(1767) Salon de 1767 « Peintures — Michel Van Loo » pp. 66-70
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Michel Van Loo » pp. 66-70

Michel Van Loo

Ce n’est pas Carle. Carle est mort. Il y a de Michel deux ovales représentant l’un la peinture, l’autre la sculpture. Ils ont chacun 3 piés 8 pouces de large sur 3 piés, 1 pouce de haut.

La sculpture est assise. On la voit de face, la tête coeffée à la romaine, le regard assuré, le bras droit retourné et le dos de la main appuyé sur la hanche ; l’autre bras posé sur la selle à modeler, l’ébauchoir à la main. Il y a sur la selle un buste commencé.

Pourquoi ce caractère de majesté ? Pourquoi ce bras sur la hanche ? Cette attitude d’attelier quadre-t-elle bien avec l’air de noblesse ?

Supprimez la selle, l’ébauchoir et le buste et vous prendrez la figure simbolique d’un art pour une impératrice. " mais elle impose " . D’accord. " mais ce bras retourné et ce poignet appuyé sur la hanche donne de la noblesse et marque le repos " . Donne de la noblesse, si vous voulez. Marque le repos, certainement. " mais cent fois le jour, l’artiste prend cette position, soit que la lassitude suspende son travail, soit qu’il s’en éloigne, pour juger de l’effet " . Ce que vous dites, je l’ai vu. Que s’ensuit-il ? En est-il moins vrai que tout simbole doit avoir un caractère propre et distinctif ? Que si vous approuvez cette sculpture impératrice, vous blâmerez du moins cette peinture bourgeoise, qui lui fait pendant ? " cette première est de bonne couleur " .

Peut-être un peu sale. " très bien drapée, d’une grande correction de dessein, d’un assez bon effet " .

Passons, passons ; mais n’oublions pas que l’artiste qui traite ces sortes de sujets s’en tient à l’imitation de nature ou se jette dans l’emblème, et que ce dernier parti lui impose la nécessité de trouver une expression de génie, une physionomie unique, originale et d’état, l’image énergique et forte d’une qualité individuelle. Voyez cette foule d’esprits incoercibles et véloces sortis de la tête de Bouchardon et accourants à la voix d’ Ulisse qui évoque l’ombre de Tirésias . Voyez ces nayades abandonnées, molles et fluantes de Jean Goujon. Les eaux de la fontaine des innocents ne coulent pas mieux. Les simboles serpentent comme elles. Voyez un certain amour de Van Dick. C’est un enfant. Mais quel enfant ! C’est le maître des hommes ; c’est le maître des dieux. On diroit qu’il brave le ciel et menace la terre. C’est le quos ego du poëte rendu pour la première fois.

Et puis, je vous le demande, n’aimeriez-vous pas mieux cette tête coeffée d’humeur, sa draperie lâche et moins arrangée et son regard attaché sur le buste ?

La peinture de Michel est assise devant son chevalet ; on la voit de profil. Elle a la palette et le pinceau à la main. Elle travaille. Elle est commune d’expression. Rien de cette chaleur du génie qui crée. Elle est grise, elle est fade. La touche en est molle, molle, molle.

Après ces deux morceaux viennent des portraits sans nombre à les compter tous ; quelques portraits, à ne compter que les bons.

Celui du cardinal de Choiseul est sage, ressemblant, bien assis, bien de chair, on ne scauroit mieux posé ni mieux habillé. C’est la nature et la vérité même. Ce sont ces vêtements-là qui n’ont pas été manequinés. Plus on a de goût et de vrai goût, plus on regarde ce cardinal. Il rapelle ces cardinaux et ces papes de Jules Romain, de Raphaël et de Vandick, qu’on voit dans les premières pièces du palais-royal. Sa fourure n’est pas autrement chez le foureur.

L’ abbé de Breteuil , tout aussi ressemblant, plus éclatant de couleur, mais moins vigoureux, moins sage, moins harmonieux. Du reste l’air facile et dégagé d’un abbé grand seigneur et paillard.

M. Diderot . moi. J’aime Michel, mais j’aime encore mieux la vérité. Assez ressemblant. Il peut dire à ceux qui ne le reconnoissent pas, comme le fermier de l’opéra-comique, c’est qu’il ne m’a jamais vu sans perruque. Très-vivant. C’est sa douceur, avec sa vivacité. Mais trop jeune, tête trop petite. Joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur.

Rien de la sagesse de couleur du cardinal de Choiseul . Et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. L’écritoire, les livres, les accessoires aussi bien qu’il est possible, quand on a voulu la couleur brillante et qu’on veut être harmonieux. Pétillant de près, harmonieux de loin, surtout les chairs. Du reste de belles mains, bien modelées, excepté la gauche qui n’est pas dessinée. On le voit de face. Il a la tête nue. Son toupet gris avec sa mignardise lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable, la position, d’un secrétaire d’état et non d’un philosophe. La fausseté du premier moment a influé sur tout le reste. C’est cette folle de Madame Van Loo qui venoit jaser avec lui, tandis qu’on le peignoit, qui lui a donné cet air-là et qui a tout gâté. Si elle s’étoit mise à son clavecin et qu’elle eût préludé ou chanté (…), ou quelqu’autre morceau du même genre, le philosophe sensible eût pris un tout autre caractère, et le portrait s’en seroit ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul et l’abandonner à sa rêverie.

Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seroient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se seroit peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose. Mon joli philosophe, vous me serez à jamais un témoignage prétieux de l’amitié d’un artiste, excellent artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. J’avois en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étois affecté. J’étois serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste.

Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là.

J’avois un grand front, des yeux très-vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonne-hommie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens tems.

Sans l’exagération de tous les traits dans la gravure qu’on a faite d’après le crayon de Greuze, je serais infiniment mieux. J’ai un masque qui trompe l’artiste, soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon âme se succédant très-rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil du peintre ne me retrouvant pas le même d’un instant à l’autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu’il ne la croyait. Je n’ai jamais été bien fait que par un pauvre diable appelé Garant, qui m’attrapa, comme il arrive à un sot qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garant me voit. Mr Grimm l’a fait graver ; mais il ne le communique pas. Il attend toujours une inscription qu’il n’aura que quand j’aurai produit quelque chose qui m’immortalise. " et quand l’aura-t-il ? " quand ? Demain peut-être. Et qui scait ce que je puis ! Je n’ai pas la concience d’avoir encore employé la moitié de mes forces. Jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé. J’oubliois parmi des bons portraits de moi le buste de Mademoiselle Collot, surtout le dernier qui appartient à Mr Grimm, mon ami. Il est bien, il est très bien ; il a pris chez lui la place d’un autre que son maître M. Falconnet avoit fait, et qui n’étoit pas bien. Lorsque Falconnet eût vu le buste de son élève il prit un marteau et cassa le sien devant elle. Cela est franc et courageux. Le buste en tombant en morceaux sous le coup de l’artiste, mit à découvert deux belles oreilles qui s’étoient conservées entières sous une indigne perruque dont Madame Geoffrin m’avait fait affubler après coup. Mr Grimm n’avoit jamais pu pardonner cette perruque à Madame Geoffrin. Dieu merci, les voilà réconciliés, et ce Falconnet, cet artiste si peu jaloux de sa réputation dans l’avenir, ce contempteur si déterminé de l’immortalité, cet homme si disrespectueux de la postérité, délivré du souci de lui transmettre un mauvais buste. Je dirai cependant de ce mauvais buste, qu’on y voyait les traces d’une peine d’âme secrète dont j’étois dévoré, lorsque l’artiste le fit. Le mot, (…), me rappelle un conte de l’abbé Galiani. Un missionnaire ayant établi ses tréteaux sur la place de saint Marc à Venise, à côté d’un joueur de marionnettes, celui-ci s’attira si fort la foule par le moyen de son polichinel, que l’autre ne put jamais avoir un auditoire. Le pauvre missionnaire épuisa toutes les ressources de sa rhétorique pour débaucher quelques spectateurs à son heureux voisin. Enfin voyant qu’il n’y pouvait réussir, il tira un crucifix de dessous sa casaque, et s’écria d’une voix pathétique et forte : (…).

Madame la princesse de Chimay, M. le chevalier de Fitz-James, son frère, vous êtes mauvais, parfaitement mauvais ; vous êtes plats, mais parfaitement plats. Au garde-meuble. Point de nuances, point de passages, nulles teintes dans les chairs.

Princesse, dites-moi, ne sentez-vous pas combien ce rideau que vous tirez est lourd. Il est difficile de dire lequel du frère et de la sœur est le plus roide et le plus froid.

Notre ami Cochin. Il est vu de profil. Si la figure étoit achevée, les jambes s’en iraient sur le fond. Il a le bras droit passé sur le dos d’une chaise de paille. L’attitude est bien pittoresque. Il est ressemblant. Il est fin. Il va dire une ordure ou une malice. Si l’on compare ce portrait de Van Loo avec les portraits que Cochin a faits de lui-même, on connoitra la physionomie qu’on a et celle qu’on voudroit avoir. Du reste, celui-cy est assez bien peint ; mais il n’approche ni de près ni de loin du cardinal de Choiseul .

Les autres portraits de Michel sont si médiocres qu’on ne les croiroit pas du même maître. D’où vient cette inégalité qui dans un intervalle de temps assez court touche les deux extrêmes du bon et du mauvais ?

Le talent seroit-il si journalier ? Y auroit-il des figures ingrates ? Je l’ignore. Ce que je scais, ce que je vois, c’est qu’il n’y a guères de physionomies plus déplaisantes, plus hydeuses que celle de l’oculiste Demours, et que La Tour n’a pas fait un plus beau portrait ; c’est à faire détourner la tête à une femme grosse, et à faire dire à une élégante, ah l’horreur. Je crois que la santé y entre pour beaucoup.

Le petit jeune homme en pié, habillé à l’ancienne mode d’Angleterre est très-beau de draperie, de position naturelle et aisée, charmant par sa simplicité, son ingénuité, d’une belle palette ; satin et bottes à ravir ; étoffes qui ne sont pas plus vraies dans le magasin de soirie. Très-beau morceau, tout à fait dans la manière de Vandick. Il est de 4 piés 7 pouces de haut, sur 2 piés 3 pouces de large.

Michel Van Loo est vraiment un artiste : il entend la grande machine ; témoins quelques tableaux de famille où les figures sont grandes comme nature et louables par toutes les parties de la peinture.

Celui-cy est l’inverse de La Grenée. Son talent s’étend en raison de la grandeur de son cadre.

Convenons toutesfois qu’il ne scait pas rendre la finesse de la peau des femmes ; que pour toute cette variété de teintes que nous y voyons, il n’y a que du blanc, du rouge et du gris. Et qu’il réussit mieux les portraits d’hommes. Je l’aime, parcequ’il est simple et honnête, parceque c’est la douceur et la bienfaisance personnifiées. Personne n’a plus que lui la physionomie de son âme. Il avait un ami en Espagne. Il prit envie à cet ami d’équiper un vaisseau. Michel lui confia toute sa fortune. Le vaisseau fit naufrage ; la fortune confiée fut perdue, et l’ami noyé. Michel apprend ce désastre, et le premier mot qui lui vient à la bouche, c’est, j’ai perdu un bon ami. cela vaut bien un bon tableau.

Mais laissons-là la peinture, mon ami, et faisons un peu de morale. Pourquoi le récit de ces actions nous saisissent-elles l’âme subitement, de la manière la plus forte et la moins réfléchie, et pourquoi laissons-nous apercevoir aux autres toute l’impression que nous en recevons ? Croire avec Hutcheson, Smith et d’autres que nous ayons un sens moral propre à discerner le bon et le beau, c’est une vision dont la poésie peut s’accommoder, mais que la philosophie rejette. Tout est expérimental en nous. L’enfant voit de bonne heure que la politesse le rend agréable aux autres ; et il se plie à ses singeries. Dans un âge plus avancé, il scaura que ces démonstrations extérieures promettent de la bienfaisance et de l’humanité. Au récit d’une grande action notre âme s’embarrasse, notre cœur s’émeut, la voix nous manque, nos larmes coulent. Quelle éloquence ! Quel éloge ! On a excité notre admiration. On a mis en jeu notre sensibilité. Nous montrons cette sensibilité. C’est une si belle qualité ! Nous invitons fortement les autres à être grands. Nous y avons tant d’intérêt ! Nous aimons mieux encore réciter une belle action que la lire seul. Les larmes qu’elle arrache de nos yeux tombent sur les feuillets froids d’un livre. Elles n’exhortent personne. Elles ne nous recommandent à personne. Il nous faut des témoins vivants. Combien de motifs secrets et compliqués dans notre blâme et nos éloges ! Le pauvre, qui ramasse un louis ne voit pas tout à coup tous les avantages de sa trouvaille ; il n’en est pas moins vivement affecté. Nos habitudes sont prises de si bonne heure qu’on les appelle naturelles, innées ; mais il n’y a rien de naturel, rien d’inné que des fibres plus flexibles, plus roides, plus ou moins mobiles, plus ou moins disposées à osciller. Est-ce un bonheur, est-ce un malheur que de sentir vivement ? Y a-t-il plus de bien que de maux dans la vie ? Sommes-nous plus malheureux par le mal, qu’heureux par le bien ? Toutes questions qui ne diffèrent que dans les termes. Ajoutez que la plupart de ces questions sont oiseuses, et qu’on néglige de faire entrer dans leur solution les véritables élémens, comme la force de l’habitude, les prestiges de l’espérance etc. Au reste, le philosophe a raison de se moquer du sens moral des métaphysiciens anglais ; mais il n’explique pas pour cela la manière dont se fait sur nos organes l’impression d’une belle action. Outre l’imitation et l’habitude, il y a encore autre chose d’antérieur, de machinal qui se passe en nous, et qu’il faudrait savoir expliquer. Le vrai traité des sentimens moraux serait un pur traité de mécanique ; mais l’anatomie la plus perfectionnée ne nous donnera jamais cette théorie. Il faudrait pouvoir observer pendant toute la vie le jeu du cerveau, du cœur, du diaphragme, des entrailles, et avoir la vue assez subtile, assez perçante pour en appercevoir les oscillations les plus imperceptibles.