(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les poètes maudits » pp. 101-114
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les poètes maudits » pp. 101-114

Les poètes maudits

Oui, il y avait de bons écrivains au Décadent. Tout n’y était pas farce et nugatelles. Les Symbolistes ne nous pardonnaient pas de nous moquer de leur jargon et affectaient de nous mépriser, parce que nous avions le sourire. Ils nous traitaient de plaisantins. Certes, leurs revues avaient leurs vedettes et leurs ténors. Il s’y publiait de beaux vers, mais le Décadent pouvait supporter la comparaison. À preuve, ce sonnet que j’y cueille, au hasard :

SONNET.

À Auguste Fourès.

Les nostalgiques citronniers, aux feuilles blêmes,
S’étiolent et leurs parfums, avec ennui,
Meurent dans le Jardin peuplé de Chrysanthèmes :
Pour la dernière fois, le soleil tiède a lui.

Soir des morts ! Glas chargés de pleurs et d’anathèmes !
Le Souvenir s’éveille et reprend, aujourd’hui,
En sourdine, les vieux, les adorables Thèmes
Des renouveaux lointains et du bonheur enfui.

Le Souvenir marmonne à voix basse. Une cloche
Funéraire, dans le ciel gris où s’effiloche
Maint lambeau d’occident fascé de pourpre et d’or.

Et c’est le crépuscule automnal des années
Que, d’un encens trop vain, fait resplendir encor
La mémoration des corolles fanées.

Laurent Tailhade.

J’en pourrais citer d’autres, et aussi des proses du même écrivain et de divers, mais la plupart de ces choses ont été reprises en volumes par leurs auteurs, et les curieux pourront retrouver ce qui reste à la source. Je me bornerai à reproduire, pour leur rareté, deux sonnets de Jules Renard.

TRISTESSE.

Ce soir il court dans l’air des tristesses plus douces.
Le cœur, comme endormi dans un bain, s’affadit,
On ne se souvient plus de tout ce qu’Elle a dit,
Et l’oubli sur l’amour met lentement ses mousses.

Tout va-t-il donc finir ce soir autour de nous ?
Sur les parfums chauffés brûlant comme des flammes,
Sur les fleurs qu’on est las d’arroser, sur les femmes
Qu’est-ce qu’on pourrait bien écrire de très doux ?

L’esprit humilié voit partout des idoles,
On voudrait faire un choix de suaves paroles,
Mais en vain, pour qu’à l’aise ils s’y posent en tas,

La rêverie aux mots s’offre comme une branche.
On pleure bien un peu. Mais le vers ne vient pas
Et la première page humide reste blanche.

MORVANDELLE.

Je rêve d’être, sous ton corps,
Une barque fragile et neuve.
Tu ne vivras qu’entre mes bords
Plus solitaire qu’une veuve.

Tu tiendras tout entière en moi ;
Car ma poitrine t’a saisie
Comme une prison ; j’ai pour loi
De couler à ta fantaisie.

Ma rame bat avec langueur
Sur la mesure de ton cœur ;
Puis, las d’amour, j’aurai la joie,

Avec un simple tour de reins,
De faire voir aux riverains
Comme une maîtresse se noie !

Me sera-t-il permis d’y joindre quelques pages signées de moi, non plus à titre de chef-d’œuvre, car l’imperfection en est trop évidente, mais pour marquer les questions dont se préoccupaient alors quelques jeunes esprits. Qu’on excuse le style faisandé de l’époque.

C’en sera la leçon utile d’incliner les lecteurs à s’en défendre désormais.

Voici comment j’y rendais compte de l’édition définitive des Poètes maudits :

« La mince plaquette de jadis, dont s’enthousiasma l’Élite que nous sommes, vient de réapparaître par les soins de Vanier, amplifiée de trois notices nouvelles. En outre, Luque, l’Iconologue des Hommes d’aujourd’hui, y a scellé l’Écriture du Maître de syracusaines figures14.

On n’ignore pas les noms juxtaposés à ceux primitivement cités et qui tels se modulent, éveillant des reflets d’or et de flammes : Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam, Pauvre Lélian.

Mais, en dépit de la rigoureuse unité que le volume emprunte de son titre, il reste acquis que chaque trinité, conçue individuelle, existe en soi et détient sa propre signification.

***

Corbière, Rimbaud, Mallarmé ; ces trois noms ne synthétisent-ils pas trois points culminants de la Poésie contemporaine ? chacun d’eux ne résume-t-il pas une direction choisie, une différenciation de la Force intellectuelle ?

Je m’explique :

Longtemps cette incertitude pesa sur les consciences d’artistes : La poésie doit-elle être d’Idées ou d’images ?

Déjà Horace avait dit : « Ut pictura poesis », et Rimbaud semblait convaincu que l’Image seule est poétique. La Poésie vient de l’émotion. Or cette Émotion, l’Idée, procédant par étapes successives, par graduations logiques et nécessaires, est impuissante à la donner d’emblée. L’Idée éclaire, elle n’éblouit pas. Pour qu’il y ait enthousiasme, il faut qu’il y ait rapt, viol, surprise. Mes volets ouverts un matin font succéder à la nuit de la chambre un paysage éblouissant. La ligne des collines se chantourne dans une gloire. Le peuple des arbres borde le fleuve et, dans le feuillage humide de rosée, le chant des oiseaux s’éveille. Je me sens pénétré par l’harmonie des sons et des couleurs. Aucune Idée ne se révèle. La sensation physique, seule, demeure intense, esthétique. Et, dès que je voudrai analyser cette émotion, le charme s’évanouira. On ne peut avoir à la fois la fleur et le fruit. Or c’est, ici, la fleur qui importe.

Et j’imagine Corbière objectant : « Permettez ! la saveur du fruit c’est quelque chose. Avec votre système vous en arriverez bientôt à juxtaposer des vocables, sans rien qui les enrégimente ou les lie, dans le seul but de provoquer une émotion, de sorte qu’une ligne construite ainsi :

Sicile ! Cour d’honneur ! Tulipes ! Propylées !

sera davantage évocatoire et qu’un album de vues photographiées ou d’aquarelles fera pâlir les plus beaux vers. Cette conséquence rigoureuse de votre système le condamne. D’ailleurs vous n’arriverez jamais à rendre exactement l’aspect des choses, étant données l’imperfection du verbe, l’impuissance de la langue. Vous créerez des signes de convention, je le veux bien, mais alors à quoi bon ? Vous vous adresserez à la sensation directement ; moi je m’y adresse indirectement, mais plus sûrement par l’Idée. Les Idées naissent en nous de la sensation ; or, par l’exposé d’une Idée, j’ai la conviction d’éveiller la sensation correspondante. Je m’exclamerai, parlant de la femme :

Si tu n’étais fausse, eh ! serais-tu vraie ?

« N’y a-t-il pas dans cette idée une émotion d’une acuité douloureuse pour certains ? Comme une pierre jetée dans l’eau, elle troublera l’intimé de l’Être, éveillant des cycles de sensations antérieures. »

Et Rimbaud, nullement ébranlé, selon moi, de répartir : « Vous énoncerez des idées touchantes, mais force vous sera de faire appel à mes passions, à mes sottises, à mes erreurs d’homme. Il faudra façonner votre esprit à tous les préjugés et faire plier votre art à toutes nos lâchetés. Il faudra rire, pleurer avec les foules. C’est enlever à l’Art le principal attribut de sa divinité : l’Impassibilité.

« Et ne voyez-vous pas qu’en donnant ainsi accès aux choses périssables, vous introduisez la mort dans votre œuvre ?

« Un paysage est beau, sans utilité, en dehors de toute idée morale. Un sonnet sera ce paysage sous vos yeux. »

Certes, Corbière et Rimbaud ont leur part de vérité, et le Sage, réfléchissant, en vient à penser que l’art suprême serait de concilier les deux théories, d’apparence ennemies.

Il est incontestable que l’Image a plus d’activité poétique que l’Idée, mais elle manque de sanction. Que faire donc ? Simplement ceci : Lui donner une Finalité.

« Un paysage est beau par lui-même », pense Rimbaud. Un sonnet sera ce paysage sous vos yeux. Mais il le sera en virtualité, en puissance, non en fait ; il le sera non pour refléter passivement, à la façon d’une ondé, ses éléments confus, mais parce qu’il en aura dégagé l’Âme, la Loi. 1Or ce travail suppose l’Idée. C’est elle qui guidera le Poète dans le choix de ses éléments, en vue de telle émotion à produire. Par ainsi, le Poète, en même temps qu’il n’est plus sans point de repère, n’accole plus des vocables au hasard. Il devient « l’humble qu’une logique éternelle asservit ». S’il ouvre cette fenêtre d’hôpital par où les yeux s’évadent des murs tristes, des linges fades, écœurants, c’est pour traduire le Rêve par quoi l’Homme s’évade de la platitude ambiante, des horreurs de la vie. S’il évoque un paysage mélancolique d’automne, et, dans le bassin, où le ciel se reflète, un jet d’eau soupirant vers l’azur, c’est pour traduire un état particulier de tristesse, un état de l’Être en instance de l’Au-delà, un appel de l’Âme.

Eh bien, cet Art qui serait le suprême, un poète l’a institué : Stéphane Mallarmé.

J’entends d’ici les gens reprendre : « Mais c’est le symbole, il y a longtemps que ça existe. » Certes, oui, le symbole existait, mais il existait à l’état inconscient. Rien ne s’invente, tout se découvre. Mallarmé l’a découvert et en a tiré une application nouvelle. Il en a fait une loi d’esthétique.

Tel est l’enseignement qui se dégage de la première série de cette plaquette des Poètes maudits, dont la gloire fut de susciter, en France, avec la sonnerie des beaux vers, le réveil du sentiment poétique endormi sous de pernicieuses influences.

Ce qui surtout tranche l’œuvre en deux parties, c’est que vous aurez beau corner aux quatre coins du monde les noms de Corbière, de Rimbaud et de Mallarmé, ces trois génies n’en resteront pas moins glorieusement obscurs et triomphalement méconnus. Ce sont, dans tout l’absolu du mot, des réfractaires. Leurs vers n’auront jamais que les admirations qu’ils méritent.

Les trois autres sont moins escarpés. Ils ont un côté par où plaire au gros des lecteurs d’élite. Desbordes-Valmore eut son heure de célébrité. Mille notices éparses dans les recueils biographiques, dans les gazettes de l’époque la mentionnent en termes laudatifs. Aujourd’hui encore ses fables ornent les syllabaires enfantins. Villiers de l’Isle-Adam a, pour le sauver de l’oubli, son nom prestigieux, ses légendes ancestrales. Des chroniques insérées çà et là, dans les feuilles publiques, des pièces représentées dans différents théâtres, ont soulevé autour de son nom une certaine agitation. Il n’est pas permis, fut-ce au dernier boulevardier, de l’ignorer.

Quant à Pauvre Lélian (Paul Verlaine, pour mieux dire), l’École dont il est le chef l’a mis en pleine lumière et a donné à sa gloire une impulsion telle qu’il est impossible que ce mouvement ne se continue pas, en sa faveur, dans l’Avenir.

Nonobstant cette renommée, il n’en est pas moins constant que ces trois poètes restent, dans leur essence, éminemment absolus et dignes par cela même de figurer dans la plaquette qui nous occupe.

Paul Verlaine si ondoyant, si divers, est, sans conteste, le premier de tous. Il éblouit sous ses mille faces et l’étude de cette seconde partie de l’opuscule, nous la dirigerons à fixer quelques traits de sa nature.

« Les maîtres vont de plus en plus au simple et au vrai. » Cet aphorisme, que suggérait à Jules Tellier l’étude des poètes contemporains, se trouve vérifié par l’application qu’on en peut faire à Paul Verlaine.

Ce poète débuta, rare et sensitif, avec un goût de l’exquis, du ténu, du fin et du très fin qui ne fit que s’accentuer jusque, pour s’y épanouir, aux Romances sans paroles. Sagesse marque une évolution. Le retour à plus de simplicité (après une recrudescence du goût primordial dans certaines pièces de Jadis et Naguères) s’accuse fortement dans Amour, où se révèle une langue davantage émondée. Ici, l’émotion perçue se note, incontinent, sans plus la coquetterie des atours, le clinquant d’incidentes curieuses, la perversité d’identiques désinences.

Et où pourrait mieux se manifester ce retour au vrai ou au simple du poète que dans cette passion qui tout à coup le prend pour Desbordes-Valmore ? C’est le simple, c’est le vrai qui, dans cette âme candide, l’attire et le retient, et n’est-il pas évident, qu’au milieu des dandies amers, secs, brûlés, que sont les autres, la spontanéité, disons l’ingénuité de style et de pensée de Desbordes-Valmore frappe comme un rappel d’enfance et séduit comme une vertu ? Ces vers si dépourvus de tout artifice, si humbles qu’ils échappent parfois à l’admiration, coulent de source. Il s’en émane une fraîcheur délicieuse.

Verlaine se sentait, en outre, attiré vers cette femme qui approche de l’idéal rêvé par lui. Cette femme qui, malgré la flamme qu’elle portait au côté, ne se mit ni en dehors, ni au-dessus de la vie, qui accepta simplement sa destinée et fit simplement ses devoirs de jeune fille, d’épouse, de mère et de grand-mère, cette femme réalisait bien la vie que concevait Paul Verlaine. « Toujours le pardon, toujours le sacrifice. » Tel il s’était conçu, lui, surtout « né pour plaire à toute âme un peu fière », « tout prière et tout sourire, sorte d’homme en rêve et capable du mieux », comme il dit de lui-même quelque part. Mais ce rôle doux et miséricordieux qu’il aurait voulu que le sort lui assignât, il l’a vu confié à de moins dignes, et ce n’est pas là une des moindres amertumes de sa vie.

Et cette autre admiration professée à juste titre pour le comte Villiers de l’Isle-Adam, qu’y voir, sinon la preuve d’une parenté intellectuelle, d’une même haine absolue pour ce siècle révolutionnaire et athée ? Oui, tous deux ont — dérivant d’un même esprit de catholicisme — l’Ironie féroce pour les tentatives d’affranchissements de ce temps-ci, l’éclat de rire homérique devant les agitations minuscules de la science et ses prétendues découvertes qui ne sont, au fond, que de laborieuses et pénibles reconstitutions. Et vous le connaissez, cet éclat de rire qui tressaute fiévreusement à chaque page de l’Ève future, cette grandiloquente Épopée, nouvelle adaptation de la légende du Faust où la Science a conquis le rôle du Diable.

Maintenant, de tout l’œuvre considéré à vol d’oiseau, se dégage un dernier enseignement à l’adresse des critiques de nos jours. Ils ont là un exemple de ce que doit être la critique : le discernement du Beau.

Verlaine admire des vers, et ces vers il nous les offre, en toute sincérité, dans la toute intensité aussi de son emballement. Il ne se soucie guère d’une tache ici et là. Mais comment nos critiques à tant la ligne pourraient-ils suivre cet exemple, eux, qui manquent de goût pour discerner le beau et qui adorent la réclame au point de s’intéresser plutôt aux œuvres bruyantes qu’aux œuvres vraiment belles ?

Cela se conçoit. Rimbaud, Corbière, Mallarmé ne sont pas gens que prise le vulgaire. Quel profit nos critiques boulevardiers retireraient-ils d’en parler ? Ils préfèrent s’attaquer aux renommées tempétueuses. Ils montent derrière les célébrités comme des valets derrière les carrosses, pour se faire voir de la foule. Hugo, Dumas fils, Sardou, Georges Ohnet, autant de noms pour amorcer les lecteurs. De sorte que c’est le goût du nombre qui l’emporte, et on sait ce qu’il vaut.

C’est pourquoi ce livre de Verlaine arrive à son heure pour cingler comme d’un coup de fouet la critique incompétente et vénale. Elle s’en souciera comme d’une guigne, cela est dans l’ordre des choses, mais de tels exemples ne sont jamais complètement perdus, car il y a, en bas, toute une poussée d’esprits neufs et réfléchis — les générations de demain — qui comparent et qui jugent. »

J’aurais, aujourd’hui, bien des choses à reprendre à cet article. L’erreur la plus grave, n’est-ce pas d’avoir prêté au vibrant Rimbaud une théorie de l’impassibilité ? Il est vrai qu’il avait la méditation prolongée du vers et le souci de la plastique. C’est aussi, à sa façon, un suggestif et il reste un grand assembleur d’images15. Il n’en est pas moins vrai qu’il eût fallu un autre nom, celui de Heredia, par exemple, mais c’eût été sortir du cadre des Poètes maudits.