(1773) Essai sur les éloges « Chapitre premier. De la louange et de l’amour de la gloire. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre premier. De la louange et de l’amour de la gloire. »

Chapitre premier.
De la louange et de l’amour de la gloire.

La louange, si désirée et si prodiguée sur la terre, n’est point et ne peut être une chose indifférente ; elle est ou utile ou funeste ; elle est tour à tour ce qu’il y a ou de plus noble ou de plus vil. En société, c’est le plus souvent un commerce de mensonges, établi par la convention et le besoin de se plaire : alors elle nuit aux hommes, parce qu’elle les dispense d’avoir des vertus qu’ils auraient peut-être, ou du moins qu’ils devraient avoir. Si c’est un instrument que l’intérêt emploie pour parvenir à la fortune, on doit la mépriser ; si c’est la flatterie d’un esclave qui trompe un homme puissant, on doit la craindre. Mais quelquefois aussi c’est l’hommage que l’admiration rend aux vertus, ou la reconnaissance au génie ; et sous ce point de vue, elle est une des choses les plus grandes qui soient parmi les hommes : d’abord, par son autorité, elle inspire un respect naturel pour celui qui la mérite et qui l’obtient ; par sa justice, elle est la voix des nations qu’on ne peut séduire, des siècles qu’on ne peut corrompre ; par son indépendance, l’autorité toute-puissante ne peut l’obtenir, l’autorité toute-puissante ne peut l’ôter ; par son étendue, elle remplit tous les lieux ; par sa durée, elle embrasse les siècles. On peut dire que par elle le génie s’étend, l’âme s’élève, l’homme tout entier multiplie ses forces ; et de là les travaux, les méditations sublimes, les idées du législateur, les veilles du grand écrivain ; de là le sang versé pour la patrie, et l’éloquence de l’orateur qui défend la liberté de sa nation.

Il ne faut donc pas s’étonner que les âmes ardentes et actives aient été toutes passionnées pour la gloire. On connaît le mot de Philippe, à qui un courtisan féroce conseillait de détruire Athènes ; et par qui serons-nous loués ? Ces mêmes Athéniens étaient les maîtres et les tyrans d’Alexandre qui était le maître du monde ; c’était pour eux qu’il combattait, qu’il détrônait, qu’il faisait des rois. Il se précipitait sur les champs de bataille, pour que les poètes, les musiciens et les ouvriers d’Athènes dissent, en se promenant sur la place, qu’Alexandre était grand1.

Ce sentiment est un aiguillon pour les uns, et un frein pour les autres. Souviens-toi, disait un philosophe à un prince, que chaque jour de ta vie est un feuillet de ton histoire. Et il faudrait que tous les matins ce fût la première parole qu’on fît entendre aux princes, à leur réveil ; l’amour de la gloire veillerait autour d’eux pour en repousser les faiblesses et les vices ; car tel est le caractère de ce sentiment ; il est fier, délicat, sévère à lui-même. À chaque pensée, à chaque action qu’il médite, il s’environne de témoins. L’univers est son censeur, et la postérité son juge.

D’où naît ce sentiment ? de la nature même de l’homme. Ambitieux et faibles, mélanges d’imperfection et de grandeur, une estime étrangère peut seule justifier celle que nous tâchons d’avoir pour nous-mêmes. Elle met un prix à nos travaux, elle nous fait croire à nos vertus, elle nous rassure sur nos faiblesses. Elle occupe de plus notre activité inquiète qui a besoin de mouvement, et qui cherche à se répandre au-dehors. L’amour de la gloire nous pousse et nous précipite hors de nous. Nous échappons à l’ennui et à nous-mêmes ; nous volons au-devant du temps ; nous vivons où nous ne sommes pas. La calomnie siffle dans un coin : mais la gloire parcourt la terre ; elle acquitte la dette du genre humain envers la vertu et le génie.

On a beaucoup déclamé contre la gloire ; cela est naturel : il est beaucoup plus aisé d’en dire du mal que de la mériter. Tacite était plus ingénu ; il convenait que c’était la dernière passion du sage, et apparemment la sienne. Il y a des hommes qui se vantent de la mépriser ; et pour qu’on n’en doute pas, ils le répètent : c’est une raison de plus pour ne les point croire. Chacun en secret y prétend ; mais l’un s’affiche et l’autre se cache. L’un a la vanité des petites choses et l’autre l’orgueil des grandes. Corneille mettait sa gloire à faire Cinna ; un courtisan de son siècle, à paraître avec grâce dans un ballet.

Voulez-vous savoir ce que peut le sentiment de la gloire ? ôtez-la de dessus la terre ; tout change : le regard de l’homme n’anime plus l’homme ; il est seul dans la foule ; le passé n’est rien ; le présent se resserre ; l’avenir disparaît ; l’instant qui s’écoule périt éternellement, sans être d’aucune utilité pour l’instant qui doit suivre.

En parcourant l’histoire des empires et des arts, je vois partout quelques hommes sur des hauteurs, et en bas, le troupeau du genre humain qui suit de loin et à pas lents. Je vois la gloire qui guide les premiers, et ils guident l’univers.

En mécanique, on préfère les machines qui produisent les plus grands effets par les plus petits moyens. En politique, on doit faire de même ; or telle est cette passion : Sparte a besoin de trois cents hommes qui meurent ; ils se dévouent. Sparte fait graver quelques lettres sur les rochers teints de leur sang, voilà leur récompense. C’est peut-être avec deux ou trois cents couronnes de chêne que Rome a conquis le monde. Mais ces illusions sublimes n’appartiennent ni à toutes les âmes ni à tous les siècles.

Le sentiment de la gloire suppose le retranchement des passions communes. Ou il n’existe pas, ou il occupe l’âme tout entière. Ne l’attendez pas d’un peuple chez qui domine l’intérêt : la gloire est la monnaie des états, mais la gloire ne représente rien où l’or représente tout. Ne l’attendez pas d’un peuple voluptueux ; ce peuple n’a que des sens, il ne sait renoncer à rien, il ne sait pas perdre un jour pour gagner des siècles. Ne l’attendez pas d’un peuple esclave ; la gloire est fière et libre, et l’esclave, corrompu par sa servitude, n’a pas assez de vertu pour lever les yeux jusqu’à elle. Ne l’attendez pas d’un peuple pauvre, je ne dis pas celui qui, resté près de la nature et de l’égalité, borne ses désirs, vit de peu, et met les vertus à la place des richesses, mais celui qui, environné de grandes richesses qu’il ne partage pas, se trouve entre le spectacle du faste et la misère, et voit l’extrême pauvreté sortir de l’extrême opulence ; ce peuple occupé et avili par ses besoins, ne peut avoir l’idée d’un besoin plus noble. Vous le trouverez peu chez une nation livrée à ce qu’on appelle les charmes de la société ; chez un tel peuple, la multitude des goûts nuit aux passions. Il est trop facile d’avoir des succès d’un moment, pour chercher à obtenir des succès plus pénibles. D’ailleurs, en voyant les hommes de si près, on met moins de prix à leur opinion. En général, le sentiment de la gloire a je ne sais quoi de réfléchi et de profond qui se nourrit surtout dans la retraite. C’est là qu’occupé de grands travaux, on est frappé de la rapidité de la vie, et qu’on veut étendre sur l’avenir une existence si courte. C’est à cette distance des hommes que la renommée paraît auguste, que la postérité se montre, que la gloire tourmente et fatigue l’imagination. Il faut qu’elle soit vue de loin pour qu’elle en impose ; elle ressemble à ces divinités de nos ancêtres, qu’ils avaient soin de placer dans les forêts, ou dans des lieux obscurs ; moins on les voyait, plus elles obtenaient d’hommages.

On a demandé souvent si le devoir d’un seul ne peut pas suppléer à la gloire. Cette question honore ceux qui la font ; mais la réponse est simple ; faites que tous les gouvernements soient justes et que tous les hommes soient grands, et alors la gloire sera peut-être inutile aux hommes. Je suis loin de calomnier l’humanité ; sans doute il y a eu des âmes qui, en faisant le bien, ont obéi au devoir, et n’ont obéi qu’à lui, et à qui de grandes actions sont échappées en silence. Athènes éleva un autel au dieu inconnu ; on pourrait élever sur la terre une statue avec cette inscription : aux hommes vertueux que l’on ne connaît pas . Ignorés pendant la vie, oubliés après la mort, moins ils ont cherché l’éclat et plus ils ont été grands. Mais ne nous flattons point, il y a peu de ces âmes qui se suffisent et marchent d’un pas ferme sous l’œil de la raison qui les guide, ou de Dieu qui les regarde. La plupart des hommes, faibles par leur nature, faibles par le peu de rapport qu’il y a entre leur esprit et leur caractère, plus faibles encore par les exemples qui les assiègent, par le prix que les circonstances mettent trop souvent à la bassesse et au crime, n’ayant ni assez de courage pour être toujours bons, ni assez de courage pour être toujours méchants, embrassant tour à tour et le bien et le mal, sans pouvoir se fixer ni à l’un ni à l’autre, sentent la vertu par le remords, et ne sont avertis de leur force que par le reproche secret qu’ils se font de leur faiblesse. Dans cet état il leur faut un appui. Le désir de la renommée se mêlant au devoir, les enchaîne à la vertu. Ils oseraient peut-être rougir à leurs yeux ; ils craindront de rougir aux yeux de leur nation et de leur siècle. Et à l’égard des hommes même dont l’âme est d’une trempe plus vigoureuse et plus forte, la gloire est un dédommagement, si elle n’est un appui. Nous nous récrions contre Athènes qui proscrivait ses grands hommes. L’ostracisme est partout. Un monstre parcourt la terre pour flétrir ce qui est honnête et rabaisser ce qui est grand. Il a à la main la baguette de Tarquin, et abat en courant tout ce qui s’élève. Dès que le mérite parut, l’envie naquit, et la persécution se montra ; mais au même instant la nature créa la gloire, et lui ordonna de servir de contrepoids au malheur.

Il semble en effet que la vertu et le génie souvent opprimés, se réfugient loin du monde réel, dans ce monde imaginaire, comme dans un asile où la justice est rétablie. Là Socrate est vengé, Galilée est absous, Bacon reste un grand homme. Là Cicéron ne craint plus le fer des assassins, ni Démosthène le poison. Là Virgile est au-dessus d’Auguste, et Corneille près de Condé. L’or et la vanité ne se trouvent point là pour distribuer les rangs et assigner les places. Chacun, par l’ascendant de son génie ou de ses vertus, monte et va prendre son rang ; les âmes opprimées se relèvent et recouvrent leur dignité. Ceux qui ont été outragés pendant la vie, trouvent du moins la gloire à l’entrée du mausolée qui doit couvrir leurs cendres. L’envie disparaît et l’immortalité commence.

Soit intérêt, soit justice, on a donc partout rendu des honneurs aux grands hommes ; et de là les statues, les inscriptions, les arcs de triomphe ; de là surtout l’institution des éloges, institution qui a été universelle sur la terre. Nous nous proposons d’examiner ce qu’ils ont été chez les différentes nations et dans les différents siècles : quels sont les hommes à qui on les a accordés, à qui on les a refusés ; comment le pouvoir les a usurpés sur la vertu ; comment ce qui était institué pour être utile aux peuples, est devenu quelquefois le fléau des peuples en corrompant les princes. Nous indiquerons le caractère et le mérite ou la bassesse des écrivains qui ont travaillé dans ce genre. Ainsi nous suivrons de siècle en siècle les révolutions de l’éloquence et des arts, nous marquerons leur décadence ou leurs progrès. Souvent nous jugerons, d’après l’histoire, les hommes qui ont été loués, afin de mieux connaître l’esprit des panégyristes et l’esprit du temps. Enfin nous terminerons cet essai par quelques idées générales sur le ton et l’espèce d’éloquence qui nous paraît convenable aux éloges des grands hommes ; non que nous nous proposions de donner la poétique de ce genre, nous voulons nous instruire et ne pas tracer des règles. On sait que la première règle est le génie, et celui qui l’a, trouve aisément les autres. Il serait d’ailleurs injuste (quoique cette injustice ne soit que trop commune) de vouloir donner à son art les limites de son talent.

À l’égard des jugements que, dans le cours de cet essai, nous porterons sur certains hommes, s’il y en a qui puissent déplaire, nous ne répondrons qu’un mot ; nous croyons avoir été justes ; la justice est le premier de nos sentiments, elle sera le dernier. En parcourant la classe des hommes loués, il est difficile de ne pas s’indigner souvent. Trop de panégyriques ressemblent à ces statues qu’on élevait dans Rome aux empereurs, et dont le plus grand nombre était brisé, dès que l’empereur n’était plus. Que l’intérêt et la crainte prodiguent l’éloge, c’est le contrat éternel du faible avec le puissant ; mais la postérité, sans espérance comme sans crainte, doit être plus libre ; elle peut aimer ou haïr, approuver ou flétrir d’après la justice et son cœur. Quoi, même après des siècles, faudrait-il encore avoir des égards pour des tombeaux et pour des cendres ?