(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Paul Bourget »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Paul Bourget »

M. Paul Bourget

La Vie inquiète.

I

Quand, il y a quelques années, parurent les premières poésies de M. Paul Bourget, on put s’étonner de les voir sortir de chez Alphonse Lemerre, l’éditeur spécial des Parnassiens, et qui s’est fait de leur nom une heureuse étoile. D’âge de Parnassien, M. Paul Bourget, tout jeune qu’il fût, n’était nullement de cette école de poésie qui ressemble à celle des Lakistes à peu près comme le lac d’Enghien ressemble aux lacs de l’Ecosse. Il n’y avait plus alors d’autres poètes sur la place que les Parnassiens, mais M. Paul Bourget ne faisait pas partie de cette troupe de descriptifs, qui, même quand ils ont du talent, se ressemblent tous au point de faire croire qu’ils ne sont qu’un, comme autrefois les députés de Vaugirard, et quoiqu’ils soient bien quarante, comme à l’Académie… M. Paul Bourget avait trop d’âme   à la vieille manière, qui est l’immortelle ! — pour s’enrégimenter parmi les travailleurs en poésie, parmi les hommes de la bagatelle poétique qui décrivent pour décrire, et font des vers… pour faire des vers. Lui, faisait des vers pour dire quelque chose. C’est un endolori, c’est un agité, c’est un inquiet, qui regarde plus dans son cœur troublé que dans de petites fleurs, roses ou bleues, pour en dessiner et en colorier les pétales. Malgré ses liaisons avec les Parnassiens, qui sont presque tous ses amis, et quoiqu’on porte toujours un peu sur sa pensée la peine de ses intimités, quoiqu’il ait même payé son passage chez Lemerre de l’obole de quelques sonnets, évidemment M. Paul Bourget ne semble pas fait pour jouer aux petites difficultés vaincues du sonnet, à ce sertissage du bijou ou du joujou poétique. Par sa nature, il doit répugner à cette forme essentiellement parnassienne du sonnet, à cette œuvre d’asthmatique qui, entre deux toux, place nettement son petit mot… Et puisque nous avons tous une famille littéraire quand nous sommes bien nés littérairement, et qu’alors nous ne nous mettons pas aux Enfants Trouvés des Écoles, l’auteur de La Vie inquiète s’apparente de loin à Henri Heine, et, de plus près, à lord Byron. Il le sait et même il s’en vante, c’est un Byronien. Mais être Byronien, ce n’est pas comme être Parnassien. Être Byronien, ce n’est pas être d’une École : c’est être d’une Race.

Et il est de celle-là. Il est justement de cette famille de poètes naturellement les plus antipathiques à l’esprit qui régnait alors, et qui ne concevait la poésie que comme il concevait la peinture et toutes choses, c’est-à-dire sans idéal, sans hauteur d’esthétique, sans spiritualité et sans grandeur. Qui ne sait que la plus triste et la plus basse réaction s’est faite contre lord Byron, contre son génie et sa gloire ?… Qui ne sait qu’on en a presque proclamé la déchéance, comme celle d’un gouvernement dont on était las ?… Théophile Gautier avait vécu toute sa vie de poète sans être Parnassien, mais les Parnassiens l’ont réclamé comme un des leurs et ils se sont mis à l’ombre de ses ailes, à cet homme qui n’en avait pas — à cet uomo di sasso d’Émaux et Camées. Eh bien, Théophile Gautier a été un des premiers à protester contre le génie de lord Byron !… Aurait-il osé écrire tout ce qu’il en disait ? Pour lui, c’était un passionné, quel crime ! Il n’avait ni la correction, ni la réalité, ni le mérite d’ouvrier, ni l’impassibilité des grands poètes qui croient que l’on peut donner des leçons de poésie comme de grammaire et de calcul. En vain avait-il enflammé la tête et fait battre le cœur à toute une génération, et à une génération autrement vigoureuse que celle qui lui a succédé, on comparait ses poèmes, pour l’effet, à de vieux sujets de pendule, et le Sélim de La Fiancée d’Abydos, par exemple, semblait presque aussi faux et aussi ridicule que le Malek-Adel de madame Cottin, Ces outrageantes sottises ont été dites ; Baudelaire a partagé l’opinion de Gautier, qu’il a nommé « l’impeccable ». Parmi les Parnassiens à la suite de Gautier, le byronisme de l’auteur de La Vie inquiète lui a-t-il été reproché comme l’infériorité attardée d’un autre temps et comme une impossibilité d’atteindre le niveau du sien ?… Les Écoles voient partout des Écoles. Comme elles vivent d’imitation, elles s’imaginent qu’on imite comme elles, qu’on a des partis pris comme elles, quand on n’obéit qu’à sa nature. Elles auraient certainement accusé Alfieri de byronisme s’il n’avait pas vécu avant Byron, et elles en ont accusé Alfred de Musset pour être venu après. Gozlan, qui n’était pas Parnassien, mais qui était surtout un homme d’esprit, a fait ce mot, qui n’est qu’une épigramme : « Alfred de Musset, c’est lord Byronnet. » M. Paul Bourget, qui, en beaucoup d’endroits, rappelle Alfred de Musset sans l’imiter, a peut-être été appelé « Byronnet » à son tour, par ceux-là qui veillent que la poésie ne soit que l’expression des réalités ambiantes, reproduites avec la scrupuleuse exactitude de la plus attentive impassibilité.

Mais que lui importe, du reste ! L’enthousiasme, je dirai plus, le fanatisme de M. Paul Bourget pour Byron, dont il descend par les sensations et par les sentiments, est assez grand et assez résolu pour ne pas souffrir d’un jugement qui le rapproche, même pour le diminuer, du grand poète qu’il admire le plus. Venu après de Musset et le grand Lamartine, traités si haut la main de négligés et d’incorrects par les brosseurs de rimes de ce temps, M. Paul Bourget, — que Théophile Gautier aurait cru rabaisser en le traitant d’éloquent et de passionné ; car il avait, Gautier, sur les éloquents et les passionnés, l’opinion que les citrouilles gelées pourraient avoir sur les boulets rouges et la poudre à canon, — M. Paul Bourget n’en restera pas moins Byronien de religion poétique, il ne changera pas l’âme qu’il a et ne se laissera pas étouffer dans d’ineptes systèmes et des poétiques de perdition. Ce Byronien, tombé comme la foudre en plein réalisme, est presque Byronien deux fois. Il a, chose singulière ! d’autres rapports avec son poète que ceux qui viennent de l’analogie des natures et des manières de sentir. Débutant à peu près au moment de la vie où lord Byron publiait ses Heures de Loisir, il avait cet avantage sur le Byron des Heures de loisir d’avoir déjà passé par les impressions que lord Byron ne connut qu’après Childe Harold. M. Paul Bourget revenait d’Italie et de Grèce ; plusieurs de ses poésies, et quelques-unes des plus belles, sont datées de Venise, de Florence, de Corfou. Ce que vit Byron jeune, il l’a vu plus jeune encore. Quelque chose de laissé par les cheveux bouclés de Byron dans les vents de la mer Égée a peut-être passé sur ses cheveux ! Les poètes sentent ces impondérables…

II

L’auteur de La Vie inquiète, qui n’a pas pris pour sa Muse l’anxiété, car on ne choisit pas sa Muse, quand on est un poète : on la subit, comme le cœur subit son vautour, n’était encore qu’un lyrique dont les poésies sont toujours belles quand elles sont marquées de cette personnalité byronienne avec laquelle il est né et qu’il ne doit à aucune imitation volontaire et servile. Dans ce recueil, où tout, malgré le titre qu’il porte, n’est pas cependant le génie cruel de l’anxiété dans la vie, ce malheur avant le malheur et qui nous gâte jusqu’à l’espérance, il y a (il faut bien l’avouer) çà et là, comment dirai-je bien ?… quelques parnasseries, qui, à mesure que le volume avance, disparaissent ; car ce livre est comme la vie, puisque c’est la vie d’un talent très jeune : à mesure qu’il avance, il se muscle et se virilise. Le Clown triste, la Nostalgie de la Croix, les Vers à l’auteur des Va-nu-pieds, Michel-Ange, les Vers écrits à Florence, et enfin ceux qui terminent le volume : À Leconte de Lisle, sont réellement des vers. Ils méritent ce superbe nom prostitué. Parmi toutes ces poésies lyriques où la personnalité de l’auteur jette plus énergiquement son cri, M. Paul Bourget a placé deux poèmes que je ne comparerai, certes ! pas aux poèmes étranges du grand homme qu’il adore, à ces merveilles d’invention qui s’appellent Le Giaour, Lara, Le Corsaire, etc., à ces chefs-d’œuvre d’impression pathétique et mystérieuse et de figures héroïques et fatales creusées dans l’imagination du lecteur comme aucun poète n’en creusa jamais à pareille profondeur dans l’imagination humaine… Non ! Ici, le Byronien n’a été qu’élégiaque. Il n’a cueilli que cette rose pâle dans la gerbe des roses noires ensanglantées de lord Byron· Il n’a pas osé, tout hardi qu’il est, mettre la main dans le buisson terrible. Son Georges Ancelys et sa Jeanne de Courtisols sont cet éternel sujet, repris par tous les poètes : la mort dans l’amour et par l’amour. Dans Jeanne de Courtisols, très supérieure selon moi à Georges Ancelys, les deux amants meurent tous deux du même sentiment ; ils meurent de n’avoir pas parlé, inconnus l’un à l’autre et méconnus l’un par l’autre. C’est l’Amour aveugle qui s’étrangle avec son bandeau… C’est un peu trop ingénieux, peut-être ; c’est, qu’on me passe le mot ! un peu trop deux tiroirs, un peu trop deux pendentifs. Mais il se glisse, au fond et le long de tout cela :

L’histoire des amours que je n’aurai pas eus !

un accent bien byronien, quand Byron est doux, et qui a son charme de tristesse voluptueuse et amère :

Où donc es-tu pendant que je suis à souffrir ?
Peut-être t’assieds-tu, joyeux, à quelque orgie.
Que n’ai-je les vertus de l’ancienne magie
Pour connaître où tu vis quand tu me fais mourir

Mais, après tout, et malgré la mélancolie de la touche du poète, ces deux poèmes ne donnent pas la valeur réelle, et que la Critique doive mettre le plus en relief, du livre et du talent de M. Paul Bourget. M. Paul Bourget est bien plus homme et bien plus poète quand il ne parle que de lui, de sa propre pensée, de ses propres sentiments, quand il ne chante que pour son propre compte, et quand lui, lui seul, s’agite dans les mystérieuses et prophétiques anxiétés de la destinée. Là est sa vraie supériorité. Sceptique comme lord Byron, — et c’est peut-être sa plus profonde ressemblance avec le grand poète qui accable toute comparaison, — sceptique comme Alfred de Musset et comme tous les enfants d’un siècle qui, du moins, avait sauvé du naufrage de son ancien spiritualisme l’honneur d’être sceptique encore, mais qui a fini par étouffer jusqu’au dernier éclair tremblant du scepticisme dans son âme, morte maintenant, morte toute entière sous l’athéisme contemporain, le douloureux inquiet de La Vie inquiète, qui, fût-il heureux, a de ces pressentiments et de ces incertitudes :

Peut-être vous cachez sous votre pur sourire
Des pleurs que j’essuirai des lèvres quelque jour…

mêle à tous les sentiments qu’il exprime ce scepticisme qui ne va à Dieu, dont on doute, que pour retomber à la créature dont on va douter ; car le scepticisme est la plus cruelle des anxiétés de la vie, c’est la plus formidable inquiétude, pour une âme ardente, qui puisse dévorer l’esprit et le cœur ! Seulement, — au lieu de lui en faire un reproche, à ce poète d’un temps meilleur dans ce temps mauvais, je lui en fais une gloire, — c’est cette inquiétude que l’auteur de la Vie inquiète a retrouvée.

Le temps actuel, bestialisé par l’indifférence et le matérialisme, ne la connaissait plus. Il nous a rappelé cette torture sublime… Il ne l’aurait pas eue que sa Vie inquiète n’aurait plus été la Vie inquiète, au même degré du moins, et que sa poésie aurait manqué de ce qui touche le plus en elle :

Heureux l’homme qui, jeune et le cœur plein de songes
Meurt sans avoir douté de son cher Idéal,
À l’âge où les deux mains n’ayant pas fait de mal
Nos remords les plus vrais sont de pieux mensonges.

Heureux encor celui pour qui tu te prolonges,
Ô sainte Illusion du rêve baptismal,
Et qui, sous l’humble abri de son clocher natal,
Vit et meurt dans la douce extase où tu le plonges.

Mais combien malheureux celui qui, comme moi,
Brise à moitié le joug et guérit de la foi
Sans guérir du besoin généreux du martyre !

Tel qu’un mauvais soldat exilé de son rang,
Il écoute le bruit du combat qui l’attire,
Et ne sait à quel Dieu dévouer tout son sang.

Certainement, il y a des inspirations plus hautes que le scepticisme de M. Paul Bourget et même que celui de lord Byron. Il y a l’inspiration de la foi religieuse, telle qu’elle est, par exemple, dans le livre divin (sans métaphore) des Harmonies, de Lamartine, Mais à côté, en descendant, il faut avouer que le scepticisme, quand il écrit de pareils vers, pénètre bien avant dans nos âmes !

III

Je l’ai dit, c’est une âme de poète que M. Paul Bourget. Il n’a pas effacé de son front ce grand et beau reflet de Dieu, qui s’y débat contre les ombres du doute quand tous les autres l’ont éteint sur le leur. Le matérialisme ne l’a point durci et n’en a pas fait le tailleur de cailloux qu’il faut être dans ce siècle de bijoux faux ou vrais, et dans lequel les poètes ne sont plus que des lapidaires. Il n’est pas l’ouvrier que Théophile Gautier se vantait si grossièrement d’être ; car les ouvriers, les rois de ce temps, si lâche devant eux, sont montés jusque dans la Poésie ! Ce n’est pas une flatterie, c’est une réalité… Lui, il comprend la poésie autrement qu’un ouvrage et le poète qu’un bon ouvrier. Il met au-dessus de tout le sentiment et la pensée, — dons de Dieu ! choses de naissance ! — et il croit aux privilèges de leurs douleurs. Lisez ces vers à Léon Cladel dans lesquels il les a proclamés, ces privilèges immortels que nous ne déposerons pas, nous, sur l’autel de la Démocratie, et que la Démocratie veut nous enlever, comme elle nous a enlevé les autres, pour en blasonner tous les va-nu-pieds et tous les couche-tout-nus du monde moderne et les élever au-dessus de nous, — au-dessus de tout ce qui est esprit et génie, — sur le pavois de la pitié ! Je ne puis m’empêcher de les citer, ces vers qui nous vengent et qui refont, en quelques traits puissants, l’éternelle hiérarchie bouleversée ;

— Eh bien, non ! — Tous ceux-là ne sont pas malheureux.
Leur pensée éveillée a-t-elle en sa tristesse
Devancé chaque coup qui les frappe et les blesse ?
Ils travaillent pour nous, mais nous sentons pour eux.

Toute l’humanité n’est qu’un seul être immense
Dont nous sommes le cœur, comme il en sont les bras,
Et nous savons leurs maux, mais ils ne savent pas
Le labeur idéal qui toujours recommence.

Proclamons-le ! — Les deuils se mesurent aux cœurs :
Notre raffinement fait seul une souffrance
Plus pitoyable, plus aiguë et plus intense
Que l’effort incessant des plus durs travailleurs.

Osons nous plaindre, à l’heure où le peuple qui monte
Semble nous refuser jusqu’au droit de souffrir.
Nous qui perdons le monde et nous voyons mourir,
Pleurons sur notre chute et n’en ayons pas honte.

Vous, artiste sincère et rude, avouez-nous
Que vous avez soufflé, comme un Dieu, votre flamme
Sur vos forts paysans qui vous doivent leur âme ;
Et s’ils ont un grand cœur, c’est votre cœur à vous !

IV

Je n’ai pas cité tout ce que j’aurais voulu mais tout ce que j’ai pu de La Vie inquiète, mais j’en ai cité assez pour juger le livre et la tendance du poète Les poètes, quoi qu’en disent les jeunes gens, qui ne se contentent pas des seuls profits de la jeunesse mais qui veulent jusqu’aux profits de ceux qui ne sont plus jeunes, les gloutons ! les poètes ne se brassent pas en quelques jours. L’Enfant sublime n’était qu’un enfant· Celui qui, dans l’ordre de la Poésie, représente le mieux la jeunesse interrompue d’Achille, Byron lui-même, Byron dont je viens de tant parler, n’a pas été poète du soir au matin. Dans ses Heures de loisir, il a tâtonné et trébuché. Je crois même qu’il est un peu tombé… mais pour se relever, comme son Mazeppa ! Homère est vieux. Ossian est vieux. Milton est vieux. Sophocle est vieux. Il faut toujours, pour faire un grand poète, du passé sur le cœur et sur la pensée…