(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLIXe Entretien. L’histoire, ou Hérodote »
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(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLIXe Entretien. L’histoire, ou Hérodote »

CLIXe Entretien.
L’histoire, ou Hérodote

I

Hérodote passe pour le premier (en ordre de date) des historiens grecs, cela n’est certainement pas vrai ; car Homère, dont il a écrit la biographie, est bien plus ancien qu’Hérodote, et l’histoire a, sans contredit, précédé la poésie et surtout la poésie parfaite.

Hérodote est bien loin de Moïse, l’historien hébreu ; plus loin encore des historiens fabuleux de l’Inde, ces hommes antédiluviens du Thibet, de l’Himalaya, ou de la Chine ; mais enfin il passe pour le Père de l’histoire, prenons-le pour tel un moment, et faisons semblant de le croire, quoique nous n’en croyions rien. C’est une vérité convenue, c’est-à-dire un mensonge admis. Passons.

II

On sait peu de choses sur lui, pas même des fables ; le Père de l’histoire n’a pas même une biographie.

Il était né à Halicarnasse, 484 ans avant Jésus-Christ. Il paraît que sa famille était distinguée et même illustre. Son père s’appelait Tixès, sa mère Dryo. On l’envoya habiter Samos. Il s’y perfectionna dans le dialecte ionien, le plus doux des dialectes grecs. Après cette étude, il entreprit de longs et lointains voyages pour connaître la terre et les hommes. Il n’écrivit que ce qu’il avait vu ou appris de la bouche des plus érudits de ses contemporains.

La Grèce, l’Ionie, l’Assyrie, l’Égypte, la Perse, les bords du Pont-Euxin, la Scythie ou la Russie, quelques parties du littoral de l’Italie et de la Sicile forment la carte de ses voyages. Voyage historique, littéraire, religieux, à travers le monde alors connu des Grecs, ce serait le vrai nom de ce qu’on appelle son Histoire. C’est un Child-Harold-Commines qui parcourt l’univers et qui le raconte. Il ne commande point la crédulité, il la discute. Son livre est plein de critique ; c’est un homme d’esprit sans parti pris, qui vous mène promener à travers le monde et qui vous dit : « Regardez et concluez. » Il a aussi beaucoup d’analogie avec Voltaire dans ses Mœurs des nations. Bref, c’est le contraire de ce que l’on suppose de lui. Voilà pourquoi il est bon de l’étudier à fond. La plupart de nos préjugés sont des erreurs.

III

Au retour de ses voyages, Hérodote écrivit son Histoire à Samos. Il la lut en partie aux jeux Olympiques, en 456. Thucydide, alors âgé de quinze ans, assistait à cette lecture, et c’est là que ce jeune homme, déjà lettré, conçut la pensée d’écrire lui-même. Thucydide lui fut présenté. Cette lutte littéraire entre les premiers historiens de la Grèce devant l’Académie d’Athènes est loin de l’espèce de barbarie que l’on attribue à ces temps.

À quarante ans, il lut devant le même public son Histoire achevée. Les hommes éclairés le comblèrent d’éloges et l’autorisèrent à donner à chacun des livres de cette Histoire le nom d’une Muse, comme le seul digne de sa perfection. Le peuple ajouta à ces honneurs des gratifications pécuniaires. Mais l’envie se déchaîna contre lui et le força à quitter l’Attique et Samos. Il franchit la mer et vint habiter à Sybaris, dans la Grande Grèce. On y lit encore son épitaphe : « Cette terre recouvre le corps d’Hérodote, fils de Tixès, maître en l’art d’écrire. En fuyant la critique acharnée de ses compatriotes, il était venu chercher ici une nouvelle patrie. »

Voilà tout ce qu’on sait de la vie, des œuvres, de la mort de ce grand homme.

Parcourons son œuvre.

IV

Clio est le titre de son premier livre.

« Hérodote d’Halicarnasse expose ici le résultat de ses recherches, afin que le souvenir des événements passés ne se perde pas avec le temps ; que les grandes et mémorables actions, soit des Grecs, soit des barbares, aient une juste célébrité, et que la cause des guerres qui ont éclaté entre eux soit connue. »

Il attribue toutes ces causes à des enlèvements de belles femmes, telles qu’Hélène, Médée. Plus tard, la Grèce attaque, sans motif autre que son ambition, les États voisins de l’Ionie ; il en raconte les guerres presque fabuleuses ; il s’attache surtout à Crésus le roi de Lydie, dont Sardes était la capitale.

« Crésus, après avoir soumis les Grecs du continent d’Asie et les avoir rendus tributaires, songea à construire une flotte pour attaquer ceux des îles. Il s’occupait de cette idée, et déjà les vaisseaux étaient sur le chantier, quand il abandonna son projet, détourné, suivant les uns, par Bias de Priène, suivant d’autres, par Pittacus de Mitylène, qui, se trouvant à Sardes, et interrogé par Crésus sur ce que l’on disait de nouveau en Grèce, lui avait répondu en ces termes : « On y fait courir le bruit que les habitants des îles lèvent dix mille hommes de cavalerie, et ont le dessein de vous attaquer dans Sardes. » Crésus, prenant ces paroles au sérieux, s’écria : « Puissent faire les dieux que réellement ces insulaires pensent à venir attaquer avec de la cavalerie les enfants de la Lydie !… » Alors, celui avec lequel il s’entretenait reprit en ces mots : « Ô Crésus, si c’est avec raison qu’une juste espérance du succès vous fait désirer vivement que les habitants des îles viennent réellement attaquer le continent avec de la cavalerie, que pensez-vous que ces mêmes insulaires doivent de leur côté souhaiter plus ardemment, lorsqu’ils ont appris que vous étiez occupé à faire construire des vaisseaux, que de rencontrer vos Lydiens en mer, et de vous voir ainsi leur offrir vous-même l’occasion de venger les malheurs des Grecs du continent, que vous venez de réduire en servitude ? » Crésus, frappé de cette réflexion, et se laissant aisément persuader par ce discours plein de sens, renonça aux préparatifs maritimes qu’il avait commencés ; il fit même un traité d’hospitalité réciproque avec les Ioniens des îles.

« Dans la suite, Crésus porta la guerre chez les diverses nations qui habitent en deçà du fleuve Halys, et parvint à les subjuguer toutes, à l’exception des Ciliciens et des Lyciens. Voici les noms des peuples rangés sous son obéissance : les Lydiens, les Phrygiens, les Mysiens, les Marandiniens, les Chalybiens, les Paphlagoniens, les Thraces (d’Asie), c’est-à-dire les Thyniens et les Bithyniens, les Cariens, les Ioniens, les Doriens, les Éoliens et les Pamphyliens.

« Lorsque tous les peuples soumis par Crésus eurent été ajoutés à l’empire de Lydie, on vit arriver successivement dans la ville de Sardes, alors florissante et comblée de richesses, presque tout ce que la Grèce avait, à cette époque, d’hommes célèbres par leurs connaissances et leur sagesse. De ce nombre fut Solon d’Athènes. Après avoir donné des lois aux Athéniens, qui lui en avaient demandé, il s’était décidé à s’expatrier et à voyager pendant dix ans, sous le prétexte de visiter d’autres régions, mais réellement pour n’être point forcé à changer quelque chose à ces lois. Les Athéniens ne pouvaient les modifier eux-mêmes sans violer le serment solennel qu’ils avaient fait de les observer pendant dix ans, telles que Solon les avait données.

« Dans cet état de choses, Solon, étant censé toujours voyager par curiosité, vint d’abord en Égypte, près du roi Amasis, et ensuite à Sardes, près de Crésus. Il fut reçu avec distinction, et logé dans le palais. Le troisième ou le quatrième jour après son arrivée, les domestiques de Crésus, suivant ses ordres, conduisirent Solon dans les chambres qui contenaient les trésors du roi, et lui montrèrent les immenses richesses qu’elles renfermaient et le bonheur de Crésus. Après qu’il eut vu tout en détail, et tout examiné à loisir, Crésus lui adressa ces paroles : « Mon hôte d’Athènes, comme la réputation que vous vous êtes acquise par votre sagesse et par les voyages que vous avez entrepris pour observer, en philosophe, tant de pays divers est venue jusqu’à nous, j’ai le plus grand désir d’apprendre de vous quel est l’homme que vous avez connu jusqu’ici pour le plus heureux. » En faisant cette question, Crésus était persuadé que Solon allait le nommer ; mais Solon, incapable de flatter et qui ne savait dire que la vérité, répondit : « C’est Tellus l’Athénien. » Crésus, surpris, demanda vivement par quelle raison il estimait ce Tellus le plus heureux des hommes. « Tellus, répondit Solon, vivait dans un temps où Athènes était florissante. Déjà heureux du bonheur de sa patrie, il eut des enfants sains et d’un bon naturel ; tous lui donnèrent des petits-fils, et il n’eut à pleurer la perte d’aucun d’eux. Enfin, il jouissait d’une fortune aisée, telle qu’on l’entend parmi nous, et termina sa vie par la mort la plus brillante. Dans un combat qui eut lieu entre les Athéniens et leurs voisins d’Éleusis, après avoir déployé une rare valeur, et mis en fuite un grand nombre d’ennemis, il périt glorieusement. Athènes lui fit élever, aux frais du trésor public, un tombeau dans la place même où il avait succombé, et rendit à sa mémoire les plus grands honneurs. »

« Solon ayant ainsi trompé tout à fait l’opinion de Crésus en insistant avec autant de détails sur le bonheur de Tellus, le roi lui demanda quel était, après Tellus, celui qu’il placerait au second rang, espérant l’obtenir au moins pour lui. « Je le donnerais, repartit Solon, à Cléobis et à Biton. Ces deux frères, originaires d’Argos, vivaient dans une honnête aisance ; ils étaient de plus distingués par la force du corps, et avaient remporté des prix dans les jeux publics. Voici ce que l’on raconte d’eux. On célébrait à Argos la fête de Junon, et leur mère se préparait à monter sur son char pour se rendre au temple ; mais les bœufs, qui devaient être attelés, n’étaient point encore revenus des champs. Les deux jeunes gens, surpris par l’heure, prennent la place des animaux, et, se mettant eux-mêmes sous le joug, traînent le char sur lequel leur mère s’était assise. Ils parcoururent ainsi l’espace de quarante-cinq stades pour arriver au temple. La mort la plus heureuse fut la récompense de cet acte de piété filiale, qui se passa à la vue de tout le peuple rassemblé pour la fête ; et la Divinité déclara, dans cette occasion, qu’il est plus heureux pour les hommes de mourir que de continuer à vivre. Les citoyens d’Argos, témoins de ce spectacle, admiraient la force des jeunes gens, et leur donnaient de grands éloges : les femmes félicitaient la mère, et l’estimaient heureuse d’avoir de tels fils. Enivrée de joie, et flattée également de l’action de ses enfants et des applaudissements qu’elle recevait, la mère de Cléobis et de Biton, debout en face de la statue de Junon, pria pour ses enfants, qui venaient de lui donner une si grande preuve de respect, et conjura la déesse de leur accorder ce qu’il y avait de meilleur pour l’homme. Cette prière faite, les jeunes gens offrirent leur sacrifice, et, après le festin qui le suivit, s’endormirent dans le temple même. Ils ne se réveillèrent pas, et finirent ainsi de vivre. Les Argiens consacrèrent leurs images à Delphes, comme celles de deux hommes parfaitement pieux. »

« C’est ainsi que Solon assigna la seconde place aux deux Grecs. Crésus, mécontent, s’écria : « Ainsi, Solon, vous comptez ma prospérité pour si peu de chose, que vous ne daignez pas me mettre sur la même ligne que ces simples particuliers ? — Ô Crésus, repartit Solon, pourquoi m’interrogez-vous sur la destinée des hommes, moi qui sais combien la Divinité, toujours jalouse des prospérités humaines, est prompte à les bouleverser ? Que de choses nous sommes condamnés à voir et à souffrir dans le cours d’un long âge ! Supposons que soixante-dix années soient le terme de la vie d’un homme. Ces soixante-dix années donnent vingt-cinq mille deux cents jours, sans compter les mois intercalaires ; et, si nous faisons une année sur deux plus longue d’un mois pour ramener les saisons aux époques convenables, nous aurons, pour soixante-dix années, trente-cinq mois intercalaires, et ces trente-cinq mois donneront mille cinquante jours. La totalité des soixante-dix années sera par conséquent de vingt-six mille deux cent cinquante jours, et cependant il n’y a pas un seul de ces jours qui soit, dans toutes ces circonstances, exactement semblable à un autre. L’homme est donc, ô Crésus, tout misère ! Vous vous montrez aujourd’hui riche et puissant à mes yeux ; je vous vois roi d’un grand peuple ; cependant, je ne dirai pas de vous ce que vous me demandez de dire, jusqu’à ce que j’apprenne que votre vie a fini heureusement. Hélas ! l’homme le plus riche n’est pas plus heureux que celui qui vit au jour le jour, si le sort ne lui laisse pas terminer sa carrière dans cet état de prospérité ; on voit même des hommes avec de grandes richesses être malheureux, tandis que beaucoup d’autres dans la médiocrité sont parfaitement heureux. En effet, l’homme qui possède ces grandes richesses et qui n’est pas satisfait d’ailleurs, n’a sur celui qui, pauvre, est cependant bien partagé en toute autre chose, que deux sortes d’avantages, tandis que celui-ci en a une foule sur l’homme riche et malheureux du reste. L’un peut, à la vérité, remplir tous ses désirs, et réparer promptement une perte ou un dommage qu’il éprouve ; mais l’autre, s’il n’a pas la même facilité, est déjà (dans l’état de bonheur où nous le supposons) à l’abri de ces désirs ou de ces pertes. De plus (toujours dans la même supposition) il jouit de toutes ses facultés, il est d’une bonne santé, exempt de maux, content de ses enfants, d’une belle figure ; et, si, indépendamment de tant d’avantages, il termine bien sa carrière, il sera celui que vous cherchez, et digne d’être appelé heureux ; mais, avant sa mort, il faut suspendre notre jugement et l’appeler, jusque-là, l’homme favorisé de la fortune, et non l’homme heureux. Actuellement, ô Crésus, réunir tant de biens n’est pas d’un mortel. Une même contrée ne produit pas toutes les choses nécessaires ; elle en donne une, il lui en manque une autre ; seulement, celle qui en fournit le plus est regardée comme la meilleure : il en est ainsi de l’homme. Un même individu n’a pas tous les avantages : il en possède quelques-uns, d’autres lui sont refusés. Celui qui, dans le cours de la vie, se maintient avec le plus grand nombre de ces avantages, et arrive au terme sans les avoir perdus, est celui seul qui, à mon avis, est digne de porter le nom d’heureux. Il faut donc, dans toutes les choses, considérer leur fin et comme elles se résolvent, puisque la Divinité ruine souvent de fond en comble ceux à qui elle a fait entrevoir la félicité. »

« Solon se tut. Crésus, de plus en plus mécontent, cessa de faire cas du sage, et le renvoya. Il finit même par regarder comme un homme sans lumières celui qui, mettant de côté la prospérité présente, recommandait d’attendre la fin de toutes choses pour les juger.

« Lorsque Solon fut parti, la Divinité voulut, à ce qu’il paraît, par une vengeance éclatante, punir Crésus de s’être estimé le plus heureux des hommes ; et un songe qu’il eut peu de temps après lui présagea le sort funeste d’un de ses enfants. Crésus avait deux fils : l’un, très-maltraité par la nature, était muet ; l’autre, au contraire, surpassait en tout les jeunes gens de son âge : ce dernier s’appelait Atys. Crésus vit donc en songe Atys périr, blessé par une pointe de fer. Il se réveille frappé de terreur, et, après avoir réfléchi sur son rêve, il se détermine à donner une femme à son fils, et lui ôte le commandement de ses troupes qu’il avait coutume de lui confier. En même temps il ordonna de retirer de l’appartement des hommes les lances, les javelots, enfin toutes les armes en usage à la guerre, et les fit déposer dans l’intérieur du palais, de crainte qu’une de ces armes qui sont ordinairement suspendues aux murailles n’atteignît son fils.

« Tandis qu’on faisait les préparatifs du mariage d’Atys, on vit arriver à Sardes un homme poursuivi par le malheur, et dont les mains étaient souillées. Il était Phrygien de nation, et de race royale. Il se présenta au palais du roi, et le supplia de le purifier suivant le mode d’expiation établi par les lois du pays. Crésus y consentit, et le purifia. Le mode d’expiation des Lydiens est à peu près semblable à celui qui est en usage chez les Grecs. Lorsque la cérémonie expiatoire fut terminée, Crésus, voulant savoir qui était cet homme et d’où il sortait, lui adressa la parole en ces termes : « Étranger, dites-moi qui vous êtes, de quel lieu de la Phrygie êtes-vous venu vous asseoir en suppliant près de mes foyers ? Enfin, quel homme ou quelle femme a péri par vos mains ? — Ô roi, répondit l’étranger, je suis fils de Gordius et petit-fils de Midas. Mon nom est Adraste. J’ai tué involontairement mon frère : après ce meurtre, mon père m’a chassé ; et je suis aujourd’hui sans asile. — Ceux à qui vous devez le jour, reprit Crésus, sont nos amis, et c’est parmi des amis que vous vous trouvez ici. Restez avec nous, vous n’y manquerez de rien ; en supportant patiemment votre disgrâce, vous l’allégerez, et vous lui serez peut-être redevable d’un meilleur sort. » Adraste continua donc à vivre près de Crésus.

« En ce temps, un sanglier d’une grosseur extraordinaire, né dans l’Olympe Mysien et sorti de cette montagne, désolait le pays et ruinait tous les travaux champêtres. Plusieurs fois, les Mysiens s’étaient réunis pour l’attaquer, mais n’avaient pu l’atteindre, et le mal qu’il leur faisait s’accroissait de jour en jour. Enfin ils envoyèrent des députés qui, se présentant devant Crésus, lui parlèrent ainsi : « Ô roi, un sanglier d’une grandeur démesurée désole nos campagnes, et, malgré tous nos efforts, nous n’avons pu parvenir à le détruire. Nous vous supplions donc de laisser venir avec nous votre fils, et d’envoyer des jeunes gens et des chiens pour nous aider à délivrer notre pays de ce monstre. » Crésus, qui n’avait point oublié ce qu’il avait vu en songe, leur répondit : « Il ne faut pas parler de mon fils, je ne puis vous le donner : il vient de se marier, et d’autres soins l’occupent. Mais je ferai partir une troupe choisie de chasseurs, avec tout ce qui leur sera nécessaire, et je leur prescrirai de se réunir à vous pour délivrer votre pays du sanglier qui le dévaste. »

« Telle fut la réponse de Crésus. Les Mysiens, satisfaits, allaient se retirer ; mais Atys, qui avait entendu leur demande, apprenant que son père s’y était refusé, entra et parla en ces termes : « Ô mon père, c’était autrefois mon plus beau droit et mon plus noble privilége d’aller chercher la gloire à la guerre ou dans les chasses périlleuses. Maintenant, vous me tenez renfermé dans un honteux repos, comme si vous aviez à me reprocher quelque marque de crainte ou quelque faiblesse ! De quel œil voulez-vous que l’on me voie tous les jours aller à la place publique, et en revenir ? Quelle opinion vont prendre de moi mes concitoyens ? Quelle idée s’en fera ma nouvelle épouse ? À quelle homme pensera-t-elle s’être unie ? Ou laissez-moi la liberté d’aller à cette chasse, ou veuillez, du moins, m’expliquer comment vous croyez me servir en vous y refusant ?

« — Ô mon fils, répondit Crésus, si j’en use ainsi, ce n’est pas que j’aie aperçu en toi quelque marque de faiblesse, ou que tu m’aies déplu. Je cède seulement à la crainte que m’inspire un songe que j’ai eu pendant mon sommeil : il m’avertit que tu dois vivre peu de temps, et que la blessure d’une pointe de fer causera ta mort. C’est ce songe qui m’a fait presser ton mariage ; il m’empêche de te laisser prendre part à la chasse qui se prépare, et me force à te tenir renfermé près de moi pour te dérober, s’il est possible, au moins pendant ma vie, au péril qui te menace. Hélas ! je n’ai que toi d’enfant ; je ne puis, tu le sais, compter ton frère, à qui le sens de l’ouïe manque entièrement.

« — Ô mon père ! répliqua le jeune homme, le songe que vous avez eu justifie la contrainte où vous me retenez, et je dois vous en savoir gré. Qu’il me soit permis cependant de vous dire que, dans ce moment, vous oubliez le sens véritable de votre songe, et il est facile de vous le prouver. Vous me dites qu’il annonce que je dois périr par la pointe d’un fer ; mais un sanglier a-t-il des mains ? Quelle pointe de fer avez-vous donc à redouter ici ? Si je devais, par exemple, périr sous la dent de quelque bête sauvage, ou de toute autre manière, il serait, j’en conviens, raisonnable d’agir comme vous le faites ; mais, puisqu’il n’est point question de combat entre hommes, laissez-moi aller.

« — Tu l’emportes, mon fils, reprit Crésus ; cette explication que tu donnes à mon rêve me persuade, et je cède à tes raisons ; je reviens donc sur ma résolution, et consens que tu prennes part à cette chasse. »

« En achevant ces mots, Crésus fit appeler le Phrygien Adraste et lui parla ainsi : « Adraste, lorsque, chargé du poids importun d’un malheur que je suis loin de vous reprocher, vous êtes venu me trouver, je vous ai purifié. Je vous ai ensuite admis dans ma propre maison, et je n’ai rien épargné pour subvenir à vos besoins. Je dois aujourd’hui compter que, pour prix de ces services, vous êtes prêt à m’en rendre. Je vous charge donc de la garde de mon fils, qui va partir pour la chasse, et de sa défense, si quelques brigands viennent vous attaquer sur la route. Il convient, d’ailleurs, que vous vous montriez partout où l’occasion de se distinguer par des actions d’éclat peut se présenter. C’est une inclination que vous devez tenir de votre naissance, et la force du corps ne vous manque pas pour la suivre.

« — Je ne me serais pas, dit Adraste, proposé pour cette expédition : je sais trop bien qu’il ne faut pas qu’un malheureux tel que moi se mêle avec ceux de son âge qui n’ont encore connu que la prospérité. Je n’en formais même pas le désir, et j’ai su m’abstenir d’une demande indiscrète. Mais, puisque c’est vous-même qui le souhaitez et que je dois consentir à tout ce qui vous est agréable (je n’ai que ce moyen de reconnaître vos bienfaits), je suis prêt à faire ce que vous attendez de moi : comptez donc que je vous ramènerai le fils dont vous me confiez la garde, et qu’il sera préservé de tout mal, autant que cela pourra dépendre du défenseur que vous lui donnez. »

« Après cette réponse, l’un et l’autre se mirent en marche, accompagnés d’une troupe choisie de jeunes gens, et suivis d’un grand nombre de chiens. Ils arrivent au mont Olympe, et l’on se met en quête du sanglier. On le rencontre, on parvient à l’entourer de toutes parts ; et les chasseurs, formant un cercle autour de lui, l’attaquent à coups de traits. Dans ce moment, l’hôte de Crésus, celui que Crésus avait purifié, Adraste lance sa javeline, manque le but, et, au lieu de frapper l’animal, atteint le fils de Crésus, qui, blessé mortellement par une pointe de fer, accomplit en mourant le funeste présage du songe. Un messager, arrivé en toute hâte à Sardes, annonça à Crésus et le succès de la chasse et la mort de son fils.

« Crésus, consterné, ressentait une douleur d’autant plus vive, que ce fils avait lui-même présidé à la purification du meurtrier. Dans son désespoir, il invoquait Jupiter Expiateur, et le prenait à témoin du crime de l’étranger qu’il avait admis chez lui comme son hôte. Il adjurait encore ce même dieu par les noms de Jupiter Éphestien et de Jupiter Hétéréen : sous le premier, comme protecteur des foyers, parce qu’il avait permis que le meurtrier de son fils vécût dans sa maison et y jouît des droits de l’hospitalité ; sous le second, comme garant de la foi entre les compagnons d’armes, parce que le compagnon et le gardien de son fils était devenu son plus cruel ennemi.

« Cependant parurent les Lydiens portant le corps inanimé : le meurtrier suivait derrière : arrivé en présence du roi, il se plaça en avant du cadavre, puis, les mains étendues, se livra lui-même à Crésus, le conjurant de l’égorger sur le corps de son fils, et s’écriant qu’il ne lui était plus permis de vivre après avoir causé la mort de celui qui l’avait purifié d’un premier meurtre. Crésus, malgré l’excès de ses malheurs domestiques, touché des cris d’Adraste, en prit pitié, et lui dit : « Ô malheureux hôte, tu satisfais à toute la vengeance que je pouvais tirer de toi, en te condamnant toi-même : va, tu n’es pas la cause de mon malheur, ton action fut involontaire. C’est ce dieu, celui sans doute qui naguère m’a prédit ce triste avenir, qui seul en est l’auteur. » Il ordonna ensuite de faire à son fils des funérailles dignes de sa naissance. Lorsqu’elles furent terminées, et que le tumulte eut cessé autour du monument, le petit-fils de Midas, le fils de Gordius, l’infortuné Adraste, meurtrier de son propre frère, meurtrier de son bienfaiteur, désespéré, et s’estimant le plus malheureux des hommes, se poignarda sur la tombe.

« Crésus porta pendant deux années le grand deuil.

« Après ce temps, la chute de l’empire d’Astyage, fils de Cyaxare, renversé par Cyrus, fils de Cambyse, et les progrès des Perses, en occupant la pensée de Crésus d’autres soins, firent taire sa douleur. Il sentait la nécessité d’arrêter les Perses avant qu’ils eussent atteint toute leur grandeur, et voulait, s’il était possible, détruire une puissance qui s’accroissait chaque jour. Ce projet formé, il résolut avant tout d’éprouver les oracles de la Grèce et de la Libye, en envoyant des députés aux plus célèbres, tels que ceux de Delphes, d’Abas en Phocide, de Dodone, d’Amphiaraüs, de Trophonius et des Branchides, dans le pays des Milésiens ; tous oracles renommés chez les Grecs et que Crésus désirait consulter. Enfin il s’adressa aussi à l’oracle d’Ammon, en Libye. Il voulait seulement, par cette première consultation, s’assurer de la science des oracles ; et, dans le cas où il lui serait prouvé qu’ils connussent réellement la vérité, il se proposait d’y recourir une seconde fois pour savoir s’il devait entreprendre la guerre contre les Perses. »

V

La guerre tourna contre Crésus. Les Perses entrèrent dans Sardes ; un soldat perse s’élança pour tuer le roi. Son fils, jusque-là muet, recouvra la parole pour sauver son père : « Soldat, ne tue pas Crésus ! » dit-il au Perse. Crésus fut fait prisonnier, et Cyrus, qui régnait alors en Perse, le fit attacher au bûcher pour y périr du supplice des rois. Une pluie miraculeuse éteignit l’incendie. Cyrus le fit détacher, et reçut ses conseils comme ceux d’un sage protégé par les dieux.

VI

Ici, Hérodote passe à l’histoire des Mèdes et des Perses. Les Scythes, pères des Russes, vinrent pour attaquer l’Égypte.

« Astyage régnait en Perse.

« Astyage, fils de Cyaxare, hérita de l’empire. Ce roi eut une fille à laquelle il avait donné le nom de Mandane. Une nuit, il crut la voir en songe répandre une si grande quantité d’eau, que non-seulement elle inondait la ville où il faisait son séjour, mais qu’il lui sembla même que toute l’Asie en était couverte. Frappé de cette vision, il en demanda l’explication à ceux des mages qui sont versés dans la science d’interpréter les songes, et la réponse qu’il en reçut lui causa beaucoup d’effroi. Cependant, Mandane étant devenue nubile, Astyage, retenu par ce songe, ne voulut la donner en mariage à aucun des Mèdes dont la maison pouvait s’allier à la sienne, mais il fit choix pour elle d’un Perse nommé Cambyse, homme d’un caractère paisible et d’une bonne famille, mais qu’il regardait néanmoins comme au-dessous même d’un Mède né dans la classe moyenne.

« Cambyse et Mandane étant unis, Astyage eut, dans la première année de leur mariage, un autre rêve : il lui parut voir naître de sa fille une vigne dont les rameaux s’étendaient sur toute l’Asie. Il consulta de nouveau les interprètes des songes. Sur leur avis, il fit venir de la Perse auprès de lui sa fille, qui se trouvait alors enceinte, et la retint sous une garde étroite, décidé à faire périr l’enfant dont elle accoucherait, les mages lui ayant prédit que le fils de sa fille devait un jour régner à sa place. Lors donc que Mandane fut accouchée, Astyage fit appeler Harpagus, un de ses familiers les plus intimes, homme d’une fidélité à toute épreuve, et lui dit : « Harpagus, je vais te confier une commission importante. N’hésite pas à la remplir, et ne cherche pas à éluder mes ordres. Garde-toi surtout, en voulant complaire à d’autres, d’attirer par la suite de grands malheurs sur ta tête. Va prendre l’enfant de Mandane, porte-le chez toi ; et, après l’avoir mis à mort, fais-le enterrer. — Seigneur, répondit Harpagus, jusqu’ici vous ne m’avez jamais vu songer à vous déplaire, et je ne me rendrai pas plus coupable à l’avenir. Puisque vous l’avez décidé, et qu’il vous plaît que les choses soient ainsi, c’est à moi d’obéir. »

« Après cette réponse, Harpagus alla prendre l’enfant condamné à périr, qu’on lui remit paré de langes magnifiques, et l’emporta en pleurant. Arrivé chez lui, il confia les ordres qu’il avait reçus d’Astyage à sa femme, qui lui demanda quel était son dessein ? « De ne point faire, dit Harpagus, ce que le roi m’a commandé. Non, dût-il se montrer encore plus rigoureux et plus insensé qu’il ne l’est actuellement, je ne me soumettrai point à son ordre. Je ne serai pas l’agent direct d’un tel meurtre. Que de motifs n’ai-je pas, d’ailleurs, pour refuser d’être l’assassin de cet enfant ! Il tient à ma famille par les liens du sang ; Astyage est déjà vieux, et n’a point d’enfant mâle. Si, après sa mort, l’empire doit passer dans les mains de sa fille, dont j’aurai fait mourir le fils, à quels dangers ne suis-je pas exposé ? Cependant, ma propre sûreté veut que cet enfant périsse ; mais il faut que ce soit un des domestiques d’Astyage qui lui donne la mort, et qu’il ne la reçoive ni de moi ni d’aucun des miens. »

« En finissant ces mots, il envoya chercher un des principaux pâtres d’Astyage, qu’il savait habiter au milieu des meilleurs pâturages, dans le sein des montagnes les plus fréquentées par les bêtes sauvages. Ce pâtre s’appelait Mitradate. Il avait épousé une femme, esclave comme lui, dont le nom peut se rendre en grec par le mot Cyno, mais qui, en langage mède, était Spaca (Spaca, en mède, signifie une chienne). Les bois montueux où se trouvent les pâturages qui nourrissaient les nombreux troupeaux de bœufs du pâtre sont situés au nord d’Ecbatane, en allant vers le Pont-Euxin ; et cette contrée de la Médie qui touche aux Saspires, très-élevée, abonde en épaisses forêts ; tout le reste est un pays de plaine. Lorsque Mitradate, empressé de se rendre aux ordres qu’il avait reçus, fut arrivé, Harpagus lui parla en ces termes : « Astyage t’ordonne de prendre cet enfant et de l’exposer dans le lieu le plus désert de tes montagnes, où il trouvera une mort prompte. Je suis, de plus, chargé de te dire que, si tu balances à le faire périr, ou si tu le laisses vivre, de quelque manière que ce soit, tu dois t’attendre toi-même à la mort la plus affreuse. J’aurai soin, au surplus, de m’assurer si tu as obéi. »

« Le pâtre, ayant entendu, prit l’enfant et retourna avec lui dans sa rustique demeure. Le hasard voulut que sa femme, qu’il avait laissée dans les derniers jours d’une grossesse, en atteignît le terme pendant le temps de son voyage. Ainsi, tous les deux réciproquement étaient inquiets l’un de l’autre : le mari, craignant que la femme n’accouchât en son absence ; celle-ci, troublée par le message d’Harpagus, qui pour eux était un événement tout nouveau. Lorsque Mitradate fut de retour, sa femme, qui avait presque perdu l’espoir de le revoir, s’empressa de lui demander par quel motif Harpagus l’avait envoyé chercher en si grande hâte. « Ô ma femme, répondit le pâtre, j’ai vu et entendu dans Ecbatane des choses qu’il eût été mieux pour moi de ne pas voir et de ne pas entendre. Ah ! je croyais nos maîtres à l’abri de tels malheurs. J’ai trouvé la maison d’Harpagus en larmes et dans les gémissements ; frappé de ce spectacle, j’entre ; je vois un enfant couché, se débattant et jetant des cris douloureux. Il était richement paré d’or et de vêtements précieux. Lorsque Harpagus m’aperçut, il me commanda de prendre cet enfant, de l’emporter avec moi et de l’exposer dans le lieu le plus sauvage de nos montagnes. Il me dit qu’Astyage l’ordonnait ainsi, et me menaça des plus cruels supplices si je ne faisais pas ce qu’il me prescrivait. Je l’ai reçu, persuadé qu’il était né de quelque domestique de la maison, et ne pouvant m’imaginer d’abord ce qu’il pouvait être. J’admirais cependant la magnificence de ses vêtements, et j’étais également surpris du deuil que je voyais chez Harpagus. Mais bientôt j’ai appris tout d’un homme de la maison, qui m’a accompagné jusqu’au dehors de la ville, et a remis l’enfant dans mes mains. J’ai su, de cette manière, qu’il était le fils de Mandane, fille d’Astyage, et de Cambyse, fils de Cyrus, et qu’Astyage avait ordonné qu’on le fît périr. Le voilà ! »

« Le pâtre cessa de parler, et découvrit l’enfant qu’il portait. La femme, considérant sa taille, touchée des grâces de sa figure, se prit à pleurer et, embrassant les genoux de son mari, le conjura, par tout ce qu’elle put imaginer propre à l’émouvoir, de ne point obéir. Mitradate lui répondit : « qu’il lui était impossible de ne pas exécuter ce qui lui avait été ordonné ; que les espions d’Harpagus ne manqueraient pas de venir observer ce qui se passerait, et qu’il serait perdu sur-le-champ s’il désobéissait. » La femme, voyant qu’elle ne pouvait persuader son mari, eut recours à un autre moyen, et lui dit : « Puisque je ne saurais te déterminer à conserver cet enfant, et qu’il faut pour ta sûreté que tu puisses en montrer un étendu à terre, fais ce que je vais t’indiquer. Je viens aussi d’accoucher, et mon enfant est mort ; prends-le, va l’exposer, et à sa place nous élèverons le fils de la fille d’Astyage, comme s’il était le nôtre. De cette manière, tu ne risques pas ta vie en désobéissant à tes maîtres et nous n’aurons pas à nous reprocher une mauvaise action. L’enfant mort aura la sépulture destinée aux fils des rois, et l’enfant qui existe ne perdra pas le jour. »

« Le pâtre se rendit à l’avis de sa femme, et fit sur-le-champ ce qu’elle conseillait. Il lui remit donc l’enfant qu’il avait apporté. Il plaça ensuite son propre fils mort dans le berceau, et après l’avoir revêtu des riches vêtements qui avaient servi à l’autre enfant, alla l’exposer dans le lieu le plus désert de la montagne. Trois jours écoulés, le pâtre, ayant laissé un des bergers qu’il avait sous ses ordres à la garde du cadavre, se rendit à la ville et avertit Harpagus qu’il était prêt, quand on le voudrait, à montrer le corps de l’enfant qu’il avait été chargé d’exposer. Harpagus envoya sur les lieux quelques-uns de ses gardes les plus affidés : à leur retour, ils lui présentèrent effectivement un cadavre, qui n’était que celui du fils du pâtre, et auquel il fit donner la sépulture. Cependant la femme de Mitradate nourrit et éleva près d’elle l’autre enfant, qui fut par la suite connu sous le nom de Cyrus : elle lui en avait donné un différent.

« L’enfant ayant atteint l’âge de dix ans, une aventure que je vais rapporter le fit reconnaître. Souvent, près du village où se rassemblaient les troupeaux de bœufs dont nous avons parlé, il jouait au milieu de la route avec plusieurs enfants du même âge que lui. Dans leurs jeux, ces enfants, quoiqu’ils ne le crussent que le fils du pâtre, l’avaient choisi pour roi ; et lui, usant de ses droits, donnait aux uns la charge de bâtir un palais, faisait les autres ses gardes du corps, nommait celui-ci œil du roi, chargeait celui-là de la fonction de recevoir les messages, distribuant ainsi les emplois de sa cour à chacun. Parmi les compagnons de ses jeux, il en était un, fils d’Artembarès, homme considéré parmi les Mèdes. Un jour, cet enfant s’étant refusé à exécuter les ordres qui lui avaient été donnés, Cyrus commanda aux autres de s’emparer de lui. Ils obéirent, et le jeune rebelle fut fouetté sévèrement. Irrité de ce traitement, le fils d’Artembarès, dès qu’il put s’échapper, se rendit à Ecbatane, et vint se plaindre amèrement à son père de ce qu’avait osé Cyrus, ne le nommant pas cependant par ce nom, car il ne le portait pas, mais le désignant comme le fils d’un des pâtres d’Astyage. Artembarès, transporté de colère à ce récit, se rendit sur-le-champ près d’Astyage, et, menant avec lui son fils, se plaignit au roi de l’affront qu’il avait reçu. « Ô roi, s’écria-t-il en découvrant les épaules de son fils, c’est par un de vos esclaves, c’est par le fis d’un pâtre que nous avons été ainsi outragés ! »

« Astyage, après avoir entendu ces plaintes et vu la trace des coups, voulut, par égard pour Artembarès qu’il honorait, venger l’injure faite à cet enfant, et ordonna que l’on fît venir le pâtre avec son fils. Lorsqu’ils furent en sa présence, Astyage, regardant Cyrus, lui dit : « C’est donc toi, toi, fils de cet homme, qui as osé traiter avec tant d’indignité le fils d’un des premiers de ma cour ? — Seigneur, répondit Cyrus, je n’ai rien fait que je n’eusse le droit de faire. Les enfants du village, du nombre desquels est celui-ci, m’ont, dans leurs jeux, choisi pour roi : probablement, ils m’ont jugé le plus digne de l’être. Tous obéissaient à mes ordres : seul, il n’a pas voulu les reconnaître et n’en a fait aucun cas. Il en a porté la peine. Si cependant, pour cela, je mérite quelque punition, me voilà prêt. »

« Tandis qu’il parlait, un pressentiment se glissait dans l’esprit d’Astyage. Il semblait au roi que les traits du visage de cet enfant se rapprochaient des siens. La réponse qu’il venait de faire, si ferme et si libre, son âge parfaitement d’accord avec le temps où le fils de Mandane avait dû périr, tant de rapports frappaient Astyage. Il resta quelque temps sans parler. Enfin, ayant rappelé avec peine ses esprits, il dit à Artembarès, qu’il voulait éloigner pour avoir la liberté d’interroger le pâtre : « Allez, j’aurai soin que vous et votre fils soyez satisfaits. » Artembarès sortit ; et les domestiques d’Astyage ayant, par son ordre, conduit Cyrus dans l’intérieur du palais, le roi, resté seul avec le pâtre, lui demanda « où il avait pris cet enfant ? qui le lui avait donné ? » Le pâtre répondit : « qu’il était son fils, et que sa femme, qui l’avait mis au monde, était encore avec lui. » Astyage lui répliqua qu’il entendait mal ses intérêts en dissimulant, puisqu’il serait bientôt forcé par les tourments d’avouer ce qu’il voulait cacher. En disant ces mots, le roi appela ses gardes et leur ordonna de s’emparer du pâtre. Mais à peine fut-il présenté à la question, qu’il se décida à dire les choses telles qu’elles étaient, et fit un récit véridique de tout ce qui s’était passé : en le terminant, il supplia le roi de lui accorder son pardon.

« Astyage, instruit de la vérité par la déclaration du pâtre, ne le jugea pas digne de sa colère, et, la tournant tout entière contre Harpagus, ordonna à ses gardes de le faire venir sur-le-champ. Dès qu’il parut, Astyage lui adressa cette question : « Harpagus, de quelle manière avez-vous fait périr l’enfant qui vous a été livré par mon ordre ? » Harpagus, tandis que le roi parlait, ayant aperçu le pâtre, ne chercha point à recourir à un mensonge qui l’aurait perdu dès qu’il en aurait été convaincu, et répondit en ces termes : « Ô roi, lorsque cet enfant m’a été remis, je me suis consulté sur la manière dont j’exécuterais vos ordres, et j’ai cherché comment, en ne me rendant pas coupable de désobéissance envers vous, j’éviterais cependant de verser de ma main le sang de votre fille et le vôtre même. Voici donc le parti que j’ai pris : j’ai fait venir ce pâtre, je lui ai donné l’enfant, et je lui ai dit que vous aviez résolu qu’il fût mis à mort. En lui parlant ainsi, je n’ai point dit un mensonge. N’aviez-vous pas réellement ordonné cette mort ? Quand il eut reçu l’enfant, je lui prescrivis de l’exposer dans le lieu le plus désert des montagnes, de l’observer et de bien s’assurer qu’il avait cessé de vivre. Je le menaçai en même temps des plus grands supplices s’il n’exécutait pas fidèlement ces ordres. Dès que je fus informé qu’il avait obéi, et que l’enfant n’était plus, j’ai envoyé sur les lieux les plus affidés de mes eunuques ; ils m’ont rapporté le corps, que j’ai vu, et j’ai pris soin moi-même de lui faire donner la sépulture. C’est ainsi que tout s’est passé, ô roi, et par quel genre de mort l’enfant a péri. »

« Harpagus avait dit la vérité. Astyage, dissimulant le vif ressentiment que lui inspirait ce qui s’était passé, raconta de son côté à Harpagus ce qu’il avait appris du pâtre, et, après avoir tout répété, termina en disant : « que l’enfant vivait encore, et qu’il s’en réjouissait ; car, ajouta-t-il, je souffrais beaucoup de ce que j’avais fait, et je n’étais pas moins affligé de la peine que j’avais causée à ma fille. Mais, puisque le hasard a tout réparé, envoyez votre fils près de l’enfant qui vient de nous être rendu, et revenez à mon souper pour prendre part au sacrifice d’actions de grâces que je veux offrir aux dieux sauveurs. »

« Harpagus, ayant entendu ces paroles, se prosterna pour adorer le roi ; et, se félicitant que sa faute non-seulement n’eût pas de suites fâcheuses, mais que, par une faveur de la fortune, elle lui procurât encore l’honneur d’être appelé au souper du roi, il retourna chez lui le plus vite qu’il put. Harpagus n’avait qu’un seul fils, âgé à peine de treize ans. Il s’empressa en arrivant de lui dire de se rendre près d’Astyage, et d’exécuter tout ce qu’il ordonnerait. Il raconta ensuite à sa femme ce qui était arrivé, et lui fit partager sa joie. Cependant, dès que le fils d’Harpagus fut arrivé au palais, Astyage le fait égorger, ordonne que l’on coupe son corps en morceaux, et qu’après les avoir mis rôtir ou bouillir, on les apprête pour sa table. Quand, à l’heure du souper, les invités, au nombre desquels était Harpagus, furent placés, le roi se fit donner, ainsi qu’au reste des convives, du mouton ; mais on ne servit à Harpagus que les membres de son fils, à l’exception de la tête et des extrémités des pieds et des mains, qu’on avait mis à part dans une corbeille. Lorsque Harpagus eut cessé de manger, Astyage lui demanda s’il avait trouvé bon le repas qu’il venait de faire : Harpagus lui ayant répondu qu’il était excellent, le roi lui fit présenter la corbeille qui contenait la tête, les mains et les pieds du jeune homme, couverte d’un voile, et lui dit qu’il pouvait lever ce voile et prendre ce qu’il voudrait de ce qu’il trouverait dessous. Harpagus obéit, découvre la corbeille et voit les restes de son fils ; mais, à cette vue, il ne témoigne aucune surprise et reste parfaitement maître de lui-même. Astyage, insistant, le presse de dire s’il connaît le gibier dont il venait de manger. Harpagus répond froidement qu’il le connaît, mais qu’il devait trouver bien tout ce qu’il plaisait au roi de faire. Après cette réponse, il recueillit ces tristes débris, les emporta dans sa maison et les réunit dans la tombe.

« Telle fut la vengeance qu’Astyage tira d’Harpagus. Voulant ensuite délibérer sur ce qu’il devait faire de Cyrus, il appela près de lui les mêmes mages qu’il avait autrefois consultés, et leur demanda quel était le vrai sens de l’interprétation qu’ils avaient donnée à son rêve. Les mages répondirent qu’ils l’avaient entendu en ce sens : « qu’il était dans la destinée que l’enfant devait régner un jour, si sa vie était épargnée, et s’il ne périssait pas en naissant. — Eh bien, dit Astyage, il vit ! Nourri aux champs, les enfants de son village l’ont nommé roi, et il a fait tout ce que les rois qui règnent réellement ont coutume de faire. Il s’est donné des gardes, des huissiers, des messagers ; enfin il a réglé autour de lui tout ce qui tient à la royauté. Que pensez-vous actuellement de ces diverses circonstances ? — Puisque l’enfant a survécu, répondirent les mages ; puisque, par un pur hasard, il a fait les fonctions de roi, vous pouvez actuellement vous rassurer, et votre esprit ne doit plus concevoir d’inquiétude. Certainement, ce même enfant ne régnera pas une seconde fois. Souvent, nos prédictions s’accomplissent ainsi par les moindres événements, et les présages contenus dans les songes se résolvent par les plus petites choses. — Et moi aussi, je pense comme vous, répliqua Astyage. Je crois que l’enfant ayant porté le nom de roi, mon rêve, en ce qui le concerne, est accompli et qu’il n’est plus à craindre. Cependant, donnez-moi encore votre opinion sur un autre sujet, et, après y avoir mûrement réfléchi, dites quelles mesures il faut prendre pour garantir dans l’avenir la stabilité de ma maison, et en même temps votre propre sûreté ? » À cette nouvelle question, les mages répondirent : « Ô roi, il est tout à fait dans notre intérêt que votre empire s’affermisse ; s’il tombe dans une nation étrangère en passant à cet enfant, Perse d’origine, nous, qui sommes Mèdes, descendus au rang de sujets, nous ne sommes plus rien en comparaison des Perses, nous devenons nous-mêmes étrangers. Tant que vous régnerez, au contraire, notre roi est notre concitoyen, nous avons part à l’autorité souveraine, et c’est à nous que vos bienfaits et les honneurs sont destinés. Nous devons donc considérer, avant tout, ce qui touche à la stabilité de votre empire ou à la durée de votre existence, et, si nous apercevons quelque danger, ne pas perdre un moment pour vous l’indiquer. Toutefois, nous avons la confiance que votre songe est maintenant sans objet, et nous vous engageons à voir de même ; mais nous pensons aussi qu’il faut bannir cet enfant de vos yeux, et l’envoyer chez les Perses, auprès de ceux qui lui ont donné le jour. »

« Astyage se rendit aisément à cet avis, qui lui était d’ailleurs agréable. Il fit donc venir Cyrus et lui dit : « Enfant, sur la foi d’un vain songe, j’en ai mal usé avec toi ; ta bonne fortune t’a sauvé : sois joyeux. Tu vas te rendre actuellement en Perse ; une suite convenable t’accompagnera dans la route. Là, tu trouveras un père et une mère, qui ne sont ni le pâtre Mitradate ni sa femme. »

« Cyrus, ainsi congédié par Astyage, arriva chez Cambyse. Dès qu’il se fut fait connaître, ses parents le reçurent avec des caresses d’autant plus vives, qu’ils le croyaient mort au moment de sa naissance, et lui demandèrent avec empressement de quelle manière il avait échappé. Cyrus leur répondit : « qu’il n’en avait rien su avant son départ, que jusque-là il était resté dans une entière ignorance de ce qui le concernait, et qu’il avait appris seulement en route sa propre histoire ; qu’il se croyait le fils d’un des pâtres d’Astyage, mais que les gens qui l’accompagnaient l’avaient instruit de tout. » Alors il raconta comment il avait été nourri par la femme du pâtre ; et, en faisant un grand éloge d’elle, il répéta plusieurs fois dans son récit le nom de Cyno. Les parents de Cyrus, frappés du double sens de ce mot, en profitèrent ; et, afin de laisser croire aux Perses qu’il y avait quelque chose de divin dans la conservation de leur fils, ils firent courir le bruit que Cyrus, abandonné et exposé, avait été nourri par une chienne. Cette fable s’est répandue et fut longtemps en crédit.

Cyrus, parvenu à la virilité, était le plus robuste de ceux de son âge, et le plus aimé. Vers ce temps, Harpagus, qui brûlait du désir de se venger de la cruauté d’Astyage, et qui ne pouvait rien tenter par lui-même, comme simple particulier, eut l’idée de s’adresser à Cyrus, et lui envoya des présents. Il le voyait déjà dans un âge convenable, et se flattait de le faire aisément entrer dans ses vues, en confondant leurs communes injures. Déjà même il avait médité l’exécution de ce dessein ; et Astyage, devenu chaque jour plus odieux aux Mèdes par son excessive rigueur, le secondait.

« Harpagus, mettant donc à profit la disposition des esprits, entretenait des liaisons particulières avec les premiers du pays, et leur persuada de déposer Astyage pour appeler Cyrus à la tête des affaires. Lorsque cette résolution fut prise, et tout préparé, il s’agissait d’en instruire Cyrus, qui habitait la Perse. Harpagus, n’osant se lier aux messagers ordinaires (les chemins étaient rigoureusement surveillés), eut recours à la ruse. Il fendit le ventre d’un lièvre dont il eut soin de conserver la peau intacte, sans en arracher aucun poil, et renferma dans l’intérieur des tablettes où il avait écrit ce qu’il voulait faire savoir. Il le donna ensuite, après l’avoir recousu avec soin, à un de ses domestiques affidés, qu’il fit habiller en chasseur, portant des filets, et lui ordonna de se rendre en Perse. Le lièvre devait être remis à Cyrus, et le messager était chargé de lui dire de vive voix de découper de ses propres mains l’animal, et de n’avoir personne auprès de lui quand il l’ouvrirait.

« Tout s’exécuta comme Harpagus l’avait ordonné. Cyrus reçut le lièvre, et l’ayant ouvert lui-même, trouva et lut les tablettes qui portaient ces mots : « Fils de Cambyse, les dieux ne vous perdent pas de vue ; s’il en était autrement, votre conservation n’eût pas été si miraculeuse. Mais il vous reste à vous venger d’Astyage, de votre assassin, puisque son dessein fut de vous faire mourir ; et, si vous vivez, les dieux seuls vous ont sauvé. Vous avez, je n’en doute pas, appris depuis longtemps ce qui s’est passé à votre égard ; vous savez aussi tout ce que j’ai souffert d’Astyage pour avoir refusé de vous donner la mort, pour vous avoir confié au pâtre qui vous a élevé. Maintenant, si vous m’en croyez, vous régnerez bientôt sur tout le pays où règne aujourd’hui Astyage. Il suffit, pour y réussir, d’exciter les Perses à la défection : déterminez-les à s’armer et à marcher contre les Mèdes ; et alors, soit qu’Astyage me mette à la tête des troupes qu’il enverra à votre rencontre, soit qu’il en confie le commandement à qui que ce soit de distingué parmi les Mèdes, comptez sur un succès certain. Les grands du pays, déjà déclarés pour vous, se révolteront et ôteront l’empire à Astyage. Tout est disposé ici ; faites donc ce que je vous dis, et faites-le promptement.

« Cyrus, instruit par ce message, examina de quelle manière il amènerait les Perses à se révolter ; et, après avoir longtemps délibéré, il s’arrêta à un stratagème dont le succès lui parut certain : voici en quoi il consistait. Il supposa qu’il avait reçu des tablettes (il y avait écrit lui-même ce qui convenait à son projet), puis il convoqua les Perses, ouvrit ces tablettes en leur présence, et, les ayant lues publiquement, il fit croire à l’assemblée qu’Astyage l’avait nommé général des Perses. Il ordonna ensuite en cette qualité à chaque individu de se munir d’une faux, et de se tenir prêt à exécuter ce qu’il prescrirait. On compte, au surplus, parmi les Perses plusieurs tribus différentes. Celles que Cyrus réunit en assemblée, et qu’il voulait détacher des Mèdes, sont les plus considérées, et toutes les autres en dépendent : ce sont les Pasargades, les Marophiens et les Maspiens. Dans ce nombre, les Pasargades sont les plus nobles, et c’est parmi eux que se trouve la famille des Achéménides, dont les rois perses sont sortis. Des autres sont, en premier lieu, les Panthéialens, les Dérusiéens, les Germaniens, tous laboureurs ; en second lieu, les Daans, les Mardes, les Dropiciens, et les Sagartiens, qui sont nomades.

« Lorsque tous les Perses, suivant l’ordre qu’ils avaient reçu, parurent, chacun muni d’une faux, comme il leur avait été prescrit, Cyrus leur enjoignit de nettoyer en un jour une certaine portion du territoire de la Perse, qui, dans l’espace de dix-huit ou vingt stades, était couvert entièrement d’épines. Quand ils eurent fini ce travail, il leur ordonna de se retrouver au même lieu le lendemain, après s’être baignés. Cependant, il rassembla les troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons appartenant à son père, et en fit tuer la quantité nécessaire pour nourrir cette troupe. Il y joignit, en vin et autres denrées tout ce dont elle pouvait avoir besoin. Le jour suivant, les Perses revinrent, et Cyrus, les ayant fait asseoir dans les prairies voisines, les traita avec magnificence. Le repas terminé, il leur demanda lequel des deux jours leur paraissait préférable. Tous lui répondirent qu’il y avait une grande différence, que le premier avait été un jour de fatigues et de peines, et que le second n’avait offert que des plaisirs et des jouissances. Cyrus, reprenant alors la parole, leur découvrit sa pensée et leur dit : « Citoyens de la Perse, il en sera de même à jamais pour vous, si vous voulez me suivre. Vous vous assurez alors les biens dont vous jouissez aujourd’hui, avec une infinité d’autres, et vous n’aurez plus à supporter les travaux de l’esclavage. Si vous me refusez, les peines que vous avez endurées hier, et d’autres sans nombre, seront votre partage : laissez-vous donc persuader par moi, et devenez libres. Je sens que les dieux m’ont fait naître pour mettre en vos mains tant de biens ; et vous les obtiendrez, car je sais que vous n’êtes inférieurs aux Mèdes ni dans la guerre, ni dans aucun genre. Si donc vous êtes ce que je crois, cessez sur-le-champ d’obéir à Astyage. »

« Les Perses, fatigués depuis longtemps de la domination des Mèdes, charmés d’avoir un chef, se livrèrent à sa conduite, et se déclarèrent libres. Dès qu’Astyage fut instruit des menées de Cyrus, il lui adressa l’ordre de revenir ; mais Cyrus renvoya le courrier avec ces mots : « Dites à Astyage qu’il me verra plutôt qu’il ne voudra. » Sur cette réponse, Astyage fit armer les Mèdes, et choisit pour général (c’était un dieu sans doute qui l’égarait) Harpagus même, oubliant les justes sujets de ressentiment qu’il lui avait donnés. Lorsque les Mèdes en vinrent aux mains avec les Perses, ceux qui n’étaient pas dans la confidence combattirent de bonne foi ; mais les autres, instruits du dessein du chef, étant passés du côté des Perses, bientôt la majeure partie de l’armée faiblit et prit la fuite.

« Les Mèdes furent ainsi honteusement défaits. À cette nouvelle, Astyage, après s’être écrié d’un ton menaçant : « Cyrus n’aura pas toujours lieu de se réjouir ! » commença par faire mettre en croix les mages interprètes des songes, qui lui avaient conseillé de renvoyer Cyrus. Il fait ensuite prendre les armes à tous les habitants d’Ecbatane, jeunes et vieux, restés dans la ville, les mène contre les Perses, livre une bataille, la perd, et tombe vivant au pouvoir de l’ennemi : son armée y fut entièrement détruite.

« Harpagus, au comble de la joie de voir Astyage dans les fers, le poursuivit d’injures, et, entre autres insultes, animé par le souvenir de l’horrible repas où il avait été contraint de manger les membres de son propre fils, il demanda à Astyage : « comment il trouvait l’esclavage, après la royauté ? » Astyage, au lieu de répondre, fixant ses regards sur Harpagus, lui demanda à son tour : « s’il s’appropriait ce que Cyrus avait fait ? » Harpagus répliqua qu’il pouvait justement le regarder comme son propre ouvrage, puisque c’était lui qui avait écrit à Cyrus pour le lui conseiller. « Eh bien, donc, lui dit Astyage, s’expliquant plus clairement, tu es le plus inepte et le plus injuste des hommes : le plus inepte, si, étant maître de te faire roi toi-même, ce qui devait être en ton pouvoir du moment où tu te vantes d’être l’auteur de tout ce qui vient de se passer, tu as cédé l’empire à un autre ; et le plus injuste, si, pour te venger d’un souper, tu livres les Mèdes à l’esclavage ! Car enfin, ajouta Astyage, puisque tu voulais donner la royauté à quelque autre et ne pas la garder pour toi, n’était-il pas juste, du moins, que la puissance tombât entre les mains d’un Mède, plutôt que dans celles d’un Perse ? Tout ce que tu as fait aujourd’hui n’aboutit au contraire qu’à rendre les Mèdes, innocents envers toi, esclaves, eux qui étaient les maîtres, et à leur donner pour maîtres les Perses, qui n’étaient jusqu’ici que leurs esclaves. »

« Telle fut la fin du règne d’Astyage ; il avait duré trente-cinq ans. Son extrême sévérité fit passer sous le joug des Perses les Mèdes, qui avaient dominé sur l’Asie, au-delà du fleuve Halys, pendant cent vingt-huit ans, non compris le temps de l’invasion des Scythes. Par la suite, à la vérité, ils ont essayé de secouer le joug et se révoltèrent contre Darius ; mais ils furent vaincus dans un combat, et soumis de nouveau. Du reste, les Perses, qui, sous la conduite de Cyrus, s’étaient soustraits à la puissance des Mèdes, furent, depuis la défaite d’Astyage, les maîtres de l’Asie. Quant à Astyage personnellement, Cyrus ne lui fit aucun mal, et le garda constamment près de lui jusqu’à sa mort. C’est ainsi que Cyrus devint roi, après avoir essuyé à sa naissance et dans son éducation les divers accidents que j’ai rapportés. J’ai dit plus haut comment ensuite il renversa la puissance de Crésus, qui l’avait injustement attaqué. Cette victoire mit toute l’Asie sous son empire. »

VII

Euterpe est le titre de son second livre.

Il y continue l’histoire des Perses, mœurs et politique.

Cambyse succède à Cyrus ; il marche à la conquête de l’Égypte.

On lui raconte beaucoup de fables absurdes, à Memphis, sur l’origine et la langue la plus antique du genre humain.

« C’est ce qui m’a été rapporté, dit-il, par les prêtres de Vulcain, à Memphis. »

« Les Grecs racontent sur le même sujet beaucoup d’absurdités ; entre autres, que Psamméticus avait donné les enfants à nourrir à des femmes auxquelles il avait fait couper la langue. Du reste, je n’ai rien découvert de plus sur ce qui les concerne ; mais, dans les divers entretiens que j’ai eus à Memphis avec ces mêmes prêtres de Vulcain, j’ai appris beaucoup d’autres particularités. Ensuite, je suis allé jusqu’à Thèbes et à Héliopolis pour vérifier si les rapports que je recueillerais dans ces deux villes s’accorderaient avec ceux qui m’avaient été faits à Memphis. Les habitants d’Héliopolis passent pour les plus instruits de tous les Égyptiens dans l’histoire de leur pays ; mon intention n’est pas cependant de publier tout ce que j’ai appris sur la religion des Égyptiens, mais seulement de donner les noms de leurs divinités, parce que je pense qu’ils sont connus généralement de tous. Au surplus, je ne parlerai de ces divinités et de la religion que lorsque l’ordre de la narration m’y obligera nécessairement. »

VIII

La description géographique de l’Égypte est plausible et admissible. Il suppose que ce pays, d’abord semblable au golfe de la mer Rouge, a pu être comblé pendant vingt mille ans par les terres amenées par le courant du Nil. Il discute les opinions sur les sources du fleuve comme nous le faisons encore aujourd’hui. Il les attribue aux pluies attirées et retenues pendant l’été sur le soleil de la Libye, puis ramenées au printemps tout à coup sur le ciel d’Égypte.

« Comme les Égyptiens, dit-il, sont extrêmement religieux et plus que le reste des hommes, ils ont des rites particuliers que je veux rapporter. Ils ne boivent que dans des vases de cuivre qu’ils frottent et nettoient tous les jours avec un soin extrême, et cet usage n’est pas observé par les uns et négligé par les autres, mais il est commun à tous indistinctement. Ils portent des vêtements de toile de lin, toujours fraîchement lavés, et ont grand soin de ne les point tacher. Ils ont adopté la circoncision par recherche de propreté, et paraissent faire plus de cas d’une pureté de corps parfaite que de tout autre ornement. Leurs prêtres se rasent entièrement le corps tous les trois jours, dans la crainte que quelque insecte ou quelque souillure ne s’y attache pendant qu’ils exercent leur ministère. Ces prêtres ne font usage que de vêtements de lin et de souliers de papyrus, et ne peuvent porter ni d’autres habits ni d’autre chaussure. Ils se lavent deux fois le jour dans l’eau froide et deux fois la nuit. Enfin, ils sont assujettis à mille pratiques superstitieuses. Du reste, ils jouissent en retour de beaucoup d’avantages. Ils n’ont aucun soin domestique ni aucune dépense à faire ; les mets consacrés leur servent de nourriture, et chaque jour on leur présente en abondance de la chair de bœuf et des oies. On leur fournit en outre du vin de raisin ; mais il ne leur est pas permis de manger du poisson. Les Égyptiens ne sèment jamais de fèves dans leurs champs, et si quelques-unes y croissent naturellement, ils ne doivent les manger ni crues ni cuites ; les prêtres ne peuvent même en supporter la vue, ils regardent ce légume comme impur. Les Égyptiens adorent le bœuf, choisi par leurs prêtres : c’est un instrument actif de labourage et un symbole de la fécondité du travail.

IX

Les Égyptiens se rattachent aux Grecs par Osiris. Hercule, Neptune, les Dioscores, suivant Hérodote, paraissent avoir la même origine grecque par la navigation. En revanche, selon lui, les Grecs ont donné à l’Égypte les oracles et Jupiter, le dieu des dieux olympiens. Les femmes éthiopiennes qui vinrent en Phénicie étaient noires. Elles balbutiaient comme des oiseaux, et de là leur vint le nom de colombes. Puis elles apprirent la langue de la Grèce, et fondèrent la langue ambiguë des oracles.

X

Hérodote raconte ainsi la légende du roi d’Égypte Rhampsinite.

« Ce roi posséda de telles richesses, qu’aucun de ses successeurs ne put jamais les surpasser, ni même en approcher : il fit élever, pour mettre ses trésors en sûreté, un bâtiment en pierre ; mais l’ouvrier chargé de la construction de cet édifice voulut se ménager la faculté de se rendre maître d’une partie de l’argent qui y serait déposé. Il imagina donc de pratiquer dans un des côtés de la muraille extérieure une issue secrète, et y réussit en disposant une des pierres de cette muraille de manière qu’elle pouvait être facilement retirée en dehors par deux hommes, et même par un seul. Quand le bâtiment fut terminé, le roi y renferma ses immenses trésors. Quelque temps après, l’ouvrier qui l’avait construit, voyant approcher sa fin, fit appeler ses fils (il en avait deux), et leur dit qu’ayant voulu leur assurer les moyens de vivre dans l’opulence, il avait eu recours, en bâtissant le trésor du roi, à un artifice qu’il allait leur faire connaître. Il entra ensuite avec eux dans le détail de ce qu’il avait pratiqué pour donner la facilité de retirer une des pierres de la muraille. Il leur indiqua la grandeur et la situation de cette pierre, et leur fit sentir qu’en gardant le secret pour eux, ils pouvaient à leur gré disposer des richesses du roi. Il mourut après cette confidence, et ses fils ne tardèrent pas à mettre la main à l’ouvrage. Ils se rendirent une nuit au palais, trouvèrent la pierre qui leur avait été indiquée dans le bâtiment du trésor, la déplacèrent sans peine, et emportèrent avec eux une grande quantité d’argent.

« Le roi, étant venu visiter son trésor, fut surpris de trouver les vases qui renfermaient ses richesses entamés, et une partie de l’argent dérobée, sans pouvoir en accuser qui que ce soit, puisque la chambre était parfaitement fermée et le sceau qu’il appliquait sur les portes bien entier. Il revint une seconde fois, puis une troisième, et remarquant toujours une diminution nouvelle dans le trésor (les voleurs ne cessaient d’y puiser), il fut obligé de recourir à la ruse, et fit fabriquer des piéges qu’il tendit dans le voisinage des vases. Les voleurs revinrent comme de coutume, et celui des deux qui entra le premier, s’étant approché d’un de ces vases, fut saisi subitement par le piége. Lorsqu’il s’aperçut de son malheur, il appela son frère, lui dit ce qui venait de lui arriver, et le conjura de lui couper sur-le-champ la tête pour empêcher qu’on ne le reconnût, et sauver au moins l’un des deux. Convaincu qu’il ne lui restait pas d’autre ressource celui-ci obéit, et, ayant remis la pierre, en place, se retira chez lui, emportant la tête de son frère.

« Lorsque le jour parut, le roi, revenu dans le trésor, fut frappé d’étonnement en voyant le corps d’un voleur pris au piége, mais n’ayant pas de tête, et de trouver cependant la chambre intacte, n’offrant aucune trace d’issue ni d’entrée. Pour dissiper le doute où cette vue le jeta, il imagina d’ordonner que le cadavre fût attaché à une muraille ; et, plaçant des gardes alentour, il leur enjoignit de saisir et de lui amener tous ceux qu’ils verraient pleurer ou témoigner quelque pitié à ce spectacle. L’ordre fut exécuté et le corps suspendu à un mur. La mère des voleurs, instruite du traitement fait aux restes de son fils, et ne pouvant contenir sa douleur, déclara à celui qui avait survécu qu’il fallait que, d’une manière ou de l’autre, il trouvât le moyen de détacher le corps de son frère et de le lui apporter ; que s’il s’y refusait, elle était déterminée à se rendre près du roi et à lui découvrir l’auteur du vol.

« Le jeune homme, maltraité par sa mère et n’ayant pu lui persuader de renoncer à ce qu’elle exigeait de lui, se détermina à tenter de la satisfaire. Il prit un certain nombre d’ânes, sur chacun desquels il plaça une outre remplie de vin, et les chassa devant lui, se dirigeant vers les soldats qui gardaient le corps suspendu à la muraille. Arrivé près d’eux, il détacha adroitement les liens qui fermaient l’orifice de deux ou trois outres ; et, quand le vin commença à couler, il se frappa la tête comme un homme désespéré qui ne savait auquel de ses ânes il courrait d’abord pour arrêter le mal. Les soldats, voyant le vin se répandre dans la route, accoururent avec ce qu’ils trouvèrent sous leur main, pour le recueillir et en faire leur profit. Cependant le conducteur, en colère, les accablait de reproches et d’injures ; mais les gardes cherchant de leur côté à le consoler, il feignit de s’apaiser ; et ils l’aidèrent alors à faire ranger les ânes hors du chemin pour rétablir leur chargement. Enfin, après quelques plaisanteries, le conducteur des ânes, remis en bonne humeur, fit présent à la troupe d’une de ses outres de vin ; les soldats s’assirent pour boire et engagèrent celui qui les traitait si bien à leur tenir compagnie ; il eut l’air de se laisser persuader et resta. Lorsque la première outre fut épuisée, une autre succéda, et les gardes burent si abondamment que bientôt ils s’enivrèrent, et, accablés par la vapeur du vin, s’endormirent à la place même où ils avaient bu. Tandis qu’ils étaient plongés dans le sommeil, le jeune homme détacha, au milieu de la nuit, le corps de son frère, et après avoir, par dérision, rasé la joue droite de chacun des soldats, il mit le cadavre sur un de ses ânes et le porta chez lui, ayant ainsi exécuté les ordres de sa mère.

« Dès que le roi sut que le corps du voleur était enlevé, il montra le plus violent chagrin ; cependant, comme il voulait absolument connaître l’auteur de tant de ruses, il eut recours à un moyen que je regarde comme une fable tout à fait incroyable, mais que je ne laisserai pas de rapporter. Il fit établir sa propre fille dans un lieu de prostitution, et lui ordonna de recevoir indifféremment tous les hommes qui se présenteraient, en exigeant néanmoins, avant de se livrer, que chacun lui racontât ce qu’il avait fait dans sa vie de plus adroit et de plus remarquable par l’audace ou la scélératesse ; il lui enjoignit de plus que, dans le cas où un de ceux qui se présenteraient lui dirait quelque chose de ce qui s’était passé dans le vol du trésor, elle s’emparât de cet homme sur-le-champ et ne le laissât point échapper. La fille du roi obéit ; mais le voleur, se doutant par quel motif Rhampsinite avait pris cet étrange parti, voulut l’emporter sur le roi en fécondité d’inventions. Après avoir coupé, à la naissance de l’épaule le bras d’un cadavre encore récent, il le cacha sous son manteau et alla trouver la fille du roi. Interrogé par elle comme les autres, il lui dit : « que ce qu’il avait fait de plus hardi et de plus criminel était d’avoir coupé la tête de son frère, pris à un piége tendu dans le trésor du roi ; et que ce qu’il avait fait de plus adroit était d’être parvenu à enlever le corps de ce frère, après avoir enivré les soldats chargés de le garder. » Lorsque la fille du roi entendit cet aveu, elle se jeta sur le jeune homme et crut l’avoir arrêté, mais comme elle n’avait saisi que le bras mort dont il s’était muni, il s’évada par la porte et parvint à s’enfuir.

« Au récit de cette nouvelle ruse, le roi, frappé d’admiration pour les ressources de l’esprit et l’audace d’un tel homme, fit publier dans toutes les villes de ses États qu’il lui accordait l’impunité, et qu’il lui destinait même de grandes récompenses s’il voulait se montrer. On dit que le voleur, se fiant à cette promesse, se présenta, que Rhampsinite lui fit un grand accueil, et lui donna sa fille comme au plus industrieux de tous les hommes, puisque les Égyptiens étant regardés comme supérieurs à tous les autres peuples, il s’était montré supérieur à tous les Égyptiens. »

XI

Cambyse, infatué de sa fortune, devint furieux. Il poignarda le bœuf Apis. Il tua d’un coup de pied sa sœur, qu’il avait épousée. Tout annonçait en lui l’aliénation d’esprit. Les Perses se révoltèrent. Darius lui succéda.

Il écouta les conseils d’Atossa, sa femme, qui désirait avoir à son service des matrones grecques ; il envoya d’abord en Scythie quelques-uns de ses courtisans pour étudier la route de la Grèce, le long du Pont-Euxin. Hérodote visita sans doute la Russie, il en donne une exacte et minutieuse description, en commençant par l’Ister ou le Danube qui la borde et la sépare de la Grèce. Les mœurs barbares des Scythes font horreur et pitié. Darius, mieux conseillé, abandonna la Scythie à elle-même, et revint en Ionie, pour passer de là dans le Péloponèse en traversant l’Hellespont sur un pont semblable à celui qu’il avait laissé sur le Danube. Il laissa à son lieutenant favori Mégabaze un corps d’armée, composé de trois cent mille Persans d’élite, et de troupes ioniennes auxiliaires, pour conquérir la Grèce.

Hérodote revint en Perse ; puis, avant de passer à la guerre de Mégabaze et de Darius contre le Péloponèse, il raconte, dans les détails les plus intéressants, la colonisation grecque des Cyrénéens en Égypte, origine des Carthaginois ; le commerce des Carthaginois avec les peuples de la Libye, l’Oasis et le temple de Jupiter Ammon.

Mégabaze revient en Europe, attaque sur les bords de la mer Noire les Thraces, la nation, après les Indes, la plus nombreuse de l’Europe.

« J’ai déjà parlé des Gètes, qui ont pris le surnom d’immortels. Les Trauses ont, dans le plus grand nombre de leurs institutions, beaucoup de rapport avec celles des autres Thraces, mais ils en diffèrent par les pratiques qu’ils observent à la naissance ou à la mort des individus. Lorsqu’un enfant vient de naître, tous ses parents, rangés autour de lui, pleurent sur les maux qu’il aura à souffrir depuis le moment où il a vu le jour, et comptent en gémissant toutes les misères humaines qui l’attendent. À la mort d’un de leurs concitoyens, ils se livrent au contraire à la joie, le couvrent, en plaisantant, de terre, et le félicitent d’être enfin heureux, puisqu’il est délivré de tous les maux de la vie.

« Les Thraces, qui habitent le pays au-dessus de Crestone, ont aussi quelques usages particuliers. Un homme peut épouser plusieurs femmes, et quand il vient à mourir, il s’élève entre elles de grands démêlés, soutenus avec chaleur par leurs amis, pour décider laquelle a été le plus tendrement aimée du défunt. Celle qu’un jugement solennel a désignée, après avoir reçu les félicitations et les éloges, tant des femmes que des hommes, se rend sur le tombeau du mort où le plus proche de ses parents l’égorge ; on l’enterre ensuite avec le corps de son mari. Les autres femmes regardent cette préférence comme un affront. »

XII

Darius, qui avait succédé au roi de Perse, vint lui-même fortifier son lieutenant.

Peu de temps après, Pigrès et Mantyès, deux Péoniens qui méditaient de se faire proclamer tyrans de leur patrie, et qui avaient suivi Darius pour obtenir son appui, avaient amené, à Sardes, leur sœur, femme d’une grande taille et d’une remarquable beauté.

« Un jour, après avoir épié le moment où Darius venait s’asseoir dans le faubourg des Lydiens, ils imaginèrent de la parer des plus beaux habillements qu’ils purent se procurer et de l’envoyer chercher de l’eau, portant sur sa tête une cruche, en même temps qu’elle conduisait un cheval dont la bride était passée dans son bras, et qu’elle filait une quenouille de lin. Quand cette belle femme parut, elle excita vivement l’attention de Darius, l’attirail dans lequel elle se montrait n’étant dans les mœurs ni des femmes perses, ni de celles de Lydie, ni enfin d’aucun peuple de l’Asie. Darius, pressé de satisfaire sa curiosité, ordonna à quelques-uns de ses gardes d’aller observer ce que cette femme ferait du cheval qu’elle conduisait. Les gardes la suivirent, et, lorsqu’elle fut arrivée près du fleuve, ils virent qu’elle commença par faire boire son cheval, qu’après l’avoir abreuvé, elle remplit d’eau sa cruche, et qu’elle reprit le même chemin, portant l’eau sur sa tête, tirant après elle le cheval, dont elle repassa la bride dans son bras, et tournant son fuseau.

« Darius, frappé du rapport de ses gardes, et de ce qui se passait sous ses yeux, ordonna qu’on amenât cette femme en sa présence. Lorsqu’elle y fut conduite, ses frères, qui avaient tout observé de loin, parurent avec elle, et Darius ayant demandé de quel pays elle était, les jeunes gens, prenant la parole, répondirent qu’ils étaient Péoniens, et qu’elle était leur sœur. « Et qui sont, reprit le roi, les Péoniens ? quelle partie du monde habitent-ils, et par quelle raison vous-mêmes êtes-vous venus à Sardes ? » Les jeunes gens satisfirent à ces questions. « Nous sommes venus, dirent-ils, pour nous donner au roi ; la Péonie est un pays situé sur les bords du Strymon, et qui renferme plusieurs villes ; le Strymon est un fleuve peu éloigné de l’Hellespont ; enfin les Péoniens, ajoutèrent-ils, se regardent comme les descendants des Teucriens et une colonie de Troie. » Après avoir écouté ces détails, Darius leur demanda encore : « si, dans leur pays, les femmes étaient toutes aussi laborieuses que celle-ci ? » Les jeunes gens s’empressèrent de répondre affirmativement, car c’était pour arriver à cette réponse qu’ils avaient tout combiné.

« Sur-le-champ, Darius donna l’ordre à Mégabaze, qu’il avait laissé général de l’armée perse en Thrace, de faire sortir de leur pays tous les Péoniens, et de les lui envoyer avec leurs femmes et leurs enfants. Un courrier à cheval fut dépêché immédiatement pour porter cet ordre. Le courrier arriva sur l’Hellespont, le passa, et remit les lettres de Darius à Mégabaze, qui, après les avoir lues, prit des guides en Thrace et marcha contre les Péoniens.

« Les Péoniens, instruits que les Perses s’avançaient, réunirent leurs forces ; ils se dirigèrent sur la mer, persuadés qu’ils devaient être attaqués de ce côté, et, véritablement, ils étaient alors en mesure de repousser Mégabaze ; mais les Perses, informés à leur tour que les Péoniens s’étaient rassemblés et qu’ils défendaient l’entrée du pays vers la mer, prirent, avec le secours de leurs guides, et à l’insu des Péoniens, la route par les montagnes, pour tomber à l’improviste sur les villes : ils les trouvèrent sans défenseurs, et s’en emparèrent facilement. Dès que l’armée péonienne apprit que les villes étaient au pouvoir de l’ennemi, elle se dispersa ; chacun se retira chez soi, et tout le pays finit par se soumettre aux Perses. Ainsi les Péoniens, connus sous le nom de Siropéoniens et de Péoples, et ceux qui habitent le pays qui s’étend jusqu’au lac de Prasias, furent arrachés à leurs demeures et conduits en Asie.

« Quant aux Péoniens habitant les environs du mont Pangée, les Débores, les Agrianes, les Odomantes, et ceux du lac Prasias, ils ne furent point soumis par Mégabaze, et ce fut même inutilement qu’il tenta de réduire les derniers, qui se trouvaient protégés contre ses attaques par la nature de leurs demeures. Je vais les faire connaître. Les Péoniens du lac de Prasias se sont construit, au milieu de ce lac, un sol artificiel composé de planchers en bois, soutenus par de longs pilotis ; et cet emplacement ne communique à la terre que par une chaussée très-étroite et un seul pont. Anciennement, tous les habitants contribuèrent en commun à la fondation des pilotis qui soutiennent les planchers ; mais ils ont pourvu depuis à leur entretien par une loi particulière, qui oblige tout homme, quand il épouse une femme, et il peut en épouser plusieurs, à fournir trois de ces pilotis, pris dans une montagne nommé l’Orbélus. Voici actuellement en quoi consistent leurs habitations. Chacun d’eux possède sur ce sol artificiel une cabane, dans laquelle il vit : à l’intérieur, une sorte de porte ou de trappe qui se replie sur elle-même donne accès dans le lac à travers les pilotis ; et quand elle est ouverte, pour empêcher les enfants de tomber dans l’eau, ils ont soin de leur attacher un pied avec une corde. Ils nourrissent leurs chevaux et les autres bêtes de somme avec du poisson, qui abonde tellement, qu’il suffit pour le pêcher d’ouvrir la trappe sur le lac et de descendre dans l’eau une corbeille de jonc vide, que l’on retire un moment après entièrement pleine. Les poissons de ce lac sont de deux genres : un que l’on nomme le paprax et l’autre le tilon. Les Péoniens soumis furent, comme je l’ai dit, conduits en Asie.

« Mégabaze, après cette expédition, envoya en Macédoine une députation composée de sept Perses, et choisie parmi ce qu’il y avait de plus distingué dans l’armée. Ils étaient chargés de se rendre près d’Amyntas et de lui demander, au nom de Darius, l’eau et la terre. Du lac de Prasias en Macédoine, la route est courte, et c’est près de ce lac que se trouve une mine d’argent (Alexandre en retira dans la suite le poids d’un talent par jour). Après avoir dépassé cette mine, il ne reste plus qu’à franchir le mont Dysorus, et vous vous trouvez en Macédoine.

« La députation, conduite en présence d’Amyntas, lui demanda la terre et l’eau pour Darius : Amyntas les donna, et invita ensuite les députés à recevoir chez lui l’hospitalité. Un festin splendide fut préparé, et Amyntas y traita ses hôtes avec une grande cordialité. Lorsqu’on eut cessé de manger, et que l’on se fut mis à boire, un des Perses, s’adressant à Amyntas, lui dit : « L’usage est parmi nous, quand nous donnons un grand repas, d’y appeler et de faire asseoir, entre les convives, nos concubines et même nos femmes légitimes. Vous, qui nous recevez avec tant d’amitié, qui nous traitez avec tant de magnificence, et qui, enfin, n’avez point refusé la terre et l’eau au roi Darius, pourquoi ne suivez-vous pas aujourd’hui les usages des Perses ? — Nos coutumes, répondit Amyntas, sont bien différentes ; elles veulent que les femmes restent toujours séparées des hommes ; cependant, puisque vos lois permettent le contraire, et que vous êtes actuellement nos maîtres, il faut bien vous satisfaire. » En disant ces mots, Amyntas ordonna que l’on fît entrer les femmes, qui vinrent se ranger et se placer vis-à-vis des Perses. À la vue de ces femmes, les députés, frappés de leur beauté, reprenant la parole, dirent à Amyntas : « Ce n’est pas en user convenablement ; il eût mieux valu ne pas faire venir vos femmes, que de les empêcher, après les avoir appelées, de s’asseoir à nos côtés, et les tenir en face de nous pour le tourment seul de nos yeux. » Amyntas, forcé à ce nouvel acte de complaisance, ordonna aux femmes de se mettre près de ses hôtes : elles obéirent ; mais, à peine y étaient-elles, que les Perses, pour la plupart pris de vin, portèrent leurs mains sur le sein de ces femmes, et essayèrent même de leur prendre des baisers.

« Amyntas, témoin de ces insultes, quoique irrité dans l’âme, ne laissa rien percer de son ressentiment, par la crainte que lui inspirait la puissance des Perses ; mais Alexandre, son fils, qui était présent et voyait ce qui se passait, jeune et sans expérience des maux qu’il pouvait attirer sur son pays, ne put se contenir ; et, dans l’indignation qu’il éprouvait, dit à son père : « Laissez, mon père, laissez cette jeunesse avec laquelle il ne vous convient pas de vous commettre, et allez prendre quelque repos ; donnez ordre seulement qu’on n’épargne pas le vin. Je resterai ici, et j’aurai soin de veiller à ce qu’il ne manque rien à nos hôtes. » Amyntas comprit, par ces mots, qu’Alexandre avait conçu quelque projet extraordinaire et lui répondit : « Vos discours sont d’un homme que la colère enflamme, et je vois très-bien que vous cherchez à m’écarter pour exécuter un dessein que vous méditez ; mais, je vous en conjure, ne risquez rien contre de tels hommes, si vous ne voulez nous perdre : résignez-vous, et ne vous opposez pas à ce qu’ils voudront faire ; cependant, je me rends à votre avis, et je vais m’éloigner. »

« Amyntas s’étant en effet retiré après cette prière, Alexandre dit aux Perses : « Ces femmes sont à vous, soit que vous souhaitiez les avoir toutes à votre disposition, soit que vous choisissiez seulement quelques-unes entre elles ; veuillez seulement nous faire connaître vos intentions. Mais, comme l’heure de se retirer approche, et que je vois que vous avez assez bu, laissez-les, si vous l’avez pour agréable, aller au bain ; elles viendront vous retrouver ensuite. »

Les Perses applaudirent à cette proposition ; et Alexandre ordonna aux femmes de se retirer dans leur appartement. Il fit en même temps habiller comme elles un nombre égal de jeunes gens encore imberbes, après leur avoir fait cacher à chacun un poignard sous ses vêtements, et les introduisit lui-même dans la salle du festin, en adressant aux Perses ces paroles : « Vous le voyez, rien n’a été négligé pour vous recevoir avec la plus grande magnificence. Non-seulement tout ce que nous possédions, mais encore tout ce qu’il nous a été possible de nous procurer est à votre disposition ; et, pour mettre le comble, voici que nous vous prodiguons nos mères et nos sœurs. Vous ne douterez donc pas que nous ne vous ayons traités comme vous êtes dignes de l’être, et vous pourrez rapporter au roi, qui vous envoie, qu’un Grec, actuellement simple gouverneur de la Macédoine, a su vous procurer tous les plaisirs que peuvent donner la table et le lit. »

Lorsque Alexandre eut cessé de parler, chacun des Macédoniens, qu’il était facile de prendre pour une femme, alla s’asseoir à côté d’un des députés, et au moment où les Perses voulurent porter les mains sur eux, les jeunes gens, tirant leurs poignards, les percèrent de coups. »

Ces Péoniens aux mœurs féroces devaient être les Albanais d’aujourd’hui : les noms changent, jamais les mœurs.

Les Spartiates ou Lacédémoniens paraissent en scène par la naissance de Léonidas. Voici comment Hérodote la raconte :

« Anaxandride, fils de Léon, n’était plus alors roi de Sparte ; il venait de mourir. Cléomène, son fils, lui avait succédé, non pas par supériorité de mérite, mais par droit de naissance. Anaxandride avait épousé une fille de son frère, mais, quoiqu’il l’aimât tendrement, comme il n’en avait point eu d’enfant, les éphores l’avaient appelé et lui en avaient fait des reproches en ces termes : « Puisque vous n’y veillez pas vous-même, c’est à nous de veiller pour vous à ce que la race d’Eurysthène ne s’éteigne pas. La femme que vous avez ne vous donne pas d’enfants : épousez-en une autre, vous ferez ainsi une chose agréable aux Spartiates. » Anaxandride répondit aux éphores : « qu’il ne pouvait consentir à ce qu’ils exigeaient de lui ; que ce n’était pas lui donner un avis raisonnable que de l’engager à renvoyer une femme qui n’était coupable envers lui d’aucun tort, pour en épouser une autre, et que jamais il ne suivrait un tel conseil. »

« Sur ce refus, les éphores et les anciens de la ville se réunirent, et, après en avoir délibéré, firent à Anaxandride une autre proposition. « Du moment, lui dirent-ils, que vous êtes si fortement attaché à votre femme, faites ce que nous allons vous proposer, et ne vous y refusez pas, si vous ne voulez contraindre les Lacédémoniens à prendre quelque résolution rigoureuse contre vous-même. Nous ne vous demandons plus de répudier votre femme : continuez à être pour elle ce que vous avez été jusqu’ici ; mais prenez-en une seconde qui puisse vous donner des enfants. » Anaxandride y consentit, et eut ainsi deux femmes et deux foyers domestiques, contre les usages de Sparte.

« Peu de temps après, la nouvelle femme qu’il avait prise accoucha de ce Cléomène dont il est ici question. Tandis qu’elle donnait ainsi un successeur à la royauté de Sparte, il arriva, par une sorte de fatalité, que la première femme d’Anaxandride, qui jusque-là avait été stérile, devint grosse ; mais, quoiqu’elle le fût bien réellement, les parents de la seconde épouse, affectant des doutes, prétendirent qu’elle se vantait à tort de sa fécondité, et qu’elle avait certainement le projet de supposer un enfant. Ces plaintes, devenues plus sérieuses chaque jour, excitèrent la défiance des éphores, qui, lorsque le terme de la grossesse approcha, surveillèrent soigneusement la femme, et se trouvèrent présents à l’accouchement. Elle donna le jour d’abord à Doriée ; devenue grosse de nouveau, elle eut ensuite Léonidas, et enfin Cléombrote. Quelques-uns prétendent même que Cléombrote et Léonidas étaient jumeaux. Quant à la seconde femme d’Anaxandride, mère de Cléomène, elle n’eut point d’autre enfant. Elle était fille de Prinétadès, fils de Démarménus. »

XIII

Les habitants de l’île de Chypre s’unirent à ceux de Salamine contre Darius. Voici l’anecdote par laquelle le fait commença à s’expliquer :

« Le général au service des habitants de Chypre, Artybius, montait un cheval qui avait été dressé à se tenir droit sur ses jambes de derrière en présence d’un soldat armé. Onésilus, instruit de cette particularité, en parla à un de ses écuyers, Carien de naissance, homme très-expert dans l’art de la guerre, et d’une grande force d’âme. « Je sais, lui dit-il, que le cheval d’Artybius est accoutumé à se tenir droit sur ses jambes de derrière, et à attaquer de la bouche et des pieds de devant l’homme sur lequel on le porte. D’après cela, consulte-toi promptement, et dis-moi à qui, du cheval ou d’Artybius lui-même, tu préfères adresser tes coups ? » L’écuyer répondit : « Seigneur, je suis prêt à frapper l’un et l’autre, ou l’un des deux seulement, à votre volonté, et enfin à faire tout ce que je crois le plus convenable à vos intérêts. Comme roi et général, je pense qu’il est dans l’ordre que vous ayez affaire à un autre roi et à un général : d’abord, parce que, si vous faites tomber sous vos coups un homme aussi distingué, une grande gloire vous en restera ; et ensuite, parce que, s’il doit l’emporter sur vous, ce qu’aux dieux ne plaise, périr sous le fer d’un semblable adversaire est un malheur moins grand de moitié. Quant à nous, qui sommes de simples serviteurs, il nous convient de nous mesurer avec d’autres du même rang que nous, et avec un cheval même quand il est nécessaire. J’attaquerai donc celui d’Artybius, et je vous prie de ne point redouter les talents singuliers de cet animal : je vous réponds qu’il ne se lèvera plus sur ses jambes contre qui que ce soit. »

« Immédiatement après cette conversation, le combat s’engagea et sur terre et sur mer. Les Ioniens eurent dans cette journée une supériorité marquée, et battirent les Phéniciens. Parmi les vainqueurs, les Samiens obtinrent la palme du combat naval. Sur terre, les deux armées se chargèrent mutuellement et se mêlèrent. Quant aux deux généraux, voici ce qui se passa entre eux : lorsque Artybius, monté sur son cheval, se porta à la rencontre d’Onésilus, celui-ci, comme il en était convenu avec son écuyer, frappa le général des Perses ; mais, tandis que le cheval, se dressant, lançait ses pieds sur le bouclier d’Onésilus, le Carien saisit cet instant et coupe avec une faux, dont il était armé, les jarrets de l’animal, qui tombe et entraîne dans sa chute Artybius. »

XIV

Erato, ou livre sixième, commence ici par le récit d’une grande bataille navale que les Ioniens perdirent en combattant pour la cause de Darius, leur allié.

Mais ce revers n’abattit point Darius. Il négociait avec Lacédémone contre Athènes et le reste de la Grèce ; la légitimité du roi de Lacédémone était aussi contestée.

« Les Lacédémoniens prétendent, et en cela ils ne sont d’accord avec aucun poëte, que ce ne furent pas les fils d’Aristodémus, mais Aristodémus lui-même, fils d’Aristomachus, petit-fils de Cléodéus, et arrière-petit-fils d’Hyllus, qui les conduisit dans la contrée qu’ils possèdent aujourd’hui. Peu de temps après qu’ils y furent établis, la femme d’Aristodémus, qui se nommait Argia, fille, à ce qu’ils disent, d’Autésion, fils de Tisamène, petit-fils de Thersandre et arrière-petit-fils de Polynice, accoucha de deux enfants jumeaux, et Aristodémus, qui eut à peine le temps de les voir, mourut de maladie. À sa mort, les Lacédémoniens voulurent, comme la loi le prescrivait, prendre pour roi l’aîné de ces enfants ; mais, ne pouvant les distinguer et n’ayant conséquemment aucune raison pour choisir l’un de préférence à l’autre, ils résolurent de consulter celle qui les avait mis au jour. Elle leur répondit qu’elle était, elle-même, hors d’état de distinguer l’aîné, quoique peut-être elle sût parfaitement la vérité ; mais elle la taisait, parce qu’elle désirait que ses deux enfants fussent reconnus pour rois. Les Lacédémoniens, restés dans le doute, se déterminèrent à envoyer consulter l’oracle de Delphes sur le parti auquel il leur convenait de s’arrêter ; et la pythie leur ordonna de prendre les deux enfants pour rois, mais cependant de rendre de plus grands honneurs au plus âgé. Par cette réponse, les Lacédémoniens se voyaient toujours dans la même incertitude, et ne trouvaient pas moins de difficultés qu’auparavant à discerner l’aîné, lorsqu’un Messénien qui s’appelait Panitès, leur suggéra un moyen de savoir la vérité. Il leur dit « d’observer avec soin la mère, et de remarquer quel était celui des deux enfants qu’elle lavait le premier et à qui elle donnait à manger avant l’autre ; que s’ils s’assuraient que ce fût toujours au même qu’elle marquait cette préférence, ils découvriraient infailliblement ce qu’ils cherchaient à savoir ; mais qu’au contraire, si elle faisait alternativement la même chose pour l’un et pour l’autre enfant, il était évident qu’elle n’en savait pas elle-même plus qu’eux, et qu’il faudrait alors chercher un autre moyen. » Les Lacédémoniens se rangèrent à l’avis de Panitès, et ayant fait suivre attentivement la mère des enfants d’Aristodémus, qui ne se doutait pas qu’elle fût épiée, ils reconnurent qu’elle montrait constamment plus d’égards pour un de ses enfants, et qu’elle le lavait ou le faisait manger toujours le premier. Ils s’emparèrent donc de celui que la mère distinguait ainsi, et le firent élever aux frais de l’État. Ils lui donnèrent le nom d’Euristhène ; et à l’autre, qu’il regardaient comme le puîné, celui de Proclès. On assure que les deux frères, devenus grands, eurent de perpétuels débats pendant toute la durée de leur vie, et que la même discorde est passée chez les descendants de l’un et de l’autre. »

XV

Léonidas, devenu homme, fut le héros des Thermopyles contre les Perses. Hérodote raconte ainsi cet incroyable événement :

« Xerxès, qui s’avançait avec une armée de deux cent quarante mille Perses et qui ne doutait pas du triomphe, fit partir un homme à cheval pour les reconnaître et observer en quel nombre ils étaient et ce qu’ils faisaient. Il avait déjà entendu dire, en traversant la Thessalie, qu’un petit corps de troupes dont les Lacédémoniens étaient la principale force, s’était réuni aux Thermopyles, et qu’un descendant d’Hercule, Léonidas, le commandait. L’espion de Xerxès, s’étant avancé, observa et reconnut le camp, mais non pas toutes les troupes qui le composaient, car il ne pouvait apercevoir celles qui étaient en dedans du mur, que les Grecs venaient de relever dans la vue d’augmenter leurs moyens de défense. Il distingua donc seulement ceux qui étaient en dehors de ce mur sous les armes ; et le hasard ayant voulu que dans ce moment les Lacédémoniens y fussent de garde, il vit les uns se livrer aux divers exercices du gymnase, et les autres occupés à peigner leur chevelure. Ce spectacle le frappa d’étonnement, et après avoir compté en quel nombre ils étaient et tout examiné avec soin, il revint tranquillement sur ses pas, sans être poursuivi, personne n’ayant daigné faire attention à lui. À son retour, il rendit compte en détail à Xerxès, de ce qu’il venait de voir.

« En écoutant ce récit, le roi ne put se figurer, ce qui était vrai pourtant, que ces Grecs s’attendaient bien à périr, mais ne voulaient perdre la vie qu’après l’avoir ôtée au plus grand nombre possible d’ennemis, et ne vit que de l’absurdité dans leur conduite. Il appela donc près de lui Démarate, fils d’Ariston, qui suivait, comme je l’ai dit, l’armée des Perses. Démarate ayant obéi, Xerxès lui adressa diverses questions, et désira savoir de lui ce qu’il croyait que les Lacédémoniens voulussent réellement faire. « Vous avez, lui répondit Démarate, entendu ce que je vous ai dit, en partant pour l’expédition de la Grèce, au sujet de ces Lacédémoniens et vous m’avez jugé insensé, parce que je prévoyais ce qui arrive aujourd’hui. C’est donc, ô roi, une lâche très-pénible pour moi d’avoir à dire encore des vérités qui blessent votre opinion ; cependant, veuillez m’entendre. Ces hommes sont venus certainement avec le projet de combattre, pour défendre contre nous le défilé, et je n’en doute pas, parce que leur usage est de parer leurs têtes, toutes les fois qu’ils doivent exposer leur vie. Mais aussi, si vous êtes vainqueur des ennemis que vous avez en présence et ensuite de tous les Spartiates, qui jusqu’ici sont demeurés chez eux, il n’est alors aucune autre nation qui ose prendre les armes contre vous, dès que vous vous serez mesuré avec la ville la plus célèbre, avec la plus puissante royauté de la Grèce, et avec les plus braves des hommes. » Xerxès ne voulut ajouter aucune foi à ce discours, et interrogeant de nouveau Démarate, lui demanda : « comment une si petite poignée d’hommes s’y prendraient pour combattre contre toute son armée ? — Ô roi, répondit Démarate, tenez-moi, j’y consens, pour un menteur, si les choses arrivent autrement que je le dis. »

« Malgré cette assurance, Xerxès ne fut pas persuadé. Il laissa donc passer quatre jours, espérant que les Grecs se retireraient. Le cinquième, comme ils ne s’éloignaient pas, il crut qu’ils ne s’obstinaient à demeurer que par une sorte de folie, et, s’irritant de ce qui lui paraissait un excès d’impudence, il envoya contre eux les Mèdes et les Cissiens, leur ordonnant de les faire tous prisonniers et de les lui amener vivants. Les Mèdes obéirent et attaquèrent les Grecs, mais ils furent repoussés et perdirent beaucoup de monde ; d’autres succédèrent, et, quoiqu’ils tinssent ferme plus longtemps malgré les pertes qu’ils éprouvaient, l’événement de ces attaques fit connaître à tous ceux qui en étaient témoins, et au roi lui-même, qu’il y avait dans l’armée perse beaucoup d’hommes et peu de soldats. Le combat dura tout le jour.

« Les Mèdes, de plus en plus maltraités, étant revenus en arrière, le corps des Perses, à qui le roi a donné le nom d’Immortels, commandé par Hydarne, prit leur place, comme la troupe la plus propre à terminer avec facilité cette lutte. Mais, quand ils eurent joint les Grecs et que la mêlée fut engagée, ils n’en firent pas plus que n’avaient fait les Mèdes, et eurent le même sort. En combattant dans un défilé très-étroit, où la supériorité du nombre ne pouvait leur servir, ils avaient encore le désavantage des armes, les piques qu’ils maniaient étant plus courtes que celles des Grecs. Les Lacédémoniens, dans cette journée, s’acquirent une grande gloire ; et, entre autres faits remarquables, montrèrent bien toute la supériorité que leur donnait la connaissance de l’art de la guerre sur des ennemis ignorants. De temps en temps, ils tournaient le dos comme s’ils allaient prendre tous la fuite, et les barbares, voyant ce mouvement, s’abandonnaient à leur poursuite, poussant de grands cris et frappant sur leurs armes ; mais, au moment où ils allaient atteindre les Lacédémoniens, ceux-ci, se retournant subitement, faisaient tête, et, renouvelant le combat, jetaient sur la place un nombre infini de Perses. Les Spartiates n’éprouvèrent qu’une perte légère. Enfin, les Perses voyant, après ces inutiles tentatives, qu’il leur était impossible de s’emparer d’aucun point du défilé, prirent le parti de se retirer.

« On rapporte que le roi, témoin de ces combats, et tremblant pour le salut de son armée, s’élança trois fois de son trône. Cependant, après tant d’attaques, les barbares, persuadés que les Grecs, en si petit nombre, devaient nécessairement être tous blessés et hors d’état de se servir de leurs bras, en tentèrent encore une le jour suivant ; mais elle n’eut pas un plus heureux succès que les autres. Les Grecs, rangés par ordre de peuples, prirent part tour à tour à ces divers combats, à l’exception cependant des Phocidiens, qui, placés sur la montagne en gardaient les sentiers. Enfin les Perses, n’ayant pas mieux réussi le dernier jour que le premier, rentrèrent dans leur camp.

« Tandis que Xerxès balançait sur le parti à prendre, un Mélien nommé Épialte, fils d’Eurydémus, étant venu le trouver, dans l’espoir d’en tirer une grande récompense, lui apprit qu’il existait dans la montagne un sentier qui conduisait aux Thermopyles, et par une si funeste révélation causa la perte de tous les Grecs placés à la défense du défilé. Cet Épialte, craignant, à la suite de sa trahison, la vengeance des Lacédémoniens, s’enfuit en Thessalie ; et, dans une assemblée générale des amphictyons réunis aux Piles, sa tête fut mise à prix par les Pylagores. Quelque temps après cette proscription, Épialte revint à Anticyre où il fut tué par un habitant de Trachis nommé Athénade, mais pour un motif étranger à sa trahison, et que j’aurai par la suite l’occasion de faire connaître. Cependant Athénade n’en reçut pas moins des Lacédémoniens le prix fixé. Tel fut le sort d’Épialte, dont la mort suivit de près ces événements.

« Si l’on en croit d’autres récits, ce fut Onétès, fils de Phanagoras, habitant de Caryste, et Corydallus d’Anticyre, qui vinrent trouver le roi, et conduisirent l’armée perse par la montagne ; mais cette tradition ne me paraît mériter aucune croyance, et, pour le prouver, il suffit de lui opposer que les Pylagores, qui sans doute connaissaient parfaitement la vérité, n’ont pas mis à prix les têtes d’Onétès et de Corydallus, mais seulement celle d’Épialte de Trachis, et l’on sait de plus que ce fut par ce motif qu’Épialte prit la fuite. Il serait à la vérité possible qu’Onétès, quoiqu’il ne fût pas Mélien, eut en connaissance de ce sentier, s’il avait beaucoup fréquenté le pays ; mais je n’en persiste pas moins à établir que ce fut Épialte qui guida l’ennemi par la montagne, et c’est lui que j’accuse.

« Xerxès, enchanté de ce qu’Épialte venait de lui apprendre, s’empressa de détacher Hydarne, qui, suivi de la troupe qu’il commandait, partit du camp à l’heure où l’on allume les feux. Le sentier de la montagne avait été jadis découvert par les naturels du pays, les Méliens, et ils y avaient fait passer les Thessaliens, marchant contre les Phocidiens à l’époque où ces derniers, menacés de l’invasion des Thessaliens, élevèrent le mur qui fermait l’entrée de leur pays. On voit donc que, déjà dans ce temps, les Méliens firent mauvais usage de leur découverte.

« Cependant, au lever du soleil, Xerxès, ayant fait des libations, attendit l’heure du marché plein pour se mettre en mouvement : c’était celle qui avait été convenue avec Épialte, et calculée sur la descente de la montagne, qui demandait moins de temps que la montée. D’ailleurs, le chemin en allant vers les Thermopyles est beaucoup plus court que cette montée, jointe au détour qu’il avait fallu faire du côté opposé. Xerxès, ayant fait avancer l’armée à l’heure dite, les Grecs, sous le commandement de Léonidas, sortirent de leur camp, pour marcher sans hésiter à une mort certaine, et s’étendant beaucoup plus qu’ils n’avaient fait encore, parurent dans une partie plus large du défilé. Jusque-là, ils s’étaient couverts par la muraille, et pendant tous les jours précédents avaient combattu dans l’espace le plus étroit. Pour cette fois, ils en vinrent aux mains avec les barbares au-delà du rétrécissement, et un nombre infini d’ennemis trouvèrent la mort dans ce combat. Indépendamment de ceux qui succombèrent sous le fer des Grecs, comme il y avait derrière les rangs des barbares des chefs de peloton armés de fouets, sans cesse occupés à pousser à grands coups les soldats en avant, beaucoup d’entre eux, ainsi pressés, tombèrent dans la mer et s’y noyèrent ; d’autres, et en plus grand nombre encore, furent, sans qu’on y fît aucune attention, écrasés tout vivants sous les pieds de la foule des leurs, qui se succédaient sans interruption. Enfin, on ne peut se faire une juste idée de tout ce qui périt dans cette mêlée ; car les Lacédémoniens, instruits d’avance que les troupes avaient franchi les montagnes, leur portaient la mort, ne songeant plus à se ménager, et, pour ainsi dire, hors d’eux-mêmes, déployèrent des forces surnaturelles contre les barbares.

« La plupart d’entre eux, ayant brisé leurs piques, continuèrent à combattre avec l’épée. Léonidas, couvert de gloire, tomba dans l’action, et près de lui les plus illustres Spartiates, hommes que l’on ne peut trop louer, et dont j’ai recueilli avec soin les noms : je connais même ceux de tous les trois cents. »

XVI

Ainsi fut non pas sauvée, mais immortalisée la Grèce par la défaite triomphante de Léonidas. Hérodote la raconte avec la simplicité du fait le plus vulgaire ; mais l’histoire elle-même a des solennités. Léonidas et Thémistocle devinrent les deux noms de la Grèce.

XVII

Les batailles de Marathon et de Platée délivrèrent le Péloponèse et chassèrent les Perses. Hérodote s’arrête après la libération de sa patrie.

On voit qu’Hérodote est le premier des historiens, fort remarquables et fort éclairés, que la Grèce nous a donnés comme les sources de l’histoire ; mais ce n’est point un historien primitif, tels que les grands ancêtres de l’esprit humain aux Indes, en Chine et en Judée nous ont apparu. Il écrivait bien des siècles après eux et dans un style fort différent. Il ne croyait pas aux fables qu’il racontait : le monde n’était plus assez jeune pour conserver la naïveté de son enfance. L’âge de la critique était venu : son livre en est plein. L’histoire est la foi des peuples : il n’y en avait plus que dans les sanctuaires ou dans les colléges des prêtres : aussi c’était là qu’il cherchait ses traditions pour les discuter. Il écrivit après les Indes, après la Chine, dont il ne connaissait pas même le nom ; après Homère, prodige insondable d’histoire, de poésie, de philosophie et de langue pour la Grèce ; après la Sicile et la Grande Grèce italique, où Pythagore avait enseigné ; tout cela était vieux, lui seul était jeune. Il vaudrait autant prendre aujourd’hui Voltaire pour le père de l’histoire moderne. Excepté qu’il est plus sérieux, Hérodote a beaucoup de rapport avec l’auteur du Siècle de Louis XIV. Il est le père du bon sens dans l’histoire ; mais de l’histoire, non ; il faut aller aux Indes, il faut aller à Moïse, pour trouver les historiens sans critique, les historiens primitifs et miraculeux, miraculeux de style comme de traditions ; l’époque critique naît longtemps après ; la raison éclaire, mais elle n’impressionne pas. J’aime mieux le Fiat lux de Moïse que tout le sens commun d’Hérodote ; mais Hérodote sert à prouver aussi que le sens commun est très-vieux.