Section 9, de la difference qui étoit entre la déclamation des tragedies et la déclamation des comedies. Des compositeurs de déclamation, reflexions concernant l’art de l’écrire en notes
On ne sçauroit douter que la déclamation tragique des anciens ne fut plus grave et plus harmonieuse que leur déclamation comique. Or la déclamation comique des anciens étoit déja plus variée et plus chantante que la prononciation ne l’étoit dans les conversations ordinaires. Quintilien dit que ceux qui joüoient la comedie imitoient bien en quelque chose la prononciation familiere, mais qu’ils ne la copioient pas en tout. Ils relevent, ajoute-t’il, leur prononciation par les ornemens et par l’élegance dont la déclamation comique est susceptible.
Platon après avoir dit que les poëtes qui vouloient composer des tragedies et des comedies n’y réussissoient pas également, ajoute : que le genre tragique et le genre comique demandent chacun un tour d’esprit particulier, et il allegue même : que les acteurs qui déclament les tragedies ne sont pas les mêmes que ceux qui recitent les comedies. on voit par plusieurs autres passages des écrivains de l’antiquité, que la profession de joüer des tragedies et celle de joüer des comedies, étoient deux professions distinctes, et qu’il étoit rare que le même homme se mêlât de toutes les deux. Quintilien dit qu’Aesopus déclamoit beaucoup plus gravement que Roscius, parce qu’Aesopus faisoit sa profession de joüer dans le tragique, au lieu que Roscius faisoit la sienne de joüer dans le comique. Chacun avoit contracté les manieres de la scéne à laquelle il s’étoit particulierement attaché. C’est le caractere qu’Horace avoit déja donné au second.
Lucien, dans son traité de la danse, dit qu’un acteur tragique se démene sur le théatre, qu’il s’y tourne et retourne comme un furieux, et qu’il y chante des complaintes supportables à peine dans la bouche d’une femme. Peut-on souffrir, ajoute Lucien, qu’Hercule couvert d’une peau de lion, et sa massuë à la main, vienne fredonner sur un théatre les vers qui contiennent le recit de ses travaux.
La définition que les anciens faisoient de la tragedie et de la comedie, et que nous avons rapportée en son lieu, suffiroit seule pour nous convaincre que leur maniere de reciter ces poëmes étoit très-differente. Je me contenterai donc d’ajoûter à ce que j’ai déja dit, que les acteurs qui joüoient la comedie n’avoient d’autre chaussure qu’une espece de sandale qu’ils appelloient socque, au lieu que ceux qui déclamoient la tragedie montoient sur le cothurne, espece de brodequin dont la semele étoit de bois, ce qui les faisoit paroître d’une taille fort élevée au-dessus de celle des hommes ordinaires au rapport de Lucien, de Philostrate et de plusieurs autres écrivains qui les voïoient tous les jours. Lucien nous apprend même qu’on leur matelassoit le corps afin que cette taille énorme parut du moins proportionnée, et ce qu’il nous dit sur ce sujet est confirmé dans une lettre attribuée à S. Justin, martyr.
Les habits, les masques et les ornemens dont on se servoit pour la representation des tragedies étoient encore differens de ceux dont on se servoit dans la representation des comedies. La décoration qui servoit à la tragedie ne pouvoit pas servir à la comedie. Celle qui servoit à la tragedie devoit representer des palais et d’autres édifices superbes, au lieu que celle qui servoit à la comedie devoit representer des maisons de particuliers et d’autres bâtimens simples. Enfin Horace et tous les auteurs de l’antiquité qui parlent en passant de la déclamation tragique des anciens, se servent d’expressions qui marquent qu’elle étoit ce que nous appellons chantante.
C’est par où l’attaquent ceux des auteurs anciens qui pour differentes raisons ne l’aimoient pas. Justin martyr, dans l’écrit que nous venons de citer la traite de grande clameur. L’auteur de l’écrit contre les spectacles des anciens qui a passé pour être de saint Cyprien, l’appelle illas magnas tragicae vocis infanias.
Tertullien dans le petit ouvrage qu’il a composé sur le même sujet, dit que l’acteur de tragedie crie de toute sa force. tragaedo vociferante, et Apulée se sert des mêmes termes pour dire la même chose : comaedus sermocinatur, tragaedus vociferatur. Le comedien recite ; mais celui qui joüe la tragedie crie à pleine tête. Lucien qui nous a conservé une description curieuse des personnages des tragedies et des comedies dans la conversation qu’il fait avoir à Solon avec Anacharsis, y fait dire à ce philosophe tartare que les acteurs de comedie ne déclamoient pas avec autant d’emphase que les acteurs qui recitoient des tragedies.
Aussi voïons-nous que Quintilien se fâche, qu’il invective presque contre les professeurs en éloquence qui faisoient chanter ou déclamer leurs écoliers comme on déclamoit sur le théatre. Il s’emporte contre les orateurs qui plaidoient au barreau de la même maniere. Ce n’est point par quelque aversion capricieuse contre les comediens que Quintilien défend aux orateurs d’imiter la déclamation théatrale. Quintilien n’avoit point plus d’aversion pour eux que Ciceron. Il nous dit que Démosthene avoit l’obligation au comedien Andronicus de déclamer aussi-bien qu’il le faisoit.
Il permet non seulement au jeune homme qui veut faire du progrès dans l’éloquence d’apprendre l’art du geste ; mais il consent encore qu’il prenne durant quelque-temps des leçons d’un comedien, et qu’il étudie sous ce maître les principes de l’art de la prononciation.
Dans un autre endroit Quintilien dit que son éleve doit se faire enseigner plusieurs choses par un comedien.
Je vais encore rapporter plusieurs passages des auteurs anciens que je crois propres à prouver mes opinions. Du moins éclairciront ils la matiere. On n’y a point fait jusques à present toute l’attention qu’ils meritoient, parce qu’ils sont comme ensevelis dans les choses, à l’occasion desquelles ces auteurs les ont écrits.
Nos passages s’attireront plus d’attention quand on les verra rassemblez, à cause du jour si propre à les bien éclaircir qu’ils se prêtent reciproquement.
Ceux qui ont quelque habitude avec l’ancienne Grece n’auront pas été surpris de lire que les poëtes y fissent eux-mêmes la déclamation de leurs pieces. musici… etc., dit Ciceron en parlant des anciens poëtes grecs qui avoient trouvé le chant et la figure des vers.
L’art de composer la déclamation des pieces de théatre faisoit à Rome une profession particuliere. Dans les titres qui sont à la tête des comedies de Terence, on voit avec le nom de l’auteur du poëme et le nom du chef de la troupe de comediens qui les avoit representées, le nom de celui qui en avoit fait la déclamation, en latin : qui fecerat modos. j’ai deja prevenu le lecteur sur l’usage qu’on faisoit ordinairement de ce terme.
C’étoit la coûtume, suivant Donat, que celui qui avoit composé la déclamation d’une piece mit son nom à la tête avec le nom du poëte qui l’avoit écrite, et le nom du principal acteur qui l’avoit jouée. Je cite ce passage suivant la correction de Gerard Vossius. Sur tout la déclamation des cantiques ou monologues qui s’executoit d’une façon très-singuliere, et que nous expliquerons, n’étoit jamais mise en musique par le poëte, mais par des hommes consommez dans la science des arts musicaux, et qui faisoient leur profession de faire representer les pieces dramatiques composées par d’autres. Ce sont ces artisans que Quintilien appelle artifices pronuntiandi dans un passage que nous allons rapporter. Mais Donat que nous venons de citer, dit : (…).
Ciceron se sert de la même expression, facere modos, pour designer ceux qui composoient la declamation des pieces de théatre. Après avoir dit que Roscius declamoit exprès certains endroits de son rôlle avec un geste plus nonchalant que le sens des vers ne sembloit le demander.
Après avoir dit que Roscius plaçoit des ombres dans son geste pour relever davantage les endroits qu’il vouloit faire briller, il ajoute : le succès de cette pratique est si certain que les poëtes et les compositeurs de déclamation s’en sont apperçûs comme les comediens. Ils sçavent tous s’en prevaloir.
Ces compositeurs de déclamation élevoient, ils rabaissoient avec dessein, ils varioient avec art la recitation. Un endroit devoit quelquefois se prononcer suivant la note plus bas que le sens ne paroissoit le demander, mais c’étoit afin que le ton élevé où l’acteur devoit sauter à deux vers de là frappât davantage. C’est ainsi qu’en usoit l’actrice à qui Racine avoit enseigné lui-même à joüer le rôlle de Monime dans Mithridate. Racine aussi grand declamateur que grand poëte, lui avoit appris à baisser la voix en prononçant les vers suivants, et cela encore plus que le sens ne semble le demander.
Si le sort ne m’eut donnée à vous, mon bonheur dépendoit de l’avoir pour époux.
Avant que votre amour m’eut envoïé ce gage nous nous aimions.
Afin qu’elle pût prendre facilement un ton à l’octave au-dessus de celui sur lequel elle avoit dit ces paroles : nous nous aimions, pour prononcer, seigneur, vous changez de visage. Ce port de voix extraordinaire dans la déclamation, étoit excellent pour marquer le désordre d’esprit où Monime doit être dans l’instant qu’elle apperçoit que sa facilité à croire Mithridate, qui ne cherchoit qu’à tirer son secret, vient de jetter, elle et son amant dans un péril extrême.
Pour entendre les passages des anciens, qui parlent de leurs représentations théatrales, il me semble necessaire de sçavoir ce qui se passe sur les théatres modernes, et même de consulter les personnes qui professent les arts lesquels ont du moins quelque rapport avec les arts que les anciens avoient, mais dont la pratique est perduë. Tels étoient l’art du geste et l’art de composer et d’écrire en notes la déclamation. Les commentaires qu’ont voulu faire sur ces passages des sçavans illustres, mais qui ne connoissoient bien que leurs cabinets, les éclaircissent mal.
J’aimerois autant un commentaire sur Tacite écrit par un chartreux.
Nous voïons par le livre de Quintilien que ceux, qui faciebant modos, où les compositeurs de déclamation furent appellez dans la suite, artifices pronuntiandi, mot à mot des artisans en prononciation.
" voilà pourquoi dans les pieces faites pour être représentées sur le théatre, les artisans en prononciation etc. " je rapporterai le passage entier en parlant des masques dont les comédiens de l’antiquité se servoient.
On n’aura point de peine à concevoir comment les anciens venoient à bout de composer la déclamation, même celle des comédies, quand on fera refléxion que dans leur musique les progressions se faisoient par des intervalles moindres encore que les intervalles les plus petits qui soient en usage dans la nôtre. Quant à la maniere d’écrire cette déclamation, nous avons déja dit dans la quatriéme section de ce volume, qu’il est très vraisemblable qu’elle se notoit avec les caracteres des accens.
L’art d’écrire en notes les chants de toute espece, étoit déja très-ancien à Rome dès le temps de Ciceron. Il y étoit connu long-temps avant qu’on y ouvrît les théatres. Ciceron, après avoir parlé de l’usage que les pythagoriciens faisoient de la musique dans leur régime, pour ainsi dire, et après avoir dit que Numa le second roi des romains, tenoit de l’école de Pythagore plusieurs usages qu’il avoit introduits dans son petit état, cite comme une preuve de ce qu’il venoit d’avancer la coutume de chanter à table les loüanges des grands hommes avec un accompagnement d’instrumens à vent.
C’est ce qui prouve, ajoûte cet auteur, que l’art de noter les tons des chants et la déclamation des vers étoit connu dès-lors.
Nous avons expliqué déja ci-dessus ce que les romains entendoient par le mot carmen. Ciceron dit aussi dans le cinquiéme livre des tusculanes, en parlant des plaisirs qui restent encore à ceux qui ont eu le malheur de perdre l’ouïe : que s’ils aiment les beaux chants, ils auront peut-être plus de plaisir à les lire qu’ils n’en auroient eu à les entendre executer.
Ciceron suppose que, generalement parlant, tout le monde en sçut assez pour lire du moins une partie de ces chants, et que par consequent ils fussent écrits la plûpart avec les accens.
Enfin voici un passage de Tite-Live qui suffiroit seul pour prouver que les anciens composoient la déclamation des pieces de théatre, qu’ils l’écrivoient en notes et qu’elle s’executoit avec un accompagnement d’instrumens à vent. Cet auteur a jugé à propos de faire dans son septiéme livre une courte dissertation sur l’origine et sur l’histoire des représentations théatrales à Rome. Après avoir dit que l’an de Rome, trois cens quatre-vingt-dix, Rome fut affligée d’une peste, et que pour l’y faire cesser on y célebra des jeux qui consistoient en réprésentations de pieces de theatre, il ajoûte : l’art de ces réprésentations étoit alors nouveau à Rome, l’on n’y connoissoit que les spectacles du cirque. Ainsi ce furent des comédiens qu’on avoit fait venir d’étrurie qu’on vit dans ce tems-là sur notre théatre, où ils représentoient suivant la maniere de leur païs, c’est-à-dire, en faisant assez bien les gestes à la cadence des instrumens à vent, et en récitant des vers qui n’avoient point encore aucune déclamation composée, à laquelle nos comédiens fussent obligez d’assujettir leur action. Mais l’art des représentations théatrales où nos jeunes gens avoient pris un grand goût se perfectionna avant peu : d’abord on récitoit des vers faits sur le champ, mais bien-tôt on apprit, continuë Tite-Live, à faire des pieces suivies, et du temps du poëte Andronicus la récitation de quelques-unes de ces pieces se trouvoit déja être mesurée, et l’on en écrivoit déja la note pour la commodité des joüeurs de flutes. L’action y étoit déja assujetie.
J’ai demandé à plusieurs musiciens s’il seroit bien difficile d’inventer des caracteres avec lesquels on pût écrire en notes la déclamation en usage sur notre théatre. Nous n’avons point assez d’accens pour l’écrire en notes avec les accens ainsi que les anciens l’écrivoient.
Ces musiciens m’ont répondu que la chose étoit possible, et même qu’on pouvoit écrire la déclamation en notes en se servant de la gamme de notre musique, pourvu qu’on ne donnât aux notes que la moitié de l’intonation ordinaire. Par exemple, les notes qui ont un semi ton d’intonation en musique, n’auroient qu’un quart de ton d’intonation dans la déclamation. Ainsi on noteroit les moindres abaissemens et les moindres élevations de voix qui soient bien sensibles, du moins à nos oreilles.
Nos vers ne portent point leur mesure avec eux comme les vers metriques des grecs et des romains la portoient.
Mais on m’a dit aussi qu’on pourroit en user dans la déclamation pour la valeur des notes comme pour leur intonation. On n’y donneroit à une blanche que la valeur d’une noire, à une noire la valeur d’une croche, et on évalueroit les autres notes suivant cette proportion.
Je sçais bien qu’on ne trouveroit pas d’abord des personnes capables de lire couramment cette espece de musique et de bien entonner les notes. Mais des enfans de quinze ans à qui l’on auroit enseigné cette intonation durant six mois en viendroient à bout. Leurs organes se plieroient à cette intonation, à cette prononciation de notes faite sans chanter, comme ils se plient à l’intonation des notes de notre musique ordinaire.
L’exercice et l’habitude qui suit l’exercice, sont par rapport à la voix, ce que l’archet et la main du joüeur d’instrument sont par rapport au violon.
Peut-on croire que cette intonation fut même difficile ? Il ne s’agiroit que d’accoutumer la voix à faire méthodiquement ce qu’elle fait tous les jours dans la conversation. On y parle quelquefois vîte et quelquefois lentement. On y emploïe toutes sortes de tons, et l’on y fait les progressions, soit en haussant la voix, soit en la baissant par toutes sortes d’intervalles possibles. La déclamation notée ne seroit autre chose que les tons et les mouvemens de la prononciation écrits en notes. Certainement la difficulté qui se rencontreroit dans l’execution d’une pareille note, n’approcheroit pas de celle qu’il y a de lire à la fois des paroles qu’on n’a jamais lûës, et de chanter et d’accompagner du clavessin ces paroles sur une note qu’on n’a pas étudiée. Cependant l’exercice apprend même à des femmes à faire ces trois operations en même-temps.
Quant au moïen d’écrire en notes la déclamation, soit celui que nous avons indiqué, soit un autre, il ne sçauroit être aussi difficile de le réduire en regles certaines, et d’en mettre la méthode en pratique, qu’il l’étoit de trouver l’art d’écrire en notes les pas et les figures d’une entrée de ballet dansée par huit personnes, principalement les pas étant aussi variez et les figures aussi entrelacées qu’elles le sont aujourd’hui.
Cependant Feüillée est venu à bout de trouver cet art, et sa note enseigne même aux danseurs comment ils doivent porter leurs bras. J’ajouterai encore que quoique sa corégraphie n’ait été publiée qu’en mil sept cens six, néanmoins les personnes de la profession, tant en France que dans les païs étrangers, y sçavent déja lire couramment.