(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — V » pp. 123-131
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — V » pp. 123-131

V

Villars au repos ; — à l’Académie. — Une lettre de lui à Voltaire. — Maréchal général, envoyé en Italie. — Sa dernière parole.

 

On ne s’attend pas que je suive Villars dans les dernières années de sa vie ; il avait soixante-deux ans à la mort de Louis XIV, et il en vécut encore près de vingt.

Il eut une existence considérable, mais sans influence politique réelle, quoiqu’il se flattât d’en avoir. Il fut président du Conseil de la guerre, membre du Conseil de régence, puis du Conseil du roi. « C’était, a dit Saint-Simon à qui je n’emprunte que cette peinture physique, un assez grand homme, brun, bien fait, devenu gros en vieillissant sans en être appesanti, avec une physionomie vive, ouverte, sortante, et véritablement un peu folle, à quoi la contenance et les gestes répondaient. » D’humeur gaie, l’air franc, spirituel et commode à vivre, il n’avait pas de près tout ce qui commande le respect ou ce qui concilie un entier attachement. Il abondait trop en lui-même, il débordait. Dans ses discours, avec tous les mots heureux qu’on lui a vus et les saillies qui lui échappaient, il n’avait pas la netteté, et, à un certain moment, il s’embarrassait dans les digressions, ce qui a fait dire à Fénelon « qu’il n’avait que des lueurs d’esprit ». Il paraissait confus quand il n’avait pas l’action en main pour s’éclaircir. Enfin il n’était plus sur son vrai théâtre ; et plus d’un pouvait dire, à tort, en l’approchant : « Ce n’est que cela ! »

À l’Académie française, où il allait quelquefois, et le plus souvent qu’il le pouvait, il a laissé d’assez bons souvenirs : « Il paraissait, a dit d’Alembert, s’intéresser à nos exercices, opinait avec autant de goût que de dignité sur les questions qui s’agitaient en sa présence, et finissait toujours par témoigner à la compagnie les regrets les plus obligeants de ce que la multitude de ses autres devoirs ne lui permettait pas de s’acquitter, comme il l’aurait voulu, de celui d’académicien. » Un jour, dans un de ces moments d’effusion comme il en avait volontiers, il demanda à ses chers confrères la permission, ne pouvant être aussi souvent qu’il l’aurait voulu parmi eux, de leur être présent au moins en peinture et de leur envoyer son portrait. Je laisse à juger si la proposition fut reçue avec acclamation et reconnaissance. Toutefois, après réflexion, on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’y avait alors dans la salle de l’Académie d’autres portraits que ceux des deux ministres14 et des deux rois protecteurs de l’Académie, et celui de la reine Christine. Le portrait de Villars introduit à côté des leurs allait donner à ce glorieux confrère un certain air de protecteur et de tête couronnée. M. de Valincour, avec son tact fin, fut le premier à le sentir ; il démêla à travers l’effusion de Villars une certaine adresse peut-être et une intention de gloire, l’ambittion « d’être le seul académicien que la postérité vît représenter à côté de Richelieu et de Louis XIV. » M. de Valincour se réserva donc, le jour où l’Académie reçut le portrait du maréchal, d’offrir pour sa part à la compagnie ceux de Despréaux et de Racine, et, sans faire tort au héros, l’égalité académique, la dignité des Lettres fut maintenue15.

Un des titres littéraires du maréchal de Villars à nos yeux, c’est assurément son amitié déclarée pour Voltaire. On sait qu’à l’une des premières représentations d’Œdipe, le poète parut sur le théâtre portant la queue du grand-prêtre. La maréchale de Villars, qui y assistait, demanda quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce ; on lui dit que c’était l’auteur : elle le voulut connaître ; il lui fut présenté, et il l’aima bientôt d’une passion vive et sérieuse. La maréchale de Villars, qui devait finir dans la vieillesse par une grande dévotion, paraît avoir été spirituelle autant qu’aimable. Lorsque le maréchal quitta en 1708 l’armée d’Allemagne, elle revint à Paris, étant restée jusque-là, pendant les campagnes, à Strasbourg, et il lui échappa de dire « qu’enfin elle quittait le service ». Le maréchal, qu’on nous peint si jaloux, ne paraît pas avoir été du tout inquiet de Voltaire. Pendant ces années 1718-1724, le château de Villars était devenu comme la maison du poète. On en a la preuve assez piquante dans une lettre inédite du maréchal16. Voltaire lui avait adressé une pièce de vers pour s’excuser de ne pouvoir aller à Villars au printemps de 1722 ; sa mauvaise santé l’avait engagé à se mettre dans les remèdes, entre les mains d’un empirique appelé Vinache :

Je me flattais de l’espérance
D’aller goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance ;
Mais Vinache a ma confiance,
Et j’ai donné la préférence
Sur le plus grand de nos héros
Au plus grand charlatan de France.
Ce discours vous déplaira fort,
Et je confesse que j’ai tort
De parler du soin de ma vie
À celui qui n’eut d’autre envie
Que de chercher partout la mort…

Mais vous et moi, c’est bien différent, continuait agréablement Voltaire : si, en l’une de vos belles journées, un coup de canon vous avait envoyé chez Pluton, vous étiez sûr d’avoir toutes les consolations magnifiques qu’on décerne aux fameux capitaines : service solennel, oraison funèbre, et Saint-Denis peut-être au bout :

Mais si quelque jour, moi chétif,
J’allais passer le noir esquif,
Je n’aurais qu’une vile bière ;
Deux prêtres s’en iraient gaiement
Porter ma figure légère
Et la loger mesquinement
Dans un recoin du cimetière.
Mes nièces, au lieu de prière,
Et mon janséniste de frère,
Riraient à mon enterrement…

C’est à cette pièce que Villars répond d’abord dans sa lettre, que je donnerai en entier. Le commencement en est un peu recherché et fleuri ; le maréchal s’est mis en frais de littérature pour le poète ; mais la suite est toute naturelle, gaiement familière et d’une extrême bonhomie :

À Villars, le 28 mai 1722.

Personne ne connaît mieux que vous les Champs élysées, et personne assurément ne peut entendre à y être mieux reçu ; ainsi les consolations que vous m’y faites espérer doivent vous flatter plus que moi. Vous trouverez d’abord Homère et Virgile qui viendront vous en faire les honneurs et vous dire avec un souris malicieux que la joie qu’ils ont de vous voir est intéressée, puisque, par quelques années d’une plus longue vie, leur gloire aurait été entièrement effacée. L’envie et les autres passions se conservent en ces pays-là ; du moins, il me semble que Didon s’enfuit dès qu’elle aperçoit Énée ; quoi qu’il en soit, n’y allons que le plus tard que nous pourrons.

Si vous m’en croyez, vous ne vous abandonnerez pas à Vinache, quoique ses discours séduisants, l’art de réunir l’influence des sept planètes avec les minéraux et les sept parties nobles du corps, et le besoin de trois ou quatre javottes, donnent de l’admiration.

Venez ici manger de bons potages à des heures réglées, ne faites que quatre repas par jour, couchez-vous de bonne heure, ne voyez ni papier ni encre, ni biribi, ni lansquenet, je vous permets le trictrac : deux mois d’un pareil régime valent mieux que Vinache.

Je vous rends mille grâces de vos nouvelles ; le marquis17 a vu avec douleur le théâtre fermé, et sur cela il prend la résolution d’aller à son régiment ; ma chaise de poste, qui le mènera à Paris samedi, vous ramènera ici dimanche.

Nous avons ouvert un théâtre ; la marquise l’a entrepris avec une ardeur digne de ses père et mère18 ; elle s’est chargée de mettre du rouge à deux soldats du régiment du roi qui faisaient Pauline et Stratonice, et bien qu’ils en fussent plus couverts qu’un train de carrosse neuf, elle ne leur en trouvait pas assez. Mlle Ludière, qui est la modestie même, a été assez embarrassée à mettre des paniers sur les hanches nues des deux grenadiers, parce que… (Ici je saute une gaillardise.)

Nos nouvelles ne sont pas si intéressantes que les vôtres : une pauvre servante s’est prise de passion pour un jardinier. Sa mère, plus dragonne que Mme Dumay, et qui s’est mariée en secondes noces à Maincy, s’est opposée au mariage. Mme la maréchale s’en est mêlée ; mais elle a mieux aimé gronder la mère que faciliter les noces par payer la dot, ce qui n’est pas de sa magnificence ordinaire.

Benoît a eu la tête cassée par le cocher du marquis en se disputant la conduite d’un panier de bouteilles de cidre ; Baget a raisonné scientifiquement sur la blessure. Le curé de Maincy est interdit, parce qu’il ne parle pas bien de la Trinité.

Voilà, mon grand poète, tout ce que je puis vous dire en mauvaise prose pour vous remercier de vos vers. Je vous charge de mille compliments pour M. le duc et Mme la duchesse de Sully, auxquels je souhaite une bonne santé et qui leur permette de venir faire un tour ici. Il y a présentement bonne et nombreuse compagnie, puisque nous sommes vingt-deux à table ; mais une grande partie s’en va demain.

Villars.

Il ressort assez clairement de cette épître qu’on n’engendrait pas d’ennui au château de Villarsf ; le régime y était un peu celui de l’abbaye de Thélème.

Il y a une autre circonstance, plus importante, où l’on retrouve le témoignage du maréchal sur Voltaire ; c’est à l’occasion de sa fâcheuse affaire avec le chevalier de Rohan. Villars en a consigné le récit dans son journal, et comme cette version est la plus circonstanciée et la plus exacte qu’on ait de l’aventure, je la mets ici, d’autant plus que je ne vois pas qu’aucun biographe soit allé la chercher dans Villars :

Dans le même temps (avril 1726), Voltaire fut mis à la Bastille, séjour qui ne lui était pas inconnu. C’était un jeune homme qui, dès l’âge de dix-huit ans, se trouva le plus grand poète de son temps, distingué par son poème de Henri IV, qu’il avait composé dans ses premiers voyages à la Bastille, et par plusieurs pièces de théâtre fort applaudies. Comme ce grand feu d’esprit n’est pas toujours, dans la jeunesse, accompagné de prudence, celui-ci était un grand poète et fort étourdi.

Il s’était pris de querelle chez la Lecouvreur, très bonne comédienne, avec le chevalier de Rohan. Sur des propos très offensants, celui-ci lui montra sa canne. Voltaire voulut mettre l’épée à la main. Le chevalier était fort incommodé d’une chute qui ne lui permettait pas d’être spadassin : il prit le parti de faire donner, en plein jour, des coups de bâton à Voltaire, lequel, au lieu de prendre la voie de la justice, estima la vengeance plus noble par les armes. On prétend qu’il la chercha avec soin, trop indiscrètement. Le cardinal de Rohan demanda à M. le duc de le faire mettre à la Bastille. L’ordre en fut donné, exécuté, et le malheureux poète, après avoir été battu, fut encore emprisonné. Le public, disposé à tout blâmer, trouva, pour cette fois avec raison, que tout le monde avait tort : Voltaire, d’avoir offensé le chevalier de Rohan ; celui-ci, d’avoir osé commettre un crime digne de mort, en faisant battre un citoyen ; le gouvernement, de n’avoir pas puni la notoriété d’une mauvaise action, et d’avoir fait mettre le battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur.

Quant à Voltaire, il a toujours convenablement parlé de Villars. Il l’a montré sous son beau jour dans le Siècle de Louis XIV. Chacun sait les vers de La Henriade qu’il a mis dans la bouche de saint Louis sur le vainqueur de Denain. Il est vrai qu’il en a donné une légère parodie dans cet autre poème qu’on ne nomme pas, en disant :

L’heureux Villars, fanfaron plein de cœur…

Nous avons fini. Villars, âgé de plus de quatre-vingts ans, fut chargé d’aller commander en Italie contre l’empereur les armées combinées de France, d’Espagne et de Sardaigne ; les reines de ces trois pays lui donnèrent chacune une cocarde qu’il mit chevaleresquement à son chapeau. Cela ne l’empêcha pas de demander en partant d’autres grâces :

On me presse de partir, écrit-il à la dernière page de son journal (octobre 1733), et j’ai donné au garde des sceaux un mémoire, par lequel je demande, avant que de partir, des grâces distinguées qu’il est aisé de deviner : et le 19, M. d’Angervilliers, ministre de la guerre, m’a été envoyé par le roi, pour me dire que, ne pouvant faire de connétable, il me donne la charge de maréchal général de France, qui me donne le commandement sur tous les maréchaux de France, quand il y en aurait de plus anciens que moi, avec plusieurs autres prérogatives et dix mille écus d’appointements. Je me suis rendu, d’autant plus que le commandement qu’on m’offre est si important, que je ne crois pas pouvoir refuser à mon roi et au roi d’Espagne, tant qu’il me reste une goutte de sang dans les veines, les services qu’ils me demandent.

Il s’empara d’abord et sans difficulté du Milanais. Le 24 février (1734), il ouvrait le bal avec la reine de Sardaigne à Turin. Puis il repartit pour le Milanais et commença une nouvelle campagne19. Mais un désaccord s’étant prononcé entre le roi de Sardaigne et lui, et la fatigue de l’âge se faisant sentir, il dut retourner à Turin, où la maladie le prit et où il mourut le 17 juin. Le prêtre qui l’exhortait au moment de la mort lui disait que Dieu, en lui laissant le temps de se reconnaître, lui faisait plus de grâce qu’au maréchal de Berwick, qui venait d’être emporté devant Philipsbourg d’un coup de canon. « Il a été tué ! J’avais toujours bien dit, s’écria Villars mourant, que cet homme-là était plus heureux que moi. » — Berwick étant mort seulement le 12, et si loin de là, Villars a eu tout juste le temps d’apprendre la nouvelle et de dire ce mot. Mais le mot est si bien dans sa nature, que, s’il ne l’a pas dit, il a dû le dire.

Un dernier bonheur de Villars, c’est d’avoir inspiré une des dernières bonnes oraisons funèbres : celle que prononça l’abbé Seguy, à Saint-Sulpice, sans échapper aux inconvénients du genre, est remarquable du moins par un bel exorde d’un nombre et d’une pompe bien appropriés au héros. L’éclat du catafalque ne lui a pas manqué ; un écho de l’éloquence du grand siècle l’a accompagné jusque dans la tombe.

Bien que Villars semblât suffisamment connu, j’ai pensé qu’il y avait lieu de se servir, en sa faveur, des pièces positives et authentiques imprimées depuis quelques années, pour rétablir et maintenir les grandes lignes de son mérite réel, dans lequel laissaient comme une brèche ouverte les jugements de Saint-Simon et de Fénelon20.