(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Eugène Talbot » pp. 315-326
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Eugène Talbot » pp. 315-326

M. Eugène Talbot

Histoire d’Hérodote.

I

Ohé ! Ohé ! la bonne nouvelle ! Ceci n’est point une exhumation. C’est bien mieux, c’est une résurrection ! On n’exhume que les morts, et quand c’est fait, ils sont désagréables. Or, le déterré que voici est tout simplement délicieux. Ce n’est pas un cadavre, c’est un vivant qui flaire comme baume et qui a toute la fraîcheur de la vie ! Cette adorable traduction d’Hérodote par Pierre Saliat, ensevelie sous trois ou quatre autres, avait été définitivement oubliée pour celle de Larcher. L’écrivain avait été sacrifié au pédant, le talent à la platitude.

Cela arrive parfois, dans le meilleur des mondes possibles. Saliat, enterré, était vivant, bien vivant, très vivant , comme dit si gaiement Béranger ; et c’était Larcher qui était le cadavre, un cadavre comme il y en a beaucoup, qui marchent la terre du Seigneur et qui s’y prélassent, au lieu d’être tranquillement et tout de leur long, à tout jamais, couchés sous elle ! Aujourd’hui, un homme d’esprit, et audacieux… pour un professeur, s’est permis de donner une édition de Pierre Saliat et de manquer ainsi au pédantisme routinier qui mène le monde.

Il a osé préférer le pauvre Pierre Saliat, qui n’était qu’un écrivain, à un puissant Monsieur de l’Académie des inscriptions comme Larcher, et quoiqu’il ait pris (il faut en convenir) bien des précautions… professorales pour toucher à ce puissant Monsieur d’Académie, car les académiciens sont pour les professeurs ce que pour les bourgeois doivent être des duchesses, M. Eugène Talbot, dont le nom rappelle celui d’un héros encore plus crâne que lui, me produit cependant l’effet d’un héros de goût d’avoir fait cela, et, pour mon compte, je lui sais un gré infini d’avoir, en publiant cette édition qui est soignée et très belle, remis les choses en leur place naturelle, — c’est-à-dire Larcher au sépulcre et Saliat hors de son tombeau !

Et d’autant que personne, avant M. Talbot, n’avait songé à l’en tirer ! Le Romantisme, ce Résurrectionniste, en ravivant, aux lueurs de son flambeau, toutes les gloires du seizième siècle, de ce siècle que le dix-septième et le dix-huitième, descendants ingrats de pères plus grands qu’eux, avaient cru pouvoir effacer, le Romantisme avait laissé dans l’ombre cette petite gloire d’une traduction qui est un bijou… Tous ou presque tous de ce siècle qui a la beauté d’une aurore, depuis Rabelais, Montaigne, Ronsard, d’Aubigné, Régnier, Amyot, Desportes, jusqu’à Mathieu, le splendide Pierre Mathieu, qui écrivait sous Henri IV et qui précéda immédiatement cette littérature, exécutée comme la Noblesse et dont Malherbe et Despréaux vont tout à l’heure être les Richelieu et les Louis XIV, tous avaient eu leur édition ou du moins leur page d’histoire ou de critique qui disait la nécessité ou la convenance de l’édition, comme on a la niche, en attendant la statue. Seul, le malheureux Pierre Saliat, le savoureux traducteur d’Hérodote que ce friand de Montaigne lisait dans sa bibliothèque en se pourléchant de plaisir, n’avait rien eu. Il était resté dans la bibliothèque de Montaigne. Mais voilà qu’aujourd’hui, à l’instant où l’on y pensait le moins, il va prendre place dans les nôtres ! L’éditeur nous a traités comme si nous étions des Montaigne. Est-ce assez poli ?…

Oui, on n’y pensait guère, c’est la vérité. Courier, je crois, a été le dernier mécontent qui ait parlé, en grommelant, de Larcher, qu’on laissait en son pignon sur rue d’académicien et de traducteur d’Hérodote, attitré et accrédité. Sans M. Talbot et avec l’esprit de ce pays-ci, il y en avait peut-être là pour la vie éternelle ! Je n’ai jamais eu grand goût pour Paul-Louis Courier, ce canonnier qui n’aimait pas le canon, ce voltairien en veste rousse qui riait et qui mordait avec les grandes vilaines dents jaunes de l’Envie ; mais, tout bas d’esprit qu’il fût, il s’était parfumé à respirer ce bouquet de la langue d’Hérodote et de la langue du seizième siècle, et l’odeur du thym virginal et du serpolet trempé de rosée n’en est pas moins l’odeur du thym et du serpolet, sur les galoches du paysan.

Courier avait deux excellentes raisons pour se gausser de Larcher, le solennel dadais au style noble. Lui, s’il affectait d’être paysan, c’était un paysan qui ne barguignait pas. Il aimait le mot net, l’emporte-pièce de la propriété du terme, et de plus il sentait le génie grec, ce vigneron au bonnet de laine grise, et le génie gaulois, et il aurait voulu les faire tenir tous deux sous ce bonnet. C’est qu’en effet ils y pouvaient très bien tenir, ces deux génies, et y faire une union charmante, comme cette traduction d’Hérodote par Pierre Saliat peut nous le prouver aujourd’hui.

II

Elle est leur jonction dans la même œuvre. La langue gauloise du seizième siècle répond si parfaitement et si exactement à la langue grecque du temps d’Hérodote, qu’il est impossible même de supposer une traduction d’un autre temps qui puisse l’emporter sur une traduction à cette date. On peut concevoir très bien un traducteur supérieur à Saliat, un helléniste plus savant, un artiste plus profond et plus souple, mais, en dehors du seizième siècle, de traduction supérieure à la sienne, non ! La langue qu’écrit l’homme d’un temps l’imprègne et le pénètre de son génie et lui communique une saveur que rien, quand on n’écrit pas cette même langue, ne peut remplacer, Notez-le bien : en matière de traduction, le génie de la langue importe bien plus que le génie individuel dont se trouve doué le traducteur.

Qu’était Pierre Saliat ? On le sait à peine. M. Eugène Talbot nous dit qu’il avait traduit, avec les neuf livres de l’histoire d’Hérodote, le recueil de Georges Gémiste, dit Pléthon, l’oraison de Salluste contre Cicéron et celle de Cicéron contre Salluste, deux autres oraisons de Salluste à Jules César, un opuscule d’Aristote : du Monde, un autre (du Monde aussi) de Philon, le Songe de Scipion, etc. C’était donc un traducteur de métier. De plus, il grattait le papier chez cette noble canaille apostate de cardinal Odet de Chatillon, qui se fit protestant et que Pie IV raya du nombre des cardinaux ; mais rien n’indique qu’il fût, comme Rabelais, par exemple, la tête au-dessus de son métier et de son état.

Seulement, il savait bien cette magnifique langue du seizième siècle, qui semble avoir été creusée et arrondie comme une coupe pour y recevoir le génie grec, épanché de l’amphore maternelle, et il y reçut celui d’Hérodote, qui, lui aussi, était le génie grec avec une date, — une date après laquelle il n’y a rien de cette force de chêne en pleine terre, de cette grâce fruste et de cette naïveté !

En effet, le génie personnel d’Hérodote a été doublé par la langue qu’il a parlée. Comme les écrivains les plus admirés qu’il y ait dans l’Histoire littéraire, et j’oserais dire les plus immortels parmi les immortels, Hérodote écrivait à une époque où la langue avait ce degré d’accomplissement dans la jeunesse qui s’accordait le mieux avec son genre de génie. Venu plus tard, comme Thucydide, par exemple, qui vit flotter au-dessus de son jeune front la barbe de l’homme d’Halicarnasse et qui l’entendit lire son histoire aux Jeux olympiques, il n’aurait plus été, à génie égal, le même Hérodote. Il n’eût plus été un Primitif, un Naïf, un de ces grands Bonshommes qui méritent tout à la fois ce substantif et cette épithète, parce qu’ils donnent, phénomène rare, impossible dans les civilisations avancées, à la bonhomie de la grandeur.

Hérodote est encore le bon Hérodote, dans l’histoire de la littérature grecque, comme Homère est le bon Homère, comme Hésiode est le bon Hésiode. Mais, à partir d’Hérodote, le temps de la bonhomie dans l’esprit et dans la langue est passé. Sceptique, raisonneur, politique, homme d’État, Thucydide, lui, ne pourrait jamais s’appeler le bon Thucydide. Aristophane, ce roué d’esprit qui rouait les autres, ce bourreau, qui avant le serviteur des Onze fit boire la ciguë à Socrate, n’était pas, ne pouvait pas être le bon Aristophane. Mais c’est justement parce qu’Hérodote est un de ces naïfs comme on n’en doit plus revoir dans l’histoire des Lettres grecques, qu’il lui faut, pour être transbordé d’une langue dans une autre, non seulement un naïf pour traducteur, mais encore une langue qui soit au même point de naïveté que la sienne.

Le naïf, seul, n’aurait pas suffi… Rollin, qu’on appelle aussi le bon Rollin, et qui, dans son Histoire ancienne, a traduit bien des morceaux d’Hérodote, Rollin, l’âme simple, droite, ingénue, qui était un naïf par l’esprit, mais qui parlait la langue ordonnée et anti-naïve du dix-septième siècle, n’a jamais traduit que le sens général ou littéral d’Hérodote. Les grâces d’Hérodote, ses finesses, ses malices, car il est malicieux, tous les divins commérages de cette histoire qu’Hérodote n’appelle pas une Histoire, mais ses Histoires, échappent à Rollin et devaient lui échapper, quand il s’agissait de les reproduire. Dans ce siècle, dont la langue ressemble à une charmille taillée de Versailles, je ne connais qu’un homme qui aurait pu traduire Hérodote, s’il l’avait voulu : c’est le traducteur d’Anacréon qui, d’un coup de sa baguette gauloise, a transfiguré, à ravir les Grecs s’ils avaient pu l’entendre, L’Amour mouillé, ce chef-d’œuvre, en ce double chef-d’œuvre :

J’étais couché mollement,
Et, contre mon ordinaire,
Je dormais tranquillement,
Quand un enfant s’en vint faire
À ma porte quelque bruit :
Il pleuvait fort cette nuit, etc., etc.

En un mot, c’est ce scélérat adoré de La Fontaine, c’est cet hypocrite de naïveté, qu’on aime comme le plus vrai des hommes quand il n’est peut-être que le plus profond et le plus retors des artistes ! Seulement, il n’aurait traduit Hérodote qu’à la condition de mettre à ses pieds la langue de son temps et de se servir de cette langue du seizième siècle, qu’il savait parler de par la force de l’esprit gaulois qui était en lui, tandis qu’au seizième siècle, sans exception, tous pouvaient, sans être des La Fontaine, traduire avec succès l’historien grec, comme Pa fait Amyot en divers passages et Pierre Saliat intégralement. Je sais bien, il est vrai, qu’Amyot n’était pas tout le monde. Mais Saliat était le premier venu !

Et, de fait, la langue du seizième siècle allait d’elle-même, faceva da se, quand il s’agissait de traduire les ondoyances, la force tempérée de grâce, la gravité riante, toutes les poésies, tous les ionismes de ce poète en prose qui était d’Ionie, de cet Homère de l’Histoire à qui les Grecs firent cet honneur, qui fut une justice, de nommer du nom de chaque Muse les neuf chapitres de ses Histoires, pour eux, un Parnasse tout entier ! Ce rapsode, qui mérite d’autant plus son nom que les ennemis de l’histoire légendaire ont traité brutalement ses histoires de rapsodies, a d’autant plus besoin pour sa traduction d’une langue poétique qu’il est plus poète. Or, avant le dix-neuvième siècle, qui s’est réchauffé dans le giron du seizième, il n’y eut jamais en français de langue poétique que la langue du seizième siècle. Des poètes, oui ! nous en avons eu ; mais une langue poétique, non ! Il faut remonter au seizième siècle.

La langue du bon Joinville, l’Hérodote de saint Louis. — un Hérodote plus particulier et plus tendre naïf, certes ! autant que le grand naïf grec, — est trop nue. Ce n’est pas une langue encore. Sans l’âme de Joinville, qui s’y montre tout à la fois charmante et sublime, il n’y aurait là qu’un bégaiement. Mais, au seizième siècle, elle est formée, sa mue est faite ; elle a traversé le Moyen Âge, elle a passé à travers Froissard et Commines, puis elle s’est engouffrée dans Rabelais, dans cette espèce d’orgue immense, aux mille tuyaux redoublés et prodigieux aux mille spirales sonores, et elle en est sortie, en harmonies variées et toutes-puissantes, pour ruisseler dans les œuvres d’un temps fécond en écrivains comme ceux que j’ai nommés plus haut.

Laissons à Villemain la peine de répéter les vieilles sottises de La Harpe, cet homme de goût ! Laissons-lui dire qu’avant Descartes et Pascal la langue française n’était pas fixée, comme si la langue fluviale de Rabelais ne valait pas le petit bassin d’eau filtrée sur lequel Racine mettait à îlot et faisait manœuvrer les petites galères d’ivoire de ses tragédies… Pascal, qui est un des fïxeurs de la langue française, pour parler l’incroyable jargon des pédants traditionnels et officiels, Pascal lui-même imite Montaigne, et c’est en réunissant la langue de Montaigne à son âme à lui, à cette âme si épouvantablement passionnée, qu’il fut ce miracle… ou ce monstre, qu’on appelle Pascal !

Jugez par là de ce qu’était cette langue générale du seizième siècle, qu’imitait Pascal, puisque le pauvre secrétaire gringalet d’Odet de Chatillon, resté obscur comme un insecte dans sa poutre, la parlait et récrivait aussi bien que Montaigne ! « Un point qu’il importe beaucoup de constater, — dit M. Eugène Talbot dans le discours préliminaire de son édition, — c’est que le français de Saliat ne fait aucune disparate avec le français de Montaigne, et qu’il s’y fond comme dans son élément naturel… » La traduction d’Hérodote par Saliat est donc un livre comme Montaigne aurait pu l’écrire. Seulement, au lieu de trouver, sous ce style et cette langue, l’âme épicurienne, indolente et bavarde de Montaigne, nous y trouvons le génie religieux et candide, la bonhomie grandiose d’Hérodote, de ce gentilhomme grec, — comme dit Pierre Saliat dans sa dédicace au roi Henri II, — que je préfère, pour ma part, au gentilhomme périgourdin.

III

Car il est religieux, Hérodote, et c’est par ce trait qu’il est bon de finir la médaille que j’en risque aujourd’hui d’un burin si peu appuyé et si rapide. Ce père de l’histoire avait, comme tous les pères dignes de ce titre, quelque chose de pontifical. Ce caractère religieux a frappé Pierre Saliat, qui, ramenant tout à la préoccupation de son temps comme les vieux peintres au costume du leur, quels que soient les sujets qu’ils traitent, finit par appeler « chrétien » Hérodote, comme il rayait appelé « un gentilhomme grec ». « Une chose que je ne veux oublier, — dit-il en son style d’une senteur antique et exquise, — c’est que les vieux historiens (comme aussi les poètes)sont dignes véritablement d’être révérés et honorés, et principalement pour cette révérence qu’ils portent à leurs Dieux, quoique feints ils soient.

« Or, connaîtront cette grande révérence ceux qui se pourront apercevoir par quels termes ils témoignent la toute-puissance de Dieu, termes, dis-je, usités en tous endroits de la Sainte-Écriture, qui, au contraire, ont été laissés et méprisés de ceux qui les ont ensuivis. Je me contenterai de deux exemples. Quel est celui qui, oyant : Dieu a mis cela en ma pensée et Dieu l’a mis entre mes mains ! ne pense ouïr un David, un Isaïe, un Jérémie, ou quelqu’autre du nombre des Prophètes, plutôt qu’un Homère, un Hésiode, ou quelque autre poète ? Or, il est bien certain que cette chose est commune à Hérodote, ancien et véritable historien, aussi bien qu’à ces poètes, afin que je passe sous silence ce qu’il a de particulier en ce qui sent à plein son vrai chrétien. »

L’expression va peut-être un peu loin, mais au fond Saliat a raison. Malgré l’enfantillage de l’anecdote et le fabuleux des récits que ce vieux rapsode d’Hérodote, qui voyageait, — vagabond moins touchant que le mendiant Homère ! qui ne tendait la main qu’au renseignement historique et non pas, comme Homère, au morceau de pain ; malgré même ce sourire malin dans sa barbe, quand il dit ce joli mot naïf et fin dont il excusait ses commérages : « Je suis tenu de conter ce que l’on dit et non pas de le croire du tout ! » Hérodote a sur son front païen quelque chose du rayon des prophètes, et Pierre Saliat a le mérite critique de l’avoir vu… Il a, comme un de nous, raffinés modernes qui cherchons partout des analogies, saisi ce caractère majestueux, théocratique et patriarcal qui donne à Hérodote un si grand air, auprès duquel Thucydide lui-même semble petit et mince, un maigre historien d’époque philosophique, quelque chose comme un Thiers d’Athènes.

Ce grand caractère religieux qu’a senti Saliat jusqu’à l’outrance, et qui plaisait dans Hérodote à Joseph de Maistre, ce caractère que n’aurait pas pu traduire Courier s’il avait continué sa traduction d’Hérodote, vibre au contraire dans toute sa portée en la traduction de Pierre Saliat, et ce n’est pas là une des moins fortes originalités de cette traduction, qui semblait perdue pour nous et que M. Eugène Talbot nous restitue. Dans ce temps de critique pointilleuse où l’histoire, cette riche draperie, s’effiloche sous le travail des ronge-mailles qui fendent en quatre chaque fil dont elle est faite, ce sera une originalité et un contraste qui auront leur ragoût, que cette vieille et toujours jeune histoire d’Hérodote contrastant, par le respect des traditions et le sentiment des choses divines, avec nos histoires contemporaines, qui mettent Dieu sous la remise et qui sont, elles, si jeunes et cependant si vieilles déjà !