(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Note »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Note »

Note

J’ai peu à ajouter à ces articles au point de vue littéraire, et toute la gamme des sentiments du critique, depuis l’enthousiasme premier jusqu’au temps d’arrêt et à la résistance finale, vient d’être, ce me semble, parcourue et comme épuisée. (Joignez-y encore, si vous le voulez, ce que j’ai dit des Confidences et de Raphaël, au tome Ier des Causeries du Lundi, et l’article sur l’Histoire de la Restauration, au tome IV des mêmes Causeries.) — J’avoue mon faible et ma chimère : j’avais conçu pour tous ces grands hommes, ces grands esprits et talents de ma génération, ou de la génération immédiatement antérieure, un idéal de caractère et de carrière qu’ils n’ont pas rempli ou qu’ils ont vite dépassé et traversé d’outre en outre. J’aurais voulu, par exemple, un La Mennais devenu catholique et libéral, comme au lendemain de l’Avenir, mais ayant la force de demeurer tel sous le coup même des encycliques et malgré l’appel et l’attrait de la démocratie : je l’aurais désiré s’enfermant pendant quelque temps dans un religieux silence, et n’en sortant depuis qu’à de rares intervalles par des écrits de réflexion et d’éloquence où il aurait tout concilié, tout maintenu du moins, où il n’aurait rien sacrifié, où il serait resté opiniâtrément le prêtre de la tradition antique et des espérances nouvelles : en s’attachant à un tel rôle bien difficile sans doute, mais si fait pour imposer à tous le respect et l’estime, il aurait fini, sans la chercher, par retrouver son heure d’action et d’influence, et il n’aurait pas eu à l’acheter au prix de la considération. De même pour Lamartine : j’aurais aimé qu’en développant son talent poétique aussi grandement, aussi démesurément même, que sa nature de génie l’y portait, il fût demeuré en politique d’accord avec lui-même, fidèle à ses origines, à ses précédents, à l’ordre d’opinions, de doctrines et, pour tout dire, de bienséances où il avait passé toute sa jeunesse et qui lui étaient comme son cadre naturel, — un M. Lainé jeune, plus libéral que l’ancien, plus libéral que les ci-devant libéraux eux-mêmes, leur mettant sous les yeux à l’occasion et développant aux yeux de tous leurs inconséquences, leurs imprudences et leur manque de vue (comme il fit dans ce magnifique discours au sujet des cendres de Napoléon), — un M. Lainé plus énergique et moins fébrile, aussi pur, assistant, non sans une ombre de tristesse, à l’orgie parlementaire, à ce marché d’intrigues et de corruptions qui se démena durant tout le règne de Louis-Philippe, et sans y prendre d’autre part que de s’y pencher de temps en temps, et d’y plonger le regard pour le juger avec honnêteté et dégoût et pour le flétrir (comme il fit à un moment pour la coalition sous le ministère Molé), mais, je le répète, sans jamais en revendiquer profit pour lui ni en tirer prétexte à des combinaisons ambitieuses : je l’eusse voulu, en un mot, plus platonique et plus désintéressé, plus parfait qu’il n’est donné sans doute à la nature humaine de l’être. Cela dit, on voit de reste quelle dut être l’étendue de mon désillusionnement et de mon mécompte, — le mot est trop faible, — de mon deuil sur Lamartine, même dans ce qui parut à d’autres son plus beau triomphe. Je me bornerai à extraire ici, d’un cahier où je notais alors mes impressions au jour le jour, quelques traits qui le concernent au lendemain du 24 février 1848. Cela donnera idée, mieux que tout, de la contradiction et de la confusion de pensées qui se combattirent longtemps en moi à son sujet, et pour lesquelles je ne veux chercher d’autre conclusion que leur exposé même :

« (Février 1848.) Lamartine est une harpe éolienne : l’ouragan populaire en tire aujourd’hui des sons sublimes, tout comme autrefois faisait la brise amoureuse de Baïa. 

« Cet homme aura bu le succès par tous les pores, » dit Saint-Priest (l’académicien) de Lamartine. 

« C’est parce qu’il sentait qu’il avait en lui de quoi suffire à cette situation (au moins dans un grand moment) et de quoi y vibrer dans le tonnerre, que Lamartine a tout fait pour amener cette situation et pour la créer. — Le talent qui veut sortir est comme un fleuve qui creuse jusqu’à ce qu’il se soit fait un lit, fut-ce un lit de torrent. »

« — Ce qui me frappe dans ces événements si étonnants, c’est, à travers tout, un caractère d’imitation, — et d’imitation littéraire. On sent que la phrase a précédé. 

« Ordinairement la littérature et le théâtre s’emparaient des grands événements historiques pour les célébrer, pour les exprimer ; ici c’est l’histoire qui s’est mise à imiter la littérature. 

« En un mot, on sent que bien des choses ne se sont faites que parce que le peuple a vu au boulevard le chevalier de Maison-Rouge de Dumas, et a lu les Girondins de M. de Lamartine. »

« — (Mars 1848.) Il est curieux de relire en ce moment les Girondins. On y voit mille perspectives éclairées aujourd’hui par les événements. Lamartine s’y dessine à l’avance à tout moment, lui et son rêve. Il se dessine dans Mirabeau, dans Vergniaud et dans bien d’autres personnages ; le profil de Jocelyn-tribun se projette partout. 

« Ce livre des Girondins pourrait s’intituler les Lamartine.

« Le Jocelyn se profile jusque dans les balafres de Mirabeau. »

« — La révolution à laquelle nous assistons est sociale plus encore que politique ; l’acte de M. de Praslin y a contribué peut-être autant que les actes de M. Guizot. 

« Lamartine l’a caractérisée énergiquement quand il a dit C’est la révolution du mépris. » 

« — Lamartine appelait l’orage afin d’y briller héroïquement sous l’éclair. » 

« — Lamartine, dans son ambition même, ne prévoyait pas ce qui est arrivé. Cette ambition, en tant qu’elle se proposait une forme un peu précise, se bornait sans doute à rêver un premier ministère à côté de la duchesse d’Orléans régente ; mais au moment décisif, avec cette divination de la pensée publique qu’ont les poètes et que n’eurent jamais les doctrinaires, il sentit que la duchesse d’Orléans devenait impossible, et il fut le premier à franchir le pas et à le faire franchir aux autres. » 

« — L’ambition de Lamartine était vaste et flottante comme toutes les grandes ambitions. » 

« — Lamartine, en 1829 et durant les premiers mois de 1830, sollicitait du prince de Polignac l’ambassade de Grèce, et je l’ai vu revenir enchanté de l’audience du prince. Il avait le dégoût de la presse et des discussions politiques. — Après Juillet 1830, il revint à Paris de la campagne où il était, et je le vois encore allant à une réunion de légitimistes qui se tenait chez M. Arthur de La Bourdonnaye. — Il fit peu après sa brochure de la Politique rationnelledédiée à Cazalès, très-raisonnable et noble manifeste. — Puis il alla en Orient mettre une page blanche entre son passé et son avenir. — Il entra à la Chambre, et fut d’abord à peu près seul du parti social, s’exerçant à manier la parole. — Il devint conservateur en défendant le ministère Molé contre la coalition. — Peu après il eut l’idée un peu brusque d’être président de la Chambre, et, n’y ayant pas réussi, il reprit son vol et passa à gauche, et par delà la gauche. Depuis cinq ou six ans, il avait pris hautement position, n’attendant rien que de l’avenir et y poussant de toutes ses forces. Évidemment son grand talent cherchait une situation à sa hauteur et où il pût se déployer. Ç’a été là son mobile secret et instinctif, indépendamment des convictions. Le fleuve cherche son niveau, l’oiseau cherche sa région. » « — Quelle carrière pour Lamartine depuis le jour où il chantait dans l’Isolement :

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil tristement je m’assieds !…


depuis ce jour-là jusqu’à la soirée du 24 février !

« Que de chemin depuis le jour où, répondant à un ami qui l’aiguillonnait au début et qui lui disait en vers : N’as-tu pas l’âge de la gloire ? il s’écriait comme le plus tendre et le plus consumé des amants :

La gloire est le rêve d’une ombre. 

Tu veux que je lui sacrifie 

Ce dernier souffle de ma vie !
Je veux le garder pour aimer.

« Pour le bien comprendre et pour deviner dans le poëte tout l’homme qui en est sorti, il faut lire le passage de Novissima verba :

Aux faux biens d’ici-bas nous dévouons nos cœurs,…


et les Préludes :

Non, non, brise à jamais cette corde amollie…


Ce qu’il disait là et ce qu’il chantait encore, il l’a fait depuis. »

« — J’ai fait autrefois ce vers que je crois très-juste :

Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme.


Mais le correctif essentiel doit être aussitôt dans ce mot de Béranger : « Lamartine ne sait pas toutes les idées qu’il a. »

« — J’aimais, j’adorais dans Lamartine le poëte, mais il y a longtemps que j’ai fui en lui l’ambitieux. 

« J’avais cessé presque entièrement de le visiter dès 1839, le traitant un peu comme une ancienne maîtresse qu’on craint de revoir pour ne pas retomber sous le charme. »

« — Lamartine est l’homme qui a su dire le plus de fois dans sa vie :

Ce qui n’est plus pour l’homme a-t-il jamais été ? »

« — Saint-Priest relit maintenant Lamartine, et il me dit que cette lecture rétrospective, éclairée par le jour des événements récents, est d’un intérêt tout nouveau. Mille échappées, où l’on ne voyait auparavant que des accès de fantaisie, prennent un sens profond et précis qu’elles n’avaient pas. Le Voyage d’Orient est tout plein de ces premières grandes bouffées d’ambition qui ressemblaient de loin à des vapeurs. Même dans le discours de réception de Lamartine à l’Académie, en 1830, on trouve un grand parallèle établi entre la poésie et l’action, entre la vie du littérateur en temps régulier et cette même existence dans les siècles d’orage, en « ces époques funestes au monde, glorieuses pour l’individu. » Dans les temps calmes, chacun est classé, chacun suit sa voie ; avec plus ou moins de distinction, selon nos forces ou nos faiblesses, « nous arrivons au terme. Si nous en valons la peine, on nous nomme, on nous caractérise en deux mots, et voilà la page de notre vie dans un siècle. » Dans les temps d’orage, au contraire, « dans ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à la chute ou à la régénération des empires, quand l’ordre ancien s’est écroulé et que l’ordre nouveau n’est pas encore enfanté, dans ces sublimes et affreux interrègnes de la raison et du droit,… tout change ; la scène est envahie, les hommes ne sont plus des acteurs, ils sont des hommes… Tout a son règne, son influence, son jour ; l’un tombe, parce qu’il porte l’autre ; nul n’est à sa place, ou du moins nul n’y demeure ; le même homme, soulevé par l’instabilité du flot populaire, aborde tour à tour les situations les plus diverses, les emplois les plus opposés ; la fortune se joue des talents comme des caractères ; il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le Conseil, des hymnes pour les triomphes… On cherche un homme ! son mérite le désigne : point d’excuse, point de refus, le péril n’en accepte pas ; on lui impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à ses forces, les plus répugnants à ses goûts… L’esprit de cet homme s’élargit, ses talents s’élèvent, ses facultés se multiplient ; chaque fardeau lui crée une force, chaque emploi un mérite, chaque dévouement une vertu. » Et c’est ainsi qu’en croyant peindre M. Daru et lui assigner son cadre, Lamartine s’esquissait déjà à lui-même son programme, — un programme en lettres d’or. Lamartine académicien récipiendaire prophétisait le Lamartine du Gouvernement provisoire. 

« — Dînant un jour chez la duchesse de Duras, vers 1820, il dit à Saint-Priest très-jeune : « Je n’aime pas l’aristocratie. » Et comme Saint-Priest remarquait que le lieu était singulièrement choisi pour cette confidence, Lamartine ajouta : « J’aime les personnes, mais je n’aime pas la chose. » — Moi, au contraire, un peu plus tard, je l’ai vu rattaché à l’aristocratie et nageant en pleine Restauration. »

« — Quels que soient les torts et les fautes de Lamartine depuis quelques années, il les a rachetés par sa conduite au moment du péril : il a eu là un moment sublime, héroïque, — un moment immortel. 

« Lamartine a bien mérité de la patrie à un moment décisif, et la critique littéraire ou celle du moraliste n’a plus guère rien à faire avec lui : l’acclamation publique la ferait taire. Et pourtant… Mais avec Lamartine il ne faut jamais analyser. »

« — Ces mêmes gens qui, hier encore, auraient voulu lapider Lamartine à cause de ses Girondins et de ses discours de Mâcon, lui élèveraient aujourd’hui des autels : mais sur cet autel il faudrait inscrire : Élevé par la Reconnaissance et par la Peur. »|75}}

« — Lamartine est au fond un roué, mais un roué de la race de Fenelon. 

« Il s’est corrompu, — peut-être. Mais c’est la corruption de l’ambroisie. Cette corruption elle-même est angélique et divine. » 

« — Sir Henri Bulwer, l’ambassadeur, écrit de Madrid : « Vous avez une invasion de barbares dirigée par Orphée… » et avec cet esprit positif qui est bien des Anglais, il ajoute : « Mais les chœurs se payent bien cher, 30 sols par jour ! Comment les finances y pourront-elles suffire ? »

« — Lamartine veut aujourd’hui (Voir son discours aux Italiens, du 28 mars 1818) qu’on raye Machiavel de la liste des grands hommes politiques. Il proclame d’avance un Washington européen, et il se mire déjà lui-même dans ce Washington. Jocelyn se profile partout ! »

« — Voilà Lamartine professeur de je ne sais quoi au Collége de France ! Cela me rappelle qu’un jour il me dit (au commencement de sa carrière politique) : « Avez-vous jamais lu de l’économie politique ?… » et sans attendre ma réponse : « Avez-vous jamais mis le nez dans ce grimoire ? Rien n’est plus facile, rien n’est plus amusant. » Eh bien ! le voilà à même de pratiquer et de professer ces sciences faciles. »

« — Ce n’est pas en lui-même ni dans son bon sens personnel que Lamartine puise ce qui lui reste de bon aujourd’hui : il le doit à ses habitudes antérieures, au milieu social d’où il est sorti, à une certaine atmosphère d’homme comme il faut dont il ne pourra jamais se défaire. Là est sa garantie et la nôtre, — non pas dans son caractère, mais uniquement dans son éducation. »

« — Il y a encore de la poésie dans les choses. J’étais sorti dimanche 16 avril (1848) à deux heures, au moment où l’on battait le rappel et où le gouvernement semblait gravement menacé. J’allais de l’Institut à la place Royale chez mes amis Olivier, pour leur lire le premier chapitre de Port-Royal (du troisième volume qu’on imprime). J’évitai les quais et la Grève, qui devaient être encombrés de peuple ; je pris la Cité, Notre-Dame, l’île Saint-Louis, et j’arrivai à la place Royale, où la garde nationale du quartier s’assemblait. Je lus mon chapitre à travers les tambours. Vers cinq heures je quittai mes amis. L’attitude de Paris était rassurante ; l’émeute avait avorté, et la garde nationale en foule remplissait les rues. Après m’être promené vers la Bastille, je rabattis sur la Grève par les quais, oubliant que la foule devait encore obstruer le passage. Je perdis une demi-heure à essayer de me frayer un chemin. Bref je renonçai, et je me mis en devoir de tourner l’Hôtel de Ville par les petites rues de derrière, afin de rentrer chez moi par ce circuit. J’étais près de l’église Saint-Gervais, je prenais une ruelle, à moi bien connue, qui longe la nef et le chevet ; deux hommes étaient devant moi : l’un d’eux se retourne, c’était Lamartine, lequel, sorti de l’Hôtel de Ville par une porte de derrière, essayait de rentrer à son hôtel des Affaires étrangères en se dérobant à son triomphe. Je l’accompagnai et le guidai sans qu’il fût reconnu jusqu’à une place de fiacres proche l’imprimerie royale. Durant les cinq ou six minutes du trajet, je causai vivement avec lui. Je ne l’avais pas vu depuis l’an passé, au convoi de notre confrère le poëte Guiraud. Je le lui rappelai, car ce jour-là, comme il était à la veille de publier ses Girondins et qu’il me témoignait son inquiétude sur son succès, qu’il aurait voulu populaire, je lui avais dit : « Populaire, soyez tranquille, vous l’êtes, et plus que vous ne le croyez. Écoutez ! je ne le souhaite pas, mais si jamais il y avait deux hommes à choisir dans la rue par acclamation pour faire un président de la République, vous courriez risque d’être un de ces deux hommes. » — « Oui, peut-être bien, me répondit-il, si l’on avait à en prendre dix. » — « Non, si c’était seulement deux, » lui dis-je. — Je lui rappelai ce mot-là, afin de donner plus de poids à ce que j’essayai de lui dire sur les circonstances présentes, et je crois pouvoir assez fidèlement résumer cette conversation brusque et rapide depuis le premier mot en ces termes : — « (Lamartine.) Ah ! c’est vous, je ne m’attendais pas à vous trouver là. » — « (Moi.) Ni moi, certainement : comment allez-vous ? » — « (L.) Comme un homme qui vient de faire cent discours et d’embrasser cent mille hommes » (toujours le poëte qui se pose un peu). — « (M.) Voilà de grandes choses et une bonne journée. » — « (L.) J’étais sorti ce matin de chez moi, sans savoir si j’y rentrerais. Je savais bien que les provinces étaient bonnes, mais je ne croyais pas que Paris fût aussi bon, surtout les ouvriers. » — « (M.) Vous êtes bien fort, vous le voyez ; eh bien ! vous l’êtes encore plus que vous ne le croyez, je vous en réponds ; mais usez de votre force au besoin, prenez sur vous, et vous serez appuyé. » — « (L.) Oh ! je prendrais bien sur moi, s’il le fallait, et je monterais à cheval. Toute cette démonstration d’ouvriers de ce matin avait été montée par ce petit bêta d’Alb… » — « (M.) Tenez ferme, tirez-nous de là et vous aurez des autels. » — Lamartine monta avec son monsieur dans une citadine près la rue du Grand-Chantier ; je le quittai et j’allais devant, lorsque à la hauteur de la rue Sainte-Avoie je fus arrêté, et la citadine qui venait derrière aussi, par la légion du quartier du Temple qui défilait en revenant de l’Hôtel de Ville et qui criait à tue tête : Vive la république ! à bas les communistes ! à bas la communauté ! Cela nous retint près de vingt minutes. Je m’approchai encore sur le trottoir du côté de la portière où était Lamartine, et je lui dis : « Vous voilà empêché dans votre triomphe ; vous voyez comme vous êtes fort, si vous voulez en profiter. Ce sont des bulletins comme celui de Ledru-Rollin, d’hier (le bulletin du 14 ou 15 avril), qui font tout le mal. » Il me répondit : « Ledru-Rollin est venu ce matin à dix heures se rallier à nous, il s’est repenti. Je pourrais vous en dire long un jour là-dessus. » — Et je le quittai en lui touchant la main. 

« Qu’il y avait loin de cette journée à celle (en 1829) où Lamartine me menait avec lui en fiacre à l’École militaire, pour voir une revue de troupes qui se faisait au Champ de Mars devant M. le dauphin et autres d’alors !

« Au reste je le trouvai plus grand et plus sec que jamais, le profil noble et roide, bien portant malgré sa fatigue et sa maigreur, soutenant à merveille ce rôle de chef populaire, avec cet œil d’oiseau de haut vol qui plane et qui discerne toutes choses de sa hauteur. Ô le plus grand des ambitieux, comme je n’ai jamais cherché en toi que le poëte ! — Je rentrai tout ému de cette rencontre. »

Il me semble maintenant que j’ai tout dit, et même un peu plus peut-être qu’il ne faut. Oh ! si Lamartine avait pu disparaître et s’évanouir dans les airs comme Romulus, le lendemain ou le soir même de cette triomphante journée du 16 avril, qui fut sa dernière grande journée politique, quelle idée il aurait laissée de lui ! quelle figure historique et légendaire !