Mais alors c’était presque une révélation. Cela évoquait Gustave Droz sans les bavardages puérils, Edmond About sans les grâces de pion, Ludovic Halévy sans les potineries de concierge de théâtre ni les mièvreries d’improbables salons. M. Hervieu opérait dans le monde, affaires étrangères, sports, militaires, belles madames, il en montrait les marionnettes comme un qui connaît bien leurs ficelles, qui sait ce qu’elles valent et qui n’en clame point. Même il ne tomba pas à la renverse quand il découvrit un boudoir, comme fit, aux temps qu’il préparait des adolescents au bachot, tel actuel académicien, à monocle aujourd’hui. Hervieu savait voir, savait écrire, savait sourire, et ne « s’épatait » pas.

Mérites, déjà. Il en faut dire un plus rare : M. Hervieu travailla. Il a onze volumes à son catalogue : aucun n’est bâclé ; deux au moins, Diogène-le-Chien et Peints par eux-mêmes, en leurs genres divers, sont délicieux.

Et si L’Armature qui parut depuis et qui, ironie, est le premier gros succès de M. Hervieu (Revue des Deux-Mondes, premiers-Paris applaudisseurs, thèmes de conversation aux cinq-à-sept), si L’Armature est un roman mal réussi, je voudrais vous faire sentir que cette défaillance littéraire est encore tout à l’honneur de l’écrivain.

D’abord Hervieu a tenté le grand roman après n’avoir écrit que des petits. L’Armature est longue, mais surtout elle est compliquée. Et si l’auteur n’avait traité qu’un épisode, nul doute qu’il l’eût bien conduit.

Dans Peints par eux-mêmes qui était son dernier et son plus grand effort, M. Hervieu ne présentait guère, avec les fonds de tableaux indispensables, que la liaison d’un clubman et d’une jolie femme, qu’un vif tableau de mœurs surmenées, adultère, avortement, ruine et revolver. Daphnis et Chloé overtrained. La forme du roman était épistolaire et facile.

C’est de bien autre chose qu’il s’agit aujourd’hui. C’est tout un milieu, l’aristocratie nominale et financière, qu’on agite sous nos yeux. Dix personnages principaux sont portraiturés « en pied » avec leurs mutuelles intrigues.

Simultanément qu’un roman de mœurs et de caractères, L’Armature est un roman social. Car L’Armature, c’est l’argent. Derrière toutes les façades, ce qui soutient et conduit ces êtres, c’est la question d’argent. Vous voyez comme ce choix est ingénieux pour rapprocher l’aristocratie authentique sa sottise, sa grandeur et sa dèche, de l’aristocratie de banque, de bourse et de panier à salade.

Enfin, sollicité par la gravité même de son sujet, M. Hervieu troquait sa manière coulante, son style d’esprit et sa fantaisie contre une écriture voulue plus mâle et plus magistrale.

Il faut le dire : M. Hervieu a échoué sur presque tous les points.

L’écriture de L’Armature est singulière. Elle sent l’huile. Après le couplet limé et solennel, l’auteur condescend à des motifs de tyrolienne. Rien n’est plus dénué d’unité de ton. J’ai lu sans prendre de notes, et ne puis citer de mémoire un passage justificatif de cette critique, mais je le ferais au besoin. M. Hervieu n’a pas eu le courage de n’être pas spirituel. Mais, après des pages graves, on est mal disposé à sourire, et ses plaisanteries sont contraintes, et détonent.

Le sujet social du livre est mal étreint. La moitié des personnages par leur fortune ou leur indépendance sont hors les soucis d’argent. Je ne discute point que tous les autres y soient plongés. Cela est vrai, de toute vérité. Même ce n’est pas la moindre raison de sympathie qui m’inclinerait au socialisme que celle-ci qu’il supprimerait l’insignifiant argent et l’odieuse chasse qu’on lui fait. Mais il est faux de l’appeler L’Armature. « Savez-vous exactement, dit le Desgenets du roman, ce que l’on définit par le mot d’“armature” ? On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal, destiné à soutenir ou à contenir les parties moins solides, ou lâches, d’un objet déterminé… Là-dessus on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, c’est-à-dire les devoirs, les sentiments, etc. » Eh bien non, cette thèse est fausse. L’argent n’est pas l’essentiel des existences brillantes qu’on nous dépeint. C’en est l’extérieur, le tartre et quelquefois la crasse. L’amour de ce jeune homme pour cet enfant est désintéressé ; seulement c’est faute de l’argent nécessaire à l’enlèvement qu’il ne peut conduire sa vie comme il le voudrait. L’argent est une défense, c’est une armure, ce n’est pas une armature.

M. Hervieu a mis en contact un groupe considérable de personnages, en des combinaisons d’événements. Mais ces légendes sont sans lien, ce qui fait qu’elles se confondent dans notre mémoire. Et les caractères des personnages, on nous les raconte bien, mais pour la plupart on ne les développe pas assez, par le seul procédé de développement possible : le choc des faits, pour que nous en gardions une image claire. L’ensemble est sans précision, comme sans nécessité.

Mais il demeure au mérite de M. Hervieu, non seulement des pages, çà et là, charmantes, mais encore des intentions fondamentales auxquelles on ne saurait trop applaudir. Las d’un petit genre où il était le maître, il s’est efforcé loyalement vers une maîtrise supérieure.

Je sais un autre gré au livre discutable de ce bon romancier : il souligne notre injustice l’égard des prédécesseurs. Qu’Hervieu ou Donnay nous semblent plus fins que Zola ! Oui, mais qu’Hervieu écrive L’Armature et nous voyons combien c’est plus flou et moins fort que L’Argent ! Et Hervieu est l’un des meilleurs parmi les plus jeunes. Et L’Argent est un des moindres bouquins de Zola ! C’est ça qui vous rend petit garçon…

II

On sait surtout de M. Capus d’incisives fantaisies sur les hommes et les choses du temps. Il les signe Graindorge. Il n’est pas le dernier écrivain dont on ne connaît que les plaisanteries, dont on ignore à peu près le talent profond et grave, sinon triste. On ne songe pas, il ne lire que ses petits dialogues, en elzévir serré, qu’il est un romancier d’humanité large et touchante.

Années d’aventures, voilà le roman que je cherchais depuis longtemps, débarrassé enfin des sempiternels adultères et des élégances équivoques. Point de polo ici, ni de flirt. M. Camille Lemonnier, dans L’Arche, avait déjà écrit le roman de braves gens heurtés par la vie. C’est une remarque à faire que sous couleur de réalisme (et nul plus que moi ne fait cas de cette excellente et savante école), on n’avait étalé, rien que de scandaleux. Une fille qui fait le trottoir, une dame qui fait le canapé, cela existe, cela est légitime à peindre dans un roman. Mais un honnête homme, une honnête femme qui ont des échéances et qui souffrent cœur à cœur, cela existe aussi, et, dût le tirage être moins flatteur, cela mérite d’être étudié, ressenti, et exprimé par un artiste.

M. Capus l’a fait et réussi. Années d’aventures ! Ces aventures sont celles d’un jeune ménage d’employés. L’homme perd sa place, — et commencent les épisodes. Les médiocrités agitées provoquent les plus délicates, les plus hautes émotions. Il peut y avoir autant de charme à consoler un mari, expéditionnaire, qu’on révoque, qu’à réconforter un prince qui perd son royaume. Le charme est à toutes les pages de ce livre, si plein d’expérience, de naturel, de simplicité, de goût.

Du même auteur, Qui perd gagne et Faux départ sont plus savoureux encore, et de plus copieux agrément. Pour l’exactitude aisée de ses peintures, Alfred Capus est notre premier annotateur de mœurs, et, autant que d’un siècle au suivant on peut comparer, pas inférieur au glorieux Lesage.

III

Maintenant disons la louange de Jules Renard.

Jusqu’à quel point est-il amusant d’analyser un écrivain de gaîté ? Pourquoi la musculature du rire serait-elle matière plus agréable au physiologiste observateur que celle du pleur ? ou même du bâillement ?

Si elle n’est pas plus drôle au lecteur, elle est plus difficile au rédacteur. Il est fort pénible de décomposer les éléments d’un comique, surtout d’un comique contemporain.

On ferait à la rigueur une honorable conférence sur Scarron, en racontant sa vie et en soulignant les renseignements que sa manière et sa matière nous donnent sur le mouvement littéraire et sur la société de son temps. Mais la biographie de Jules Renard m’est inconnue et serait déplacée ; pour sa pédagogie et sa place historique, ce serait trop de pédanterie que d’essayer d’en parler. Pourtant, je m’en voudrais, relisant un jour ces chroniques, de n’y trouver pas assez souvent le nom du meilleur fantaisiste dont elles étaient contemporaines et de ne pas avoir publié le plaisir que je lui avais dû.

Car, si Allais a plus d’invention, Courteline moins de bride, Veber une joliesse plus classique, Bernard plus de philosophie, Jules Renard n’est pas moins le Maître du Rire moderne, pour quelques raisons

M. Renard est un bon observateur, fouilleur et pas gâcheur, qui voit beaucoup, et n’oublie rien, puis qui sait prendre ses trouvailles dans ses deux mains bien fermées, et vous les apporte, sans bousculade, sous les yeux, en frôlant le nez. J’entends que sa plus rare qualité est peut-être la vertu de son style, sans lointain ni recul, immédiat, perpétuel présent d’indicatif, qui ne fait ni ne demandé crédit. Et vous entendez aussi que la vertu de ce style correct, précis, clair comme du La Bruyère, n’est rien auprès du genre de mérite intellectuel, de netteté, de sûreté et d’économie dont cette écriture même est le signe tangible.

Mais M. Jules Renard n’est pas moins heureux dans le choix de ses légendes que dans leur vision et leur exécution. Le fantaisiste médiocre s’astreint à trouver des « sujets drôles », de réjouissantes blagues. Jules Renard est assez original de regard et d’écriture pour choisir presque au hasard. Ce donc que j’entends par l’heureux choix de ses sujets n’est pas le bonheur des anecdotes, dont les Charivaris et les Tam-Tam de 1860 ou les Fliegende Blätter d’aujourd’hui servent aux confrères pauvres de mine inépuisable ; non, c’est l’ingénieuse façon de voir, sa compréhension personnelle de tout fait-divers. La disproportion des valeurs et des titres, des tempéraments et des attitudes, des intérieurs et des façades, est ce qui le touche dessus tout. Son roman, L’Écornifleur, est le jeu logique de quatre ou cinq personnages ni vulgaires ni distingués, dans l’incohérence naturelle de leurs caractères et de leurs snobismes.

L’Écornifleur est un roman nouveau, et c’est déjà extraordinaire. C’est un récit que n’avions-nous pas lu, en substituant Pierre à Paul et Foley à Delpit. C’est un sujet frais, c’est-à-dire un mode neuf de situation vraie et connue, avec son expression littéraire conforme, inédite. M. Henri écornifle le bonheur des ménages où il pénètre ; ni par passion, ni par sensualité, mais par la force des choses, par crainte d’être impoli. Une telle situation est parente de celles où tour à tour s’amusèrent Noriac, Gyp, Lavedan. Mais elle n’est pas traitée avec esprit. Il n’y a pas de mots, ni de drôlerie d’écriture. C’est de l’ironie sentimentale ; point un récit attendri dont on relève la fadeur par des plaisanteries passementées ; au contraire, un roman léger et ironique, avec les repos mélancoliques d’un esprit un peu clairvoyant qui se lasse de plaisanter. Aussi bien l’homme (l’écornifleur) vivant en société, généralement à l’ironie de l’un correspond la naïveté, la peine ou l’ahurissement des autres. Il y a le farceur et ses victimes. Ce n’est jamais comique des deux côtés. Et dans ce roman la drôlerie du côté face et l’amertume du côté pile se correspondent et se complètent merveilleusement.

J’aime que chez Jules Renard, sans grossissement, la médiocrité soit honorable, le ridicule discret, et l’inattendu sans surprise. Il lui suffit de nous mettre constamment sous les yeux le type et le rôle pour que de leur discord surgisse le comique.

Vous savez, pour avoir dîné auprès de gens spirituels, que le procédé des amuseurs est de ne jamais rire. Aucun des écrivains gais de la promotion récente ne rit donc. Mais la supériorité de Jules Renard qui le fait, disons-le, le Maître du Rire moderne, c’est que non seulement il ne rit point, mais qu’il ne fait jamais rire.

Le comique est un état d’âme. Jules Renard excelle à nous le suggérer, par une incantation sienne, qui spécifiquement vaut celle des poètes. Puis, l’adresse de ce littérateur va jusqu’à enfermer en nous l’impression comique obtenue, à l’empêcher de s’évaporer dans le bouillonnement d’une gaîté, à veiller à ce qu’elle ne fuse dans un rire.

Aussi est-il, entre les fantaisistes, celui dont on ne se lasse point. Les coins des Sourires pincés, les papillotes de ses Coquecigrues, les éclairs de sa Lanterne sourde, autant de petites pages à relire jusqu’à la mémoire par cœur sans altération du plaisir, puisqu’il n’y a pas là rire émoussable ou surprise de suite éventée, puis aussi qu’il ne fatigue point par les bavardages et les délayages où s’embourbent les vieux comiques, sous prétexte de récit « bon enfant », puis enfin qu’il surveille son style jusqu’à une maîtrise spéciale, menue et propre, excellente à dire ce qu’il veut sans plus.

Ainsi, notre précieux confrère, avec au fond une spirituelle connaissance du cœur humain, à la forme un souci récompensé du parfait, et les plus louables ruses, améliore grandement, par ses petites cultures intensives, le champ des lettres françaises.

Avec un mérite supérieur, M. Renard est presque ignoré. Je ne veux pas lui donner la mauvaise posture du génie méconnu. Le ridicule serait deux fois injustifié. Il n’est pas tout à fait un génie, et il n’est pas tout à fait méconnu. Mais sa vente est médiocre. L’Écornifleur n’a pas « percé ». On n’estime l’écrivain que comme fantaisiste. C’est décidément insuffisant, aujourd’hui surtout que Renard nous apporte les menues merveilles de Poil de Carotte.

On s’apitoie sur l’Enfance abandonnée et coupable. M. Renard nous apprend à plaindre plus justement l’enfance innocente et tourmentée. Poil de Carotte est le troisième gosse de la famille Lepic, celui qu’on n’aime pas. On nous conte ses petits malheurs, et une tristesse en sort d’autant plus vive que Poil de Carotte est plus philosophe, d’une résignation précoce qui désole : « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » Le mal n’est pas d’avoir les oreilles tirées ; c’est, tout jeune, de n’apprendre pas l’art d’espérer qui est tout l’art de vivre.

M. Renard précise les petits états d’âme de ce gosse par une foule d’aventures ingénieuses et naturelles qui ont les chapitres du volume. Prenez-en un, lisez-le de près, cherchez à enlever une phrase, à changer un mot : c’est impossible. Le relief voulu disparaîtrait, ou au contraire s’accuserait, brutal. C’est la perfection de Voltaire.