(1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre I. Les personnages »
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(1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre I. Les personnages »

Chapitre I.
Les personnages

Un homme rentre chez lui le soir, cause avec ses amis, et s’amuse à leur peindre les gens qu’il a vus, les caractères qu’il a observés, les traits de moeurs qui l’ont frappé ; il ne cherche point ses idées, il les trouve : elles sont nées d’elles-mêmes, par la seule présence des objets. Voilà l’origine des fables de La Fontaine. Chacune d’elles est le récit d’une journée. Il a vu tout à l’heure les originaux qu’il copie. Ce sont les personnages de son temps, roi, clergé, seigneurs, bourgeois, paysans. Ils sont à côté de lui, il vient de les quitter dans la rue, il les désigne du doigt :

Je connais maint detteur qui n’est ni souris chauve,
Ni buisson, ni plongeon dans un tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
    Par un escalier dérobé.

Avant lui, la fable n’était qu’une moralité ; tandis que Phèdre, par exemple, compose de dessein délibéré, avec des réflexions philosophiques, enfermé dans son cabinet, appliquant sa leçon à tous les hommes, disant en style sec que « le faible périt quand il veut imiter le puissant26 », La Fontaine vient de la cour ou de la ville, raconte sans songer ce qu’il a vu, et sa morale s’applique aux contemporains. Il n’y a qu’à recueillir ces traits épars ; on verra reparaître tout un monde, esquissé à la volée, mais sans que rien y manque. Ces petits récits, amusettes d’enfants, contiennent en abrégé la société du dix-septième siècle, la société française, la société humaine.

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
    Tout petit prince a des ambassadeurs,
    Tout marquis veut avoir des pages.27

I, le roi

Commençons par le roi ; qu’il passe le premier, puisqu’il est le maître. Ensuite viendront le tigre, l’ours « et les autres puissances » ; puis les magistrats, le clergé, les médecins, et tous les officiers publics ; puis les bourgeois, les petites gens, les bêtes de bas étage, « la racaille qui n’a ni panaches ni aigrettes. » La fable a l’ampleur d’une Iliade.

L’air sérieux et grave est le premier devoir du monarque. Un homme ou une bête qui porte l’Etat dans sa tête peut-il être autre chose qu’imposant et sévère ? Jusque sous la griffe du milan, il sait ce qu’il se doit, et garde sa gravité, au risque de perdre son nez. « Il n’éclate pas : les cris sont indécents à la majesté souveraine. »28 Louis XIV avait de la tenue même quand on l’opérait de sa fistule, et sa perruque comme ses beaux gestes seront l’éternel exemple de tous les rois.

Certes on ferait tort au pauvre fabuliste, sujet respectueux, si l’on trouvait dans son lion le Louis XIV des bêtes. La Fontaine est moraliste, et non pamphlétaire ; il a représenté les rois, et non le roi. Mais il avait des yeux et des oreilles, et faut-il croire qu’il ne s’en soit jamais servi ? On copie ses contemporains en dépit de soi-même, et les Romains ou les Grecs de Racine sont bien souvent des marquis beaux diseurs et d’agréables comtesses. Avec un peu de complaisance, on découvrirait dans La Fontaine des souvenirs qu’il avait et des intentions qu’il n’avait pas. Il n’eut qu’à regarder dans les portraits de Versailles cette démarche lente et fière, cet air de tête tranquille et commandant, pour comprendre ce que doit être un aigle ou un lion qui se respecte. Si le roi daigne parler à un courtisan, c’est avec une condescendance hautaine ; encore n’est-ce que par hasard, « quand il a bien dîné. » Toutefois, lorsqu’on déroge ainsi à l’étiquette, on sent le besoin de s’excuser à ses propres yeux.29

On s’autorise de Jupiter. On peut bien « s’ennuyer », puisque Jupiter s’ennuie, partant se désennuyer, admettre chez soi des bouffons, des plats-pieds, s’en distraire un moment, en rire, se laisser aduler, et même parfois consentir à les gratifier de quelque auguste sourire. Mais, si le flatteur est maladroit, si, par exemple, il s’offre trop ouvertement pour « espion » et valet, comme le monarque rentre vite dans son dédain superbe ! Il renvoie chez eux « ces espèces. » Il n’a que faire « de babillards à la cour. » Il les assomme tranquillement de leur vrai titre.30 Surnoms blessants, familiarités ironiques, insultes ouvertes, le roi trouve d’abord une provision complète de paroles amères ; habitué à mépriser, il est habile à offenser, et fait aussi naturellement l’un que l’autre.

Quelquefois pourtant il s’humanise, et veut faire jouir ses sujets de sa majesté.31 Savez-vous pourquoi ? C’est qu’il a bâillé. Un jour, ne sachant que faire, il a voulu passer une revue, et il a mandé ses vassaux de toute nature, « envoyant de tous côtés une circulaire avec son sceau. »

Leur assemblée fera une belle « cour plénière », et le roi, « un mois durant », pourra se donner une représentation de sa royauté.32

Il y aura « festin, ballet », comédie, tout cela fait partie de la parade officielle. La vanité royale en a besoin ; ne croyez pas que cette magnificence ait d’autres motifs. S’il est hospitalier, c’est par amour-propre, et tout à l’heure les conviés vont sentir sa griffe. « Les vices sont frères », a dit La Fontaine. Orgueil et dureté vont bien ensemble. Quand l’escarbot fait sa prière si touchante, demande grâce pour Jean Lapin, offre de mourir avec lui33, allègue qu’il est « son voisin, son compère », la « princesse des oiseaux » se soucie peu de ces tendresses populacières. Ce n’était pas la peine de discuter avec de petites gens qui ont l’impertinence de vouloir vivre. Elle ne répond pas un mot et mange la pauvre bête. Quand le roi fait à quelqu’un l’honneur de lui parler, c’est d’un ton royal. S’il traite avec un adversaire, c’est en maître, et l’on dirait qu’il chasse un laquais. Il l’appelle « chétif insecte, excrément de la terre ».34 S’il s’adresse à un sujet, c’est en juge, et pour lui dénoncer son arrêt.35

« Chétif hôte des bois ! » Ce mot « chétif » revient sans cesse. Du haut de sa puissance, il voit tous les êtres comme des vermisseaux. Il ne daignera pas les châtier de sa main. « Il n’appliquera pas ses sacrés ongles sur leurs membres profanes. » Ce serait trop d’honneur pour eux que de périr d’une si noble mort. Il tient en réserve une valetaille d’exécuteurs qui est bonne pour cet office. Même dans la colère il est toujours digne. Il n’oublie pas de donner à sa femme le titre d’usage ; il est furieux en termes officiels et choisis ; il ne se commettra jamais avec un insolent. Un roi offensé jette sa canne par la fenêtre, pour ne pas frapper l’audacieux et s’abaisser jusqu’à lui.

Quelquefois il redevient simple mortel, et s’en va chasser comme un hobereau. « C’est qu’il célèbre sa fête. » « Il s’est mis en tête de giboyer. »36

Giboyer ! Ce mot de riche vénerie ainsi solennellement rejeté indique d’abord qui est le chasseur.

Le gibier du lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais bons et beaux sangliers, daims et cerfs bons et beaux.

Louis XIV était le plus grand mangeur de son royaume. Est-ce forcer la comparaison que de revoir dans l’ampleur de ces splendides épithètes le luxe des vastes dîners qu’il donnait à Versailles aux fêtes de l’Ile enchantée ? — Quant aux veneurs, ce sont simples machines, et s’ils osent prétendre à quelque mérite, une raillerie brutale les remet à leur place.

Oui, reprit le lion, c’est bravement crié ;
Si je ne connaissais ta personne et ta race,
    J’en serais moi-même effrayé.

Le fond du personnage est un amour parfait de soi-même. Peut-il en être autrement ? Chacun semble s’oublier pour se donner à lui et l’adorer. « Tous les yeux, dit Louis XIV lui-même, sont fixés sur lui seul, et c’est à lui seul que s’adressent tous les voeux. Lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l’objet de toutes les espérances. On ne poursuit, on n’attend, on ne fait rien que par lui seul. On regarde ses bonnes grâces comme la source de tous les biens ; on ne croit s’élever qu’à mesure qu’on approche de sa personne et de son estime. » On s’éblouit et on se croit dieu quand on ne sent plus rien au-dessus de sa tête. « Qui considérera que le visage du prince fait la félicité du courtisan, qu’il s’occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d’en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et la félicité des saints. »37

Un homme « pour qui on est à bout de bronze et d’encens », si bon et si grand qu’il soit né, finit par se dire que choses et gens ne sont faits que pour le servir. En 1710, je crois, les docteurs décidèrent que les sujets appartenaient corps et biens au monarque, et qu’il leur faisait don de tout ce qu’il ne leur prenait pas. Ajoutez que la nation était un peu de l’avis des docteurs. « Nous avons percé la nue des cris de Vive le Roi, dit Mme de Sévigné ; nous avons fait des feux de joie et chanté le Te Deum de ce que Sa Majesté a bien voulu accepter notre argent. » Ainsi tous conspirent à sacrifier leurs intérêts et à diviniser les siens. Il n’est pas étonnant qu’il entre dans ces maximes. Quand la mauvaise fortune le force à consulter les autres, il fait un beau discours sur le bien public, et ne songe qu’au sien. La peste est venue, il faut qu’un animal se dévoue. Ses sujets sont maintenant « ses chers amis », et il fait sa confession générale. « Il ne veut point se flatter. » Il regarde « sans indulgence l’état de sa conscience »38 qui certes n’est pas peu chargée.

Il y trouve toutes sortes de meurtres, des moutons mangés, pauvres bêtes innocentes, et « le berger lui-même » englouti avec le reste :

Je me dévoûrai donc, s’il le faut

Quelle abnégation ! quel oubli de soi ! — Mais la vertu même reçoit des tempéraments, et l’offre aura quelques restrictions. Il s’arrête à ce moment, change de ton, regarde autour de lui, pour qu’on le comprenne :

    Je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
    Que le plus coupable périsse.

Nous y voilà. Le roi cherche un âne, et invite les courtisans à le trouver ; politique achevé, il est resté tyran et est devenu hypocrite. « Qui ne sait dissimuler ne sait régner. »

Celui-ci sait régner, et de toutes les manières. Il a les talents de son rôle, comme il en a le caractère. Louis XIV travailla huit heures par jour, tous les jours, d’un bout à l’autre de son règne. Pareillement le lion de La Fontaine sait les affaires ; il est prévoyant, calculateur ; il administre, enrégimente, organise, et sait même se passer d’un Louvois. « Il tient conseil de guerre, envoie ses prévôts39 », assigne à chacun son poste, « connaît les divers talents et tire usage de ses moindres sujets. »

La Fontaine dresse un catalogue de l’armée, comme il y en avait au ministère ; la fable imite à l’occasion le style40 de la chancellerie et le vieux langage officiel, copie les passe-ports comme tout à l’heure les circulaires, parle de défrayer « les députés eux et leur suite. » Il est vrai que le passe-port ne les protégera guère, et que les convives au lieu de manger le souper le fourniront.

Encore cette fois le roi est un brigand ; mais son historien sait que parfois il a l’âme grande, et dit le bien aussi franchement que le mal. Quand le rat sort de terre entre ses pattes, il n’attend pas comme dans Esope que la pauvre bête lui demande grâce ; « il montre ce qu’il est », il la fait d’abord et noblement. — Au dernier moment, le poëte se prend de compassion pour lui. Il honore cette grandeur humiliée ; il s’incline devant cette majesté qu’on outrage. Ce sont de nobles vers que ceux où il représente « le malheureux lion, languissant, triste et morne, estropié par l’âge, pouvant à peine rugir, et cependant attendant son destin sans faire une seule plainte. »41

Ce lion « chargé d’ans » et qui pleure « son antique prouesse », mais qui souffre et meurt sans rien dire, et à qui l’insulte seule arrache un gémissement, est héroïque comme un personnage de Corneille. Il assiste sans trouble à sa déchéance ; il dit en lui-même ces mots sublimes de Louis XIV : « Quand j’étais roi ! » Le poëte admire sa grande âme. Ainsi Saint-Simon, voyant le roi mourir, oubliait les injustices du despote, pour contempler avec respect la sérénité généreuse du mourant.

* * *

II, la cour — le courtisan

Une procession d’habits dorés suit le maître ; il n’y a pas de roi sans courtisans. Au dix-septième siècle, chacun l’était, depuis Lafeuillade, qui faisait le tour de la statue du prince « avec les génuflexions et les prosternements qu’on rendait aux anciens empereurs », jusqu’au grand Condé, qui s’alliait avec empressement et reconnaissance aux bâtards du roi. Il n’y avait pas d’autre voie pour faire fortune. Tel oncle, grand seigneur, lui offrait sa nièce. Le duc de La Rochefoucauld, par tendresse, se mettait sur le pied, vingt ans durant, de ne jamais découcher du palais sans demander permission à son cher maître. On consultait le matin Bloin le valet de chambre pour savoir l’humeur du roi, et le visage qu’il fallait prendre.

Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,
    Tâchent au moins de le paraître.
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu’un esprit anime mille corps :
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.42

Mais il faut quelque grande circonstance pour mettre en lumière leur sincérité et leur zèle, par exemple un deuil de cour. La reine est morte, et chacun d’accourir. Ils viennent en mante complimenter le prince ; la longue file des figures officiellement tristes et des révérences monotones passe devant l’illustre veuf qui les subit et se compose une physionomie. Ayant réduit les autres à l’état de mannequins, il est obligé d’être mannequin lui-même. Le lendemain on dresse le catafalque, et l’on porte le corps à Saint-Denis.43 « Il fit avertir sa province que les obsèques se feraient un tel jour, au tel lieu.44

Ses prévôts y seraient pour régler la cérémonie et pour ranger l’assistance. » Car il faut que tout, même les choses mortuaires, soient en bel ordre, et dans une telle cour, une douleur non compassée messiérait. « Jugez si chacun s’y trouva. » Le prince sanglota et les courtisans se mouchèrent, chacun avec son geste propre, « en son patois », chacun tâchant de prendre la note du monarque. Proclamations, ordre et marche du cortège, maintien de circonstance, La Fontaine a marqué chaque détail en fidèle historiographe, et il n’y a que Saint-Simon, témoin oculaire, qui puisse le bien commenter.

« Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tirait leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louait Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignait le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux ou les plus considérables s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. — D’autres vraiment affligés ou de cabale frappée pleuraient amèrement ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots… Parmi ces diverses sortes d’affligés, peu ou point de propos ; de conversation, nulle ; quelque exclamation parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, les mouvements des mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière. Les simples curieux ou peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir, ou l’importunité pour les autres. »

Un point manque dans Saint-Simon, l’éloge funèbre ; un grand personnage, une reine ne peut pas s’en passer, descendre dans la terre comme une simple mortelle ; le cercueil lui serait une roture. Il faut qu’un Bossuet, un Fléchier soient là, en robe violette, qu’ils étalent sa généalogie, changeant sa niaiserie en grand coeur, versant à flots l’éloquence, et finissant par la mettre dans le ciel, auprès de Dieu le Père.45 Cela est dans les convenances ; un roi ne peut cesser d’être roi que pour devenir Dieu. Le courtisan de La Fontaine a une vision. Il aperçoit « la reine couchée entre des fleurs » ; elle est « dans les Champs-Elysées, elle y goûte mille charmes, conversant avec ceux qui sont saints comme elle. » Bien mieux, il a du tact ; il fait parler « à la digne moitié » du monarque un langage noble, conjugal, délicat.46

Son coeur d’épouse se complaît aux regrets du roi, et cet honneur qu’elle a de toucher une âme invincible ajoute à sa félicité céleste, qui sera complète le jour où son glorieux époux viendra la rejoindre pour s’asseoir auprès d’elle sur un trône plus pur. Voilà que je fais moi-même des phrases d’oraison funèbre. Les courtisans prenaient le ton encore plus vite :

    A peine eut-on ouï la chose,
Qu’on se mit à crier : « Miracle, apothéose. »

Et la conclusion vraie suit à l’instant même. Le faiseur d’apothéose empoche « un présent », une bourse de mille louis, si vous voulez ; on ne fait pas de « miracles » pour rien, et tout aboutit aux espèces sonnantes. Je réponds qu’à la prochaine mort il y aura dix visions pour une, et que déjà les poëtes et les écrivains du voisinage s’arrangent pour installer le futur défunt au plus haut du ciel.

Ces gens ont « bravement crié. » Mais l’embarras est de trouver précisément le ton convenable. L’enthousiasme outré paraît hypocrisie et offense. Il ne faut pas, comme le singe, approuver trop les exécutions, louer la griffe du prince, les boucheries et leur odeur, « dire qu’il n’y a ambre ni fleur qui ne soit ail au prix. »47

L’abbé de Polignac raconte Saint-Simon, se promenant à Marly avec le roi, par un mauvais temps, disait que la pluie de Marly ne mouillait pas. Cela parut si fade qu’il déplut au roi lui-même. « La sotte flatterie » n’a pas meilleur succès que la franchise trop rude. Une complaisance servile dégoûte. On a vu déjà comment l’aigle rebute la pie qui s’offre au métier d’espion. C’est un grand art que de faire sa cour. On dépense autant de génie à ramper qu’à régner. « Aux qualités qu’on exige d’un domestique, combien peu de maîtres seraient dignes d’être valets ! » Aussi c’est le renard qui rassemble en soi tous les traits du courtisan, comme le lion tous ceux du monarque. Dans nos vieux fabliaux, il n’est que malin et méchant. Mais depuis ce temps il s’est poli et formé. Il a vécu dans les antichambres. On l’a « présenté » ; il assiste « au coucher. » Il est devenu légiste, avocat, savant, philosophe, le tout au profit de sa fortune. Avant tout il est menteur et maître de soi.

« Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage, il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son coeur, parle et agit contre ses sentiments. »48

Sans ce talent, comment se soutiendrait-il ? Le terrain où il marche est glissant et plein de pièges. Au moindre faux pas, de bons amis se trouveront là pour achever sa chute. Par exemple, il s’est dispensé d’une visite officielle : Aussitôt « le loup en fait sa cour, daube au coucher du roi son camarade absent. » Un camarade, en ce monde-là, est un rival, partant un ennemi ; et d’ailleurs quel plaisir que de faire du zèle aux dépens d’autrui ! Le roi, homme expéditif, veut qu’à l’instant même on aille enfumer renard dans sa demeure, bref, « qu’on le fasse venir. » Les moyens violents lui sont naturels ; le premier geste d’un prince est toujours l’appel aux baïonnettes. Le renard « vient donc, est présenté, et sachant que le loup lui faisait cette affaire », il invente subitement sa vengeance, mais se contient de peur de la compromettre, et commence ainsi d’un ton doux :

Je crains, sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère
    Ne m’ait à mépris imputé
    D’avoir différé cet hommage.

Puis, les yeux baissés et comme un saint homme :

    Mais j’étais en pèlerinage,
Et m’acquittais d’un voeu fait pour votre santé.

Comme les choses se rencontrent ! il allait demander au ciel la guérison du roi ; il l’a trouvée en chemin : les âmes pieuses ont tout bonheur. Il a vu des gens « experts et savants », et sait pourquoi Sa Majesté est languissante. Il apporte une consultation en forme ; le dévot est devenu médecin, pose des principes, disserte, démontre :49 « le prince ne manque que de chaleur, le long âge en lui l’a détruite », mais il y a un beau secret pour « réparer la nature défaillante. »

Et là-dessus savourant tous les mots, surtout le plus atroce, il ajoute :

D’un loup écorché vif appliquez-vous la peau
    Toute chaude et toute fumante.

Il se tourne à demi vers son cher camarade comme pour lui demander permission, lui fait un petit salut poli, et dit agréablement pour égayer la chose :

Messire loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.

Le voilà enfin dans son naturel, c’est-à-dire railleur. L’inhumanité et la possession de soi sont les sources de l’humeur sarcastique. Quand il ne flatte pas les gens, il les persifle, et paye tranquillement les services en insultes.50 Etant sorti du puits grâce au bouc, il le plaisante, fais sa caricature, le plaint de n’avoir pas « autant de jugement que de barbe au menton », et le laisse dans l’eau « en l’exhortant à la patience. »

Mais il a tant d’esprit, qu’on l’admire, quoique vil et méchant, « Qui sait parler aux rois, dit La Bruyère, c’est peut-être où se terminent toute la prudence et toute la souplesse du courtisan. » Ce n’est rien que les louer ; il faut leur prouver qu’ils le méritent. Tout est perdu s’ils soupçonnent qu’on les flatte. Il faut que le flatteur les convainque de sa sincérité et de leur vertu.51

Il faut qu’il s’emporte, que son zèle le mène trop loin, qu’au besoin il ait l’air de désapprouver le roi, d’être entraîné par la vérité jusqu’au-delà des convenances. « Le roi est trop bon, ses scrupules font voir trop de délicatesse. » L’orateur prend les sentiments royaux contre les croquants, « cette canaille, cette sotte espèce. » Un vilain est un instrument de culture, comme les moutons sont des magasins de côtelettes, rien davantage ; on « leur fait beaucoup d’honneur », quand on les appelle à leur emploi. Le voici qui trouve mieux encore : après l’argument aristocratique, l’argument philosophique ; le panégyriste improvise une théorie du droit et une réfutation de l’esclavage ; il attaque éloquemment le berger qui s’arroge sur les animaux « un chimérique empire. » Ainsi parle un orateur de la couronne : « Quand vous voudrez revendiquer une province, disait le grand Frédéric à son neveu, faites provision de troupes. Vos orateurs prouveront surabondamment vos droits. »

Le courtisan est donc avocat : faire arme de tout, être toujours prêt sur le pour et le contre, fabriquer à l’instant et de toutes pièces un système de preuves, c’est la perfection du genre. Notre héros est descendu dans un puits où l’on voyait l’image de la lune.52

Il s’agit à présent d’en sortir, et là-dessus il s’improvise maître de maison, hôte généreux. « Il veut régaler » le loup. Il lui fait voir la belle chose blanche qui reluit dans le trou sombre : « c’est un fromage exquis ; le dieu Faune l’a fait, la vache Io donna le lait ; Jupiter, s’il était malade, reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets. » On voit que l’Olympe entier y passe. Il est devenu mythologue consommé et fait usage de tous les dieux. Ainsi Cicéron, dans la péroraison des Verrines, adorateur imprévu des divinités populaires, évoquait contre Verrès l’Olympe outragé dont il se moquait dans ses livres. Mais quel langage de gastronome ! quelles hyperboles appétissantes ! Gourmet et mythologue, en un instant le coquin a joué deux rôles. Il prend les tons les plus divers, il profite des moindres circonstances, il s’autorise d’un changement astronomique. Trois jours écoulés ont échancré la lune ; c’est lui qui a « mangé cette échancrure » ; et son interprétation le sauve : le loup eût soupçonné quelque chose si le prétendu fromage était resté dans son entier. Bien plus, il tourne les objections en preuves : c’est lui qui a mis là tout exprès ce seau qui descendra si à propos son compère. Cette fécondité d’invention ne tarit pas. Il ressemble à Panurge, « qui avait soixante trois manières pour trouver toujours de l’argent à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait, malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé, ribleur s’il en était à Paris, au demeurant le meilleur fils du monde ; et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet. »

Il n’est pas donneur de son naturel. Quand il se met en frais pour traiter un convive, il fait comme Harpagon. « Il n’a pas envie de faire crever le monde, il n’invite pas les gens pour les assassiner à force de mangeaille. »

Le régal fut petit, et sans beaucoup d’apprêts.
    Le galant, pour toute besogne,
Avait un brouet clair : il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La cigogne au long bec n’en put attraper miette,
Et le drôle eut lappé le tout en un moment.

Cette politique est plus profonde que celle de l’avare. Harpagon n’a inventé que le bon gros pâté au pot, bourré de marrons bien lourds, afin d’abattre l’appétit dès le premier service ; du moins ses hôtes pourront dîner. Harpagon ordonne au valet de ne verser du vin qu’après qu’on en aura demandé deux ou trois fois, et de porter toujours beaucoup d’eau ; encore ne va-t-il pas boire dans leurs verres.

Mais, en revanche, que notre avare est empressé, obséquieux, agréable chez les autres ! Comme il sourit gracieusement à son hôte ! De sa dernière ladrerie, nul souvenir. L’avare effronté est un effronté parasite. Intéressé, effronté, obséquieux, parasite, nous ne faisons jamais que décrire le courtisan. Il est heureux, il va dîner aux dépens d’autrui.53 Il accepte au premier mot. « Avec ses amis il ne fait pas cérémonie. » Il est exact à l’heure dite ; il n’est pas venu, « il a couru. » Il se répand en compliments, loue très fort la politesse « de la cigogne, trouve le dîner cuit à point », passe sa langue sur ses lèvres, « se réjouit à l’odeur de la viande » déjà toute coupée, et qu’il croit friande. « Bon appétit surtout, renards n’en manquent point. » Panurge était, comme lui, toujours prêt à dîner, « ayant nécessité urgente de se repaître, dents aiguës, ventre vide, gorge sèche, appétit strident. Tout y était délibéré, si on voulait le mettre en oeuvre, et c’était baume de le voir briber. »

Il y a beaucoup de ressemblance entre les deux personnages. La Fontaine est parent de Rabelais et leurs héros ont un air de famille. Le héros dont il s’agit est tout Gaulois, et vous le retrouverez presque entier dans Scapin, Gil Blas et Figaro. Panurge, quand venait le danger, « s’enfuyait le grand pas, de peur des coups qu’il craignait naturellement. » Notre Panurge à quatre pattes se tient de même à l’écart, expose à sa place le loup son bon ami, fait l’innocent, l’ignorant, allègue que ses parents pauvres ne l’ont pu faire instruire, « n’ayant qu’un trou pour tout avoir », tandis que « ceux du loup, gros messieurs, l’ont fait apprendre à lire. »54

Un instant après, quand le loup a bien emboursé les bénéfices de l’expérience, « et gît à terre mal en point, sanglant, gâté », il lui commente d’un fort grand sang-froid une maxime de morale. C’est double plaisir qu’une telle aventure : « Le galant y voit deux profits, son bien premièrement, et puis le mal d’autrui. »

Quelquefois il échoue. Cela n’arrive-t-il pas aux plus habiles ? « Tout ce grand raffinement, dit La Bruyère, n’est qu’un vice qu’on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune que la franchise, la sincérité et la vertu. »55

Mais jamais il ne perd contenance. Il trouve toujours une raison plausible pour conserver son masque d’honnête homme et son honneur de fripon. Il n’avoue pas que le coq l’a pris pour dupe, colore sa retraite et garde jusqu’au bout l’air galant et satisfait.56

D’autres fois il fait le grand seigneur « en dépit de ses dents » ; et quand le personnage de mendiant ne lui a pas réussi, il s’éloigne d’un air noble, dédaigne les raisins qu’il ne peut atteindre, les trouve « trop verts, et bons pour des goujats. »

Telle est la grandeur de ce caractère ; il invente plus d’expédients que le hasard d’obstacles ; il espère encore quand il n’y a plus d’espérance. S’il a perdu sa queue, il voudra se donner des compagnons.57 Il sait tout supporter, même le triomphe d’un imbécile. Point de colère ; il fléchit à l’instant le genou et appelle le nouveau roi par ses titres ; il a même voté pour lui. Il est sans humeur comme sans honneur : lorsqu’on veut se venger, on n’a pas le loisir de s’indigner.58

Il fait « son petit compliment » au saltimbanque qui est devenu monarque, lui représente ses droit royaux en bon sujet et en légiste exact, l’attire dans un piège, et, à l’instant, changeant de ton, le tutoie, le ravale jusqu’à la place infime d’où le pauvre hère n’eût jamais dû sortir.

Tel est le portrait complet du courtisan. Avide, impudent, dur, railleur, perfide, sans pitié, mais spirituel, prompt, inventif, persévérant, maître de soi, éloquent, son métier a fait son caractère. N’ayant de revenu que celui des autres, il faut bien qu’il vive sur le public, et en particulier aux dépens du roi.

Au reste, l’ordonnance suivante, rédigée par Montesquieu, est l’abrégé de son histoire, et la définition de la cour :

« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu’il nous ont présentées et qui ont fait jusqu’ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont représenté qu’ils n’ont pas manqué, depuis notre avènement à la couronne, de se trouver à notre lever ; que nous les avons vus toujours sur notre passage, immobiles comme des bornes, et qu’ils se sont extrêmement élevés pour regarder sur les épaules les plus hautes Notre Sérénité. Nous avons encore reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe, qui nous ont supplié de faire attention qu’il était notoire qu’elles sont d’un entretien très-difficile ; quelques-unes même, très-surannées, nous ont prié, en branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des rois nos prédécesseurs, et que, si les généraux de leurs armées ont rendu l’Etat redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont pas rendu la cour moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec bonté, et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :

« Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième parti du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution sur chacun d’eux aussi juste que pourra.

« Ordonnons que toutes personnes qui s’exercent à des travaux vils et mécaniques, lesquels n’ont jamais été au lever de Notre Majesté, n’achètent désormais d’habits à eux, à leurs femmes et à leurs enfants, que de quatre ans en quatre ans. »59

De temps immémorial, c’est ainsi que le budget s’est fabriqué en France ; et nous suivons encore aujourd’hui le bel exemple de nos pères. Un grand gouvernement systématique et complet qui vit de ses sujets et fait vivre ses fonctionnaires, forme le réservoir où affluent toutes les bonnes choses ; et c’est là que les habiles vont puiser, quel que soit le régime. Les écrivains peignent chaque siècle ce concours, parce que chaque siècle il recommence. De là une certaine morale et de certains personnages. Le Rastignac de Balzac ressemble beaucoup au renard de La Fontaine, et on découvre bien vite les mêmes moeurs, sous des apparences différentes, dans la Comédie humaine, dans les Fables de La Fontaine et dans les Mémoires de Saint-Simon.

III, la noblesse [le prince du sang, le hobereau, le marquis]

Il n’y a pas de rois sans roitelets ; au reste, c’est l’esprit royal, transporté ailleurs, mais le même à tous les étages.

« Il semble qu’on livre en gros aux premiers de la cour l’air de hauteur, de fierté, de commandement, afin qu’ils le distribuent en détail dans les provinces. Ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté. »60

Ajoutons qu’ils payent d’avance en flatteries les flatteries qu’ils recevront. Les dieux mêmes ont chez eux ce commerce de servilité et d’arrogance. Quand Jupiter veut faire instruire son fils, l’Olympe entier applaudit et exagère : « Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop d’esprit ! » Mais on leur rend bien leurs adulations.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux moindres mâtins,
Au dire de chacun étaient de petits saints.61

Il n’y a pas même besoin d’être querelleur ; il suffit d’approcher du prince. Fussiez-vous un chien, et le chien d’une drôlesse, dès que l’héritier présomptif vous caresse, un maréchal de France devient votre serviteur, votre fournisseur, votre complaisant, car il peut avoir besoin de vous.

« Mlle Choin avait une chienne dont elle était folle, à qui tous les jours le maréchal d’Uxelles, de la porte Gaillon, où il logeait, envoyait des têtes de lapin rôties, attenant le petit Saint-Antoine, où elle logeait, et où le maréchal allait souvent et était reçu et regardé comme un oracle. Le lendemain de la mort de monseigneur, l’envoi des têtes de lapin cessa, et oncques depuis Mlle Choin ne le revit ni n’en entendit parler. »62

Mais quoi qu’ils disent ou fassent, leurs manières sont admirables. Ecoutons Borée, qui propose au Soleil de dépouiller un voyageur de son manteau. Je ne sache rien qui peigne mieux l’air dégagé et noble, la politesse élégante et digne. C’est M. de Sotenville invitant Clitandre « au divertissement de courre un lièvre » et, par-dessus le marché « lui baisant les mains ». Il ne propose pas rondement et nettement la partie de plaisir ; vis-à-vis d’un gentilhomme l’air réservé est toujours d’obligation, il faut que l’invité puisse se dégager sans effort ; on ne doit lui vanter un amusement qu’avec mesure et doute, ne pas l’entraîner, ne pas marquer un trop fort désir, ne pas le contraindre à la complaisance.

L’ébattement pourrait nous en être agréable, :
    Vous plaît-il de l’avoir ?63

Au reste, il y a des seigneurs de différents ordres et de différents caractères. Au premier rang est le petit prince provincial, glorieux d’être parent du roi, et qui croit que le monde a les yeux sur sa bicoque. L’éléphant reçoit le singe de Jupiter. Il commence avec une modestie affectée où perce la vanité satisfaite.

Mon cousin Jupiter, dit-il, verra sous peu
Un assez beau combat de son trône suprême ;
Toute sa cour verra beau jeu.
— Quel combat ? dit le singe avec un front sévère.
L’éléphant repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que le rhinocéros me dispute le pas,
Qu’Eléphantide a guerre avecque Rhinocère ?
Vous connaissez ces lieux ? ils ont quelque renom.
— Vraiment, je suis charmé d’en apprendre le nom,
Repartit maître Gilles : on ne s’entretient guère
De semblables sujets dans nos vastes lambris.64

Voilà de quel air on rebute les roitelets de province. Saint-Simon prend à peu près le même ton quand il conte « avec quel enchantement Dangeau se pavanait en portant le deuil des parents de sa femme, et en débitait des grandeurs », ou comment, étant devenu grand maître d’un ordre ridicule, il en faisait les cérémonies avec une majesté postiche, parmi les moqueries de toute la cour. — D’autres, avec des prétentions moindres, n’ont pas de moindres ridicules. Tel est l’ours, hobereau solitaire et rustre, que n’ont point attiré les fêtes de Versailles ; il est le seul qui conserve encore la rouille antique, pesant, disgracieux, morose. « Jamais, s’il nous veut croire, il ne se fera peindre. »65

Il est vrai qu’un jour il quitte son trou ; mais il ne devient pas pour cela homme du monde. C’est un manant qui entre en souliers ferrés dans un salon. Son voisin, par ses manières exquises, met encore dans un plus grand jour sa gaucherie et sa grossièreté.

    Seigneur,
Vous voyez mon logis.
Si vous voulez me faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait.
Ce n’est peut être pas
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai.
    L’ours, très-mauvais complimenteur.
Répond : Viens-t’en me voir.

Vous voyez qu’il est primitif, et qu’il n’a guère de style. Il est peu inventif, et ne se prodigue pas en conversation ; « en un jour il ne dit pas deux mots. » Pourtant il est bonne bête et fidèle, solide ami, se rabattant à des emplois de veneur ou de gendarme, comme en effet il lui convient. « Il va à la chasse, apporté du gibier, et quand son camarade dort, écarte les mouches. »66

C’est la consigne qu’il s’est donnée, il n’en démordra pas, et la gardera aussi lourdement qu’un Suisse. Aussi ses expédients sont médiocres, et quand il se mêle de raisonner, c’est un terrible tireur de conséquences. Une mouche s’était posée sur le nez de son ami ; il invente pour la chasser un stratagème fin, et s’en applaudit d’avance.

Je t’attraperai bien, dit-il, et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche.

Comme les misanthropes et les silencieux, il s’entête aisément d’une idée, et bâtit à ses frais pour étayer son système. Lorsque avec « sa serre » il a bien retourné le compagnon qui fait le mort, il invente judicieusement une raison de partir.67 C’est un cadavre. « Otons-nous, car il sent », il parle avec bon sens, et franchement, mais grossièrement et avec des tournures triviales, Il appelle la lionne « ma commère », tout comme s’il parlait à une bonne femme de village. Il lui demande, lorsqu’elle a perdu son lionceau, et qu’elle rugit de désespoir, « si tous les enfants qui lui sont passés par les dents n’avaient ni père ni mère. »68

Il appuie, et vigoureusement ; ce n’est pas lui qui, par ménagement, évitera d’employer les arguments personnels. « Si tant de mères se sont tues, que ne vous taisez-vous aussi ? » Voilà de la logique d’ours, bien étayée, mais peu consolante. S’il plaisante, c’est aussi en ours, d’un ton traînant, avec de grosses railleries, et une façon de congédier les gens qui n’appartient qu’à lui. Il répond aux aménités par un grognement rustique et des raisonnements carrés.69

« Comme me voilà fait ? comme doit être un ours. » Et promptement il tranche la controverse en mettant les gens à la porte. « Te déplais-je ? Va-t’en, suis ta route, et me laisse. » C’est de cette façon qu’il traite le grand Ulysse, son ancien ami, et, qui plus est, roi d’Ithaque. Quelle inconvenance scandaleuse ! — Tout va bien pourtant, tant qu’il ne se hasarde pas chez le roi. Encore n’y va-t-il que par convocation, et pour la cour plénière. Il eût mieux fait de rester chez lui, et d’apprendre que « dans un Louvre, fût-ce un vrai charnier », on ne doit jamais boucher sa narine.

Sa grimace déplut. Le monarque irrité
L’envoya chez Pluton faire le dégoûté.

Aussi bien il faisait tache dans la noblesse. Aujourd’hui elle a quitté ses champs, et laissé là ses moeurs. Il ne reste que les vilains à la campagne. Le gentilhomme vit dans les antichambres, les salons, les ruelles. Il est beau diseur, sémillant, important, importun, petit-maître. Acaste, le petit marquis de Molière, ressemble à la mouche de La Fontaine. Il papillonne avec son habit doré, comme la mouche avec ses ailes. Il a « du bien, il est jeune, il sort d’une maison qui peut se dire noble avec quelque raison », il assiste au petit coucher, il est bien vu du maître. Pareillement la mouche « hante le palais, s’assied à la table » du prince. La mouche, parmi ses titres de gloire, annonce qu’elle se campe sur la tête des belles, et baise leur beau sein, quand elle veut. »70

Acaste, « qui est fort aimé du beau sexe », parle plus discrètement, mais au fond insinue qu’il a le même privilège. « Les coeurs de haut prix » ne lui manquent pas ; encore faut-il qu’ils fassent « la moitié des avances. » Le gentilhomme avec son caquetage et la mouche avec son bourdonnement ont la même légèreté, la même fatuité, le même brillant et la même fin. Acaste est « un des mérites qui n’ont que la cape et l’épée », et pourra bien, après avoir hanté les palais et s’être assis à la table du maître, jeûner l’hiver dans ses terres ; et le pauvre bestion qui levait la dîme sur les dîners de Jupiter mourra aux premiers froids.

Mais, en ce moment71, son métier de parasite l’a engraissé ; il a reçu du roi titres et pensions. « C’est un dogue aussi puissant que beau, gras, poli », dont la tournure et l’air florissant font plaisir à voir. C’est par hasard qu’il est aux champs et rencontre le loup, maigre et hardi capitaine d’aventures. Il est citadin « et s’est fourvoyé par mégarde. » On ne le rencontre guère en de pareils endroits.

« Voudriez-vous, faquins, qu’il allât exposer son habit brodé aux inclémences de la saison, et imprimer ses pieds en boue ? »72

C’est un seigneur, on l’aborde humblement. Le pauvre coureur à longue échine débute par un compliment. Il n’a pas la maladresse de l’interpeller brusquement comme dans Phèdre73 et de lui dire du premier coup : « D’où te vient ton embonpoint ? » Il entre en propos, il lui fait compliment. Surtout il ne s’avise pas de le choquer gratuitement, en se disant plus brave que lui.

Aussi le chien répond avec un air de protection courtoise et de condescendance noble. Il donne au loup un titre honorable, l’appelle « beau sire. » Le principal mérite de Louis XIV et de son siècle fut l’établissement de cette politesse qui répand de l’agrément sur toutes les petites actions de la vie, et lie de prime abord des étrangers, même des ennemis. Ce chien, en chien poli et bien élevé, épargne l’amour-propre du loup, qui, dans Phèdre, fait lui-même l’humiliante confession de sa misère. Il la devance et l’adoucit. Il s’en charge et la rend générale et indirecte. Il plaint, non le loup lui-même, mais ses pareils.74 Il le console à demi de sa pauvreté, en lui rappelant que d’autres sont pauvres.

Mais sous ces dehors aimables on voit percer le grand seigneur dédaigneux, qui du haut de son luxe regarde en pitié « ces cancres, ces hères, ces pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim. » Dans Phèdre, le chien n’est qu’un valet de ferme, simple concierge, serviteur utile, « qui garde la porte, et, la nuit, défend la maison contre les voleurs. » Dans La Fontaine, il est premier gentilhomme de la chambre, huissier des entrées, chevalier de l’étiquette. Il doit « complaire à son maître », chasser les gens mal vêtus, les mendiants, tout ce qui n’est point digne d’être reçu dans la société choisie. Son office veut du tact, de la douceur, de la grâce, de la hauteur, tous les instincts et tous les talents de la noblesse de cour. Le chien romain est un grossier esclave, goinfre et vil, qui ne voit dans son métier que les profits de son ventre, trop heureux d’attraper « les morceaux que lui jettent les esclaves et les ragoûts dont personne ne veut. » Le chien français est plus délicat ; ses aubaines sont « des os de poulet et de pigeon, sans parler de mainte caresse. » Il ne décrit pas longuement sa servitude comme fait l’autre. Il en parle d’un ton léger et dégagé, comme un homme qui ne la sent plus, ou qui ne veut plus la sentir. « Ce n’est rien » ; ou du moins c’est « peu de chose. »75 Il n’y a pas fait attention, il ne sait pas ce qui lui a pelé le cou ; c’est « peut-être son collier. » Ce peut-être est bien d’un courtisan, domestique d’âme encore plus que de corps. L’aventurier retourne au bois, et le seigneur regagne sa niche.

Le talent dans ce métier est d’être servile sans être bas. Ainsi l’on se respecte soi-même, et par exemple l’on n’oublie jamais ce que l’on doit à son estomac. Un homme de qualité déroge quand il fait mauvaise chère. C’est par point d’honneur plutôt que par gourmandise qu’il veut bien dîner. Voyez plutôt ce grand seigneur valétudinaire, la tête « emmanchée d’un long cou », qui près de la rivière promène sur ses longues jambes son long corps étique. Distrait, ennuyé, mélancolique, on dirait qu’il prend l’air par ordonnance du médecin. Son dîner est servi.76 « Il n’a qu’à prendre. » Mais jamais viande de vilain.

Moi ! des tanches ! dit-il, moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! Eh ! pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! Aux dieux ne plaise !

Insolence contre les choses, insolence contre les gens. Malgré sa politesse, le gentilhomme ne peut parler sans choquer, parce qu’il ne peut se rencontrer avec personne sans prendre le haut bout. Sa compassion est humiliante, parce qu’elle est un déguisement d’amour-propre. Pareillement ses souhaits sont une dérision, parce qu’ils sont une politesse d’égoïste. Le chêne plaint le frêle roseau, « dont le moindre vent courbe la tête », et qui porte avec peine le fardeau d’un roitelet ; mais c’est pour avoir le droit de se louer lui-même aux dépens de son pauvre voisin, de se comparer au Caucase, de dire « qu’il brave l’effort de la tempête », d’opposer sa force à la faiblesse d’autrui.77

Des paroles de protection sont pour le protecteur un triomphe. Qu’il est doux pour le chêne d’offrir « l’abri de son feuillage » à qui ne peut en profiter ! L’orgueil savoure son plaisir à bon compte, et l’on se trouve ainsi généreux sans frais.

La Fontaine, a pris plaisir à résumer tous les traits de ce caractère et à mettre en scène le gentilhomme sous son vrai nom. Le digne seigneur, comme le héron, a soin de son estomac.78 Il regarde les jambons de son hôte, demande leur âge, loue leur mine, « les reçoit, et de bon coeur, déjeune très bien, comme aussi sa famille, chiens, chevaux et valets, tous gens bien endentés. »

Cela l’égaye et il s’humanise, il daigne causer, juger, entrer dans les questions intimes. Il a cette impertinence aisée et cette bienveillance offensante qui mettent le bourgeois à cent pieds au-dessous de lui.

La fille du logis, qu’on vous voie ; approchez,
Quand la marirons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?

Il a les façons conquérantes d’un homme du bel air qui ne se trouve pas fait « pour aimer à crédit et faire tous les frais. »

Disant ces mots, il fait connaissance avec elle.
    Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir :
    Toutes sottises dont la belle
    Se défend avec grand respect.

Il a l’instinct féodal, « commande chez l’hôte, y prend des libertés, boit son vin, caresse sa fille », traite son jardin en ville conquise. Poireaux et choux, planches et carreaux, toutes ces choses vulgaires et rustiques, sentant le travail et le fumier, ne sont bonnes qu’à être foulées et gâtées, Voici qu’on fait un trou à la pauvre haie, « non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie » ; « car il eût été mal qu’on ne pût du jardin sortir tout à cheval. » Le bonhomme regarde d’un air penaud et pour toute réclamation se dit piteusement que « ce sont là jeux de prince. » Mais « on le laisse dire. » Le vilain est toujours gent corvéable et taillable, bête de somme, un mulet, dit Richelieu, que son seigneur honore en lui mettant la bride et en le faisant trotter. Il plie le dos, se tait, et se retire avec cette maxime qu’il faut tâcher de n’avoir pas affaire aux puissances. Pour sentir la tristesse de cette résignation, mettez en regard l’indépendance du franc-tenancier anglais, ou du libre paysan de Hollande.

« Un jour le roi de Bohême réfugié en Hollande, étant à la chasse, et par hasard ayant entré, suivant un lièvre, avec des chiens et des chevaux dans un petit champ qu’on avait semé de quenolles (navets), le fermier du lieu, en son habit de fête de drap d’Espagne noir, avec une camisole de ratine de Florence, à gros boutons d’argent massif, courant avec un grand valet qu’il avait à la rencontre du prince, ayant chacun une grande fourche ferrée à la main, et sans le saluer, lui dit en grondant : « Roi de Bohême, roi de Bohême, pourquoi viens-tu perdre mon champ de quenolles que j’ai eu tant de peine à semer ? » Ce qui fit retirer le roi tout court, lui faisant des excuses, et lui disant « que ses chiens l’avaient mené là malgré lui. »79

Vous voyez par ce contraste qu’une petite fable peut peindre un peuple et une aristocratie.

IV, le curé — le moine

Il fallait donner le pas au seigneur du village : il est bon de garder l’étiquette, et nous devons maintenir les rangs dans cette procession de portraits.

Maintenant,

Notre curé suit son seigneur ;
Tous deux s’en vont de compagnie.

La Fontaine est ici dans la tradition, c’est-à-dire peu respectueux. Le nom de son curé, messire Jean Chouart, a déjà été appliqué par Rabelais80 à un objet médiocrement ecclésiastique.

Le clergé en France, quoique décent et régulier, n’est point le favori du public. On ne voit en lui qu’un corps de fonctionnaires, préfets et sous-préfets du dogme et de la morale ; nous ne les faisons pas, nous les recevons d’en haut comme aussi le dogme et la morale ; c’est pourquoi, à leur endroit, nous restons froids, quoique dociles. D’ailleurs et foncièrement, la race n’est point religieuse, c’est-à-dire sérieuse et sujette aux alarmes de conscience, mais sceptique, railleuse, prompte à ramener les privilégiés à son niveau, à chercher l’homme sous le dignitaire, à croire que, pour tous comme pour elle, le grand objet de la vie est l’amusement ou le plaisir. La France a toujours été « de la religion de Voltaire. » La Fontaine ne fait que reprendre et sans aigreur les plaisanteries du moyen âge. Son messire Jean Chouart est gai, jovial, exploite son mort, et lui débite en vrai marchand toute une provision de cérémonies, « des psaumes et des leçons, et des versets, et des répons. » Il vide sur lui toute sa boutique. Il y a dans ce récit beaucoup de malice, mais point de méchanceté.

Un mort s’en allait tristement
S’emparer de son dernier gîte.
Un curé s’en allait gaîment
Enterrer ce mort au plus vite.

On devient insensible par habitude ; et que de choses n’excuse pas le métier ! En ce moment il excuse la satire chez La Fontaine.

Monsieur le mort, j’aurai de vous
Tant en argent et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts.81

Ne sommes-nous pas tous faits de la sorte ? On ne voit d’abord dans son emploi que ce qu’il a de généreux et d’utile. On est prodigue d’enthousiasme et de dévouement. Cette belle source tarit vite ; on songe à soi, après avoir songé aux autres. On devient homme de ménage. On calcule de petits profits qui payeront de petits plaisirs. Le bonheur est-il autre chose que le bien-être ?

Il fondait là-dessus l’achat d’une feuillette
    Du meilleur vin des environs.

Messire Chouart est bon homme, il s’occupe aussi des autres, « de sa nièce assez proprette, de sa chambrière Paquette, qui doit avoir des cotillons. » Si le seigneur du village n’était pas mort, chacun voudrait être à sa place ; messire Chouart est certainement un voisin assez commode. « On peut bâtir sans crainte autour de sa demeure. » N’est-ce pas beaucoup ? La Fontaine plus que personne eût été son ami, et la feuillette n’eût point été de trop entre le fabuliste et le curé.

Il n’en est pas ainsi du moine, « du moine ocieux, dit Rabelais, qui ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur Evangélique et Pédagogue. » Il n’est pas fonctionnaire, comme l’autre ; c’est pourquoi aux yeux du peuple qui n’est ni superstitieux ni poëte, il passe pour un simple fainéant. Remarquer de quel air nos ouvriers, à Paris surtout, regardent ceux qui se montrent dans les rues en froc et pieds nus ; leurs gestes et leurs paroles expriment de toutes parts un étonnement malveillant qui va jusqu’au dédain, Ils sont à leur endroit et contre eux tout à fait positifs et utilitaires. Je n’ai pas besoin de dire que l’auteur des Contes a suivi là-dessus l’instinct du peuple. Il daube sur les moines, et encore mieux sur les nonnes.

    Ma muse met Guimpe sur le tapis,
Et puis, quoi ? Guimpe, et puis Guimpe sans cesse ;
Bref, toujours Guimpe et Guimpe sous la presse.

Et justement quand il promet de n’y plus revenir, il y revient. La Fontaine trouve que le moine n’a renoncé au monde que pour songer à soi, et que son abnégation n’est qu’égoïsme. Ecoutez les réponses de celui-ci. Que de raisons pour être charitable ! Ce sont des concitoyens, des députés du peuple rat.

    Ratopolis était bloquée.
On les avait contraints de partir sans argent.
    Attendu l’état indigent
    De la république attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.82

Mais le rat est un de ces ermites dont parle Jean de Meung, autre ancêtre de La Fontaine.

Ils se font pauvres, et si se vivent
    De bons morceaux délicieux
    Et boivent les vins précieux,
    Et la pauvreté vont prêchant,
    Et les grandes richesses pêchant…
    Nous sommes, si vous fait savoir.
    Cils qui ont tout sans rien avoir.

Le citoyen du fromage de Hollande est arrière-petit-fils de Faux-Semblant.

Quand je vois tout nus ces truands
Trembler sur des fumiers puants,
De froid, de faim, crier et braire.
Ne m’entremets de leur affaire.

Seulement il parle d’un ton plus doux.

    Mes amis, dit le solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus.
    En quoi peut un pauvre reclus
    Vous assister ? Que peut-il faire
Que de prier le Ciel qu’il vous aide en ceci ?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci.

« Dieu vous bénisse », formule admirable.

    Pour affubler sa renardie
    Du manteau de papelardie.

Le rat paye en prières, et, cet impôt acquitté, met les gens à la porte.

La Fontaine a voulu peindre tout au long ce portrait de l’hypocrite, et les grands moralistes du temps, Molière et La Bruyère, se rencontrent là-dessus avec lui. Ils mettaient un siècle religieux en garde contre la religion fausse ; on ne fabrique la mauvaise monnaie qu’à l’imitation de la bonne, et toute vertu a sa contrefaçon. La chapelle du roi se remplissait de courtisans quand il allait à la messe ; un jour qu’il y vint sans être attendu, il fut étonné de la trouver vide. La Fontaine raillait un vice naturel et officiel. Pour cela il a choisi le chat, à cause de sa mine papelarde et discrète, entre tous un chat vivant comme un dévot ermite, « un chat faisant la chattemite, un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras. » Ce dernier point ne manque guère dans le personnage. Tartufe aussi se nourrissait bien, « buvant à son déjeuner quatre grands coups de vin, et mangeant fort dévotement deux perdrix avec une moitié de gigot en hachis » ; il avait le teint fleuri et l’oreille rouge ; tous deux avaient profité du métier, et, quand on voit Grippeminaud jeter si prestement la patte sur les plaideurs et « les mettre d’accord en croquant l’un et l’autre », on juge qu’il est digne de son confrère. Mais il agit ici d’une façon trop expéditive pour montrer son caractère tout entier. Le voici maintenant plein et achevé, « archipatelin, vrai Tartufe », tout confit de mielleuses et pieuses paroles. C’est qu’il est pris au piège et demande secours au rat. Le rat est maintenant « son cher ami. » Il l’a seul « choyé » entre tous ceux de son espèce, et « à bon droit » ; il l’a chéri « d’une amour singulière », il l’a aimé « comme ses propres yeux. »

Je n’en ai pas regret, et j’en rends grâce aux dieux.
    J’allais leur faire ma prière,
Comme tout dévot chat en use le matin.83

N’est-ce pas le mot de l’autre, lorsqu’il rompt une conversation désagréable en remarquant qu’il est « trois heures et demie », et que « certain devoir pieux le rappelle là-haut ? » L’habitude est si forte, qu’une fois délivré, son langage reste dévot comme auparavant.

Penses-tu que j’aie oublié
Qu’après Dieu je te dois la vie ?

Ainsi, dans Sheridan, l’hypocrite anglais, Joseph surface, se surprend à faire de grandes phrases devant son ami Shake, A force de prêcher, on finit par ne plus pouvoir parler qu’en sermons.

V, la bourgeoisie — le turcaret, l’écolier, l’homme d’affaires, le magistrat, le médecin, le professeur, le marchand

Derrière le clergé et la noblesse, loin, bien loin, le chapeau à la main, dans une attitude respectueuse, marche le tiers-état, « frère cadet des deux premiers ordres » si on l’en croit, « simple valet » selon la déclaration des gentilshommes. Les bonnes villes, bourgeoisies et corps de métiers, ont envoyé leur députation de ridicules, et La Fontaine, qui semble un bourgeois quand il raille les nobles, semble un noble quand il raille les bourgeois. Et ce n’est pas ici la matière qui manque. Parlons-en tout à notre aise ; nous sommes de cette bande, et nous avons le droit de la montrer telle qu’elle est.

Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. Ses pareils d’Allemagne trouvent aujourd’hui une issue dans la religion, la science ou la musique. Un petit rentier de la Calabre, en habit râpé, va danser, et sent les beaux-arts. Les opulentes bourgeoisies de Flandre avaient la poésie du bien-être et de l’abondance. Pour lui, aujourd’hui surtout, vide de curiosités et de désirs, incapable d’invention et d’entreprise, confiné dans un petit gain ou dans un étroit revenu, il économise, s’amuse platement, ramasse des idées de rebut et des meubles de pacotille, et pour toute ambition songe à passer de l’acajou au palissandre. Sa maison est l’image de son esprit et de sa vie, par ses disparates, sa mesquinerie et sa prétention.

Il n’est point un Cincinnatus. C’est l’orgueil, d’ordinaire, qui fait le désintéressement. Un campagnard suisse ou romain qui à l’occasion devenait chef d’armée, arbitre de la vallée ou de la cité, pouvait avoir des sentiments grands, laisser le gain à d’autres, vivre de pain et d’ognons, et se contenter du plaisir de commander : sa condition le faisait noble. Comment voulez-vous que cette manière de penser naisse parmi nos habitudes bourgeoises ? Le bourgeois probe s’abstient du bien d’autrui ; rien de plus. Il serait niais de se dévouer pour sa bicoque. Les dignités municipales exercées sous la main de l’intendant ne valent pas la peine qu’on se sacrifie à elles ; échevin, maire, élu, il n’est qu’un fonctionnaire, fonctionnaire exploité et tenté d’exploiter les autres. Le noble orgueil et la générosité ont pour terres natales le commandement ou l’indépendance ; partout ailleurs poussent comme des chardons l’égoïsme et le petit esprit. On ne se pique pas de donner, mais de prendre. On tâche de n’être point dupe ; on se répète tout bas avec un rire sournois, qu’il faut tirer son épingle du jeu.

Echevin, prévôt des marchands,
Tout fait sa main ; le plus habile
Donne aux autres l’exemple, et c’est un passe-temps
De les voir nettoyer un monceau de pistoles.
si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l’argent, et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il n’est qu’un sot.
Il n’a pas de peine à se rendre.
C’est bientôt le premier à prendre.84

Nos bourgeois s’assemblent. Mais les moeurs et les délibérations varient suivant les communes. D’abord, vous voyez la grosse cité, les gras bourgeois mangeurs et bruyants (en ce temps-là il y en avait encore), qui partent pour la bataille, le visage frais et fleuri, avec force vivres dans leur bissac. Il faut admirer le bourgmestre.

    C’était un maître rat,
    Dont la rateuse seigneurie
S’était logée en bonne hôtellerie,
    Et qui cent fois s’était vantée
    De ne craindre ni chat ni chatte,
    Ni coups de dents, ni coups de patte,
Dame souris, lui dit ce fanfaron,
    Ma foi ! quoi que je fasse,
Seul je ne puis chasser le chat qui vous menace.
    Mais assemblons tous les rats d’alentour :
    Je lui pourrai jouer d’un mauvais tour.

Voilà bien l’homme content de lui-même, qui préside le conseil et porte sur ses larges épaules toute la chose publique. Son dernier mot veut être malicieux, et il essaye à la fois de faire l’important et l’homme d’esprit. Il court à l’assemblée des rats gastronomes, et arrive « les sens troublés, et tous les poumons essoufflés. » Le gros petit homme est d’un tempérament sanguin et asthmatique. Walter Scott l’a retrouvé dans son Quentin Durward. Il propose l’affaire. « La guerre est votée d’acclamation. »85

On court aux armes. « Quelques rates, dit-on (entendez des échevines), répandirent des larmes. » N’importe, les maris sont trop contents de se croire gens de guerre. Ils se sont monté la tête avec leur projet héroïque. Ils y tiennent et l’achèveront. En attendant, ils s’équipent, sans oublier ce qu’ils connaissent le mieux, ce qui est essentiel, j’entends la victuaille. « Chacun met dans son sac un morceau de fromage. » La Fontaine garde jusqu’aux plaisanteries fanfaronnes et au ton trivial de ces recrues improvisées qui, « l’esprit content, le coeur joyeux », vont à la guerre « comme à la fête » et promettent « de risquer le paquet. » Mais, quand le chat s’avance en grondant, les galants chevaliers du beau sexe reprennent subitement leur circonspection commerciale, et font « une retraite fortunée », laissant leur bonne amie entre les pattes du matou. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur l’esprit militaire de la bourgeoisie : à la vue du prince elle rentre dans son trou. Qu’elle y reste, car elle n’est guère plus habile en diplomatie. Le seigneur du pays l’a longtemps taillée et foulée à merci. « C’est sur eux qu’il fondait sa cuisine. » « Viviers et réservoirs lui payaient pension. » Mais le voilà vieux, et la pension se fait attendre ; en conséquence, il prend tout d’un coup le ton familier, et se fait populaire. Il tire à part l’écrevisse « sa commère », et l’envoie charitablement avertir les poissons que dans huit jours le maître de l’étang pêchera. Voyez le trouble de ce pauvre peuple, cet empressement, ce désordre d’esprit, ces questions accumulées, cette confiance précipitée. Ces pauvres bonnes gens ne sont guère politiques ; ils sont faits pour être mangés et le prouvent surabondamment par leurs actions.

         Grande est l’émeute.
    On court, on s’assemble, on députe
    A l’oiseau : Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis ? Quel est votre garant ?
    Etes-vous sûr de cette affaire ?
N’y savez-vous remède ? et qu’est-il bon de faire ?86

Ils se jetteraient volontiers dans son bec, et s’y jettent en effet. La bourgeoisie fera bien de laisser l’administration comme la guerre aux seigneurs.

Quand ils ne sont pas à plaindre, ils sont ridicules. Tracassiers, importuns, bavards, ils s’agitent pour une vétille.

Le soleil, à leur dire, allait tout consumer.
    Il fallait promptement s’armer,
    Et lever des troupes puissantes.
    Aussitôt qu’il faisait un pas,
    Ambassades coassantes
    Allaient dans tous les Etats.
    A les ouïr, tout le monde,
    Toute la machine ronde
    Roulait sur les intérêts
    De quatre méchants marais.87

Ils sont inconstants, mécontents par état, frondeurs, faiseurs de remontrances, fatigants, obstinés, insupportables, et par-dessus tout impertinents et poltrons. Ils se lassent de « l’état démocratique » ; et, quand Jupin, fatigué de leurs clameurs, leur donne pour roi « un bon sire, tout pacifique », la gent « sotte et peureuse » va se cacher dans tous les trous, jusqu’à ce qu’elle redevienne familière et insolente. Pourquoi sont-ils si déplaisants ? Quand le roi des dieux leur envoie une grue « qui les tue, qui les croque, qui les gobe à son plaisir », on est presque du parti de la grue et de Jupiter.

Ces ridicules, propriété publique de la bourgeoisie assemblée, sont encore la propriété privée du bourgeois rentré dans sa maison. Les conditions font les caractères, car le caractère n’est que l’ensemble des sentiments habituels, lesquels naissent de notre état journalier. Nos occupations et nos habitudes sont comme une température morale qui fortifie et redresse notre âme, ou l’affaiblit et la fait ramper. La fougère dans les climats chauds est un grand arbre, et chez nous une pauvre plante avortée. Le seigneur, entouré de respects, méprise les autres et se respecte lui-même. Il prend de soi et des autres l’opinion que les autres ont d’eux-mêmes et de lui. L’artisan, dans son étroite échoppe, attaché à son métier machinal, occupé tout le jour par sa pensée d’un écu, perd le sens du beau, l’aisance d’esprit, la hardiesse des désirs, et son âme se rapetisse avec ses pensées. Nous naissons tous et nous croissons d’un mouvement spontané, libres, élancés, comme des plantes saines et vigoureuses. On nous transplante, on nous redresse, on nous émonde, on nous courbe. L’homme disparaît, la machine reste ; chacun prend les défauts de son état, et de ces travers combines naît la société humaine.

Le bourgeois sait qu’il est bourgeois et s’en chagrine. Sa seule ressource est de mépriser les nobles ou de les imiter. Il se met au-dessus d’eux ou parmi eux « et se croit un personnage. » Cet orgueil est raisonneur et esprit fort. Par exemple le rat s’étonne de voir tout le monde tourner la tête au passage de l’éléphant. Il réclame contre cet abus en théoricien spiritualiste : la grosseur et l’étalage ne font pas le mérite ; l’animal raisonnable ne vaut point « par la place qu’il occupe », mais par l’esprit qu’il a. Il est clair que ce philosophe de grenier est un disciple anticipé de Jean-Jacques, et médite un traité sur les droits du rat et l’égalité animale.

Mais qu’admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?
Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
         D’un grain moins que les éléphants.

Voilà bien le ton aigre d’un plébéien révolté, et la suffisance pédante d’un penseur qui s’est dégagé des préjugés vulgaires. « Cela veut raisonner de tout, disait le duc de Castrie, et cela n’a pas mille écus de rente. »

Raisonner ! puissance et droit étrange, dont chacun commence à user, jusqu’à l’âne, qui se demande « à quoi bon porter les herbes au marché, et s’il faut pour cela interrompre son somme. » Il ferait mieux « de songer à attraper les morceaux de chou qui ne lui coûtent rien. »

    Car le chat, sortant de sa cage,
    Lui fit voir en moins d’un instant
    Qu’un rat n’est pas un éléphant.88

Quant au rat, il est réfuté à l’instant par un argument personnel. Le bourgeois frondeur, satirique, égalitaire, est rare au dix-septième siècle. Pour échapper à la roture, il ne se fait pas philosophe, mais noble. Nous n’avons guère alors de Jean-Jacques, mais plus d’un M. Jourdain.

Le mulet d’un prélat se piquait de noblesse.
    Et ne parlait incessamment
    Que de sa mère la jument,
    Dont il contait mainte prouesse
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
    Son fils prétendait pour cela
    Qu’on le dût mettre dans l’histoire.89

Cet âne, du moins, est encore un peu gentilhomme, et nous lui avouons que le ventre anoblit. Pour le singe, il s’invente au premier coup toute une parenté ; le Pirée d’abord, « son meilleur ami », puis « son cousin le juge maire. » Mais il n’est qu’un écervelé, et babille à tort et à travers. Voici la vanité sentencieuse, réfléchie, compassée, qui s’étale en discours étudiés. L’âne fait encore ici les frais de l’histoire.

    J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère :
Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot,
    L’homme, cet animal si parfait ? Il profane
    Notre auguste nom, traitant d’âne
    Quiconque est ignorant d’esprit lourd, idiot ;
    Il abuse encore d’un mot,
    Et traite notre rire et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous ! Non, non, c’est à vous de parler.
    A leurs orateurs de se taire.
Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens.
    Vous m’entendez, je vous entends,
    Il suffit. Et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
    Philomèle est au prix novice dans cet art.
    Vous surpassez Lambert. — L’autre baudet repart :
    Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles.90

Ces ânes se décernent à eux-mêmes un brevet. Que ne peut-on avec le nom de gentilhomme en prendre l’élégance ! Mais sous un habit de cour un lourdaud est plus lourd encore. Celui-ci veut imiter le petit chien qui jappe, donne la patte ; il prétend être baisé à son tour, porte son sabot tout usé sur le menton de son maître, l’en caresse amoureusement « non sans accompagner de son chant gracieux cette action hardie. »91 Décidément, son éducation est à refaire, et il faut y employer le grand maître, Martin Bâton.

Il n’est pas jusqu’aux travers du noble qui ne soient nobles. « Il n’y a rien de si délié, dit La Bruyère, de si simple, de si imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent. Un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes, comme un homme d’esprit. » Ainsi le simple gourmand n’a pas la délicatesse aristocratique. Il mange bien, mais pour manger bien, et non pour honorer son estomac. Le rat, « qui ne connaît l’Avent ni le Carême », est un joli petit gourmet, réjoui, tout rondelet, guilleret, et ne ressemble guère au héron dédaigneux et mélancolique. Il est simplement « messire », c’est-à-dire bon bourgeois, bien considéré et bien renté, médiocrement digne ; à peine invité par un inconnu, et d’une façon sommaire, il accepte.92 L’oiseau de qualité n’eût pas promis si vite ; il eût craint de se compromettre, et eût vérifié le rang de son hôte. Il eût trouvé l’invitation laconique, et l’eût voulue plus respectueuse : son dîner est une affaire d’étiquette. Messire rat n’y fait pas tant de façons.

On imiterait encore plus aisément la gourmandise du seigneur que son impertinence : car il n’est gourmand que par accident, tandis qu’il est impertinent par nature. Nulle bête ou plante bourgeoise n’attrapera ce ton de compassion humiliante et cette quiétude de vanité bienheureuse qu’avait si naturellement le chêne. Le pot de fer n’est qu’un capitan qui propose son escorte.93

Les plaisanteries du bourgeois riche ne sont que grossières. Saint-Simon prend un autre ton pour railler « la plume et la robe. » Nous n’avons ici qu’un Turcaret.

    Mon ami, disait-il souvent
         Au savant,
    Vous vous croyez considérable ;
    Mais dites-moi, tenez-vous table ?
Que sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.

Ce sont là des mots appris, et de l’esprit ramassé dans les carrefours ; il a volé ses idées comme sa richesse. Cet homme n’estime en soi que « l’argenterie de sa table, le grand nombre de laquais qui le suivent, les six bêtes qui le traînent » ; et il a raison. Il est politique comme le Giton de La Bruyère, mais toujours sot et brutal. Ces sortes de gens se croient capables de mener l’Etat parce qu’ils le volent ; ils présentent leurs prodigalités d’égoïstes comme des bienfaits de, citoyens :

         La république a bien affaire
         De gens qui ne dépensent rien !
         Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
         Et celle qui la porte.

Ce gros rire libertin n’est qu’une fanfaronnade de mauvais goût. Le parvenu se croit expert et vainqueur en toutes choses, en matière de femmes comme en fait de politique ; il est jusqu’au ventre en la litière ; mais il a beau faire, on devine son père l’âne. En voyant sa lourdeur et sa suffisance, chacun est disposé à le renvoyer au moulin.

L’impertinence est plus naïve dans le jeune homme « que ses parents, gros messieurs, ont fait apprendre à lire » ; mais elle est toujours ridicule, parce qu’elle manque de convenance. Le ridicule n’est que la disproportion. Dans le seigneur, le rang et la vanité sont d’accord ; c’est pourquoi l’orgueil, quoique offensant, reste noble. Dans le bourgeois, l’outrecuidance et la condition font contraste ; c’est pourquoi son arrogance, quoique excusable, fait pitié. Voyez le souriceau qui commence comme un poëte épique.94 Quant au rat son confrère, il fait comme l’écolier de Faust. Du haut de son expérience improvisée, il contemple avec mépris la génération arriérée qui le précède, et sourit d’un air de grand homme, savant et pédant, en pensant à son père, « pauvre sire qui n’osait voyager, craintif au dernier point. » Cette vanité de bourgeois lui porte malheur. Qu’il renonce à l’impertinence ; qu’il rentre dans son caractère et se contente d’être lui-même ; qu’il redevienne homme de ménage ; il cessera de prêter à rire, et peut-être, un jour, se moquera du seigneur.

L’animal bourgeois par excellence est la fourmi : sèche, discrète, prudente, active, ménagère, qui se remue, trotte, range, amasse et cherche encore sans autre but qu’amasser, sans autre plaisir qu’agir ; d’un esprit net, ferme et pratique, qui raisonne avec autant de précision qu’il calcule, railleur comme un homme d’affaires, incisif comme un avocat.95 Mais elle préfère encore les profits aux épigrammes.

Adieu je perds mon temps ; laissez-moi travailler.
         Ni mon grenier ni mon armoire
         Ne se remplit à babiller.

Peu prêteuse du reste, et dure comme une marchande ; ses réponses emportent la pièce96 : « les mouches de cour sont chassées, les mouchards sont pendus » : voilà les comparaisons polies dont elle régale la mouche. Elle va droit au fait, et trouve les arguments personnels : dans six mois « vous mourrez de faim. »

L’esprit positif arrive naturellement à la réfutation insultante. Celui qui n’a pas épargné sa peine ne plaint pas celle des autres. Il n’a pour les misérables qu’une indifférence froide, et pour les dépensiers qu’un mépris moqueur.

Vous chantiez, j’en suis fort aise :
Eh bien ! dansez maintenant.

Ce désir du gain, cet esprit d’économie est dans tous les métiers, à tous les étages. Juges, médecins, maîtres d’école, commis, avocats, charlatans, sous tous les habits il se cache ou se découvre. Le noble a fait fortune en se donnant la peine de naître. Sa qualité lui épargne trente ans de travail, d’assujettissement et d’ennui ; il peut avoir l’âme généreuse et large. Mais l’homme du tiers, qui n’a rien, qui n’est rien, et ne parvient qu’à force de labeur, reçoit en naissant un joug qui courbe sa pensée vers les soucis d’argent et de place, qui devient une partie de lui-même, et qu’il garde par habitude, lors même qu’il a gagné le droit de s’en délivrer.

Pour bien connaître le juge, il faut voir d’abord le tribunal, l’enquête, les témoins, la chicane.97

La Fontaine sait tous les termes spéciaux, tout le détail le voit et le fait voir, nomme les frelons demandeurs, et les abeilles « leurs parties. » C’est par cette précision et cette minutie que des oeuvres d’imagination deviennent des documents d’histoire. « On traduit la cause » devant une certaine guêpe ; les témoins viennent, reviennent, sont entendus ; la cause est remise à huitaine, et jusqu’à plus ample informé. Procès-verbal est dressé des circonstances et caractères physiques qui peuvent éclaircir le point de fait : on constate qu’autour des rayons de miel en litige « des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, de couleur fort tannée, ainsi que les abeilles, avaient longtemps paru. » Vous croiriez que vous écoutez le résumé d’un président ; la description a l’air transcrite d’un journal du palais. Mais nous n’avons encore « que les contredits, les interlocutoires, le fatras et le grimoire » de la procédure, et tout l’attirail de la pratique. Un peu plus loin vient l’avocat qui a pris ses grades, et tient boutique de démonstrations, injures, amplifications, exclamations et mouvements d’indignation.98

Il s’échauffe, il s’enroue, il s’élève au style sublime, il assène les insultes populacières, le tout pour un os, c’est-à-dire pour des gages. Le loup est procureur du roi, appelle l’âne « pelé, galeux », demande la tête du coupable, et veut sauver la société. Ainsi précédé et annoncé, le juge s’avance avec une majesté solennelle, et voici l’abrégé d’un jugement :

Perrin fort gravement ouvre l’huître et la gruge,
         Nos deux messieurs le regardent.
Ce repas fait, il dit d’un ton de président
Tenez, la cour vous donne, à chacun une écaille,
Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.99

Le médecin va au même but que le juge, mais par d’autres voies. Il ne s’agit jamais « que de happer le malade. » Un métier, selon le mot de Molière, est un moyen de traire les hommes. Le loup s’en vient donc

         A pas comptés,
    Se dit écolier d’Hippocrate,
Qu’il connaît les vertus et les propriétés
    De tous les simples de ces prés ;
    Qu’il sait guérir, sans qu’il se flatte,
Toute sorte de maux. Si don Coursier voulait
    Ne point céler sa maladie,
    Lui loup, gratis la guérirait.
    Car le voir dans cette prairie
    Paître ainsi sans être lié
Témoignait quelque mal, selon la médecine.100

Voilà comment on se fait une clientèle. Mais aussitôt que don Coursier se dit malade, il tombe en puissance de médecin, et l’Hippocrate improvisé l’endoctrine en l’appelant « mon fils. » Ce ton paternel et magistral n’empêche pas la servilité des manières ni l’emphase du programme. Le loup tire de sa poche son prospectus et l’offre humblement. Il a « l’honneur de servir nos seigneurs les chevaux, et fait aussi la chirurgie. » C’est que, si le médecin a le droit de dire « mon malade », le malade a le droit de dire « mon médecin. » Chacun des deux appartient à l’autre ; du chaland et du marchand on ne sait qui est le maître, et qui est le serviteur. De là un ton ambigu, un patelinage mêlé de commandement, un air d’autorité et d’humilité tout ensemble. Là est la misère des conditions moyennes. Les extrêmes s’y assemblent et s’y heurtent ; les couleurs s’y effacent l’une l’autre, et l’on n’a qu’un tableau ennuyeux et choquant. De là vient la laideur du monde moderne. Autrefois à Rome, en Grèce, l’homme, à demi exempt des professions et des métiers, sobre, n’ayant besoin que d’un toit et d’un manteau, ayant pour meubles quelques vases de terre, vivait tout entier pour la politique, la pensée et la guerre. Aujourd’hui l’égalité partout répandue l’a chargé des arts serviles ; les progrès du luxe lui ont imposé la nécessité du gain ; l’établissement des grandes machines administratives l’a écarté de la politique et de la guerre. La civilisation, en instituant l’égalité, le bien-être et l’ordre, a diminué l’audace et la noblesse de l’âme. Le bonheur est plus grand dans le monde, mais la beauté est moindre. Le nivellement et la culture, parmi tous leurs mérites, ont leurs désavantages : d’un paysage nous avons fait un potager.

Il est plus triste encore d’observer ce que devient la science tournée en métier. Les occupations nobles s’altèrent en devenant marchandises. Le sentiment s’en va et fait place à la routine. Une page de Virgile, que vous avez fait réciter à vingt écoliers pendant vingt ans vous touchera-t-elle encore ? Vous devez la lire tel jour, à telle heure ; l’émotion coulera-t-elle à point nommé comme quand on tourne un robinet ? Sous cette obligation, et sous cette régularité, l’esprit s’émousse et s’use, ou, si la vanité le soutient, il devient une mécanique de bavardage qui, à tout propos, hors de propos, part et ne s’arrête plus. Lorsque nous naissons, les forces de notre âme sont en équilibre. Qu’un métier soit un emploi utile de ces forces, un remède contre l’ennui, à la bonne heure. Mais, ainsi qu’une maladie, il rompt ce balancement exact. En développant un organe spirituel, il fait périr les autres. Le rôle accepté détruit l’homme naturel. C’est un acteur qui partout est acteur, et qui, une fois hors de son théâtre, est un sot.

         Le pédant, de sa grâce,
         Accrut le mal en amenant
         Cette jeunesse mal instruite,
Le tout, à ce qu’il dit, pour faire un châtiment
Qui pût servir d’exemple et dont toute sa suite
Se souvînt à jamais comme d’une leçon.
Là-dessus il cita Virgile et Cicéron,
         Avec force traits de science.
Son discours dura tant, que la maudite engeance
Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.101

Son défaut propre est de se perdre en maximes générales. Le pauvre homme n’est plus un homme, mais un livre, et quel livre ! un in-folio de morale.102

Voyant l’enfant dans l’eau, il le sermonne, il développe les suites fâcheuses de l’imprudence et plaint les parents et leur condition ; « Ayant tout dit, il mit l’enfant dehors. » Et remarquez que, s’il bavarde ainsi, ce n’est pas par amour-propre, puisqu’il est seul et qu’il n’y a personne pour l’entendre ; la harangue est maintenant sa forme d’esprit ; il ne peut parler qu’en sentences. Elles s’enfilent les unes au bout des autres en lui, sans qu’il y songe. Il commente, et s’il était dans l’eau lui-même, il commenterait encore. Avis aux commentateurs de La Fontaine ! et plaise à Dieu qu’ils puissent en profiter ! Il me faut une grâce d’état spéciale, et je cours risque d’être un des personnages de mon auteur.

Nous sortons des professions libérales, nous entrons dans les métiers. Les ridicules y sont les mêmes, et la grossièreté plus grande. On ment et l’on vend dans les uns comme dans les autres ; seulement ici les chalands sont plus lourds. Remarquez que La Fontaine est obligé d’inventer tout dans cette peinture de la société réelle ; ses modèles ne lui fournissent rien ; il transforme ses originaux pour les compléter, Voici par exemple dans Pilpay le discours des canards à la tortue :

« Ce n’est pas sans peine que nous nous éloignons de vous, mais nous y sommes obligés. Quant à ce que vous nous proposez, de vous emmener, nous avons une trop longue traite à faire, et vous ne pourriez nous suivre, parce que vous ne savez pas voler. Néanmoins, si vous nous promettez de ne dire mot en chemin, nous vous porterons ; mais nous rencontrerons des gens qui vous parleront, vous voudrez leur répondre, et ce sera votre perte. »

Dans La Fontaine, ils n’hésitent pas. Ce sont des commis qui montrent leur article. Il fallait bien faire le portrait du marchand.

         Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons par l’air en Amérique.
         Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez.
         Ulysse en fit autant…
Marché fait, les oiseaux forgent une machine.

A présent, nous savons la cause de cette amplification éloquente ; nos discoureurs avaient une raison pour citer Ulysse, on ne dépense pas tant de talent gratis. Les canards indiens sont des amis obligeants, les canards français ne sont que des entrepreneurs de transports.

Un peu plus loin viennent les fournisseurs « pressés d’argent, qui vendent la peau de l’ours sans l’avoir mis à terre. »

C’était le roi des ours. Au compte de ces gens,
Le marchand de sa peau devait faire fortune.
Elle garantirait des froids les plus cuisants,
On en pourrait fourrer deux robes plutôt qu’une.103

Peut-être, dans Rabelais, la faconde intarissable de Dindenaut, qui étourdit le chaland, ne le laisse plus respirer, le couvre, l’ensevelit, le noie sous un flux de paroles, est-elle une méthode commerciale plus heureuse. Le client rendu muet, assourdi, hébété, se trouve à demi vaincu. Mais, dans cette inondation d’éloquence affadissante, La Fontaine était forcé de choisir. D’ailleurs cette rudesse, ces gros mots ne lui convenaient pas. Il est discret et mesuré. Il ne se lance pas dans la polissonnerie fangeuse où Rabelais s’installe, éclaboussant tous les lecteurs. Il a les nerfs délicats ; « ses peintures sont légères. » Il n’écrit point pour des Gargantuas du xvie  siècle, videurs de brocs, mangeurs de tripes, tapageurs, batailleurs, à trognes rouges, bien membrés et charnus, occupés à s’empiffrer et à paillarder en plein soleil. Il change son personnage. Celui de Rabelais, Dindenaut, est le marchand conquérant, qui demande insolemment à son client s’il n’a pas nom Robin Mouton, et s’il n’est pas « le joyeux du roi. » Quand Panurge hasarde une timide objection : « Tes fortes fièvres quartaines, lourdaud sot que tu es. Par le digne voeu de Charrous, le moindre de ces moutons vaut quatre fois mieux que le meilleur de ceux que jadis les Coraziens, en Lusitanie, vendaient un talent d’or. Et que penses-tu, ô sot à la grande paye, que valait un talent d’or ? — Benoist monsieur, dit Panurge, ne vous échauffez en votre harnais. Bien tenez, voyez là votre argent. » Le singe de La Fontaine a des manières plus insinuantes et plus flatteuses. Il est très-humble serviteur du public, et danserait volontiers pour l’honneur.

         Votre serviteur Gille,
    Cousin et gendre de Bertrand
    Singe du pape en son vivant,
    Tout fraîchement en ville
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler :
Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller,
         Faire des tours de toute sorte,
Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs.
Non, messieurs, pour un sou. Si vous n’êtes contents,
Nous rendrons à chacun son argent à la porte.

VI, le paysan

Mais insensiblement nous sommes descendus d’un degré. Le marchand n’est plus ici qu’un opérateur, et la bourgeoisie devient peuple.

Quand on voit les gens du peuple tels qu’ils sont, on les admire à peu près autant que les autres, c’est-à-dire fort peu. Ils se sentent de leur condition, qui est basse, qui les met dans le fumier, dans la boue, et les assujettit aux actions comme aux instincts corporels, La Fontaine ne leur épargne pas les mots vrais, nomme les « hoquetons, les balandras, les jupons crasseux et détestables » ; il peint leurs jardins utiles, « chicorée, oseille, poireaux, maîtres choux, et tout ce qu’il faut pour mettre au potage » ; il montre le roulier embourbé qui jure et peste, et patauge dans le mortier qui enduit ses roues. Il n’arrange pas de touchantes et jolies pastorales à la façon de George Sand ; il n’a point pour but de réhabiliter les paysans, de faire sentir la poésie de la vie rustique. Il n’a pas peur des relavures, des mauvaises odeurs ; il se fait fermier, et s’est habitué à la sécheresse et aux saletés des idées positives. Un beau troupeau à ses yeux est « un troupeau en bon corps, bien broutant, rapportant tous les ans de très-notables sommes. » Il sait les prix de revient, et qu’un cochon coûte cher à engraisser.

    Il a mangé plus de son, sur mon âme,
Qu’il n’en tiendrait trois fois dans ce tonneau.

Une ferme est une manufacture qui transforme du fumier en herbe, en grain et en viande à tant pour cent de bénéfice, avec un capital dont il faut compter l’intérêt, avec des machines dont il faut compter l’usure. La plus mince chaumière est un atelier d’exploitation et d’administration où tout est tendu vers le gain et l’économie. A cela se réduit la prétendue poésie des moeurs villageoises. Cette pesante nécessité les rend durs pour autrui et pour eux-mêmes. Ils ne plaignent pas leur peine ; ils ne s’écoutent pas ; tel malade et goutteux mène sa goutte « tantôt fendre du bois, tantôt fouir, houer. » « Goutte bien tracassée est, dit-on, à demi pansée. » Tel ayant offensé son seigneur, se laisse « émoucher les épaules » de vingt bons coups de bâton avant de toucher à son précieux magot. Ils sont réfléchis en affaires, difficultueux, retors ; ils hasarderont leur peau, mais point leur « pécune. » Ils ne concluent un marché qu’après des préliminaires et des chicanes d’avocat ; « l’un allègue que l’héritage est frayant et rude, et l’autre un autre si. » L’argent est, à leurs yeux, d’un prix infini, parce qu’ils le gagnent avec une peine infinie. Ils se soucient médiocrement de leur femme malade ; mais, sitôt que leur vache enfle ou ne mange plus, ils sont hors d’eux-mêmes ; tout à l’heure, ils disaient au médecin de ne pas venir ; à présent, ils courent chez le vétérinaire comme au feu ; plaie de coeur ou de corps se ferme, plaie d’argent saigne jusqu’au bout. Alix, la ménagère, est élevée dans ces bons principes : elle a été débauchée par un voisin, et s’étonne de voir son mari en colère : « Je n’ai donné vos draps ni votre argent : le compte y est ; quel dommage ai-je pu vous faire ? » Vous voyez qu’ils ne sont pas trop délicats. Leur vie animale les réduit le plus souvent aux instincts de l’animal. Dans la retraite de Russie, le bonheur suprême était d’avoir une botte de paille, une place au feu et un verre d’eau-de-vie. Ceux-ci qui se privent et peinent dès leur jeunesse, doivent mettre la félicité dans la grosse abondance et la ripaille. On s’en aperçoit à leurs fêtes et à leurs noces ; ils s’emplissent et mangent en une journée le gain d’un mois ; ils se disent qu’il faut jouir au moins une fois dans la vie. Ce n’est que parmi eux qu’on trouve les régalades, « les frairies », comme dit La Fontaine, « la chérelie, la liesse, la bombance. » « Ils noient leurs soucis dans les pots. » Les citadins sobres et oisifs s’étonnent de cette ivrognerie ; c’est qu’ils n’ont point sué une après-midi d’été à scier des gerbes, dans la poussière âcre, avec la morne sensation de découragement que la fatigue enfonce dans tous les nerfs. Le vin est la littérature du peuple. « Ils chopinent, ils humectent volontiers le lampas », ils boivent la goutte pour remonter la machine intérieure qui est à bout, pour refaire leur gaieté qui s’en va. Ils n’ont pas l’odorat scrupuleux ni les sens dégoûtés. Leurs amours se sentent de leurs habitudes. La Fontaine les montre ayant chez eux « fortes femelles et d’assez bon aloi pour telles gens qui n’y raffinent guères. » Chacun d’eux vante la sienne comme il ferait de sa vache. « Tiennette n’a ni surot, ni malandre ; Jeanne a le corps net comme un petit denier. » Les gros mots trottent en pareil monde, et les actions brutales aussi. Tel troque sa femme ; tel court celle d’autrui ; tel bat la sienne ; un autre, trompé, « vendique son bien de couchette, lui chante goguette, l’appelle tout franc et tout net », je n’ai pas besoin de dire comment. Les femmes leur rendent « fève pour pois et pain blanc pour fouace. » Les gestes crus ne leur coûtent guère ; pensez à celui qui effraya le diable de Papefiguières. Pour que les moeurs puissent s’ennoblir, la pensée doit se développer ; ici l’esprit reste engourdi comme celui d’un cheval de labour, et pour les mêmes causes. Il faut bien que toutes les parties de l’homme se mettent en équilibre ; il mourrait si son intelligence ne prenait pas le train lent et monotone de son action. Si par hasard en lui une idée s’éveille, elle l’incommode ; elle bourdonne dans sa tête comme une mouche dans une chambre close ; Garo, au bout de deux minutes, se trouve las d’avoir réfléchi sur le gland et la citrouille : « On ne dort pas, dit-il, quand on a tant d’esprit. » Et il va dormir ; un bon somme vaut mieux que tous les raisonnements du monde. — Toute cette peinture est assez repoussante, grotesque surtout, donnant matière aux railleries ; La Fontaine ne s’en est pas fait faute ; il prend ses aises aux dépens de ces manants, meuniers, aubergistes, « de Philipot la bonne bête, des phaétons des voitures à foin, des âniers qui mènent en empereurs romains un coursier à longues oreilles. » Il sait leur langage familier, coloré, gouailleur, et le parle comme s’il était allé d’habitude aux foires de Troyes pour y échanger des gaudrioles et des quolibets. Si la poésie rustique coule dans Homère comme un vin pur et généreux, chez nous on croirait goûter un filet de vinaigre. On entend les voix aigres des péronnelles sous ces métaphores expressives et proverbiales.

Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne et pense être bien sage.

Ces quolibets manquent d’urbanité. Les paysans du bon pays de France sont gausseurs par nature, mais leurs plaisanteries ressemblent aux taloches qu’ils s’assènent quelquefois par plaisir dans leurs fêtes, et qui pourraient assommer un boeuf. Le meunier répond comme Sancho, en homme qui sait les proverbes. Il y a toute une littérature de village, composée de dictons, de bons mots, de petites phrases originales et précises, que la tradition conserve comme elle transmettait, au temps d’Homère, les magnifiques surnoms des dieux. Le quidam la sait aussi bien que le meunier.

Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers et conservent leur âne.
Nicolas, au rebourd, car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
         Beau trio de baudets !104

Apres, grivoises, ces plaisanteries ont le goût rude et piquant du cru, et sentent l’économie campagnarde :

         Ils usent leurs souliers !

Quiconque a vu les paysans marcher nu-pieds, leur chaussure à la main, pour la faire durer et s’en faire honneur à la ville, comprendra le sel rustique de ce bon mot. Cela touche au vif l’homme qui, pour rendre son âne « plus frais et de meilleur débit », l’a lié par les pieds et le porte comme un lustre. A la fin, il regimbe contre les conseils et devient têtu comme son baudet.

L’artisan est plus gai. Il n’amasse pas comme le paysan. Il n’a pas besoin de prévoir de loin, de craindre la saison, de calculer la récolte. Il vit sur le public, et laisse le gain venir, insouciant, bavard, hardi du reste, et jugeant son curé d’un air assez leste, en des matières où l’autre s’empêtrerait respectueusement, et s’agenouillerait, son chapeau à la main.

         Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ? ma foi, monsieur
    Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte, et je n’entasse guère
    Un jour sur l’autre ; il suffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année.
Chaque jour amène son pain…
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
    Qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.105

La Fontaine aussi est un rieur ; n’a-t-il pas appelé sa fable une comédie ? Mais au fond de toute gaieté il y a de la mélancolie. Ce qui est ridicule est laid, et, après l’avoir raillé, on finit par le plaindre. Quelqu’un a-t-il parlé des hommes avec plus de compassion, et de la vie avec plus de tristesse, que « le prince des moqueurs », Voltaire ? Candide est une plainte douloureuse aussi bien qu’une ironie amère ; et quand il gambade, comme il le dit à Mme du Deffant, c’est sur un tombeau. Nous oublions la grossièreté, la ladrerie, la stupidité de ce pauvre peuple. Nous le voyons porter toutes les misères et toutes les grandeurs du règne, et les bras roidis de fatigue, le front contracté par la douleur, se traîner vers son unique repos, la mort. La Fontaine ne songe à réhabiliter personne ; mais, quand vient l’occasion, il trouve ces traits pénétrants et cette pitié contagieuse qui prouvent qu’un homme d’esprit est aussi un homme de coeur.

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumière enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort et de douleur.
Il met bas son fagot ; il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts
Les créanciers et la corvée…
Il appelle la mort…

Au bout de la comique galerie rassemblée par La Fontaine, il faut mettre ce sombre tableau de Holbein.

VII, le peuple

Quel contraste entre cette fable et celle de Boileau !106

Que celle de Boileau est froide et abstraite ! Où sont les mots vrais, capables de toucher et de peindre ? Qui est-ce qui me montrera la chaumine du bûcheron bâtie de bois et de boue, ayant un trou pour cheminée, toute noire de fumée aveuglante ? Il n’y a que ce vieux mot tout rustique qui puisse peindre une pareille hutte. Il faut avoir vu les pauvres gens qui vont faire du bois pour entendre ce mot : couvert de ramée ; On y envoie les vieillards ; les enfants, les femmes, tous ceux qui ne sont capables que d’un petit travail. Et ils reviennent avec des bottes de branchages, plus longues et plus larges que leurs maigres corps, tellement qu’ils disparaissent tout entiers sous leur fagot. Ils remontent en se soutenant sur un bâton le long des pentes. Ils ne pensent pas d’ordinaire, ils souffrent simplement, et font effort d’un air morne. Mais, quand ils pensent, que peuvent-ils voir dans toute leur vie, sinon ce qu’a décrit La Fontaine ? Boileau n’en sait rien, il se contente d’un mot général, il ne voit pas le détail réel de leurs journées. « Jamais de repos » : ils se lèvent avant le jour, à trois heures du matin souvent, dans l’aube froide et humide. « Point de pain quelquefois : « rappelez-vous que souvent ils sont morts de faim sous Louis XIV, et que Mme de Maintenon en 1700 mangea du pain bis. A la veille de la Révolution, en pleine paix, ils gagnaient dix-neuf sous par jour, et le pain était aussi cher qu’aujourd’hui. « Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, les créanciers et la corvée » ; la taille au roi, la dîme au curé, les redevances au seigneur, tous les fardeaux de la société n’étaient que pour lui seul. Maintenant encore il vit à peine, « il se défend », comme disent les paysans des Vosges.107

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? » Un dîner de noces peut-être, et par-ci par-là une chopine de mauvais vin. — Voilà les traits poignants de la vérité prise sur le fait, qui distinguent si fort les personnages de La Fontaine de ceux de ses devanciers. Il n’a pas pris pour héros, comme Phèdre ou Esope, des êtres abstraits qui ne sont d’aucun temps et d’aucun lieu, sortes de porte-voix chargés de publier une morale. Il a été de son temps, il a peint les hommes qui l’entouraient tels qu’ils étaient. Je n’ai eu besoin que de réunir des traits épars pour reformer une société tout entière. Nous savons leurs conditions, leurs caractères, leur langage ; nous voyons leurs habits, leurs demeures ; nous entendons les inflexions de leurs voix ; nous suivons les mouvements de leurs âmes ; nous les connaissons, nous nous intéressons à eux ; j’étais tout à l’heure involontairement plein d’irritation, de mépris, de pitié, de gaieté ; j’aimais ou je haïssais ; La Fontaine nous menait à Versailles ; nous apercevions par une échappée Louis XIV en manteau royal, les seigneurs pliés en deux dans les antichambres, les courtisans accrochant une pension ou une survivance, les bourgeois à leur comptoir et dans leur hôtel-de-ville, le curé expédiant sa messe, le paysan au travail, las et roidi dans sa souquenille trouée. Est-ce que vous ne les avez pas vus ? Est-ce que vous ne savez pas maintenant comment le roi tient sa canne et se mouche ? Notre tête était pleine de formes, de couleurs, d’accents, de mouvements ; le spectacle des passions vivantes éveillait en nous des passions vivantes. Voilà la première vertu de la poésie ; on lui donne une idée, elle en fait un homme ; on lui apporte un cadre, elle en fait un tableau.

Quel tableau ? Ce ne sont pas simplement des personnages animés, Pierre ou Paul, que vous venez de voir, ce sont des types. Ce ne sont pas les individus avec leurs particularités personnelles et singulières, Louis XIV, M. le duc, l’abbé de Polignac, M. d’Antin qui nous intéressent, mais les caractères principaux qui résument la société humaine et l’histoire du temps, le roi, le noble, le courtisan, le bourgeois, l’artisan, le peuple. C’est un monde entier que nous voulons voir en quelques pages. Au fond, l’artiste est un philosophe, et le génie, dans le poëte comme dans le savant, n’a qu’un objet et qu’un emploi. La grande affaire de l’esprit humain, quelque voie qu’il prenne, est partout la connaissance des lois et des causes ; il n’est pas content tant qu’il n’a pas démêlé dans l’amas des événements épars les puissances permanentes et génératrices qui produisent et renouvellent le pêle-mêle changeant dont il est assailli. Il veut toucher les deux ou trois passions éternelles qui mènent l’homme, les quelques facultés maîtresses qui composent la race, les quelques circonstances générales qui façonnent la société et le siècle. Plus l’écrivain approche de ces conceptions, plus sa place est haute. Il est d’autant plus grand qu’il a manié des objets plus grands. En cela surtout consiste la différence des inventeurs, et des gens d’esprit ordinaires, celle qui sépare Molière de Marivaux, La Fontaine de Florian. Ceux-ci ont un style plus limé, une fable mieux ajustée, un arrangement plus ingénieux et plus exact. Marivaux trouvait Molière gros et grossier, bon pour le peuple, et prétendait suivre dans les recoins secrets du coeur des sentiments plus déliés et plus intimes. Florian, en manchettes de dentelles, discret, gracieux, coquettement tendre, aimable comme le plus aimable des abbés de cour, proposait aux dames mignonnes et fardées, en façon de fables, de jolies énigmes, et leur arrangeait un bouquet de moralités fades ; il peignait d’après l’Émile la tendresse conjugale, les leçons maternelles, le devoir des rois, l’éducation des princes. Sa tourterelle était une ménagère sentimentale108, sa fauvette une sage châtelaine adonnée aux arts, son hibou un d’Alembert rustique, son chien un gouverneur à la Jean-Jacques109, son lionceau un Grandisson irréprochable ; tous ses personnages allaient se retrouver dans Berquin. Qu’ils y restent. De petites sentences bien tournées, des détails fins, agréables à la curiosité des délicats ou des érudits, ne composent ni un monde ni un jugement sur le monde, et c’est un monde avec un jugement sur le monde, que La Fontaine nous a donnés.

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