XVIe entretien.
Boileau
I
Revenons pour un moment au siècle littéraire de Louis XIV. Nous aurons à y revenir bien souvent encore en touchant à Corneille, à Molière, à La Fontaine, à Bossuet, à Fénelon, à Pascal, à Mme de Sévigné, ces éternels survivants d’un siècle mort.
Nous allons aujourd’hui vous parler de Boileau. Boileau est à lui seul un procès littéraire. Est-ce un grand homme de lettres ? Est-ce une pâle médiocrité ? Est-ce un Tarquin de notre littérature ayant fauché du tranchant de ses satires toutes les tiges naissantes de l’esprit français qui menaçaient de dépasser sa platitude ? Est-ce un eunuque Narsès de notre beau siècle, ayant arraché à nos poètes leur virilité et à notre langue sa jeunesse pour les rendre timides, serviles et stériles comme lui-même ? A-t-il nui à notre croissance comme nation intellectuelle, ou a-t-il dirigé notre sève égarée et surabondante vers une conformation durable de la langue et de la pensée, en réprimant cette sève de la France et en la contenant dans les règles éternelles du bon sens et du bon goût, ces deux nécessités premières et ces deux qualités natives du génie français ?
C’est ce procès, si souvent débattu de nos jours avec la partialité et avec la passion des querelles d’esprit, que nous allons essayer de juger▶ à notre tour, en comprenant bien et en faisant bien comprendre cet homme d’achoppement, Boileau.
II
Disons d’abord une vérité sévère en apparence, mais en réalité flatteuse pour notre pays. Le premier devoir et le premier droit d’un homme qui écrit sur la littérature universelle du genre humain, c’est d’être lui-même universel, c’est de s’élever par conséquent au-dessus des amours-propres, des préjugés, des superstitions d’esprit, des fanatismes nationaux de sa patrie et de son temps, pour ◀juger▶ les hommes par leurs œuvres et non par leurs prétentions. Les lettres n’ont pas de frontières et ne connaissent pas de drapeaux. Ce qu’on pense et ce qu’on écrit de beau à Rome, à Ispahan, à Jérusalem, à Pétersbourg, à Vienne, à Londres, à Madrid, à Calcutta, à Pékin, grandit l’humanité pensante à Paris. Il n’y a pas de droit d’aubaine pour la pensée : le génie est du domaine commun. Il est comme l’air ; il franchit, sans les connaître, toutes les limites politiques des peuples pour vivifier partout tout ce qui le respire.
Ce serait un pauvre critique que celui qui se déclarerait un critique national et qui arrêterait les chefs-d’œuvre de l’intelligence étrangère à ces mesquines douanes de la pensée, en leur demandant leurs certificats d’origine. Nous n’avons eu que trop de ces critiques prohibitifs en France et ailleurs. Ce sont eux qui ont stérilisé les lettres, en empêchant, autant qu’il était en eux, ces unions conjugales entre les esprits de différents climats, qui auraient multiplié leurs fruits en se rencontrant pour s’unir. Toute fécondité vient de l’union, dans la nature morale comme dans la nature matérielle. Il y a dans l’esprit humain, comme dans les végétaux, des pensées mâles et des pensées femelles. Ces hommes d’exclusion ressemblent à ces Arabes des frontières de Perse qui étendent des toiles autour des palmiers mâles de leurs tribus, dans le temps de la floraison, pour empêcher le vent du désert d’aller porter les semences de leurs palmiers aux palmiers femelles des tribus voisines. Ils tuent le fruit et font la disette au détriment de tous. Mais le vent finit par passer, malgré les hommes, et par porter la fécondité dans les deux partis.
Nous ne sommes pas de ces hommes jaloux de la gloire et de la nourriture intellectuelle des autres peuples que le nôtre. Nous aimons à rendre à toutes les races pensantes ce qui est à ces races, et à Dieu ce qui est à Dieu.
III
Cela dit, et après ces précautions oratoires, nous allons, à nos risques et périls, exprimer franchement, en quelques mots, notre pensée sur les aptitudes naturelles de la France comparées aux aptitudes des nations antiques et modernes avec lesquelles notre littérature nationale peut rivaliser. Chacune de ces nations a reçu son lot de la nature.
L’Inde a la supériorité dans la théosophie, cette disposition mystique admirable et sainte qui voit la Divinité avec évidence dans toute la nature, qui fait de toute la nature un miroir de cette Divinité, et qui contemple avec ravissement dans ce miroir le drame divin et humain de la création.
La Chine a la supériorité dans la science qui recueille, qui découvre la première les faits ; elle a la supériorité aussi dans la raison qui conclut de cette science des faits une grande sagesse pratique et utilitaire en toute chose, agriculture, morale, législation, civilisation, politique. Les grandes inventions appartiennent à cette race expérimentale. C’est par excellence le peuple inventif.
L’Arabie, en y comprenant les Hébreux, les Persans et presque tout l’Orient de la zone rapprochée de l’Europe, a la supériorité dans l’imagination ; c’est la race du merveilleux par excellence, la terre des songes, le lit de pavots où l’on rêve éveillé avec le plus de charme et de poésie. Nulle part on ne conte mieux ces récits chimériques qui flottent dans l’imagination transparente comme les fumées du narghilé dans un ciel serein. Tous les conteurs, ces poètes populaires de la tente, sont Arabes ou Persans, et tous nos contes viennent de Bagdad.
La Grèce a la supériorité dans l’art, cette logique de la pensée, de l’imagination et du sentiment. De tout ce que la Grèce touche, divinité, philosophie, politique, poésie, musique, drame, histoire, architecture, marbre, pierre, pinceau, elle fait un art accompli. C’est le lapidaire de l’espèce ; elle taille tout, elle polit tout, elle enchâsse tout dans un cadre parfait. Sa littérature façonnée est l’écrin de l’intelligence humaine.
Rome a la supériorité en politique, en guerre, en éloquence d’action, en constance dans ses desseins, en caractère en un mot. C’est le peuple du caractère ; il y en a jusque dans sa littérature. Lisez Tacite ; c’est le nerf irrité d’un peuple volontaire, libre, humilié, mais indompté ; c’est le muscle qui perce la chair. Le caractère de sa race y palpite à chaque mot comme dans le spasme du gladiateur mourant.
L’Italien, fils non dégénéré, mais déshérité, du Romain, a la supériorité dans le sentiment du beau. C’est là son génie, c’est là sa vertu, c’est là son signe entre les peuples. Son âme a reçu plus de part que celle des autres nations dans ce type éternel et ineffable de beauté qui est le modèle intérieur sur lequel se moulent les actes ou les œuvres de l’homme. Beauté dans la forme : voyez ses femmes ! Beauté dans l’architecture : voyez ses temples et ses palais ! Beauté dans la sculpture : voyez son Michel-Ange ! Beauté dans la peinture : voyez son Raphaël ! Beauté dans la musique : voyez son Rossini ! Beauté dans la poésie : voyez son Dante, que des pamphlétaires m’accusent aujourd’hui, en Italie, d’avoir calomnié, parce que j’ai séparé, en parlant de lui, l’œuvre ténébreuse du théologien du génie incomparable du poète, et parce que je l’ai appelé le dieu de la poésie, tandis que Voltaire l’appelait le monstre de la barbarie ! Voyez sa langue : elle ne pèche même que par l’excès du beau ; elle est trop sonore pour des lèvres d’homme, elle ne devrait être parlée que par des anges ou par des femmes ! Voyez son Tasse ! voyez son Arioste ! voyez son Pétrarque, Platon de l’amour féminin ! voyez même son Machiavel, qui a porté le sentiment du beau jusque dans les crimes de son style ! C’est toujours le peuple du beau. L’Italien est un amant du beau.
L’Allemand a la supériorité dans la philosophie spéculative et dans la construction presque indienne de sa langue, faite pour incorporer des rêves ou pour élaborer des idées. L’Allemand est un philosophe.
L’Espagnol, en littérature, a la supériorité dans l’élévation grandiose de l’âme et dans la noblesse souvent exagérée du style. C’est cette élévation de l’âme qui donne à sa littérature le caractère mystique, ascétique, érémitique qu’on trouve dans sa sainte Thérèse et dans son peintre Murillo. C’est cette noblesse exagérée des sentiments qui lui a maintenu longtemps le génie chevaleresque poussé jusqu’à la folie et jusqu’à la caricature, dont son don Quichotte, son livre populaire, a été, sous la plume de Cervantès, l’amusante et déplorable dérision. Ce sont les vices d’un peuple qu’il faut bafouer ; ce ne sont pas ses vertus nationales. L’Espagnol, qui se transforme aujourd’hui en citoyen, a été jusqu’ici un chevalier et un moine.
Le Portugais, dont la langue a toutes les magnificences de l’espagnol sans en avoir les défauts, a la supériorité dans l’aventure et dans l’audace ; il a joué sa fortune sur toutes les vagues de l’Océan. Jamais peuple si peu nombreux ne fit et n’écrivit de si grandes choses. Son Camoëns est le poète épique de son histoire, de ses découvertes et de ses conquêtes dans l’Inde. Son empire, transbordé en six mois de Lisbonne en Amérique, sera un jour le texte d’un autre Camoëns. Le Portugais est un aventurier, l’aventurier national, héroïque et poétique des temps modernes.
L’Angleterre, après l’Allemagne, est en littérature la seule nation dont le génie vienne du Nord sans avoir passé par la Grèce et par Rome ; elle a la supériorité de l’originalité. Cette originalité a un peu été déteinte par la Bible dans Milton et par la latinité d’Horace dans Pope, l’Horace anglais. Mais son véritable géant, Shakespeare, est né, comme Antée, de lui-même et de la terre. Il a imprégné le génie littéraire saxon anglais d’une sève septentrionale, sauvage, puissante, qu’elle ne peut plus perdre. Les institutions libres de cette nation et sa situation forcément navale ont donné à son génie incontestable le caractère multiple de ses aptitudes. Il a le besoin de compenser la petitesse de son territoire par une immense et forte personnalité. Le citoyen de la Grande-Bretagne est un patriarche dans sa maison, un poète dans ses forêts, un orateur sur sa place publique, un marchand dans son comptoir, un héros sur son navire, un cosmopolite sur le sol de ses colonies, mais un cosmopolite emportant sur tous les continents avec lui son indélébile individualité. Les races antiques n’ont rien qui lui ressemble. On ne peut le définir, en politique comme en littérature, que par son nom : l’Anglais est un Anglais.
L’Amérique n’a encore que la supériorité de la jeunesse. Son génie, s’il lui en vient un autre que celui de la vieille Europe, sa mère, est à l’état de croissance. On ne sait encore ce qu’il produira, peuple sans ancêtres sur un continent sans passé :
Prolem sine matre creatam !
La France, il faut l’avouer, dussent toutes les férules des écoles tomber sur la main qui inscrit ces lignes, la France n’a pas eu jusqu’ici, parmi ses innombrables aptitudes, la grande imagination littéraire et poétique. La meilleure preuve de ceci, c’est qu’elle n’a ni un grand poète épique comme Homère, Dante, le Tasse, ni un grand poète lyrique sacré comme David, ni un grand poète lyrique profane et philosophique comme Horace et Pindare, ni un grand dramatiste comme Eschyle ou Shakespeare. La France a peu d’imagination poétique ; elle semble réserver cette qualité surhumaine de l’humanité, l’enthousiasme, pour ses actes plus que pour ses œuvres.
Elle n’a pas la théosophie contemplative de l’Inde ; elle n’a pas le rationalisme obstiné, inventif et législateur de la Chine ; elle n’a pas la fécondité de chimères, l’instinct du merveilleux de l’Arabie ; elle n’a pas l’art exquis et universel de la Grèce ; elle n’a pas la constance et l’austérité de la vieille Rome ; elle n’a pas la grâce et la mollesse de l’Italie moderne ; elle n’a pas la philosophie spéculative et planante sans toucher terre de l’Allemagne ; elle n’a pas le génie du grandiose et du chevaleresque de l’Espagne ; elle n’a pas le génie des aventures épiques des Portugais ; elle n’a pas l’indélébile originalité de l’Angleterre.
Mais la France rachète toutes ces infériorités relatives avec ces peuples par des qualités d’esprit, de caractère, et surtout de cœur, qui lui sont propres, et qui la placent, sinon au-dessus, du moins au niveau et souvent en avant de ces grandes individualités humaines. La privation relative de ces grandes facultés de l’imagination préserve aussi la France des excès et des vices inséparables de ces facultés trop dominantes dans certaines races. Son génie n’a pas leur puissance, mais aussi il n’a pas leurs défauts ; rien n’altère, chez le Français, cet équilibre admirable des facultés qui est la santé de l’esprit, comme l’équilibre des humeurs est la santé du corps. Cet équilibre parfait de l’imagination et de la raison, de l’enthousiasme et de la prudence, de la force d’impulsion et de la force de résistance, de la chaleur d’âme et du sang-froid d’esprit, conserve au génie français cette qualité des qualités, le jugement, sans lequel le génie devient une maladie mentale.
Le jugement lui donne ce qu’on appelle le goût dans les arts, le goût, c’est-à-dire le discernement exquis, irréfléchi, mais pour ainsi dire infaillible, de l’esprit, qui lui fait dire : ceci est bon, ceci est mauvais ; ceci est dans la convenance des choses, ceci n’y est pas. Attrait ou répugnance naturelle de l’esprit qui le préserve des engouements illogiques et qui lui fait choisir les aliments sains de l’intelligence, comme la répugnance physique du palais ou de l’odorat préserve le corps des substances suspectes ou nuisibles. Le goût, en effet, n’est que le choix sous un autre nom ; c’est une des facultés du génie national les plus précieuses, et qu’aucun peuple peut-être, ni parmi les anciens, ni parmi les modernes, n’a possédé avec autant d’infaillibilité et de délicatesse que le Français ; c’est même par cette qualité qu’il est en littérature et en idées l’oracle de l’Europe. Le Français est le dégustateur intellectuel de toutes les productions de la pensée dans le monde. Ce qu’il aime, on l’aime ; ce qu’il rejette, on le rejette ; son jugement a l’autorité d’un instinct.
Or, qu’est-ce que le Français aime par-dessus tout et avant tout dans les productions de la pensée ? C’est le bon sens. La première qualité qu’il exige, et avec raison, d’une œuvre de l’esprit et des langues, c’est d’être conforme au bon sens.
Et qu’est-ce que le bon sens ? Le bon sens est : la moyenne rigoureuse de l’esprit humain dans tout l’univers et dans tous les temps. C’est la meilleure définition que je puisse trouver. Au-dessus du bon sens il y a le génie, apanage exceptionnel d’un très petit nombre ; au-dessous du bon sens il y a la sottise, la démence, la médiocrité, apanage déplorable de tout ce qui est inférieur au nom d’homme dans l’espèce humaine. Mais entre le génie et la médiocrité il y a le vaste domaine du bon sens, la région moyenne des vérités reçues, la terre des heureux et des sages, qui ne s’élève pas jusqu’aux régions périlleuses et inhabitées du génie, qui ne descend pas jusqu’aux régions basses et ténébreuses de la médiocrité, mais qui s’étend, immense et sereine, entre les deux abîmes et qui est le séjour moral habité par les bons esprits. C’est là que le génie français règne par le goût, qu’il maintient sa royauté par l’esprit, cette monnaie du génie à l’usage d’un plus grand nombre d’intelligences que le génie lui-même.
IV
Et qu’est-ce encore que l’esprit ? L’esprit est la grâce du bon sens. Nous ne pouvons pas non plus trouver une expression plus exacte et plus concise pour le définir. On voit par cette définition que l’esprit ainsi entendu ne vient pas seulement de l’intelligence, mais qu’il vient aussi du caractère. Une intelligence juste, vive et fine, un cœur ouvert, large et bienveillant sont les deux conditions nécessaires à un peuple ou à un homme pour avoir ce qu’on appelle de l’esprit. Le méchant n’en a pas, car la méchanceté n’a pas de grâce. Le Français en a, car il est essentiellement bon ; il s’oublie en toute occasion lui-même pour voler au secours de tout le monde. On l’accuse d’étourderie, c’est peut-être vrai, mais son étourderie est toujours l’élan de la magnanimité vers quelque belle chose. Il y a du vent dans son âme, mais ce vent enfle les voiles du monde vers tout ce qui brille d’élevé ou de beau à l’horizon des idées.
De tout ceci que conclure ? que, si l’Indou est un théosophe, le Chinois un raisonneur, le Romain un politique, l’Espagnol un chevalier, l’Arabe un conteur, le Grec un artiste, le Portugais un aventurier héroïque, l’Allemand un philosophe, l’Anglais un patriote, l’Italien moderne un amant du beau, le Français, lui, est par excellence un homme d’esprit. Nous avons dit que le bon sens était la moyenne de l’esprit humain dans tout l’univers ; nous avons dit que l’esprit et le goût étaient les caractères du bon sens français en littérature ; nous avons dit que le Français était l’homme d’esprit entre tous les peuples ; nous ajoutons : la capitale du bon sens est en France, la moyenne du monde est à Paris.
V
Ce court préambule était nécessaire pour arriver à l’inexplicable influence de Boileau sur les lettres françaises. Dans aucun autre pays du monde un tel homme n’aurait laissé une trace de son nom. Pour le comprendre il fallait comprendre préalablement l’esprit français contemporain.
Boileau n’était certes pas un homme de génie ; il n’avait aucune de ces qualités qui composent la nature des grands poètes, ces foyers d’enthousiasme brûlés les premiers par leur propre feu. La véritable poésie est inséparable de la grandeur d’âme, des convulsions de la passion, de l’élévation des idées, de la chaleur qui atteste la vie dans l’œuvre de l’esprit comme celle du cœur atteste la vie dans l’homme des sens. En mettant la main sur le cœur du vrai poète, il faut le sentir battre, comme celui des héros, plus vite et plus fort que celui des autres mortels. La poésie est l’héroïsme de l’esprit et de l’âme. Boileau n’avait rien de ces dons ou de ces excès de nature qui font souvent mourir jeunes les grands poètes, mais qui les font revivre éternellement dans leur nom et dans leurs chants. Ce n’était point un homme de chant ; c’était un homme de chuchotement ingénieux et à voix basse, ou plutôt à peine était-ce un homme.
La nature ou un accident d’enfance, en lui refusant la virilité qui fait les grandes passions, les grands malheurs, les grandes gloires, lui avait aussi refusé cette puissance d’aimer qui est le tourment, mais aussi qui est la fécondité de l’âme. Quand ces grandes passions sont refusées à un homme, il faut se défier de lui. À défaut des grandes, il est réduit aux petites passions de la société : de l’envie, de la haine, de l’amour-propre, quelquefois de l’ambition et de l’intrigue, comme les Narsès de l’antiquité. Les infirmes naissent jaloux : c’est la loi de la nature ; ils se vengent sur les êtres complets du malheur et de l’imperfection de leur être ; leur consolation, c’est de ravaler ce qui les dépasse. Un sens de moins peut détruire toute l’harmonie d’une âme ; une infirmité vicie souvent toute une existence. Si Boileau n’avait pas été maladif il n’aurait pas écrit des satires, et si lord Byron, de nos jours, n’avait pas été boiteux, il n’aurait pas écrit Don Juan, cette vengeance d’un esprit perverti par l’orgueil souffrant contre ceux qui marchent droit. Le malheur est souvent méchant, et cette méchanceté est la seule excusable ; le cœur comprimé par une souffrance se dilate rarement pour aimer les hommes.
VI
Une prédisposition naturelle inclina donc Boileau à la satire.
En effet, qu’est-ce que la satire ? C’est la mauvaise humeur de l’esprit chez les hommes qui, comme Boileau ou Horace, ne font que la satire des œuvres ; c’est la mauvaise humeur de la vertu chez les hommes qui, comme Juvénal, font la satire des mœurs ; mais toujours c’est la mauvaise humeur. C’est l’explosion moqueuse ou virulente d’une âme plus sensible aux laideurs qu’aux beautés intellectuelles ou morales de l’humanité. L’enthousiasme et l’amour, ces deux seules véritables Muses divines, ne s’abaissent pas à satiriser le genre humain ; elles pleurent sur lui s’il se souille, elles lui chantent le Sursum corda , de l’espérance s’il se décourage ou s’il se dégrade. Elles croiraient se dégrader elles-mêmes si elles lui présentaient le miroir satirique de Boileau ou le miroir tragique de Juvénal pour le faire rire de ses ridicules ou pour le faire frémir de ses crimes.
La satire procède du dégoût ou de la haine, passions peu dignes d’être exprimées en vers immortels par les poètes. Voilà pourquoi nous ne plaçons, dans notre opinion personnelle, ce genre de littérature qu’à un degré inférieur dans les œuvres de l’esprit humain. Nous exceptons néanmoins de ce mépris les grandes et saintes indignations en vers de Juvénal, de Gilbert et d’un poète unique dans notre temps, Barbier. C’est lui qui, dans une iambe intitulée la Curée, a égalé Pindare en verve et dépassé Juvénal en colère, mais verve lyrique aux images de Phidias comme la Cavale, colère sainte aux accents d’airain comme l’Imprécation biblique. Ces satires-là ne sont pas de la haine ; elles sont l’amour du beau et de l’honnête poussé jusqu’à la vengeance contre le laid et le crime. Mais cette vengeance élevée ne supplicie personne ; elle est anonyme, comme le glaive exterminateur dans les mains de l’ange ; elle ne tombe pas sur des têtes, mais sur des vices.
C’est ainsi que, dans une de ces satires immortelles, Barbier flagelle le Paris de 1830 du geste et du ton dont le Dante flagellait la Florence de 1300. Ce poète, sans blesser personne, gourmande les cupides bassesses de ces foules du lendemain qui se précipitent sur tout ce qui tombe, et flétrit les faciles victoires de ces fanfarons d’après coup qui outragent tout ce qui est désarmé. Écoutez-en seulement les derniers vers ; ils rappellent, par leur fruste énergie, le poil hérissé et la gueule sanglante de ce sanglier de Calydon qu’on voit sur la place du marché de Florence :
Ainsi, quand, désertant sa bauge solitaire,Le sanglier, frappé de mort,Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,Et sous le soleil qui le mord ;Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée,Ne bougeant plus en ses liens,Il meurt, et que la trompe a sonné la curéeÀ toute la meute des chiens ;Toute la meute, alors, comme une vague immense,Bondit ; alors chaque mâtinHurle en signe de joie, et prépare d’avanceSes larges crocs pour le festin.Et puis vient la cohue, et les abois férocesRoulent de vallons en vallons ;Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses,Tout s’élance, et tout crie : Allons !Quand le sanglier tombe et roule sur l’arène,Allons ! allons ! les chiens sont rois !Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine,Nos coups de dents et nos abois.Allons ! nous n’avons plus de valet qui nous fouailleEt qui se pende à notre cou ;Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille,Et gorgeons-nous tout notre soûl !Et tous, comme ouvriers que l’on met à la tâche,Fouillent ces flancs à plein museau,Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche,Car chacun en veut un morceau ;Car il faut au chenil que chacun d’eux revienneAvec un os demi rongé,Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,Jalouse et le poil allongé,Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne,Son os dans les dents arrêté,Et lui crie, en jetant son quartier de charogne :« Voici ma part de royauté ! »1830.
De telles satires sont des coups de foudre, et non des coups de lanières. Cela ne blesse pas, cela écrase.
Les autres sont un supplice personnel infligé, comme disent les satiristes, par le fouet de la satire à des hommes dont ce fouet déchire la peau. Eh bien ! quelle que soit la justice de ce supplice, nous ne pouvons ni approuver ni excuser ceux qui se donnent la mission de l’infliger au ridicule et même au crime de leur temps. On m’apportait, il y a peu d’années, en Italie, une de ces œuvres de colère légitime qui stigmatisent eu vers terribles des noms d’hommes vivants et qui font saigner éternellement les coups de verge ou les coups de poignard de la plume. Comme j’exprimais par ma physionomie ma répulsion involontaire pour ces œuvres de colère, quelqu’un me dit : « À quoi pensez-vous ? Ne faut-il pas que justice soit faite de toutes ces iniquités ? Ne faut-il pas que toutes les mauvaises fortunes aient leur Némésis ? » — « Oui », répondis-je, « dans les sociétés d’hommes un exécuteur est nécessaire à la justice ; il faut un bourreau, peut-être, quoique je n’en sois pas parfaitement convaincu, mais il ne faut pas être le bourreau. »
Le satiriste sanglant est le bourreau des renommées ; il jette au charnier les noms dépecés de ses ennemis littéraires ou de ses ennemis politiques. Ce n’est pas le métier des immortels. Ce sont là de ces gloires dont on se repent ; il faut se les refuser, sinon par respect pour ses ennemis, du moins par respect pour soi-même.
Prise dans une acception plus vulgaire, la satire n’est qu’une épigramme prolongée. Une épigramme est un coup d’épingle à une vie, à un ridicule ou à un homme. Quand elle s’adresse à un homme, ce n’est pas grand-chose qu’une épigramme ; c’est une goutte de fiel dans un verre d’eau pour rendre le breuvage de la raillerie amer à celui qu’on force à le boire. Mais une satire littéraire, c’est-à-dire une épigramme délayée en deux cents vers, c’est un torrent de fiel dans lequel on s’efforce de noyer un nom. La masse de l’épigramme n’en corrige pas l’intention ; c’est toujours de la haine, de la haine qui rit au lieu de la haine qui tue, mais enfin de la haine ; si on ne veut pas tuer, on veut blesser. Le principe de la satire ou de l’épigramme est mauvais, et ses résultats sont cruels. Voilà pourquoi nous n’encourageons jamais les poètes à cet exercice haineux de leur génie. On y recueille ce qu’on a semé : on y sème des larmes, on y recueille des larmes ; mais celles qu’on répand sont plus amères que celles que l’on a fait répandre.
VII
Les modèles de Boileau, ceux qui tentèrent son génie essentiellement imitateur, furent évidemment Horace et Juvénal, les deux satiristes romains. Il ne devait jamais égaler dans ce genre ni la grâce à peine maligne du doux, et voluptueux Horace, ni l’âpre énergie de Juvénal. La satire d’Horace est un badinage ; la satire de Juvénal est une tragédie.
Le premier, assis à table entre Auguste, qu’il flatte, et Virgile, qu’il aime, amuse le festin par quelques railleries décentes en vers contre les mauvais poètes de Rome ; un autre jour, couché à l’ombre des chênes verts de sa petite maison de Tibur (aujourd’hui remplacée par un gracieux ermitage de capucins), au bruit et à la poussière humide des cascatelles de l’Anio, dans lesquelles ses esclaves font rafraîchir son vin de Cadès ou de Cécube, il écrit à quelques amis de Rome une épître familière où ses vers bondissent et coulent comme les filets d’écume de l’Anio sur la mousse. Si une légère ironie ou si une épigramme inoffensive contre quelque ennuyeux récitateur de vers lourds de Rome s’y glisse à son insu, il ne court pas après pour la retenir, il la laisse rouler comme un caillou poli dans le lit de la cascade ou comme un flocon d’écume sur l’eau transparente. On n’y sent pas la haine, mais la confidence et la négligence d’un esprit souriant dans sa bonté.
Boileau ne pouvait pas plus malheureusement choisir son modèle que dans Horace, l’Hafiz de l’Occident, le Saint-Évremond de Rome, le Voltaire de la poésie fugitive ; Boileau, l’habile aligneur de vers travaillés au marteau et à la lime, le calqueur patient des choses incalquables de l’antiquité, le janséniste de la religion comme du style, dont toutes les grâces et tous les amours n’étaient que des contrefaçons de légèretés lourdes et de voluptés pénibles, par un érudit !
VIII
Quant à Juvénal, c’est autre chose. Boileau aurait pu l’imiter complétement et lui dérober le stylet sanglant de la satire politique : il avait pour cela assez d’âcreté dans la bile et de dégoût de l’humanité ; mais la satire politique était impossible à un poète qui ne voulait pas jouer sa tête contre un beau vers sous Louis XIV. Elle est impossible sous la monarchie. Si on l’écrit dans le sens du monarque et contre ses ennemis, elle est une lâcheté, et un homme de talent, quelque courtisan qu’il soit, rougit de la commettre. Si on l’écrit contre ce qui tient le glaive, roi ou peuple, elle est un danger de mort, et on dévoue sa tête au licteur ou le sang de ses veines au suicide. Voyez Chénier. On ne pouvait donc écrire sous Louis XIV que des satires tout à fait insipides et insignifiantes contre les embarras des rues de Paris, contre un mauvais cuisinier comme Mignot, contre un mauvais rimeur comme Chapelain, contre un mauvais traducteur comme l’abbé Cottin, tristes thèmes pour un vrai génie satirique.
IX
Il y avait loin de là à ce Juvénal écrivant dans des intervalles de liberté sans frein, entre deux proscriptions ou entre deux tyrannies, pendant l’écroulement de Néron ou pendant l’interrègne de Domitien. Et écrivant où ? au fond d’une solitude de Libye dans laquelle il avait été relégué pour expier un vers contre le pantomime Pâris, favori de l’empereur !
Si Boileau n’avait ni l’âme, ni le temps convenable pour égaler Juvénal, on voit par ses beaux vers sur ce poète qu’il avait la corde de l’indignation aussi sonore que celle du Romain :
Juvénal, élevé dans les cris de l’école,Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.Ses ouvrages, tout pleins d’affreuses vérités,Étincellent pourtant de sublimes beautés :Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée,Il brise de Séjan la statue adorée ;Soit qu’il fasse au conseil courir les sénateurs,D’un tyran soupçonneux pâles adulateurs ;Ou que, poussant à bout la luxure latine,Aux portefaix de Rome il vende Messaline !
Juvénal était le Caton d’Utique des poètes ; Boileau pouvait bien admirer ce beau rôle, cette protestation héroïque contre la servitude et contre la corruption de Rome, mais il n’aspirait point à l’imiter. Il préférait le rôle d’adulateur décent d’un autre Auguste et d’ami d’un autre Mécène.
Il faut être juste envers lui ; il n’y avait, depuis le cardinal de Richelieu, ni Tibère, ni Séjan, ni Néron à supplicier poétiquement en France ; il n’y avait pas même lieu à ces orgies de style, dans le tableau des mœurs, dont Juvénal salit effrontément ses pages ; peintures plus hideuses du vice que le vice lui-même ! D’ailleurs la chasteté du langage heureusement introduit dans l’histoire et dans la poésie par une religion plus pudique, défendait à Boileau ces nudités de la chair, scandales de l’esprit comme des yeux. Le christianisme avait jeté un voile sur ces nudités. On s’étonne qu’aucun peuple civilisé ait pu supporter les cynismes de style de ce Juvénal. Ce n’étaient pas seulement les hyperboles, comme les appelle son imitateur, c’étaient les impudicités et les égouts de la langue.
À cela près, Juvénal, soit dans l’imprécation contre les vices, soit dans la peinture des vertus pures et douces qui font contraste aux horreurs de ces vices, était véritablement un écrivain de premier ordre dans la force comme dans la grâce. Il a même des sensibilités qu’on ne rencontre jamais dans le satiriste français, telles, par exemple, que ce tableau des mélancolies et des isolements de la vieillesse dans la dixième satire.
« Lors même », dit-il dans ces beaux vers que Virgile n’aurait pas désavoués, « lors même que notre intelligence conserverait, dans l’âge avancé, toute la vigueur de l’âme, ne faut-il pas, hélas ! mener les funérailles de ses enfants ? contempler le bûcher qui consume les dépouilles d’une épouse longtemps aimée, ou celles d’un frère ? ou porter dans ses mains des urnes pleines des cendres de nos sœurs ? Cette douleur a été réservée à ceux qui vivent longtemps, que leur foyer, sans cesse décimé par de nouveaux trépas, condamne à vieillir dans une perpétuelle tristesse et sous des noirs vêtements de deuil ! Le roi de Pylos, le vieux Nestor, si l’on en doit croire Homère, atteignit les années de la corneille dans une constance de félicité sans éclipse, heureux, selon le vulgaire, d’avoir ajourné la mort pendant tant de révolutions des jours, et d’avoir bu si souvent le jus nouveau du raisin qui coule du pressoir aux vendanges. Mais attendez un peu, et écoutez avec quelle amertume il accuse les lois du Destin et la lenteur des Parques à couper la trame de sa vie, quand il voit la chevelure de son cher Archiloque pétiller sous la flamme du bûcher funèbre !… Car il s’adresse à tous ses proches qui l’entourent et leur demande par quel crime il a mérité du sort le supplice d’une vie si prolongée. Ainsi Pélée, quand il pleurait son fils Achille enlevé à sa tendresse… Si, avant la subversion de sa ville de Troie, Priam fût descendu chez les ombres, Hector, son fils, aurait porté sur ses épaules et sur celles de ses autres frères le corps vénéré de son père, à travers les Troyennes gémissantes, dont les filles du vieillard, Cassandre et Polyxène, les vêtements déchirés, auraient commencé les sanglots funèbres ! Hélas ! que lui servirent ses longs jours ? Il vit tout crouler autour de lui, et l’Asie renversée par le fer et par le feu. Alors, guerrier débile et chancelant, il dépose sa couronne pour prendre ses armes impuissantes, et succombe au pied de l’autel de Jupiter, tel qu’un bœuf vieilli qui tend à la hache de son maître un cou mince et décharné par le travail, pauvre animal devenu maintenant importun à son maître ingrat ! »
« Ab ingrato jam fastiditus aratro ! »
De tels vers sont bien supérieurs au style de la satire, et ils illustreraient les plus pathétiques épopées. Nous n’en trouverons pas de semblables dans le satiriste français.
Quelques aspirations touchantes aux délices simples de la vie des champs n’attestent pas moins, dans Juvénal, une âme altérée de la nature et de la retraite si chères aux poètes.
« Si tu pouvais t’arracher aux spectacles du Cirque », dit-il à son interlocuteur imaginaire, « tu pourrais te construire à Sora ou à Frosinone une maison convenable, à moindre prix que tu ne payes à Rome le loyer d’un réduit ténébreux ; là tu aurais à toi un petit jardin, un puits peu profond, dont l’eau, tirée sans roue et sans corde, désaltérerait d’une facile ondée tes plantes naissantes et tendres. Vis là, amant de la bêche fourchue et possesseur d’un jardin cultivé de tes propres mains, dont les légumes puissent suffire au repas frugal de cent disciples de Pythagore ! En quelque site, en quelque désert qu’il soit situé, c’est quelque chose de délicieux que de s’être fait le possesseur d’une habitation champêtre. »
Et ailleurs : « Un enfant rustique, sans autre parure que le vêtement nécessaire pour le préserver du froid, nous servira, dans des plats d’argile, des mets achetés au prix de peu de pièces de cuivre. Tu ne verras aucun de mes esclaves venu de Phrygie ou de Lycie à Rome. Tout ce que tu auras à leur demander, demande-le-leur simplement en latin. Ils sont tous vêtus uniformément, les cheveux coupés court, droits et peignés seulement avec soin aujourd’hui par respect pour mes convives. L’un est le fils de mon rude berger, l’autre de mon bouvier. Celui-ci soupire après sa mère, qu’il n’a pas revue depuis trop longtemps ; triste, il regrette sa pauvre cabane et ses chameaux familiers. Il te versera du vin pressuré sur les montagnes où il est né et sur le penchant desquelles il folâtrait naguère, car le vin et celui qui le verse ont tous les deux la même patrie ? »
Et ailleurs encore : « Une si petite terre nourrissait autrefois le père et toute la foule domestique de son domaine, au milieu de laquelle
une épouse enceinte, assise sur le seuil, et quatre enfants, l’un fils de l’esclave, les trois autres du maître. Mais, après le repas des maîtres, un repas plus abondant attendait les frères aînés au retour de la vigne ou du sillon ; la bouillie fumait pour eux dans les vastes chaudières de cuivre. Ô mes enfants ! ne demandons à la charrue que le pain qui suffit à notre table. Vivez contents de ces cabanes et de ces collines agrestes ! Celui-là ne fera rien de déshonnête qui ne rougit pas d’affronter les glaces avec des guêtres montant jusqu’aux genoux, et de braver la bise en retournant le poil de son manteau sur ses membres réchauffés. »
X
Nous nous sommes laissé entraîner au charme de ces citations. On ne trouve rien de semblable dans la satire française. On ignore la patrie et la profession natale de Juvénal ; mais à de tels vers, à des retours si complaisants vers la simplicité et vers la frugalité de la vie rustique, on peut croire qu’il était, comme Virgile, un enfant de la glèbe, et que les agrestes images de la campagne italique obsédaient sa belle imagination au milieu des sordidités de Rome. Un grand amour des choses honnêtes éclate partout dans ses dégoûts même les plus scandaleux d’expression contre le vice.
XI
Boileau n’avait rien d’une telle origine ; c’était un fils du pavé d’une grande ville ; il était né dans cette sombre cour du Palais, au bruit de la chicane, d’un père greffier ; l’école avait été sa seule nourrice.
Voltaire, ce Boileau transcendant, ce Boileau qui donna au bon sens et au bon goût français des ailes plus vastes, plus hautes et plus légères, reconnaissait tout ce qu’il devait à son maître. Né comme lui et peu de temps après lui dans le même quartier de Paris et presque dans les mêmes conditions de famille, voici comment il en parle à près de quatre-vingts ans, dans un de ses plus gracieux accès de verve :
Boileau, correct auteur de solides écrits,Zoïle de Quinault et flatteur de Louis,Mais oracle du goût dans cet art difficileOù s’égayait Horace, où travaillait Virgile,Dans la cour du Palais je naquis ton voisin ;De ton siècle éclatant mes yeux virent la fin :Siècle de grands talents bien plus que de lumière.Dont Corneille en bronchant sut ouvrir la carrière.Je vis le jardinier de ta maison d’Auteuil,Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil.Chez ton neveu Dongois je passai mon enfance,Bon bourgeois, qui se crut un homme d’importance.Je veux écrire un mot sur tes sots ennemis,À l’hôtel Rambouillet contre toi réunis,Qui voulaient, pour loyer de tes rimes sincères,Couronné de lauriers t’envoyer aux galères ;Ces petits beaux esprits craignaient la vérité,Et du sel de tes vers la piquante âcreté.Louis avait du goût, Louis aimait la gloire ;Il voulut que ta muse assurât sa mémoire,Et, satirique heureux, par ton prince avoué,Tu pus censurer tout, pourvu qu’il fût loué !………………………………………………………………………………………………………………Et moi je fais trembler dans mes derniers momentsEt les pédants jaloux, et les petits tyrans.J’ose agir sans rien craindre, ainsi que j’ose écrire ;Je fais le bien que j’aime, et voilà ma satire !Nous nous verrons, Boileau ! tu me présenterasChapelain, Scudéry, Perrin, Pradon, Coras.Mais je veux avec toi baiser dans l’ÉlyséeLa main qui nous peignit l’épouse de Thésée.Tandis que j’ai vécu, l’on m’a vu hautementAux badauds effarés dire mon sentiment ;Je veux le dire encor dans les royaumes sombres :S’ils ont des préjugés j’en guérirai les ombres !À table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,M’enivrant du nectar qu’on boit dans ce beau lieu,Secondé de Ninon, dont je fus légataire.J’adoucirai les traits de ton humeur austère.Partons ! dépêche-toi, curé de mon hameau ;Viens de ton eau bénite asperger mon caveau !
On sent plus, dans ces vers du premier disciple de Boileau, la sautillante inspiration d’Horace que le pas grave et lourd de Boileau lui-même ; mais on voit que Voltaire ne craignait pas plus que nous de confesser une sérieuse estime pour les services littéraires de celui qu’il nomme l’oracle du goût, dans un temps où le génie français était né avec Corneille, et où il allait périr, sans Boileau, dans les mignardises italiennes ou dans les rodomontades espagnoles de l’hôtel de Rambouillet.
XII
Nous ne raconterons pas la vie de Boileau.
Boileau d’ailleurs n’eut point de vie, car il n’eut ni aventures ni passions. La vie des poètes est dans leur cœur ; celui-là n’avait que de l’esprit. Toute sa vie est dans son bon sens. Il l’avait reçu de la nature, inné, incorruptible, inflexible. Les études sévères, seule consolation des infirmités précoces qui attristèrent son enfance et sa jeunesse, avaient appliqué en lui ce bon sens au bon goût dans les lettres. Quinzième enfant d’un père greffier du parlement, privé de bonne heure des soins et de l’affection de sa mère, opéré de la pierre à douze ans, nourri dans les collèges, ce dur et froid noviciat des enfants sevrés de leurs familles, jeté ensuite contre son gré dans des études de théologie et de jurisprudence dont les arguties lui répugnèrent, possesseur d’une petite fortune suffisant à la modestie de ses désirs après la mort d’un père laborieux ; sans ambition, sans intrigue, sans chaleur dans l’âme, mais non sans amitié ; amateur de tout ce qu’on appelle vertu par probité naturelle d’esprit et par ce penchant honnête qui est le bon goût de l’âme, il prit contre son siècle la plume de Caton le Censeur, et il écrivit des satires pour réformer le mauvais goût, comme, dans une autre fortune, il aurait pris la hache des licteurs pour réformer les mauvaises mœurs de sa patrie.
Il ne regarda de la vie que les livres ; il s’attira de bonne heure la haine des mauvais écrivains, l’amitié des illustres. Il fut recherché de la cour sans s’y livrer ; il honora dans Louis XIV l’autorité souveraine et la majesté du règne sans flatter dans le roi d’autre faiblesse que celle de la gloire. Il ne fut point courtisan comme Racine ; il fut plus immaculé de complaisance que Bossuet, plus pur de tout manége que Fénelon, plus noblement désintéressé que Corneille, aussi dégagé d’orgueil et d’envie que Molière, exemple accompli du parfait honnête homme dans sa vie publique comme dans sa vie privée.
Retiré souvent dans sa petite maison de campagne d’Auteuil, dont il avait fait son Lucretile à l’exemple d’Horace, il y cultivait à la fois ses plantes et ses livres ; il y recevait, pendant l’été, à sa table frugale, mais décente, tout ce que la France possédait d’hommes vénérés par la vertu, illustres par le génie. On ferait son histoire par ses amitiés ; elles étaient toutes pures, grandes ou glorieuses. Il vieillit ainsi jusqu’aux limites assignées par la nature aux plus longues vies, et mourut avec fermeté, comme il convient à un homme qui a beaucoup pensé au néant pompeux des choses humaines et à la grandeur des espérances au-delà du tombeau.
Voilà Boileau comme homme ; voyons Boileau comme écrivain.
XIII
Comme écrivain, selon nous, son plus grand mérite fut d’avoir été l’homme nécessaire au moment où il apparut dans notre littérature. Cette littérature courait à sa perte en se dénationalisant trop sur les pas des imitateurs du style italien et du style espagnol. Il lui fallait un vigoureux coup de férule sur les mains qui tenaient la plume depuis Ronsard. Sans doute Ronsard était mille fois plus poète que Boileau ; il y avait, dans ce gentilhomme de cour et d’épée, du Tasse, du Pétrarque, de l’Arioste, presque du Pindare ; il y avait aussi de l’Horace. Il y avait de plus une certaine grâce juvénile et gauloise qui charmait l’esprit sans doute, mais qui tendait trop à faire tomber la langue et la littérature dans une seconde enfance. Cette seconde enfance, qui n’a pas l’inexpérience et la naïveté vraie de la première, pouvait faire dégénérer l’esprit français en afféterie, en mignardise, en jeu d’esprit, toutes choses indignes d’une grande langue et d’un grand peuple.
XIV
À côté de l’école de Ronsard, qui triomphait à l’hôtel de Rambouillet, et en opposition avec elle, il s’était formé une école pédantesque, pénible, lourde, gauche, inhabilement imitatrice, mais très orgueilleuse et très puissante, dont Pradon, Chapelain et d’autres écrivains estimables, mais sans génie, étaient les soleils, selon l’expression de Boileau ; école littéraire qui s’était emparée par la prétention, par la camaraderie et par la suffisance, de la cour, des salons, de ce qu’on appelait alors les ruelles, et surtout des faveurs lucratives du gouvernement.
Cette coterie littéraire, toute-puissante et comme inviolable dans l’opinion, rappelait assez l’école dogmatique qui a prévalu depuis trente ans parmi nous en politique et même en littérature, par une volonté tenace et bien disciplinée plus que par une véritable supériorité de génie. Les Pradon et les Chapelain obstruaient la voie aux Corneille, aux Racine, aux Molière, aux Bossuet, aux Fénelon, véritables grandeurs de la nature, éclipsées ou ajournées par ces fausses grandeurs d’engouement. La littérature française, entre leurs mains, allait mourir d’ennui avant d’être née.
C’est contre ces faux grands hommes que Boileau osa ouvrir une campagne de critique âpre, mais courageuse, qui n’était ni sans danger ni sans gloire dans un jeune homme qui n’avait d’autre appui que sa passion pour le vrai. Mais, en tacticien habile, ce jeune homme commença, pour assurer sa position, par désintéresser l’amour-propre du roi de cette querelle entre les écrivains de son règne, et par payer largement à Louis XIV le tribut de gloire ou de vanité que ce prince levait avant tout sur les génies de son siècle.
XV
C’est évidemment à cette tactique, presque légitime dans un jeune poète sans patrons, que l’on doit attribuer les éloges réitérés de Boileau au maître des lettres comme des armes ; car on ne voit dans le reste de la vie de cet homme austère aucune autre trace de bassesse et aucun penchant inné à la flatterie. S’il y en a dans ses épîtres à Louis XIV, c’est que ce roi était placé dans l’esprit de ses courtisans hors la loi mortelle et par ses poètes hors de la vérité. Le censeur de son siècle débuta donc par une épître au roi. Cette épître était déjà une satire. Les vers à deux visages louaient le roi d’un côté, mordaient de l’autre les adulateurs ordinaires du prince.
Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesseN’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse,Mais qui, seul, sans ministre, à l’exemple des dieux,Soutiens tout par toi-même et vois tout par tes yeux,Grand roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence,J’ai demeuré pour toi dans un humble silence,Ce n’est pas que mon cœur vainement suspenduBalance pour t’offrir un encens qui t’est dû ;Mais je sais peu louer…
Je mesure mon vol à mon faible génie,Plus sage en mon respect que ces hardis mortelsQui d’un indigne encens profanent tes autels,Qui, dans ce champ d’honneur où le gain les amène,Osent chanter ton nom sans force et sans haleine,Et qui vont tous les jours d’une importune voixT’ennuyer du récit de tes propres exploits.………………………………………………………
C’est à leurs doctes mains, si l’on veut les en croire,Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;Et ton nom, du Midi jusqu’à l’Ourse vanté,Ne devra qu’à leurs vers son immortalité.Ah ! plutôt, sans ce nom, dont la vive lumièreDonne un lustre éclatant à leur veine grossière,Ils verraient leurs écrits, honte de l’univers,Pourrir dans la poussière à la merci des vers !Pour chanter un Auguste il faut être un Virgile.
Toute la fin de cette épître est écrite avec la vigueur du style cornélien, avec la limpidité du style racinien, avec la propriété acérée du style de Molière. Boileau entremêle si habilement et si indissolublement les louanges du roi aux mépris contre les mauvais écrivains que l’enthousiasme emporte avec lui l’épigramme, et qu’il est impossible de supprimer une invective contre les poètes de cour sans supprimer dans le même vers une magnifique apothéose du roi. Ce début, qui caressa délicieusement les oreilles de Louis XIV, valut du premier coup à Boileau l’amnistie de la cour sur tout ce qu’il pourrait écrire contre les rimeurs en crédit du temps. Il eut le privilège de ses satires. Louis XIV sentit qu’il fallait tout accorder à un jeune poète qui se montrait si supérieur à ses rivaux, et qui dispensait d’une main si magistrale le dédain au mauvais goût, la gloire au grand règne.
Ajoutons que, dans cette même épître et toujours depuis, Boileau, capable de mépris, mais incapable d’envie, séparait Corneille, Racine, Molière, de la tourbe des écrivains mercenaires, et s’honorait de son admiration pour ces grands hommes comme de leur amitié pour lui. C’est là ce qui distingue le satiriste du libelliste, l’homme de goût du vil envieux.
XVI
Les qualités véritablement antiques du style de Boileau, qualités neuves à force d’être antiques, apparurent ainsi dès ses premiers vers. Vérité, clarté, propriété, sobriété saine, sens spirituel et juste dans une image naturelle et proportionnée au sens, harmonie des vers sans mollesse, brièveté de la phrase poétique qui ajoute à sa vigueur, trait inattendu qui frappe avant d’avoir averti, peu d’élan, mais une marche vive et sûre qui va droit au but et qui ne trébuche jamais ; en un mot toutes les qualités, non d’un grand poète, mais d’un grand manieur de la langue poétique, voilà ce qui distingua à l’instant ce jeune homme et qui donna à sa jeunesse l’autorité d’un âge avancé.
On crut que l’Horace latin de l’Art poétique, des Épîtres et des Satires, s’était incarné de nouveau à Paris pour châtier les lettres et pour amuser un autre Auguste : on se trompait. Le lyrisme et la grâce, le molle et facetum , manquaient à la ressemblance, mais le goût, l’esprit et la langue étaient à l’unisson dans les deux poètes. Il y avait plus d’analogie avec Juvénal ; mais, s’il tombait moins bas, le satiriste français s’élevait moins haut que le latin. Il avait de plus le mérite de ne jamais faire rougir ni la pudeur du front, ni la pudeur de l’esprit, et de conserver toujours, même dans ses débordements de verve et de fiel, cette pudicité des mots qui est la délicatesse du goût, comme la décence des actes est la délicatesse du cœur. Il ne donnait point au français, comme son prédécesseur Régnier, l’effronterie du latin. On sentait qu’il parlait dans une langue vêtue et chaste, qui s’offense des nudités du style comme d’une profanation des yeux.
XVII
La première de ses satires, qui suivit son Épître au Roi, n’est qu’une déclamation un peu vague, calquée d’Horace et de Juvénal et appliquée aux mœurs générales du temps. Beaucoup de vers en sont devenus proverbes ; mais les proverbes, qui sont des images dans l’Orient, ne sont que des maximes en Occident. On peut être proverbial chez nous sans être poétique. C’est le don de Boileau, de Molière, de Voltaire, les plus spirituels des écrivains en vers, mais les moins véritablement poètes. L’esprit suffit pour faire un proverbe ; l’imagination et l’enthousiasme sont nécessaires pour écrire un vers de sentiment.
J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon,
n’est qu’un mot cruel rédigé en douze pieds. La malignité de Boileau, qui ne rougit pas dans cette satire d’attaquer les mauvais poètes jusque dans leur mauvaise fortune, lui fera reprocher éternellement cette insulte à l’indigence, restée proverbiale aussi, mais proverbiale contre son cœur :
Tandis que Colletet, crotté jusqu’à l’échine,S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Ce n’était pas ainsi que Juvénal, son maître, parlait des indigences et des labeurs de l’esprit ; dans ses plus mordantes invectives contre les fautes du talent, il laissait tomber une larme chaude sur les iniquités de la fortune. « Il est beau, il est légitime, s’écriait-il en deux vers pieux, de gagner le salaire de son génie par le travail de l’intelligence. »
Boileau, dans ses vers, était d’autant plus inexcusable que déjà il recevait du roi une pension pour ses louanges précoces, et que son aisance poétique n’était pas encore le prix du travail, mais le salaire de la flatterie.
La seconde satire est adressée à Molière :
Rare et fameux esprit, dont la fertile veineIgnore en écrivant le travail et la peine,Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,Et qui sait à quel coin se frappent les bons vers !
Cette satire n’est qu’une charmante et piquante plaisanterie, pleine de ce qu’on appelait alors le sel attique ou la sève grecque, sur les difficultés de la rime dans le mètre français. Il cite à Molière, pour exemple de ces contradictions de la rime et du sens, une foule de circonstances où, cherchant à trouver le nom d’un homme de génie, la rime lui présente au bout du vers le nom d’un plat ou ridicule écrivain. Cette litanie de la sottise est entremêlée cependant de vers plus poétiques qu’épigrammatiques, dans lesquels on aime à retrouver quelques aspirations nonchalantes d’Horace à la paix et à l’obscurité des champs. Nous les citons, car de tels vers sont trop rares dans Boileau. Ils délassent de la méchanceté par le charme, ils détendent l’esprit, comme un air de flûte au milieu d’un aigre concert d’instruments aigus.
Ah ! maudit soit celui dont la verve insenséeDans les bornes d’un vers enferma la pensée,Et, donnant à l’esprit une étroite prison,Voulut avec la rime enchaîner la raison !Sans ce métier, fatal au repos de ma vie,Mes jours pleins de loisirs couleraient sans envie ;Mon cœur, exempt de soins, libre de passion,Sait donner une borne à mon ambition.Évitant des grandeurs la présence importune,Je ne vais point au Louvre adorer la fortune.
La satire sur le repas, presque entièrement imitée de Juvénal, ne se relève qu’à la fin par une salve d’épigrammes ironiques qui jaillissent comme la mousse d’un vin de dessert sur tous les noms des ennemis de Boileau.
Plusieurs ne sont que des discours en vers sur des généralités de morale, heureusement rimées, mais infiniment au-dessous des discours en vers de Voltaire, un des chefs-d’œuvre de cet esprit universel. Celle sur la noblesse est une imprécation contre les inégalités de rang qui préludait de bien loin à la révolution française et que Louis XIV autorisait parce qu’il ne comprenait d’inégalité que pour le trône. À peine imprimerait-on de telles maximes de démocratie aujourd’hui. Boileau, Molière et Fénelon sapaient en pleine cour l’institution qui peuple les cours.
Que maudit soit le jour où cette vanitéVint ici de nos mœurs souiller la pureté !Dans les temps bien heureux du monde en son enfance,Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence,Chacun vivait content et sous d’égales lois ;Le mérite y faisait la noblesse et les rois,Et, sans chercher l’appui d’une naissance illustre,Un héros de soi-même empruntait tout son lustre ;Mais enfin par le temps le mérite aviliVit l’honneur en roture et le vice ennobli,Et l’orgueil, d’un faux titre appuyant sa faiblesse,Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
La satire sur les embarras des rues de Paris n’est qu’une boutade sans originalité, sans grâce et sans sel. Celle qui suit commence par de très beaux vers sur le métier du satiriste :
Muse, changeons de style et quittons la satire ;C’est un méchant métier que celui de médire ;À l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.Le poète aveuglé d’une telle manieEn courant à l’honneur trouve l’ignominie,Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,A coûté bien souvent des larmes à l’auteur.
Celle sur l’avarice, à travers des banalités mesquines, a des accents de génie romain dans la bouche de Caton ou de Sénèque. La morale y est éloquente comme le drame. Ces vers, traduits de Perse, ne le cèdent pas au latin le plus ferme.
Le sommeil sur mes yeux commence à s’épancher.Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher !— Eh ! laisse-moi ! — Debout ! — Un moment ! — Tu répliques !— À peine le soleil fait ouvrir les boutiques.— N’importe, lève-toi ! — Pourquoi faire, après tout ?— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.— Mais j’ai des biens en foule et je puis m’en passer !— On n’en peut trop avoir, et pour en amasserIl ne faut épargner ni crime ni parjure,Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure,Avoir plus de trésors que n’en perdit Galet,N’avoir dans sa maison ni meubles ni valet,Parmi des tas de blé vivre de seigle et d’orge,De peur de perdre un liard souffrir qu’on vous égorge.— Et pourquoi cette épargne enfin ? — L’ignores-tu ?Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,Profitant d’un trésor en tes mains inutile,De son train quelque jour embarrasse la ville !— Que faire ? — Il faut partir ; les matelots sont prêts !
Pour quiconque a reçu le sens du style et du vers, ce dialogue égale Boileau aux plus grands artisans de la langue. Ici même ce n’est plus un artisan de la langue, c’est un poète véritable. La verve latine enivre sa diction un peu froide.
Que faire ? — Il faut partir ; les matelots sont prêts !…
est une image interrompue qui emporte l’avare et le lecteur jusqu’aux extrémités de l’Océan, à la fortune ou à la mort.
La satire qu’il adresse ironiquement à son esprit, pour le gourmander sur sa manie de médire, est l’apogée de son talent de critique. Elle étincelle comme le fer chaud sous le marteau de forge, et chaque étincelle brûle le nom d’un de ses ennemis ; mais elle est sans pitié et souvent sans justice. Ces beautés sont des crimes d’esprit qu’on ne peut admirer qu’en les déplorant, crimes brillants, mais inutiles, même au bon goût qu’ils prétendent venger ; car le temps suffit seul à éteindre toutes ces fausses gloires. Guarda e passa ! Regarde et passe, est le seul mot à dire en passant ainsi en revue toutes les médiocrités et tous les engouements d’un siècle.
La dixième, contre les femmes, est une déclamation d’écolier qui ne mérite pas d’être lue. Il n’appartenait pas à un poète sans passion de parler des femmes. Le seul juste jugement des femmes, c’est l’amour ; qui ne les adore pas ne les connaît pas. Il me semble entendre un buveur d’eau parler de l’ivresse. Si on les juge par les vertus naturelles de leur sexe, on les divinise ; si on les juge par les vices d’un très petit nombre d’entre elles, on les calomnie et on les profane. Les vrais poètes, comme les vrais héros, se reconnaissent à l’adoration qu’ils ont pour elles. Homère, Dante, Pétrarque, Milton, Racine, Byron ont tous donné à leurs poésies des noms de femmes. Andromaque, Béatrice, Laure, l’épouse et les filles de l’Homère anglais, les héroïnes innomées de l’auteur de Lara, célèbres sous les noms de Médora ou de Gulnare, sont toutes des déifications de ce sexe outragé par Boileau. C’est une page à déchirer de ce livre où manquera éternellement la page du cœur. Ce crime contre l’amour porta malheur aux autres satires de Boileau. Dépourvu, dans celles sur l’honneur et sur l’équivoque, de l’appui des anciens, qui n’avaient pas pu toucher à ces sujets tout modernes, il se traîna lourdement dans des banalités sans traces. Sa prose, péniblement rimée, n’eut rien du vers que son uniformité et sa monotonie.
XVIII
De l’aveu de tous les critiques, il se releva dans ses épîtres, non jamais à la grâce, mais à la perfection de sens et de versification de son modèle, Horace. L’épître, sorte de lettre plus ou moins familière en vers, laisse bien plus de liberté et de souplesse au style. C’est un instrument poétique qui a toutes les notes graves ou douces du clavier. On peut y être familier sans être vulgaire, on peut s’y montrer ingénieux sans être méchant.
À l’exception de celles de Voltaire, nous n’avons rien dans la langue française d’aussi parfait dans le style tempéré que les belles épîtres de Boileau ; quelquefois même elles s’élèvent au sublime contemplatif ou descriptif, comme dans l’épître sur le passage du Rhin par l’armée de Louis XIV, ou comme dans l’épître vengeresse adressée à Racine, méconnu par son siècle et attendu par la postérité. Elles sont le fruit plus mûr de ses années. L’âge lui apportait, comme à Voltaire, ce qu’il emporte souvent aux esprits sans longévité, la flexibilité assouplie et l’habile négligence, ces grâces du génie au repos.
La première, au Roi, a des accents dignes de Virgile parlant la philosophie de Sénèque :
………………… En vain aux conquérantsL’erreur parmi les rois donne les premiers rangs ;Entre les vrais héros ce sont les plus vulgaires ;Chaque siècle est fécond en heureux téméraires,Chaque climat produit ces favoris de Mars :La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars !Combien n’a-t-on pas vu des fanges MéotidesSortir ces conquérants, Goths, Vandales, Gépides ?Mais un roi vraiment roi, qui, juste en ses projets,Sache en un calme heureux maintenir ses sujets,Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,Il faut pour le trouver courir toute l’histoire.La terre compte peu de ces rois bienfaisants ;Le Ciel à les former se prépare longtemps.Tel fut cet empereur sous qui Rome adoréeVit renaître les jours de Saturne et de Rhée,Qui rendit de son joug l’univers amoureux,Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ;Qui soupirait le soir si sa main fortunéeN’avait par des bienfaits signalé sa journée.Le cours ne fut pas long d’un empire si doux !
Si on lisait ces vers admirables dans une scène de la tragédie de Britannicus, un des chefs-d’œuvre de Racine, qui pourrait distinguer entre le style poétique de Boileau et le style de Racine ? L’épître ici est égale à la tragédie, et les deux écrivains amis sont, dans des ordres de poésie différents, au même niveau de diction poétique.
L’épître badine à M. de Guilleragues étincelle de beautés d’un autre genre. Boileau vieilli aspire au repos, donne et demande la paix à ses ennemis.
J’étais plus irritable et plus guerroyant, lui dit-il,
Quand mes cheveux plus noirs ombrageaient mon visage.Maintenant que le temps a mûri mes désirs,Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,S’en va bientôt frapper à son neuvième lustre,J’aime mieux mon repos qu’une fatigue illustre.Aujourd’hui, vieux lion, je suis doux et traitable ;Je n’arme plus contre eux mes ongles émoussés :Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés.Qu’à son gré désormais la Fortune me joue ;On me verra dormir au branle de sa roue !
Y a-t-il dans La Fontaine des vers supérieurs en philosophie épicurienne ? Y en a-t-il d’aussi riches en images appropriées au sens, et d’aussi vibrants d’harmonie ? Ne sont-ce pas là des médailles de style poétique qu’on ne trouverait, en aussi grande abondance, dans aucun écrivain de tous nos siècles français ?
XIX
Boileau avait trouvé au petit village d’Auteuil, alors isolé de Paris, l’abri que tout homme sensible ou las cherche au soir de sa vie.
Les simples paysages des collines de Paris et les délicieux loisirs des champs, savourés par un esprit nonchalant, sont retracés, dans l’épître à M. de Lamoignon, comme Horace retrace les collines de Tivoli et les heures paresseuses de sa vie encaissée dans son jardin à Lucretile.
Du lieu qui me retient veux-tu voir le tableau ?C’est un petit village, ou plutôt un hameau,Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines ;La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,Qui, partageant son cours par leurs vertes barrières,D’une rivière seule y forment vingt rivières.Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,Et de noyers souvent du passant insultés.La maison du Seigneur, seule un peu plus ornée,Se présente au dehors de murs environnée.Le soleil en naissant la regarde d’abord,Et le mont la défend des outrages du nord.C’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquilleMet à profit les jours que la Parque me file.Ici, dans ce vallon qui borne mes désirs,J’achète à peu de frais de solides plaisirs :Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,J’occupe ma raison d’utiles rêveries ;Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui.
………………………………………………………Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !Que pour jamais, foulant vos prés délicieux,Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde !………………………………………………………
N’est-ce pas, dans la même langue et dans un autre esprit, la pathétique invocation de Phèdre à la fraîcheur des forêts, dans Racine :
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ?
N’est-ce pas le vers savoureux d’oubli du poète romain :
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ ?
Peut-on soutenir qu’un tel homme ne fut que le pédagogue des poètes ? Où trouvera-t-on de pareilles délices d’oreille en français ? Et ces délices étaient des prémices, il ne faut pas l’oublier.
Écoutez comme il continue dans le même style :
Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,Vit content de soi-même à l’ombre retiré !Que l’amour de ce rien qu’on nomme renomméeN’a jamais enivré d’une vaine fumée !
………………………………………………………………………………………………………………Il n’a point à subir d’affronts ni d’injustices,Et du peuple inconstant il brave les caprices.………………………………………………………
On le presse de produire encore ; il répond
………………………………………………………Cependant tout décroît, et moi-même, à qui l’âgeD’aucune ride encor n’a flétri le visage,Déjà moins plein de feu, pour animer ma voixJ’ai besoin du silence et de l’ombre des bois.Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues !
Plus loin, seul contre tous, il prend courageusement corps à corps l’injustice du siècle envers Racine, son ami ; il emprunte à l’auteur d’Athalie son style pour terrasser l’envie qui rapetissait déjà le grand tragique. Il lui rappelle l’abandon dans lequel le siècle avait laissé mourir quelques jours avant Molière.
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,Pour jamais sous sa tombe eût enfermé Molière…
on ravala sa gloire comme la tienne, lui dit-il ;
Mais sitôt que, d’un trait de ses fatales mains,La Parque l’eut rayé du nombre des humains,On reconnut le prix de sa muse éclipsée.………………………………………………………Je soulève pour toi l’équitable avenir.………………………………………………………………………………………………………………
XX
Son poème de l’Art poétique, froide et prosaïque imitation d’Horace, dont les pédants routiniers de collège prosaïsent et affadissent la mémoire des enfants, est certainement le plus faible de ses ouvrages. C’est le squelette de la poésie, décharné, décoloré, privé de vie et d’âme par un profane anatomiste de l’inspiration. C’était déjà une faute que d’écrire un tel poème ; les vers sont faits pour le chant, quelquefois pour la pensée, jamais pour la pédagogie. C’est ce prosaïsme de l’Art poétique qui a le plus diminué Boileau dans l’esprit de notre siècle ; on se venge de l’ennui qui respire dans ces préceptes rimés en oubliant les vers admirables qui parsèment les satires et les épîtres.
Deux seules grandes qualités manquent à Boileau dans ses ouvrages, la longue haleine et l’élévation. Il est court dans son vol, il rase la terre et il badine au lieu de toucher. Aussi est-il par excellence le poète des esprits ingénieux, mais médiocres, qui n’ont pas d’ailes et qui jouent terre à terre à la poésie, au lieu de se laisser emporter par elle dans son ciel ;
Musa pedestris !
poésie pédestre, qui ne bronche pas, mais qui ne dévore pas l’espace. Le manque de profondeur fut le défaut capital de Boileau comme de sa race gauloise ; ce défaut qui était celui de la littérature française jusqu’à
Corneille, Racine, Bossuet, surtout jusqu’à J.-J. Rousseau, défaut qui a fait une partie du succès si prodigieux et si mérité de Voltaire, obligé de rire jusqu’à l’indécence même pour raisonner.
XXI
C’est à ce badinage, selon nous, un peu profanateur de la poésie, que Boileau a dû sa plus grande popularité et qu’il la conserve. Nous voulons parler de son poème héroï-comique du Lutrin. Jusqu’à cette œuvre il avait été critique et modèle ; critique toujours spirituel, modèle quelquefois accompli, mais là il fut véritablement poète, toujours dans l’acception ingénieuse et tempérée du mot.
Les poètes italiens jusqu’à l’Arioste ; Tassoni, après lui, dans la Sècchia rapita, plaisanterie assez lourde et peu digne de sa renommée ; le poète anglais Pope, dans la Boucle de cheveux enlevée, hochet poétique d’une incomparable délicatesse de travail, avaient été les modèles de Boileau dans ce genre bâtard et corrompu de composition. Boileau lui-même, en autorisant par son Lutrin ce faux genre, devait servir d’excuse à La Fontaine dans ses Contes, puis servir d’exemple au poème burlesque et licencieux de Voltaire, la Pucelle d’Orléans ; et Voltaire, à son tour, devait servir d’exemple à lord Byron dans son poème moqueur et satanique de Don Juan. Ainsi la profanation de la poésie par le burlesque devait corrompre une longue série de poètes et amener, d’excès en excès, La Fontaine à l’obscénité. Voltaire au scandale, Gresset à la puérilité, Byron au sacrilège. On ne ravale pas impunément le plus beau don de Dieu, la poésie, à des trivialités ridicules. On ne boit pas le vin de l’orgie dans le calice. La corruption du genre entraîne celle de l’esprit. Le burlesque est la mascarade d’une divinité.
XXII
Nous sommes loin néanmoins d’appliquer ces sévérités à l’Arioste, le Cervantès poétique de la chevalerie errante. Il fit le Don Quichotte italien, mais un Don Quichotte héroïque et amoureux, dont chaque aventure est un délicieux poème. L’Arioste embellit tout, mais il ne profane rien. Il lâche la bride de son imagination pour qu’elle le promène, comme les conteurs arabes, dans les espaces, jamais dans la boue. Aussi la grâce, l’amour, l’héroïsme, le pathétique même, qui pleure en souriant, l’accompagnent toujours ; il enivre d’imagination, il n’attriste jamais de sacrilège. Il lui faut une place à part dans la littérature, entre ciel et terre. Quelle que soit notre estime pour l’exécution savante du poème héroï-comique de Boileau, nous ne ferons pas à l’Arioste l’offense de lui comparer son imitateur français.
On connaît le sujet du Lutrin. C’est un sujet de sacristie et de collège. Cela ne prête à rien qu’à de beaux vers malheureusement déplacés. Boileau les a prodigués dans ce badinage. Jamais on ne parodia en style plus nerveux et plus épique les beaux récits d’Homère et de Virgile, mais c’est une parodie.
Parmi les doux plaisirs d’une paix fraternelle,Paris voyait fleurir son antique chapelle ;Ses chanoines vermeils et brillants de santéS’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté.Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines,Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,Veillaient à bien dîner et laissaient en leur lieuÀ des chantres gagés le soin de louer Dieu ;Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, etc.
………………………………………………………
Dans le réduit obscur d’une alcôve enfoncée,S’élève un lit de plume à grands frais amassée ;Quatre rideaux pompeux par un double contourEn défendent l’entrée à la clarté du jour.Là, parmi les douceurs d’un tranquille silence,Règne sur le duvet une heureuse indolence ;C’est là que le prélat, muni d’un déjeuner,Dormant d’un léger somme, attendait le dîner.La jeunesse en sa fleur brille sur son visage ;Son menton sur son sein descend à double étage,Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
Si on ne reconnaît pas dans ce style le grand poète, il est impossible de n’y pas reconnaître le grand artiste en vers. Il y en a peu de plus parfaits dans la langue, en admettant que le vers et le sens soient deux choses séparées, et que la beauté sérieuse de la pensée ou du sentiment ne soit pas nécessaire à la beauté de la poésie. On peut en dire autant de presque tous les vers du poème :
Lui-même le premier, pour honorer la troupe,D’un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;Il l’avale d’un trait, et, chacun l’imitant,La cruche au large ventre est vide en un instant.
Nous passons les triviales et burlesques inventions du récit, quoique la même perfection fasse partout reconnaître le grand artisan de langue. Qui ne se récrierait à cette caricature, devenue classique, de la mollesse ?
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse,Va jusque dans Cîteaux réveiller la Mollesse ;C’est là que d’un dortoir elle a fait son séjour ;Les plaisirs nonchalants folâtrent à l’entour ;L’un pétrit dans un coin l’embonpoint des chanoines,L’autre broie en riant le vermillon des moines.La volupté la sert avec des yeux dévots,Et toujours le Sommeil lui verse ses pavots.
………………………………………………………
À ce triste discours, qu’un long soupir achève,La Mollesse en pleurant sur un bras se relève,Ouvre un œil languissant, et d’une faible voixLaisse tomber ces mots, qu’elle interrompt vingt fois.
Elle regrette le temps
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants.On reposait la nuit, on dormait tout le jour.Seulement, au printemps, quand Flore dans les plainesFaisait taire des vents les bruyantes haleines,Quatre bœufs attelés d’un pas tranquille et lentPromenaient dans Paris le monarque indolent.
Puis enfin ces quatre vers aussi assoupis que le Sommeil lui-même :
Ô nuit, ne permets pas !… La Mollesse oppresséeDans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,Et, lasse de parler, succombant sous l’effort,Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Aucune langue, même la plus naturellement harmonieuse, n’est arrivée par la perfection du travail de ses plus habiles ouvriers (les poètes) à produire de pareils effets de musique et d’images. Il faut plaindre ceux qui méprisent un tel artiste de n’avoir ni des yeux ni des oreilles capables de comprendre ce grand art de faire rendre à des syllabes tout ce que la nature fait éprouver de plus inexprimable aux sens, même le silence et l’assoupissement des sensations !
Le poème tout entier est semé de perles de style semblables et sans nombre, mais malheureusement attachées à une trop mince étoffe. Si Boileau avait écrit avec cette perfection sur un sujet sérieux, religieux ou héroïque, il aurait fait une œuvre immortelle au lieu d’une fugitive plaisanterie ; au lieu du sourire, il aurait arraché l’émotion au cœur humain. Mais c’était une de ces inspirations qui descendent et qui ne montent pas : le sourire vient de l’esprit, l’émotion vient de l’âme. Nous l’avons dit et nous le répétons : ce n’était que l’homme d’esprit français par excellence. La nature lui avait refusé la source des larmes.
XXIII
Mais s’il avait les légèretés et les élégances trop superficielles de l’esprit gaulois, il en avait aussi les qualités. C’était un esprit probe et droit, c’était de plus un cœur courageux et honnête. Sa constance dans ses amitiés pour Molière persécuté par les hypocrites de son temps, pour Racine abandonné par la faveur du roi, attestent en lui une de ces âmes fermes qui ne se laissent plier ni par la versatilité des partis, ni par la disgrâce des rois. L’
aura popularis
, ce vent de terre qui souffle dans la voile des grands hommes, tantôt pour les enfler, tantôt pour les déchirer dans leur course, n’existait pas pour lui. Il représentait ce qu’il y a de plus beau à représenter dans son temps : la postérité.
Son amitié était si fidèle et son goût pour les hommes d’élite était si sûr qu’il ne se trompa dans aucune de ses prophéties. Il promit la gloire durable à Corneille, à Racine, à Molière, à Bossuet. La postérité a tenu toutes les promesses qu’il avait faites d’avance en son nom à ses illustres amis. Il ne parle jamais en vers de La Fontaine, bien que ce fabuliste nonchalant fût un hôte assez assidu de son jardin d’Auteuil et un convive voluptueux de sa table. Il le regardait, dit-on, comme un enfant gâté du génie, mais comme un enfant noué qui ne grandirait pas au-dessus de la taille des enfants à la stature des vrais grands hommes. Les fanatiques sur parole de La Fontaine reprochent à Boileau cet oubli de l’auteur des Fables et des Contes ; nous n’y voyons, nous, qu’une preuve de plus de l’exquise justesse de son jugement. La Fontaine avait des grâces enfantines de langue et des hasards heureux de poésie qui devaient engouer longtemps la France ; mais les grâces enfantines s’évaporent avec la jeunesse et ne survivent pas longtemps à la maturité des peuples. La postérité veut des hommes faits, des cœurs virils, des âmes fortes. Boileau ne s’est pas trompé. Il ne s’est trompé que sur le Tasse et sur la littérature italienne, dont les vices le choquaient avec raison, mais dont il appréciait trop peu les chefs-d’œuvre. Dante, le Tasse, Pétrarque, Arioste étaient pour lui des livres fermés ; il ne pouvait ◀juger ces grands esprits dont il ignorait la langue.
XXIV
À l’exception de quelques épigrammes plus correctes qu’élégantes, et de deux ou trois malheureuses tentatives pour voler de ses propres ailes jusqu’à l’ode héroïque, voilà toute l’œuvre littéraire de cette longue vie.
On a dit, non sans raison, que le Français n’avait pas la tête épique. Quand on a lu Ronsard, Malherbe, les imitations bibliques de Jean-Baptiste Rousseau, quelques strophes de Pompignan, quelques stances inimitées et inimitables de Gilbert, quelques odes vraiment pindariques de Lebrun, enfin les odes d’Hugo et de ses contemporains de notre âge, on ne peut plus dire que le Français n’a pas l’âme lyrique. Mais il est vrai de dire que Boileau ne l’avait pas dans ses odes ; il chantait sans lyre, il brûlait sans feu, il palpitait sans souffle. Il est véritablement curieux et presque ridicule de voir comment il prenait avec un compas la mesure des ailes de Pindare pour ajuster ses ailes factices à lui sur ce modèle, et pour fendre le ciel à l’aide de ce lourd mécanisme d’enthousiasme classique qui le laissait tomber ventre à terre aux justes sifflets de ses admirateurs ébahis.
Ce n’était pas là sa sphère : il n’excellait que dans le bon sens ; le génie ne se laisse aborder que par un sublime délire. Boileau ne délirait jamais. Il le dit lui-même dans une de ses lettres : « Philosophiquement, les vers me paraissent une folie ! »
Folie sainte, folie plus inspirée de divinité que la sagesse vulgaire ! Folie de la lyre, dont les hommes de la trempe de Boileau ne seront jamais coupables !
XXV
Sa correspondance, surtout celle qu’il entretenait avec Racine, son collègue en historiographie du règne, et avec Brossette, son ami et son éditeur, montre en lui l’homme tout à fait conforme au poète. M. Berriat Saint-Prix a recueilli de nos jours et a mis à leur date et à leur vraie lumière chaque syllabe de cette vie poétique ou familière. Il a exhumé Boileau tout entier, prose et vers, avec une minutie d’érudition qui est en même temps la piété de la mémoire. On n’aime pas beaucoup plus Boileau après avoir lu ces quatre énormes volumes, mais on apprend à l’estimer plus haut : c’est le poète honnête homme.
Ses jugements confidentiels sur les œuvres du temps sont sévères et se ressentent un peu de l’austérité de Port-Royal.
« Je vous remercie de m’avoir envoyé le Télémaque de M. de Fénelon », écrit-il à Brossette ; « j’y trouve de l’agrément. Homère est plus instructif que lui. Mentor dit de fort bonnes choses, mais un peu hardies. Enfin M. de Cambrai me paraît beaucoup meilleur poète que théologien ; de sorte que, si, par son livre des Maximes, il me semble très peu comparable à saint Augustin, je le trouve, par son roman, digne d’être mis en parallèle avec Héliodore, l’auteur du roman grec de Théagène et Chariclée. Je doute néanmoins qu’il fût d’humeur, comme Héliodore, à quitter sa mitre pour son roman. Mais vraisemblablement le revenu de l’évêché d’Héliodore n’approchait guère du revenu de l’évêché de Cambrai. »
On suit dans ces lettres, avec une certaine pitié d’esprit, les sollicitudes un peu puériles d’une longue existence passée à aligner des rimes, à élucider une épigramme, à justifier une ode, à commenter un sonnet. Puis on arrive aux dernières pages, où on lit avec tristesse ce refrain des petites vies comme des grandes :
« J’ai fait une chute sur mon escalier d’Auteuil. Je suis malade, vraiment malade ; la vieillesse m’accable de tous côtés : l’ouïe me manque, ma vue s’éteint, je n’ai plus de jambes, je ne saurais plus monter ou descendre qu’appuyé sur le bras d’autrui ; enfin je ne suis plus rien de ce que j’étais, et, pour comble de misère, il me reste un malheureux souvenir de ce que j’ai été. »
Racine mourant aussi, Racine, son élève autant que son ami, désira le voir pendant sa dernière maladie ; Boileau se traîna au lit de mort du poète d’Athalie. Racine, se ranimant à sa présence, essaya de se soulever sur son lit et de le serrer pour la dernière fois dans ses bras. Boileau s’attendrit et veut consoler son ami de quelque espérance. — « Non ! non ! » lui dit Racine, « ne me plaignez pas ! Je regarde comme un bonheur de mourir le premier ! » L’homme qui inspirait de tels sentiments au plus sensible des poètes de son époque n’était certainement pas un cœur froid. Racine, au reste, était son plus bel ouvrage. Le disciple et le maître doivent être confondus dans la mémoire de la postérité.
Peu de temps après cette plainte et cette mort, Boileau lui-même n’était plus. Et comme si son tombeau avait dû être encore après lui une pierre d’achoppement et de division entre les écrivains et entre les écoles littéraires, la dispute éternelle sur l’utilité ou sur le malheur de son influence commençait sur cette tombe et se perpétuait jusqu’à nos jours. Nous ne prétendons pas la trancher, mais nous dirons courageusement notre pensée à ses amis comme à ses ennemis.
Boileau ne fut point un grand poète dans l’acception transcendante du mot. On n’est pas tel pour avoir aiguisé malignement quelques lancettes acérées d’épigrammes, ou pour avoir rimé heureusement quelques satires spirituelles contre les mauvais écrivains de son temps. On n’est point tel pour avoir admirablement poli quelques épîtres courtes sur les exploits de son prince, ou sur quelques maximes saines, mais banales, de philosophie sans nouveauté. On n’est point tel pour avoir rimé en vers médiocres la prose didactique d’Horace, de Longin ou de Quintilien sur le mécanisme du style. On n’est point tel pour avoir supérieurement manié l’instrument encore inhabile de la langue poétique française et pour avoir remis après soi cette langue très perfectionnée à ses successeurs. On n’est point tel même pour avoir écrit dans un poème héroï-comique, comme le Lutrin, cinq ou six pages égales en expression, sinon en invention, à ce qu’il y a de plus parfait dans le badinage d’Arioste et de Pope. On est, à tous ces titres, un admirable artisan de style, mais on n’est pas créateur, c’est-à-dire poète. On est homme de sens, homme d’esprit, homme de talent, homme de goût, le premier des critiques en action ; on contribue à faire les grands poètes, comme Boileau fit Racine, mais on est dépassé par ses disciples et on reste à jamais terre à terre, tandis qu’ils prennent leur vol vers la gloire avec les ailes que vous leur avez façonnées. Tel fut Boileau comme poète.
Comme critique, il eut deux influences diverses : l’une, selon nous, très nuisible ; l’autre très salutaire au génie spécial de son pays. Par la première il comprima, autant qu’il était en lui, les originalités, les témérités, les audaces, les enthousiasmes poétiques de la France littéraire, et il la condamna à se calquer servilement sur l’antique, c’est-à-dire à calquer le vif sur le mort. Il voulut refaire ce qui ne se refait jamais, un vieux monde avec un nouveau. Par cela seul il fit avorter l’avenir d’une grande poésie nationale en France. Ce n’est que juste un siècle après sa mort que la France conçut de l’esprit nouveau de nouveaux germes poétiques, et qu’elle redevint capable d’enfanter ce que nos neveux verront naître et grandir, une poésie à grand foyer dans l’âme, à grand souffle et à grandes ailes, pour emporter aux siècles le nom propre et non le nom latin de notre patrie. Boileau retarda de plus de cent ans cette naissance. C’est son tort, ou plutôt c’était le tort de sa nature. Il n’était pas né libre et fécond, il était né servile et copiste.
XXVI
Mais, cela dit, il serait souverainement injuste de méconnaître l’influence régulatrice et directrice que cet excellent esprit devait avoir sur l’esprit littéraire de sa patrie.
Nous ne voulons pas exagérer ici la valeur de ce qu’on appelle la critique. Ce n’est certes pas la première des qualités de l’esprit ; mais, si elle n’est pas la plus éminente, elle est toutefois la plus nécessaire ; ou, pour mieux dire, là où cette qualité manque, il n’y en a plus d’autre qui serve.
Si nous avions à la définir comme nous la comprenons, nous dirions : la critique est la logique des arts, de l’art de penser et d’écrire comme de tous les autres arts que l’esprit humain a inventés pour exercer les forces de son intelligence ou de ses sens à la gloire de son être. Sans cette logique des arts, qui doit gouverner, à son insu, même le génie, le génie ne serait qu’une sublime démence. Il ferait, dans le domaine de l’esprit ou des sens, des choses prodigieuses dans quelques parties, monstrueuses dans l’ensemble. Ses œuvres, tombant à chaque instant dans le désordre ou dans l’excès, n’auraient ni proportions, ni convenance, ni mesure. Ce seraient encore des prodiges, mais ce seraient des prodiges de dérèglement. Ces monstruosités n’offenseraient pas moins la vérité éternelle que l’intelligence saine ou que les sens justes de l’homme.
XXVII
La beauté dans la nature ou dans les arts, ces divines contre-épreuves de la nature, la beauté n’est pas arbitraire, comme le prétendent quelques philosophes à courte conception. La beauté est absolue en elle-même ; elle résulte de quelques rapports mystérieux entre la forme et le fond dans toutes les choses morales ou matérielles, rapports qui ont été établis par Dieu lui-même, suprême type, suprême règle, suprême proportion, suprême mesure, suprême convenance de tout ce qui émane de lui. « Dieu fit l’homme à son image. »
On pourrait dire encore : « Dieu fit toute chose à son image. » Or Dieu est le grand logicien par excellence. La critique ou la logique des arts n’est donc nullement un caprice ou d’esprit ou du goût ; elle est la logique absolue et divine appliquée par le sens commun, ce régulateur sans appel, aux œuvres de l’esprit, de la langue ou de la main de l’homme. En d’autres termes, la critique est la recherche et la manifestation de cette règle logique et intime qui préside et doit présider à toute création de notre intelligence ; sorte de conscience de l’esprit qui, au lieu de nous dire : Cela est bien, cela est mal, nous dit avec la même autorité : Cela est beau, cela est laid ; cela est proportionné, cela est disproportionné ; cela est dans la mesure, cela est dans l’excès ; cela est dans la vérité, ou cela est dans la chimère.
Or, pendant que les hommes de création ou de génie produisent, soit dans le domaine de la pensée, soit dans le domaine des sens, des œuvres d’art que la fougue même de leur imagination créatrice peut faire quelquefois déborder avec beaucoup d’écume et d’irrégularité du moule, comme le bronze en ébullition déborde du fourneau, il est bon que les hommes de critique ou de logique des arts les surveillent, les modèrent, les gourmandent, et, leur présentant la règle et la mesure éternelles, leur disent : « Voilà le type ! vous ne l’atteignez pas, ou vous le dépassez. »
Et s’il arrive que ces hommes de critique, ces logiciens des arts, ces logiciens de la langue, soient eux-mêmes capables à un certain degré de joindre l’exemple à la leçon et de produire des œuvres de talent irréprochables, leur talent accroît leur autorité, et les nations reconnaissent longtemps leurs lois. Or Boileau fut précisément et opportunément pour la France un de ces hommes. Il prouva sa mission par ses œuvres. Il fut un esprit critique, et il fut en même temps, non un poète d’âme et de génie, mais un écrivain en vers très accompli, ce que les musiciens appellent, non un compositeur sublime, mais un admirable exécutant.
XXVIII
La France était jeune dans les lettres quand il parut ; elle pouvait se jeter dans les excès de jeunesse et de sève, écarts antipathiques à son génie national, génie vrai, sensé, modéré, logique, délicat, génie qui avait besoin, comme la jeunesse, d’un instituteur sévère et un peu froid. Boileau fut pour sa littérature naissante cet instituteur, qui encouragea d’une main et qui émonda de l’autre sa sève surabondante. Peut-être l’émonda-t-il trop, nous ne le nions pas ; mais remarquez cependant qu’il n’empêcha de naître et de grandir ni Molière, ni Corneille, ni Racine, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Pascal, ni surtout Voltaire, qui naissait à côté de lui, sur sa trace, et qui, avec un esprit mille fois plus original, plus indépendant et plus étendu, fut cependant, comme il l’avoue partout en s’en glorifiant lui-même, son disciple et son ouvrage dans le domaine de la langue, de la critique et du bon sens dans l’art d’écrire.
De tels services à la langue française, au bon sens et au bon goût, rendus en beaux vers par un bon esprit, ne pourraient être méconnus sans injustice ni oubliés sans ingratitude par la nation du bon sens, du bon esprit et du bon goût comme la France. Boileau a immensément contribué à lui conquérir et à lui maintenir incontestablement ces trois modestes mais solides supériorités sur les littératures des nations contemporaines.
La France n’avait pas, comme l’Italie, son Dante gigantesque mais ténébreux, son Tasse épique mais énervé, son Machiavel robuste mais dépravé, son Arioste accompli mais futile ; elle n’avait pas, comme le Portugal, son Camoëns grandiose mais trop latin ; elle n’avait pas, comme l’Angleterre, son Milton biblique mais monotone. Non, la France avait, avec son inexpérience, cette universelle aptitude qui allait lui donner, homme à homme, selon l’heure et selon le besoin, non pas la supériorité, mais la direction de l’esprit de l’Europe. Or, cette direction que la France allait donner dans les lettres, dans la philosophie, dans la science, dans la politique, dans les arts, dans le goût, à l’Europe, après Louis XIV, ce fut Boileau qui la donna le premier à la France.
N’est-ce rien ? Homme de règle et de monarchie dans les lettres, Boileau sentit le besoin d’un gouvernement des lettres : il fonda le gouvernement du goût. C’est une des puissances de la France. Il ne faut donc pas s’étonner si dans le culte de Boileau il y a un peu de patriotisme français. Il fut un des fondateurs de cette monarchie du goût, qui fut d’abord française, et qui, grâce à l’unité de l’esprit humain qui se constitue de plus en plus en Europe, devient maintenant universelle.