(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre I. Influence de la Révolution sur la littérature »
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(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre I. Influence de la Révolution sur la littérature »

Chapitre I
Influence de la Révolution sur la littérature

1. Destruction de la société polie. Médiocrité de la littérature révolutionnaire. — 2. Expansion et puissance du journalisme. Le journalisme révolutionnaire : Camille Desmoulins.

L’époque où nous arrivons est une époque de transition : on peut hésiter si l’on doit la rattacher au passé ou à l’avenir. La littérature de la Révolution et de l’Empire appartient au xviiie  siècle, par toutes ses basses œuvres : par tout ce qu’elle a de considérable, c’est le xixe  siècle qui s’ouvre. J’ai donc dû rattacher cette période plutôt à la littérature contemporaine.

La production littéraire fut alors abondante622. A parler en général, elle n’a jamais été plus insignifiante, de forme plus vulgaire ou plus factice, plus médiocre ou plus fausse de pensée. Écartons donc toute cette masse d’écriture inutile, qui n’ajoute qu’un poids mort à notre littérature. Venons à l’essentiel : cette période nous présente trois faits considérables qui intéressent la littérature : la destruction de la société polie, le développement du journalisme, l’épanouissement de l’éloquence politique. Elle nous offre trois grands noms : Mirabeau, Mme de Staël. Chateaubriand.

1. Ruine de la société polie

La Révolution a fermé les salons. En suspendant pendant dix ou douze ans la vie mondaine, elle a soustrait la littérature aux conventions de pensée et aux élégances de diction que celle-ci imposait. Même lorsque les salons se rouvrirent et que la vie de société reprit son cours, jamais l’ancienne tyrannie du goût des gens du monde ne fut rétablie : même sous la Restauration, et à plus forte raison depuis, les plus célèbres salons n’eurent jamais qu’une influence très limitée. Alors que, depuis le xviie  siècle, le monde était comme le milieu naturel de l’espèce des écrivains, alors que les ouvrages devaient, pour réussir et vivre, lui être et destinés et adaptés, il arrivera rarement désormais que les écrivains les plus illustres, les plus à la mode même, soient des hommes du monde, et y prennent l’esprit, la couleur de leur œuvre. Cela aura pour premier et sensible effet de reporter du dehors au dedans la règle, la loi de la création littéraire, de rendre l’écrivain dépendant de son seul tempérament, de son propre et personnel idéal : à moins — ce qui arrivera aussi — qu’à la tyrannie du monde ne se substitue la tyrannie des écoles, des ateliers, des sociétés professionnelles, imposant d’absolus mots d’ordre, d’exclusives formules, et décriant la concurrence. En tout cas, jamais depuis 1789 la littérature n’a reçu du public mondain ni impulsion, ni direction. Et cela revient à dire que les femmes ont perdu leur empire presque deux fois séculaire. Je crois, en effet, qu’un des caractères généraux de la littérature qui s’est développée en ce siècle, orientée tantôt vers la science et tantôt vers l’art, c’est d’être une littérature d’hommes, faite surtout par et pour des hommes.

Avec le monde, la Révolution emporta le goût classique. Ce n’est pas parce que les collèges, comme les salons, furent fermés : on les rouvrit. Mais ce qui soutenait le goût classique, c’était le monde, une aristocratie de privilégiés si bien dispensée des spécialisations et des actions professionnelles qu’elle en regardait la marque comme disqualifiant l’honnête homme : alors l’éducation pouvait n’avoir pour fin que l’ornement et le jeu de l’esprit. Mais la constitution démocratique de notre société a donné place à l’éducation scientifique, aux études techniques et spéciales, à côté, même au-dessus des lettres pures : le public qui juge les livres n’est plus homogène, et surtout, en dépit de nos programmes d’instruction, ne renferme qu’un bien petit nombre d’esprits qui aient réellement reçu leur forme de l’antiquité. L’imitation classique des œuvres grecques ou latines n’a plus de raison d’être : un écrivain perdrait son temps à se donner des mérites que presque personne ne sentirait.

La Révolution produisit d’abord un avilissement inouï de la littérature. Les œuvres où se continuait la précédente époque nous apparaissent noyées au milieu du fatras, des platitudes, des grossièretés, des violences sans caractère et sans décence, par où toute sorte d’écrivassiers flattèrent les passions du peuple, et les entretinrent honteusement sous prétexte de se mettre à sa portée. Je parle surtout du théâtre, plus asservi que tous les genres proprement littéraires à toutes les modes, à tous les états passagers de l’opinion. Lorsqu’un nouvel ordre s’établit, la littérature n’est plus tout à fait au point où elle était en 1789 : plus affranchie du goût mondain, de l’esprit, de l’analyse, de la finesse piquante, moins intelligente, elle s’est vidée de pensée en harmonisant ses formes. Le mouvement des idées et des passions politiques, l’imitation prétentieuse et sincère de la fermeté Spartiate, de l’héroïsme romain, ont renforcé le courant artistique qui, dès le temps de Louis XVI, ramenait le goût antique dans la peinture comme dans les lettres. Malheureusement il semble qu’on ait seulement changé de joug : la délicatesse mondaine était au moins une forme d’esprit nationale, au lieu que l’élégance antique de la littérature du premier empire n’est qu’un froid pastiche, une inintelligente copie de formes étrangères. Au reste, c’était bien là la littérature que pouvait encourager une autorité despotique, défiante de toute pensée indépendante, et de la pensée elle-même en son essence.

2. Le journalisme : Camille Desmoulins

Le second fait, c’est l’avènement du journalisme. Il y avait eu antérieurement des journaux 623 : la puissance du journalisme date de la Révolution. C’est donc ici qu’il faut rechercher de quelle façon l’étonnant développement de la presse en notre siècle a pu affecter la littérature. Je ne prétends pas juger le journalisme en lui-même. Je ne l’envisage que dans son rapport à mon sujet.

Il se peut que dans les matières d’ordre politique ou social, le journal soit l’expression de l’opinion publique : en littérature, comme en art, comme en fait de finances et dans toute matière trop spéciale pour qu’une opinion générale se forme spontanément, les journaux sont les guides de l’opinion, les porte-parole des écoles, les agents de la réclame esthétique ou commerciale. C’est par leur intermédiaire que les professionnels agissent sur le public. On a beau dire qu’il est impossible de persuader à un individu qu’il a du plaisir quand il n’en a pas : c’est possible ; mais il n’est pas du tout impossible de lui persuader qu’il faut avoir du plaisir, sous peine d’être un imbécile. Et il est très facile de lui persuader qu’il doit lire ce livre, voir cette pièce, de l’induire à connaître, et surtout à ignorer. Combien y a-t-il de gens qui, réellement, ne font pas dépendre leur plaisir ou leur désir de la mode : et la mode, à qui la demandent-ils ? à leur journal. Le journal est le véritable héritier de la puissance des salons, pour la direction du goût littéraire.

Voici un second et plus grave effet de la même cause : le journal périodique, quotidien surtout, a singulièrement développé la légèreté, la curiosité du public ; il l’entretient dans un état d’excitation, de fièvre ; en lui présentant toujours du nouveau, il le rend plus avide de nouveauté. Il tire constamment l’âme et l’esprit au dehors ; il ne laisse pas l’homme rentrer en lui-même, élaborer une lente et solide pensée. Il se lit vite, et il déshabitue des lectures qui exigent l’attention. C’est un fait que les subtils écrivains, les graves penseurs, sont illisibles dans un journal : les unes nous impatientent et les autres nous fatiguent. Mais le journal, dit-on, s’est adapté au public, voilà tout. Voilà tout, en effet, et qui ne sait que, si le besoin crée l’organe, l’organe fixe et développe le besoin ? Le journalisme nourrit les défauts dont il est né.

L’essence du journalisme, tel qu’on le comprend de plus en plus, c’est l’information exacte, précise, particulière. Et, par suite, la littérature est condamnée à s’engager dans la voie du réalisme et de la brutalité. Imaginez Bajazet venant au lendemain de la publication qu’un journal aurait faite des circonstances de la mort du vrai Bajazet : la pièce de Racine n’était plus possible. L’écrivain, pour ne point donner une impression plus faible que le fait réel, est astreint à la reproduction des circonstances, accidents, qui entourent et déterminent le fait ; il est poussé vers le réalisme extérieur. Et enfin, il lui faut égaler la violence de ses effets à la violence des événements réels. Même quand la littérature ne répète pas une réalité particulière, elle n’est pas plus libre. Les comptes rendus des tribunaux, les faits divers assouvissent chaque jour et entretiennent en nous un besoin d’émotions et de sensations brutales : tout ce qu’on craignait jadis de montrer dans les livres ou sur la scène, s’étale là ; et la littérature serait vite insipide à nos palais, si elle ne nous offrait le ragoût auquel les journaux nous ont habitués. De plus, cette exhibition de la réalité brute, non déformée ni préparée par l’art, telle que l’offrent les reporters, a été pour quelque chose dans le souci de moins en moins grand que le public pendant longtemps a semblé prendre des formes d’art. Même aujourd’hui, l’art qu’on aime est un art si simple, si naturel, si éloigné d’être un artifice ou une tricherie, qu’il ne peut convenir qu’à un public exercé à dégager lui-même ses sensations esthétiques de la matière brute : si les journaux ont contribué à nous amener là, leur action cette fois a été bienfaisante.

En troisième lieu, le journalisme a l’inconvénient de dévorer une foule d’esprits, les plus agiles souvent et les plus ouverts, auxquels il offre une carrière en apparence facile et séduisante. Il fait une effroyable consommation de talents, qui pourraient s’employer à des œuvres durables. Comme il habitue le public à lire vite, le journal oblige l’auteur à écrire vite. La pire erreur, en un sens, que puisse commettre un homme de lettres, c’est de prendre un métier qui le condamne à l’« écriture ». Mieux vaudrait, comme Spinoza, polir des verres de lunettes : au moins, cela laisse l’esprit intact, et il gagne même au repos.

Je ne puis faire l’histoire du journalisme : ce n’est pas par le détail qu’elle intéresse la littérature, et je signalerai en leur lieu les noms à retenir. Pour la période révolutionnaire et impériale, il faut s’arrêter surtout à la Décade philosophique, fondée en floréal an II : elle est l’organe des « idéologues », admirateurs et continuateurs de Locke et de Condillac, de Condorcet et de Volney, apôtres de la perfectibilité de la raison humaine. Mais les rédacteurs sont des esprits curieux, très au courant du mouvement scientifique ou littéraire, en France et à l’étranger. Par la Décade se propageront le goût et la connaissance des littératures anglaise et allemande : elle entretient ses lecteurs d’Young. Gibbon, Ossian, de Gœthe, Schiller, Kotzebue, Wieland. Elle leur parle d’Alfieri, elle leur présente Melendez Valdez. Et ainsi ce journal aura sa part d’influence dans la formation du courant romantique, qui apportera un goût si contraire à ceux de ses rédacteurs ordinaires. Le Journal des Débats, créé en 1789, prit un grand développement à partir de 1799, où il passa aux mains des Bertin ; il fit une large place à la littérature, et là, comme en politique, il représenta surtout les opinions, le goût, les aspirations de la classe bourgeoise. Il fut libéral et classique.

Certains journalistes apportèrent dans leur besogne de belles qualités littéraires. Ce sont d’abord quelques survivants de l’ancienne société et de la philosophie encyclopédique, qui écrivent en général dans les feuilles contre-révolutionnaires : Suard, Rivarol, Mallet du Pan624  surtout, qui a plus de pensée sous sa forme nette et mordante. André Chénier écrivit au Journal de Paris des articles vigoureux, où l’on voit qu’à ses dons de poète il unissait une réelle puissance oratoire. Mais le talent original et personnel qui appartient uniquement au journalisme révolutionnaire et qui le représente dans la mémoire du public, c’est Camille Desmoulins625.

Ce journaliste était né écrivain. Ses Révolutions de France et de Brabant, son Histoire des Brissotins, son Vieux Cordelier, ses lettres offrent un intérêt littéraire qu’on trouve rarement parmi les écritures de ce temps-là. Cela vaut par l’ironie acérée, par la netteté des formules dans le décousu du développement et l’incertitude de la pensée générale, par l’esprit qui revêt la violence, par un accent de passion sincère où la déclamation emphatique et les souvenirs classiques mettent seulement la date.

Tous ces écrits sont des documents d’histoire : mais le plus instructif document, historique et humain tout à la fois, est celui que fournit le propre tempérament de l’écrivain. Camille Desmoulins est une nature généreuse, sensible, aimante, une vraie nature de femme par la tendresse, que la passion politique a pu rendre violente et féroce jusqu’à applaudir aux pires excès, à réclamer les plus cruelles vengeances : une âme avide de bonheur, d’affection, de vie, affolée par la peur et les approches de la mort. Je ne sais pas de lecture plus poignante que les lettres écrites de la prison du Luxembourg : ni romancier, ni poète n’ont jamais noté plus minutieusement, plus énergiquement toutes les convulsions, les tumultueuses angoisses, imprécations, effusions, affectations de courage, espérances folles, forcenés désespoirs, révoltes de tout l’être contre le néant entrevu, tout ce qui compose le terrible drame des derniers jours d’un condamné. Ces pages sont uniques dans notre littérature.