Réalistes et Naturalistes
I. Pierre Loti. Mon frère Yves. — 1883.
Voici une nouvelle œuvre de cet écrivain plein de charme qui signe Pierre Loti. Le
livre est intitulé : Mon frère Yves (C. Lévy, éditeur), et renferme
l’histoire très simple d’un matelot breton, tantôt sur terre, tantôt sur mer. C’est un
charmant garçon, un brave cœur, un marin exemplaire que cet Yves quand il est à bord,
mais dame, quand il est descendu à terre et que, comme disait Eugène Sue, « la
Salamandre a reçu sa paye »
il boit jusqu’à
l’ivresse, et quand il est ivre, c’est tout un autre
homme. De la
fable du roman, qui n’en est peut-être pas un, je parlerai peu et là n’est pas l’intérêt
du livre ; il vit dans ces descriptions merveilleuses par la vérité, la profondeur de
l’observation, l’amour de la nature, le charme du récit, de la peinture, l’élévation des
idées, qui font de Loti un écrivain de premier ordre. Que de pages seraient à citer
comme des chefs-d’œuvre de langue et de sentiment ! je ne puis leur faire que de courts
emprunts, mais ils suffiront pour donner idée au lecteur de l’esprit dans lequel le
livre a été conçu et du talent avec lequel il a été mis en œuvre.
Voici d’abord quelques pages extraites d’une partie consacrée à la mer. C’est le récit d’un gros temps ; je ne sais rien de plus saisissant ni de plus terrifiant :
Depuis deux jours, la grande voix sinistre gémissait autour de nous. Le ciel était très noir ; il était comme dans ce tableau où le Poussin a voulu peindre le déluge ; seulement toutes les nuées remuaient, tourmentées par un vent qui faisait peur.
Et cette grande voix s’enflait toujours, se faisait profonde, incessante ; c’était comme une fureur qui s’exaspérait. Nous nous heurtions dans notre marche à d’énormes masses d’eau qui s’enroulaient en volutes à crêtes blanches et qui passaient avec des airs de se poursuivre ; elles se ruaient sur nous de toutes leurs forces : alors c’étaient des secousses terribles et de grands bruits sourds.
Quelquefois, la Médée se cabrait, leur, montait dessus, comme prise, elle aussi, de fureur contre elles. Et puis elle retombait toujours, la tête en avant, dans des creux traîtres qui étaient derrière ; elle touchait le fond de ces espèces de vallées qu’on voyait s’ouvrir, rapides, entre deux hautes parois d’eau ; et on avait hâte de remonter encore, de sortir d’entre ces parois courbes, luisantes, verdâtres, près de se refermer.
Une pluie glacée rayait l’air en longues flèches blanches, fouettait, cuisait comme des coups de lanières. Nous nous étions rapprochés du nord, en nous élevant le long de la côte chinoise, et ce froid inattendu nous saisissait.
En haut, dans la mâture, on essayait de serrer les huniers, déjà au bas ris ; la cape était déjà dure a tenu, et maintenant il fallait coûte que coûte, marcher droit contre le vent.
Il y avait deux heures que les gabiers étaient à ce travail, aveuglés, cinglés, brûlés par tout ce qui leur tombait dessus, gerbes d’écume lancées de la mer, pluie et grêle lancées du ciel : essayant, avec leurs mains crispées de froid qui saignaient, de crocher dans cette toile raide et mouillée qui ballonnait sous le vent furieux.
Mais on ne se voyait plus, on ne s’entendait plus.
On en aurait eu assez rien que de se tenir pour n’être pas emporté, rien que de se cramponner à toutes ces choses remuantes, mouillées, glissantes d’eau ; — et il fallait encore travailler en l’air, sur ces vergues qui se secouaient, qui avaient des mouvements brusques, désordonnés, comme les derniers battements d’ailes d’un grand oiseau blessé qui râle.
Des cris d’angoisse venaient de là-haut, de cette espèce de grappe humaine suspendue. Cris d’hommes, cris rauques, plus sinistres que ceux des femmes, parce qu’on est moins habitué à les entendre ; cris d’horrible douleur : une main prise quelque part, des doigts accrochés, qui se dépouillaient de leur chair ou s’arrachaient ; — ou bien un malheureux, moins fort que les autres, crispé de froid, qui sentait qu’il ne se tenait plus, que le vertige venait, qu’il allait lâcher et tomber. Et les autres, par pitié, rattachaient, pour essayer de l’affaler jusqu’en bas.
… Il y avait deux heures que cela durait ; ils étaient épuisés ; ils ne pouvaient plus.
Alors on les fit descendre, pour envoyer à leur place ceux de bâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid.
… Ils descendirent, blêmes, mouillés, l’eau glacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos, les mains sanglantes, les ongles décollés, les dents qui claquaient. Depuis deux jours on vivait dans l’eau, on avait à peine mangé, à peine dormi, et la force des hommes diminuait.
C’est cette longue attente, cette longue fatigue dans le froid humide, qui sont les vraies horreurs de la mer. Souvent les pauvres mourants, avant de rendre, leur dernier cri, leur dernier hoquet d’agonie sont restés des jours et des nuits, trempés, salis, couverts d’une couche boueuse de sueur froide et de sel, d’un magma de mort.
Le grand bruit augmentait toujours. Il y avait des moments où ça sifflait aigre et strident, comme dans un paroxysme d’exaspération méchante : et puis d’autres où cela devenait grave, caverneux, puissant comme des sons immenses de cataclysme. Et on sautait toujours d’une lame à l’autre, et, à part la mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d’écume, tout devenait plus noir. Un crépuscule glacial tombait sur nous ; derrière ces rideaux sombres, derrière toutes ces masses d’eau qui étaient dans le ciel, le soleil venait de disparaître, parce que c’était l’heure ; il nous abandonnait, et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit.
… Yves était monté avec les bâbordais dans ce désarroi de la mâture, et alors je regardais en haut, aveuglé moi aussi, ne percevant plus que par instants la grappe humaine en l’air.
Et tout à coup, dans une plus grande secousse, la silhouette de cette grappe se rompit brusquement, changea de forme : deux corps s’en détachèrent, et tombèrent les bras écartés dans les volutes mugissantes de la mer, tandis qu’un autre s’aplatit sur le pont, sans un cri, comme serait tombé un homme déjà mort.
— Encore le marchepied cassé ! dit le maître de quart, en frappant du pied avec rage. Du filin pourri, qu’ils nous ont donné dans ce sale port de Brest ! Le grand Kerboul, à la mer. Le second, qui est-ce ?
D’autres, raccrochés par les mains à des cordages, un instant balancés dans le vide, remontaient maintenant, à la force des poignets, en se dépêchant — très vite, comme des singes.
Je reconnus Yves, un de ceux qui grimpaient — et alors, je repris ma respiration que l’angoisse avait coupée.
Ceux qui étaient à la mer, on jeta bien des bouées pour eux — mais à quoi bon ? — On aimait encore mieux ne plus les voir reparaître, car alors, à cause de ce danger de tomber en travers à la lame, on n’aurait pas pu s’arrêter pour les reprendre, et il aurait fallu avoir ce courage horrible de les abandonner. Seulement on fit l’appel de ceux qui restaient, pour savoir le nom du second qu’on avait perdu : c’était un petit novice très sage, que sa mère, une veuve déjà âgée, était venue recommander au maître avant le départ de France.
L’autre, celui qui s’était écrasé sur le pont, on le descendit tant bien que mal, à quatre, en le faisant encore tomber en route ; on le porta dans l’infirmerie, qui était devenue un cloaque immonde, où bouillonnaient deux pieds d’eau boueuse et noire, avec des fioles brisées, des odeurs de tous les remèdes répandus. Pas même un endroit où le laisser finir en paix ; la mer n’avait seulement pas de pitié pour ce mourant, elle continuait de le faire danser, de le sauter de plus belle. Il avait retrouvé une espèce de son de la gorge, un râlement qui sortait encore, perdu dans tous les grands bruits des choses. On aurait peut-être pu le secourir, prolonger son agonie, avec un peu de calme. Mais il mourut là assez vite entre les mains d’infirmiers devenus stupides de peur, qui voulaient le faire manger.
Huit heures du soir. — À ce moment, la charge du quart était lourde, et c’était à mon tour de là prendre.
Pas de phrases ; des faits, rien que la vérité, et c’est par ce moyen si simple que l’auteur arrive à des effets que n’atteindront pas ceux qu’on appelle les magiciens du style et qui ne font que torturer les mots pour leur faire dire ce qu’ils ne doivent pas dire.
Plus loin, après bien des pages, loin des tourmentes de la mer, un tableau intime, un rien charmant, ce croquis d’un nouveau-né, de l’enfant de son ami :
— C’est lui qu’on berce, dit Yves en souriant. Voici chez nous.
Elle est à moitié enfouie et toute moussue, cette chaumière des vieux Keremenen. Les chênes et les hêtres étendent au-dessus leur voûte verte ; elle semble aussi ancienne que la terre des chemins.
Au dedans, il fait sombre ; on voit les lits en forme d’armoire alignés avec les bahuts le long du granit brut des murs.
Une grand-mère en large collerette blanche est là qui chante auprès du nouveau-né, qui chante un air du temps de son enfance.
Dans un berceau d’une mode bretonne d’autrefois, qui, avant lui, avait bercé ses ancêtres, est couché le petit goéland : un gros bébé de trois jours, tout rond, tout noir, déjà basané comme un marin, et qui dort, les poings fermés sous son menton. Il a de tout petits cheveux qui sortent de son bonnet sur son front, comme des petits poils de souris. Je l’embrasse, et de tout mon cœur, parce que c’est le bébé d’Yves.
Le baptême est un petit tableau de maître. Je lui emprunte dix lignes :
Petit Pierre, cause de tout ce tapage, était parti devant, emporté de plus en plus vite par la vieille au nez crochu, et dormant toujours de son sommeil innocent. Anne et moi, nous étions assaillis ; petits garçons et petites filles nous entouraient avec des cris et des gambades ; il y en avait de ces petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà de grandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères ; et elles sautaient autour de nous, comme des petites poupées très comiques.
C’était singulier, la joie de ce petit monde breton, rose avec de longs cheveux de soie jaune ; à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps.
Quarante pages plus loin, je trouve ces deux alinéas si simplement écrits, si pleins de charme délicat :
Ce fut à ce voyage que je vis pour la première et la dernière fois la petite Yvonne, une fille d’Yves qui était née après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu’une courte apparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui ; mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d’une si petite créature avec un homme.
Un jour, elle s’en retourna dans les régions mystérieuses d’où elle était venue, rappelée tout à coup par une maladie d’enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme, ni la grande penseuse de Toulven, n’avaient rien compris. Et on l’emporta là-bas au pied de l’église, ses yeux semblables à ceux d’Yves, fermés pour jamais.
Revenons à la mer. Voici l’enterrement, non, « l’immersion » d’un matelot :
Une grande planche toute neuve était posée en travers sur les bastingages, débordant, faisant bascule au-dessus de la mer ; et on venait d’apporter d’en bas une chose sinistre qui semblait très lourde, une gaine de toile grise qui accusait une forme humaine.
Quand Barazère fut couché sur la grande planche neuve, en porte-à-faux au-dessus des lames pleines d’écume, tous les bonnets des marins s’abaissèrent pour un salut suprême ; un timonier récita une prière, des mains firent des signes de croix, — et puis, à mon commandement, la planche bascula et on entendit le bruit sourd d’un grand remous dans les eaux.
Le Primauguet continuait de courir, et le corps de Barazère était tombé dans ce gouffre, immense en profondeur et en étendue, qui est le Grand Océan.
Cependant on regardait derrière avec inquiétude dans le sillage : c’est qu’il arrive, quand le requin est là, qu’une tache de sang remonte à la surface de la mer.
Mais non, rien ne reparut ; il était descendu en paix dans les profondeurs d’en dessous.
Descente infinie, d’abord rapide comme une chute ; puis lente, lente, alanguie peu à peu dans les couches de plus en plus denses. Mystérieux voyage de plusieurs lieues dans des abîmes inconnus ; où le soleil qui s’obscurcit paraît semblable à une lune blême, puis verdit, tremble, s’efface. Et alors l’obscurité éternelle commence ; les eaux montent, montent, s’entassent au-dessus de la tête du voyageur comme une marée de déluge qui s’élèverait jusqu’aux astres.
Mais, en bas, le cadavre tombé a perdu son horreur ; la matière n’est jamais immonde d’une façon absolue. Dans l’obscurité, les bêtes invisibles des eaux profondes vont venir l’entourer ; les madrépores mystérieux vont pousser sur lui leurs branches, le manger très lentement avec les mille petites bouches de leurs fleurs vivantes.
Cette sépulture des marins n’est plus violable par aucune main humaine. Celui qui est descendu dormir si bas est plus mort qu’aucun autre mort ; jamais rien de lui ne remontera ; jamais il ne se mêlera plus à cette vieille poussière d’hommes qui, à la surface, se cherche et se recombine toujours dans un éternel effort pour revivre. Il appartient à la vie d’en dessous ; il va passer dans les plantes de pierre qui n’ont pas de couleur, dans les bêtes lentes qui sont sans forme et sans yeux.
Voilà pour moi une merveille, une étonnante description qui suffirait pour mettre l’auteur de Mon frère Yves au rang de nos meilleurs écrivains, de nos grands penseurs, s’il n’y était déjà.
II. Guy de Maupassant. Une vie. — 1883.
Une vie, tel est le titre du premier roman de M. Guy de Maupassant, paru chez Havard. Ce titre, pour ne tenir qu’en deux mots, le résume cependant tout entier : Une vie ; — c’est en effet l’histoire de toute une existence, année par année, jour par jour, presque heure par heure, que M. de Maupassant vient d’écrire. Je ne sais jusqu’où l’opinion publique va porter le succès de ce roman, succès qui ne peut être douteux, mais ce que je tiens à dire, avant d’entrer plus amplement dans l’analyse de ce procès-verbal minutieux et émouvant de la vie d’une créature que son auteur vient de faire un grand pas et s’est placé aujourd’hui sur un terrain assez élevé pour que sa personnalité s’y puisse détacher magistralement.
M. Guy de Maupassant, qui a commencé comme élève de M. Zola, vient de sortir d’un bond de l’école.
Une vie, c’est l’histoire d’une jeune fille de petite noblesse de province, élevée entre un père et une mère qui l’adorent, dans un milieu paisible, respirant l’honneur, la bonté, toutes ces belles choses qui deviennent si rares aujourd’hui.
La jeune fille est mariée presque au sortir du couvent et épouse, avec confiance, celui que le baron et la baronne ont cru devoir assurer le bonheur de sa vie. Les désillusions de la jeune fille commencent, et c’est leur défilé qui forme l’ensemble du roman. Le mari, le vicomte Julien de Lamare, est le type de l’égoïsme banal ; il a des défauts, mais les défauts d’une âme vulgaire ; il a des vices, mais ces vices bourgeois qui n’ont pas la grandeur de la franchise ; il trompe sa femme bestialement, pour la tromper, et noue finalement une intrigue avec une amie de sa femme, la comtesse Gilberte de Fourville. Le mari n’est point homme à endurer la situation qui lui est faite, et, surprenant sa femme et son amant enfermés dans une cabane de berger, au haut d’une côte, les envoie d’un coup d’épaule, contenant et contenu, s’écraser au fond de la vallée. Je n’ai cité que les grandes lignes du roman, mais là n’est pas, on le pense bien, tout l’intérêt de l’œuvre ; il est dans le détail exquis des impressions de cette âme à travers les courtes joies, les chagrins, les douleurs de la vie. Pourquoi l’auteur y a-t-il mis parfois quelques touches trop réalistes ? je ne sais ; mais il faut les lui pardonner : ce ne sont que de très légères taches.
La première partie, l’idylle charmante et printanière de cette âme honnête est un véritable chef-d’œuvre ; plus loin ce sont les déceptions de la maternité ; rien de plus navrant, de plus cruel, de mieux dépeint que ces cris du cœur quand sonnent les heures des séparations éternelles ; rien de plus charmant que le regard de cette femme, devenue grand-mère à son tour, et tendant ses bras à son petit enfant dont la douceur doit être un baume sur les plaies faites par son fils lui-même. Je n’insisterai pas sur le mérite du livre, il est facile à tout le monde de le constater. J’ai tenu à marquer non pas le premier succès de M. Guy de Maupassant, mais à signaler tout particulièrement l’œuvre qui nous révèle un grand romancier de plus.
Je m’aperçois un peu tard que j’ai promis à mes lecteurs un extrait du livre ; je l’écourte bien malgré moi, mais je tiens ma promesse. J’emprunte le passage qui suit au chapitre consacré à la mort de la mère de Jeanne. La pauvre femme n’est plus, et sa fille s’est assise près d’elle pour la veiller ; l’abbé qui a donné l’extrême-onction vient de partir :
Alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda : « Vas-tu prendre quelque chose ? » Jeanne ne répondit point, ignorant qu’il s’adressait à elle ; il reprit : « Tu ferais peut-être bien de manger un peu pour te soutenir. » Elle répliqua d’un air égaré : « Envoie tout de suite chercher papa. » Et il sortit pour expédier un cavalier à Rouen.
Elle demeura abîmée dans une sorte de douleur immobile, comme si elle eût attendu, pour s’abandonner au flot montant des regrets désespérés, l’heure du dernier tête-à-tête.
Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de ténèbres. La veuve Dentu se mit à rôder, de son pas léger, cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu’elle posa doucement sur la table de nuit, couverte d’une serviette blanche, à la tête du lit.
Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle attendait d’être seule. Julien rentra ; il avait dîné ; et, de nouveau, il demanda : « Tu ne veux rien prendre ? » Sa femme fit « non » de la tête.
Il s’assit d’un air résigné plutôt que triste, et demeura sans parler.
Ils restaient tous trois, éloignés l’un de l’autre, sans un mouvement, sur leurs sièges.
Par moments, la garde, s’endormant, ronflait un peu, puis se réveillait brusquement.
Julien, à la fin, se leva, et, s’approchant de Jeanne : « Veux-tu rester seule maintenant ? » Elle lui prit la main dans un élan involontaire : « Oh ! oui, laissez-moi. »
Il l’embrassa sur le front, en murmurant : « Je viendrai te voir de temps en temps. » Et il sortit avec la veuve Dentu, qui roula son fauteuil dans la chambre voisine.
Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux fenêtres. Elle reçut en pleine figure la tiède caresse d’un soir de fenaison. Les foins de la pelouse, fauchés la veille, étaient couchés sous le clair de lune.
Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie.
Elle revint auprès du lit, prit une des mains inertes et froides et se mit à considérer sa mère.
Elle n’était plus enflée comme au moment de l’attaque : elle semblait dormir à présent plus paisiblement qu’elle n’avait jamais fait ; et la flamme pâle des bougies, qu’agitaient des souffles, déplaçait à tout moment les ombres de son visage, la faisaient vivante comme si elle eût remué.
Jeanne la regardait avidement ; et du fond des lointains de sa petite jeunesse une foule de souvenirs accouraient.
Elle se rappelait les visites de petite mère au parloir du couvent, la façon dont elle lui tendait le sac de papier plein de gâteaux, une multitude de petits détails, de petits faits, de petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir essoufflé quand elle venait de s’asseoir.
Et elle restait là, contemplant, se répétant dans une sorte d’hébétement : « Elle est morte » ; et toute l’horreur de ce mot lui apparut.
Celle couchée là — maman — petite mère — madame Adélaïde, était morte ? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus, ne dînerait jamais plus en face de petit père ; elle ne dirait plus : « Bonjour, Jeannette. » Elle était morte !
On allait la clouer dans une caisse et l’enfouir, et ce serait fini. On ne la reverrait plus. Était-ce possible ? Comment ? elle n’aurait plus sa mère ? Cette chère figure si familière, vue dès qu’on a ouvert les yeux, aimée dès qu’on a ouvert les bras, ce grand déversoir d’affection, cet être unique, la mère, plus important pour le cœur que tout le reste des êtres, était disparu. Elle n’avait plus que quelques heures à regarder son visage, ce visage immobile et sans pensée ; et puis rien, un souvenir.
Et elle s’abattit sur les genoux dans une crise horrible de désespoir ; et, les mains crispées sur la toile qu’elle tordait, la bouche collée sur le lit, elle cria d’une voix déchirante, étouffée dans les draps et les couvertures : « Oh ! maman, ma pauvre maman, maman ! »
Puis, comme elle se sentait devenir folle, folle ainsi qu’elle l’avait été dans cette nuit de fuite à travers la neige, elle se releva et courut à la fenêtre pour se rafraîchir, boire de l’air nouveau, qui n’était point l’air de cette couche, l’air de cette morte.
Les gazons coupés, les arbres, la lande, la mer là-bas se reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra Jeanne, et elle se mit à pleurer lentement.
Puis elle revint auprès du lit et s’assit en reprenant dans sa main la main de petite mère, comme si elle l’eût veillée malade.
Un gros insecte était entré, attiré par les bougies. Il battait les murs comme une balle, allait d’un bout à l’autre de la chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour le voir : mais elle n’apercevait jamais que son ombre errante sur le blanc du plafond.
Puis elle ne l’entendait plus. Alors elle remarqua le tic-tac léger de la pendule et un petit bruit, ou plutôt, un bruissement presque imperceptible. C’était la montre de petite mère qui continuait à marcher, oubliée dans la robe jetée sur une chaise au pied du lit. Et soudain, un vague rapprochement entre cette morte et cette mécanique qui ne s’était point arrêtée raviva la douleur aiguë au cœur de Jeanne.
Elle regarda l’heure. Il était à peine dix heures et demie ; et elle fut prise d’une peur horrible de cette nuit entière à passer là.
D’autres souvenirs lui revenaient, ceux de sa propre vie : Rosalie, Gilberte, les amères désillusions de son cœur. Tout n’était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peu de repos et de joie ? Dans une autre existence, sans doute ! Quand l’âme était délivrée de l’épreuve de la terre. L’âme ! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère, se jetant brusquement en des convictions poétiques que d’autres hypothèses non moins vagues renversaient immédiatement. Où donc était, maintenant, l’âme de sa mère ? l’âme de ce corps immobile et glacé ? Très loin, peut-être. Quelque part dans l’espace ? Mais où ? Évaporée comme le parfum d’une fleur sèche, ou errante comme un invisible oiseau échappé de sa cage ?
Rappelée à Dieu ? ou éparpillée au hasard des créations nouvelles, mêlée aux germes près d’éclore !
Très proche peut-être ? Dans cette chambre, autour de cette chair inanimée qu’elle avait quittée ! Et brusquement Jeanne crut sentir un souffle l’effleurer, comme le contact d’un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu’elle n’osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derrière elle. Son cœur battait comme dans les épouvantes.
Et soudain l’invisible insecte reprit son vol et se remit à heurter les murs en tournoyant.
Je ne crois pas qu’on puisse lire sans émotion, sans se reporter à des douleurs personnelles les lignes qui précèdent et qui donnent une impression juste du mérite général de l’œuvre. Bien d’autres, maintenant, vont découvrir la haute valeur de M. de Maupassant ; mais je m’estime heureux d’avoir été un des premiers à la constater.
III. Harry Alis. Les Pas-de-Chance. — 1883.
La librairie Kistemaeckers (Bruxelles) publie chaque mois un certain nombre de petits livres, fort attrayants, dont la plupart sont des romans dus à l’école naturaliste. Presque tous ont une certaine valeur, et si chacun d’eux n’est pas mentionné par nous, c’est parce qu’il nous est impossible de tout lire et, disons-le, de tout signaler, en raison des crudités que renferment quelques-uns d’entre eux. Un bonnet phrygien et l’équerre égalitaire servent de fleuron à chaque volume, mais ce n’est là qu’un vain ornement pour tenter les Français ; les Belges sont trop sensés et adorent trop leur monarque pour vouloir ces objets-là chez eux ; ils sont républicains (pour la France), ce qui est très malin à tous les points de vue. Quand, en 1848, la République a fait mine de vouloir chasser Léopold, on a vu comment les Belges ont supplié ce roi de vouloir bien rester pour les gouverner.
Parmi les derniers ouvrages parus, j’en signalerai un de M. Harry Alis, intitulé : les Pas-de-Chance ; c’est, du reste, le titre d’une des nouvelles qui a servi à baptiser le volume. Il s’agit d’un pauvre inventeur de génie, repoussé, ruiné par la routine administrative. Le malheureux voit tout sombrer autour de lui et, après avoir perdu d’abord son bien-être, ensuite son enfant, le voilà réduit à la mendicité avec sa femme. La vieillesse est venue, mais l’inventeur n’est pas mort tout à fait en lui, car pour exciter la charité des passants il a imaginé une manivelle, une sorte de serinette qui doit le faire vivre.
Les deux vieillards se laissaient aller machinalement, ayant épuisé toutes les amertumes, tous les désespoirs.
Cette fois l’inventeur ne cherchait plus. Il s’avouait vaincu. Seulement, par une dernière application de son esprit inventif, il avait construit de toutes pièces, avec des morceaux de bois ramassés un peu partout et des débris de ressort d’acier traînant au coin des bornes, une sorte de serinette, d’orgue de Barbarie informe, enveloppée d’une caisse en bois blanc grossièrement taillé.
Cela rendait des sons bizarres, pleurards, s’exhalant en plaintives et douces harmonies.
Ce travail lui avait pris trois ans et tous les deux sentaient pour cette machine, résumé lamentable d’une vie de recherches, de découvertes et d’ingénieux efforts, ils ne savaient quelle étrange affection.
Tous les soirs, la mère rangeait soigneusement l’orgue, l’époussetait, le soignait.
Puis, un jour, la vieille s’éteignit tout à coup, pareille à une pauvre petite lumière dont l’huile viendrait à manquer.
Et l’homme demeura seul sur la terre, avec son orgue lamentable.
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Une affection baroque pour l’orgue était seule demeurée en lui. Sur ce produit de son industrie, il semblait reporter toute la sollicitude qu’il avait ressentie pour ses anciennes inventions.
Seulement, il commençait à ne plus l’entendre. Il devenait très sourd.
Peu à peu, cependant, sa douleur s’émoussa, perdant de son acuité. Les incidents de la rue lui étaient moins indifférents ; il prenait souci de ses recettes, songeait à mettre quelques sous de côté.
Mais, chose étrange, il semblait que la charité publique diminuât à mesure qu’il en avait plus besoin. Sauf quelques personnes du quartier qui le connaissaient et lui jetaient en passant leur habituelle aumône, on ne se retournait plus guère pour lui donner. Alors, vaguement inquiet, il tournait avec plus de violence la manivelle de son orgue, épuisant ses forces débiles.
Hélas ! le pauvre instrument, usé par le service, détraqué, ne rendait plus aucun son. C’est à peine si parfois, quand il tournait très vite, on entendait encore un bruit de ferraille remuée, provenant de la chaîne de transmission. Si, par hasard, les passants s’arrêtaient, au lieu de s’apitoyer, ils souriaient en apercevant cette boîte et remarquant le bruit ridicule qu’elle laissait échapper.
Et le vieux, sans comprendre, jeûnait, jeûnait. Et son corps devenait diaphane. Tout à fait sourd, maintenant, il tournait avec rage, tourmenté par l’idée de son inexplicable et continuelle malechance.
Un jour, un épicier, son bienfaiteur habituel, l’interpella :
— Dites donc, père Pas-de-Chance… est-ce que, par hasard, vous vous imagineriez que vous jouez quelque chose ?
L’ambulant ne comprit pas. L’autre ajouta :
— Elle ne va plus, votre machine.
— Comment ?
— On n’entend plus rien.
— Plus rien ! plus rien ! répéta le vieux.
Et il partit, regardant sa boîte avec stupéfaction.
Il croyait encore à une plaisanterie. Tourmenté cependant par cette idée, il alla se placer derrière un enfant et, brusquement, se mit à jouer.
L’enfant ne bougea pas.
Alors, le vieux s’arrêta, les yeux hagards, comme si tout à coup un abîme se fût ouvert devant lui. Une angoisse affreusement douloureuse s’empara de lui, résumant toutes les souffrances passées.
Des gens le regardaient. Machinalement, il se remit à tourner d’un mouvement automatique la manivelle de son instrument silencieux.
Et pendant des jours et des mois il continua sa misérable pantomime, et les gens s’arrêtaient stupéfaits en voyant dans les coins sombres un vieillard qui remuait avec une persistance idiote une boite d’où sortait un bruit de ferraille…
N’est-ce pas là un tableau navrant et charmant à la fois ? M. Harry Alis n’en est pas du reste à son coup d’essai, et nous attendons ses œuvres futures avec confiance. Le reste du livre contient d’autres nouvelles qui ne sont pas moins intéressantes ni écrites avec moins de délicatesse.
IV. Émile Zola. La Joie de vivre. — 1884.
La Joie de vivre, de M. Émile Zola, vient de paraître chez Charpentier ; la fable du roman est déjà connue, puisqu’il a paru en feuilletons, je n’y insiste pas. Toutes les œuvres de M. Zola ont le don de passionner pour ou contre et, pour ma part, je n’ai jamais entendu dire de bien de l’une d’elles sans entendre partir un cri indigné, ni de mal sans voir se lever un défenseur. Chacun de ses livres est déclaré œuvre de combat ; je ne veux pas juger▶, je veux seulement dire à nos lecteurs que s’il y a dans la Joie de vivre une scène d’accouchement vraiment « trop nature », il est aussi des scènes plus qu’admissibles pour tout le monde. témoin celle-ci que je crois absolument charmante :
Il s’agit de la fin d’un pauvre chien Terre-Neuve à demi-mort de vieillesse.
Une dernière secousse attendait Lazare : son vieux Mathieu n’allait pas bien. La pauvre bête, qui avait eu quatorze ans en mars, était de plus en plus prise par les pattes de derrière. Quand des crises l’engourdissaient, il pouvait à peine marcher, il demeurait dans la cour, étendu au soleil, guettant le monde sortir, de ses yeux mélancoliques. C’étaient surtout ces yeux de vieux chien qui remuaient Lazare, des yeux devenus troubles, obscurcis d’un nuage bleuâtre, vagues comme des yeux d’aveugle. Pourtant, il voyait encore, il se traînait pour venir appuyer sa grosse tête sur le genou de son maître, puis le regardait fixement, avec l’air triste de tout comprendre. Et il n’était plus beau : sa robe blanche et frisée avait jauni ; son nez, autrefois si noir, blanchissait ; une saleté et une sorte de honte le rendaient lamentable, car on n’osait le laver, à cause de son grand âge. Tous ses jeux avaient cessé, il ne se roulait plus sur le dos, ne tournait plus après sa queue, n’était même plus allumé d’accès de tendresse pour les petits de la Minouche, quand la bonne les portait à la mer. Maintenant, il passait les journées dans une somnolence de vieil homme, et il éprouvait tant de peine à se remettre debout, il tirait tellement sur ses pattes molles, que souvent quelqu’un de la maison, pris de pitié, l’aidait, le soutenait une minute, afin qu’il pût marcher ensuite.
Le pauvre chien se traîne jusque dans la salle à manger pendant le repas du soir ; la domestique veut le chasser, le frapper.
— Laisse-le, répéta Lazare. Va-t’en.
Alors, pendant que Véronique refermait furieusement la porte, Mathieu, comme s’il avait compris, vint appuyer sa tête sur le genou de son maître. Tous voulurent lui faire fête, on cassa du sucre, on tâcha de l’exciter. Autrefois, le petit jeu de chaque soir était de poser un morceau de sucre, loin de lui, de l’autre côté de la table ; vite, il faisait le tour, mais on avait déjà retiré le morceau, pour le placer à l’autre bout ; et sans cesse il faisait le tour, et sans cesse le sucre sautait, jusqu’à ce que, étourdi, stupéfié de ce continuel escamotage, il se mît à jeter des abois féroces. Ce fut ce jeu que Lazare essaya de recommencer, dans la pensée fraternelle de donner encore une récréation à l’agonie de la triste bête. Le chien battit un instant de la queue, tourna une fois, puis butta contre la chaise de Pauline. Il ne voyait pas le sucre, son corps décharné s’en allait de côté, le sang pleuvait en gouttes rouges autour de la table. Chanteau ne fredonnait plus, une pitié serrait le cœur de tout le monde, au spectacle du pauvre Mathieu mourant, qui tâtonnait en se rappelant les parties du Mathieu glouton de jadis.
— Ne le fatiguez pas, dit doucement le docteur. Vous le tuez.
Le curé, en train de fumer en silence, fit cette remarque, pour s’expliquer sans doute son émotion :
— Ces grands chiens, on dirait des hommes.
À dix heures, lorsque le prêtre et le médecin furent partis, Lazare, ayant de monter à sa chambre, alla lui-même renfermer Mathieu dans la remise. Il l’allongea sur de la paille fraîche, s’assura qu’il avait sa terrine d’eau, l’embrassa, puis voulut le laisser seul. Mais le chien, d’un effort pénible, s’était déjà mis debout et le suivait. Il fallut le recoucher trois fois. Enfin, il se soumit, il resta la tête droite, regardant son maître s’éloigner, d’un regard si triste, que celui-ci, désespéré, retourna l’embrasser encore.
J’ignore à quelle école appartient le morceau qu’on vient de lire, mais je le trouve des plus touchants, et je crois que l’émotion qu’il m’a causée sera partagée par tout le monde.
V. Edmond de Goncourt. Chérie. — 1884.
Chérie par Edmond de Goncourt, vient de paraître chez Charpentier ; les
lecteurs du Figaro connaissent déjà l’héroïne du roman, l’auteur la leur
ayant présentée dans une préface que nous avons publiée récemment. C’est une
« monographie de jeune fille observée dans le milieu des élégances, de la
richesse, du pouvoir, de la suprême bonne compagnie, une étude de jeune fille du monde
officiel sous le second Empire »
, ainsi parle M. de Goncourt, et nous ne
saurions mieux résumer que lui sa pensée.
Élevée par son grand-père, M. de Haudancourt, la pauvre enfant, Chérie, est une sorte ; de Renée Mauperin qui n’a pas grand-chose de l’enfance, peu de chose de la jeune fille et qui mourra sans être femme, d’une maladie nerveuse, tout comme une mondaine que la vie aurait usée. Le type a existé, il existe, mais c’est une exception, et il faut le dire bien vite, pour que la postérité ne prenne pas trop en mépris ou en pitié notre pauvre monde d’aujourd’hui.
Je ne parlerai pas du talent exquis de l’écrivain, des charmants et vrais tableaux qu’il fait passer sous nos yeux, entre autres, au début du livre, le repas des enfants au ministère, la lettre d’une amie mariée (celle-ci tout ce qu’il y a de plus risqué), la mort de la jeune fille, toutes pages écrites de main de maître. Ce que je regrette et je le dis hautement, c’est de voir M. Edmond de Goncourt suivre maintenant les naturalistes dans le chemin où il les a conduits et où ils ont fait de singulières observations. Certes, tout est beau, tout est admirable dans la nature, mais je ne crois pas que tout soit beau et admirable qui n’est pas à sa place. Un livre de médecine est un livre de médecine, et je demande, en le lisant, à l’anatomiste de ne me rien cacher. Chaque fonction est à étudier et il faut laisser toutes bégueuleries, toutes répugnances à la porte d’un amphithéâtre. J’ajouterai cependant que je ne veux pas l’odeur de l’amphithéâtre partout, et qu’elle me serait particulièrement odieuse dans ma salle à manger et dans ma chambre à coucher. Si je vois entrer une charmante femme dans sa loge à l’Opéra, je ne veux me soucier que de sa grâce et de sa beauté, et je serais fort désobligé au médecin qui viendrait m’expliquer qu’elle vient d’avoir des coliques et qu’elle en a subi il y a un instant les fâcheuses conséquences.
De même je demande aussi la discrétion sur toutes choses instinctivement dissimulées ; je veux le respect pour la fillette de douze à quatorze ans, et il ne me plaît pas qu’on vienne me parler de ses fonctions naturelles, quand je ne pense qu’à sa grâce, au parfum et à la fleur de sa jeunesse. Depuis quelques années, la mode est de faire souffrir la pudeur des femmes en révélant ce qu’elles tiennent, et très justement caché ; je demande, au nom de celles qui ne croient pas acheter un livre d’anatomie en prenant un roman, qu’on nous délivre désormais de tant de détails de santé, mis à la mode par le trop sensible M. Michelet, et qui ne relèvent, en somme, que du cabinet de toilette.
Ceci, uniquement pour dire ce que j’avais sur le cœur, et en constatant le très juste et très mérité succès qui vient d’accueillir le livre de M. Edmond de Goncourt.
VI. Jean Richepin. Les Blasphèmes. — 1884.
Clément Laurier « qui n’était point un rêveur »
avait, lui aussi, fait
des vers dans sa jeunesse. Je possède encore dans mes papiers une assez volumineuse
correspondance de ce pauvre ami, et j’y trouve perdus dans beaucoup de prose ces deux
vers médiocres :
… Je ne sais qu’une choseC’est qu’en somme un poète est un homme qui pose.
C’est probablement après avoir bien retourné cette pensée qu’il s’est jeté dans la politique et dans la finance. Tout homme d’esprit qu’il était, il ignorait que le métier de poète est un métier comme un autre et qu’on peut gagner aussi, à réunir des hémistiches, fortune et honneurs. Le tout est de savoir s’y prendre.
Nous avons le poète qui passe sa vie à réciter ses vers dans un salon en se grillant les mollets au feu de la cheminée ; celui-là est parfois élégiaque, mais généralement c’est un révolté, un farouche, un homme à ïambes ; arrivé du fin fond du Midi pour faire fortune à Paris, il commence par « lui dire ses vérités » ; il l’appelle : immense égout, immonde cloaque, amas d’ordures, etc., etc., même s’il y a des dames ; son avenir est vite assuré ; peu à peu il s’adoucit et quand ses vers paraissent dans une revue, c’est un mouton, de tigre qu’il était. Alors il est bien plus redoutable, il produit ! et les éditeurs n’ont qu’à bien se tenir ; il ira fouiller dans tous les replis de sa mémoire, il y retrouvera ses amours, ses pensées intimes, et bien vite il les recopiera, pour aller les vendre au plus enchérissant. Combien il est heureux d’avoir été trompé par une jeune personne des Bouffes-Parisiens et d’avoir écrit là-dessus des vers éplorés ! la souffrance a du bon, et comme le musc qui ne produit son parfum que sous les coups de bâton, le poète n’est vraiment éloquent que quand il a reçu quelques bons horions de la nature.
Mais pourquoi tout cela ? Pourquoi cet accès de rancune ? Parce que j’ai trop de volumes de vers à examiner aujourd’hui, et que j’y trouve trop de valeur pour les accueillir avec des louanges banales et rapides, et que je n’en puis parler à la légère.
M. Jean Richepin est le lion du jour, je lui sacrifierai donc des gens de talent réel aussi, comme M. Maxime Rude, dont les Gouttes de Sang, un recueil de poésies pleines de charme et de vigueur, eussent mérité un plus long examen. De même pour l’Âme inquiète, de M. Gaston de Raimes (chez Lemerre) ; À tire d’aile, de Jacques Normand (chez Calmann-Lévy), qui contient le Billet de faire-part, un des succès de Coquelin ; Les Violettes, si bien dites par Mlle Bartet ; Les Tentations d’Antoine, etc. J’en oublie bien d’autres, comme M. Rodenbach, mais j’ai hâte d’arriver à l’œuvre de M. Richepin.
Cette fois, l’auteur de la Chanson des Gueux (chez Dreyfous) a agrandi son horizon ; il ne s’agit plus d’étudier tel ou tel coin de la société, c’est de l’humanité entière, de ses rêves, de ses croyances que le poète va s’occuper. Les tyrans aussi, les rois de la terre (pauvres tyrans, où êtes-vous ?) les rois du ciel, les dieux (pauvres dieux !) Jéhovah, Jupiter, Jésus, Mahomet, la libre pensée elle-même, tout va défiler devant lui. Debout, comme jadis les débardeurs de Gavarni, aux couloirs, à l’Opéra, il « engueulera » tous les masques qui passeront, et comme le livre est intitulé Blasphèmes, on pense bien que les jurons ne manqueront point à ses apostrophes ; l’argot, lui-même, viendra se mêler à la belle langue qu’il sait parler, et malheur à ceux qu’il « aguichera » !
Le programme de M. Richepin tient dans une préface de quelques pages ; sa conclusion est que le livre pourrait justement être intitulé : la Bible de l’athéisme. Soit, mais il n’y gagnerait rien, et sous tous ces mots furibonds, sous ces phrases qui veulent tout démolir, je sens comme un regret des croyances du passé ; l’insouciance philosophiques et athée n’a ni ces rages ni ces fureurs.
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre,Vivait et respirait en un peuple de dieux ?
Qu’on se rappelle ce chef-d’œuvre de Musset ; c’est au fond tout l’esprit du prologue des Blasphèmes. Le sentiment qui l’a dicté se retrouve sous toutes les formes à l’insu de l’écrivain. Dans les Sonnets amers, Le Carnaval, Le Juif Errant, La Mort du Diable, Les Vieux Astres, la même incessante pensée se fait jour à travers les magnifiques strophes tachées de gros mots, et cela volontairement ; j’ajouterai, à ce propos, qu’on dirait de la gageure d’un Benvenuto Cellini, qui aurait juré de sertir des excréments dans ses merveilleux ornements d’or et d’argent ; il semble parfois que M. Richepin ait voulu défendre à la mémoire du lecteur de retenir, pour la réciter, une seule pièce de ses beaux vers, et je le sens d’autant mieux qu’il m’est impossible, malgré toute ma bonne volonté, d’en reproduire une ici dans son entier. Est-ce à dire que le livre ne soit pas à lire ? non pas, et c’est l’œuvre très virile d’un véritable artiste. La forme est belle et puissante, et c’est d’elle, que les Blasphèmes tiennent leur véritable valeur. Car, de la philosophie athée qui y est prodiguée, je crois qu’il n’en faut pas tenir grand compte, ; je la sens plutôt voulue, forcée, cherchée, que naturelle et spontanée. Quand M. Richepin crie à Dieu : Tu n’existes pas ! il me rappelle involontairement l’enfant que son frère avait enfermé un jour par surprise dans une armoire et qui, ne voulant pas reconnaître cette petite humiliation, lui criait : « Paul, je sais bien que tu n’es pas là, mais ouvre-moi tout de même ! » Paul a dû finir par ouvrir. Je ne veux pas préjuger, par cette historiette, de ce qui se passera entre Dieu et M. Richepin.
Tout ce que je sais, c’est que cette nature exceptionnelle qui l’a poussé à être marin,
poète, artiste en toutes choses, qui l’a fait comédien, pourrait bien lui réserver
quelques surprises, ne serait-ce que celle de nous donner quelque jour un beau livre,
qui ne soit pas moins que celui-ci une œuvre d’art, et qui dise exactement le contraire
de ce qui est écrit dans les Blasphèmes. « — Après avoir été
frapper à la porte de la Scala pour y chanter les rôles de ténor, le comte vint
frapper à la porte du couvent des bénédictins ; de pareilles oppositions sont toutes
naturelles. »
C’est Stendhal qui a écrit cela, et je ne vois pas pourquoi ce
qui est
arrivé tout à fait au mondain de l’auteur de
Rouge et noir n’arriverait pas un peu à M. Richepin. Cependant j’avoue
que j’ai plus de plaisir à lui voir faire de beaux vers que j’aime bien, tout en en
blâmant les tendances, qu’à le savoir enfermé pour fabriquer de la bénédictine, que
j’aime moins.
VII. Alphonse Daudet. Sapho. — 1884.
Il est grand temps que les immortels qui siègent sous la noble coupole aient fini leur dictionnaire pour en recommencer bien vite un autre. Le collage et son frère le lâchage, sont deux mots qu’il est temps de fixer dans la langue française, sous peine de réduire les écrivains à de déplorables périphrases. La vie moderne a besoin de vocables tout neufs pour exprimer les choses nouvelles qu’elle a apportées et pour lesquels les mots anciens manquent de précision. La rupture de Titus et de Bérénice n’est pas un lâchage, bien qu’elle y paraisse ressembler ; on « rompt » quand on porte le péplum et qu’on chausse le cothurne, on se lâche au temps des corsages Jersey et des bottines à talons.
La Sapho que M. Alphonse Daudet vient de publier n’a rien de l’antiquité, et la preuve c’est qu’il l’a dédiée à ses fils quand ils auront vingt ans. Et il a raison, car dans ce roman, trop court quand on l’a lu, tient une des plus sérieuses et des plus profitables leçons que l’homme puisse recevoir. Que de hautes intelligences, que de fières consciences parties pour le grand voyage de la vie ont fait naufrage au sortir du port contre l’écueil du faux ménage et y ont sombré pour jamais !
Alphonse Daudet, que par parenthèse l’Académie française paraît quelque peu oublier, est un des rares romanciers qui, doués d’une féconde imagination, ont toujours tenu à honneur de n’écrire que d’après nature. Ce qui frappe surtout dans Sapho, c’est l’observation de tous les instants, c’est le récit de mille faits qui sont rapportés avec un charme particulier, dans une langue irréprochable. De la lecture de Sapho se dégage une pensée bonne, saine, trop rare et trop désirée aujourd’hui pour ne pas la signaler. Ce n’est pas seulement un objet d’art, c’est un livre, une sorte de procès-verbal qui étale sous les yeux du lecteur un nombre défaits, d’observations, le laissant libre d’en tirer ses déductions. Pas de thèse, une histoire réelle, dont chacun doit faire son profit. En le lisant, ceux qui ont vécu diront : Dieu, que c’est vrai ! Ceux qui ont à vivre réfléchiront — à moins qu’ils ne fassent comme les autres !
Dans Sapho est racontée l’histoire d’un jeune homme sans fortune qui, tout en préparant son examen aux consulats, tombe un soir dans un bal d’artistes. Une belle fille, Fanny Legrand, s’amourache de lui et en devient décidément folle en apprenant qu’il n’est ni peintre, ni poète, ni sculpteur, ni musicien. Elle a assez longtemps vécu dans ce monde où, comme modèle, elle a non seulement posé pour la statue de Sapho du sculpteur Caoudal, mais où elle a passé de bras en bras sans trop se douter de la situation sociale qu’elle se faisait. L’amour n’y met pas grandes façons, et Jean Gaussin (c’est son nom) emmène la belle fille le soir même, chez lui ; ici une page vraiment charmante :
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiant. Quatre étages à monter, c’était haut et dur. « Voulez-vous que je vous porte ?… » dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa d’un long regard méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et clairement disait : « Pauvre petit !… »
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait, devenait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano ; le souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée : « Oh ! m’ami, que c’est bon… qu’on est bien !… » Et les dernières marches, qu’il grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce n’était plus une femme, qu’il portait, mais quelque chose de lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque d’un écrasement brutal.
Arrivés sur l’étroit palier « Déjà… » dit-elle en ouvrant les yeux. Lui pensait : « Enfin… » mais n’aurait pu le dire, très pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.
Toute leur histoire, cette montée d’escalier dans la grise tristesse du matin.
C’est en vain que Déchelette, son devancier (en toutes choses, hélas !) lui dira le danger de ces liaisons que l’on croit devoir durer huit jours ; on n’en sort plus, ou si l’on en sort, à quel prix !
« Quelle atroce chose que ces ruptures !… Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi l’un contre l’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler, même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Le collage enfin !… Puis, brusquement on se quitte, on s’arrache… Comment font-ils ? Commuent a-t-on ce courage ?… Moi, jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait : “Reste…” Je ne m’en irais pas… ; Et voilà pourquoi, quand j’en prends une, ce n’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait la vieille France…, ou alors le mariage. C’est définitif et plus propre. »
Rien n’y fait, la liaison se resserre, devient définitive et de la famille Gaussin qui l’attend là-bas, dans le Midi, il n’est plus question ; c’est à partir de ce jour que le martyre commence ; un à un, l’amant apprend les noms qui l’ont précédé dans le cœur de Fanny ; et qui en sait le nombre ? Il s’indigne d’abord, il veut fuir, mais il revient, sa colère, sa jalousie, tombent devant cette autre maîtresse : l’habitude ! peu à peu, le monde où a vécu Fanny lui devient moins odieux, la fange monte sans qu’il s’en doute et il s’abandonne à cette stérile et dégradante passion. D’où vient Fanny ? Gaussin ne s’en doute guère, elle est plus âgée que lui et a droit à un « passé ». Voici cependant comment le hasard lui fit rencontrer son « beau-père ».
Ils rentraient du théâtre, et montaient en voilure, sous la pluie à une station du boulevard. L’équipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu’après minuit, fut long à démarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette. Pendant qu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillement de la portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’une voix cassée qui puait le vin :
« Bonsoir… Comment qu’ça va ?
— Tiens, c’est vous ? »
Elle eut un petit tressaut vite réprimé et, tout bas, à son amant : « mon père !…. »
Son père, ce maraudeur à la longue lévite d’ancienne livrée, souillée de bouc, aux boulons de métal arrachés, et montrant sous le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectisée d’alcool, où Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profil régulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse ! Sans se préoccuper de l’homme qui accompagnait sa fille et comme s’il ne l’eût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de la maison. « La vieille est à Necker depuis quinze jours, elle file un mauvais coton… Va donc la voir un de ces jeudis, ça y donnera du courage… Moi, heureusement, le coffre est solide ; toujours bon fouet, bonne mèche. Seulement le commerce ne va pas fort… Si t’avais besoin d’un bon cocher au mois, ça ferait joliment mon affaire… Non ? tant pis alors, et à la revoyure… »
Ils se serrèrent les mains mollement ; le fiacre partit.
Que devient la famille de Gaussin, composée de son père, de sa mère, de deux petites sœurs ?… Il ne s’en soucie guère ; ici je détache une page charmante d’une lettre de sa tante Divonne, une délicieuse silhouette ; les deux bessonnes, les deux petites sœurs avaient disparu de la maison paternelle :
Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette pénible histoire, le lundi matin nos petites nous furent ramenées par les ouvriers que ton oncle occupe dans l’île et qui les avaient trouvées sur un tas de sarments, pâles de froid et de faim après cette nuit en plein air, au milieu de l’eau. Et voici ce qu’elles nous ont conté dans l’innocence de leurs petits cœurs. Depuis longtemps l’idée les tourmentait de faire comme leurs patronnes Marthe et Marie, dont elles avaient lu l’histoire, de s’en aller dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions d’aucune sorte, répandre l’évangile sur le premier rivage où les pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc après la messe, détachant une barque à la pêcherie et s’agenouillant au fond comme les saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s’en sont allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette, malgré les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les révouluns… Oui, le bon Dieu les gardait et c’est lui qui nous les a rendues, les jolies ! ayant un peu fripé leurs guimpes du dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens. On n’a pas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers à bras ouverts ; mais nous sommes tous restés malades de la peur que nous avons eue.
À côté de ce tableau délicieux, M. Daudet comme opposition, nous peint et de main de maître un repas chez les amis de Fanny ; il y a là tout un monde étudié sur le vif ; un ménage Hettéma des plus singuliers, vivant dans l’ignorance absolue de sa corruption ; Mme Hettéma a été retirée par Hettéma d’un milieu plus que véreux, quoique autorisé, et il l’a tout simplement épousée ; c’est le seul ménage régulier de ce cercle ; il y a un Hollandais, une Rosario-Sanchez, maîtresse d’un compositeur et ancienne dame des chars de l’Hippodrome dont la mère, une vieille Espagnole, élève un caméléon ; c’est un fouillis, un tohu-bohu d’irréguliers et d’irrégulières à défrayer trois romans. À propos de cette vieille et de son caméléon, une description étonnante par sa vérité, d’un repas à Enghien, chez sa fille :
Jean l’avait pour voisine, cette Pilar, et ses vieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bête ; ce coup d’œil inquisiteur dans son assiette, mettait au supplice le jeune homme déjà gêné par le ton de patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirées musicales de l’hôte ! et la jobardise de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour une femme du monde tombée dans le malheur. L’ancienne dame des chars, bouffie dégraissé malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque oreille, semblait envier à son amie le renouvellement de jeunesse et de beauté que lui communiquait cet amant jeune et beau ; et Fanny ne se fâchait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître une grande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais haletant derrière sa chaise : « Tevinez combien les pommes de terre à Batavia. »
Gaussin ne riait guère, lui ; Pilar non plus, occupée à surveiller l’argenterie de sa fille, ou s’élançant d’un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche qu’elle présentait en baragouinant des mots de tendresse « mange, mi alma ; mange, mi corazon » à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe comme les doigts de la Desfous.
Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. Ce manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce matin-là :
« Ne te lève donc pas à toute minute, c’est fatigant. »
Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la même voix répondit : « Vous dévorez, vosotros… pourquoi tu veux pas qu’il mange, loui ?,
— Sors de table, ou tiens-toi tranquille… tu nous embêtes… »
La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à s’injurier en dévotes Espagnoles, mêlant le démon et l’enfer à des invectives de trottoir :
— « Hija dei demonio.
— Cuerno de Satanas.
— Puta !…
— Mi madre ! »
Jean les regardait, épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces scènes de famille, continuaient de manger tranquillement.
Puis voici, prise dans un repas à la campagne, un profil des Hettéma :
En ayant et plus bas, se tassait dans la pente de l’allée le couple Hettéma, coiffé de gigantesques chapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers touaregs, vêtu de flanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche, filets, balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portant vaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour le dessinateur. En marchant, le ménage chantait :
J’aime entendre la rameLe soir battre les flots ;J’aime le cerf qui brame…Le répertoire d’Olympe était inépuisable de ces sentimentalités de la rue ; et quand on se figurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi-ombre honteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avait chantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait une extraordinaire grandeur. Le mot du grenadier de Waterloo ; « Ils sont trop… » devait être celui de la philosophie de cet homme.
Mais j’oublie pour les détails (il y en a tant et de si charmants !) le roman lui-même. En est-ce bien un ? Non ; c’est mieux, c’est une suite de scènes si étudiées qu’il faut les lire et les relire pour se rendre compte de tout ce qu’elles renferment. Poussé par sa famille, et après maintes tentatives de rupture, Gaussin a décidé qu’il se séparerait pour toujours ; il veut se marier, il aime une charmante jeune fille ; toutes les hontes du passé se dressent devant lui, il veut en finir avec cette vie dégradante. C’est en vain que Déchelette lui démontre qu’il en coûte parfois cher de dénouer de pareils liens ; voici ce qui vient de lui arriver à lui-même avec sa maîtresse :
Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille : « Emmène-moi, Déchelette… ne me laisse pas seule…, je ne pourrai plus vivre sans toi… » Ça me faisait rire. Me voyez-vous avec une femme, là-bas, chez les Kurdes… Le désert, la fièvre, les nuits de bivouac… À dîner, elle me répétait encore : « Je ne te gênerai pas… tu verras comme je serai gentille… » Puis, voyant qu’elle me faisait de la peine, elle n’a plus insisté… Après, nous sommes allés aux Variétés dans une baignoire… tout cela convenu d’avance… Elle paraissait contente, me tenait la main tout le temps et murmurait : « Je suis bien… » Comme je partais dans la nuit, je la ramenai chez elle en voiture ; mais nous étions tristes tous deux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petit paquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquillement un an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande de monter… Je ne voulais pas » « Je t’en prie… jusqu’à la porte seulement. » ; Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma place était retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que je partirais… En descendant, le cœur un peu gros, j’entendais qu’elle me criait quelque chose comme « … plus vite que toi… » mais je ne compris qu’en bas, dans la rue… Oh !… »
Il s’arrêta, les yeux à terre, devant l’horrible vision que le trottoir lui présentait maintenant à chaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…
« Elle est morte deux heures après, sans un mot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or. Souffrit-elle ? m’a-t-elle reconnu ? Nous l’avions couchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelle enveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne. Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe elle était encore jolie, si douce !… Mais comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait toujours, inépuisable, — son regard m’a semblé prendre une expression indignée et terrible… Une malédiction muette que la pauvre fille me jetait… Aussi qu’est-ce que ça me faisait de rester quelque temps encore ou de l’emmener avec moi, prête à tout, si peu gênante ?… Non, l’orgueil, l’entêtement d’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte, morte de moi qui l’aimais pourtant.
Rien n’y fait, il part ; et la scène de la séparation navrante, terrible, ne l’empêche pas de réaliser son projet. À ces belles et émouvantes pages succède une lettre, un chef-d’œuvre comme la lettre de Manon, où la pauvre fille en appelle à tout le passé pour ramener celui qui la repousse. Mais celui que ni les larmes ni les supplications ne peuvent ébranler va céder à la jalousie ; Fanny, à bout de prières, s’est décidée à reprendre un ancien amant et, lasse de toutes ces amours, va finir sa vie entre lui et un enfant qu’elle n’avait jamais avoué. Elle disparaît et laisse Gaussin fou de douleur. Il épousera bien vraisemblablement Irène, mais je ne puis croire qu’un cœur ainsi ballotté, usé par tant d’orages, puisse jamais goûter le bonheur calme que la vie va lui donner.
Voilà en quelque mots le récit de Sapho ; l’œuvre est plus importante par le détail, par la condensation des observations qu’aucune autre d’Alphonse Daudet. Sans renoncer à la voie dans laquelle il s’est engagé, l’auteur de Numa Roumestan a cru devoir néanmoins suivre parfois dans ses routes dangereuses les audacieux de l’école nouvelle. Le titre le dit un peu, c’est déjà beaucoup et rien ne le rendait nécessaire. Mais je ne veux pas insister sur ce point, trop heureux de présenter non seulement un livre à très grand succès, mais aussi une œuvre d’étude et de rare conscience.
Dans la Vie de Bohême, Murger n’a pensé qu’à chanter les ivresses, les joies des premiers jours des amours improvisées à vingt ans ; moins superficiel, Daudet nous a montré les pesants lendemains de ces jours légers, et c’est des regrets, des douleurs, des remords qui les remplissent le plus souvent qu’il a fait son livre.
* *
Je crois intéressant de joindre à l’article qui précède un autre article paru à un an de distance de celui-ci. Il s’agit encore de Sapho mais surtout de l’Académie française. Je n’ai pas à insister sur ce point ; tout le monde se rappelle l’étonnement produit dans le public lorsque je donnai au Figaro une lettre dont Alphonse Daudet demandait impérieusement l’insertion à mon amitié. Voici cet article auquel je ne change pas un seul mot :
SAPHO À L’ACADÉMIE
— Alors, dis-je à mon vieil ami Alphonse Daudet qui me reconduisait jusqu’à l’escalier, tu persistes dans ta résolution ?
— Oui.
— À ce point que tu ne verrais aucun inconvénient à ce que cette conversation tout intime parût dans le Figaro ?
Ici Daudet se recueillit un instant et laissa se détacher son lorgnon, pour mieux voir en dedans de lui-même.
— Tu peux tout dire !
— Tout ?
— Absolument tout !
Et comme je voulais m’assurer encore de son consentement, je le vis sourire et, prenant l’attitude de Jeanne Hading dans Sapho au moment de remballage des malles pour la rupture définitive : Enlevez !… me cria-t-il résolument.
Je partis et j’écrivis ce récit qui date d’hier soir.
Ayant appris par un académicien que, rendant justice à la valeur d’Alphonse Daudet, l’Académie était prête à lui ouvrir ses portes, ce qui n’eût étonné personne, je me hâtai d’aller chez lui. Tout en m’acheminant vers la rue Bellechasse, je me rappelai qu’il y a environ deux ans il m’avait écrit, en me demandant de faire paraître dans le Figaro une lettre se résumant à ceci : « Je ne me suis jamais présenté, je ne me présente pas, je ne me présenterai jamais à l’Académie française. » Naturellement je lui avais refusé tout d’abord cette insertion, croyant à un mouvement irréfléchi ; mais il y insista de telle façon qu’ayant assez vécu pour savoir que la meilleure manière de désobliger un ami est de l’empêcher de faire une folie, j’avais oublié la fameuse lettre. Bah ! me disais-je, en continuant ma route, tout le monde a oublié cette boutade, et Daudet comme tout le monde !
J’arrivai enfin dans l’aristocratique hôtel qu’il habite et je le trouvai dans ce cabinet élégant, rempli de livres et d’objets d’art que connaissent si bien ses amis. Daudet écrivait, le nez frôlant son papier, en brave myope qu’il est. Il me salua d’abord avec une froide politesse, puis, me reconnaissant, il s’écria avec cette joie d’enfant qui ajoute tant de charmera son esprit :
— Ah ! bien, puisque c’est toi, je vais fumer une bonne pipe ! Causons.
Nous causâmes ; on rit d’abord de rien, de tout, puis j’abordai la fameuse question.
— Te voilà académicien, et j’en suis ravi pour toi, pour ta femme, tes enfants et pour nous, sans compter l’Académie.
— Qu’est-ce que tu me dis là ? s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil, qu’est-ce que tu me dis là ? Mais pour qui me prends-tu ? Mais je serais cent fois plus méridional que Roumestan, que Tartarin, si j’oubliais la lettre que je t’ai écrite ! Jamais je ne serai de l’Académie !
— Tout le monde dit le contraire et, sans aller plus loin, moi qui ai assez bonne vue, j’aperçois là sur ton bureau une lettre d’académicien dont je connais l’écriture.
— Oui, c’est vrai ! On me fait l’honneur de m’affirmer que je pourrais bien être incorporé dans le bataillon des Immortels, j’ai les propositions les plus gracieuses, les plus pressantes ; tiens, voici cette lettre ; il y a dedans ; « Vous voulez donc ne nous laisser que les doublures du roman ? » Et cette autre : « Oublions cette lettre malencontreuse, je vous garantis au moins vingt-cinq voix. » Et cette autre encore : « Venez, vous nous rendrez service ! » En voilà plus qu’il n’en faut pour ma gloire. Eh bien ! malgré tout cela, je ne veux pas me présenter à l’Académie.
— Pourquoi ?
— Mais, songes-y donc, si j’avais été académicien, il m’était impossible d’écrire le Nabab, les Rois en exil et Sapho ! Je ne parle pas de la pièce, bien entendu, ajouta-t-il en souriant, de la pièce que j’ai faite avec mon ami Belot ; Jeanne Hading aurait enjôlé tout le monde à l’Institut comme au Gymnase ; je ne parle que du roman. Puis trop de questions de convenances, de circonvenances, que sais-je, quand il faut se préoccuper d’un fauteuil ! j’ai bien autre chose à penser ; la santé me revient, grâce à ce devin de Charcot, qui a trouvé et guéri mon mal ; des années de travail s’ouvrent encore devant moi et je veux écrire les livres comme je les comprends ! Non pas que je veuille rien faire qui puisse inquiéter personne, mais je désire être libre. Weiss a dit de moi : « Sans qu’on y prenne garde, c’est le plus intrépide des écrivains contemporains ! » Et je suis fier de cela !… Comment, je ne pourrais plus, si j’étais candidat, faire un pas, dire un mot, sans que quelqu’un vienne me souffler à l’oreille : « Vous ne devez pas faire ceci pour l’Académie ! » cm bien : « Pour l’Académie, il faudrait faire telle chose ! » ou bien : « Chut ! pensez à l’Académie ! » — « Malheureux ! qu’allez-vous faire ? Et l’Académie !… » Non, ce métier de malade à qui tout le monde signale charitablement tel courant d’air, telle porte ouverte à éviter, me serait insupportable. Je n’en veux pas, je n’en veux pas !…
— Eh bien ! lui dis-je, quand il fut un peu calmé, tu m’as l’air d’un homme qui s’entête ou qui est mal conseillé.
— Ah ! c’est trop bête ! comment, toi aussi, est-ce
que tu vas
croire que je suis influencé et, comme Vallès, voir passer « dans mon œil noir le
mot Académie et le désir d’en être ! »
Vas-tu me dire que, si j’agis ainsi,
c’est poussé par Goncourt et Zola ? Oui, on a écrit cent fois que j’étais inféodé au
naturalisme. Oh ce naturalisme ! « en voilà un fleuve dont j’ai entendu
parler »
, comme dit ma Sapho du Gymnase. Mais le naturalisme m’est absolument
indifférent, et pour ma part, je n’ai jamais employé ce mot-là ! J’aime beaucoup Zola,
je le trouve très fort, un superbe inventeur, mais je ne suis d’aucune paroisse,
d’aucune église, d’aucune institution, et je ne veux pas plus de l’une que de
l’autre.
Daudet était parti, je ne pouvais plus l’arrêter.
— On a osé imprimer, ajouta-t-il avec une vraie colère, que, si je ne voulais pas être académicien, c’était pour gagner les rentes qu’Edmond de Goncourt, mon maître, mon vieil ami, laissait après lui à ceux qu’il a fait entrer dans son académie ; quant à l’autre Académie, la vraie, comme elle ne payait qu’en gros sous dans un sac de papier à chandelle, j’avais renoncé à en être ! Quelle misère ! Heureusement, Goncourt est vert et fort comme un chêne, et j’espère bien n’y être jamais, dans son académie ! J’y serais trop triste, s’il n’était plus là !
— Et tout cela parce que tu as écrit cette lettre, qui n’était qu’une détente de nerfs, pas autre chose.
— Peut-être bien !… Après la mort de Jules Sandeau, tant de gens m’avaient poussé, appelé du côté de l’Institut ; j’avais eu de si belles paroles, Goncourt et Zola eux-mêmes me conseillaient de faire des démarches. — Au moins, me disaient-ils, nous pourrons assister à une séance et entendre un discours de réception dans lequel nous ne serons pas insultés suivant l’usage. Ma foi, pensais-je, tâtons le terrain… quel terrain ! J’ignorais toutes les conditions d’une candidature bien menée, les petites conventions, les détails de cette cuisine toute spéciale, de ces trafics, de ces agios que d’autres savent si bien. Bref, obéissant aux conseils qui me venaient de mes soi-disant futurs confrères, je me lançai. Je rencontrai alors Alexandre Dumas qui tout haut, à une table amie où se trouvait ce soir-là le grand duc Constantin, m’avait dit avec cette cordiale brusquerie que tu lui sais : — « Je reviens de l’Académie ; si vous vous étiez présenté aujourd’hui, mon cher, vous passiez à l’unanimité. »
Quelques jours après cette conversation, je le rencontrai encore.
Dès qu’il me vit, il s’empressa de me dire, à ma grande stupéfaction : — « Vous savez, je vote pour Jules Verne ! » Ce n’est pas tout. Et Labiche, mon vieil et charmant ami Labiche, qui me répétait toujours : — « Ah ! çà, vous ne voulez donc pas être des nôtres ? » Dès qu’il m’aperçut venir à lui dans certaine maison, il s’éloigna doucement ; je le suivis de salon en salon, je prenais un malin plaisir à voir son embarras jusque dans son dos ; enfin, las de m’éviter, acculé entre deux portes, il me glisse un furtif ; — « Faites-vous désirer ! » — et disparaît. C’était clair, tous mes amis me fuyaient ; j’avais la peste, j’étais devenu candidat !
C’est alors qu’écœuré, je t’ai écrit cette lettre que je ne regrette pas, je le jure.
— Ma foi, si tu prends les choses à ce point de vue, tu aurais bien souffert quand il se serait agi des visites.
— Les visites !… Ah ! tu ne sais pas ce que c’est ! J’eus à ce moment une entrevue avec un charmant homme, blanchi par l’expérience ; je lui témoignai l’effroi que me causait cette singulière formalité. Il sourit et me dit : « Moi qui vous parle, je me souviens, entre autres, d’une terrible visite à M. Dufaure ; la première fois, il ne me reçut pas ; j’y retournai une seconde fois ; le domestique revint, un peu gêné, m’annoncer que son maître était absent. J’y retournai une troisième fois. Ce jour-là, le même domestique attendri me dit : « Ah ! Monsieur, je m’arrangerai pour vous le faire voir ! » J’attendis dix minutes. Au bout de ce temps, le pauvre serviteur s’avança vers moi d’un air navré, et, avec une profonde pitié que je n’oublierai jamais, murmura en baissant les yeux et la voix : « Il est sorti ! »
— Eh bien ? m’écriai-je, indigné.
— Eh bien ! ajouta le charmant homme, je me suis entêté, je suis revenu et je suis de l’Académie française ! Tu me connais, si pareille chose m’était arrivée, je ne sais pas ce que j’aurais fait chez M. Dufaure, mais c’eût été quelque chose d’énorme !
— Tu t’exagères beaucoup tout cela.
— Ah ! je sais bien qu’il y a des exceptions et que pour Alexandre Dumas, par exemple, les choses se sont passées tout autrement ! Mais il était Alexandre Dumas, et en le recevant on recevait deux personnages, lui et son père ! Ce n’est pas tout ! As-tu songé à ce discours de réception qu’il faut entendre, à la leçon qu’il faut recevoir en public et qu’on ne m’eût certes pas ménagée à moi ? Il me semble voir le petit sourire chinois du monsieur qui vous dit en ricanant : « Allons, vous y êtes venu ! eh bien ! on vous pardonne ! » et moi forcé de grimacer aussi en écoutant tout cela d’un sourire piteux mais diplomatique, à la grande joie de l’assemblée. Allons donc ! Tarasconnais, comme les dieux m’ont fait, j’oublierais toutes les convenances et, plutôt que d’attendre la fin du discours, j’aurais lancé un terrible zut ! sous la coupole ; un zut à faire évanouir la bonne Mme Aubernon, et je me serais sauvé sur le quai avec mon habit vert, quitte à être arrêté par un sergent de ville et reconduit au Jardin d’Acclimatation comme un kakatoës d’une espèce particulière !
Et comme je riais de cette sortie :
— Ne ris pas, reprit Daudet, je te jure que je suis sincère. Jamais je ne dirai du mal de l’Académie : c’est une force indiscutable, elle contient des hommes éminents, mais je n’en veux pas être ; je le souhaite à Manuel, à Bornier, et d’autres aussi, je les recommanderais si ma voix ne devait pas leur être nuisible à partir d’aujourd’hui, mais je ne suis pas fait pour cette vie-là. Moi, qui écris pour le théâtre, je ne puis pas dédaigner ce qu’ont accepté ces maîtres en l’art dramatique, Émile Augier, Alexandre Dumas, Octave Feuillet, Labiche, Pailleron et Halévy, ce qui a plu à des philosophes et des poètes tels que Renan, Taine, Caro, Boissier, Coppée, Sully Prudhomme, etc., mais leur goût n’est pas le mien.
— Tu ne cites pas de romancier ?
— Oui, fit-il, après trois secondes de réflexion, oui, il y a là des romanciers de talent, mais je n’en connais pas de la valeur de Flaubert, des Goncourt, de Zola ni de Barbey d’Aurevilly. Flaubert, Goncourt, ajouta-t-il, leurs deux portraits sont ici, regarde et rappelle-toi ce que je t’ai dit un jour : si nous allons de l’avant aujourd’hui, nous autres romanciers, c’est que nous avons un peu de leur souffle dans nos voiles !… Non ! l’Académie, vois-tu, j’ai bien autre chose en tête ; il me faut profiter des dernières années, et travailler librement, sans arrière-pensée ; je dois faire une étude sur la jeunesse contemporaine dans certains milieux ; je l’intitulerai : Lebiez et Barré ; il faut aussi que j’écrive une Histoire de Napoléon Ier , à ma façon ; je veux le montrer comme je le sens, en méridional qu’il était ; et puis je veux faire un livre, le prochain, dont le titre provisoire est : Une rupture dans le monde ; on verra là-dedans quelques-uns des tripotages académiques ; il y aura un ménage d’académicien, l’Astier-Réhu de mon Tartarin sur les Alpes, qui sera très étudié. Enfin, et c’est là ma vraie raison, j’ai élevé mon grand fils, j’ai refait mes études avec lui ; mon rêve est d’agir de même pour mon second, le petit. J’aime la campagne, l’eau, surtout les blés ; c’est une manie, mais rien que l’idée d’une promenade le matin, sous le soleil, dans un chemin creux, entre ma femme et mes enfants, me fait absolument méconnaître les joies qu’on éprouve à être membre d’une commission, à parcourir le pont des Arts et à sortir en troupeau comme les enfants de l’École turque (plus calmes, hélas !), du palais de l’Institut. Je l’estime, je l’honore, mais je ne veux plus en entendre parler !
Le voyant si bien arrêté dans ses résolutions, je lui demandai s’il était vrai qu’il eût dit un jour en parlant de l’Académie : « C’est, après le Jockey, un des cercles parisiens où il est le plus difficile d’entrer ! »
— Oh ! pour cela, jamais ! me répondit-il avec animation ; pour parler ainsi, il eût fallu être un envieux, un blessé que je ne suis pas. Jamais je ne dirais rien contre l’Académie, on croirait que j’ai tenu à être, et ce serait absolument le contraire de la vérité.
Sur quoi nous nous sommés donné une bonne poignée de main, et je suis parti.
Pour la fin de cette conversation, se reporter aux premières lignes du présent procès-verbal. — « La rupture est faite ! Enlevez ! »
VIII. Léon Tolstoï. La Guerre et la Paix. — 1884.
La Guerre et la Paix, du comte Léon Tolstoï, est loin d’être une nouveauté ; cet ouvrage qui a obtenu en Russie un juste et exceptionnel succès, a déjà été traduit une fois en français ; malgré tout le mérite de l’ouvrage, la Guerre et la Paix, n’obtint en France qu’un succès d’estime ; les lettrés, les curieux de littérature étrangère s’en occupèrent presque seuls ; mais les temps sont changés et il y a maintenant plus que les littérateurs proprement dits qui s’intéressent à ce qui se passe au-delà de nos frontières La nouvelle traduction donne la librairie Hachette, en trois volumes, va obtenir aujourd’hui devant le public le succès qui l’attendait.
Malgré certaines aridités, dues à la multiplicité des détails, l’œuvre du comte Tolstoï se présente avec une telle supériorité sur les romans plus ou moins russes que nous subissons depuis quelques années, qu’il faut la placer au premier rang ; les samowards, les droskis, les moujiks, tout le bagage banal des « faiseurs de russe » sont distancés, et puissent-ils retourner au pays des lieux communs où ils sont nés ! Cette fois, nous entrons par la bonne porte dans la société russe, et nous la voyons aussi bien dans ses boudoirs les plus intimes que sur les champs de bataille, si admirablement décrits par le grand romancier. Fidèle dans les détails comme Stendhal, plus élevé que lui, plus intéressant aussi, le comte Tolstoï n’éprouvera pas, comme l’auteur de la Chartreuse de Parme, le revirement d’opinion qui a fait déclarer inlisable aujourd’hui ce roman qui avait passionné jadis les lecteurs français. Inlisable était dur, mais il faut reconnaître comme doués de patience ceux qui lisent aujourd’hui le piétinant roman de Beyle. Est-ce à dire que le roman de Tolstoï soit parfait ? Non. Mais il est écrit d’après la nature, et comme elle, il prend d’en haut ses coups de lumière et c’est de là qu’il reçoit ses reliefs et ses ombres.
J’ajouterai, pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de ce beau roman historique, que son action évolue pendant les guerres de la fin du premier empire et qu’il pourrait presque être considéré comme une suite de documents politiques contenus dans une action des plus intéressantes.
Et comme je tiens plus à provoquer l’opinion de mes lecteurs qu’à me contenter de lui affirmer l’excellence de la mienne, je détache ces beaux passages du livre que vient de publier Hachette :
À peine avait-il prononcé ces mots, que le prince André, le gosier serré par des larmes de honte et de colère, s’était jeté à bas de son cheval et se précipitait vers le drapeau.
« Enfants, en avant ! » cria-t-il d’une voix perçante. « Le moment est venu ! » se dit-il, en saisissant la hampe et écoutant avec bonheur le sifflement des balles dirigées contre lui. Quelques soldats tombèrent encore.
« Hourrah ! » s’écria-t-il, en soulevant avec peine le drapeau.
Et courant en avant, persuadé que tout le bataillon le suivait, il fit encore quelques pas ; un soldat, puis un second, puis tous s’élancèrent à sa suite en le dépassant. Un sous-officier s’empara du précieux fardeau, dont le poids faisait trembler le bras du prince André, mais il fut tué au même moment. Le reprenant encore une fois, André continua sa course avec le bataillon. Il voyait devant lui nos artilleurs ; les uns se battaient, les autres abandonnaient leurs pièces et couraient à sa rencontre ; il voyait les fantassins français s’emparer de nos chevaux et tourner nos canons. Il en était à vingt pas, les balles pleuvaient et fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rivés sur la batterie ne s’en détachaient pas. Là, un artilleur roux, le schako enfoncé, et un Français, se disputaient la possession d’un refouloir ; l’expression égarée et haineuse de leur figure lui était parfaitement visible ; on sentait qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient.
« Que font-ils ? se demanda le prince André. Pourquoi l’artilleur ne fuit-il pas, puisqu’il n’a plus d’arme, et pourquoi le Français ne l’abat-il pas ? Il n’aura pas le temps de se sauver, que le Français se souviendra qu’il a son fusil ! En effet, un second Français arriva sur les combattants, et le sort de l’artilleur roux, qui venait d’arracher le refouloir des mains de son adversaire, allait se décider. Mais le prince André n’en vit pas la fin. Il reçut sur la tête un coup d’une violence extrême, qu’il crut lui avoir été appliqué par un de ses voisins. La douleur était moins sensible que désagréable, dans ce moment où elle faisait une diversion à sa pensée :
« Mais que m’arrive-t-il ? je ne me tiens plus ! mes jambes se dérobent sous moi. » Et il tomba sur le dos. Il rouvrit les yeux, dans l’espoir d’apprendre le dénouement de la lutte des deux Français avec l’artilleur, et si les canons étaient sauvés ou emmenés. Mais il ne vit plus rien que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. « Quel calme, quelle paix ! se disait-il ; ce n’était pas ainsi quand je courais, quand nous courions en criant ; ce n’était pas ainsi, lorsque les deux figures effrayées se disputaient le refouloir ; ce n’était pas ainsi que les nuages flottaient dans ce ciel sans fin ! Comment ne l’avais-je pas remarquée plus tôt, cette profondeur sans limites ? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçue !… Oui ! tout est vide, tout est déception, excepté cela ! Et Dieu soit loué pour ce repos, pour ce calme !… »
* *
Pendant ce temps, le prince André gisait toujours au même endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un morceau de la hampe du drapeau, perdant du sang et poussant à son insu des gémissements plaintifs et faibles comme ceux d’un enfant.
Vers le soir, ses gémissements cessèrent : il était sans connaissance. Tout à coup il rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps écoulé et se sentant de nouveau vivant et souffrant d’une blessure cuisante à la tête :
« Où est-il donc ce ciel sans fond que j’ai vu ce matin et que je ne connaissais pas auparavant ?… » Ce fut sa première pensée. « … Et ces souffrances aussi m’étaient inconnues 1 Oui, je ne savais rien, rien jusqu’à présent. Mais où suis-je ? »
Il écouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de voix qui s’avançaient de son côté. On parlait français. Il ne tourna pas la tête. Il regardait toujours ce ciel si haut au-dessus de lui, dont l’azur insondable apparaissait à travers de légers nuages.
Ces cavaliers, c’étaient Napoléon et deux aides de camp. Bonaparte avait fait le tour du champ de bataille et donné des ordres pour renforcer les batteries dirigées sur la digue d’Auguest ; il examinait maintenant les blessés et les morts abandonnés sur le terrain.
« De beaux hommes ! dit-il à la vue d’un grenadier russe, étendu sur le ventre, la face contre terre, la nuque noircie et les bras déjà raidis par la mort.
— Les munitions des pièces de position sont épuisées, sire ! lui dit un aide de camp, envoyé des batteries qui mitraillaient Auguest.
— Faites avancer celles de la réserve, répondit Napoléon en s’éloignant de quelques pas et en s’arrêtant à côté du prince André, qui serrait toujours la hampe mutilée dont le drapeau avait été pris comme trophée par les Français.
— Voilà une belle mort ! » dit Napoléon.
Le prince André comprit qu’il était question de lui et que c’était Napoléon qui parlait ; mais ses paroles bourdonnèrent à son oreille sans qu’il y attachât le moindre intérêt, et il les oublia aussitôt. Sa tête était brûlante ; ses forces s’en allaient avec son sang, et il ne voyait devant lui que ce ciel lointain et éternel. Il avait reconnu Napoléon, — son héros ; — mais dans ce moment ce héros lui paraissait si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son âme et ce ciel sans limites ! Ce qu’on disait, qui s’était arrêté près de lui, tout lui était indifférent, mais il était content de leur halte ; il sentait confusément qu’on allait l’aider à rentrer dans cette existence qu’il trouvait si belle, depuis qu’il l’avait comprise autrement. Il rassembla toutes ses forces pour faire un mouvement et pour articuler un son ; il remua un pied et poussa un faible gémissement.
« Ah ! il n’est pas mort ? dit Napoléon. Qu’on relève ce jeune homme, qu’on le porte à l’ambulance ! »
Et l’empereur alla à la rencontre du maréchal Lannes qui, souriant, se découvrit devant lui et le félicita de la victoire.
Je n’ai pas à insister sur la beauté de l’ensemble et des détails de cette scène, c’est du Mérimée de haute taille.
IX. Paul Bourget. Cruelle énigme. — 1885.
Deux romanciers de genres bien différents mettent au jour deux œuvres de haut mérite, malgré leur dissemblance. L’un s’appelle Zola et écrit Germinal ; l’autre, Paul Bourget, et nous apporte Cruelle énigme, deux études qui symbolisent assez bien les deux pôles de notre littérature ; si Germinal peut être considéré comme une suite d’impitoyables recherches physiologiques, l’ouvrage de M. Bourget doit à juste titre, malgré le charme qui s’en dégage, être classé au nombre des plus cruelles études psychologiques. On a trop parlé de ces livres pour que je puisse émettre mon opinion autrement que fortifiée par des exemples. À ce mode de procéder, le lecteur gagnera de comparer, juxtaposées, des pages qui, chacune dans leur genre, renferment des qualités de premier ordre.
Voici d’abord un échantillon du livre de M. Paul Bourget. Sans l’analyser, sans dire par quel enchaînement de menus faits, par quelle pente insensible, les amants, une femme mariée, Thérèse, et un jeune homme, Hubert, se sont donné rendez-vous et se retrouvent en Angleterre, j’arriverai à cette scène qui me semble l’une des plus intéressantes du livre ; l’amour, chaste jusque-là, va se transformer et, sans cependant perdre le charme, je dirai presque la pureté dont l’auteur a empreint son œuvre ; à peine arrivé à l’hôtel où il est attendu, entraîné par Thérèse qui, au moment suprême, a peur des élans de son cœur, il part avec elle à travers les routes de Folkestone. Avant de sortir :
— Ah ! jure-moi, dit-elle, que jamais tu ne diras de mal de cette heure.
— Je te le jure, dit le jeune homme, que l’émotion de son amie gagnait sans qu’il pût bien se l’expliquer.
Cette simple parole la fit se redresser ; légère comme une jeune fille, elle se releva, et, penchée sur Hubert, elle commença de lui couvrir le visage de baisers passionnés, puis, fronçant le sourcil et comme par un effort sur elle-même, elle le quitta, passa ses mains sur ses yeux, et, d’une voix encore mal assurée, mais plus calme : « Je suis folle, dit-elle, il faut sortir. Je vais mettre mon chapeau et nous allons faire une promenade. Will you be so kind as to ask for a carriage, will you ? » ajouta-t-elle en anglais. Quand elle parlait cette langue, sa prononciation devenait quelque chose de tout à fait gracieux et de presque enfantin ; et elle sortit du salon par une porte opposée à celle de la chambre d’Hubert, en lui envoyant un petit salut de la main, coquettement.
Ce même mélange de caressante inquiétude, de soudaine exaltation et d’enfantillage tendre, continua de sa part durant toute cette promenade qui se composa, pour l’un et pour l’autre, d’une suite d’émotions suprêmes. Par un hasard comme il ne s’en produit pas deux au cours d’une vie humaine, ils se trouvaient placés exactement dans les circonstances qui devaient porter leurs âmes au plus haut degré possible d’amour. Le monde social, avec ses devoirs meurtriers, se trouvait écarté. Il existait aussi peu pour leur pensée que le cocher qui, juché haut par derrière et invisible, conduisait le léger cab où ils se trouvaient en tête à tête, le long de la route de Folkestone à Sandgate et à Hythe. Le monde de l’espérance s’ouvrait devant eux, en revanche, comme un jardin paré des plus belles fleurs. Ils se voyaient récompensés, lui de son innocence, elle de la réserve que sa raison lui avait imposée, par une impression aussi délicieuse que rare ; ils jouissaient de l’intimité de cœur qui ne s’obtient d’ordinaire qu’après une longue possession, et ils en jouissaient dans toute la fraîcheur du désir timide. Mais ce désir timide avait pour arrière-fonds chez tous les deux une enivrante certitude, perspicace chez Thérèse, obscure encore chez Hubert, et c’était dans un vaste et noble paysage qu’ils promenaient ces sensations rares. Ils suivaient donc cette route, de Folkestone à Hythe, mince ruban qui court au long de la mer. La verte falaise est sans rochers, mais sa hauteur suffit pour donner à la route qu’elle surplombe cette physionomie d’asile abrité, reposant attrait des vallées au pied des montagnes. La plage de galets était recouverte par la marée haute. Elle remuait, cette large mer, sans qu’un oiseau volât au-dessus d’elle. Son immensité verdâtre se fonçait jusqu’au violet à mesure que le jour tombant assombrissait l’azur froid du ciel. La voiture allait vite sur ses deux roues, traînée par un cheval fortement râblé, que son mors trop gros forçait par instants à relever sa tête en tordant sa bouche. Thérèse et Hubert, serrés l’un contre l’autre dans la sorte de petite guérite roulante ouverte à moitié, se tenaient la main sous le plaid de voyage qui les enveloppait. Ils laissaient leur passion se dilater comme cet océan, frémir en eux avec la plénitude de ces houles, s’ensauvager comme cette côte stérile. Depuis que la jeune femme avait demandé à son ami ce singulier serment, elle semblait un peu plus calme, malgré des passages de soudaine rêverie qui se résolvaient en effusions muettes. Lui, de son côté, ne l’avait jamais si absolument aimée. Il lui fallait sans cesse la prendre contre lui, la serrer dans ses bras. Un infini besoin de se rapprocher d’elle encore davantage montait à sa tête et le grisait ; et, cependant, il appréhendait l’arrivée du soir avec cette mortelle angoisse de ceux pour qui l’univers féminin est un mystère. Malgré les preuves de passion que lui donnait Thérèse, il se sentait devant elle en proie à une défaillance de sa volonté, insurmontable, qui serait devenue de la douleur s’il n’avait pas eu en même temps une immense confiance dans l’âme de cette femme. Cette impression de l’abîme inconnu dans lequel allait se plonger leur amour et qui l’eût épouvanté d’une terreur presque animale, se faisait plus tranquille parce qu’il descendait dans cet abîme avec elle. Véritablement elle avait une intelligence adorable des troubles qui devaient traverser celui qu’elle aimait. N’était-ce pas pour ménager ses nerfs trop vibrants qu’elle l’avait entraîné à cette promenade, durant laquelle le grandiose spectacle, le vent du large et des marches à pied à de certaines minutes, maintenaient, et lui et elle, au-dessus des troubles inévitables de trop ardent désir ? Ils allèrent ainsi, jusqu’à l’heure tragique où les astres éclatent dans le ciel nocturne, tantôt cheminant sur les galets, tantôt remontant dans la petite voiture, prenant et reprenant sans cesse les mêmes sentiers, sans pouvoir se décider à retourner, comme s’ils eussent compris qu’ils retrouveraient d’autres instants de bonheur, mais d’un bonheur comme celui-là, jamais ! L’obscure intuition de l’âme universelle, dont les visibles formes et les invisibles sentiments sont le commun effet, leur révélait, sans qu’ils s’en rendissent compte, une mystérieuse analogie et comme une correspondance divine entre la face particulière de ce coin de nature et l’essence indéfinie de leur tendresse. Elle lui disait ; « Être auprès de toi ici, c’est un bonheur à ne pouvoir ensuite rentrer dans la vie » ; et il ne souriait pas d’incrédulité à cette phrase, comme elle ne doutait pas lorsqu’il lui disait : « Il me semble que je n’ai jamais ouvert les yeux sur un paysage avant cette minute. » Et, quand ils marchaient, c’est lui qui prenait le bras de Thérèse et qui s’y appuyait câlinement. Il symbolisait ainsi, sans le savoir, l’étrange renversement des rôles qui voulait que, dans cette liaison, il eût toujours représenté l’élément féminin, avec sa frêle personne, son innocence entière, la candeur de ses émotions craintives. Certes, elle était bien femme aussi, par sa démarche souple, par la finesse féline de ses manières, par ses yeux fondus qui se donnaient à chaque regard. Elle paraissait pourtant une créature plus forte, mieux armée pour la vie que le délicat enfant, œuvre fragile de la tendresse de deux femmes pures, qu’elle avait enlacé d’un si léger tissu de séduction, et qui, à peine plus grand qu’elle de trois lignes du front, s’abandonnait avec une fraternelle confiance ; et le mouvement même de leur démarche, d’une parfaite harmonie de rythme, disait assez la complète union des cœurs qui les faisait vibrer ensemble à ce moment d’une étroite manière.
Ils rentrèrent. Le dîner qui suivit cette après-midi de songe fut silencieux et presque sombre. Il semblait que tous deux eussent peur l’un de l’autre. Ou bien seulement était-ce chez elle une recrudescence de cette crainte de déplaire qui lui avait fait différer jusqu’à cette heure l’abandon de sa personne, et chez lui la sorte de farouche mélancolie, dernier signe de l’animalité primitive, qui précède chez l’homme toute entrée dans le complet amour ? Comme il arrive à des moments pareils, leurs discours se faisaient d’autant plus calmes et indifférents que leurs cœurs étaient plus troublés. Ces deux amants qui avaient passé la journée dans la plus romanesque exaltation, et qui se retrouvaient dans la solitude de cet asile étranger, semblaient n’avoir à se dire que des phrases sur le monde qu’ils avaient quitté. Ils se séparèrent de bonne heure, et comme s’ils se fussent dit adieu pour ne se voir que le lendemain, quoiqu’ils sentissent bien tous les deux que dormir séparés l’un de l’autre ne leur était pas possible. Aussi Hubert ne fut-il pas étonné, quoique son cœur battit à se rompre, lorsqu’au moment où il allait lui-même se rendre auprès d’elle, il entendit la clef tourner dans la porte, Thérèse entra, vêtue d’un long peignoir souple de dentelles blanches, et dans ses yeux une douceur passionnée : « Ah ! dit-elle en fermant de sa main parfumée les paupières d’Hubert, je voudrais tant reposer sur ton cœur ! » — … Vers le milieu de la nuit, le jeune homme s’éveilla, et cherchant des lèvres le visage de sa maîtresse il trouva que ses joues qu’il ne voyait pas étaient inondées de pleurs : « Tu souffres ? » lui dit-il. « Non, répondit-elle, ce sont des larmes de reconnaissance. Ah ! continua-t-elle, comment a-t-on pu ne pas te prendre à moi par avance, mon ange, et comme je suis indigne de toi !… » Énigmatiques paroles qu’Hubert devait se rappeler si souvent plus tard et qui, même à cette minute, et sous ces baisers, firent soudain se lever en lui vapeur de tristesse, accompagnement habituel du plaisir. À travers cette vapeur de tristesse, il aperçut, comme dans un éclair, une maison de lui bien connue, et les visages penchés sous la lampe, parmi les portraits de famille, des deux femmes qui l’avaient élevé. Ce ne fut qu’une seconde et il posa sa tête sur la poitrine de Thérèse pour y oublier toute pensée tandis que la vague plainte de la mer arrivait jusqu’à lui, adoucie par la distance, — rumeur mystérieuse et lointaine comme l’approche de la destinée.
Telle est la note dominante de ce livre qui, certainement, prendra dans notre littérature une place près de ces belles études d’un coin du cœur qui ont fait vivre au-delà de leur carrière d’hommes politiques Benjamin Constant et Stendhal ; j’ai cité à dessein l’auteur de la Chartreuse de Parme, car on l’opposera certainement à M. Paul Bourget ; je ne crains cependant pas la comparaison pour ce dernier, et, dussent tous les clichés d’admiration plus ou moins sincère m’être jetés à la tête, je déclare que je trouve plus de simplicité, plus de vérité dans bette étude que dans l’Amour et dans les romans de Beyle, remplis de recherche, pénibles à la lecture, énigmatiques, ne parlant qu’à demi-mot et affectant un scepticisme à la Talleyrand là où il ne faut que de la franchise ; de l’observation calme et de la sincérité. Je n’ai plus à prédire un succès à M. Bourget ; il a vaincu ; à lui de savoir profiter de la victoire.
X. Émile Zola. Germinal. — 1885.
M. Zola a pris encore cette fois la nature brute et terrible pour modèle, et avec quelle vigueur de tons, quelle magistrale force de couleur il nous a peint des scènes de la vie cruelle ! Il semble que les misères, que les tableaux effrayants des souffrances terrestres ne lui suffisent plus ; il allume une lampe de mineur, et c’est bien loin au-dessous du sol, bien loin de la lumière qu’il va nous faire étudier ces vivants qui s’immobilisent côte à côte avec les fossiles de Cuvier. Le tableau, je le répète, est terrifiant, d’autant plus qu’il nous montre revendiquant leur place au soleil les gens qui, jetés par leurs misères dans les terrains antédiluviens, surgissent noirs et, effrayants pour exiger une part dans le monde social
Je passe sur les critiques de forme, sur les protestations contre des mots, des scènes qui doivent forcément froisser bien des délicatesses, mais je dois ajouter que ces brutalités justement reprochées renferment souvent de rares énergies, et que sous le vocable trivial on trouve presque toujours une idée véritablement forte. Parfois ce mot même était nécessaire dans la scène, mais fallait-il faire la scène ? Grave question.
Voici, par exemple, un des épisodes du nouveau livre qu’édite Charpentier. La mine est éboulée, inondée, les personnages du drame, des mineurs, enfermés dans une galerie, tombeau sans issue :
Un jour, deux jours se passèrent. Ils étaient au fond depuis six jours. L’eau, arrêtée à leurs genoux, ne montait ni ne descendait ; et leurs jambes semblaient fondre dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer ; mais la position devenait alors si incommode qu’ils étaient tordus de crampes atroces et qu’ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d’un coup de reins sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur défonçaient l’échine, ils éprouvaient à la nuque une douleur fixe et intense, d’avoir à la tenir ployée constamment, pour ne pas se briser le crâne. Et l’étouffement croissait, l’air refoulé par l’eau se comprimait dans l’espèce de cloche où ils se trouvaient enfermés. Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin. Des bourdonnements d’oreilles se déclarèrent, ils entendaient les volées d’un tocsin furieux, le galop d’un troupeau sous une averse de grêle interminable.
D’abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait à sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, déchirante, comme si une tenaille lui eût arraché l’estomac. Étienne, étranglé par la même torture, tâtonnait fiévreusement dans l’obscurité, lorsque, près de lui, ses doigts rencontrèrent une pièce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles émiettaient. Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l’engloutit goulûment. Durant deux journées, ils vécurent de ce bois vermoulu, ils le dévorèrent tout entier, désespérés de l’avoir fini, s’écorchant les mains à vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres résistaient. Leur supplice augmenta, ils s’enrageaient de ne pouvoir mâcher la toile de leurs vêtements. Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s’acharnait à les avaler. Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l’illusion qu’ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevée, ils se remirent à la toile, la suçant pendant des heures.
Mais bientôt, ces crises violentes se calmèrent, la faim ne fut plus qu’une douleur profonde, sourde, l’évanouissement même, lent et progressif de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombé, s’ils n’avaient pas eu de l’eau tant qu’ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de la main ; et cela à vingt reprises, brûlés d’une telle soif que toute cette eau ne pouvait l’étancher.
Le septième jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu’elle heurta de la main un corps flottant devant elle.
— Dis donc, regarde… Qu’est-ce que c’est ?
Étienne tâta dans les ténèbres.
— Je ne comprends pas ; on dirait la couverture d’une porte d’aérage.
Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible.
— C’est lui, mon Dieu !
— Qui donc ?
— Lui, tu sais bien ?… J’ai senti ses moustaches.
C’était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné, poussé jusqu’à eux par la crue. Étienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyé ; et un frisson de répugnance et de peur le secoua. Prise d’une nausée abominable, Catherine avait craché l’eau qui lui restait à la bouche. Elle croyait qu’elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le sang de cet homme.
— Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.
Il donna un coup de pied au cadavre qui tapait dans leurs jambes.
— Nom de Dieu ! va-t’en donc !
Et la troisième fois, Étienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d’empoisonner l’air. Pendant toute cette journée, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir ; et, le lendemain seulement, la souffrance les décida ; ils écartaient le corps à chaque gorgée, ils buvaient quand même. Ce n’était pas la peine de lui casser la tête pour qu’il revînt entre lui et elle, entêté dans sa jalousie. Jusqu’au bout, il serait là, même mort, pour les empêcher d’être ensemble.
Encore un jour, et encore un jour. Étienne, à chaque frisson de l’eau, recevait un léger coup de l’homme qu’il avait tué, le simple coudoiement d’un voisin lui rappelait sa présence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l’avait pas tué ; l’autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, était secouée de crises de larmes, longues, interminables, après lesquelles un accablement l’anéantissait. Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. Il la réveillait, elle bégayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans même soulever les paupières ; et, de crainte qu’elle ne se noyât, il lui avait passé un bras à la taille.
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Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine eut un léger rire.
— Il doit faire bon dehors… Viens, sortons d’ici.
Étienne, d’abord, lutta contre cette démence. Mais une contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d’un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles étaient devenus des murmures d’eau courante, des chants d’oiseaux ; et elle sentait un violent parfum d’herbes écrasées, et elle voyait clair ; de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu’elle, se croyait dehors, près du canal, dans les blés, par une journée de beau soleil.
— Hein ? fait-il chaud !… Prends-moi donc, restons ensemble ; oh ! toujours, toujours !
Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse ;
— Avons-nous été bêtes d’attendre si longtemps ! Tout de suite, j’aurais bien voulu de toi, et tu n’as pas compris, tu as boudé… Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l’air, à nous écouter respirer, avec la grosse envie de nous prendre ?
Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse.
— Tu m’as battu une fois, oui, oui ! des soufflets sur les deux joues !
— C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me défendais de songer à toi, je me disais que c’était bien fini ; et, au fond, je savais qu’un jour ou l’autre nous nous mettrions ensemble… Il ne fallait qu’une occasion, quelque chance heureuse, n’est-ce pas ?
Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta lentement :
— Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence.
— Alors tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois ?
Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible que sa voix assourdie s’éteignait. Effrayé, il l’avait retenue sur son cœur.
Comme on le voit, les scènes d’amour se suivent dans les romans et ne se ressemblent guère. L’espace qui est réservé à cette revue ne m’a pas permis de donner quelques-unes des pages qui précèdent et de celles qui suivent ; elles renferment le plus souvent les grandes qualités de l’écrivain à qui on doit l’Assommoir et L’Abbé Mouret ; ce sont d’âpres et terribles beautés qui, si elles ne font pas oublier des pages véritablement trop crues, doivent faire reconnaître en M. Zola un maître écrivain qu’il faut toujours écouter, devrait-on le condamner quelquefois.
J’ajouterai, dussent d’autres clichés m’être jetés également à la tête, que je ne connais pas dans l’Enfer de pages plus effroyablement dramatiques que celles que je viens de citer, et que si Dante les avait écrites elles seraient depuis longtemps classiques dans notre pays.
XI. Guy de Maupassant. Bel-Ami. — 1885.
Dans ce nouveau roman de M. Guy de Maupassant, quelques personnes ont voulu voir une
étude spéciale sur le journalisme ; il s’en faut et de beaucoup qu’elles aient deviné
juste ; quand M. Guy de Maupassant fait une étude, il la pousse jusqu’au bout et ne se
contente pas de répéter de vagues lieux communs ; on ne juge d’ailleurs pas le
journalisme en quelques pages écrites tout simplement pour indiquer le lieu dans lequel
se passe un commencement d’action. « Ici une rue », « Ici un parc » etc., se
contentaient d’écrire les naïfs peintres décorateurs qui travaillaient pour la mise en
scène de Shakespeare. « Ici un intérieur de journal »
, a écrit
M. de Maupassant, et on voit que plusieurs des
personnages du
roman ont passé par le journalisme. Avec les yeux, les oreilles et surtout le cerveau
dont la nature l’a doué, si M. de Maupassant avait voulu faire une étude du journaliste
qu’il a été lui-même, il aurait écrit un chef-d’œuvre.
Ce qui se fait dans le milieu choisi par l’auteur eût pu se passer aussi autre part, et l’étude humaine qu’il a écrite y eût conservé toute son intensité de vérité ; M. de Maupassant a choisi pour son héros une profession, tout comme il eût choisi un costume, mais le monsieur est toujours le même.
Il s’agit d’un… Alphonse qui exploite horriblement, honteusement l’amour que la femme de celui qui lui fait gagner sa vie a conçu pour lui. Les détails sont d’une effroyable vérité, mais comme l’auteur a le tact et la mesure, le lecteur n’éprouve pas le sentiment de répulsion que des écrivains du jour n’eussent pas manqué de provoquer.
Je coupe une ou deux belles pages de ce livre qui vient de paraître chez Victor Havard et à qui, sans être grand prophète, on peut prédire un grand succès.
Il s’agit de la mort du mari trompé :
Le domestique vint les prévenir que « Monsieur le curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.
Forestier semblait avoir encore maigri depuis, la veille.
Le prêtre lui tenait la main. — Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin.
Et il s’en alla.
Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya : — Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas…
Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.
Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.
Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait :
— Mais non, ce n’est rien. C’est une crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier avec cette promenade.
L’haleine de Forestier était plus rapide que celle d’un chien qui vient de courir, si pressée qu’on ne la pouvait point compter, et si faible qu’on l’entendait à peine.
Il répétait toujours : — Je ne veux pas mourir !… Oh ! mon Dieu… mon Dieu… mon Dieu… qu’est-ce qui va m’arriver ? Je ne verrai plus rien… plus rien… jamais… Oh ! mon Dieu !
Il regardait devant lui quelque chose d’invisible pour les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient l’épouvante. Ses deux mains continuaient ensemble leur geste horrible et fatigant.
Soudain il tressaillit d’un frisson brusque qu’on vit courir d’un bout à l’autre de son corps et il balbutia :
— Le cimetière… moi… mon Dieu !…
Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et haletant.
Le temps passait ; midi sonna à l’horloge d’un couvent voisin, Duroy sortit de la chambre pour aller manger un peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier refusa de rien prendre. Le malade n’avait point bougé. Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme pour le ramener vers sa face.
La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied du lit. Duroy en prit un autre à côté d’elle ; et ils attendirent en silence.
Une garde était venue, envoyée par le médecin ; elle sommeillait près de la fenêtre.
Duroy lui-même commençait à s’assoupir quand il eut la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les yeux juste à temps, pour voir Forestier fermer les siens comme deux lumières qui s’éteignent. Un petit hoquet agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparurent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa chemise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il avait fini de respirer.
Plus loin, le mari mort, les deux amants, « pour se distraire » vont faire en voiture un tour au bois. La scène est superbe d’indifférence et d’oubli cruel :
Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails intimes et secrets que la jeune femme, mal à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait, s’obstinait.
— Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien drôle dans ce moment-là ?
Elle murmurait du bout des lèvres :
— Voyons, laisse-le tranquille, à la fin.
Il reprenait : — Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être godiche au lit, cet animal !
Et il finissait toujours par conclure : — Quelle brute c’était !
Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l’envie de faire une promenade.
Il demanda : — Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au Bois ?
— Mais oui, certainement.
Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.
Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu, alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur faisaient courir un lièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.
Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion qui les envahissait.
Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse : — Nous sommes aussi gamins qu’en allant à Rouen.
Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis ; Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air vivifié par les feuilles et par l’humidité des ruisselets qu’on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse.
Georges murmura : Oh ! ma petite Made, — en la serrant contre lui.
Et voilà toute l’oraison funèbre !
Je le répète, ce n’est pas une véritable étude sur le journalisme qu’a écrite M. Guy de Maupassant. Pour être juste, il lui a fallu prendre le bon et le mauvais de cette profession, que malheureusement, n’importe qui peut prendre sans l’avis d’un syndicat. C’est là ce qui fait que notre corporation ne peut pas être rendue responsable d’actes individuels, comme celle d’un cercle par exemple, qui n’a reçu le voleur qu’elle chasse pour tricherie, que sur la présentation de membres très honorables, devant un comité trié sur le volet.
Hélas ! il faut bien le dire, la plaie du journalisme, ce sont ces intrus, ces critiques maîtres-chanteurs qui, embusqués dans des revues d’art, suspectes, des journaux quotidiens ou hebdomadaires dont le titre indique la classe du monde qu’ils veulent exploiter, déversent au nom de soi-disant théories rénovatrices, l’injure et la diffamation sur tout ce qui est honnête, beau ou bon, jusqu’à capitulation. La jalousie, l’envie, la grossièreté, tout s’y trouve. Mais ces exceptions honteuses ne se rencontrent-elles pas aussi dans les autres professions, et toute la compagnie des notaires, par exemple, se sentirait-elle atteinte parce qu’un des siens, un notaire, aurait mérité le bagne ?
À côté de ces hontes, plus haut que ces hontes, il faudrait montrer aussi les services que rend le journalisme honnête, éclairant chacun sur ses intérêts, portant la lumière dans des bas-fonds où patauge la malhonnêteté. Respect à la vie privée, soit, mais que la vie privée soit respectable d’abord. Examinez bien ceux qui craignent tant les journalistes et ne croyez pas que ce qu’ils redoutent d’eux soit le récit des bonnes actions qu’ils ont faites, font ou doivent faire ; bien au contraire !
XII. Jules Claretie. Jean Mornas. — 1885.
Voici d’abord un nouveau livre de Jules Claretie, pour mieux dire un nouveau succès pour son auteur.
C’est l’histoire d’un ambitieux, affamé d’argent, qui, pour arriver à la fortune, se déclare prêt à tuer le mandarin ! Le type est pris sur le vif ; on reconnaîtrait facilement tels individus que M. Claretie a voulu peindre. Le mandarin s’offre à Jean Mornas sous les traits d’un vieil avare, chez qui il envoie une femme Lucie, hypnotisée et mise en état de suggestion magnétique ; Lucie obéit aux ordres imposés par ce bohème médecin ; elle va accomplir mathématiquement l’ordre imposé, l’idée suggérée. Mais au lieu de voler, elle tue. C’est là l’intérêt, la nouveauté, l’entraînement du drame
La scène suivante en donnera une idée. Jean Mornas, ce pessimiste audacieux, attend Lucie qu’il à magnétisée, et qui revient de commettre le crime :
Encore quelques minutes peut-être et Jean Mornas connaissait sa destinée. « Être riche ! être riche ! » Il avait peur maintenant de devenir fou. Ses oreilles bruissaient comme dans les nuits de tentation atroce. Il se passa une éponge mouillée sur le front. La congestion lui montait au cerveau.
Quelqu’un s’était arrêté au seuil de sa porte et une main cherchait le cordon de sonnette.
Tout à coup, il devint immobile et très pâle.
Il s’élança au moment où le tintement vibrait, ironique et clair. Sa main ouvrit brusquement la porte. Une femme était là : Lucie.
Elle entra d’un mouvement rapide, en quelques pas, comme si elle eût été poursuivie, et blême, elle alla droit vers la petite table où les papiers de Jean Mornas traînaient.
Il avait vivement refermé la porte et il s’avançait vers Lucie, la regardant bien en face, très ému.
Le jour baissait dans la petite chambre à peine éclairée par le crépuscule gris de ce triste jour froid.
Avant même que Mornas eût dit un mot, Lucie laissa tomber sur la table une liasse de billets de banque, et, d’une voix étrangement ferme, nette et métallique, elle dit :
— Voilà !
Jean s’était précipité sur ces billets qu’il prit entre ses doigts avec des frissons de volupté.
Était-ce possible ? Enfin !…
Il les dépliait, les caressait, les comptait.
Lucie, droite, telle qu’il l’avait vue à la gare, devant le guichet, regardait comme si elle n’avait pas compris.
— Trente-sept ! fit Mornas.
Il y avait là, en billets de mille francs, de cinq cents et de cent francs, trente-sept mille francs. Le levier pour la fortune !… Trente-sept mille francs ! Jean les recomptait encore, les touchait, les admirait, cherchant maintenant du regard un endroit où les dissimuler et ne trouvant aucune cachette plus sure que sa poitrine. Alors il les glissa dans la poche intérieure de son paletot râpé et il en boutonna les boutons dont les capsules métalliques luisaient. Ce paquet de billets, il en sentait avec des frissons voluptueux le poids léger sur son corps. C’était comme une cuirasse qui lui eût fait maintenant tout braver.
Puis il demanda à Lucie, du ton bref et sourd d’un complice qui n’ose même pas savoir tous les détails du forfait :
— … Et… cela a été facile ?
Elle ne répondait pas, demeurait droite en sa rigidité sculpturale, les yeux hagards dans une face de marbre.
— Comment cela a-t-il été fait ? dit encore Mornas au bout d’un moment.
De sa voix vibrante, bizarre, Lucie répondit :
— Je ne sais pas…
L’accent de ces quelques mots était si étrange, que Jean subitement ressentit une inquiétude.
— Mais enfin, dit-il, à moi, à moi, tu peux bien apprendre ?… Je veux savoir…
— Il y avait comme une force qui me poussait ! fit la jeune fille. J’allais… j’allais… Pourquoi allais-je là, moi ? Parce qu’il le fallait… Oui !… — et elle semblait encore lutter contre elle-même, contre l’obsession, — il le fallait, voilà ! — Je suis entrée… J’ai vu l’homme… On m’a laissée seule avec lui. J’ai écarté le cornet qui pouvait lui servir à appeler…
— Il ne voyait pas ? demanda Mornas. Il ne voyait rien ?… Aveugle, n’est-ce pas ?
— Aveugle, oui, Mais il entendait !
La voix de Lucie avait pris, en disant cela, une expression farouche ; et, sans bien expliquer la cause, Mornas devina un péril.
— Il entendait ?
— Oui…
Elle était toujours debout impassible.
— Il a entendu ? répéta Mornas en la regardant en face.
— Oui… pendant que je fouillais les livres… Et alors…
Elle ferma les yeux, secouant la tête pour en chasser une vision mauvaise.
— Alors ? répéta Mornas comme arrachant une à une les paroles des lèvres de Lucie.
— Alors… écoutant, il a deviné…, oui, deviné qu’on voulait le voler… Il a poussé un cri et…
— Et on est venu ? demanda Jean.
— Ah ! si on était venu !… Non, répondit Lucie, on n’est pas venu… Il s’est dressé sur son lit… La peur ou la colère lui donnait la force… Il s’est traîné vers moi, posant sa main sur mon épaule, là… une main maigre qui s’enfonçait comme une griffe… J’avais pris les billets, puisqu’il fallait les prendre… C’était plus fort que moi… Quelque chose me disait de les prendre puisqu’il les avait volés… n’est-ce pas, il les avait volés ?… Et comme il voulait me les arracher, alors…
Jean maintenant, aussi pâle qu’elle, attendait, pressentant quelque épouvante :
— Alors, je l’ai repoussé ; il est allé retomber près de son lit. Raide ! Etendu ! Il n’a plus bougé, et alors je suis sortie !
— Sortie ? Comme cela ?
— Oui ! vous m’avez dit de prendre, j’ai pris ! Vous m’avez dit de rapporter. C’est fait !
— Mais, demanda Mornas, hésitant un peu… lui ?
— Qui, lui ?
— M. de la Berthière !
— Je ne m’inquiétais pas de M. de la Berthière. Je devais aller là, je devais faire cela, je l’ai fait. Adieu !
Elle s’avançait déjà vers la porte pour sortir.
Jean l’arrêta, lui prenant les mains. Puis, tout bas :
— Voyons, Lucie, voyons, lorsqu’il est tombé… M. de la Berthière… il a appelé encore !… Il a parlé ?
— Je ne sais pas, dit-elle. .
— Il était vivant ? ;
— Je ne sais pas. ?
— Tu ne l’as pas tué ?
— Je ne sais pas.
Elle gardait toujours sa même immobilité tragique, et maintenant Mornas sentait, sur sa poitrine, une impression pesante comme si les billets de banque l’eussent étouffé.
« Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! »
Je n’ai pas à insister sur l’intérêt du reste du livre, mais quelle belle scène dramatique ces deux pages fourniraient pour le théâtre !
XIII. Dubut de Laforest. Le Gaga. — 1885.
Je passe des livres jaunes, bleus, gris et j’arrive à un roman qui fait assez de bruit en ce moment : le Gaga, par M. Dubut de Laforest. M. Dubut de Laforest est jeune et il a bien raison, d’abord… et puis ensuite, parce qu’il mûrira. Le Gaga, paru chez Dentu, est un roman d’observation dure ; un sénateur gâteux et sadique, un ami immonde, une femme qui pousse le dévouement jusqu’à s’exagérer par des actes insensés empruntés aux filles, les moyens de retenir son mari dans son alcôve, voilà en deux mots le personnel du roman. On devine bien qu’avec de tels héros, l’auteur ne nous mène pas dans les chemins de l’idylle. J’avoue pourtant que je m’attendais à plus de crudités que je n’en ai rencontrées dans le livre ; M. Dubut de Laforest s’est efforcé de sortir du banal et il a bien fait, mais il nous a montré trop souvent l’exception et il a eu tort. Je n’aurai pas la cruauté de lui dire comment le grand maître, comment Balzac a traité le même sujet et a trouvé moyen d’être encore aujourd’hui le plus jeune des jeunes. Ce que je dirai pourtant, c’est que la simplicité, la vérité ne sont jamais banales et que la nature est encore assez riche de ses beautés pour qu’on n’en soit pas réduit à n’exploiter que ses exceptions, ses choses cachées, ses verrues et ses difformités. Ceci posé, je constate un effort dans le Gaga (quel titre !) et je reconnais le droit d’être examiné à ce prince des gâteux. Après avoir blâmé l’auteur de faire faire à la comtesse (à une mère qui a une fille à marier !) des culbutes sur son lit pour ramener le comte dans le sentier de la vertu, j’arrête mes réserves. Ce livre va être beaucoup lu j’en suis certain, je ne doute pas de son succès de librairie, mais il me tarde de voir le jeune auteur nous peindre la société par d’autres côtés.
XIV. Oscar Méténier. La Chair. — 1885.
Études ! combien il faut regretter, au nom de la véritable observation, que la banalité
paraisse être la consigne de presque tous ces livres qui s’intitulent modestement :
Études. Études de quoi, de qui ? On ne peut plus aujourd’hui écrire deux cents pages de
lieux communs sans les escorter de ces sous-titres : étude parisienne, ou : étude
moderne (ô la modernité !) ; on n’a pas écrit une page remplie de gros mots et
d’obscénités qu’il ne faille la qualifier d’étude de mœurs. Trop d’études, mais pas
assez d’étudiants, d’étudiants jeunes s’entend ; de ceux qui, frappés par une impression
neuve pour eux, savent la traduire sur le papier. Encore faut-il un peu se méfier de ces
derniers qui croient trop souvent devoir nous
faire part des
principales surprises de leurs jeunes sens : « Le premier bock que je pris en
sortant du collège me parut excellent »
, écrivait dernièrement un jeune.
« La première fois que j’entrai dans ce mauvais endroit, je remarquai qu’il
était rempli d’une douzaine de femmes »
, nous confie un autre jeune homme qui
n’a rien de caché. Un autre encore, plus expansif, constate que « la poitrine de
la femme est infiniment plus développée que celle de
l’homme »
, il ajoute, pour ne pas paraître excessif : « on le
sait »
. Bien heureux les lecteurs, si les confidences s’arrêtaient là ! Les
vieux « faiseurs d’études » détaillent moins — et pour cause ; ne regrettons rien.
Tout ceci pour arriver au livre d’un jeune, M. Oscar Méténier, qui vient de publier chez Kistemaeckers un recueil de nouvelles, dont la première : La Chair, donne son titre au volume. Cette fois encore et malgré un véritable talent d’écrivain, le jeune en question observe un peu trop de ce qu’il vaut peut-être mieux ne pas observer du tout ; je n’en veux pour preuve que ses quatre études d’argot, que j’examinerai tout à l’heure. Arrêtons-nous (sans plaisanterie) sur : La Chair.
M. de Vitresac, un Des Grieux moins les vices du temps, arrive au Boul’Miche, autrefois le quartier Latin, pourvu d’une solide éducation religieuse ; il descend dans un hôtel habité par des prêtres. Mis en garde contre les séductions parisiennes, il constate justement que les horreurs qui constituent la galanterie de dernier étage n’ont rien de bien séduisant ; pour être moins vieilles que les grandes cocottes et les dames du demi-quart du demi-monde, les femmes qui desservent l’autel de Cupidon ne lui paraissent guère plus tentantes ; il a raison, ce garçon, et ses observations pourraient bien s’arrêter là. Mais un beau jour, Vitresac rencontre un ami pourvu d’une maîtresse ; le portrait en est très vrai, avec cette réserve pourtant que l’on voyait sous ses yeux cernés :
Un nez droit, auquel la peau légèrement tendue donnait par moments un petit reflet verdâtre très attirant.
J’avoue que ce petit reflet verdâtre m’eût plutôt éloigné. Je m’excuse et je continue. Cette belle fille qui sait que la jeunesse n’a qu’un temps, en use du mieux qu’elle peut. Tout comme elle ne comprendrait pas qu’une femme puisse résister à un officier, elle trouverait ridicule de laisser exposé à d’autres le bon jeune homme qui, pris par le désir de la chair, emmène la chair dans son hôtel peuplé d’abbés. Le reste pourrait se deviner, mais l’auteur a voulu éviter le tourment des suppositions au lecteur ! Et malgré cela, le talent perce partout, et l’on sent que ce coup de pistolet une fois tiré, celui qui a cherché le bruit pourra faire plus lisable.
J’arrive à l’étude sur l’argot. Ici nous entrons dans l’épouvantable et le milieu est tel, les individus sont si effroyables, que les gros mots du ruisseau qui sont leur atmosphère ont, pour ainsi dire, perdu leur valeur. Je cite ce que je puis citer, et encore ! L’action de la nouvelle intitulée : la Casserole, se passe dans un tapis-franc où une fille publique va être égorgée.
À ce moment, un long bruit s’éleva de la rue. C’était la sortie du bal.
— V’là le dab du guinche qui boucle sa lourde ! C’est la plombe ! Dégote à la piaule turbilante, v’là qu’il se décroche deux plombes moins cinq broquilles !
— Allume, les gars ! dit le Merlan en se levant. V’là la coterie qui démurge, et la Carcasse aussi ! Faut pas qu’elle aillé se bâcher tranquille ; on y dégringolera son pante ! Si a bougé, quelques bonnes poignées de salsifis sur la tronche et faudra qu’a paie la sauce !
La Grande Carcasse entra dans l’établissement, traînant à son bras un vieux, avachi, veule, éreinté par le cancan qu’elle l’avait forcé d’exécuter.
Désespérément, ses yeux roulaient dans leur orbite, lamentables ; de chaque côté de sa face couperosée pendaient deux bajoues ridées ; sur sa bouche édentée, déformée dans un rictus bestial, se hérissait une moustache jaunie par le tabac.
Voici maintenant la fin de la lutte des deux femmes ; le héros qui s’appelle le Merlan s’avance vers « la Casserole ».
Sentant le danger, elle serrait convulsivement le bras du vieux.
— Mais saigne-la donc ! fit la voix de la Rouquine.
— Me saigner, viens-y donc ! riposta la Carcasse. T’as pas envie de me suriner, je suppose ? reprit-elle en s’adressant au Merlan.
— Peut-être bien que si, et tu ne l’auras pas volé !
Et, avant qu’elle ait pu faire un mouvement, le Merlan lui planta son couteau dans la poitrine.
— Oh ! la rosse ! Il m’a linguée ! Barre-toi, mon vieux !
Elle battit l’air des deux bras et roula à terre en poussant un grand cri.
Le vieux, brusquement abandonné, tomba assis lourdement, et resta, les yeux fixes, balbutiant :
— Je suis volé ! je suis volé !
— Acrès ! v’là l’Arnaque ! fit l’Oncle tout à coup.
En effet, débouchant au pas de course de la place Maubert, quatre gardiens de la paix accouraient, attirés par les coups de sifflet et les cris.
Toute la bande se dispersa, et la rue redevint déserte.
Je n’ai rien à ajouter et je dois avouer que j’ai, en quelque sorte, expurgé ce passage. Tout y est vrai, tout y est juste, tout y est raconté avec une rare précision, mais le roman est-il fait pour devenir le révélateur des huis clos que la Gazette des Tribunaux n’oserait reproduire ?
À côté de ces horreurs, quelques jolies pages, presque de l’idylle. Je les signale aux braves qui ne craignent pas de s’envaser jusqu’aux genoux dans les marécages pour y cueillir une fleur d’ajonc.
XV. Paul Bourget. Un crime d’amour. — 1886.
J’arrive bien tard pour parler d’une œuvre qui a beaucoup impressionné le monde littéraire : Un crime d’amour. Aussi bien tout ce qui a pu être dit sur : Un crime d’amour l’est-il à présent, et M. Paul Bourget, tout comme Lemerre, son éditeur, savent-ils à quoi s’en tenir sur le succès du livre. Je ne puis cependant ne pas citer cette page qui donnera une idée en même temps que de la supériorité de l’analyste, du langage de l’écrivain et de son intensité de description.
Le soupçon est entré dans l’esprit d’un homme marié ; sa femme est-elle ou non coupable ? il n’a y aucune preuve, et voici quelques-unes des phases de cette autre tempête sous un crâne :
Oui, la nécessité d’agir était là, inévitable. Demeurer sur le soupçon qui l’assassinait à cette heure, il ne le pouvait pas, ni moralement sans perdre sa propre estime, — ni physiquement, cela lui faisait trop de mal. Comme il relevait sa tête par un mouvement désespéré, ses yeux rencontrèrent le tableau ; il aperçut les signes de ses calculs tracés à la craie avec une égalité absolue des lettres, cette absence de pleins et de déliés qui donnait à son écriture une physionomie d’incomparable lucidité. Cette vue subite changea le cours de sa douleur : « Raisonnons » dit-il à haute voix, et involontairement il retrouva, pour les mettre au service de sa passion, toutes les habitudes de méthode contractées par son esprit : « Oui, reprit-il, raisonnons… » Il s’assit au coin de son feu dans un fauteuil, et le front appuyé sur ses mains, il assembla toutes ses idées, qui ne tardèrent pas à prendre la forme du dilemme suivant : « De deux choses l’une, ou bien cette promenade et ce mensonge s’expliquent par un petit motif innocent, visite de charité, hasard d’une rencontre, et ils ne m’en ont point parlé par une fausse crainte de me déplaire ; — ou bien cette promenade et ce mensonge signifient qu’il y a un mystère entre Hélène et Armand ; disons le mot, qu’ils s’aiment… Il n’y a pas moyen de sortir de cette alternative. Dans le premier cas, j’aurais à gronder Hélène de me croire si enfantinement jaloux ; — dans le second cas… » Ici son imagination s’arrêtait, prise au dépourvu. Il n’avait en lui aucune prévision anticipée d’une telle sorte de malheur. Les règles pratiques reçues et acceptées dans sa jeunesse et sur lesquelles était fondée toute sa vie ne répondaient pas à cette cruelle hypothèse. D’autre part, il n’avait, pour déterminer sa volonté, ni la crainte de l’opinion qui sert de guide à presque tous les maris en une semblable crise, — ni le sursaut de l’image physique, cette obsédante, cette intolérable image qui affole un jaloux en lui montrant l’union des sexes, l’abandon de la chair, l’irrémissible souillure. Qu’Hélène et Armand s’aimassent, cela ne signifiait pas une seule minute pour Chazel qu’elle fût la maîtresse du jeune homme. Cela signifiait qu’elle lui avait donné son Cœur. Mais alors, quel était son devoir, à lui, le mari ? À défaut de principes adoptés par avance, il se laissa entraîner à la manie des théories absolues et idéales propre aux mathématiciens… « Mon devoir, si je deviens un obstacle à son bonheur, est de me sacrifier. Il faudra la laisser libre, tout quitter… » Il pensa aussitôt à son fils ; il vit les gestes menus, le joli visage, les yeux clairs de cet enfant qu’il avait déjà façonné à sa ressemblance ; « Ah ! se disait-il, je n’ai pas le droit de l’abandonner… Mais le prendre avec moi ? Le priver de sa mère ?… » Le tragique de cette possibilité désorienta de nouveau son esprit, et, pareil à un nageur peureux qui s’est aventuré trop loin de quelques brasses, il revint bien vite à la place où il avait pied, là où son raisonnement posait tout près des faits. « Je perds la tête, gémit-il, la question est celle-ci : l’aime-t-elle ? ne l’aime-t-elle pas ?… »
Ce n’est là que le commencement de ce supplice, dont l’imagination du pauvre homme augmente les détails, détails admirablement décrits par M. Paul Bourget.
XVI. Pierre Loti. Pêcheurs d’Islande. — 1886.
Voici non seulement le meilleur livre qui ait paru pendant le cours de cette quinzaine, mais aussi le meilleur et le plus beau que nous ait donné l’auteur du Mariage de Loti, d’œuvres éloquentes, qui commandent l’émotion rien que par la force de la vérité.
Dès les premières lignes, l’écrivain a pris possession du lecteur ; il l’a transporté dans le milieu qu’il décrit et, brusquement, il l’a saisi et fait vivre de cette vie de la mer, des matelots, des Bretons, des tranquilles héros qu’il peint sans les grandir, juste à leurs proportions exactes. C’est que le grand mérite de M. Loti est justement la proportion ; il n’exagère rien, et ses « effets » ne sont produits que par l’absolue relation des parties entre elles. Prosper Mérimée avait aussi ce don de justesse de coup d’œil, et si je ne craignais de paraître faire un compliment à M. Loti, je le comparerais à l’auteur de Mateo Falcone, doué d’infiniment plus de sensibilité.
Pêcheurs d’Islande est l’histoire d’une vie et d’un amour de pêcheurs. Tristes vies, mélancoliques amours que celles qui se séparent dès le premier jour ; la pauvre fille ou femme reste dans son village, pendant que le marin, « fiancé de la mer », part aux aventures. Rien de plus simple, rien de plus navrant. Le roman tient dans cette donnée, ou du moins sa seconde partie ; mais j’ai hâte de citer quelques pages de ce livre plein de charme, d’émotion et de grandeur. Nul n’a su rendre la mer sous tous ses aspects, comme Pierre Loti. Voici une petite peinture presque intime prise sur le vif de la mer d’Islande :
La Marie projetait sur l’étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel ; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l’eau : des poissons innombrables, des myriades et des myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, Comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C’étaient les morues qui exécutaient leurs évolutions d’ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d’un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté ; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.
Le soleil, déjà très bas, s’abaissait encore ; donc c’était le soir décidément. À mesure qu’il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.
Il éclairait pourtant, mais on eût dit qu’il n’était pas du tout loin dans l’espace ; il semblait qu’en allant, avec un navire, seulement jusqu’au bout de l’horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l’air à quelques mètres au-dessus des eaux.
Arrivons à l’être humain. Voici, en pleine et rude Bretagne, celle des marins, une grand-mère qui conduit son petit-fils au port d’embarquement :
C’est par le train du soir qu’elle s’en était allée. Pour économiser, ils s’étaient rendus à pied à la gare ; lui, portant son carton de voyage et la soutenant de son bras fort sur lequel elle s’appuyait de tout son poids. Elle était fatiguée, fatiguée, la pauvre vieille ; elle n’en pouvait plus, de s’être tant surmenée pendant trois ou quatre jours. Le dos tout courbé sous son châle brun, ne trouvant plus la force de se redresser, elle n’avait plus rien de jeune dans la tournure et sentait bien toute l’accablante lourdeur de ses soixante-seize ans. À l’idée que c’était fini, que dans quelques minutes il faudrait le quitter, son cœur se déchirait d’une manière affreuse. Et c’était en Chine qu’il s’en allait, là-bas, à la tuerie ! Elle l’avait encore là, avec elle ; elle le tenait encore de ses deux pauvres mains… et cependant il partirait ; ni toute sa volonté, ni toutes ses larmes, ni tout son désespoir de grand-mère ne pourraient rien pour le garder !…
Embarrassée de son billet, de son panier de provisions, de ses mitaines, agitée, tremblante, elle lui faisait ses recommandations dernières auxquelles il répondait tout bas par de petits oui bien soumis, la tête penchée tendrement vers elle, la regardant avec ses bons yeux doux, son air de petit enfant.
— Allons, la vieille, il faut vous décider, si vous voulez partir !
La machine sifflait. Prise de la frayeur de manquer le train, elle lui enleva des mains son carton ; — puis laissa retomber la chose à terre, pour se pendre à son cou dans un embrassement suprême.
On les regardait beaucoup dans cette gare, mais ils ne donnaient plus envie de sourire à personne. Poussée par les employés, épuisée, perdue, elle se jeta dans le premier compartiment venu, dont on lui referma brusquement la portière sur les talons, tandis que, lui, prenant sa course légère de matelot décrivait une course d’oiseau qui s’envole, afin de faire le tour et d’arriver à la barrière, dehors, à temps pour la voir passer.
Un grand coup de sifflet, l’ébranlement bruyant des roues, — la grand-mère passa. Lui, contre cette barrière, agitait avec une grâce juvénile son bonnet à rubans flottants, et, elle, penchée à la fenêtre de son wagon de troisième, faisait signé avec son mouchoir pour être mieux reconnue. Si longtemps qu’elle put, si longtemps qu’elle distingua cette forme bleu-noir qui était encore son petit-fils, elle le suivit des yeux, lui jetant de toute son âme cet « au revoir » toujours incertain que l’on dit aux marins quand ils s’en vont.
Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre ; jusqu’à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas pour jamais…
Et, quand elle ne le vit plus, elle retomba assise, sans souci de froisser sa belle coiffe, pleurant à sanglots, dans une angoisse de mort…
Lui, s’en retournait lentement, tête baissée, avec de grosses larmes descendant sur ses joues. La nuit d’automne était venue, le gaz allumé partout, la fête des matelots commencée. Sans prendre garde à rien, il traversa Brest, puis le pont de Recouvrance, se rendant au quartier.
Il rentra se coucher dans son hamac, et pleura tout seul, dormant à peine jusqu’au matin.
Le pauvre garçon meurt là-bas, comme tant d’autres ! un coup de fusil lui a percé le poumon, il agonise.
Il se débattait maintenant ; il râlait. On épongeait aux coins de sa bouche de l’eau et du sang qui étaient remontés de sa poitrine, à flots, pendant ses contorsions d’agonie. Et le soleil magnifique l’éclairait toujours ; au couchant, on eût dit l’incendie de tout un monde, avec du sang plein les nuages ; par le trou de ce sabord ouvert entrait une large bande de feu rouge, qui venait finir sur le lit de Sylvestre, faire un nimbe autour de lui.
… À ce moment, ce soleil se voyait aussi, là-bas, en Bretagne, où midi allait sonner. Il était bien le même soleil, et au même instant précis de sa durée sans fin ; là, pourtant il avait une couleur très différente ; se tenant plus haut dans un ciel bleuâtre, il éclairait d’une douce lumière blanche la grand-mère Yvonne, qui travaillait à coudre, sur sa porte.
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… Au moment où cette traînée de feu rouge, qui entrait par ce sabord de navire, s’éteignit, où le soleil équatorial disparut tout à fait dans les eaux dorées, on vit les yeux du petit-fils mourant, se chavirer, se retourner vers le front comme pour disparaître dans la tête. Alors on abaissa dessus les paupières avec leurs longs cils — et Sylvestre redevint très beau et calme, comme un marbre couché…
Ici se place un épisode encore plus cruel, déchirant, terrible de vérité : la pauvre grand-mère est mandée à l’Inscription de Paimpol :
M. le commissaire de l’inscription ne se trouvait pas chez lui. Un petit être très laid, d’une quinzaine d’années, qui était son commis, se tenait assis à son bureau. Étant trop mal venu pour faire un pêcheur, il avait reçu de l’instruction et passait ses jours sur cette même chaise, en fausses manches noires, grattant son papier.
Avec un air d’importance, quand elle lui eut dit son nom, il se leva pour prendre, dans un casier, des pièces timbrées.
Il y en avait beaucoup… qu’est-ce que cela voulait dire ? Des certificats, des papiers portant des cachets, un livret de marin jauni par la mer, tout cela ayant comme une odeur de mort…
Il les étalait devant la pauvre vieille, qui commençait à trembler et à voir trouble. C’est qu’elle avait reconnu deux de ces lettres que Gaud écrivait pour elle à son petit-fils, et qui étaient revenues là, non décachetées… Et ça s’était passé ainsi, vingt ans auparavant, pour la mort de son fils Pierre : les lettres étaient revenues de la Chine chez M. le commissaire, qui les lui avait remises…
Il lisait maintenant d’une voix doctorale : « Moan, Jean-Marie-Sylvestre, inscrit à Paimpol, folio 213, numéro matricule 2091, décédé à bord du Bien-Hoa, le 14… »
— Quoi ?… Qu’est-ce qui lui est arrivé, mon bon Monsieur ?
— Décédé !… Il est décédé, reprit-il.
Mon Dieu, il n’était sans doute pas méchant, ce commis ; s’il disait cela de cette manière brutale, c’était plutôt manque de jugement, inintelligence de petit être incomplet. Et, voyant qu’elle ne comprenait pas ce beau mot, il s’exprima en breton :
— Marw éo !…
— Marw éo !… (Il est mort !…)
Elle répéta après lui, avec son chevrotement de vieillesse, comme un pauvre écho fêlé redirait une phrase indifférente.
C’était bien ce qu’elle avait à moitié deviné, mais cela la faisait trembler seulement ; à présent que c’était certain, ça n’avait plus l’air de la toucher. D’abord sa faculté de souffrir s’était vraiment un peu émoussée, à force d’âge, surtout depuis ce dernier hiver. La douleur ne venait plus tout de suite. Et puis quelque chose se chavirait pour le moment dans sa tête, et voilà qu’elle confondait cette mort avec d’autres ; elle en avait tant perdu, de fils !… Il lui fallut un instant pour bien entendre que celui-ci était son dernier, si chéri, celui à qui se rapportaient toutes ses prières, toute sa vie, toute son attente, toutes ses pensées, déjà obscurcies par l’approche sombre de l’enfance…
Elle éprouvait une honte aussi à laisser paraître son désespoir devant ce petit monsieur qui lui faisait horreur : est-ce que c’était comme ça qu’on annonçait à une grand-mère la mort de son petit-fils !… Elle restait debout, devant ce bureau, raidie, torturant les franges de son châle brun avec ses pauvres vieilles mains gercées de laveuse.
Et comme elle se sentait loin de chez elle !… Mon Dieu, tout ce trajet qu’il faudrait faire, et faire décemment, avant d’atteindre le gîte de chaume où elle avait hâte de s’enfermer — comme les bêtes blessées qui se cachent au terrier pour mourir. C’est pour cela aussi qu’elle s’efforçait de ne pas trop penser, de ne pas encore trop bien comprendre, épouvantée surtout d’une route si longue.
On lui remit un mandat pour aller toucher, comme héritière, les trente francs qui lui revenaient de la vente du sac de Sylvestre ; puis les lettres, les certificats et la boîte contenant la médaille militaire. Gauchement elle prit tout cela, avec ses doigts qui restaient ouverts, le promena d’une main dans l’autre, ne trouvant plus ses poches pour la mettre.
Dans Paimpol, elle passa tout d’une pièce et ne regardant personne, le corps un peu penché comme qui va tomber, entendant un bourdonnement de sang à ses oreilles ; — et se hâtant, se surmenant, comme une pauvre machine déjà très ancienne qu’on aurait remontée à toute vitesse pour la dernière fois, sans s’inquiéter d’en briser les ressorts.
Au troisième kilomètre, elle allait toute courbée en ayant, épuisée ; de temps à autre, son sabot heurtait quelque pierre qui lui donnait dans la tête un grand choc douloureux. Et elle se dépêchait de se terrer chez elle, de peur de tomber et d’être rapportée…
Je n’ai pas à insister ; on sent, rien qu’en lisant ces lignes qui vous mettent les larmes aux yeux, qu’on a devant soi un véritable écrivain, un homme qui sait voir les faits et les présenter sans arrangements, sous leur vrai jour. L’invention n’arriverait jamais à cette intensité d’intérêt ; M. Pierre Loti a bien, lui aussi, le charme du récit, mais il sait se garder d’être trop habile et il est éloquent.
Mais là n’est pas tout le roman, tout le drame ; il est dans les amours de Gaud et Yann, un marin son fiancé. Je craindrais d’atténuer l’intérêt de cette belle conception en l’analysant et je renvoie le lecteur au plaisir d’ouvrir un livre dont il se détachera difficilement. Il le relira et il y reviendra bien souvent, comme on fait pour les œuvres sincèrement écrites et qui vivront parce qu’elles recèlent en elles l’émotion réelle et conservent un fidèle reflet de la nature.
XVII. Dostoïevskya. La Maison des morts. — 1886.
Voici un livre qui, de par son intérêt dramatique et les événements extraordinaires qu’il rapporte, a le don d’intéresser dès la première page. La librairie Plon vient de publier une traduction, par M. Neyrond, des Souvenirs de la maison des morts, du grand romancier russe Dostoïevsky dont on connaît Crime et châtiment, Humiliés et offensés ; une très belle préface de M. le vicomte E. de Vogüé est en tête de ce journal d’un galérien, car Dostoïevsky passa quatre ans au bagne. Toutes les pages de ce récit sont navrantes, et je ne saurais mieux faire que d’emprunter une citation à l’avertissement ; pour mieux définir l’intérêt de ce livre qui prendra une belle place auprès des récits de Silvio Pellico ; laissons parler M. de Vogüé.
Ce livre est un fragment d’autobiographie, mêlé d’observations sur un monde spécial, de descriptions et de récits très simples : c’est le journal du bagne, un album de croquis rassemblés dans les casemates de Sibérie.
Avant de vous récrier sur l’éloge d’un galérien, écoutez comment Dostoïevsky fut précipité dans cette infâme condition.
Il avait vingt-sept ans en 1848, il commençait à écrire avec quelque succès. Sa vie, pauvre et solitaire, allait par de mauvais chemins ; misère, maladie, tout lui donnait sur le monde des vues noires ; ses nerfs d’épileptique lui étaient déjà de cruels ennemis.
Avec cela, un malheureux cœur plein de pitié, d’où est sorti le meilleur de son talent. Cette sensibilité contenue vite aigrie, qui se change en folles colères devant les aspects d’injustice de l’ordre social. Il regardait autour de lui, cherchant l’idéal, le progrès, les moyens de se dévouer ; il voyait la triste Russie, bien froide, bien immobile, bien dure, tout ulcérée de maux anciens. Sur cette Russie, les âmes généreuses du moment passaient et ramassaient à coup sûr de telles âmes.
Le jeune écrivain fut entraîné, avec beaucoup d’autres de sa génération littéraire, dans les conciliabules présidés par Pétrachevsky. Cette sédition intellectuelle n’alla pas bien loin : des réclamations, des menaces vagues, de beaux projets d’utopie. Il y a impropriété de mot à appeler cette effervescence d’idées, comme on le fait habituellement, la conspiration de Pétrachevsky ; de conspiration, il n’y en eut pas, au sens terrible que ce mot a reçu depuis lors en Russie. En tout cas, Dostoïevsky y prit la moindre part ; toute sa faute ne fut qu’un rêve défendu ; l’instruction ne put relever contre lui aucune charge effective.
Chez nous, il eût été centre gauche ; en Russie, il alla au bagne.
Englobé dans l’arrêt commun qui frappa ses complices, il fut jeté à la citadelle, condamné à mort, gracié sur l’échafaud, conduit en Sibérie, il y purgea quatre ans de fer dans la « section réservée », celle des criminels d’État.
Le romancier laissa des illusions, mais rien de son honneur ; vingt ans après, en des temps meilleurs, les condamnés et leurs juges parlaient de ces souvenirs avec une égale tristesse, la main dans la main ; l’ancien forçat a fait une carrière glorieuse, remplie de beaux livres, et terminée récemment par un deuil quasi officiel. Il était nécessaire de préciser ces points, pour qu’on ne fit pas confusion d’époques ; il n’y eut rien de commun entre le proscrit de 1848 et les redoutables ennemis contre lesquels le gouvernement russe sévit aujourd’hui de la même façon, mais à juste titre.
Un des compagnons d’infortune de l’exilé, Yastryemsky, a consigné dans ses Mémoires le récit d’une rencontre avec Dostoïevsky, au début de leur pénible voyage. Le hasard les réunit une nuit dans la prison d’étapes de Tobolsk, où ils trouvèrent aussi un de leurs complices les plus connus, Dourof. Ce récit peint sur le vif l’influence bienfaisante du romancier. « On nous conduisit dans une salle étroite, froide et sombre. Il y avait là des lits de planches avec des sacs bourrés de foin. L’obscurité était complète. Derrière la porte, sur le seuil, on entendait le pas lourd de la sentinelle, qui marchait en long et en large par un froid de 40 degrés.
« Dourof s’étendit sur le lit de camp, je me pelotonnai sur le plancher à côté de Dostoïevsky. À travers la mince cloison, un tapage infernal arrivait jusqu’à nous : un bruit de tasses et de verres, les cris de gens qui jouaient aux tartes, des injures, des blasphèmes. Dourof avait les doigts des pieds et des mains gelées ; ses jambes étaient blessées par les fers. Dostoïevsky souffrait d’une plaie qui lui était venue au visage dans la casemate de la citadelle, à Pétersbourg. Pour moi, j’avais le nez gelé. — Dans cette triste situation, je me rappelai ma vie passée, ma jeunesse écoulée au milieu de mes chers camarades de l’Université ; je pensai à ce qu’aurait dit ma sœur, si elle m’eût aperçu dans cet état. Convaincu qu’il n’y avait plus rien à espérer pour moi, je résolus de mettre fin à mes jours… Si je m’appesantis sur cette heure douloureuse, c’est uniquement parce qu’elle me donna l’occasion de connaître de plus près la personnalité de Dostoïevsky. Sa conversation amicale et secourable me sauva du désespoir ; elle réveilla en moi l’énergie.
« Contre toute espérance, nous parvînmes à nous procurer une chandelle, des allumettes et du thé chaud qui nous parut plus délicieux que le nectar. La plus grande partie de la nuit s’écoula dans un entretien fraternel. La voix douce et sympathique de Dostoïevsky, sa sensibilité, sa délicatesse de sentiment, ses saillies enjouées, tout cela produisit sur moi Une impression d’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin, Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette prison de Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et nous ne nous revîmes plus.
« Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dont Michelet a dit que, tout en étant les plus forts mâles, ils ont beaucoup de la nature féminine. Par là s’explique tout un côté de ses œuvres, où l’on aperçoit la cruauté du talent et le besoin de faire souffrir. Étant donnée cette nature, le martyre cruel et immérité qu’un sort aveugle lui envoya devait profondément modifier son caractère. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu nerveux et irritable au plus haut degré. Mais je ne crois pas risquer un paradoxe en disant que son talent bénéficia de ses souffrances, qu’elles développèrent en lui le sens de l’analyse psychologique. »
Après cet avertissement, l’auteur est suffisamment connu et les scènes qu’il décrit d’après le vif n’en sont que plus saisissantes. C’est le livre russe le plus important et le plus vraiment intéressant qui ait paru depuis longtemps.
XVIII. Émile Zola. L’Œuvre. — 1886.
Les guides des musées ont grand soin, quand ils vous montrent un tableau, de dire d’abord que c’est un chef-d’œuvre et, devinant votre indifférence pour leur goût personnel, s’empressent de surexciter l’attention par un détail, une légende. C’est ainsi que des milliers d’Anglais auraient défilé au pas de course devant les Noces de Cana, si le cicérone ne leur avait fait remarquer que parmi ces seigneurs et ces grandes dames attablée, le caprice Véronèse avait placé : François Ier, Soliman, Charles-Quint et bien d’autres gros bonnets du temps. Le fait se reproduit tous les jours, et tous les jours, au moment de cette révélation accoutumée les visiteurs tirent leurs lorgnettes, font des remarques et reprennent un peu de la vie qui les abandonnait dans cet entraînement à l’admiration ; au bout de quelques instants, pourtant, les phalanges commencent à s’ébranler, pour aller s’extasier plus loin ; mais le guide, qui a ménagé ses effets, montre négligemment le groupe des musiciens et dit à demi voix : — « Ici le peintre a fait lui-même son portrait. » Aussitôt toutes les brebis désagrégées se rapprochent, on se pousse : — C’est bien lui qui est habillé de blanc ? — C’est celui qui joue de la viole ? — Et cet autre ? — C’est le Bassan ; celui-ci, c’est son frère ; celui-ci, c’est Tintoret, puis Titien, etc. À partir de ce moment, on ne se soucie plus de la composition, du travail du maître, mais on s’acharne sur ce groupe, on y entre, on s’y mêle, car on sent que c’est dans ce coin qu’est la vérité ; là, Véronèse est au milieu de ses amis, étudiés chaque jour ; sous cette peinture on sent mieux la chaleur de sa vie intime, on respire l’air de ce temps-là ; le reste ne devient plus que de l’art.
Autrefois, je riais beaucoup de ce mouvement naïf des groupes de visiteurs ; je devrais rire aujourd’hui de moi et de quelques-autres, qui venons de le ressentir en lisant l’Œuvre, d’Émile Zola.
Lui aussi n’a pu s’empêcher de se peindre, au milieu de ses amis, die ceux qu’il a vus passer dans sa vie d’artiste. Seulement, il n’a pas, comme Véronèse, voulu donner de portrait fidèle, pas même le sien. Il a tout transformé ; il a fait non seulement d’un peintre un musicien, d’un sculpteur un littérateur, pris la tête de celui-ci pour la mettre sur le corps de celui-là, changé de cœurs les vices et les vertus, mais il a composé un si étrange amalgame que le Georges Cuvier qui chercherait à reconstituer un personnage complet avec ces fragments, se trouverait à peu près aussi embarrassé que nous le devrons être à la vallée de Josaphat pour retrouver chacun notre ensemble. La tâche est cependant tentante.
L’Œuvre est le récit de la lutte horrible d’un de ces êtres incomplets à qui la nature a infligé un gramme de trop ou de moins de matière cérébrale pour en faire un idiot ou un homme de génie. Aux côtés de Claude Lantier, le hasard a conduit une jeune fille qui deviendra sa femme, et qui éclairera de son charme toute la première partie du livre. Je passe rapidement sur l’analyse du roman, qui vit surtout de détails merveilleux de fidélité, de justesse de souvenirs. Il n’est pas d’appareil photographique qui puisse garder aussi nettement que le cerveau de M. Zola l’impression éprouvée. Comme lui, en effet, il reçoit, il retrace, mais de plus il entend, il ressent, il se rappelle et il classe. À ce point de vue, l’Œuvre est une production exceptionnelle.
Pour continuer le récit, j’ajouterai que Claude vit dans ce milieu inquiet et névrosiaque de peintres, de sculpteurs, de littérateurs, de musiciens, où s’élabore sans cesse la folie du jour, d’où sortira la raison de demain. Comme tant d’autres, il est un de ces malheureux prédestinés faits pour produire des documents que de plus habiles sauront mettre en œuvre : une manière de préparateur, un de ces gens chargés de déplacer le point de vue de la lorgnette où d’autres iront regarder, et dans laquelle eux-mêmes n’ont su voir qu’à moitié. L’impressionnisme, le naturalisme, le wagnérisme (celui qui repousse déjà Wagner) sont les conceptions sorties de leurs cerveaux dont le sang n’échauffe que quelques parties.
Naturellement, Claude fait avec une rare ténacité cette peinture qui ne s’achète ni ne se vend ; il est contesté même au musée des refusés, abreuvé de dédains, et finit par se pendre quand il s’aperçoit qu’il a sacrifié bonheur, liberté, fortune, femme et enfant ; et tout cela pour faire rire, devant ses productions, la foule qui sait que la vie est courte et qui s’intéresse plus aux résultats qu’aux tentatives.
Le récit de ces douleurs est navrant, et je défie le plus endurci de ne pas s’attendrir devant les déceptions incessantes d’un homme qui comprend que s’il parvient à chasser la folie de son cerveau, il y sentira s’installer le génie.
Dans ce livre, comme dans les précédents, on a reproché à M. Émile Zola, et justement parfois, d’avoir la main un peu lourde, les propos un peu crus. Je trouve cependant, dans son roman, une page exquise, entre bien d’autres, que je ne puis m’empêcher de transcrire comme un chef-d’œuvre : de délicatesse de sentiment et d’expression. Désespéré, Claude cherche un modèle pour poser sa figure du Salon ; les natures banales des ateliers lui sont insupportables. Christine, une jeune fille chastement recueillie, dont il a fait le portrait il y a deux mois, assiste à ces scènes de demi-folie ; c’en est fait, il n’exposera pas cette année, il est perdu ; une ressource, peut-être, encore lui reste, faire venir une certaine Irma, une fille qui le recherche.
Il s’interrompit. Les yeux brûlants dont il la regardait disaient clairement : « Ah ! il y a vous, ah ! ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous me faisiez ce suprême sacrifice ! Je vous implore, je vous le demande comme à une amie adorée, la plus belle, la plus chaste ! »
Elle, toute droite, très blanche, entendait chaque mot ; et ces yeux d’ardente prière exerçaient sur elle une puissance. Sans hâte, elle ôta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement, elle continua du même geste calme, dégrafa le corsage, le retira ainsi que le corset, abattit les jupons, déboutonna les épaulettes de la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle semblait autre part, comme les soirs où, enfermée dans sa chambre, perdue au fond de quelque rêve, elle se déshabillait machinalement, sans y prêter attention. Pourquoi donc laisser une rivale donner son corps, quand elle avait déjà donné sa face ? Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tête, les yeux fermés.
Je ne sais rien de plus simple ni de plus chaste que cette scène que bien des modérés, malgré leurs efforts, n’eussent pu rendre sans inconvenance. La fin est digne de ce commencement.
Claude, d’un geste, dit qu’il avait fini ; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ; tandis que, très rouge, Christine quittait le divan. En hâte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d’un tel émoi qu’elle s’agrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle était enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujours contre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant, il revint vers elle ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d’une émotion qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innommée ? car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s’ils venaient de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine. Alors, attendri et navré, ne trouvant rien, pas même un remerciement, il la baisa au front.
Je ne crois pas que les difficiles trouvent rien à retrancher ou à ajouter à ces lignes. Plus tard, Christine, revenue dans l’atelier du peintre, par amour, par pitié, s’abandonne, et là où les plus habiles écriraient dix pages inlisables, je trouve :
Ils s’adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces, dans l’aventure de ce tableau qui peu à peu les avait unis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l’un de l’autre, anéantis, en larmes, sous cette première joie d’amour. Près d’eux, au milieu de la table, les lilas qu’elle avait envoyés le matin embaumaient la nuit ; et les parcelles d’or éparses, envolées du cadre, luisaient seules d’un reste de jour, pareilles à un fourmillement d’étoiles.
J’ai cru devoir citer ce passage pour expliquer à ceux qui voudront bien n’avoir pas de parti pris, que ce livre, où pourtant je lis plusieurs jurons et le mot cochon écrit trois fois, est surtout une œuvre d’art et d’art très élevé. Le premier dans le Figaro, en 1875, j’avais déjà parlé dans ce sens à propos de M. Émile Zola.
J’en ai fini avec le roman. J’arrive au portrait de Véronèse, c’est-à-dire au portrait de M. Zola par lui-même, que je tiens absolument à reconstituer d’après son œuvre.
Claude Lantier a pour ami intime Pierre Sandoz, un employé de mairie qui veut être quelqu’un, et cela par les lettres. Sandoz, c’est, pour moi, M. Zola ; mieux qu’un autre je puis le reconnaître, voici pourquoi :
Je demeurais, il y a une quinzaine d’années, au second étage d’une modeste maison de la
rue Truffaut) Au bas de mes fenêtres, dans le grand terrain réservé aux petits jardinets
des locataires, on avait construit, presque au pied du corps de bâtiment que j’habitais,
et adossé à un puits, un petit pavillon. À vol d’oiseau, j’y vis un jour emménager
une famille composée du mari, de la femme et de la mère ; le
mari était jeune, « très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux
yeux doux dans un masque énergique, encadré d’un collier de barbe »
. Des
meubles fort simples furent apportés dans le logis, À un certain moment, je vis le
nouveau locataire, tenant dans ses bras, non sans une certaine solennité, une grande
toile, son portrait, au bas duquel se lisait en grosse écriture le nom de Manet.
L’entrée en fut difficile, vu sa hauteur ; on se consulta, puis on l’insinua en long et
en biais. Tout fut terminé pour ce jour-là. L’homme était un écrivain qui travaillait
sans relâche, la brave mère allait au marché, et la jeune femme, mettant crânement un
tablier blanc, faisait gaiement le ménage. Tous les huit jours, quelques amis venaient
s’asseoir à sa table ; j’entendais, fumant une cigarette à la fenêtre, le bruit des
chaises qui s’installaient ; un silence, c’était le potage ; un peu après, un bruit
d’assiettes qu’on changeait, puis des voix, des rires, des cris quelquefois, ce qui me
prouvait qu’on parlait d’art ou de politique.
Rien qu’avec ce souvenir j’ai une sorte de fil conducteur et je puis reconstituer l’Œuvre, en donnant leur nom aussi bien aux choses qu’aux gens qui en forment le grand ensemble.
Ainsi, dans Claude Lantier, je trouve un peu de Manet, de Pissarrob, de Cézanne, de Monet, le café Baudequin, de l’avenue de Clichy, c’est le café Guerbois, la rue d’Enfer, c’est la rue Nollet, la rue de Londres où Sandoz demeure successivement et à mesure que grandissent sa gloire et sa fortune, c’est l’impasse des Feuillantines, c’est la rue Truffaut et la rue de Boulogne, où le romancier vit maintenant au milieu du luxe artistique qu’il a toujours rêvé et que son labeur lui a si justement conquis. N’est-ce pas lui, Zola, qui s’écrie, quand on lui parle de ceux qui le méconnaissent systématiquement :
… Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute, heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! Non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis, j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plus de talent, enragé de ne pas laisser une œuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller ! à gauche lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire.
Dans les autres personnages : dans Bongrand, de l’Institut, je trouve, malgré ses
palmés, Flaubert, si irrité quand on lui parlait de sa glorieuse Bovary :
— « Elle m’embête et je voudrais en racheter l’édition pour la jeter au feu !
On ne me tuerait pas mes autres œuvres avec elle ! »
disait-il, comme Bongrand
parlant de la Noce de village. Qui ne reconnaîtrait deux ou trois de nos
grands marchands de tableaux dans Malgras et Naudet ; Mazel, c’est l’Institut, c’est
l’École des Beaux-Arts ; Fagerolles ne résume-t-il pas beaucoup des éléments qui
constituent plusieurs de nos meilleurs et plus célèbres peintres ?
Bien que ce ne soit pas lui, Gagnière me fait penser à un peintre de talent, wagnérien celui-là en connaissance de cause. Ce ne sont là, je le répète, que des analogies, des demi-ressemblances, des fragments de personnalités et non des portraits, mais j’ai plaisir à reconnaître tel profil, telle silhouette. Que ceux qui ne sont pas un peu curieux me condamnent… je m’absoudrai.
Je ne veux pas terminer sans parler de cette émouvante et terrible peinture de l’inhumation de Claude enterré à « Cayenne », au bruit des manœuvres, du roulement et des sifflements des locomotives qui passent sur un talus ; j’y trouve, chemin faisant, cette simple et touchante peinture du petit cimetière :
Il y avait là un cimetière d’enfants, rien que des tombes d’enfants, à l’infini, rangées avec ordre, régulièrement séparées par des sentiers étroits, pareilles à une ville enfantine de la mort. C’étaient de toutes petites croix blanches, de tout petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol ; et le champ paisible, d’un ton si doux, d’un bleuissement de lait, semblait s’être fleuri de cette enfance couchée dans la terre. Les croix disaient les âges : deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui débordait et se trouvait plantée de biais dans une allée, portait simplement : Eugénie, trois jours. N’être pas encore et dormir déjà là, à part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fête, font dîner à la petite table.
Eh bien ! cet enterrement de Claude Lantier est absolument vrai, copié d’après nature, c’est celui du pauvre Duranty que ses amis viennent d’enlever discrètement à ce bruyant « champ de repos » pour lui donner le silence et les grandes nuits apaisées des bois sacrés, au fond du Père-Lachaise.
D’où il résulte, comme disent les procès-verbaux des gardes champêtres, que l’Œuvre de M. Zola est non seulement un des meilleurs livres que ce maître ait écrits au point de vue du roman, mais qu’on y trouvera cette chaleur particulière que laisse tout ce qui a été peint d’après nature, senti et vécu, et que ne refroidissent ni les écoles nouvelles ni le temps écoulé.
XIX. Jean Moréas — Paul Adam. Le Thé chez Miranda. — 1886.
Les éditeurs Tresse et Stock viennent de mettre en vente un volume dû à la collaboration de MM. Jean Moréas et Paul Adam, deux jeunes écrivains que des ouvrages ont déjà fait connaître.
Le Thé chez Miranda est un recueil de nouvelles tragiques et galantes, toutes variées : scènes de la haute vie parisienne, perversions sensuelles, aventures baroques d’un juif cul-de-jatte, et bien d’autres ; mais je dois à ceux qui veulent bien croire à ma sincérité d’autres explications. Oui, MM. Jean Moréas et Paul Adam sont des écrivains, on ne peut le nier, mais il y a écrivain et écrivain, et je crois devoir leur signaler le grand inconvénient qu’il y a à écrire comme ils le font en ce temps de révolution universitaire qui nous mène tout droit au volapück. Je n’en veux pour preuve que la préface de leur livre, que je reproduis presque entièrement ; les lecteurs ◀jugeront▶ :
C’est l’hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas.
Quartier Malesherbes.
Boudoir oblong.
En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes bigarrures.
En les froncis des tentures, l’inflexion des voix s’apitoie ; en les froncis des tentures lourdes, sombres, à plumetis.
C’est l’hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas.
Au dehors, la blancheur pacifiante des neiges.
Au foyer, la flamme s’allonge, s’allonge et se recroqueville, s’aplatit et se renfle ; — facétieuse.
Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, des émanations comme d’une guimpe attiédie, d’une guimpe attiédie au contact du derme.
Le jour froid des lampes filtre et se réfracte. Le jour froid des lampes se réfracte en la profondeur violâtre du lapis aux cycloïdes bizarres, il se réfracte contre les tentures sombres, à plumetis.
Au-dessus du sofa brodé de lames, dans son cadre d’or bruni, un paysage : Perse stagne la mare ; les joncs flexueux où des engoulevents volètent, la ceignent. À gauche, des peupliers que le cadre étronçonne, et tout au fond, par les ciels dégradés, dans la garniture argentée de leurs ailes éployées, un vol tumultueux de grèbes.
En face du sofa brodé de lames, sur un meuble bas, pentagone, que les télamons supportent, de hautes feuilles de parchemin vêtues de poult-de-soie blancs, aux agrafes d’un métal précieux oxydé, s’étalent.
Et ce sont là devis et contes, devis et contes futiles et sentencieux, écrits pour l’agrément de la dame et de ses deux sigisbées.
C’est l’hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas.
Miranda, toute droite, à l’aise en une sorte de canezou d’escot aux passements de jais et de soie écarlate, verse du thé de ses mains bien fardées.
Je me garderai bien de faire des variantes sur ce texte, qui, sous couleur de vérité, est bien autrement entaché de préciosité et de maniéré que celui des petits romanciers du dix-huitième siècle. Le pire c’est que MM. Jean Moréas et Paul Adam diraient peut-être « qu’ils ne le feront plus », qu’ils le feront encore et qu’on les lira tout de même. C’est égal, Boileau, Montesquieu, Pascal et Voltaire auraient de fiers étonnements, s’ils revenaient, ce dont ils se gardent prudemment.
XX. Octave Mirbeau. Le Calvaire. — 1886.
Comme tout le monde, j’ai lu un même matin, dans tous les journaux, que le Calvaire, de M. Octave Mirbeau, obtenait un grand succès de librairie. Cette nouvelle m’a laissé un peu froid et j’avoue que je la trouvai un peu prématurée, vu le peu de temps qui s’était écoulé entre l’heure de la naissance du livre et de sa déclaration à la mairie de la critique. Eh bien ! je reconnais mon tort et il me faut constater que, pour un roman, comme pour une pièce de théâtre, l’opinion, aussi rapide que l’étincelle électrique, a fait le tour de Paris sans qu’on sache comment elle a pu courir aussi vite. Je me rappelle avoir assisté un soir, à la répétition générale d’une pièce au Théâtre-Français, et, parti avant la fin, avoir trouvé le procès-verbal exact des impressions de la soirée dans un café du bout de l’avenue de Villiers ! Ceci pour dire que, cette fois encore, le public a raison et a devancé l’opinion de la critique. Dans ce cas, je n’aurais qu’à enregistrer le succès et à ajouter que le livre se vend à la librairie Ollendorff.
Mais le roman de M. Octave Mirbeau vaut mieux que cette constatation, et je dois ajouter que ce n’est pas un roman mais un véritable livre qu’il vient d’écrire avec la verve, la chaleur, l’émotion des choses vraies, senties et vécues. Tout aussi vivante que Manon est son héroïne, et des Grieuxc n’est pas plus vrai que Jean Mintié. Je défie « ceux qui ont aimé » — (à peine si on ose écrire ces quatre mots aujourd’hui) de ne pas se reconnaître à certaines pages, comme on se retrouve dans le livre de l’abbé Prévost, dans les grands poèmes d’Alfred de Musset. Jamais, quelque talent qu’il ait, M. Mirbeau n’eût inventé de pareilles pages, elles lui ont été dictées par la vie et ses douleurs. C’est à ce titre que son livre doit rester, en dépit d’un gros mot et d’une confidence à la Jean-Jacques qui y surgissent inutilement à mon avis.
Outre le roman de la passion la plus vive, la plus vraie, je trouve dans le Calvaire des tableaux peints de main de grand peintre, entre autres la mort, l’assassinat, faudrait-il dire, de certain cavalier prussien que je vais citer tout à l’heure.
Le Calvaire est jusqu’à présent l’œuvre maîtresse de M. Octave Mirbeau ; elle lui indique nettement sa route d’écrivain ; ce qui prouve une fois de plus que tout artiste doit prêter l’oreille et les yeux à la nature, et que sans elle il n’y a pas de salut. Ce n’est que l’histoire, cent fois, mille fois répétée, d’un pauvre garçon et d’une maîtresse indigne, et je la lis comme si tous les mots en étaient inédits, parce que la passion sincère les a animés et fait vivre de la vraie vie.
Je veux citer quelques passages de ce livre de conscience et d’art. Voici, par exemple, un portrait du père du héros du roman :
C’était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était chargé de le prévenir, dès qu’apparaissait un oiseau dans le parc, et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l’oiseau. Souvent il s’embusquait, des heures entières, immobile, derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange à tête bleue. À la promenade, chaque fois qu’il apercevait un oiseau sur une branche, s’il n’avait pas son fusil, il le visait avec sa canne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il y était, le mâtin ! » ou bien : « Pan ! je l’aurais raté, pour sûr, c’est trop loin. » Ce sont les seules réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.
Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n’avait plus de repos qu’il ne l’eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l’affût jusqu’à l’aube. Il fallait le voir, son fusil sur l’épaule, tenant par la queue un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n’admirai rien de si héroïque, et David ayant tué Goliath ne dut pas avoir l’air plus enivré de triomphe. D’un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de la cuisinière, qui disait : « Oh ! la sale bête ! » et, aussitôt, se mettait à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au bout d’un bâton, la peau qu’elle vendait aux Auvergnats. Si j’insiste autant sur des détails en apparence insignifiants, c’est que, pendant toute ma vie, j’ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les douleurs subies, pas un jour ne se passe que je n’y songe tristement.
Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout petit chat, qui buvait ; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de seringas.
— Petit, me dit mon père, très bas : va vite me chercher mon fusil… fais le tour… prends bien garde qu’il ne te voie.
Et, s’accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait l’eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher les poils et se gratter le cou.
— Allons, répéta mon père, déguerpis !
Ce petit chat me faisait grand’pitié. Il était si joli avec sa fourrure fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l’eau ! J’aurais voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères que je m’éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l’air le vol d’un papillon. Oh ! ce fut une minute d’indicible angoisse. Le cœur me battait si fort que je crus que j’allais défaillir.
— Papa ! papa ! criai-je.
En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de fouet.
— Sacre mâtin ! jura mon père.
Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette ; vite je fermai les yeux et me bouchai les oreilles… Pan !… Et j’entendis un miaulement d’abord plaintif, puis douloureux, — ah ! si douloureux ! on eût dit le cri d’un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit, gratta l’herbe et ne bougea plus.
Voici maintenant un récit qui, pour moi, est non seulement une des plus belles pages du livre, mais de toutes celles que j’ai lues. La scène se passe pendant la guerre ; notre soldat français se promène armé sur le sol envahi par l’ennemi.
Le ciel s’éclaircissait légèrement, là-bas, à l’horizon dont le contour se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C’était toujours la nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l’aube se faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme sous les pa s, l’humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, peu à peu, le ciel s’illumina d’une lueur d’or pâle, grandissante. Lentement, des formes sortaient de l’ombre, encore incertaines et brouillées ; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd que des clartés rasaient, de distance en distance… Tout à coup un bruit m’arriva, faible d’abord, comme le roulement très lointain d’un tambour… J’écoutai, le cœur battant… Un moment le bruit cessa et des coqs chantèrent… Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit plus fort, plus distinct, se rapprochant… Patara ! patara ! c’était sur la route de Chartres, un galop de cheval… Instinctivement, je bouclai mon sac sur mon dos, et m’assurai que mon fusil était chargé… J’étais très ému ; les veines de mes tempes se gonflaient… Patara ! patara ! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements clairs d’acier… Patara ! patara ! À peine avais-je eu le temps de m’accroupir derrière le chêne qu’à vingt pas de moi, sur la route, une grande ombre s’était dressée, subitement immobile, comme une statue équestre de bronze. Et cette ombre, qui s’enlevait presque entière, énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible ! L’homme me parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément !… Il portait la casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat ? je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le sombre uniforme… Les traits, d’abord indécis, s’accentuèrent. Il avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de puissante jeunesse ; son visage respirait la force et la bonté, avec je ne sais quoi de noble, d’audacieux et de triste qui me frappa. La main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait dans l’air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur… Évidemment ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, de l’état du terrain ; toute une armée grouillait, sans doute, derrière lui, n’attendant pour se jeter sur la plaine, qu’un signal de cet homme !… Bien caché dans mon bois, immobile, le fusil prêt, je l’examinais… Il était beau, vraiment ; la vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié ! Il regardait toujours la campagne, et je crus m’apercevoir qu’il la regardait plus en poète qu’en soldat… Je surprenais dans ses yeux une émotion… Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le ciel était devenu tout ronge ; il flambait glorieusement ; les champs, réveillés, s’étiraient, sortaient l’un après l’autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées par d’invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu ; le pigeonnier d’une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller, dressait son cône blanchâtre dans l’ardeur pourprée de l’orient… Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s’était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à l’Amour.
— C’est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste ; il est bon, puisqu’il s’attendrit.
Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave homme qui l’animaient, tous les frissons, tous délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé… Il ne m’effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertige commençait à m’attirer vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. J’aurais désiré lui parler, lui dire que c’était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l’aimais de ses extases… Mais son visage s’assombrit, une mélancolie voilà ses yeux… Ah ! l’horizon qu’ils embrassaient était si loin, si loin ! Et par de là cet horizon, un autre ; et derrière cet autre, un autre encore !… Il faudrait conquérir tout cela !… Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de toujours être maudit !… Et puis, sans doute, il songeait à ce qu’il avait quitté ; à sa maison, qu’emplissait le rire de ses enfants, à sa femme, qui l’attendait en priant Dieu… Les reverrait-il jamais ?… Je suis convaincu qu’à cette minute même il évoquait les détails les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines de son existence de là-bas… une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un coupe-papier… Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cette puissance de vision qu’ont les exilés, il embrassait, d’un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu’ici, il avait été heureux… Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, reculant, encore plus loin, le lointain horizon… Cet homme, j’avais pitié de lui, et je l’aimais ; oui, je vous le jure, je l’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu, le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… Étais-je le jouet d’une hallucination ?… Mais non !… De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre, tout noir, couché, là face contre le sol, les bras en croix… Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l’espace le vol d’un papillon… moi stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme, un homme que j’aimais, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !… Je l’avais peut être tué à l’instant précis où cet homme se disait : « Et quand je reviendrai là-bas… » Comment ? pourquoi ?… Puisque je l’aimais, puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près de l’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe… De mes mains tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante… Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur ; le cœur ne battait plus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants !… Je crus que j’allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…
À partir de ce moment, je ne me souviens pas bien… Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et des ruines qui brûlaient sans cesse ; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, dans la nuit ; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en l’air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à travers les voitures.
Je n’ai pas à souligner les beautés d’un pareil morceau ; tout le monde sera frappé par la netteté de la mise en scène, par la simplicité du récit ; de telles pages suffisent pour ◀juger▶ de la valeur d’une œuvre. Ce qui manque peut-être encore à M. Octave Mirbeau c’est l’égalité dans son œuvre ; mais ajoutons, pour être juste, qu’un passage comme celui que je viens de citer est fait pour rendre bien exigeant pour les autres.
Spiritualistes et Romantiques
Ludovic Halévy. Criquette. — 1883.
C’est Criquette, de M. Ludovic Halévy qui est le grand roman de la semaine. L’auteur de Monsieur et Madame Cardinal a remis le pied cette fois dans le monde du théâtre ; est-ce bien une idylle qu’il a voulu faire, comme on l’a prétendu ? idylle réaliste, on tous cas, qui commence dans le peuple de Belleville ; qui court les théâtres de Paris et de la province pour finir sous la fusillade des Prussiens. Il est vrai que l’idylle ébauchée avec le petit patronnet Pascal finit avec le comte de Sérignan, mais ce n’est encore que de Criquette qu’il s’agit présentement.
Son histoire est simple et la voici en deux mots : Qui n’a vu exhiber au théâtre ces pauvres et malingreux enfants du peuple habillés en petits Génies, en fleurs, en légumes, en singes, en oiseaux, en animaux ? Criquette est une de ces enfants-là, et c’est son odyssée que nous raconte M. Halévy. Naïvement éprise de Pascal, son petit camarade de théâtre, Criquette se trouve enlevée à la scène par une cocotte, comédienne et bonne fille, des mains de laquelle elle passe entre celles d’une femme affolée de considération, Mlle Aurélie, qui l’emmène à Beauvais ; celle-ci la fait élever dans un couvent pour la produire ensuite dans le monde, et par un beau mariage qu’elle lui fera faire, s’assurer à elle-même ses grandes entrées dans la bourgeoisie. Mais le fiancé déplaît à Criquette, qui, après mille hésitations, s’évade et vient retrouver à Paris son camarade Pascal.
Ici l’idylle s’accentue singulièrement et Pascal avec Criquette commencent la vie de
cabotinage de province. Il faut croire que, malgré tous ses charmes, Criquette a moins
de talent que Pascal, car celui-ci demandé par le théâtre d’une grande ville commence
par y contracter un engagement, puis, hélas, une liaison qui met Criquette au désespoir.
Ce désespoir est-il aussi sincère qu’elle le croit elle-même ? Non, car le hasard lui a
fait rencontrer un homme charmant, le comte de Sérignan ; mais Criquette, par honnêteté,
n’a voulu que l’amitié du jeune
homme, qui part pour un
voyage au bout du monde. Lui n’oubliera pas Criquette, si bien que revenu en France en
1870, son premier soin sera de la revoir. La pauvre fille, qui sent bien ce qu’elle
éprouve pour le comte, ne veut pas être infidèle au souvenir de Pascal qu’elle n’aime
pourtant plus, et jamais M. de Sérignan n’eût su que Criquette l’aimait, si l’invasion
n’avait fait de lui un soldat. Ce soldat est blessé, mourant dans une sorte d’ambulance
quand une femme vient, le fait transporter dans une carriole et, l’abritant de la neige
sous le manteau qu’elle a quitté, le ramène à son château. Mais le froid a glacé la
pauvre enfant, la fièvre vient, la fluxion de poitrine et le délire. « Criquette
ne résista pas à la mort, qui lui fut clémente et la prit doucement. »
Telle
est la fin de Criquette.
Voilà, très sèchement contée, l’histoire de Criquette. Trop d’extraits en ont été donnés au public pour que je puisse en trouver un inédit aujourd’hui ; je n’ai donc qu’à constater le succès du livre en lui souhaitant de grand cœur le nombre d’éditions de l’Abbé Constantin.
J’insisterai particulièrement sur la sobriété des moyens, qui sont, pour ainsi dire un parti pris chez M. Ludovic Halévy. Les faits se produisent, s’enchaînent, se succèdent rapidement, sans intervention d’incidents mélodramatiques. C’est là, je crois, le meilleur éloge qu’on puisse faire d’un livre.
II. Ricard. Pitchoun ! — 1883.
J’entre carrément dans le roman que M. J. Ricard vient de publier chez Calmann-Lévy, lui laissant, d’abord le soin de plaider sa cause ; il est avocat et saura bien se tirer d’affaire.
Le 24 juin 1854, à trois heures du matin, Jan Calayré, le maréchal ferrant et Marius, son garçon, étaient partis de Mazargues, gros village de la banlieue de Marseille, pour aller pêcher des oursins dans la baie de Montredon.
Les étoiles scintillaient avec cette vibration que donnent les températures extrêmes. On eût dit une de ces nuits d’Afrique pendant lesquelles le soleil semble continuer à briller derrière une gaze bleue. Cependant l’aube venait, pâlissant les choses, et l’obscurité fuyait, en s’enfonçant dans la mer, les lueurs rosées qui à l’orient frangeaient les collines de Luminy.
Causant gaîment, les deux hommes marchaient à grandes enjambées. Les bouffées de leurs petites pipes de terre rouge s’élevaient rythmées comme leurs pas, puis se confondaient avec la fumée de poussière grisâtre que leurs espadrilles soulevaient du sol en le frappant, Ils avaient descendu le chemin de la Fontaine et prenaient à droite la traverse de Bonneveine, lorsque Loubet, le chien de Calayré, se mit à hurler furieusement. Contre le portail en bois de mastre Parny, le maraîcher, gisait une masse brunâtre. Petit à petit et avec précaution, Jan et Marius s’approchèrent. Un cadavre était là : celui d’une femme. On lui avait écrasé la tête avec un fragment de roche ; ses cheveux étaient collés dans la terre et les menthes poudreuses du chemin. Elle pouvait avoir trente ans environ, et ce qu’on distinguait encore de ses traits disait qu’elle appartenait à cette race de bohémiens qui parcourent les campagnes du Midi, vendant de la toile et des foulards. On l’avait tuée pour la voler ; les lobes de ses oreilles saignaient de l’arrachement des anneaux d’or. Sur ce cadavre était un enfant de trois ans environ. Son type était le même que celui de la morte, sa mère évidemment. Blotti contre elle dans un mouvement de frayeur, il avait été pris par le sommeil ; son petit bras potelé et sa main brune, passés au cou de la pauvre assassinée, baignaient presque dans la flaque du sang répandu.
Comme on peut le voir, M. Ricard est un écrivain. Sa phrase est nette, son image est saillante ; il sait ce qu’il veut dire, il va où il veut aller. J’ai tenu à constater ces qualités chez un jeune avant d’en faire la moindre critique. La fabulation du roman est fort simple. Le pauvre petit bohémien, recueilli par un brave homme, est appelé Pitchoun par les gens du pays. Toutes les qualités premières se révèlent en lui ; il est brave, travailleur et reconnaissant. J’ai dit qu’il était courageux ; il l’est à ce point qu’il risque sa vie pour sauver toute une famille d’un incendie, et qu’un prix de 3 000 francs lui est décerné par l’Académie pour sa belle action. Malheureusement pour le pauvre garçon, il vient toucher son prix à Paris, et le hasard lui fait faire connaissance d’une fille de bal public, sorte de Carmen du Gros-Caillou dont il s’éprend, qu’il épouse. C’est là qu’est le drame.
Maria, qui n’est vraiment pas faite pour le mariage, est aussi infidèle qu’on peut l’être ; Pitchoun devient fou en la retrouvant après une fuite, et comme, dans un moment de dédain, elle lui a dit que pour la forcer à rester avec lui il faudrait la clouer au lit, Pitchoun la cloue réellement sur le plancher d’un bateau avec lequel il se laisse aller à la dérive.
Je ne saurais entrer dans plus de détails ; je me contenterai de dire qu’il ne faut pas ◀juger▶ ce livre sur le dénouement, un peu bien mélodramatique. Je blâmerai également M. Ricard d’avoir décrit aussi complaisamment le déshabillement de Maria ; il y a là comme une rupture d’équilibre avec le reste de l’ouvrage, c’est une concession à ce qu’on appelle les idées nouvelles, qui se font déjà quelque peu anciennes, et dont n’a pas besoin le talent réel de M. Ricard.
III. Clovis Hugues. Jours de combats. — 1883.
Beaucoup de vers, peu de poètes. Voilà ce que nous donne aujourd’hui le bilan de la littérature rimée Aussi ne devons-nous pas laisser échapper l’occasion de signaler à nos lecteurs un beau livre de poésies quand il vient à surgir. M. Clovis Hugues, dans les courts entractes que lui laisse la politique, a écrit un certain nombre de poésies réunies en un volume qui vient de paraître chez Dentu ; ce livre est intitulé : Les Jours de combats, et contient de réelles beautés.
Le vers de M. Clovis Hugues est bien frappé, vigoureux, facile, richement rimé ; la pensée qui l’anime est généralement élevée, et nul n’a plus de grâce quand il s’agit de peindre le charme de la nature. Aussi, n’est-ce point à la forme qu’il faut s’en prendre, mais parfois au fond même de l’idée.
Malheureusement pour le poète, il ne peut pas, comme maître Jacques, retirer complètement son habit d’homme politique et devenir à son gré un autre personnage. Le type du poète tribun, c’est Victor Hugo, et quoi qu’on fasse pour ne point lui ressembler, il est bien difficile de ne pas marcher parfois dans l’empreinte de ses pas, puisqu’on suit le même chemin.
Ce qu’il faut souhaiter à M. Clovis Hugues, c’est justement de quitter le point de vue où s’est mis l’auteur des Châtiments et de l’Année terrible pour que son originalité (il en a une) puisse se dégager complètement.
Par exemple à côté de morceaux exquis comme les Petits Princes :
Le front courbé, rêveur, suivant les lois du sort,Je lisais un journal qui racontait la mortDu petit Bonaparte ; et perdu dans la foule,Sourde aux vaines clameurs d’un empire qui croule,J’allais, plaignant la mère et songeant à l’enfant.
je trouve l’antithèse obligée de l’enfant de la rue Tiquetonne, cette belle pièce des Châtiments dont j’ignore au fond la valeur historique ; j’ajouterai même que, me défiant de l’imagination du poète, je suis porté à douter de la fidélité absolue de ce récit, comme de celui des belles dames qui « fouillaient les plaies des communards prisonniers avec leurs ombrelles ». C’est impressionnant, mais bien féroce. M. Clovis Hugues tient pourtant le fait comme article de foi, bien qu’en se félicitant que le temps ne soit plus
… où les femelles,De la bonne sociétéAllaient crever à coups d’ombrellesL’œil d’un pauvre diable arrêté.
Eh bien, oui, quoique Victor Hugo ait dit dans sa belle pièce qui commence par : « La prisonnière passe » :
Et du manche sculpté d’une ombrelle de soieElles fouillent sa plaie avec rage et gaîment.
je doute de cette ombrelle cruelle de 1871, me souvenant que l’inoffensif parasol a déjà servi à une indignation poétique de 1859 dans le « crapaud » des Châtiments :
Puis une femme avec une fleur au corsetVint à lui crever l’œil du bout de son ombrelle.
Enfin, pour être plus précis, je dois dire que d’après un témoignage irréfutable pour moi, comme il le serait pour M. Clovis Hugues si je lui nommais le témoin, la prisonnière dont il s’agit n’a souffert aucun outrage des « femelles de la bonne société », mais que c’est une horrible mégère, coiffée d’une marmotte qui, passant entre les soldats qui faisaient la haie sur le passage des communards, a eu la lâcheté de venir secouer par les épaules la pauvre fille qui portait un vêtement militaire. Un cri d’indignation accueillit cet outrage et la poissarde fut rejetée dans la foule non sans quelques horions.
Revenons au livre de M. Clovis Hugues et, après l’avoir dépouillé de la passion de parti, reconnaissons qu’il renferme de belles pages (Pendant les haltes) qui suffiraient à en assurer le légitime succès.
IV. Gyp. Autour du mariage. — 1883.
Sur la couverture est écrit ce nom : Gyp, puis : Autour du mariage, au-dessous : Calmann-Lévy, éditeur, et au milieu, on voit une légère amazone, franchissant en souriant une haie de personnages symboliques, représentant tous les préjugés de notre société. Disons tout de suite que Gyp est l’auteur de ce charmant livre qui s’appelait le Petit Bob et que Paulette, l’héroïne du livre, est la plus charmante, la plus étourdie et la plus vraie Parisienne qu’on puisse imaginer. Chacun des vingt-deux chapitres qui composent ce livre est une étude, une photographié de scènes de la vie d’une mondaine. Paulette n’est point une femme à faillir, mais, à la façon des chevreaux, elle se plaît à marcher juste au bord des précipices, sans y tomber jamais… au moins pendant le temps que dure ce volume. Le roman, car c’en est un, bien que ses chapitres aient, dit-on, paru séparément dans une revue, est des plus attachants ; je n’en veux pour preuve que ces deux scènes intitulées : Belle-Maman.
Dans la salle à manger ; on va déjeuner. Paulette, M. d’Alaly. Paulette se promène de long en large. M. d’Alaly semble préoccupé.PAULETTE.
Vous êtes sûr que votre mère sait que le déjeuner est servi ?
MONSIEUR D’ALALY.
Je l’ai avertie moi-même ; elle va venir ; elle terminait sa toilette. Sois gentille pour elle, n’est-ce pas, ma Paulette ? Nous avons absolument besoin de son autorisation pour l’emprunt nécessaire aux arrangements que tu désires ; ne la mécontente pas, je t’en prie… Tu sais que ma mère est austère, qu’elle m’a élevé très sévèrement… Je ne suis pas à mon aise avec elle…
PAULETTE, riant.
Je m’en aperçois ; vous êtes verdâtre, rien qu’à l’idée de lui parler.
(Entre madame d’Alaly. — Elle s’excuse de s’être fait attendre ; on s’assoit et le déjeuner commence. Silence prolongé.)MONSIEUR D’ALALY.
Vous ne prenez pas un second œuf, maman ?…
MADAME D’ALALY.
Je vous remercie… J’aime les œufs à la coque cuits en lait… Ceux-ci sont durs comme des balles !
MONSIEUR D’ALALY, timidement.
C’est qu’ils ont attendu quelques instants, et…
MADAME D’ALALY.
Je sais… je sais que c’est ma faute… C’est moi qui vous ai fait attendre… (À Paulette qui la regarde.) Est-ce que j’ai quelque chose d’extraordinaire ?
PAULETTE.
Mais non, Madame.
MONSIEUR D’ALALY, timidement.
Pourquoi cette question ?
MADAME D’ALALY.
C’est que votre femme me regarde avec une attention qui ressemble à de l’étonnement, et je pensais…
PAULETTE.
Je vous écoutais, Madame, avec un peu d’étonnement, il est vrai. Je vous ai vue rarement avec Antoine, avant mon mariage, et je suis stupéfaite d’entendre le ton cérémonieux sur lequel vous lui parlez…
MADAME D’ALALY.
Le ton cérémonieux ?… Mais… je ne m’aperçois pas…
PAULETTE.
Vous lui dites « vous ! » (À elle-même.) Je m’explique, à présent, le plaisir qu’il éprouve à tutoyer quelqu’un… Pauvre diable !
MADAME D’ALALY, sentencieuse.
Les gens comme il faut ne se tutoient jamais. Rien n’est plus bourgeois… plus vulgaire même !
PAULETTE, regardant M. d’Alaly à la dérobée.
Hum…
MONSIEUR D’ALALY, voulant changer le tour de la conversation.
Vous ne voulez plus de pâté de lièvre, maman ?
MADAME D’ALALY.
Non, merci.
MONSIEUR D’ALALY.
Mais vous ne mangez vraiment rien ; vous n’avez pas faim ?
MADAME D’ALALY, lançant un regard de mépris à Paulette qui dévore.
Oh ! je n’ai jamais été une grosse mangeuse, moi !
Paulette, surprend le coup d’œil et relève le nez, M. d’Alaly, qui voit le mouvement, baisse précipitamment le sien dans son assiette. (Silence.)MONSIEUR D’ALALY, pour rompre le silence qui devient embarrassant.
Je vous assure, maman, que je vous ai vue manger davantage.
PAULETTE, à elle-même.
Quand il l’appelle maman, ça détonne !
MADAME D’ALALY.
Puisque vous insistez autant sur mon manque d’appétit, je vous avouerai, mon cher enfant, que cette cuisine me… surprend un peu. Certainement, on ne fait pas chez moi une cuisine remarquable, mais elle est saine, abondante, simple…
PAULETTE, à elle-même.
Comme dans les prospectus des pensions.
MADAME D’ALALY, continuant.
Elle est surtout surveillée.
Paulette lève brusquement la tête.MONSIEUR D’ALALY, vivement.
Vous trouvez tout ceci trop épicé, sans doute ? Paulette, voudrez-vous donner des ordres à ce sujet ?
PAULETTE, très gracieuse.
Avec grand plaisir. Je vous demande pardon, Madame. Si j’avais su que vous n’aimiez pas cette cuisine, j’aurais…
MADAME D’ALALY, aigre-douce.
Si votre mari m’eût laissé achever, je lui aurais dit que les épices ne me déplaisent nullement. Ce sont les plats manqués que je n’aime pas beaucoup… (À M. d’Alaly.) Le bifteck était cru…
MONSIEUR D’ALALY.
Habituellement, nous le prenons ainsi, alors…
MADAME D’ALALY.
Les pommes de terre soufflées étaient molles, et, quant à ce pâté, il est absolument desséché !…
MONSIEUR D’ALALY.
Je suis vraiment désolé…
MADAME D’ALALY, de plus en plus agressive.
Ce n’est pas votre faute, à vous ! Les domestiques qui ne se sentent pas surveillés font tout à la diable. La main et l’œil de la maîtresse de la maison sont indispensables. (Mielleusement.) Mais Paulette est trop jolie, trop adulée, trop uniquement occupée de ses succès pour avoir le temps de songer à son intérieur. On ne peut donc s’étonner qu’il soit négligé…
(Paulette continue à sourire aimablement. M. d’Alaly, stupéfait de cette douceur inaccoutumée, la regarde avec un attendrissement mêlé d’appréhension.)MADAME D’ALALY.
Il faut espérer qu’avec les années, l’expérience viendra…
PAULETTE, très polie.
Jusqu’à présent, Madame, nous avions suivi nos goûts sans nous demander s’ils étaient ce qu’il faut qu’ils soient… Mais si, à l’avenir, il doit en être autrement, Antoine m’avertira et je me conformerai exactement à ses instructions.
(Elle regarde M. d’Alaly qui fait un tortillon de sa serviette. — Le domestique active le service et s’en va.)MADAME D’ALALY.
À présent que nous sommes seuls, mon enfant…
PAULETTE, à elle-même.
Ce début promet.
Voilà du théâtre et du meilleur. Bien d’autres chapitres tels que : La signature du contrat, les conseils d’une mère, le voyage de noces, etc., valent celui-là, mais je ne puis tout citer, et j’espère que cet extrait suffira pour que le lecteur constate que la bonne opinion que j’ai de ce livre n’a rien d’exagéré.
V. Gustave Claudin. Le Store baissé. — 1883.
Gustave Claudin est, on le sait, un vieux Parisien, qui, ayant tout vu dans la capitale, a le droit de raconter bien des choses. Il a vu comme tout le monde, mais il a retenu mieux que tout le monde, et comme la flânerie est son grand moyen d’observation, c’est par elle qu’il a pris une saveur littéraire toute particulière ; donc, parmi les nouveautés littéraires, il faut signaler le Store baissé, roman de Gustave Claudin. La donnée de ce roman est très leste, mais les détails en atténuent la gravité.
Dans le volume paru chez Dentu, contenant : le Store baissé, il y a des histoires très parisiennes. Nous détachons celle-ci, qui ne manque pas d’originalité.
ELLE AVAIT DES GANTS NOIRS
Parfois le hasard ménage à ceux qui entrent au spectacle par désœuvrement des apparitions merveilleuses.
Elle avait des gants noirs montant jusqu’au coude, et occupait une loge de face au théâtre des Variétés.
Elle n’est pas belle, elle est pire.
Ses cheveux sont ondulés, ses yeux de velours, sa bouche sensuelle et son sourire charmant.
Elle était accompagnée d’une amie qui eût passé pour jolie si elle n’avait point été là pour l’éteindre et la supprimer.
Pendant les entractes, elle fut visitée dans sa loge par des cavaliers élégants. Ce n’étaient pas les gommeux ordinaires. Qu’on se figure les beaux-messieurs de Boisdoré. Ils lui parlaient le, chapeau à la main, et en s’inclinant comme des chambellans devant leur souverain.
On devinait qu’ils étaient ses esclaves, et que, sur un mot, sur un geste, ils eussent affronté pour elle les périls les plus grands et marché au supplice en répétant en chœur : Ave, Lutetiæ stella, morituri te salutant !
Elle a beaucoup d’esprit. Elle causait doucement, et on eût dit qu’elle comptait sur les finesses infinies de sa physionomie pour achever ses phrases.
Après la pièce, elle quitta sa loge et, alors, un des beaux messieurs de Boisdoré lui offrit le bras pour la conduire à sa voiture, tandis que les autres entouraient son amie.
Elle traversa le trottoir et monta dans un coupé noir attelé d’un cheval pur-sang blanc, légèrement pommelé, agile, nerveux et souple à ce point qu’on l’aurait cru capable d’imiter le chameau des saintes Écritures et de passer sinon par le trou d’une aiguille, du moins dans une bague. Ce cheval avait le poil aussi soyeux que les cheveux de sa maîtresse. Dès qu’il la vit, il se cabra comme pour lui faire comprendre qu’il trouvait la voiture légère quand elle y avait pris place.
Mais, pour y entrer, cette belle aux gants noirs avait relevé sa robe et laissé voir aux passants des jupons de dentelle plus nombreux que ne le sont les feuilles d’un artichaut ou les pétales d’une rose de Provins, attention délicate qui ravit les curieux.
Les beaux messieurs la saluèrent jusqu’à terre, puis elle disparut.
Elle avait des gants noirs.
Si vous la connaissez, l’avez-vous reconnue ?
Peu de nos écrivains du jour arriveraient à peindre ce qu’ils ont vu avec une touche aussi élégante et aussi légère.
VI. Octave Feuillet. La Veuve. — 1884.
Calmann-Lévy met en vente la Veuve, le dernier roman de M. Octave Feuillet.
Nous n’avons pas à insister sur l’intérêt qu’inspire toute œuvre de l’auteur de tant de remarquables conceptions ; un livre de lui est un grand événement littéraire.
Voici l’analyse très resserrée de ce roman.
Robert de la Pave et Maurice du Pas-Devant de Frémeuse, voisins de campagne, se sont juré, à dix ans, une éternelle amitié. Le premier est devenu lieutenant de vaisseau ; l’autre capitaine d’artillerie. Lorsque commence l’action, les deux amis sont séparés par les nécessités de leurs carrières. Robert de la Pave écrit à son ami qu’il a épousé Mlle Marianne d’Épinoy, une beauté, « une déesse ». Si « déesse » que, fou d’amour pour elle, il donne sa démission. Robert de la Pave a trois cent mille francs de rente. Maurice de Frémeuse ressent quelque antipathie contre la femme qui a laissé briser ainsi la carrière de son ami.
La guerre de 1870 rapproche les deux officiers. Ils se retrouvent à l’armée de Chanzy en retraite sur le Mans. Dans une affaire, Robert de la Pave est blessé mortellement et fait appeler dans sa tente son ami. Il lui apprend qu’il a légué toute sa fortune à Marianne.
— Mais du moins, du moins, dit le malheureux homme, promets-moi de lui dire que je lui défends… que c’est ma volonté suprême, que je la prie, que je la supplie ! que si elle ne se remariait jamais, si elle se donnait à un autre, je me soulèverais dans ma tombe, qu’elle verrait mon spectre, qu’elle m’entendrait la maudire !… Dis-le-lui ; tu me le promets ?
— Oui, cela, je te le promets.
Il sentit une légère pression de la main de son ami, et, après une courte pause :
— Ah ! Maurice, reprit le mourant d’une voix épuisée, n’aime jamais une femme comme j’ai aimé celle-là… Tu vois ce qui arrive… Mais tu me promets bien de lui dire… ce que je t’ai dit ?
— Oui.
— Sur ton honneur ?
— Sur mon honneur.
— Merci !
La Commune, les premiers travaux de réorganisation de l’armée ne permirent à Maurice de Frémeuse de retourner auprès de sa mère, voisine de Mme de la Pave, que plusieurs mois plus tard. Sa terrible mission lui pesait, et un jour, voulant s’en acquitter, il se rendit chez la veuve de son ami :
La femme qui apparut alors à M. de Frémeuse ne répondait pas à l’idée de beauté imposante qu’il s’en était faite : elle lui sembla plutôt jolie et élégante que belle. Elle avait les traits purs et délicats, le teint d’un brun pâle, les cheveux très noirs sévèrement disposés en bandeaux, le cou flexible et charmant : elle paraissait à première vue plus grande qu’elle n’était, parce qu’elle était faite admirablement ; tous ses membres et toutes ses formes s’accordaient dans cette proportion et cette harmonie achevées qui donnent la grâce suprême et qui font de chaque mouvement d’une femme une séduction.
À peine entrée, Mme de la Pave, sans répondre au salut profond du commandant, marcha droit à lui et, murmurant une vague exclamation gutturale, elle lui tendit sa main. Il la serra avec force et s’inclina de nouveau. Elle lui montra un siège, s’assit elle-même et, posant son coude sur un guéridon, la tête appuyée contre sa main.
— Contez-moi tout, dit-elle.
M. de Frémeuse commença alors de sa voix grave et douce le récit de la journée où Robert avait été frappé mortellement. Il entra dans quelques développements sur le combat d’Origny, pour mieux relever la conduite héroïque et la fin glorieuse de son ami. Puis il passa à cette heure de la nuit où le lieutenant Julien était venu le chercher à la hâte de la part de Robert. Il décrivit à la jeune femme qui l’écoutait l’œil fixe et avide, son entrée dans la grande hutte enveloppée de neige et la scène funèbre qui l’y attendait. Quelquefois il s’interrompait pour raffermir sa voix qui se troublait ; quelquefois aussi il essayait d’abréger son récit pour épargner à la jeune veuve des émotions inutiles ; mais elle insistait d’un mot bref et impérieux pour qu’il ne lui laissât ignorer aucun détail de cette nuit douloureuse. Il arriva enfin aux recommandations suprêmes que Robert lui avait adressées, le chargeant avant tout de remettre à celle qu’il avait tant aimée quelques souvenirs de sa dernière pensée. M. de Frémeuse, à ce moment, alla prendre sur une table un coffret d’ébène qu’il y avait déposé en entrant, et le mit dans les mains de la veuve. Mme de la Pave hésita pendant quelques secondes, puis elle ouvrit le coffret. Elle eut alors sous les yeux les tristes reliques du mort — sa montre, sa croix, quelques objets familiers, une boucle de cheveux noirs, un bout de linge taché de sang.
La jeune femme, impassible jusque-là, dit à demi voix :
— Pauvre ami ! pauvre garçon !
En même temps elle éclata en violents sanglots, s’accouda, les deux bras sur le guéridon, et pleura convulsivement, ses larmes filtrant comme une source à travers les doigts de ses blanches mains.
M. de Frémeuse la contemplait d’un regard humide. Au milieu de son trouble sympathique, il ressentait un étrange tourment d’esprit : il n’avait pas terminé son message, il n’en avait accompli que la partie la moins difficile, et comment dire à cette veuve en pleurs ce qu’il avait encore à lui dire ? Si cette jeune femme — si adorée et si généreusement traitée — lui avait laissé voir en cet instant l’ombre de légèreté et d’indifférence à l’égard du mort, il eût trouvé une sorte de satisfaction à lui infliger comme un châtiment et une expiation l’ordre suprême de son mari. Mais devant cette explosion de douleur, devant ce deuil sincère et cette piété fidèle du souvenir, comment signifier tout à coup une injonction qui, sous sa forme la plus adoucie, lui paraîtrait encore la plus imméritée des injures ? N’était-ce pas risquer de refroidir, sinon d’éteindre à jamais les sentiments mêmes que son mari avait eu tant à cœur d’éterniser ?
De ces rapides réflexions Maurice conclut, à part lui, non sans grande apparence de raison, qu’il était à la fois sage et bienséant d’ajourner à une autre entrevue la partie la plus délicate de sa mission et de laisser respirer Mme de la Pave.
Dès qu’il la vit un peu remise, il se leva et prit respectueusement congé.
— Merci, Monsieur ! dit-elle brièvement, en lui serrant la main. — Revenez, n’est-ce pas ?
Et il se retira.
Il revint, puis il s’éloigna. Une tante, Mme de Combaleu, lui ayant insinué que Maurice pourrait bien avoir de doux yeux pour elle et pour sa fortune, elle s’en explique un jour avec lui. Blessé au vif dans son orgueil, dans sa dignité, il est bien obligé de s’acquitter, cette fois, jusqu’au bout de sa mission. Le malheureux, on le devine, était épris de la veuve de son ami.
Mme de la Pave n’était pas seulement une créature d’une grâce idéale évoquant devant l’imagination toutes les grandes séductrices dont l’histoire et la poésie ont consacré les noms ; elle était aussi de la race fatale de Circé : elle avait ce genre de beauté qui ne parle pas aux meilleurs instincts de l’homme, mais qui chez tous les hommes trouve à qui parler. C’était une de ces magiciennes qui semblent recéler dans leur langueur étrange, dans leurs formes exquises, dans leur ironique sourire, le secret d’amours inconnues. Elle était de celles dont on ne supporte pas l’idée de rester l’ami et dont la possession devient un désir furieux, ou un amer regret qui vous suivent jusqu’à la mort.
Ils succombent. La scène est fort belle.
La journée du lendemain fut une belle journée d’été, qui dans l’après-midi devint lourde et accablante. Quand Maurice se dirigea vers le château, un soleil d’or inondait encore la campagne, mais une bande d’un bleu sombre s’était déjà formée à l’horizon occidental, et elle envahissait rapidement l’étendue du ciel. Déjà se faisaient dans les champs et dans les sentiers ce silence de toutes choses et cette paix inquiète qui précèdent les orages.
On dit à Maurice que Mme de la Pave était au jardin et probablement dans l’allée des charmilles. Ce fut là, en effet, qu’il la trouva, assise sur un banc de pierre et lisant. Ils aimaient tous deux cette vieille allée en berceau où s’était passée entre eux une scène qui était demeurée également chère à leur souvenir. Mme de la Pave y avait cherché un refuge contre l’extrême chaleur de la journée ; mais, depuis un moment, le ciel s’était voilé sous la nuée d’orage ; le soleil ne jetait plus de rayons à travers la voûte des charmilles, et une demi-obscurité régnait dans la longue allée sombre et silencieuse comme une église.
Le beau sourire qui avait entrouvert les lèvres de la jeune femme à l’approche de Maurice s’éteignit subitement dès qu’elle put distinguer l’expression rigide de ses traits.
Elle se leva.
— Vous avez à me dire quelque chose, mon ami ? demanda-t-elle timidement.
— Oui, Marianne.
Il s’assit près d’elle, et tandis qu’elle attachait sur lui ses yeux noirs plein de trouble :
— Marianne, reprit-il, l’existence que nous menons ne peut durer. Votre réputation pourrait en souffrir… et de plus je joue ici un rôle de Tartuffed qui me révolte, car la vérité est que je vous aime en amant et non en ami… Il faut donc en finir… autrement vous ne tarderiez pas à me mépriser, comme je commence à me mépriser moi-même. — Je ne voudrais pas vous quitter à moins que vous me l’ordonniez, mais, si je reste, il faut que vous me fassiez la grâce d’accepter mon nom, de m’épouser enfin… Je sais ce que je fais, croyez-le bien… Je sais ce que je vous propose : — C’est un crime !… Mais nous en sommes là… Il faut choisir… Moi, je suis à vos ordres : décidez !
Elle eut un éclat de douleur sans larmes, et appuya fortement ses deux mains sur son visage, puis après quelques secondes :
— Moi, dit-elle, je vous aime assez pour cela !… Mais vous… comme je vous connais, vous serez horriblement malheureux !
— Horriblement ! dit Maurice.
Elle se leva tout à coup :
— Eh bien ! s’écria-t-elle d’une voix brève, résolue, impérieuse, — plus une phrase… plus un mot… plus rien ! Partez !… Partez ! je le vaux ! je vous jure que je le veux !… je vous l’ordonne ! — Adieu !
Elle lui prit les deux mains, et lui tendit son front.
Maurice lui baisa froidement les cheveux.
Elle se laissa glisser avec un bruit de soie froissée, et tombant à ses pieds, le corps brisé, la tête touchant presque le sable de l’allée, elle murmura encore une fois :
— Adieu !
Il la saisit violemment, la releva, et la pressa longtemps sur son cœur et sur ses lèvres. — Tout était dit. Ils étaient fiancés.
Le soir de son mariage avec Mme de la Pave, Maurice de Frémeuse sortit, pendant que les convives passaient de la salle à manger au salon. Il se trouva, après avoir marché quelque temps, au pied de cette croix où il avait juré tout enfant, une amitié éternelle à celui dont il venait d’épouser la veuve, malgré son redoutable serment, Que se passa-t-il ? À quelle hallucination céda-t-il ? On entendit dans la nuit des coups de pistolet, et les domestiques du château accourus à sa recherche, le relevèrent baignant dans son sang, et inanimé.
VII. R. de Bonnières. Les Monach. — 1884.
Il faut d’abord savoir gré à M. de Bonnières de ne nous parler que de ce qu’il a vu, du monde où il a vécu et aussi d’avoir su présenter des observations autrement que sous la forme prétendue moderne, d’inventaire d’huissier. Il a groupé, disposé les personnages et les objets observés, de façon à laisser à chacun le relief qui lui est propre, établissant ainsi des plans et nous épargnant par là la platitude et le tohu-bohu des perspectives japonaises qui nous sont imposées au nom des nécessités documentaires. Car le difficile dans l’art du romancier est de savoir mettre chaque chose sa place ; ce n’est pas tricher avec la nature, comme on pourrait le croire, c’est la comprendre et l’interpréter ; si vous voulez montrer à quelqu’un de la terrasse de Saint-Germain les six lieues de plaine qui s’étendent devant lui, vous ne le placerez pas faisant face au tronc d’un arbre qui bien qu’infiniment moins important que les six lieues de terrain, lui en bouchera absolument la vue. Malheureusement le système du grossissement des objets de premier plan, vice littéraire que nous devons peut-être aux défauts de la photographie, est passé à l’état de principe, quand il faudrait constater qu’il n’est au fond que le résultat d’une infirmité.
Donc, il faut savoir gré à M. de Bonnières de ne s’être point soucié de ces esthétiques de passage et d’avoir sans plus de prétention écrit comme il pensait. Sous ce titre : Les Monach (chez Ollendorff), l’auteur a tenté, avec beaucoup de tact, de nous donner une étude du rôle joué par la société juive dans le grand monde parisien. Il était aisé de se jeter dans un excès de défense ou d’attaque ; mais M. de Bonnières a voulu se renfermer dans les bornes de l’équité, estimant qu’étant donnés le monde israélite et le monde catholique, il était parfois aussi difficile d’accuser l’un que d’excuser l’autre.
L’action, très simple, se passe dans la haute société parisienne, et ce sont les efforts que fait le baron de Monach pour y entrer, lui et les siens, qui fournissent à M. de Bonnières les éléments actifs de son roman. La passion d’un fils de grande famille du faubourg Saint-Germain pour Lia, la jeune fille israélite, passion tourmentée et arrêtée par un duel mortel, tel est le grossier résumé de ce livre dont la maturité, la pondération sont mieux qu’une promesse. Je citerai, comme prise sur le vif, la description d’une de ces ventes de charité qui sont devenues de mode dans la haute société parisienne.
La fête est donnée chez les Monach, désireux de voir venir à eux tout le monde de ce Chanaan où ils veulent pénétrer :
Le 1er mai, dès une heure de l’après-midi, tout le monde était à son poste. La foule ne vint guère qu’à partir de trois heures. L’abbé Glouvet se tenait chez la générale, dans le salon réservé aux dames patronnesses et aux amis intimes. L’affluence lui parut telle qu’il parlait déjà de vingt ou vingt-cinq mille francs de recette.
Partout, dans la cour, le jardin et les appartements, c’était, au milieu des redingotes noires, un chatoiement de robes, de corsages de toutes les couleurs à la mode : lophophore, scarabée, aile de flamand, cou de paon, crevette, opale, flamme de punch, carotte au lait, ciel des Alpes, œil de chat, cristal de Venise, aile de colibri, fraise écrasée, rose effeuillée, vert-de-gris, piment, lune et azur, verjus, retour de Suresnes, chaudron, lac orageux. Et au-dessus de cette cohue nuancée, des chapeaux chargés de plumes, de fleurs, de fruits et d’oiseaux qui embellissaient les jolies femmes et donnaient de l’agrément aux laides et aux douteuses.
On entendait des boniments, des coups de pistolet où Courtaron était merveilleux, des bouts d’air dans les notes aiguës, les intonations forcées des acteurs, et sur tout cela un murmure confus de voix, à peine interrompu de temps à autre par de faibles applaudissements. Tout allait à la fois. Dans le jardin, M. Romain l’équilibriste faisait des miracles sur une estrade. Un maillot noir, une grande collerette blanche et un haut toupet de clown également blanc. Il était si souple, si adroit, si poli, qu’il mettait de l’aisance et de la gaieté dans tous les esprits et sur tous les visages. Tantôt il souriait, en faisant tourner une boule de cuivre sur le bout du doigt, tantôt il retenait sur une canne des chapeaux dans toutes les positions, Frébault, Courtaron et les copains du cirque lui faisaient une grande réclame. Un prestidigitateur qui devait le remplacer sur l’estrade laissait passer dans son sourire une expression ignoble de jalousie.
On avait installé une somnambule dans la cabane où avait été la chèvre de la petite Hélène de Gomerre. La générale avait d’abord pensé qu’il n’était peut-être pas convenable de laisser prédire l’avenir dans une fête de charité.
— Bast ! cela amusera les hommes, avait répondu la duchesse.
L’abbé Glouvet, consulté, dit « de laisser faire, que c’était encore du spiritualisme ».
On se demandait les uns aux autres si la somnambule était jolie et l’on riait en voyant remuer la toile qui bouchait l’entrée.
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On arrêtait Roger pour lui demander qui étaient Lia et ces Monach. Ses camarades lui faisaient compliment d’être le propriétaire d’une si jolie fille.
Mme Monach admirait avec orgueil cette foule qui était venue chez elle, en somme. Elle vit au travers quelques grandes dames de sa religion : celles-ci aimables et se tenant sur une extrême réserve. Être du monde est un luxe qu’on permet peu à la vanité des derniers venus.
Monach s’empressait autour de la mère de Courtaron ; il lui demandait les noms des gens qu’il voyait passer et se faisait présenter aux personnages. Sa face s’éclairait en dessous. Cent sortes de convoitises couraient sous la peau de son visage. Quand il ne se sentait pas observé, il promenait des regards très durs sur cette foule élégante où il connaissait peu de monde et entendait peu de choses.
Lia, pour sa première entrée dans le monde, avait un succès fou.
Elle portait une robe de satin blanc tout semé de petits bouquets de violettes naturelles, très habilement attachés de tous côtés. Sa mère fit même la remarque que cette robe originale ne pouvait être mise qu’une fois. On assiégeait le pavillon des fleurs. Elle se tenait debout dans cette toilette parfumée, souriait de bonne grâce et semblait si belle et si bien formée qu’on était un peu intimidé devant elle. Elle mettait à vendre ses fleurs tant de sérieux, d’à-propos et de séduction naturelle, qu’il paraissait à chacun qu’en obtenant d’elle une fleur, il obtenait une faveur particulière. Elle avait en toute sa personne ce don merveilleux qu’ont certaines comédiennes, de poser devant la foule d’une telle façon, que le plus humble des spectateurs s’imagine que c’est lui précisément que ces yeux regardent, lui que ces sourires viennent chercher, que c’est pour lui enfin que cette poitrine doucement soulevée respire. Une puissance émanait d’elle et prenait tout ce qu’elle rencontrait d’attention.
La foule qui tendait vers elle ne tarissait point. Tous les hommes la trouvaient belle, mais d’une façon différente, comme si elle eût eu dans sa beauté de quoi plaire à tous à la fois. Un air d’ennui était mêlé à toutes ses attitudes et lui donnait une sorte de nonchalance qui sollicitait. Les femmes, ou bien se récriaient et l’admiraient de toute leur force, ou bien ne lui accordaient rien.
Le général était dans le comptoir. Il se trémoussait auprès d’elle, faisant très mal des bouquets de trois fleurs et les rangeant ensuite comme il pouvait. On ne le trouvait point à sa place. Mais la duchesse des Baux le défendait, disant que c’était pure jalousie ; et très emmitouflée dans ses châles, se levant à demi dans son comptoir, elle déclarait, en lorgnant avec son binocle, que cette jeune fille était de tout point superbe.
La journée finissait. Le soleil à son déclin éclairait encore les dernières branches des tilleuls, couverts des tendres feuilles du printemps. Des toits mollement dorés par le couchant, des vitres rouges comme des fournaises, tombait une lumière diffuse, qui, dans l’atmosphère déjà humide et bleue, ressemblait à de l’eau dans un aquarium. Cette clarté fluide, qui venait faussement, par reflet, donnait une grande vigueur aux traits arrêtés de Mlle Monach. Sa beauté en parut plus ferme encore et plus réelle, s’il était possible.
Elle avait des fidèles qui ne quittaient point son pavillon. Elle leur souriait pour les retenir ; mais elle s’aperçut tout à coup que les fleurs manquaient. Le général fit des signaux de détresse aux domestiques disposés de place en place dans la fête, et Roger partait déjà pour chercher lui-même des fleurs nouvelles, quand Lia eut tout à coup une bonne idée.
Elle arracha un des bouquets de violettes de sa robe et l’offrit à la première main qui se tendit. C’est autour d’elle un cri d’enthousiasme. Le général veut qu’on vende ces bouquets plus cher que les autres. Dans le désordre final, on se presse plus fort autour du comptoir. C’est à qui aura de ces fleurs. Le général prend des ciseaux et, avec des précautions infinies, travaille à la dépouiller.
« Puis-je prendre ce bouquet, Mademoiselle ?
— Qui, Monsieur.
— Et celui-là ?
— Oui, Monsieur.
— Il faut donc tout prendre ?
— Certainement, Monsieur.
— Je ne vous pique point ?
— Du tout, Monsieur. ».
Roger fait son office autour de cette belle personne. Il cueille des bouquets dans le dos, près du cou, autour de la taille, pendant que le général, à genoux, s’occupe délicatement de la jupe.
« Vous êtes bien bonne de vous laisser ainsi faire, Mademoiselle.
— C’est bien naturel, Monsieur. »
De petites taches brunes apparaissaient à mesure sur le satin blanc de la robe. Lia se tient droite et presque immobile, un peu confuse, les yeux baissés. Mais sa timidité même demande l’attention. On se ruine autour d’elle à payer ces fleurs encore tièdes et un peu fanées.
La vérité de la scène est saisissante pour qui a assisté à ces fêtes mondaines dont la charité est le prétexte il est vrai, mais dont le but est souvent tout autre. Pour revenir aux Monach de M. de Bornier, ils ont fait leur chemin dans le monde… des lecteurs, et c’est toujours pour Israël du terrain gagné.
VIII. Anatole France. Livre de mon ami. — 1885.
M. Anatole France vient de nous donner le Livre de mon ami. Il est écrit de la même encore que Sylvestre Bonnard, dont on se rappelle le succès. Même grâce attendrie, même charme d’émotion voilée ; seulement, cette fois, ce sont de jeunes visages que nous montre M. Anatole France ; il nous initie aux joies, aux douleurs, aux amours d’un enfant, et il groupe autour de son « petit bonhomme » des figures de femmes d’une délicatesse charmante.
Il faut dire de ce livre, pensé par un esprit réfléchi et profond, conçu avec humour, écrit éloquemment, que la lecture en est douce et bienfaisante. Je coupe un peu au hasard parmi les charmants chapitres qui composent le livre, ces quelques pages qui brillent comme d’un reflet du charme des Confessions :
Parmi les amies de ma mère, il en était une auprès de laquelle j’aurais particulièrement aimé me tenir et causer longtemps.
C’était la veuve d’un pianiste mort jeune et célèbre, Adolphe Gance. Elle se nommait Alice.
Je n’avais jamais bien vu ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses dents… Comment bien voir ce qui flotte, brille, étincelle, éblouit ? mais elle me semblait plus belle que le rêve et d’un éclat surnaturel. Ma mère avait coutume de dire qu’à les détailler les traits de madame Gance n’avaient rien d’extraordinaire.
Chaque fois que ma mère exprimait ce sentiment, mon père secouait la tête avec incrédulité. C’est qu’il faisait sans doute comme moi, cet excellent père : il ne détaillait pas les traits de Mme Gance. Et, quel qu’en fût le détail, l’ensemble en était charmant.
Ne croyez point maman ; je vous assure que Mme Gance était belle. Mme Gance m’attirait ; la beauté est une douce chose ; Mme Gance me faisait peur : la beauté est une chose terrible.
Un soir que mon père recevait quelques personnes, Mme Gance entra dans le salon avec un air de bonté qui m’encouragea un peu.
Elle prenait quelquefois, au milieu des hommes, l’air d’une reine qui jette à manger aux petits oiseaux. Puis, tout à coup, elle affectait une attitude hautaine ; son visage se glaçait et elle agitait son mouchoir parfumé comme pour chasser au loin le dégoût qui l’enveloppait. Je ne m’expliquais pas cela.
Je me l’explique aujourd’hui parfaitement : Mme Gance était coquette, voilà tout.
Je vous disais donc qu’en entrant dans le salon ce soir-là, elle jeta à tout le monde et même au plus humble, qui était moi, quelques miettes de son sourire. Je ne la quittai point du regard et je crus surprendre dans ses beaux yeux une expression de tristesse ; j’en fus bouleversé. C’est que, voyez-vous, j’étais une bonne créature. On la pria de jouer au piano. Elle joua un nocturne de Chopin : je n’ai jamais rien entendu de si beau. Je croyais sentir les doigts d’Alice, ses doigts longs et blancs, dont elle venait d’ôter les bagues, effleurer mes oreilles d’une céleste caresse.
Quand elle eut fini, j’allai d’instinct et sans y penser la ramener à sa place et m’asseoir auprès d’elle. En sentant les parfums de son sein, je fermai les yeux. Elle me demanda si j’aimais la musique ; sa voix me donna le frisson. Je rouvris les yeux et je vis qu’elle me regardait ; ce regard me perdit.
— Oui, Monsieur, répondis-je dans mon trouble…
Puisque la terre ne s’entrouvrit pas en ce moment pour m’engloutir, c’est que la nature est indifférente aux vœux les plus ardents des hommes.
Je passai la nuit dans ma chambre à m’appeler idiot et brute et à me donner des coups de poing par le visage. Le matin, après avoir longuement réfléchi, je ne me réconciliai pas avec moi-même. Je me disais : « Vouloir exprimer à une femme qu’elle est belle, qu’elle est plus que belle et qu’elle sait tirer du piano des soupirs, des sanglots et des larmes véritables, et ne pouvoir lui dire que deux mots : Oui, Monsieur, c’est être dénué plus que de raison du don d’exprimer sa pensée. Pierre Nozière, tu es un infirme, va te cacher ! ».
Hélas ! je ne pouvais pas même me cacher tout à fait. Il me fallait paraître en classe, à table, en promenade. Je cachais mes bras, mes jambes, mon cou, comme je pouvais. On me voyait encore et j’étais bien malheureux. Avec mes camarades, j’avais au moins la ressource de donner et de recevoir des coups de poing ; c’est une attitude cela. Mais avec les amies de ma mère, j’étais pitoyable. J’éprouvais la bonté de ce précepte de l’lmitation :
Fuis avec un grand soin la pratique des femmes !
« — Quel conseil salutaire ! me disais-je. Si j’avais fui Mme Gance dans cette soirée funeste où, jouant un nocturne avec tant de poésie, elle fit passer dans l’air je ne sais quels frissons ; si je l’avais fuie alors, elle ne m’aurait pas dit : « Aimez-vous la musique ? » et je ne lui aurais pas répondu : « Oui, Monsieur. »
Ces deux mots : « Oui, monsieur », me tintaient sans cesse aux oreilles. Le souvenir m’en était toujours présent, ou plutôt, par un horrible phénomène de conscience, il me semblait que, le temps s’étant subitement arrêté, je restais indéfiniment à l’instant où venait d’être articulée cette parole irréparable ; « Oui, Monsieur. » Ce n’était pas un remords qui me torturait. Le remords est doux auprès de ce que je ressentais. Je demeurai dans une sombre mélancolie pendant six semaines.
Quelques pages plus loin, je rencontre cette note charmante :
J’ai retrouvé Mme Gance aux eaux, dans la montagne, cet été. Un demi-siècle pèse aujourd’hui sur la beauté qui me donna mes premiers troubles, et les plus délicieux. Mais cette beauté ruinée a de la grâce encore. Je me relevai moi-même en cheveux gris du vœu de mon adolescence :
— Bonjour, Madame, dis-je à Mme Gance.
Et, cette fois, hélas ! l’émotion des jeunes années ne troubla ni mon regard ni ma voix.
Elle me reconnut sans trop de peine. Nos souvenirs nous unirent et nous nous aidâmes l’un l’autre à charmer par des causeries la vie banale de l’hôtel.
Bientôt des liens nouveaux se formèrent d’eux-mêmes entre nous, et ces liens ne seront que trop solides : c’est la communauté des fatigues et des peines qui les forme. Nous causions tous les matins, sur un banc vert, au soleil, de nos rhumatismes et de nos deuils. C’était matière à longs propos. Pour nous divertir, nous mélangions le passé au présent.
— Que vous fûtes belle, lui dis-je un jour, Madame, et combien admirée !
— Il est vrai, me répondit-elle en souriant. Je puis le dire, maintenant que je suis une vieille femme ; je plaisais. Ce souvenir me console de vieillir. J’ai, été l’objet d’hommages assez flatteurs. Mais je vous surprendrais bien si je vous disais quel est de tous les hommages, celui qui m’a le plus touchée.
— Je suis curieux de le savoir.
— Eh bien, je vais vous le dire. Un soir (il y a bien longtemps), un petit collégien éprouva en me regardant un tel trouble qu’il répondit : Oui, Monsieur ! à une question que je lui faisais. Il n’y a pas de marque d’admiration qui m’ait autant flattée et mieux contentée que ce « Oui, Monsieur ! » et l’air dont il était dit. Je ne sais ce qui m’a retenue d’embrasser ce gamin-là sur les deux joues.
Bien d’autres pages délicates et sincères seraient à citer de ce volume, et je renvoie le lecteur au charme de sa lecture. (Calmann-Lévy, éditeur.)
IX. Albert Delpit. Solange de Croix-Saint-Luc. — 1885.
Nos lecteurs nous sauront gré de leur citer un des passages les plus dramatiques du bon livre de M. Albert Delpit : Solange de Croix-Saint-Luc, qui vient de paraître chez Paul Ollendorff. Solange, déjà veuve de l’homme qu’elle n’a jamais aimé, va céder à celui auquel, depuis longtemps, elle a donné son cœur et qui est son fiancé. Elle est rappelée à la réalité terrible par les cris déchirants de son fils qu’on lui enlève de force sur l’instigation de la vieille douairière de Croix-Saint-Luc, un type très curieux de femme hautaine et impitoyable.
Elle fermait des yeux et se laissait glisser entre les bras de Bertrand. Il la retrouvait frissonnante comme la veille, mais abandonnée déjà et presque vaincue. Elle soupirait, nouant ses mains autour du cou de son ami, brûlée par cette ardeur qui le consumait. Leurs lèvres s’unirent et sa tête pencha en arrière. Elle eut une dernière résistance, essayant de s’échapper des bras qui la tenaient enlacée ; mais elle était sans force, à demi pâmée… Une minute encore et elle lui appartenait, et leur extase délicieuse se fondait dans l’oubli de toutes choses…
Le jour baissait rapidement. Une ombre grise emplissait le salon. Ils étaient seuls, bien seuls. Soudain un cri, un cri déchirant traversa l’air.
— Maman, maman, au secours !
Solange repoussa Bertrand. Elle était droite, immobile.
— Avez-vous entendu ?
Non. Il n’entendait rien. Rien que la mer qui se brisait avec fureur, et le vent qui gémissait, et les plaintes bruyantes de la nature tourmentée. Il la serrait de nouveau entre ses bras ; mais elle se débattait, maintenant.
— Hervé t’appelle ?… Non, non, ma chérie, nous sommes seuls… Ah ! je t’adore…
Et il étouffait ses paroles sous ses baisers, et le feu qui le dévorait se glissait lentement dans les veines de la jeune femme, quand des cris éclatèrent au dehors. C’étaient des bruits de voix, et de nouveau cet appel désespéré :
— Maman ! maman !
Elle avait bien entendu. D’un bond, elle repoussa Bertrand ; elle courut à la porte et s’élança dans l’escalier. Une dizaine de personnes s’agitaient sur la plage. La nuit tombait. Les réverbères s’allumaient, piquant d’une lueur pâle l’obscurité naissante. Un groupe compact remuait, et c’étaient des exclamations mêlées de jurons, quelque chose comme une lutte violente. Solange courait. Avec une force surhumaine, elle écarta deux ou trois personnes. Hervé se débattait dans les bras d’Ehrmann, qui se dirigeait vers la plage. Trois ou quatre matelots, à coups de poing, repoussaient ceux qui voulaient défendre l’enfant. Solange renversa presque un de ces hommes, taillé en hercule : les mains délicates de la jeune femme avaient une puissance irrésistible. Ceux qui étaient là reculaient. Il y eut une espèce de trouée, dont le Flamand profita pour courir au rivage. Mais la mère lui avait saisi le bras. Et Hervé se débattait, criant toujours :
— Maman… maman… au secours !…
Elle le tenait. Oh ! on ne le lui prendrait plus maintenant ! Soudain, l’un des matelots qui escortaient Erhmann la prit à bras-le-corps. Elle perdit l’équilibre et tomba sur les genoux. Ce fut assez. Ehrmann courut une dizaine de pas et sauta dans une barque où ses complices le rejoignirent.
— Nagez ! dit une voix.
Et le canot s’ébranla. Solange s’était relevée. Elle courait elle aussi, elle courait vers cette barque qui emportait le meilleur de son âme, les yeux fixés sur Hervé, qui se débattait, qui luttait, qui jetait toujours son cri désespéré :
— Maman !… Ô maman ! maman !…
L’eau mouillait ses pieds. Elle ne sentait rien. Elle avançait toujours, mais lentement, manquant de tomber, buttant contre le sable. Elle entra dans la mer, les bras tendus, les lèvres entrouvertes, sans un cri, raide comme une statue. Elle avait de l’eau jusqu’au-dessus de la cheville. Elle avançait toujours. Le canot filait, se dirigeant sur le vapeur qui tirait des bordées, l’ancre levée, attendant sa proie.
Sur la plage, le rassemblement augmentait. Déjà quelques barques se détachaient pour courir sus aux ravisseurs. Mais ceux-ci avaient trop d’avance. Et les clameurs croissaient, et les yeux étaient fixés sur cette malheureuse femme, les cheveux épars, qui marchait dans la mer, intrépidement, comme si le gouffre devait s’entrouvrir devant son désespoir. Maintenant elle avait de l’eau à mi-jambe. Une vague la renversa. Elle se releva, marchant toujours. Une seconde vague l’atteignit en plein corps. Elle disparut. Alors on s’élança pour l’arracher à cette mort qu’elle semblait chercher. Elle se débattait. Il fallut la saisir, l’enlever de force. Elle était comme folle ; elle criait :
— Hervé ! Hervé !
Et elle luttait, ne sentant pas le froid qui l’envahissait, insensible aux choses extérieures, regardant toujours ce canot mince qui filait sur les lames avec la vélocité d’une flèche. Quand on la déposa sur le sable, elle ne se tenait plus debout. Une dernière fois, elle tendit ses bras vers la mer complice, criant toujours :
— Hervé ! Hervé ! Hervé !
La barque n’était plus qu’un point obscur sur la vague noire. On la vit accoster le yacht, qui jeta un flot de fumée et courut sur les lames, s’inclinant comme pour saluer la haute mer. Solange regardait. Elle ne pouvait pas détacher ses yeux de ce spectacle qui lui déchirait le cœur. Autour d’elle, on racontait le drame. Le valet de chambre, qu’on avait gagné, s’était présenté chez Mme Van den Leghe pour prendre l’enfant. On le lui avait donné sans méfiance. À peine arrivé sur la plage, il l’avait soulevé entre ses bras et s’était mis à courir. C’est alors qu’Hervé avait crié et qu’à ses cris on était venu…
Solange n’entendait rien. Elle restait debout, livide, les yeux agrandis par le désespoir, les bras tendus, comme si de ses frêles mains elle pouvait retenir le vaisseau qui fuyait à tire-d’aile, ainsi qu’un oiseau de proie. Il disparaissait déjà dans la nuit. Elle le vit s’éloigner, s’éloigner encore, franchir les passes…
Alors, sans un cri, elle tourna sur elle-même et tomba raide, d’un coup, tout de son long, enfonçant dans le sable humide son visage convulsé.
Comme on le voit, ce ne sont pas les tableaux dramatiques et émouvants qui manquent à la nouvelle l’œuvre de M. Albert Delpit. Prise ainsi isolément, cette scène peut paraître un peu forcée, elle n’est que naturelle dans le roman, dans le milieu ou l’auteur l’a placée.
X. Hector Malot. Le Sang bleu. — 1885.
Voici un nouveau roman de M. Hector Malot : le Sang bleu. Le titre indique jusqu’à un certain point le sujet, — l’infatuation de la naissance avec ses dédains, ses hauteurs, sa fierté, son orgueil. Qu’une belle-mère, douée de toutes ces qualités, marie sa fille à un parvenu, il est facile d’imaginer la vie aimable que se sera procurée celui-ci.
C’est là le roman.
Mais il n’y a pas que cette lutte, il y a encore une étude de caractère, celle de la fille de ce parvenu (il était veuf) qui fournit le prétexte d’un récit des plus émouvants et des plus dramatiques, de pages doucement poignantes ou poétiques qui toucheront certainement tous les lecteurs.
Ce roman appartient à l’heureuse veine qui a déjà donné à M. Malot : Paulette, la Petite Sœur et Micheline, c’est dire que, comme dans ces romans, c’est une jeune fille qui conduit l’action et que c’est sur elle que porte l’intérêt et la lumière.
Pour donner idée du charme et de la légèreté du livre, je citerai cette petite scène entre le parvenu et sa fille qui, devenus les esclaves de leur situation et de leur fortune, vivent dans le respect et la crainte de l’institutrice de l’enfant.
Il était d’usage que l’institutrice ne restât au salon que lorsqu’elle en était priée ; ce soir-là, Guillaumanche, voulant être seul avec Nicole, ne lui dit rien et, en sortant de table, elle remonta chez elle.
C’était le moment de l’intimité et de la causerie ; Guillaumanche fumait un cigare en parcourant les journaux, et Nicole, sous la lampe, feuilletait des livres à images, en communiquant tout haut ses impressions et ses idées à son père.
Ce soir-là, il en fut comme tous les jours ; seulement Guillaumanche, au lieu de s’asseoir, se mit à marcher par le salon, et à deux reprises il jeta dans la cheminée ses cigares, qui ne voulaient pas brûler ; alors Nicolle, qui l’observait, se leva et se dirigea vers la porte.
— Est-ce que tu veux déjà te coucher ? demanda-t-il,
— Non, je reviens,
En effet, elle reparut bientôt ; les deux mains derrière le dos, comme si elle cachait quelque chose, elle s’avança vers son père en souriant.
— Que caches-tu donc ?
— Une surprise. Autrefois, chez nous, rue Claude-Vellefaux, tu ne jetais pas tes cigares au feu avec impatience ; dans ton fauteuil, content de te reposer, tu fumais ta pipe et tu n’avais pas cette figure préoccupée. Tiens.
Ramenant ses deux mains en avant, dans l’une elle montra une pipe en écume et dans l’autre une blague.
— Voilà ta pipe ; fume-la comme autrefois ; personne ne viendra te déranger.
— Quelle bonne petite fille tu es ! dit-il en l’embrassant.
Elle le poussa doucement vers un fauteuil devant la cheminée, et le faisant asseoir :
— Mets-toi là, au lieu de te promener, et je vais te jouer quelque chose. Qu’est-ce que tu veux que je te joue ?
— Mais ta sonate.
Elle le menaça du doigt, et courant à un casier à musique placé auprès du piano, elle prit dans un tiroir, cachée sous un amas de musique, une partition de petit format, à la reliure fanée, et, revenant à son père :
— C’est la Fille de Madame Angot que je vais te jouer, comme autrefois. Hier la générale a eu la migraine et j’en ai profité pour revoir Madame Angot afin de te la jouer quand nous serions seuls. Nous sommes seuls, personne ne peut venir ; à bas la sonate, vive Madame Angot ! Seulement je vais jouer piano pour que la générale n’entende pas. Qu’est-ce qu’elle dirait ?
Courant au piano, elle se mit à jouer l’ouverture, puis après le chœur de sortie « Très jolie, peu polie », puis le chœur des conspirateurs.
Allongé dans son fauteuil avec béatitude, Guillaumanche, tout en fumant sa pipe, fredonnait les motifs qu’elle jouait ; quand elle arriva à la valse, entraîné par le rythme, il se leva et se mit à tourner en chantonnant :
Tournez, tournez, qu’à la valse on se livre.La porte s’ouvrit et l’institutrice parut :
— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle sans apercevoir Guillaumanche dans l’ombre.
Mais à ce moment même elle le vit ; il était resté un pied en l’air, sa pipe à la main, la bouche ouverte en O, tandis que Nicole, les pains levées, n’osait les poser sur le piano.
Il fallait sortir de cette situation ridicule :
— C’est Nicole, dit-il, qui me montrait… par un exemple la différence qu’il y a entre la bonne et la mauvaise musique, entre sa sonate et une opérette… vulgaire.
Quelle charmante scène de comédie dans ces deux pages.
XI. Adoré Floupette. Déliquescences. — 1885.
Un tout petit volume à signaler : les Déliquescences, par M. Adoré Floupette. Comme sous-titre, M. Adoré Floupette a écrit : Poèmes décadents. Je cueille ces deux quatrains à la fin d’un petit poème intitulé Remords :
C’est vrai pourtant, je suis un mécréant,J’ai fait bien souvent des cochonneries ;Mais, ô reine des étoiles fleuries !Chaste Lis, prends en pitié mon néant.Si tous les huit jours je te paie un cierge,Ne pourrai-je donc être pardonné,Je suis un païen, je suis un damné,Mais je t’aime tant, canaille de vierge !
L’auteur aura beau dire qu’il a voulu persifler dans leur langage les naturalistes de la poésie, il ne sera pas cru par tout le monde, et ce sera son châtiment. Ce n’est pas impunément qu’on a de l’esprit en vers.
XII. Émile Bergerat. Le Viol. — 1885.
Commençons par le roman à sensation que M. Émile Bergerat vient de publier chez Ollendorff ; le titre est gros et inquiétant : le Viol. Aussi n’a-t-il été probablement choisi que pour attirer le regard et intriguer l’esprit. D’un accent ironique et gouailleur, l’auteur nous soumet une des plus cruelles énigmes du cœur humain. Il me sera plus aisé de m’expliquer en citant le livre lui-même.
Voici en quelques lignes la donnée de ce drame étrange, qui ne tend à rien moins qu’à prouver que, sans l’adultère, il y aurait moins de bons ménages qu’on n’en compte généralement.
La comtesse Flore de Frileuse, veuve d’un général, a depuis un mois marié sa nièce Gilberte ; elle lui a fait épouser un romancier, Maxime, qui est servi par un domestique, un garçon répondant au nom de Brutus, lequel se croit poète, et joue in petto les Ruy Blase ; sa jeune maîtresse est à son goût ; il ne le lui dira jamais, mais il le prouvera par un crime. Un soir, Maxime apprend que son père est mourant au Havre ; il part. Mais un accident lui a fait manquer l’heure ; il rentre dans la nuit pour passer le temps d’attendre un autre train. Ne voulant pas causer l’émotion de la surprise à sa femme, il reste au coin du feu avec sa tante. Un bruit se fait entendre dans le jardin de l’hôtel isolé. Maxime s’élance et revient atterré au bout d’un quart d’heure. Sa femme, endormie par le chloroforme, a été, sans avoir pu s’en apercevoir, victime du plus ignoble et du plus lâche attentat. Gilberte ne saura jamais rien et le criminel sera puni. Son frère, qui, avec un ami, le docteur Livournet, était là le soir du crime, s’est chargé du soin du châtiment. Il va à Londres, où s’est réfugié Brutus, et lui fait sauter la cervelle. Puis il revient.
En vain l’âme de Gilberte est-elle restée immaculée, la souillure de son corps inspire un dégoût invincible à Maxime. Aussi, quand Xavier, son beau-frère, vient lui dire : « J’ai tué le misérable ! » il ne trouve à lui répondre que cette phrase : « Ton meurtre est-il donc une solution ? » Brutus mort est et restera toujours vivant pour lui. Tout ce que la raison humaine peut renfermer de logique est en vain employé pour ranimer l’amour de Maxime pour sa femme ; il écoute, il essaye de se vaincre ; la nature plus forte l’éloigne de cette femme, à qui il ne peut rien reprocher et qui ne comprend pas la répulsion qu’elle inspire.
Xavier le supplie de raisonner. Le hasard fournit à Maxime son plaidoyer par un exemple. Une douzaine de poires a été apportée par un commissionnaire à demi ivre ; le sentiment du devoir a abandonné le pauvre Auvergnat, qui, en chemin, a mis la dent sur une des poires qui lui ont été confiées. Pour répondre à Xavier, Maxime va chercher le fameux panier de fruits :
Il revint avec la corbeille, qu’il porta sur la table. Et y prenant celle que le commissionnaire avait entamée :
— Voici un fruit rare, précieux et digne des plus nobles lèvres. Un ignoble goujat y a laissé la trace de ses mâchoires. Prends ce fruit, Xavier, et finis-le !
Et il lui tendit la poire.
Xavier eut un mouvement instinctif de recul.
Interdit, il fit un effort, prit la poire et la regarda.
— Pouâh ! dit-il.
Et il la jeta devant lui.
— Je n’ai plus rien à te dire, observa Maxime, qui prit son chapeau et sortit.
Xavier ne trouva pas un mot pour le retenir.
L’argument de la poire était concluant, sans réplique, irréfutable. Il allait directement de l’homme à l’homme et frappait en pleine masculinité.
Le frère lui-même était cloué au mur par le mari
— Finis la poire !
Rien à répondre.
Ô honte de la bête qui est en nous !
S’il ne pouvait pas, lui, Xavier, placer ses dents sur la trace des dents d’un rustre, à plus forte raison Maxime ne pouvait-il poser ses lèvres là où la bouche d’un goujat avait pâmé.
Cela ne se raisonnait pas. C’était instinctif, absolument !
La tête sur le billot, Xavier n’eût pas fini la poire.
Il la ramassa, non pas à pleine main, mais par la queue, entre l’index et le pouce, comme une chose dégoûtante, et il la plaça sur le coin de la table. Elle arrivait à lui faire horreur !
Pourquoi ?
N’était-ce pas un homme comme lui, ce commissionnaire ? Ses dents étaient-elles d’un autre ivoire que les siennes ?
— Est-il possible ? se disait-il. Qu’est-ce que j’ai donc ?
Il prit un couteau à papier sur le bureau de Maxime, et il poussa la poire de façon à ne plus la voir que du côté où elle était intacte.
Même de ce côté, il la trouvait ignoble.
L’attaquer par-là, au rebours de la morsure, en la tenant avec ce couteau à papier ?…
— Non, tout le fruit était souillé…
Et il avait invoqué devant Maxime la force de l’équité !
Il en avait appelé à son honneur d’être raisonnable et pensant !
Il avait parlé du rôle de l’âme dans l’amour !
De quoi était-il fait, l’amour du mâle, s’il regimbait contre une fatalité évidente, une irresponsabilité, un hasard, un crime ?
Ce n’étaient même plus les mœurs sentimentales de la monogamie chrétienne qui disaient : Non ! C’étaient les sens.
La nature éteignait sa flamme ; elle reniait sa loi de reproduction ; elle démentait ses décrets de l’attraction des sexes ; elle apostasiait devant un viol.
L’amour mâle n’était donc pas autre chose que l’égoïsme inavoué de la jouissance !
— Finis la poire !
Alors il y revint, à cette poire !
Il essaya de surmonter son dégoût.
Il ferma les yeux pour la toucher.
Il mit ses gants !…
Il la piqua avec le couteau à papier et l’approcha de ses lèvres :
— Si tu y mords, se disait-il pour s’encourager, ta sœur est peut-être sauvée. Maxime n’osera plus parler de répulsion. Ne feras-tu pis cela pour Gilberte, ta sœurette bien-aimée ?
Mais une nausée lui monta à la gorge et le fit saliver ! Il dut renoncer à sa résolution.
Ah ! oui, la tante Flore avait raison, et c’était une drôle de bête qu’un homme !
Et il comprit alors toute la profondeur du mot qu’elle lui avait dit la nuit de l’attentat : le danger n’est pas dans le crime, mais dans la souillure qu’il laisse à la victime.
Xavier avait tué Brutus pour rien.
À vrai dire, c’est ici que commence le roman, j’allais dire la pièce ; la comtesse Flore, qui, comme je l’ai dit, regarde l’adultère comme une nécessité conservatrice des bons ménages, imagine de faire croire à son neveu que sa femme nourrit un secret sentiment pour un autre que lui. Ici, révolution complète dans le cerveau de Maxime et développement de cette thèse, que la tache morale est autrement flétrissante que la tache physique. Je renvoie au livre pour les détails du plaidoyer qui y sont très curieusement présentés. Mais, à la fin, Maxime devine la comédie, et tout serait perdu si le docteur Livournet ne constatait une grossesse de quatre mois, alors qu’il n’y en a que trois du fait que tout le monde devra toujours ignorer. Cet enfant, celui de Maxime, enlève tout, il efface tout, il emporte le viol avec lui.
Telle est la donnée de ce livre à qui la hardiesse du fond et l’originalité de la forme assure dès aujourd’hui un succès de curiosité ; l’autre succès peut venir après, malgré l’espèce de répulsion, d’antipathie qu’inspire le sujet. Beaucoup d’esprit, de saillies, de ce sel qu’il faut au théâtre, où nous verrons peut-être quelque jour se débattre (sous un autre titre) la dernière œuvre de M. Émile Bergerat.
Finissons par ce mot charmant de la comtesse Flore, à qui son neveu dit, en l’entendant professer certaines opinions : — Vous vous calomniez ; moi, je suis sûr que vous avez toujours été une très honnête femme. — Ton oncle l’a prouvé dans trois duels ! répond-t-elle avec une charmante étourderie !
XIII. Victor Hugo. Théâtre en liberté. — 1886.
Il importe peu que la critique parle le jour ou le lendemain d’un livre de Victor Hugo ; dès l’avant-veille de son apparition, la France qui lit en sait déjà les plus beaux morceaux par cœur. C’est ainsi que, quand le Théâtre en liberté a été mis aux vitrines des libraires, chacun citait des fragments de la Forêt mouillée, des Gueux, de Mangeront-ils ? d’Être aimé, de l’Épée, etc.
Ce livre, que les pieux soins de MM. Vacquerie et Paul Meurice viennent de former des pages éparses du grand poète, n’a pas à être ◀jugé▶ plus que Ruy Blas ou les Feuilles d’automne n’est pas une œuvre des dernières heures de Victor Hugo, et chacun de ces vers inédits est frère d’âge de ceux qu’il a publiés aux plus beaux jours de son talent. Qu’on ne s’évertue pas à y sentir le poids de l’âge, ils sont tous du temps de la vigoureuse jeunesse de l’auteur des Contemplations.
Parmi les beaux morceaux du Théâtre en liberté, je lis le roman de cette
grand-mère qui, du haut de son margraviat, a maudit l’amour de son fils pour une pauvre
fille. Le fils et la bru ne s’inquiètent guère des fureurs de la brave dame, et leur
amour, qui a pris une forêt pour cadre, s’y écoule de la façon la plus poétique et la
plus charmante. Un exemple. Germaine dit à Charles : « Je n’aimerai que deux
choses au monde, toi et nos enfants. »
EMMA GEMMA
… Toi, nos enfants. J’ai tout ; rien ne me tente.Je ne crains rien ; qui donc pourrait trahir ici ?Nous sommes innocents, et la nature aussi.La forêt est pour nous ; je serais curieuseDe savoir si j’ai fait quelque chose à l’yeuse ;Les fleurs n’ont nul motif de nous vouloir du mal.………………………………………………………Le bonheur fait l’effet, ne l’éprouves-tu pas,Qu’on est chaque matin remariés tout bas ?On sent quelqu’un, très loin et tout près, qui dans l’ombreMet sur vous en silence une grande main sombre ;On chante, on rit, on sent que l’âme est à genoux ;Et l’on a sur le front je ne sais quoi de doux,L’air, le printemps, le ciel, l’amour profond des choses,Des bénédictions faites avec les roses.…………………………………………………………CHARLES
… Dieu veut que, parfois, l’ombre ait une âme gaie ;Et cette âme, c’est toi. Ma tête fatiguéeSe pose sur ton sein, point d’appui du proscrit.L’ombre, le voyant rire, a confiance et rit.Les roses pour s’ouvrir attendent que tu passes.Nous sommes acceptés là-haut par les espaces,Et, tu dis vrai, les champs, les halliers noirs, les montsSont de notre parti, puisque nous nous aimons.Oui, rien n’est méchant, rien., rien, pas même l’ortie.Que c’est charmant, l’étang, l’aurore, la sortieDes nids au point du jour, chacun risquant son vol,L’herbe en fleur, Dieu partout, la nuit, le rossignol ;Toute cette harmonie est une sombre joute,Exquise en son mystère, et ta beauté s’ajouteÀ la forêt, au lac, à l’étoile des cieux.Le chêne, en te voyant, frémit ce pauvre vieux ;La source offre son eau, la ronce offre ses mûres,Et les ruisseaux, les prés, les parfums, les murmures,Semblent n’avoir pour but que d’être autour de toi.Emma, tu vas, tu viens, tu me parles ; sans quoiJe mourrais. Avec nous l’ombre est de connivence :Peut-être quelque bras pour nous saisir s’avance,Mais cet âpre désert nous cache, et, doucement,Nous adopté, gagné par ton enchantement,On te sent dans ces bois une espèce de fée ;Tu dois, à ton insu d’un nimbe d’or coiffée,Être une sainte ailleurs, dont c’est la fête ici.Tu m’aimais à seize ans ! Oui, tout te dit : merci !L’épanouissement universel t’encense.Être une grâce, Emma, c’est être une puissance.Ô solitude ! on aime, et vivre semble aisé.C’est l’été, c’est midi, tout pardonne apaisé.L’eau court sous les cressons, l’oiseau dans l’azur plonge,Et les arbres profonds ont l’air de faire un songe.Dieu tient l’homme et l’emplit d’amour, en se servantDes bois, du mois de mai, du nuage et du vent.La vie auprès de toi, que sais-je ? c’est le charme.Nos enfants sur le seuil, dans les fleurs une larme,Tout jusqu’à ces gazons qui languissent le soir,Prétextes à te mettre aux mains un arrosoir,Et quelque pâtre au loin dont on entend la flûte !
Le reste est encore plus charmant. La grand-mère accourt avec ses soldats pour séparer le mari de la femme ; elle a voulu tout voir par elle-même ; elle se glisse furtivement et surprend, dans une pièce de l’humble logis, ses petits-enfants, les enfants de son fils, jouant ensemble. Elle écoute leur dialogue, voit s’ébattre leurs grâces ; elle les regarde, les aime, ouvre ses bras et les serre sur sa poitrine. Voilà tout, le drame est fini ; il y a peut-être dix vers de dénouement ; c’est un chef-d’œuvre.
XIV. Th. Bentzon. Une conversion. — 1886.
Une conversion, tel est le titre du dernier livre que M. Th. Bentzon vient de publier chez Calmann-Lévy ; il se compose de trois nouvelles absolument charmantes et dont la dernière : la Dot de Katel, est particulièrement attachante. Bentzon est trop connu par ses œuvres personnelles et ses très remarquables traductions pour que nous ayons à le recommander autrement qu’en lui laissant la parole.
L’idée de cette nouvelle est des plus simples ; il s’agit d’un médecin qui reçoit une sorte de confession d’un pauvre diable, d’un galérien qui va mourir ; il veut laisser à sa fille un peu d’argent et l’un de ces objets que les forçats vendent aux visiteurs de leurs tristes demeures :
Le docteur, silencieux, regardait Nicolas Blitz :
— Vous n’ignorez pas, dit-il enfin, qu’il m’est défendu de prendre votre argent ; la loi veut que l’État hérite de vous.
— Oui, monsieur le docteur.
— N’importe, je le prendrai tout de même ; vous avez eu raison de compter sur moi.
— Merci, monsieur le docteur.
La voix s’affaiblissait de plus en plus.
— Si vous pouviez aussi lui faire remettre ça de ma part avec l’argent… (Il montra l’étui ébauché.) Si on pouvait lui dire que son père est mort en travaillant pour elle…
— Et qu’il l’aimait, dit le docteur complétant la pensée du forçat, lui suggérant les mots qu’il ne trouvait pas.
Une larme monta lentement jusqu’à la paupière, où elle s’arrêta comme étonnée, la première larme peut-être qui eût jailli de ce cœur endurci.
La sœur s’était approchée. Elle dit un mot au docteur.
— Voulez-vous voir M. l’aumônier ? demanda celui-ci.
Blitz répondit par un mouvement des épaules sur la signification duquel on ne pouvait se tromper ; puis il ferma les yeux et sœur Saint-Maurice soupira. C’était un pécheur de plus qu’elle voyait mourir dans l’impénitence finale. Tous les malades qu’on lui donnait à soigner étaient ainsi, presque sans exception. Peut-être ces damnés du bagne ne redoutent-ils pas un autre enfer. Dans leur argot sinistre, qui a trouvé pour la guillotine un nom épouvantablement expressif, la veuve, ils appellent la conscience, dont jamais ils n’ont en effet entendu le langage, la muette.
Sœur Saint-Maurice fit ce qu’elle faisait d’ordinaire : elle se mit à genoux près du lit et demanda au ciel, qu’il ne voulait pas implorer lui-même, la grâce de ce grand coupable.
— Nicolas Blitz, il en sera comme vous l’avez souhaité, dit le docteur en glissant le petit étui dans sa poche avec le reste.
— Seigneur, ayez pitié de lui 1 murmurait la sœur toujours à genoux.
Et le Seigneur eut pitié en effet de Nicolas Blitz.
Il rompit ses chaînes ce jour-là. Un forçat de moins au bagne, une fosse de plus au cimetière. Le père de Katel s’en alla content.
Le docteur finit par retrouver Katel, la fille du forçat.
Là commence un roman plein de charme dans son ensemble et ses détails ; rien de plus émouvant que le dénouement dont nous ne voulons pas éviter la surprise à nos lecteurs.
Exotique, une des trois nouvelles avec la Conversion, complète un volume qui sera certainement apprécié par les délicats.
XV. Jules de Glouvet. Le Père. — 1886.
Le Père, tel est le titre du roman que M. Jules de Glouvet, à qui l’on doit de belles études, je dirai presque de natures mortes, vient de publier chez Victor-Havard. Cette fois ce n’est pas à la nature inanimée que l’auteur a demandé son inspiration ; c’est à la nature humaine, à ses passions. Le milieu dans lequel vit l’auteur, dont je respecte l’anonyme, lui a permis de traiter facilement une grande question de droit. Sa science judiciaire n’a pourtant pas refroidi ses élans d’écrivain, et le Père est certainement un des événements littéraires de cette semaine.
En deux mots voici, l’action du roman :
M. de Vauldenay a, dans sa jeunesse, rencontré une femme mariée Mme de Loisail : le mari était absent, une petite fille naquit de cette liaison. M. de Loisail ne désavoua pas l’enfant dont il chercha vainement le père ; la pauvre femme mourut, et, éperdu de douleur, M. de Vauldenay fit enlever l’enfant. Elle grandit et devient une charmante jeune fille qui, loin de Paris, vit dans la retraite avec son père, M. de Vauldenay. Mais Christine, c’est son nom, aime un jeune voisin, Jacques de Nolles, qui, naturellement et honnêtement, veut l’épouser. Refus de M. de Vauldenay, qui ne peut donner d’état civil à son enfant. De charmantes pages décrivent les angoisses de ces trois personnages, et je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas pouvoir les citer. J’arrive au dénouement. M. de Loisail apparaît un jour ; il s’est remarié. Jacques va droit à lui, et puisqu’il est le père quem nuptiæ demonstrant, il lui demande la main de sa fille. Autre refus. M. de Loisail se vengera de M. de Vauldenay en le torturant et en usant de ses droits. C’est un personnage inattendu, la seconde femme de M. de Loisail, une charmante création, qui dira le mot qu’il faut pour que le bonheur vienne éclairer le dénouement. Je n’ajouterai rien, laissant au lecteur le plaisir de chercher le reste dans ce livre sagement, honnêtement écrit et rempli d’épisodes charmants.
Malgré ma résolution de ne rien citer, je ne puis m’empêcher de reproduire cette page si délicatement écrite :
Cette causerie d’une heure, qui devait décider de deux destinées, ne détermina ni chez Jacques ni chez Christine le vague émoi et les battements de cœur qui, d’ordinaire, précèdent ou accompagnent les crises intérieures. Ils s’étaient abordés en inconnus et se quittaient eu étrangers ; la jouissance fugitive qu’ils avaient goûtée ne leur inspirait ni le regret du départ ni le désir du retour. Le moment, le cadre et l’imprévu de la rencontre en avaient augmenté le charme sans en changer le caractère : c’était un sourire du hasard et non un lien. Ce contact unique ne pouvait rapprocher par son fil ténu deux existences si distantes. Ils avaient traversé ensemble un val riant où chantait le rossignol, et de là s’en allaient par des routes diverses ; voilà tout.
Ces deux jeunes gens, si libres d’esprit, n’avaient pas même le pressentiment de l’amour ; ils n’en emportaient pas moins le germe avec eux. C’est ainsi qu’il naît dans la vie réelle. Après la minute de l’apparition, on s’éloigne calme ; mais, une fois à distance, on s’en souvient. Le souvenir revêt ses grâces printanières, on l’accueille avec complaisance, on lui fait fête. Ses traits sont indécis et flottants ; aux yeux du mondain qu’agite une vie compliquée, il ne laisserait demain qu’une trace insaisissable ; mais, devant le solitaire pensif, il se fixe, prend du relief et grandit. Il le hante chaque jour avec une intensité nouvelle, s’impose comme une habitude, s’exagère avec les illusions d’optique d’une rêverie. Le souvenir alors est devenu le compagnon. Les pâleurs de l’aube ont fait place à l’éclat du soleil levant. Le rêveur évoque avec avidité les détails de la minute passée : la physionomie du lieu où elle s’écoula, le temps qu’il faisait, la couleur d’un ruban, le sens des phrases échangées. Il ferme les yeux pour mieux revoir un visage ; il se rappelle un geste, un parfum, un silence qui fut gros de pensées… le tableau s’élargit, s’étend, occupe à la fin l’horizon. On porte au fond de soi une image préférée, on la cache en jaloux, on tressaille. Ce n’est pas encore l’amour, mais c’est déjà l’aspiration.
La jeunesse, qui n’est point faite pour vivre dans la contemplation du passé, ne s’arrête jamais à cette halte. Elle avait vu : son éternelle amie l’Espérance la prend par la main et l’entraîne en avant pour revoir. On revoit ; mais cette fois, sous l’empire des émotions amassées, la réalité prend des proportions surnaturelles ; on la divinise. Le fantôme charmant a un cœur, beau comme son enveloppe ; ses lèvres s’agitent au souffle des promesses infinies ; le souvenir d’un jour se fond dans la joie immense qui crée une seconde vie ; cette fois c’est l’amour.
Ainsi qu’on le voit, la Justice, dont M. Glouvet est un des grands prêtres, ne dessèche pas les cœurs comme on pourrait le croire ; et c’est même une singularité à observer dans la nature de l’auteur que les deux moitiés très nettes de sa personnalité. Nulle part on ne soupçonne le juge dans son œuvre littéraire, et le plus habile ne peut trouver dans le romancier qu’un poète ou un admirateur sincère de la nature. Le sujet du Père pouvait être traité suivant le code, et c’est le cœur seul qui se charge d’en trouver le dénouement.
XVI. Catulle Mendès. Zo’Har. — 1886.
Zo’Har est le roman que M. Catulle Mendès vient de publier chez Charpentier : « roman contemporain », a ajouté l’auteur. J’avoue être fort embarrassé pour dire à un écrivain de la valeur de M. Catulle Mendès que je ne suis pas du tout de l’avis du public qui fait en ce moment à son livre un succès que je reconnais incontestable. Succès de curiosité, de curiosité malsaine, comme on dit, mais non de curiosité artistique, littéraire, et c’est là qu’est le châtiment. Le reproche que je ferai à M. Catulle Mendès n’est pas tant d’avoir fait reposer toute l’idée de son roman sur l’inceste du frère et de la sœur, mais d’en avoir décrit jusqu’aux moindres souillures avec une déplorable conscience, avec une rare complaisance. Certes, l’antiquité n’a pas reculé devant le spectacle de ces unions monstrueuses, mais dans la grandeur de l’ensemble de la composition disparaissaient les honteux détails de la dégradation humaine.
Je ne nie pas que la dépravation ne soit aujourd’hui fort à la mode et que tout,
jusqu’aux puérils poèmes des opéras wagnériens, ne roule sur de prétendus incestes ;
mais ces troubadours qui, comme le disait Berlioz, portent des trombones au lieu de
guitares en bandoulière, reconnaissent bien vite leur erreur ; le frère n’est pas le
frère, la sœur n’est pas la sœur, c’était un enchantement, il y a désenchantement, et
tout finit par des chansons. Malheureusement ce n’est pas là le cas des héros de
M. Catulle Mendès, ils se savent incestueux et n’y trouvent que plus de plaisir ; je
sais bien que, pour donner une petite satisfaction aux préjugés du bourgeois, M. Catulle
Mendès a retiré la raison au frère dès qu’il connaît son crime ; mais la sœur, une
gaillarde que je vous recommande, ne s’arrête pas pour si peu ; elle déguste son amant,
sachant bien qu’il n’est autre que son frère, justement parce qu’il est son frère ! Elle
l’aime fou, elle l’aime mort, et elle agonise sur sa bouche en l’appelant carrément :
« Mon amant ! mon frère ! »
Si M. Catulle Mendès n’avait voulu nous montrer qu’un cas relevant du docteur Charcot, je reconnais que mes observations seraient déplacées ; mais par le temps d’hystérie mondaine et de déliquescences littéraires musicales et picturales que nous traversons, un livre comme Zo’Har doit être considéré comme absolument dangereux ; il est insuffisant pour un livre médical, il est infiniment trop scientifique pour un roman. Je sais bien qu’il se trouvera quelqu’un pour affirmer qu’il y a là-dessous une grande leçon de morale et que les pères qui déposent de la progéniture à droite et à gauche exposent leurs enfants à bien des erreurs ; je demande alors à ce quelqu’un d’exiger que, quand la sœur s’apercevra qu’elle est dans les bras de son frère, elle se sauve bien vite et n’y retourne pas avec autant de suite et de joie que l’héroïne en question. Autrement la promiscuité et les alliances qui existent de toute éternité dans les familles de lapins resteraient, pour la postérité, le spécimen humiliant de nos soi-disant « mœurs contemporaines ».
Évidemment mes impressions ne détourneront pas les gens de lire ce livre plus qu’étrange ; qu’ils ne croient cependant pas avoir dans Zo’Har le dernier mot du roman à effet, car on met sous presse en ce moment une nouvelle qui s’intitule modestement : l’Amant de son père ! L’antiquité, le théâtre de Wagner et M. Catulle Mendès vont être relégués au rang des timorés atteints de bégueulerie.
XVII. Jean Rameau. La Vie et la Mort. — 1686.
M. Jean Rameau, un véritable poète, vient de publier chez E. Giraud un beau volume de vers intitulé : la Vie et la Mort. C’est, je ne crains pas de l’avouer, un des livres de poésie les plus intéressants que j’aie lus depuis longtemps. M. Jean Rameau n’a rien des écadents, rien non plus des poètes prud’hommesques qui sont également redoutables. Il est convaincu, il est éloquent, il est jeune et il est correct. J’ouvre le volume au hasard, et j’y une pièce intitulée l’Œuvre commençant ainsi :
Oh ! prendre une montagne en ses mains magistrales !La pétrir, la broyer, la tailler en blocs lourds,Puis la faire revivre en blanches cathédralesÉrigeant dans l’azur d’extravagants tours !Des tours de marbre avec de folles broderies,Des tours bravant le temps de leur front exalté,Des tours lançant là-haut par leurs flèches fleuriesLe nom de l’architecte à l’immortalité !— Homme vain, homme aveugle ! À quoi bon ?… CathédralesMonstres de pierre assis sous les clartés astrales,Palais, manoirs, forums, monuments innombrés,Entassements de sable un jour équilibrés,De quelque dur granit qu’on ait fait leurs murailles,Quels que soient leurs auteurs, quelles que soient leurs tailles,Qu’ils soient cirque, donjon, cathédrale, opéra,Tout croulera, tout s’en ira, tout périra,Tout deviendra poussière un jour, vaine poussière !Et, faisant tout renaître à sa forme première,La nature sereine annulant nos effortsFera des monts nouveaux avec les temples morts.
Et le reste continue sur le même ton. J’ai cité, je le répète, au hasard, mais le livre contient, dans ses trois cents pages, de quoi faire la réputation d’un poète.
XVIII. Jules Verne. Robur le Conquérant. — 1886.
Robur le Conquérant, que publie aujourd’hui, M. Jules Verne (chez Hetzel), est une véritable ré, plique à ce roman dont les éditions ne peuvent plus se chiffrer, et qui a pour titre : Cinq semaines en ballon. Sous une forme très fantaisiste, c’est le système expliqué de l’application des appareils « plus lourds que l’air » opposés aux aérostats ; il s’agit donc de la question présentement à l’ordre du jour. En lisant ces pages intéressantes, à la façon des romans historiques d’Alexandre Dumas, on arrive guère démêler l’invention de la vérité, et je suis convaincu que sous ces fantaisies les savants doivent retrouver bien des faits, des constatations qui intéressent sérieusement la science, ou des suppositions qui, étudiées, pourraient lui venir en aide. Je ne puis rapporter ici les détails du vertigineux voyage aérien de l’Albatros, mais je garantis aux lecteurs de tous âges qui ouvriront le dernier volume de Jules Verne qu’ils y trouveront l’intérêt captivant qui a fait le succès de toute son œuvre.
Le dénouement du roman renferme une leçon de philosophie à l’adresse de toutes les nations. Robur, le grand inventeur qui n’a voulu construire qu’une machine utile à l’humanité, à ses relations pacifiques a compris que les peuples étaient trop bêtes encore pour y voir autre chose qu’un nouvel engin de destruction :
« Citoyens des États-Unis, dit-il, mon expérience est faite ; mais mon avis est dès à présent qu’il ne faut rien prématurer, pas même le progrès. La science ne doit pas devancer les mœurs. Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire. En un mot, il faut n’arriver qu’à son heure. J’arriverais trop tôt aujourd’hui pour avoir raison des intérêts contradictoires et divisés. Les nations ne sont pas encore mûres pour l’union.
« Je pars donc, et j’emporte mon secret avec moi. Mais il ne sera pas perdu pour l’humanité. Il lui appartiendra le jour où elle sera assez instruite pour en tirer profit et assez sage pour n’en jamais abuser. Salut, citoyens des États-Unis, salut. »
Et l’Albatros, battant l’air de ses soixante-quatorze hélices, emporté par ses deux propulseurs poussés à outrance, disparut vers l’est au milieu d’une tempête de hurrahs, qui, cette fois, étaient admiratifs.
Les deux collègues, profondément humiliés, ainsi que tout le Weldon-Institute en leur personne, firent la seule chose qu’il y eût à faire : ils s’en retournèrent chez eux, tandis que la foule, par un revirement subit, était prête à les saluer de ses plus vifs sarcasmes, juste à cette heure !
Les succès de Jules Verne, sans cesse renouvelés, ont cela de particulier qu’ils ne l’ont pas attaché à telle ou telle forme de roman. Rien n’est plus varié que son œuvre, et chacun de ses ouvrages est un étonnement pour le monde de ses lecteurs ; je ne dis pas de ses « petits lecteurs », puisque les grands forment la majeure partie de son public. C’est que non seulement l’aventure, mais la science et la philosophie sont si habilement mêlées à ses récits qu’un livre de Jules Verne est toujours le livre de tout le monde.
XIX. Octave Feuillet. La Morte. — 1886.
Il n’est pas nécessaire d’être grand prophète pour prédire le succès à un nouveau livre d’Octave Feuillet ; ce qu’il importe c’est d’en connaître et d’en étudier les causes, et de savoir s’il sera durable. Quel que soit le talent de l’écrivain, quel que soit l’intérêt de la forme, il n’est pas de livre qui s’impose s’il ne renferme une idée, s’il ne défend une cause bonne ou mauvaise ; l’idée est le véhicule sur lequel on peut entasser tous les épisodes, toutes les observations, tous les détails possibles ; si lourds qu’ils soient, elle les portera à destination, plus loin peut-être encore.
Et justement le grand mérite d’Octave Feuillet, la raison de la persistance d’intérêt qui accompagne toutes ses productions, c’est la volonté de ne rien écrire sans s’être assuré de la solidité de sa thèse ; son talent, c’est de la développer simplement, sans jamais l’imposer, en plaidant avec une éloquente habileté le pour et le contre. Joignez-y une rare fidélité, je voudrais dire honnêteté, dans le rendu des impressions, et vous vous expliquerez le rang que ses œuvres, une à une et à hauteur égale, prennent dans la littérature contemporaine.
L’idée de la Morte, c’est le spiritualisme triomphant du préjugé matérialiste qui envahit les consciences et en paralyse le jeu naturel. Le matérialisme en effet, si loin de la religion, est tout près du fanatisme, et il n’est pas de sottise monstrueuse qu’il présente à ses adeptes sans que ceux-ci ne l’accueillent avec enthousiasme, sans discussion, comme article de foi.
Bernard de Vaudricourt, mondain sceptique, voltairien, pour faire comme le plus grand nombre, accepte de son oncle l’idée de faire une fin, de se marier :
Cette convention arrêtée, mon oncle, animé d’une impatience sénile, me pressa de passer immédiatement à l’exécution. Ce fut alors que je me mis à étudier avec un intérêt tout nouveau une variété de jeunes mondaines qui m’avaient laissé jusque-là assez indifférent, — j’entends parler des jeunes filles. — Je croyais connaître assez pertinemment les femmes, m’en étant toujours occupé avec le plus grand plaisir. Quant aux jeunes filles, je les ignorais, ou du moins je croyais les ignorer. À ma vive surprise, et je dois ajouter à mon vif regret, je reconnus qu’il y avait, — à Paris du moins, — une très faible différence d’une variété à l’autre, et que, même à l’heure qu’il est, beaucoup de femmes pourraient prendre avec avantage des leçons des jeunes filles sur toutes les matières.
La jeune fille qu’il doit épouser, Mlle Aliette de Courteheuse, lui est présentée dans un bal. Le mariage est sur le point d’être conclu, lorsque Bernard, comprenant que ses idées philosophiques ne lui permettent pas d’entrer dans une famille d’une rare piété, croit devoir se retirer. De plus sages réflexions le ramènent. Ici se place une très belle scène. Bernard est prié par l’évêque de Saint-Méen, oncle d’Aliette, de venir lui expliquer ses scrupules :
À peine assis, il m’a, d’un geste de la main, invité à parler.
— Monseigneur, ai-je dit, je viens à vous, vous le comprenez, comme à mon recours suprême… Ma démarche est presque un coup de désespoir… car il semblerait au premier abord que personne dans la famille de Mlle de Courteheuse ne devrait se montrer plus impitoyable que vous pour les torts qui me sont reprochés. Je suis incrédule, et vous êtes un apôtre. Et cependant, Monseigneur, c’est souvent chez de saints prêtres comme vous que les coupables trouvent le plus d’indulgence… et je ne suis pas même un coupable, je ne suis qu’un égaré… On me refuse la main de Mlle votre nièce parce que je ne partage pas sa foi… la vôtre… Mais, Monseigneur, l’incrédulité n’est pas un crime, c’est un malheur… Oh ! je sais ce qu’on dit souvent, : — Un homme nie Dieu quand il s’est mis par sa conduite dans le cas de souhaiter que Dieu n’existe pas… On le rend ainsi coupable et responsable en quelque sorte de son incrédulité… Pour moi, Monseigneur, j’ai consulté ma conscience avec la plus entière sincérité, et quoique ma jeunesse ait été mauvaise, je suis certain que mon athéisme ne procède d’aucun sentiment d’intérêt personnel. Tout au contraire, je puis vous dire avec vérité, Monseigneur, que le jour où j’ai senti ma foi s’anéantir, le jour où j’ai perdu l’espoir en Dieu, j’ai versé les larmes les plus amères de ma vie.
Je ne suis pas, malgré les apparences, un esprit aussi léger qu’on le croit. Je ne suis pas de ceux chez qui Dieu disparu ne laisse point de vide ; on peut être, soyez-en sûr, un homme de sport, un homme de club, un homme d’habitudes mondaines, et avoir pourtant ces heures de réflexion et de recueillement. Dans ces heures-là, pensez-vous qu’on ne sente pas le malaise affreux d’une existence sans base morale, sans principes, sans but au-delà de la terre ?… Et, cependant, Monseigneur, que faire ?… Vous me diriez à l’instant même, avec la bonté, avec la compassion que je lis dans vos yeux : « Contez-moi vos objections contre la religion, et je vais essayer de les résoudre. » Je ne saurais que vous répondre… Mes objections se nomment légion… elles sont sans nombre comme les étoiles du ciel… elles nous arrivent de toutes parts, des quatre coins de l’horizon, comme sur l’aile des vents, et elles ne laissent en nous, en passant, que ruines et ténèbres… Voilà ce que j’ai éprouvé, moi comme bien d’autres, et cela a été aussi involontaire que cela est irréparable.
— Et moi, Monsieur, m’a dit brusquement l’évêque en me jetant un de ses regards les plus furieux, est-ce que vous croyez que je joue la comédie dans ma cathédrale ?
— Monseigneur !…
— Non… c’est qu’à vous entendre nous en serions venus à une période du monde où il faut de toute nécessité être un athée ou un tartuffe !… Or, personnellement, j’ai la prétention de n’être ni l’un ni l’autre.
— Ai-je besoin de me défendre sur ce point, Monseigneur ? Ai-je besoin de vous dire que je ne suis pas venu ici pour vous offenser ?
— Sans doute… sans doute… Eh bien ! Monsieur, j’admets, — non sans de grandes réserves, notez bien… car on est toujours plus ou moins responsable du milieu où l’on vit, des courants qu’on subit, du tour habituel que l’on donne à ses pensées… — mais enfin j’admets que vous soyez victime de l’incrédulité du siècle, que vous soyez tout à fait innocent de votre scepticisme… de votre athéisme, puisque vous ne craignez pas les gros mots, n’en est-il pas moins certain que l’union d’une croyante comme ma nièce avec un homme comme vous serait un désordre moral, dont les conséquences pourraient être désastreuses ? Croyez-vous que mon devoir comme parent de Mlle de Courteheuse, comme son père spirituel, comme évêque, soit de prêter les mains à un pareil désordre, de présider à l’union effrayante de deux âmes que l’étendue des cieux sépare ? — Croyez-vous que ce soit mon devoir, Monsieur… répondez-moi ?
Le prélat, en me posant cette question, tenait ses yeux fixés ardemment sur les miens.
— Monseigneur, ai-je répondu après un moment d’embarras, vous connaissez aussi bien et mieux que moi l’état du monde et de notre pays en ce temps-ci… Vous savez que je n’y suis pas malheureusement une exception… les hommes de foi y sont rares… et souffrez que je vous dise toute ma pensée, Monseigneur : si je devais avoir l’inconsolable amertume de renoncer au bonheur que j’avais espéré, êtes-vous sûr que l’homme à qui vous donnerez un jour ou l’autre Mlle votre nièce ne serait pas quelque chose de pire qu’un sceptique et même qu’un athée ?
— Et quoi donc, Monsieur ?
— Un hypocrite, Monseigneur. — Mlle de Courteheuse est assez belle et assez riche pour éveiller des ambitions qui pourraient être moins scrupuleuses que la mienne… Quant à moi, si vous savez que je suis un sceptique, vous savez aussi que je suis un homme d’honneur… c’est quelque chose.
— Un homme d’honneur, Monsieur, un homme d’honneur… a murmuré l’évêque avec un peu d’humeur et d’hésitation, mon Dieu ! je le crois !
— Non, vous en êtes certain, Monseigneur, ai-je repris vivement, car, permettez-moi de vous le rappeler, si j’avais eu moins de loyauté, je serais aujourd’hui le fiancé de Mlle Aliette.
Il s’est redressé sur son fauteuil avec dignité, et a dit simplement : — C’est vrai.
Il m’a regardé ensuite jusqu’au fond des yeux pendant quelques secondes. — Eh bien ! Monsieur, sur cet honneur dont vous êtes si fier, oseriez-vous m’affirmer que les croyances de ma nièce ne souffriraient par votre fait aucune altération, que vos habitudes de langage, vos persiflages malveillants ou même vos ironies involontaires ne jetteraient pas dans cette jeune âme charmante la tristesse, le trouble… et peut-être même un jour le doute ? Croyez-vous qu’elle veuille s’exposer et que je veuille l’exposer moi-même à de pareils hasards ?
— Monseigneur, je vous répondrai nettement que je me regarderais comme un drôle si je ne respectais pas avec scrupule la croyance de ma femme. Jamais un mot de raillerie sur les choses religieuses n’est sorti de mes lèvres. Je suis un incroyant, je ne suis pas un impie. Jamais je n’ai insulté ni n’insulterai ce que j’ai adoré. Je comprends trop bien qu’on puisse perdre la foi ; mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’un homme qui, dans son enfance, s’est agenouillé devant la croix à côté de sa mère ne respecte pas à jamais dans cette croix son enfance et sa mère.
J’avais parlé avec quelque chaleur. Les yeux du prêtre se sont mouillés, et j’avoue que son émotion m’a un peu gagné.
— Allons ! Monsieur, m’a-t-il dit doucement, vous n’êtes pas si désespéré que vous croyez. Ma chère Aliette est une de ces jeunes enthousiastes par qui Dieu fait quelquefois des miracles.
— Monseigneur, quoiqu’il puisse m’en coûter au moment où je sens votre cœur s’ouvrir pour moi, je vous dirai la vérité jusqu’au bout… je ne veux pas, je le répète, devoir mon bonheur à un mensonge. Je veux vous avouer que j’ai entendu tout à l’heure, malgré moi, quelques mots de votre conversation avec Mlle votre nièce : j’ai cru comprendre et je crois comprendre mieux encore que l’espérance de me ramener à la foi, de me convertir enfin, serait le motif qui pourrait déterminer votre consentement à tous les deux… Eh bien ! Monseigneur, je vous ai dit ce que vous n’auriez pas à craindre de moi ; je veux vous dire de même ce que vous n’avez pas à en espérer. Je sens que les croyances surnaturelles sont détruites en moi pour jamais, que les racines même en ont péri… qu’il n’y a pas enfin un rocher de la mer Rouge qui soit plus rebelle à toute végétation que mon âme à tout germe de foi.
— Puisque vous le pensez, Monsieur, a répondu l’évêque, il est honnête de le dire… Mais Dieu a ses voies.
Il s’est levé.
— Mon fils, a-t-il repris d’une voix grave, je vais finir par une parole que j’emprunte à un saint pape : — La bénédiction d’un vieillard ne peut jamais faire de mal… Voulez-vous recevoir la mienne ?
Je me suis incliné profondément.
Il a tracé dans l’air des signes mystiques. — Je l’ai salué de nouveau et je me suis retiré.
Je n’ai pu résister au plaisir de citer ces belles pages qui résument pour moi l’idée mère du livre. Je continue le récit. Malgré les différences de convictions, le mariage se conclut. Les premiers jours en sont heureux ; Bernard a établi sa maison à Paris, et la provinciale et charmante Aliette se trouve jetée dans un monde qu’elle ignorait et redoutait inconsciemment :
Elle voyait avec une secrète stupeur cette foule mondaine uniquement occupée de mouvement et de plaisir et comme en proie à une sorte de danse de Saint-Guy qui l’entraînait du berceau à la tombe dans un tourbillon épileptique. Cela lui rappelait cette ronde maudite du moyen âge, ces gens condamnés à danser jusqu’à la mort dans le cimetière de l’église qu’ils avaient profanée. Elle se demandait ce qui pouvait rester, dans un affolement pareil, pour la vie de famille, pour l’intérieur, pour l’étude et pour la culture de l’esprit, les retraites de la pensée dans les régions supérieures, enfin pour l’intervalle entre la vie et la mort. Elle s’effrayait de se sentir emportée elle-même dans ce mouvement comme dans un flot irrésistible, et de ne pouvoir reprendre pied.
Des dégoûts plus profonds lui montaient aux lèvres quand elle assistait par hasard à certains entretiens que le relâchement du goût et du sens moral, favorisé par d’étranges lectures, a mis à la mode jusque dans les salons, quand elle entendait, par exemple, des femmes bien nées parler couramment entre elles ou même avec les hommes de curiosités physiologiques, de dépravations latentes, de désordres monstrueux
Et de vices peut être inconnus aux enfers !Ses tristesses et ses révoltes s’exaltaient encore quand elle se disait qu’en France et au dehors on ◀jugeait▶ du ton et des mœurs de la société française sur l’échantillon de cette élite artificielle, mélangée et tapageuse, dont les fêtes, les aventures, les scandales, les toilettes faisaient chaque matin la joie des reporters et la jubilation railleuse du public. — À l’heure du siècle où nous sommes, et dans l’état des esprits en France, au moment où une sorte de jacquerie morale, en attendant mieux, déchaîne dans les foules populaires des appétits et des convoitises désormais sans frein, Mme de Vaudricourt, sans s’occuper autrement de politique, était atterrée de voir chez la partie la plus apparente des classes supérieures une si belle insouciance et une préoccupation si exclusive de se divertir. Il lui semblait être sur un bâtiment en perdition ou les officiers, au lieu de faire leur devoir, s’enivraient avec l’équipage.
Bien d’autres spectacles troublent l’esprit de la jeune femme sans altérer la pureté de son cœur. En vain son mari est sermonné par la charmante duchesse de Castel-Moret :
— Vous êtes réellement, dit la duchesse, un être extraordinaire. Vous avez, par hasard, en ces temps-ci et en plein Paris, une femme qui n’est pas une folle, et vous vous plaignez ! Mon Dieu ! que je voudrais donc vous voir seulement pendant quinze jours attelé de front avec une aimable personne qui a fait mon bonheur à Dieppe l’été dernier, — une vraie et pure Parisienne, celle-là, une essence… Elle logeait dans mon hôtel et je ne me lassais pas de l’admirer. — Dès le point du jour, j’entendais sa canne taper dans les corridors… je la voyais partir avec sa cour, c’est-à-dire avec quatre ou cinq gaillards dans votre genre, — et avec son mari par-dessus le marché… — Je la voyais donc partir, la jupe retroussée, pour la plage, pour la pêche à marée basse, pour le bain. Elle rentrait pour déjeuner, suivie, bien entendu, de ces messieurs, et je la voyais manger, pour se refaire, une salade de concombres, des rôties à la moutarde et une jatte de fraises. Après quoi, elle allait tuer quelques pigeons au chooting ; puis, au casino, où elle avalait deux glaces et où elle perdait cinquante louis aux petits chevaux ; de la, chez le photographe… Puis elle partait en break avec des grelots, et toujours avec ces messieurs, s’arrêtait au Pollet pour y manger trois livres de crevettes et allait dîner ensuite au cabaret, à Arques… Puis, retour au casino, où elle regagnait ses cinquante louis au baccarat. Après quoi, elle soupait, prenait un bock, se plantait une fleur dans les cheveux, faisait un tour de valse et rentrait triomphalement à l’hôtel sur les trois heures du matin, — toujours avec ces messieurs, pâles et haletants, mais sans son mari, qui sans doute était mort ! — Eh bien ! mon cher vicomte, malgré ça, on dit que c’est une femme très honnête… Mais enfin, voudriez-vous qu’elle fût la vôtre ?
Lasse d’une aussi étrange vie, Aliette ramène son mari dans sa province qu’elle regrettait tant. Néanmoins, pour ne pas reléguer cet esprit frivole trop loin de ses plaisirs accoutumés, elle permet ou plutôt elle demande à Bernard d’aller se distraire à Paris de cette vie pour laquelle il n’est point fait. Mais Bernard reste. Pourquoi ? C’est que dans le voisinage il a rencontré une étrange jeune fille, Sabine, nièce du docteur Tallevaut, le savant matérialiste, qui l’a élevée dans ses doctrines et qui secrètement a l’idée d’en faire sa femme. Le malheur veut que l’enfant de Bernard et d’Aliette soit atteint du croup et qu’il n’y ait que Tallevaut qui puisse le sauver ; l’opération décrite avec une effroyable précision est faite par Tallevaut, aidé de sa nièce. L’enfant guérit, mais Sabine, qui est aimée de Bernard et qui l’aime elle aussi, est installée dans la maison.
Ici commence le drame. Sabine, qui, élevée par son oncle, « sait bien » que la vie n’est qu’un accident, pendant la durée duquel on doit se procurer par tous les moyens l’accomplissement de ses désirs, empoisonne peu à peu la femme de Bernard ; celle-ci, sans rien révéler, se laisse mourir, croyant son mari complice du crime. Je passe bien des pages émouvantes. C’est par une servante que Bernard apprend le forfait de l’une et le martyre de l’autre. Sabine, qui porte maintenant son nom, disparaît dans le tourbillon de ce monde qui jouit au jour le jour, et veut à tout prix y faire tenir tout, puisqu’il ne croit à rien d’ailleurs. Brisé de douleur, Bernard revient dans la chambre où est morte Aliette :
… Ah ! que je voudrais croire que tout n’est pas fini entre elle et moi… qu’elle me voit, qu’elle m’entend… qu’elle sait la vérité !…
Mais je ne peux pas ! je ne peux pas !
Dans les dernières pages qu’il a écrites, on lit :
Je sais ce qu’on dit de la prière, — qu’elle est inutile, — qu’elle est toujours et nécessairement inefficace ; parce que Dieu, — s’il est et quel qu’il soit, — n’intervient jamais dans les faits de ce monde par une action particulière, qu’il ne gouverne pas par des miracles, qu’il ne dérange jamais l’ordre général pour un intérêt individuel… Sans doute, mais cela me paraît bien rigide et bien absolu.
D’abord, celui qui croit en Dieu et qui le prie doit se sentir en communication plus directe avec lui, et doit trouver dans ce sentiment même un soutien et des consolations incomparables… Mais, ensuite, est-il donc si certain que la prière soit toujours inefficace ? Qu’en sait-on ? S’il y a des prières vraiment folles, parce qu’elles ne pourraient être exaucées sans troubler l’ordre divin de l’univers, Dieu ne peut-il réserver, entre ses lois immuables, un champ libre à la prière ? Sans contrevenir à ses propres lois et sans faire de miracles, ne peut-il agir sur la pensée et sur la volonté de celui qui l’implore ?… Une mère qui prie pour son enfant malade ne peut-elle donc espérer que son enfant sera sauvé, non par un miracle, mais par ses propres soins, providentiellement inspirés et dirigés ?… Un homme qui demande à Dieu de lui donner la foi, de l’éclairer de sa grâce, lui demande-t-il de troubler l’ordre de la nature, et ne peut-il espérer de recevoir la lumière qu’il invoque ?…
……………………………………………………………………………………………
… Sa dernière pensée a été que j’étais un criminel !… et jamais elle ne sera désabusée !
… Tout a l’air si bien fini quand on meurt !… — Tout retourne aux éléments… Comment croire à ce miracle de la résurrection personnelle !… et pourtant, en réalité, tout est miracle et mystère autour de nous, au-dessus de nous, en nous-mêmes ! L’univers tout entier n’est qu’un miracle qui dure.
… La renaissance de l’homme du sein de la mort serait-elle donc un mystère plus étrange, plus incompréhensible que sa naissance du sein de la femme ?…
Quant au savant Tallevaut, que j’ai nécessairement omis dans ce résumé de la seconde partie du récit, la leçon que le positivisme lui réservait résulte de sa doctrine même. Homme de conscience, d’honnêteté, il n’a voulu enseigner à Sabine que ce qu’il savait, que ce qu’il avait matériellement constaté ; passé la matière, rien n’existant pour lui, il ne lui avait jamais parlé que d’elle ; la physique et la chimie, il ne faut pas autre chose, quand l’esprit ne cherche pas plus haut, pour faire aussi bien des criminels que des savants. Le soir de la mort d’Aliette, Tallevaut découvre le crime, il devine la criminelle et va droit à elle ; Sabine lui répond en lui récitant les leçons qu’elle a apprises, tant et si bien que la matière continuant son œuvre, ce pauvre petit grand cerveau, plein de science, ne peut supporter une goutte de sang de plus. L’apoplexie le tue dans son étonnement.
Je ne saurais insister sur la haute valeur de ce livre. Ses tendances sont celles qui commencent déjà à se manifester ; outre ses belles qualités d’action, de forme et de langage, il devra, selon nous, une grande partie de son succès à un mouvement des consciences qui protestent contre la tyrannie et le despotisme de notre école matérialiste.
XX. Georges Rodenbach. Jeunesse blanche. — 1886.
M. Georges Rodenbach, dont nous avons, il y a longtemps déjà, cité un charmant petit poème : le Coffret, vient de publier chez Lemerre un volume : la Jeunesse blanche. C’est, ou nous nous trompons grandement, la marque d’un grand progrès dans la vie du jeune poète que ce petit livre ; la Jeunesse blanche pourrait aussi bien changer son titre pour celui de « Souvenirs et regrets ». Car c’est du passé seulement qu’il s’agit dans ce recueil de pièces, dont quelques-unes sont de premier ordre. Je ferais pourtant certaines réserves en présence de certaines locutions, d’images un peu recherchées ; c’est ainsi que je n’aime pas des « lèvres appariées » les « rais » de la pluie, etc., mais ce ne sont là que de légères taches qui disparaissent quand je lis cette charmante pièce intitulée Béguinage flamand. J’en citerai ces quelques strophes :
Au loin, le Béguinage avec ses clochers noirs,Avec son rouge enclos, ses toits d’ardoises bleuesReflétant tout le ciel comme de grands miroirs,S’étend dans la verdure et la paix des banlieues.Les pignons dentelés étagent leurs gradinsPar où monte le Rêve aux lointains qui brunissent,Et des branches parfois, sur le mur des jardins,Ont le geste très doux des prêtres qui bénissent.En fines lettres d’or chaque nom des couventsSur les portes s’enroule autour des banderoles.Noms charmants chuchotés par la lèvre des vents :La maison de l’Amour, la maison des Corolles.Les fenêtres surtout sont comme des autelsOù fleurissent toujours des géraniums roses,Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels,Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes.………………………………………………………Mais ces femmes sont là, le cœur pacifié,La chair morte, cousant dans l’exil de leurs chambres ;Elles n’aiment que toi, pâle Crucifié,Et regardent le ciel par le trou de tes membres !………………………………………………………Oh ! le bonheur muet des vierges s’assemblant !Et comme si leurs mains étaient de candeur telleQu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,Elles brodent du linge ou font de la dentelle.C’est un charme imprévu de leur dire « ma sœur » ;Et de voir la pâleur de leur teint diaphaneAvec un pointillé de taches de rousseurComme un camélia d’un blanc mat qui se fane.Rien d’impur n’a flétri leurs flancs immaculés,Car la source de vie est enfermée en ellesComme un vin rare et doux dans des vases scellésQui veulent, pour s’ouvrir, des lèvres éternelles !………………………………………………………Tout est doux, tout est calme au milieu de l’enclos ;Aux offices du soir la cloche les exhorte,Et chacune s’y rend, mains jointes, les yeux clos,Avec des glissements de cygne dans l’eau morte.Elles mettent un voile à longs plis ; le secretDe leur âme s’épanche à la lueur des cierges ;Et, quand passe un vieux prêtre en étole, on croiraitVoir le Seigneur marcher dans un jardin de Vierges !………………………………………………………Debout à sa fenêtre ouverte au vent joyeux,Plus d’une, sans ôter sa cornette et ses voiles,Bien avant dans la nuit, égrène avec ses yeuxLe rosaire aux grains d’or des priantes étoiles !
En voilà assez pour expliquer le succès qui va bien probablement accueillir le livre de M. Rodenbach. Ce succès, il le devra à l’émotion qu’il a ressentie et traduite en vers d’une forme respectée ; heureusement pour lui, il n’a fait souffrir aucune dislocation pour les besoins de la richesse de la rime aux idées qui venaient à son esprit ; il a ignoré les douceurs de la déliquescence et l’étrangeté du vers qui ne veut rien dire, il a méprisé les sonorités inutiles, grelots vides attachés au collier que le « divin coursier » ne portera jamais, et il est resté jeune, d’abord parce qu’il est jeune et ensuite parce qu’il n’a pas cherché à l’être.
XXI. Mario Uchard. Joconde Berthier. — 1886.
Le lion de la quinzaine est cette fois M. Mario Uchard. C’est, en effet, Joconde Berthier (Calmann-Lévy éditeur) qui arrive bonne première dans le steeple-chase des romans. M. Mario Uchard a eu cette chance singulière, à l’encontre des romanciers qui deviennent dramaturges, de commencer par apprendre le théâtre, d’y débuter brillamment et d’apporter dans ses livres le sentiment de « l’effet », de l’ordre, du classement, qui en rendent la lecture si attrayante. On se rappelle ce chef-d’œuvre d‘humour qui s’appelle Barbassou et dont chaque épisode est si nettement accusé que l’on croirait, en le lisant, assister à une représentation théâtrale. C’est là justement le mérite que je trouve à Joconde Berthier.
J’ajouterai que j’y ressens, de plus, celui de l’impression d’une aventure vécue, comme on dit. La preuve en est qu’une fois pris dans l’engrenage des événements tour à tour gais, tragiques, tendres, inattendus, il faut aller jusqu’au bout du livre. Quant au style, pas de « mots d’auteur », pas de phrases à panaches. C’est de la bonne langue, toute simple, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui. Un décadent se trouverait mal en lisant deux lignes de ce livre. Je ne crois pas être désagréable à M. Mario Uchard en lui disant cela. Et maintenant analysons :
Sous le titre : Joconde Berthier, se développe une histoire d’amour comme tous ceux qui savent observer en ont vu se traîner autour d’eux, bien heureux quand ils n’en étaient ni les comparses ni les héros. Un brave garçon, Robert Guérin, abandonné par une maîtresse (la première !) trouve que la vie est insipide sans cette demoiselle et, peu soucieux des levers du soleil, des arts, des sciences, des choses divines et humaines, juge à propos d’en finir avec cette convention qui s’appelle la vie :
Au concert des oiseaux qui pépiaient dans les platanes du boulevard Malesberbes, Robert Guérin s’éveilla, ouvrit les yeux et se prit à méditer.
La grande affaire était vraiment de savoir de quelle façon il se tuerait.
N’eût été ce point capital à décider, le cœur meurtri, l’âme déchirée, il se fût presque indigné de se lever comme à l’ordinaire, ce matin-là, dans notre monde dégradé, si plein d’amertumes et de déceptions.
Un joli soleil d’avril, dont les rayons se jouaient sur de belles tapisseries de Flandre qui entouraient son lit, entrait par la fenêtre, restée à demi ouverte ; sur sa table, près de la lampe qu’il avait oublié d’éteindre, il retrouva, déjà cachetée, la lettre qui contenait ses dernières volontés, à côté d’un factum dont les feuillets épars, çà et là, attestaient le transport d’une inspiration désordonnée.
Disciple ardent de Schopenhauer, amer, vaincu, révolté, Robert Guérin avait passé une partie de la nuit à dire son fait à la vie, à la décrépitude sociale, à l’humanité déchue, aux vanités de la gloire… et surtout à l’amour, source empoisonnée de toutes les misères et de tous les crimes d’ici-bas… Rien n’était resté debout, sauf les institutions… Mais, dans ces vingt pages enflammées, qu’il estimait, non sans orgueil, devoir faire quelque bruit, il avait pris soin de ne point tracer une seule fois, de peur de le rendre impérissable, le nom de l’indigne Christiane.
Elle s’appelait Christiane Stanhope Felsen, fille de la célèbre actrice suédoise Thécla Felsen, morte il y a dix ans dans l’incendie du théâtre de Stockholm.
La première fois qu’ils s’étaient rencontrés c’était en Suisse.
C’en serait fait de ce garçon si le hasard, le meilleur de nos amis quand il n’en est pas le pire, amène un brave artiste de ses intimes, Rival, un peintre, à qui il annonce sa détermination ;
— Je veux, lui dit-il, en finir avec cette société de bourgeois, avec un monde où tout n’est que pourriture, lâcheté, vilenie… Je suis fini, vidé, désespéré. C’est une vie manquée… je m’en défais !…
— Ho !… ho ! dit Rival en le regardant, la crise est aiguë ! Du moment que tu fais intervenir la politique dans des histoires de femmes, alors où allons-nous ? Ce n’est pas moi qui te ferai l’éloge d’un temps où le sentiment viril du beau dans les arts est vilipendé par les culs-de-jatte patentés du gouvernement de l’Institut, qui voient la nature en grisaille d’après la palette du père Ingres !… mais il y a encore des braves qui luttent et vont de l’avant.
— Qu’est-ce que ça me fait ?… dit Robert en haussant les épaules.
— Comment ! ce que ça te fait ?… Elle est raide, celle-là !… Tu veux déserter en pleine bataille ? Bon ! bon ! ajouta-t-il à un geste impatient de Robert, tu vas me répondre par la gredinerie de Christiane… Eh bien, quoi ?… Allons au fond de l’affaire… Elle te plante là la première, et trop tôt pour que tu t’en moques… Mais, animal, tu ne l’épouses pas !… Car, bien que tu n’en dises rien, il est bien évident que tu en serais venu là un beau jour. C’est elle qui casse la corde… Est-ce que ce n’est pas quelque chose cela ? Comment ! tu allais tomber dans l’irréparable sottise de te faire le mari d’une prima donna… avec tout le cortège de désagréments attachés à l’emploi !… Ces mariages-là, c’est des mariages de luxe, bon pour les princes régnants., ou pour des ténors en maillot de soie donnant la réplique des duos… Te vois-tu, toi, bonhomme viril, suivant ta femme, chargé de ses bouquets, au milieu des transports d’un peuple idolâtre qui dételle ses chevaux ?… Et, quand ta diva te procure elle-même l’occasion de te dégager de la nasse dans laquelle tu t’étais si déplorablement empêtré, tu cries ! tu te plains ! tu gémis !… lorsque tu l’échappes si belle !…
Mais les plus raisonnables sermons sont d’autant plus mauvais qu’ils sont faits à ceux qui n’ont plus leur raison. Aussi Robert envoie-t-il promener son ami et poursuit-il le cours de sa passion. Passion malheureuse s’il en fut et qui l’amène à vouloir tuer, puis à cravacher son bel idéal. Frappée (c’est le mot !) par tant d’amour, l’infidèle Christiane revient ; mais elle repart et puis se marie avec un autre. Désespoir et commencement du vrai roman où Joconde apparaît dans sa beauté de vierge, et peu à peu, par son innocence et son charme, ramène les yeux de Robert sur ce que la vie a de beau et de bon. Je passe sur l’analyse détaillée, il faudrait citer le livre entier, tant les épisodes sont pressés et sobrement racontés ; le lecteur trouvera, enveloppant le tout, une histoire d’héritage volé des plus curieuses, avec mille péripéties fort captivantes ; mais ce qui le frappera surtout, c’est la simplicité de ce récit, histoire d’un cœur blessé, écrit avec un charme incontestable et, sans contredit, l’une des meilleures productions de l’auteur.
XXII. Victor Hugo. La Fin de Satan. — 1886.
Voici le deuxième volume des œuvres posthumes de Victor Hugo. Il est intitulé : la Fin de Satan, et restera certainement au nombre des plus hautes conceptions du grand poète. Malheureusement, quoique considérable, l’œuvre est inachevée et il y manque des parties entières ; à l’importance des morceaux qui restent, on peut cependant ◀juger▶ de la place qu’elle eût prise parmi les grands poèmes de Victor Hugo.,
La Fin de Satan a été écrite en 1854 et en 1860, c’est-à-dire à l’époque
où le poète était dans tout l’éclat de son génie. Nous avons pu le constater
nous-même en voyant le manuscrit original qui porte à la première page,
de la main du maître, cette date : 12 avril 1854. La dernière date est celle-ci : 17 et
18 janvier 1860. À la fin de chaque pièce, Victor Hugo avait l’habitude de mentionner le
nombre de vers qu’elle contenait ; c’est ainsi qu’à la fin du chapitre intitulé
le Glaive, on lit : « Fini le 8 avril 1864 — 822 vers.
Jersey. »
À propos de ce manuscrit, écrit d’une grande et superbe écriture, nous devons rapporter l’impression désagréable qu’on éprouve à voir chaque page marquée d’un maladroit cachet imprimé, portant le nom du notaire de la succession ; ce timbre eût été mis au dos des feuillets qu’il eût tout aussi bien rempli son office et n’eût pas étalé parfois son empreinte jusque sur l’écriture du poète.
Parmi les principaux morceaux de la Fin de Satan, nous citerons une partie du passage qui décrit la chute de l’ange lancé dans l’espace et tombant dans les abîmes du ciel. Les astres disparaissent à ses yeux, le soleil même meurt et s’éteint pour lui :
Le soleil était là qui mourait dans l’abîme.L’astre, au fond du brouillard, sans air qui le ranime.Se refroidissait, morne et lentement détruit.On voyait sa rondeur sinistre dans la nuit ;Et l’on voyait décroître en ce silence sombre,Ses ulcères de feu sous une lèpre d’ombre.Charbon d’un monde éteint ! flambeau soufflé par Dieu !Ses crevasses montraient encore un peu de feu,Comme si par les trous du crâne on eût vu l’âme.Au centre palpitait et rampait une flammeQui par instant léchait les bords extérieurs,Et de chaque cratère il sortait des lueursQui frissonnaient ainsi que de flamboyants glaives,Et s’évanouissaient sans bruit comme des rêves.L’astre était presque noir. L’archange était si lasQu’il n’avait plus de voix et plus de souffle, hélas !Et l’astre agonisait sous ses regards farouches.Il mourait, il luttait. Avec ses sombres bouchesDans l’obscurité froide il lançait par momentsDes flots ardents, des blocs rougis, des monts fumants,Des rocs tout écumants de sa clarté première ;Comme si ce géant de vie et de lumière,Englouti par la brume où tout s’évanouit,N’eût pas voulu mourir sans insulter la nuitEt sans cracher sa lave à la face de l’ombre.Autour de lui le temps et l’espace et le nombreEt la forme et le bruit expiraient en créantL’unité formidable et noire du néant.Le spectre Rien levait sa tête hors du gouffre.Soudain, du cœur de l’astre, un âpre jet de soufre,Pareil à la clameur du mourant éperdu,Sortit, brusque, éclatant, splendide, inattendu,Et, découpant au loin mille formes funèbres,Énorme, illumina, jusqu’au fond des ténèbres,Les porches monstrueux de l’infini profond.Les angles que la nuit et l’immensité fontApparurent. Satan, égaré, sans haleine,La prunelle éblouie et de cet éclat pleine,Battit de l’aile, ouvrit les mains, puis tressaillitEt cria : — Désespoir ! le voilà qui pâlit ! —Et l’archange comprit, pareil au mât qui sombre,Qu’il était le noyé du déluge de l’ombre ;Il reploya son aile aux ongles de granitEt se tordît les bras. Et l’astre s’éteignit.Or, près des cieux, an bord du gouffre où rien ne changeUne plume échappée à l’aile de l’archangeÉtait restée, et, pure et blanche, frissonnait.L’ange au front de qui l’aube éblouissante naîtLa vit, la prit, et dit, l’œil sur le ciel sublime :— Seigneur, faut-il qu’elle aille, elle aussi, dans l’abîme ?Dieu se tourna, par l’être et la vie absorbé,Et dit : — Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé.
De cette plume naît la moitié du poème qui, commencé dans le ciel, descend sur la terre et en raconte les premiers jours, le déluge, la vie et la mort du Christ ; cette partie était suivie d’une autre qui transportait l’action en France pendant la Révolution ; Camille Desmoulins et Lucile y devaient figurer ; mais ce chapitre, comme celui de la Bastille, n’a pas été écrit. Dans la partie descriptive du déluge, je trouve ces magnifiques pages :
Tout avait disparu. L’onde montait sur l’onde.Dieu lisait dans un livre et tout était détruit.Dans le ciel, par moments, on entendait le bruitQue font en se tournant les pages d’un registre.L’abîme seul savait, dans sa brume sinistre,Ce qu’étaient devenus l’homme, les voix, les monts.Les cèdres se mêlaient sous l’onde aux goémons ;La vague fouillait l’antre où la bête se vautre.Les oiseaux fatigués tombaient l’un après l’autre.Sous cette mer roulant sur tous les horizonsOn avait quelque temps distingué des maisons,Des villes, des palais difformes, des fantômesDe temples dont les flots faisaient trembler les dômes.Puis l’angle des frontons et la blancheur des fûtsS’étaient mêlés au fond de l’onde en plis confus ;Tout s’était effacé dans l’horreur de l’eau sombre.Le gouffre d’eau montait sous une voûte d’ombre ;Par moments, sous la grêle, au loin, on pouvait voirSur le blême horizon passer un coffre noir ;On eût dit qu’un cercueil flottait dans cette tombe.Les tourbillons hurlants roulaient l’écume en trombe.Des lueurs frissonnaient sur la rondeur des flots.Ce n’était ni le jour ni la nuit. Des sanglots,Et l’ombre. L’Orient ne faisait rien éclore.Il semblait que l’abîme eût englouti l’aurore.Dans les cieux, transformés en gouffres inouïs,La lune et le soleil s’étaient évanouis ;L’affreuse immensité n’était plus qu’une boucheNoire et soufflant la pluie avec un bruit farouche.La nuée et le vent passaient en se tordant.On eût dit qu’au milieu de ce gouffre grondantOn entendait les cris de l’horreur éternelle.Soudain le bruit cessa. Le vent ploya son aile.Sur le plus haut sommet où l’on pouvait monter,La vague énorme enfin venait de s’arrêter,Car l’élément connaît son mystère et sa règle.Le dernier flot avait noyé le dernier aigle.— Plus rien. — On ne vit plus, dans l’univers puni,Que l’eau qui se taisait dans l’ombre, ayant fini.Et le silence emplit la lugubre étendue.La terre, sphère d’eau dans le ciel suspendue,Sans cri, sans mouvement, sans voix, sans jour, sans bruit,N’était plus qu’une larme immense dans la nuit.Soudain, réverbérée au vague front des cimes,Une lueur de sang glissa dans les abîmes ;On vit à l’horizon lugubrement vermeilPoindre une lune rouge ; et c’était le soleil.Pendant quarante jours et quarante nuits sombresLa mer, laissant à nu d’effroyables décombres,Recula, posant l’arche aux monts près d’Hénocha,Puis ce lion, rentré dans l’antre, se coucha.Dieu permit au soleil de jeter l’étincelle.Alors un bruit sortit de l’ombre universelle,Le jour se leva, prit son flambeau qui blêmit,Et vint ; le vent, clairon de l’aube, se remitÀ souffler ; un frisson courut de plaine en plaine ;L’immensité frémit de sentir une haleine,La montagne sourit, le désert s’éveilla,Et le brin d’herbe au bord des eaux dit : me voilà !Mais tout était hagard, morne et sinistre encore,Et c’est dans un tombeau que se levait l’aurore.
Le chapitre dans lequel Victor Hugo décrit la Passion de Jésus-Christ constitue à lui seul un grand poème où le génie du maître se révèle dans toute sa puissance. Les Pères de l’Église n’ont pas trouvé d’accents plus éloquents ni plus convaincus.
Voici comment il annonce le Christ :
Or, il était alors question dans les villesDe quelqu’un d’étonnant, d’un homme radieuxQue les anges suivaient de leurs millions d’yeux,Cet homme qu’entourait la rumeur grossissanteSemblait un dieu faisant sur terre une descente ;On eût dit un pasteur rassemblant ses troupeaux ;Les publicains, assis au bureau des impôts,Se levaient s’il passait, quittant tout pour le suivre ;Cet homme, paraissant hors de ce monde vivre,Tandis qu’autour de lui la foule remuait,Avait des visions dont il restait muet ;Il entrait aux cités, fuyait aux solitudes,Et laissait un rayon dans l’œil des multitudes ;Les paysans, le soir, de sa lueur troublée,Le regardaient de loin marcher le long des blés.Et sa main qui s’ouvrait et devenait immenseSemblait jeter aux vents de l’ombre une semence.
Je ne parlerai pas du Cantique de Bethphagé, de la Trahison de Judas, du Crucifiement, toutes pièces de premier ordre ; je trouve ces vers à propos de la Bible :
Ce que la Cène vit et ce qu’elle entenditEst écrit, dans le livre où pas un mot ne change,Par les quatre hommes purs près de qui l’on voit l’ange,Le lion, et le bœuf, et l’aigle, et le ciel bleu ;Cette histoire par eux semble ajoutée à DieuComme s’ils écrivaient en marge de l’abîme ;Tout leur livre ressemble au rayon d’une cime ;Chaque page y frémit sous le frisson sacré ;Et c’est pourquoi la terre a dit : je le lirai !Les peuples qui n’ont pas ce livre le mendient,Et vingt siècles penchés dans l’ombre l’étudient.
Et, plus loin, ces vers traduits du Nouveau Testament, de l’Évangile du jour de la Passion :
Tout à coup apparut sur le seuil du palaisChrist couronné d’épine et vêtu d’écarlate ;Il avait un roseau dans la main ; et Pilate,Le leur montrant, leur dit ; — Voilà l’homme.e ChristSe taisait, l’œil au ciel.Et Pilate reprit :— C’est aujourd’hui qu’on laisse un misérable vivre.Peuple, lequel des deux veux-tu que je délivre :Barrabas, ou Jésus nommé Christ ?
C’était, hélas ! le premier essai du suffrage universel. J’aurais bien d’autres passages à citer de Nemrod, de la Judée, du Crucifix, mais on a pu ◀juger▶ d’après les vers rapportés plus haut de la valeur de l’œuvre. La fin extrême dont il ne reste qu’un court fragment, intitulé : Dieu parle dans l’Infini, est le pardon de Dieu à Satan. Il commence par cet hémistiche de Corneille :
…………………………… Va, je ne te hais point !
* *
L’anniversaire de la mort de Victor Hugo a été célébré hier, au Théâtre-Français, par la lecture des plus belles pages de ce livre, faite par les artistes de la Comédie-Française.
L’effet de toute la séance n’a été qu’un long triomphe pour le grand poète et ses interprètes. Barrabas errant dans la nuit et rencontrant la croix où est attaché le Christ, maudissant la nature qui vient de supplicier un juste, est certainement l’une des plus belles inspirations de Victor Hugo.
À deux heures, une faible partie de l’immense foule qui stationnait devant le théâtre est entrée et l’a rempli aussitôt, sans le moindre désordre.
Un détail curieux : M. Francisque Sarcey, le prétrophage, est entré donnant le bras à un abbé qui s’est assis à côté de lui et qui a eu la joie de voir que le christianisme était loin d’être discuté en France ; en effet, depuis les fauteuils d’orchestre jusqu’aux dernières galeries, bourgeois, ouvriers applaudissaient dans un même enthousiasme aux incomparables beautés que la vie et la mort du Christ avaient inspirées au grand génie qui dort au Panthéon sous cette croix qu’il a toujours et si éloquemment glorifiée.
Littérature historique, philosophique et documentaire
I. E. Renan. Souvenirs d’enfance. — 1883.
Sur ces Souvenirs d’enfance et de jeunesse, publiés chez Calmann-Lévy, l’auteur de la Vie de Jésus a greffé les pensées d’un homme mûri par l’expérience. Qui aura lu ce livre connaîtra intimement M. Renan, et ce n’est pas là le moindre éloge qu’on puisse faire des pages qu’il vient d’écrire. C’est absolument « un livre de bonne foi ». On y trouve tout le charme de la sincérité, d’une sincérité trop grande peut-être. En effet, on regrette, en lisant morale, que l’auteur n’en ait pas assez senti la gravité pour les voiler quelque peu. Je m’explique par une citation :
À cette cause se rattache un autre de mes défauts, une sorte de mollesse dans la communication verbale de ma pensée qui m’a presque annulé en certains ordres. Le prêtre porte en tout sa politique sacrée ; ce qu’il dit implique beaucoup de convenu. Sous ce rapport, je suis resté prêtre, et cela est d’autant plus absurde que je n’en retire aucun bénéfice ni pour moi ni pour mes opinions. Dans mes écrits, j’ai été d’une sincérité absolue. Non seulement je n’ai rien dit que ce que je pense ; chose bien plus rare et plus difficile, j’ai dit tout ce que je pense. Mais, dans ma conversation et ma correspondance, j’ai parfois d’étranges défaillances. Je n’y tiens presque pas, et, sauf le petit nombre de personnes avec lesquelles je me reconnais une fraternité intellectuelle, je dis à chacun ce que je suppose devoir lui faire plaisir. Ma nullité avec les gens du monde dépasse toute imagination. Je m’embarque, je m’embrouille, je patauge, je m’égare en un tissu d’inepties. Voué par une sorte de parti pris à une politesse exagérée, une politesse de prêtre, je cherche trop à savoir ce que mon interlocuteur a envie qu’on lui dise. Mon attention, quand je suis avec quelqu’un, est de deviner ses idées et, par excès de différence, de les lui servir anticipées. Cela se rattache à la supposition que très peu d’hommes sont assez détachés de leurs propres idées pour qu’on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu’ils pensent. Je ne m’exprime librement qu’avec les gens que je sais dégagés de toute opinion et placés au point de vue d’une bienveillante ironie universelle. Quant à ma correspondance, ce sera ma honte après ma mort, si on la publie. Écrire une lettre est pour moi une torture. Je comprends qu’on fasse le virtuose devant dix comme devant dix mille personnes ; mais devant une personne !… Avant d’écrire, j’hésite, je réfléchis, je fais un plan pour un chiffon de quatre pages, souvent je m’endors.
Il n’y a qu’à regarder ces lettres lourdement contournées, inégalement tordues par l’ennui, pour voir que tout cela a été composé dans la torpeur d’une demi-somnolence. Quand je relis ce que j’ai écrit, je m’aperçois que le morceau est très faible, que j’y ai mis une foule de choses dont je ne suis pas sûr. Par désespoir, je ferme la lettre avec le sentiment de mettre à la poste quelque chose de pitoyable.
Mais que ne pardonnerait-on pas au charme de cette forme exquise de ce langage sincère. À côté d’un chapitre d’une libre pensée très nette, je trouve cette page de hautain bon sens.
De ce qu’un gamin de Paris écarte par une plaisanterie des croyances dont la raison d’un Pascal ne réussit pas à se dégager, il ne faut cependant pas conclure que Gavroche est supérieur à Pascal. Je l’avoue, je me sens parfois humilié qu’il m’ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l’hébreu, les langues sémitiques, Gesenius, Ewald, pour arriver juste au résultat que ce petit drôle atteint tout d’abord. Ces entassements d’Ossa sur Pélion m’apparaissent alors comme une énorme illusion. Mais le père Hardouin disait qu’il ne s’était pas levé quarante ans à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde. Je ne puis admettre non plus que je me sois donné tant de mal pour combattre une pure chimæra bombinans. Non, je ne peux croire que mes labeurs aient été vains, ni qu’en théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme.
Je voudrais bien citer maint passage des chapitres relatifs au séminaire Saint-Sulpice, à celui d’Issy, à celui de Saint-Nicolas-du-Chardonneret ; je voudrais surtout donner en entier l’histoire du Broyeur de lin, émouvant récit bien au-dessus des fables que les romanciers peuvent imaginer. C’est la vie d’une pauvre folle traduite en justice pour un vol qui n’en n’était point un. Dans cette navrante scène de village, je trouve ces quelques lignes bien touchantes relatives à une autre folle.
Tout n’est au fond qu’une grande illusion, et ce qui le prouve c’est que, dans beaucoup de cas, rien n’est plus facile que de duper la nature par des singeries qu’elle ne sait pas distinguer de la réalité. Je n’oublierai jamais la fille de Marzin, le menuisier de la Grand’-Rue, qui, folle aussi par suppression de sentiment maternel, prenait une bûche, l’emmaillotait de chiffons, lui mettait un semblant de bonnet d’enfant, puis passait les jours à dorloter dans ses bras ce poupon fictif, à le serrer contre son sein, à le couvrir de baisers. Quand on le mettait le soir à côté d’elle, elle restait tranquille jusqu’au lendemain.
Je finirai par le commencement, c’est-à-dire par la préface dont voici la première et charmante page.
Une des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d’une prétendue ville d’Is, qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte, l’emplacement de cette cité fabuleuse, et les pécheurs vous en font d’étranges récits. Les jours de tempête, assurent-ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises ; les jours de calme, on entend monter de l’abîme le son de ses cloches, modulant l’hymne du jour. Il me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus. Parfois je m’arrête pour prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d’un autre monde. Aux approches de la vieillesse surtout, j’ai pris plaisir, pendant le repos de l’été, à recueillir ces bruits lointains d’une Atlantide disparue.
Je ne saurais mieux terminer qu’en citant ces lignes qui feront mieux connaître l’auteur et la délicatesse de son cœur.
Ce que j’aurais surtout à excuser, si ce livre avait la moindre prétention à être de vrais mémoires, ce sont les lacunes qui s’y trouvent. La personne qui a eu la plus grande influence sur ma vie, je veux dire ma sœur Henriette, n’y occupe presque aucune place. En septembre 1862, un an après la mort de cette précieuse amie, j’écrivis, pour le petit nombre des personnes qui l’avaient connue, un opuscule consacré à son souvenir. Ma sœur était si modeste, elle avait tant d’aversion pour le bruit du monde que j’aurais cru la voir, de son tombeau, m’adressant des reproches, si j’avais livré ces pages au public. Quelquefois, j’ai eu l’idée de les joindre à ce volume. Puis, j’ai trouvé qu’il y aurait en cela une espèce de profanation. L’opuscule sur ma sœur a été lu avec sympathie par quelques personnes animées pour elle et pour moi d’un sentiment bienveillant. Je ne dois pas exposer une mémoire qui m’est sainte aux jugements rogues qui font partie du droit qu’on acquiert sur un livre en l’achetant. Il m’a semblé qu’en insérant ces pages sur ma sœur dans un volume livré au commerce, je ferais aussi mal que si j’exposais son portrait dans un hôtel des ventes.
Je ne veux faire d’allusion à personne, mais combien de grands écrivains n’ont pas cette pudeur pour les plus saintes affections de la vie. Qu’on ne prenne pas ceci pour un compliment, le caractère familial de M. Renan est trop au-dessus d’un éloge de cette sorte.
II. Max O’Rell. John Bull et son île. — 1883.
Sous ce titre, on trouvera un livre charmant que je viens de parcourir et qui paraît chez Calmann-Lévy. John Bull et son île, par Max O’Rell, est le résultat de dix ans d’observations en Angleterre. L’auteur, qui sait tout voir et bien voir, nous initie aux détails journaliers des mœurs anglaises contemporaines. Ceux qui ont été seulement à Londres pendant quelques jours pourront ◀juger▶ de la vérité des impressions et des récits de l’auteur. Il n’est pas de page qui ne contienne quelque photographie intéressante. Max O’Rell nous promène partout : dans les rues, en chemin de fer, en omnibus, dans les familles, chez les esthètes, dans les villas, dans les boutiques, les hôpitaux, à la cour, partout enfin où il y a quelque chose à glaner, à observer. Voici quelques détails pris à droite et à gauche :
Ma femme rentra un jour à la maison désolée : « Figure-toi, me dit-elle, que j’ai donné une pièce de deux schellings à un conducteur d’omnibus, et qu’il m’a rendu deux schellings et trois pence. Il aura pris ma pièce pour une demi-couronne. Pauvre homme ! Peut-être un père de famille ! C’est six pence qu’il lui faudra rembourser de sa poche à ta Compagnie. » J’allais mêler mes pleurs à ceux de ma femme, quand il me vint l’idée de lui demander de me montrer les deux schellings en question. « Console-toi, lui dis-je, après avoir examiné le florin, console-toi ; les enfants du pauvre père de famille feront bombance demain. » La pièce était en bois.
Je trouve cette note exquise au chapitre des procès.
Un soldat est accusé de bigamie. Le premier témoin, un policeman, dépose qu’en emmenant l’accusé au poste, celui-ci a dit : « Je ne savais pas que je m’étais marié deux fois. J’ai été soûl pendant quinze jours, et je n’ai pas fait publier les bans de mon second mariage ; ce n’est qu’hier que j’ai appris que je m’étais remarié jeudi dernier.
Le magistrat. — Accusé, qu’avez-vous à nous dire ?
L’accusé. — Monsieur, je suis séparé de ma femme à laquelle j’alloue, par ordre de mon colonel, un schelling neuf pence par semaine. Je vis avec une autre femme. L’autre jour, celle-ci m’a menacé de jeter tous mes vêtements dans la rue si je ne l’épousais pas. Alors nous avons bu ensemble, et il paraît que nous avons été au temple nous marier. Je ne sais rien de plus.
« L’accusé est envoyé aux assises. »
Je lis, dans un cas de même genre, la déposition suivante (Exeter Western News) :
Le juge au témoin. — Comment n’avez-vous pas eu honte de mener un homme soûl à l’autel ?
Le témoin. — Dame ! milord, quand il n’est pas ivre, il ne veut pas m’épouser.
Plus loin cette curieuse observation :
« Un homme marié, me disait un jour un Anglais de quelque importance, est bien sot de faire des infidélités à sa femme. À quoi bon compromettre sa tranquillité ? Est-ce qu’une femme n’en vaut pas une autre ? » Dans les causes d’adultère ◀jugées▶ au tribunal de la Divorce Court, c’est neuf fois sur dix un officier qui comparaît comme co-respondent (complice d’adultère). Messieurs les officiers n’ont rien à faire en temps de paix, ils chassent sur le terrain d’autrui. C’est très souvent aussi un groom. Les journaux en font foi. Le jeune groom commence par attacher l’éperon à la bottine de sa maîtresse ; puis, de l’éperon, il passe à la jarretière. On ne saurait s’arrêter en si beau chemin. J’ai compté, dans les journaux du 1er juillet 1882 au 1er janvier 1883, sept de ces heureux petits grooms ! Combien y en a-t-il qui jouissent encore paisiblement de leurs bonnes fortunes !
Plus cruel :
La mort est un événement qui ne surprend point l’homme et que le chrétien ne craint ni ne redoute, et qui, par conséquent, fait verser peu de larmes en Angleterre. « Était-il assuré ? demande-t-on à la mort d’un père. Oui. Eh bien que voulez-vous ?
Voilà de la logique, ou je ne m’y connais pas. Aussi bien cette façon de procéder vaut-elle mieux que les faux attendrissements avec lesquels on aborde ici les gens qui ont fait une perte de famille. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, on s’aperçoit qu’on a « forcé la note » et que celui qui est en deuil est moins triste que vous.
Pour revenir à John Bull, son livre est plein de fines remarques sans prétention, et servira à donner une idée assez juste de ce peuple qui persiste à ne pas vouloir de tunnel avec la France et à nous maintenir à la distance d’un mal de cœur.
III. E. Caro. M. Littré et le positivisme. — 1883.
Les philosophes qui passent assez inutilement leur vie à s’étudier, pour se connaître, sont encore moins connus du public que d’eux-mêmes. Je n’en veux pour preuve que M. Littré ; les libres penseurs et les disciples de la foi l’ont accommodé chacun à la satisfaction de sa propre opinion, sans se préoccuper de savoir ce qu’il était réellement. Heureusement pour sa mémoire, un autre philosophe, un, écrivain éminent, un homme qui a le rare don de parler clairement des choses les plus abstraites, et qui a su dégager la philosophie de son horrible phraséologie, M. E. Caro, de l’Académie française, vient de nous donner sur lui un livre qui permet de le ◀juger▶ sainement, comme homme et comme penseur.
Comme le dit très justement M. Caro, il eût pu intituler son étude : « Les Confessions politiques, littéraires et philosophiques » de M. Littré. C’est, en effet, mieux qu’une biographie que nous a donnée M. Caro, car son livre est presque entièrement consacré à la transformation qu’a subie la philosophie positive et à son triomphe qui s’accentue chaque jour. Je ne puis cependant résister au désir de citer cette page charmante de la vie intime d’Émile Littré.
C’est à cette époque (1835) que M. Littré se maria. Il avait, avant de s’y décider, traversé une période douloureuse d’indécision ; hanté par des idées noires, il hésitait, nous dit-on, entre le mariage, un voyage lointain et le suicide. Sa mère le décida au mariage, et choisit pour lui une personne intelligente, dévouée, et qui, par surcroît inattendu, était pieuse. « La fille qui lui naquit, dit Sainte-Beuve, et qui a été plus tard si digne de son père, une aide intelligente dans ses travaux, fut élevée, selon la foi de sa mère, chrétiennement. C’est ainsi que ce philosophe, au cœur doux autant qu’à l’esprit élevé, comprend la tolérance et l’exerce autour de lui.
Ce fut lui-même qui éleva sa fille, et, de même qu’il avait respecté toujours dans sa femme la piété qu’elle avait, il la respecta également dans sa fille avec une délicatesse et une douceur parfaites. » Un de ses amis intimes a raconté à notre savant confrère, M. Baudry, que Littré avait d’abord l’intention d’exposer à sa fille ses propres convictions lorsqu’elle serait d’âge à les comprendre, et de la mettre alors à même de choisir entre les opinions de son père et celles de sa mère ; mais que, le moment arrivé, il recula devant le chagrin qu’il aurait causé à sa femme : la bonté de son cœur se refusa à une épreuve de ce genre, et, dussent les stoïciens de l’athéisme l’en blâmer, il ◀jugea▶ que cette expérience « ne valait pas les larmes qu’elle aurait fait couler ».
Voilà une belle page dans la vie de Littré et qui contraste singulièrement avec l’intolérance despotique des libres penseurs qui s’étalent un peu partout aujourd’hui. Il est vrai que, pour ceux-là, la libre pensée est devenue une carrière et qu’elle n’a rien de commun avec celle qui, chez Littré, était l’expression sincère de ses convictions.
Dans le chapitre consacré aux travaux et aux idées du philosophe, je prends encore ces deux paragraphes : il s’agit du redoutable moment que Montaigne appelle le but de la vie, il s’agit de la mort.
C’est de ce regard grave et ferme, le regard d’un stoïque, qu’il considérait la vieillesse, qui s’aggravait tous les jours, et la mort inévitable. La mort ! c’est 1’objet constant des méditations et des exhortations des moralistes. Mais eux-mêmes sont partagés comme les sociétés auxquelles ils appartiennent : les uns croient que la mort est un passage à une autre vie ; les autres pensent qu’il ne reste, rien de la personnalité humaine au-delà du tombeau. Quelle que soit la divergence de ces discours, la résignation est au bout avec la croyance en une vie éternelle chez les uns, et la croyance en un éternel repos chez les autres.
M. Littré, dans les dernières années, avait toujours cette pensée devant les yeux. Elle lui a inspiré ses plus belles pages, celle-ci entre autres, que je regrette d’abréger : « La jeunesse songe peu à la mort ; mais l’idée en devient de plus en plus présente à mesure qu’on avance dans la vieillesse. Parvenu à l’âge de cinquante ans, je m’arrêtai un jour pour considérer combien de ma vie était déjà écoulé ; puis je me remis en route en me disant que pour atteindre soixante-dix ans, « que je m’octroyais libéralement, j’avais vingt ans devant moi, terme assez long pour ne pas m’occuper de la mort. Les soixante-dix ans sont venus, ils ont fini à leur tour, ils sont déjà loin, les délais se raccourcissent de moment en moment, et désormais je ne compte plus comme à moi que le jour que je tiens. »
Je n’ai pas la prétention de faire une étude approfondie du livre aussi sérieux qu’attractif de M. Caro ; je sais même le tort que je fais à un ouvrage composé de déductions logiquement enchaînées, en en livrant des extraits coupés à coups de ciseaux et privés des préparations qui les amènent et des conclusions qui les suivent ; autant vaudrait, pour ainsi dire, apporter une pierre d’un monument pour donner une idée de l’ensemble de son architecture. Je m’excuse, mais je continue, laissant au lecteur le soin de combler les lacunes, tout en l’engageant cependant à se reporter au livre si profondément intéressant.
Je ne puis que mentionner, sans y rien emprunter, les chapitres relatifs à la philosophie positive ; mais ce que je tiens à faire connaître à mes lecteurs, c’est la belle conclusion du chapitre intitulé : De la persistance des idées spiritualistes et religieuses, dans les solutions proposées par les positivistes, sur la question de la valeur et de la dignité de la vie humaine.
Pesant le prix de la vie humaine dans le positivisme, M. Caro dit d’abord :
Une dernière considération est de nature à flétrir ou à décolorer la religion du progrès dans l’esprit de l’humanité, si elle devenait positiviste. C’est celle que nous avons déjà indiquée, à propos de la science, et qui naît tout naturellement des données mêmes du savoir positif et de ses prévisions sur la fragilité de cette combinaison purement mécanique qui a formé l’univers. On nous parle de la civilisation comme d’une œuvre admirable, toujours croissante, et qui mérite que chacun y collabore dans la mesure de ses forces. Si elle doit produire plus de justice et de lumière et que ce surplus de justice et de lumière se répartisse entre des âmes qui ne doivent pas périr, si c’est vraiment à une œuvre éternelle que nous travaillons, au progrès de la conscience universelle, à la réalisation de plus en plus étendue et profonde du monde moral sur la terre, comme inauguration et commencement du règne de Dieu, certes il n’est pas de but plus élevé, plus digne de nos efforts. Mais ici que devient l’œuvre à laquelle on convie tous les hommes d’apporter leur bonne volonté et de se sacrifier même au besoin, s’il le faut ? À quel avenir est-elle réservée ? À quoi bon nous dévouer ainsi ? À quoi bon devenir les ouvriers d’une tâche qui cessera brusquement un jour, et dont les résultats, vainement chers et sacrés, seront brutalement détruits. À quoi bon ? C’est le cri lamentable des générations qui savent d’avance qu’elles seront trompées dans leur lointain espoir et qui, là quelques siècles près, calculent que le trésor de leurs sacrifices périra sans remède.
Et plus loin :
Il n’est pas douteux que la vie ne perde presque tout son prix pour les chercheurs d’idéal sous toutes les formes et pour les âmes simplement et instinctivement religieuses, quand il sera passé en dogme que toute la connaissance est bornée par l’expérience positive, et quand ce dogme aura pris place dans les habitudes mentales des générations. Au contraire, pour la grande majorité des hommes, la vie, au lieu de perdre de son importance, en aura gagné beaucoup ; elle en gagnera même trop en un sens ; elle aura perdu son prix élevé, mais son prix vulgaire augmentera d’autant. En face de cet inconnaissable, ou peut-être de ce néant qui nous enveloppe de tout côté, qui s’étend en avant de nous comme en arrière, elle seule sera chose réelle, sentante et sentie. On s’y attachera avec une sorte d’âpreté, on la défendra avec fureur, quand on aura perdu les raisons qui font qu’en certaines circonstances on la sacrifie avec joie, avec l’ivresse de l’honneur triomphant ou de la conscience exaltée. On n’aura plus qu’elle, on y tiendra passionnément. Il se formera ainsi une race dure, pratique, calculatrice, positive à outrance dans le mauvais sens du mot. Je me figure ces générations nouvelles de jeunes gens hardis, confiants en eux-mêmes, capables de suffire aux grands excès du travail et du plaisir, implacables dans la grande bataille de la vie, savants même au besoin, dans la mesure utile des applications, parce que la science est une force dans la bataille et une chance de plus pour la victoire, qui s’enfermeront sans regret et sans souci dans l’horizon étroitement mesuré par la foi nouvelle, qui s’empareront en victorieux des choses réelles et en extrairont avec ardeur tout le suc et la substance. Assurément l’idéal sans objet n’aura plus de prise sur ces âmes expérimentales et désabusées. Rien ne viendra pour les troubler dans leur ardeur raisonnée à poursuivre le genre de félicité qui est à leur portée, Ils auront à tout jamais rompu avec ces illusions maladives qu’on appelle, selon les circonstances, ou le scrupule et le remords, ou le rêve et la chimère, autant de produits énervants et débilitants des civilisations spiritualistes.
Au contraire, ceux qui auront gardé cette maladie et ce tourment inutile de l’idéal auront lieu de souffrir beaucoup. Ceux-là, chez qui prédomineront, malgré tout, des dispositions réfractaires au nouvel état de choses, des sentiments indomptables et des aspirations désormais sans but, ceux-là, refoulés sur eux-mêmes, comprimés, tomberont de plus en plus dans le dégoût de la vie. De plus en plus, ils se plaindront que la vie est triste. Ils iront grossir la foule que le pessimisme entraîne à sa suite vers des nirvânas pires que ceux de l’Orient ; ils maudiront la conscience qui ne leur a donné que le sentiment de la souffrance et du vide. L’école du suicide renaîtra comme un déclin des philosophies antiques ; elle aura des adeptes de plus en plus nombreux, non plus seulement dans la pratique, mais par la doctrine. Et ce ne sont assurément ni les plus mauvais, ni les plus lâches, ni les plus sots, ni les moins nobles qui s’en iront volontairement de ce monde ; ce seront les irréconciliables de la vie, telle qu’on l’aura faite, et où ils ne trouveront plus leur place.
Il en sera ainsi jusqu’au jour où quelque penseur hardi s’avisera qu’il y a quelque chose au-delà de la physique et de la chimie, et par un coup de génie inattendu découvrira l’âme et Dieu.
Voilà de belles et éloquentes pages qu’il faut admirer en dépit de ceux qui veulent voir une régénération sociale où il n’y a qu’un symptôme de dégénérescence.
Remercions M. Caro d’avoir eu le courage de pousser un cri d’espoir et de nous montrer, une fois de plus, que s’il est des sectes désespérées qui ne marchent qu’en regardant la terre et la matière, il est encore des phalanges de philosophes qui, croyant en Dieu, comme Platon, Montaigne, Pascal, Bossuet, Cuvier, Victor Hugo, Michelet et tant de hautes intelligences, regardent le ciel en devinant qu’il y a autre chose plus grand que le néant au fond de ses abîmes
IV. Le vicomte d’Haussonville. À travers les États-Unis. — 1883.
Nous avons consacré assez de temps au roman dans nos dernières revues pour avoir le droit de voyager un peu aujourd’hui ; c’est M. le vicomte d’Haussonville qui sera notre guide, et qui, dans son voyage À travers les États-Unis (Calmann-Lévy, éditeur), nous fera entrer, après nous avoir menés au Nord et au Sud, à l’Est et à l’Ouest, dans la famille d’un Mormon ; il y pénètre avec un chapelain et y prend les notes suivantes :
La pièce où nous sommes, éclairée par une grosse lampe à pétrole et chauffée par un poêle, est assez petite, très propre et garnie d’un mobilier très simple. Contre la muraille, un canapé en velours rouge ; autour d’une grande table ronde, quelques chaises en paille ; dans un coin, un harmonium. Sur les murailles, je lis quelques inscriptions pieuses : God bless our home ! — Pray without ceasing. Sur la table, je reconnais la grosse Bible, reliée en noir, qui est le livre de famille de tant de maisons protestantes. À l’aspect de tout ce qui nous environne, je pourrais croire que nous sommes tombés dans un de ces intérieurs puritains de la Nouvelle-Angleterre, si bien décrits par Mme Beecher-Stowe dans la Fiancée du ministre. Mais je trouve la pièce bien petite pour toutes les femmes et tous les enfants du chef de famille, et je me demande quelle est l’organisation de leur vie domestique. Poussé sans doute par la même curiosité, le chapelain adresse à notre ami quelques questions discrètes, auxquelles celui-ci répond sans le moindre embarras :
« Toutes les femmes de mon père, nous dit-il, ne demeurent pas dans la même maison. Chacune d’elles en a une dont elle est chargée. Vous êtes ici chez ma propre mère. Deux de mes demi-mères (halfmothers) demeurent de l’autre côté du chemin. La quatrième a une maison à Ogden et la cinquième demeure dans un autre village, à deux ou trois milles. Quant à tous ces garçons et à toutes ces filles que vous voyez ici (la chambre s’était en effet remplie peu à peu), ce sont mes frères ou mes demi-frères, mes sœurs ou mes demi-sœurs. Mais je les aime tous également. » Et il les embrassa tous, en effet, dans un regard affectueux auquel chacun et chacune répondit par sourire d’assentiment.
Satisfait de cette explication, je me pris à regarder les physionomies qui m’environnaient. Les garçons étaient des gaillards délurés, à l’air intelligent et résolu. La mère avait une physionomie distinguée, douce, expressive, mais l’air un peu triste et harassé. Elle était, nous dit-elle, Norvégienne de naissance. Je me demandais intérieurement par quels chemins mystérieux, par quelles aventures de cœur et d’imagination, cette femme avait pu passer pour venir, des rivages de la mer du Nord, jusqu’au versant des Montagnes Rocheuses, être la cinquième femme d’un mormon, et quels regrets de la terre natale, des fiords et des sapins de la Norvège se cachaient derrière cette physionomie placide et résignée. Parmi les sœurs du jeune mormon se trouvait une petite fille d’environ dix ans. Je la pris sur mes genoux (j’ai un certain faible pour les petites filles) et je lui demandai comment elle employait son temps. Elle me répondit qu’elle allait à l’école et que, dans les intervalles, elle apprenait, sous la direction d’une de ses sœurs, la coulure et un peu de musique. Tout en écoutant son gentil babil, je ne pouvais penser sans tristesse à la destinée qui l’attendait probablement, à cette existence de harem sous les aspects de laquelle il m’était encore impossible de ne pas considérer la vie des mormonnes. Et, cependant, j’étais bien obligé de convenir à part moi qu’il était impossible aussi d’imaginer un intérieur plus décent, plus respectable, plus uni au moins d’apparence que celui où je me trouvais. La conversation languissait cependant : « Faites-nous donc un peu de musique, Suzie », dit notre ami à l’une de ses sœurs. Sans se faire prier, la jeune fille se dirigea vers l’harmonium. Je prêtai l’oreille avec attention, m’attendant à entendre quelque mélopée extraordinaire. Mais elle nous joua tout simplement la valse de la Traviata.
Cette pauvre Dame aux Camélias ! Je savais bien que, sous un nom ou sous un autre, elle est en train de faire le tour du monde ; mais je ne m’attendais pas à la rencontrer aussi loin.
Dans cette famille, le chapelain et le voyageur discutent sur la polygamie avec un Mormon ; de son plaidoyer, nous extrayons les deux curieuses pages suivantes :
Vous croyez que nous sommes des hommes semblables aux pachas d’Orient, adonnés à la volupté et à la luxure ; que nous vivons dans une sorte de harem peuplé, non d’épouses légitimes, mais d’esclaves favorites et choisies au gré de nos caprices, et que, dans nos rapports avec elles, nous ne cherchons que la satisfaction de nos fantaisies et de nos passions. C’est une erreur profonde. Le lien conjugal n’est pas moins en honneur chez nous que chez vous. Chacune de nos épouses a, sauf de très rares exceptions, sa maison et son foyer ; chacune a droit aux mêmes égards, à la même tendresse, et un mormon ne pourrait pas commettre un plus grand péché que de favoriser l’une aux dépens des autres. Si même cette faveur se traduisait ouvertement, s’il vivait toujours avec l’une et négligeait les autres, l’autorité civile, qui se confond chez nous avec l’autorité religieuse, ne tarderait pas à intervenir, et il serait l’objet d’une réprimande publique. Il doit, au contraire, demeurer successivement avec chacune d’elles un temps à peu près égal et, autant que possible, aller voir chaque jour celles avec lesquelles il ne demeure pas pour le moment. Ainsi fais-je avec mes deux femmes ; ainsi fait mon frère avec les siennes. Chacune d’elles est aussi respectée, aussi chérie par nous que pourrait l’être une épouse unique, et parce que nous avons le cœur assez large pour partager ainsi notre amour entre plusieurs, nous ne nous croyons pas inférieurs à ceux qui prétendent n’aimer qu’une seule femme.
Je crus remarquer que les yeux de notre interlocuteur commençaient à briller d’un éclat qui ne sentait pas seulement l’ardeur religieuse, et je me demandais si l’oreille du satyre ne perçait pas sous le masque du fanatique. Le chapelain était évidemment résolu à n’engager aucune controverse. Aussi se borna-t-il à demander :
— Est-ce qu’il n’arrive pas qu’il s’élève entre vos femmes des querelles, suscitées par la jalousie, qui troublent la paix de vos intérieurs ?
— Sans doute, reprit le mormon, cela peut arriver quelquefois. Suzie peut se plaindre qu’on témoigne trop de tendresse à Bessie, ou Bessie qu’on témoigne trop de tendresse à Suzie ; mais ce sont de ces légers nuages qu’un bon mari sait bien vite dissiper.
Nos voyageurs, admirablement reçus et hébergés, passent la nuit sous ce toit patriarcal.
Le lendemain matin, réveillé un des premiers, je sortis de la maison et je cherchai à faire connaissance avec l’endroit où nous avions passé la nuit. Il faisait un temps froid, mais clair, et, à quelques lieues de nous, la ligne sombre des Montagnes Rocheuses se dessinait nettement sur un ciel bleu pâle. La maison de notre hôte était située un peu en dehors de la petite ville d’Ogden, au centre d’un grand verger. Dans ce même verger étaient semées d’autres maisons plus petites, dont les unes semblaient également des maisons d’habitation, les autres de simples dépendances. De l’autre côté d’un chemin assez large, je remarquai une maison basse et longue, environnée de bâtiments agricoles d’une certaine importance. Comme je regardais tout cela, en me demandant par qui toutes ces habitations pouvaient bien être occupées, je vis sortir de la maison une des jeunes filles avec laquelle nous avions dîné la veille. Elle portait une robe de mérinos bleu et une large capeline blanche, sans doute pour préserver du soleil son teint des plus roses. Comme elle me souhaitait le bonjour au passage, je lui demandai, pour engager la conversation, où elle allait si matin :
— Je rentre chez moi, me répondit-elle, je ne demeure pas ici, mais dans cette grande maison de l’autre côté du chemin : c’est la maison de ma mère. Je suis venue passer la soirée hier chez ma demi-mère, parce que j’avais envie de voir mon frère et aussi parce que j’avais de l’ouvrage à faire. C’est moi, ajouta-t-elle, qui suis chargée de tenir en état le linge et les robes de la famille. Comme nous sommes dix-sept, vous pensez qu’il y a de la besogne. Mes sœurs m’ont laissé cette tâche sur ma demande, parce que je trouvais le house work trop dur et que cela me fatiguait.
Tout cela dit avec beaucoup de gaieté et de l’air le plus satisfait du monde. J’aurais eu assez envie de poursuivre la conversation et de lui demander comment elle envisageait la perspective d’être un jour la troisième ou la quatrième femme de quelque mormon ; mais nous fûmes interrompus par l’arrivée du chapelain et de notre jeune ami.
Bien d’autres pages seraient encore à citer, mais nous voulons laisser aux lecteurs le plaisir de les chercher dans le livre de M. d’Haussonville. Que de gens superficiels, de ceux qui s’appellent gens du monde parce qu’ils ignorent absolument ce qui se passe dans le monde, que de critiques même prendraient ces vérités pour des plaisanteries et s’indigneraient contre le romancier ou le dramaturge qui les emploieraient dans son œuvre !
V. Michelet. Ma jeunesse. — 1884.
« Je recommande à Dieu mon âme reconnaissante. » Le doux homme de génie qui, en mourant, a dit ces belles paroles, ne doit pas être laissé aux mains des politiciens libres penseurs et autres qui essaient de le faire leur. Michelet est avant tout, lui aussi, un homme de sincérité qui a puisé dans son cœur et qui appartient à tous ; passionné, ardent, il a dû se tromper quelquefois ; toujours il a été de bonne foi. Sa veuve, avec un soin pieux et un rare tact, vient de réunir en un volume intitulé : Ma jeunesse (chez Calmann-Lévy) une suite de pages volantes qui étaient, pour ainsi dire, des préparations pour écrire ses mémoires ; tout le charme de Michelet s’y retrouve ; son enfance, son adolescence, sa jeunesse y sont racontées avec une grâce, une sincérité sans égales et je défie les plus passionnés de lire ce livre, sans être émus. Parmi les nombreux récits qui y fourmillent, je prends celui-ci, un peu au hasard :
À côté de la grande chambre dans laquelle je dormais avec mon père, il y en avait une autre toute petite où je me réfugiais quand il avait à s’entretenir avec les malades où les employés de la maison. La fenêtre de cette chambre s’ouvrait sur une cour plantée de quelques arbres. C’était là qu’on promenait les folles. Un jour que j’y étais au travail, j’entendis Vincent, un de leurs gardiens, dire sur le ton du commandement : « Venez ici, Thérèse, que je vous rase. »
Je m’approchai de la fenêtre et je vis sortir de son cabanon une belle fille d’environ vingt-cinq ans, qui n’avait pour tout vêtement que ses longs cheveux noirs. Elle s’avançait avec la timidité craintive d’un pauvre animal que menace un châtiment. Lorsqu’elle fut à portée, Vincent, en trois coups de ses grands ciseaux, l’exécuta. Quand la pauvre idiote sentit sa lourde chevelure tomber le long de son corps comme un manteau qui glisse et vous abandonne, lorsqu’elle se vit exposée toute nue sous la vive lumière du jour, l’instinct de la femme se réveilla ; elle bondit, se réfugia à l’un des angles de la cour en jetant un cri de bête fauve. Vincent, avec une douceur ferme, cherchait à la calmer : « Allons, Thérèse, rentrez chez vous ; je vous rendrai, vos habits si vous voulez être propre. » Avec des ménagements dont je lui savais gré, il la poussait vers son cabanon. Et pourtant, je restai indigné. C’était la première fois qu’un corps vivant de femme m’apparaissait dans un état de complète nudité : eh bien ! je ne sentis s’éveiller en moi aucune curiosité indiscrète ; j’étais trop pris par la compassion. Comment une pareille exécution était-elle laissée aux soins d’un homme, fût-il même respectueux ?
Le soir, j’en parlai à mon père dans une grande émotion. Il me dit qu’une femme ne serait ni crainte ni obéie.
La folie de Thérèse était la conséquence d’une faute. Séduite à seize ans et rendue mère ; lâchement abandonnée en plein amour, en pleine confiance, sa raison n’avait pu résister. D’abord folle furieuse, elle était tombée, par degré, à cet état d’inconscience qui n’avait presque plus rien d’humain. « C’est l’éternelle histoire, ajouta mon père, en finissant son triste récit, — les unes en meurent de douleur, d’autres en perdent l’esprit, et je ne sais, vraiment, lequel est pire. »
Mon père avait raison. Les plus à plaindre sont celles qui survivent. Le sort d’une autre folle, de la belle et tragique Mme Rigaud, que l’on tenait sous clef depuis dix ans, en était un saisissant exemple. Vive, fière, élégante, d’une figure noble et sévère qui exprimait une âme pure, pour son malheur elle chantait d’une belle voix passionnée, troublante, qui mordait au cœur. On voulait toujours l’entendre. Un duo lui tourna la tête ; elle succomba à l’ivresse de son art plus qu’à la passion. Elle aimait son mari. Sur-le-champ elle alla se jeter à ses pieds, lui tout avouer. Elle exigeait de lui un châtiment, sinon elle allait se tuer. Lui, très bon, sentant bien qu’elle avait cédé à une surprise, ne voulait que pardonner, Dans ce cruel débat, elle se remit à chanter, elle était folle !… Il désirait la garder près de lui, la soigner lui-même, la guérir. Les médecins ayant ◀jugé▶ son mal incurable, il fallut bien leur céder, la jeter dans ce gouffre de douleur, — une maison d’aliénés, — d’où l’on ne sort guère.
Il venait presque tous les jours la voir ; il lui jurait avec des larmes qu’elle avait assez expié, qu’elle était pure, innocente désormais. Hélas ! elle ne l’entendait ni ne le comprenait plus… Un seul souvenir du passé hantait son esprit. On l’entendait la nuit, dans sa folie bruyante, chanter sans trêve, le fatal duo qui l’avait livrée. Je l’entrevoyais parfois, à travers les barreaux de sa fenêtre, c’était un spectre de maigreur, mais encore si troublante ! On ne fit cesser ce délire qu’en l’exterminant. On peut dire qu’elle sortit morte de sa cellule ; elle ne tarda pas effectivement à mourir.
Qu’ajouter à ces lignes pleines de sensibilité et de cœur qui préparent si bien à ces beaux livres qui sont intitulés : l’Amour et la Femme. On a pu sourire des naïvetés de Michelet, découvrant l’un et l’autre à l’âge où la plupart des hommes les ont tous deux oubliés ; je crois moi qu’il faut plutôt envier cet homme convaincu à qui la nature bienveillante avait réservé comme récompense la jeunesse pour la fin de sa vie.
VI. Madame Adam. La Patrie hongroise. — 1884.
La Patrie hongroise, par Mme Adam, a soulevé une assez vive polémique pour que nous n’ayons pas besoin de lui faire de préface ; M. Francis Magnard en a admirablement résumé l’esprit, les tendances, et je n’ai plus guère qu’à copier dans ce panorama quelques épisodes qui pourront donner une idée de l’ensemble du tableau.
Ce n’est pas seulement un livre d’impressions que celui de Mme Adam, et bien qu’on y rencontre de charmants récits, de poétiques et cependant fidèles descriptions des pays parcourus, on y trouve sur tout une relation critique et philosophique des mœurs politiques et sociales de la Hongrie : involontairement on compare, en lisant les chapitres de ce livre, ce pays au nôtre, ses institutions à nos institutions, son amour profond de la patrie à nos manifestations officielles, et l’on devient quelquefois rêveur.
Dans la partie consacrée au parlementarisme hongrois, je lis :
À la Chambre hongroise, il règne une confraternité charmante. Tous les députés se tutoient. Le médecin, l’avocat, l’agriculteur, qui arrivent à Pesth comme représentants, sont admis, du jour au lendemain, dans la meilleure société, qui serait fermée pour eux s’ils n’étaient pas députés. Ils tutoient les ministres. On peut entendre, de sa place, comme spectatrice, les phrases suivantes :
« Excellence, je te félicite de ton discours », ou : « J’ai voté contre toi, Excellence. »
Ce tutoiement, chose étrange, au lieu de produire le laisser-aller, de donner une allure triviale aux conversations, dans une réunion de députés, a quelque chose de fier, communique une impression de hauteur, car il ne correspond pas à la familiarité ou à l’intimité : il est le privilège d’hommes qu’une situation fait égaux et pairs.
Après les discussions les plus orageuses, après les injures directes même, lancées publiquement à un adversaire politique, on voit deux députés s’aborder dans les couloirs en se serrant les mains ; on les entend se dire : « Tu as été abominable, tu es dans le faux », et mille autres mots irrités, mais adoucis par ce lien du tutoiement, qui semble empêcher les brisures. Rarement un député en accuse un autre d’avoir été de mauvaise foi, phrase banale qu’on répète chez nous à chaque séance avec un aimable sourire et un gracieux : « Convenez-en !… ». L’injure serait mortelle à Pesth et devrait être lavée dans le sang. La vieille loyauté magyare a gardé toutes ses susceptibilités.
En lisant ce passage, j’entends d’ici quelques-uns de nos sénateurs et de nos députés s’écrier, dans ce langage qui a remplacé le langage du xviiie siècle, sans le faire oublier : « En v’là-t-il qui font leur tête ! » Il est juste d’ajouter que les parlementaires hongrois eussent été bien étonnés s’ils avaient assisté à notre congrès de Versailles.
La créatrice de cette revue qui a pris le premier rang, la fondatrice de la Nouvelle Revue a eu le courage de dire nettement ce qu’elle pensait au parti républicain libre penseur.
Je me suis toujours alarmée de voir nier autour de moi deux mouvements : ceux du catholicisme libéral et du socialisme chrétien. Lorsque mon ami, M. Brisson, si résolu dans ses opinions autoritaires, me disait en riant : « La liberté, qu’est-ce que c’est que ça ? » lorsque Gambetta, gaiement, répétait à notre entourage : « Cette femme est un danger public, elle fait de la propagande socialiste à une époque où il n’y a pas de question sociale, et où, par conséquent, on ne peut pas la résoudre ; c’est une agitatrice, nous l’exilerons » ; je souffrais de ces insouciances, je m’inquiétais de l’habileté de nos adversaires se saisissant peu à peu des forces que mon parti dédaignait. En même temps que la démocratie devient plus autoritaire, le catholicisme devient plus libéral, et, dans le même moment où les nouvelles couches sociales, nées du peuple, nient la question sociale, l’aristocratie se fait socialiste.
La Révolution française n’a plus une seule formule idéale qui lui permette de faire du prosélytisme ; inoccupée, elle tracasse l’Église. L’Église attaquée se défend et trouve une formule de prosélytisme pratique pour combattre la Révolution sur son propre terrain. Chose curieuse : au même instant où le groupe dirigeant de la République retourne aux principes de gouvernement du passé, le groupe dirigeant des catholiques, dans toute l’Europe, essaye de concilier le catholicisme avec les réformes, avec les institutions et le vocabulaire modernes.
Il n’en fallait pas davantage pour valoir à l’auteur des comptes rendus aigrelets qu’on a pu lire dans la presse soi-disant libérale, c’est-à-dire celle qui interdit tout droit d’examen et qui parque ceux qu’elle a domestiqués, dans des limites qu’ils ne doivent pas franchir.
Une remarque curieuse et une charmante anecdote :
Le clergé hongrois ressemble à notre clergé du xviiie siècle ; les hauts dignitaires de l’Église vivent de la vie des grands seigneurs.
Une histoire très connue en Hongrie est celle d’un archevêque-primat passant sur le pont de Budapest dans son carrosse de gala conduit à quatre chevaux. Un homme du peuple fait arrêter le carrosse, et, s’avançant à la portière, dit à l’archevêque : « Est-ce ainsi dans un pareil équipage que se promenait Jésus ? il allait à pied.
— Mon ami, lui répond tranquillement le primat, Jésus était fils d’un pauvre charpentier, et moi je suis né prince Batthànyi, magnat hongrois ! »
Il s’en faut de beaucoup que là-bas le paysan ait contre le seigneur la sotte jalousie que le nôtre ressent pour le simple bourgeois.
Il s’est créé, depuis quelques années, des fortunes industrielles qui veulent lutter contre l’influence des nobles grands propriétaires. Mais la chose sera longtemps difficile. Dans ce pays agricole, le dernier mot reste toujours au grand propriétaire, et la preuve c’est que, même industriellement, chaque fois qu’une affaire se crée, quand tout est terminé, organisé, constitué, on se dit toujours : « Maintenant, il nous faut un comte. »
Les paysans ont pour leurs magnats un dévouement extraordinaire et une affection touchante. Je citerai deux traits entre mille qu’on m’a contés.
À Zsombolya, un propriétaire se vantait de la richesse de ses paysans. Il donnait des chiffres qui provoquaient l’incrédulité. « Je prouverai ce que j’avance », dit-il ; et, faisant appeler le maire d’un petit village, il lui parla ainsi devant ses amis ; « Vous me voyez malheureux, et vous ne voudrez pas me laisser dans l’embarras ; il me faut 100 000 florins ce soir, apportez-les-moi. — Ce sera difficile, répondit le maire, cependant j’essaierai. » Quelques heures après, les paysans avaient trouvé l’argent.
Pour parler politique de temps en temps, Mme Adam n’en est pas moins femme jusqu’au bout des ongles, non seulement femme, mais ménagère aussi ; elle attaque la grande question des bonnes, des cuisinières !
La bonne grâce, la gaieté, la cordialité règnent, à la façon française, dans les familles hongroises. La femme, comme ménagère, y a une grande importance, le nombre des domestiques étant considérable dans chaque maison. La cuisine hongroise est beaucoup plus compliquée que la cuisine française ; elle exige de longues préparations. Les pâtés et les gâteaux sont faits par la cuisinière, qui n’a pas trop de la matinée pour les apprêts du dîner. Le pain est pétri à la maison. Où, en France, un domestique suffit, il en faut trois ou quatre. Jamais les cuisinières, fussent-elles de quatrième ordre, ne consentent à faire les chambres ou à aller chercher de l’eau. La fierté nationale aidant, les rapports entre les maîtres et serviteurs sont fort courtois. À la moindre exigence, les domestiques demandent leur compte, certains de trouver chez leurs parents l’aisance qu’ont tous les petits propriétaires.
Ici dans le beau monde on donne un certificat des plus désobligeants, et dans le vilain on va en justice de paix.
Je passe sur bien des chapitres intéressants. Mme Adam a vu tous les grands représentants par l’esprit, le talent de ce curieux pays ; son entrevue avec Kossuth est des plus curieuses. Bien que le monde politique l’ait beaucoup attirée, elle a pu étudier aussi la vie bourgeoise, les mœurs, les coutumes des grands seigneurs ; il y a là une source de précieux renseignements. En feuilletant le volume je trouve, à la suite du récit d’une réception officielle, cette page consacrée à cette danse charmante, le csàrdàs, que nous ne connaissons guère que par les airs que nous ont joués ici les tziganes.
Après le banquet, le bal. Je vais donc voir enfin danser le csàrdàs. J’en ai l’impatience. Dès les premières mesures, au premier tour des danseurs, à un certain battement de mes tempes que la valse me donne, je sens que je vais aimer passionnément cette danse étrange. Il y a des variations infinies dans les pas, dans les figures du csàrdàs ; seul un rythme pressé ramène toutes les allures particulières à un mouvement d’ensemble. Le piétinement du csàrdàs rappelle le bruit d’un régiment de hussards en marche. Les couples sont très près des tziganes, le plus près possible. On va et vient, on balance sur un petit espace : le cavalier, face à face avec sa danseuse, ne la quitte que pour tourner autour d’elle. Souvent il élève les bras, comme un oiseau de proie ouvre les ailes, et il plane jusqu’au moment où il saisit la douce colombe. Parfois il se penche et semble regarder si quelqu’un ne vient pas lui ravir sa conquête. Parfois aussi il salue un être imaginaire, comme pour le remercier d’une faveur, et il prend aussitôt à deux mains, les bras tendus, la taille de sa captive. Aux coquetteries des danseuses, qui s’éloignent ou se rapprochent, les cavaliers répondent par des battements, des passe-pieds toujours imprévus.
Un csàrdàs dure quelquefois deux heures, sans que danseurs ou tziganes s’arrêtent. Les spectateurs eux-mêmes, enivrés, accompagnent le csàrdàs avec des cris sauvages, qu’on a envie de répéter et qui rendent fous.
— Si nous essayions ? me demanda le baron Podmaniczky.
— Comment voulez-vous que je sache danser le csàrdàs ?
Il se balance devant moi, j’écoute le rythme endiablé ; les cris redoublent : je valse, et l’on croit que je danse le csàrdàs !
On voit, en parcourant ces extraits, que l’auteur a su varier son champ d’explorations et qu’en peu de temps elle a su beaucoup observer, non seulement en femme perspicace, mais aussi en patriote sincèrement éprise de la France et qui voudrait bien la voir faire son profit des bonnes choses qui sont au-delà de ses frontières.
VII. A. Bardoux. La Comtesse de Beaumont. — 1884.
La librairie Calmann-Lévy vient de publier un livre plus qu’émouvant sous le titré de : La comtesse Pauline de Beaumont. L’auteur. M. A. Bardoux, a résumé tous les renseignements biographiques sur la fille du comte de Montmorin, massacré le 2 septembre 1792, et précédant dans la mort sa femme et son fils guillotinés le même jour. Rien de plus effroyable que le récit de cette exécution ; je copie une page :
Le soir même (21 floréal), à six heures du soir, eut lieu l’exécution des condamnés. Le bruit s’étant répandu ; dans Paris que Mme Élisabeth allait être conduite à l’échafaud, Mme Beugnot voulut se placer sur son passage afin de prier pour elle et de recevoir son dernier regard. Elle se rendit dans ce dessein au coin de la rue Saint-Honoré. Le sinistre cortège s’avançait. Il était, ce jour-là, composé de six charrettes. Mme Beugnot jette un coup d’œil sur la première. Qui voit-elle ? Le comte de Brienne, qu’elle connaissait et dont elle se sent reconnue. Elle s’évanouit. Pour raconter ces détails, un ami des Montmorin était là aussi dans la foule. C’était M. Lemoine, l’ancien secrétaire du ministre. Il suivit les voitures jusqu’à la place de la Révolution. Dans la dernière était Mme de Montmorin et son fils. Quoique âgée de quarante-neuf ans à peine Mme de Montmorin paraissait en avoir soixante. Ses cheveux avaient blanchi. Elle était calme et satisfaite de quitter ce monde.
Calixte de Montmorin, debout, tête nue, tenait dans sa main un objet qu’il portait fréquemment à ses lèvres. Sa sœur Pauline, la confidente de ses premiers troubles d’amour, lui avait vu emporter, au moment de l’arrestation à Passy, le petit ruban bleu que Mme Hocquart lui avait laissé dérober un soir, à Luciennes. Il avait vingt-deux ans. Sa dernière pensée allait où il avait laissé son cœur. Quand les charrettes s’arrêtèrent, Calixte, respectueux envers Mme Élisabeth, s’inclina devant elle. À chaque fois que le couperet de la guillotine descendait il criait : « Vive le roi ! » avec un courageux domestique de la maison de Brienne, compris, lui aussi, dans la fournée. Dix-neuf fois il poussa le cri de : « Vive le roi ! » Lorsque la vingtième victime monta les marches, il essaya bien de crier ; mais, cette fois, le cri s’arrêta dans sa poitrine : c’était sa mère ! Calixte fut guillotiné après elle. Leurs corps furent enterrés à Monceau le même soir.
La mode et parfois l’intérêt, sont aujourd’hui de s’attendrir sur les bourreaux de ce temps-là ; j’avoue que je ressens quelque préférence pour leurs victimes.
VIII. Auguste Vitu. Les Mille et Une Nuits du théâtre. — 1884.
C’est un peu un livre d’histoire, un peu aussi un livre de mémoires contemporains que celui que M. Auguste Vitu vient de publier chez Ollendorff sous le titre des Mille et Une Nuits du théâtre. Ce volume, aussi amusant qu’un roman, fait passer en revue au lecteur une série d’articles d’autant plus intéressants que les pièces qu’ils racontent et critiquent sont plus oubliées aujourd’hui. L’autorité de M. Auguste Vitu, de qui M. Weiss disait justement qu’il avait créé un genre dans un genre, donne à chacun de ces articles, je devrais dire à chacune de ces études, un intérêt particulier.
Le mot étude n’est pas exagéré ; on est en effet étonné en pensant que toutes ces soirées ont été écrites d’abondance au sortir d’une représentation, et que la forme en est aussi châtiée, les idées aussi précises, aussi justes que si M. Vitu avait eu le temps de la méditation. C’est qu’il faut bien le reconnaître, ces « voltigeurs de la plume » ne peuvent se permettre d’écrire avec cette netteté, cette rapidité que parce qu’ils ont ce qu’on appelle un fond, et que de telles improvisations ne sont permises qu’à des écrivains véritablement instruits de toutes choses. C’est ainsi que sous ces études très vibrantes sur la Princesse Georges, Ruy Blas, Marion de Lorme f, on sent percer une rare érudition, et qu’on est tout étonné d’y rencontrer, notamment pour cette dernière pièce, des documents absolument nouveaux,
Voici d’ailleurs la préface de M. Auguste Vitu, qui expliquera mieux que je ne saurais le faire, la genèse de son livre :
Chacune des pièces de théâtre, racontées et discutées dans le présent recueil, représente pour son auteur autant de nuits de travail sous le gaz de l’imprimerie. C’est ainsi qu’il en a passé plus de mille en treize années, à partir du jour où le regretté fondateur du Figaro, M. de Villemessant, lui mit en main la plume du critique.
Des amis bienveillants ont pensé que la réunion en volumes de ces feuilles improvisées présenterait, par la spontanéité et la continuité des impressions quotidiennes, une sorte de panorama photographié de notre littérature dramatique, à partir du jour où Paris reprit possession de lui-même au lendemain de la Commune, et que le public connaisseur y trouverait quelque utilité pour ses études, peut-être même quelque plaisir.
Je ne me suis laissé persuader qu’à la longue, non sans beaucoup d’hésitations et de scrupules. Mais, une fois ma résolution arrêtée sur le fait même de la publication qu’on me pressait d’entreprendre, j’avoue que je n’ai pris dans l’exécution d’autre conseil que de moi-même.
Les uns voulaient que je distribuasse mes comptes rendus soit par ordre de théâtres, soit par catégorie d’œuvres ou d’acteurs ; ce qui aurait donné, par exemple, ou une série d’articles sur la Comédie-Française, ou une série d’études sur la tragédie, ou une monographie de l’œuvre de Corneille, de Molière, de Racine, de Victor Hugo, etc. De toutes les suggestions imaginables, je n’en ai repoussé aucune avec plus d’énergie. En imitant la méthode et les classifications d’un cours de littérature, j’aurais pris la responsabilité d’une entreprise qui n’avait pas été la mienne, et je me serais fait taxer de mal remplir un plan que je ne m’étais point tracé.
D’autres auraient supprimé sans pitié toutes les menues appréciations, les légers intermèdes consacrés aux petits ouvrages et aux petits théâtres. Mais n’était-ce pas exclure volontairement l’élément de variété et de diversité qui peut rendre la lecture d’un livre comme celui-ci facile et attrayante ? En même temps auraient disparu une foule de détails curieux, parfois même importants, de l’histoire théâtrale. Telle pièce, par exemple, qui ne laissa pas de trace, servit de début à tel acteur ou telle actrice devenus célèbres depuis ce temps-là. Parfois même l’œuvre imparfaite ou bafouée renfermait un embryon qui, fécondé par des soins plus habiles, a pris et gardé sa place au soleil de la rampe.
Beaucoup plus sérieux est le scrupule qui m’a longtemps tourmenté et qui ne me laisse pas encore absolument tranquille. J’ai la certitude d’avoir été toujours, d’être demeuré un juge intègre et sincère. Il ne se peut donc que je n’aie pas exprimé, en mainte occasion, des jugements exempts de malveillance, je l’affirme, mais non de sévérité. Les plus grands et les meilleurs de mes contemporains, qui avaient le droit de s’en plaindre, m’ont fait la grâce et l’honneur de me les pardonner. Ne vais-je pas soumettre à une nouvelle épreuve leur clémente et amicale magnanimité ? Voilà réellement le seul obstacle devant lequel je pusse reculer. Mais, en lisant cette longue série d’appréciations qui se complètent, s’expliquent et s’éclairent l’une par l’autre, je n’en trouve aucune que je doive regretter d’avoir écrite à son heure. Que si le cas se fût présenté, ou bien j’aurais supprimé le passage injuste, et par conséquent coupable, ou bien j’en aurais fait amende honorable en public, fièrement et loyalement.
Je m’assure, au contraire, que les écrivains illustres ou considérables que j’ai le plus longuement et le plus vigoureusement discutés en raison directe de leur valeur intellectuelle et de leur force de résistance, sont ceux-là mêmes que j’ai admirés et loués aussi avec le plus de conviction et de chaleur d’âme, ceux que je me suis fait un devoir de défendre, aux jours de tempête, contre les injustices, les préventions, les résistances peu éclairées, qui assaillent parfois les ouvrages les plus rares comme les plus solides renommées.
Cela dit, je m’abandonne, sans plus de phrases, à mon nouveau lecteur, celui du livre. Puisse-t-il m’accueillir aussi favorablement que celui du journal ! Je me présente à lui sous le couvert d’une puissante, imposante et radieuse escorte. La sultane Schéhérazade de mes Mille et Une Nuits s’appelle légion. Le critique s’efface pour laisser la parole aux inventeurs et aux conteurs, aux poètes tragiques et comiques, aux dramaturges et aux vaudevillistes aussi, dont j’ai fidèlement analysé les conceptions sublimes ou folles, terribles ou fantasques, touchantes ou bouffonnes. Paraissez, Eschyle, Sophocle, Euripide, Sénèque, Térence et Plaute, Shakespeare et Victor Hugo, Corneille, Molière, Racine, Voltaire, Regnard, Lesageg et Marivaux, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, les deux Dumas, Émile Augier, Théodore Barrière, Henry Murger, Victorien Sardou, Théodore de Banville, Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Octave Feuillet, d’Ennery, Labiche, Henri Meilhac, Ludovic Halévy, Gondinet, Albert Millaud, François Coppée, , Catulle Mendès, et tout ce que la France a produit de vaillant ! Vous êtes mon inépuisable Schéhérazade, et vous séduirez sans peine ce Schariar intelligent et débonnaire, qui s’appelle le Public.
Auguste Vitu.
13 octobre 1884.
Je m’arrête en faisant remarquer à mes lecteurs que toutes ces études ont été reproduites telles qu’elles avaient été écrites et sans qu’un mot y fût changé ; on n’y trouvera donc pas de ces prophéties faites après coup, comme il arrive trop souvent dans les ouvrages de ce genre.
Ce tome n’est que le premier d’une série ; il y est rendu compte d’une centaine de pièces ; les autres volumes contiendront donc la véritable histoire critique du théâtre de France, depuis 1870.
IX. Jules Simon. Une Académie sous le Directoire. — 1884.
Le livre de M. Jules Simon : Une Académie sous le Directoire, qui vient de paraître chez Calmann-Lévy, est l’œuvre d’un esprit délicat, d’un observateur sans, passion, qui a su retrouver par l’étude, dans le tumulte, les décombres d’un monde qui s’engloutissait et d’un autre qui montait à la lumière, la vérité sur des détails qui permettent de reconstituer un ensemble. En effet, les révolutions qui se sont produites à l’Académie reflètent assez bien ce qui se passait au dehors, et dans ces contractions, ces petites querelles intimes, on retrouve, en les grossissant, les mouvements, les tumultes, qui bouleversaient alors la France entière ; M. Jules Simon a trouvé l’occasion trop belle pour ne pas nous donner quelques portraits des membres des diverses Académies à cette époque, et il y a dans ce livre des silhouettes qui valent des dessins de maîtres. L’esprit n’y manque pas, on le pense bien, et c’est l’ensemble de ces choses sérieuses, dites sans prétention, qui fait le charme du livre.
Je trouve dès le commencement cette juste observation :
L’Académie française avait eu de tout temps de nombreux ennemis, et elle en aura toujours, comme toutes les académies ; c’est tout simple. Les écrivains se divisent en deux classes : ceux qui désirent un fauteuil, ceux qui désespèrent de l’obtenir ou se vengent de ne pas l’avoir obtenu.
Et plus loin :
Les omissions, quoi qu’on en dise, sont très rares ; elles sont presque toujours explicables. Ce n’est pas à l’Académie, ce n’est pas même au roi, c’est à l’esprit du temps qu’il faut imputer celle de Molière. Ceux qui, en 1790, faisaient grand bruit de la non élection de Jean-Jacques Rousseau, oubliaient ou feignaient d’oublier que l’Académie ne peut ouvrir ses portes qu’à ceux qui viennent y frapper. Personne ne peut savoir comment Rousseau aurait répondu à une élection ; ou plutôt, on le sait : il aurait été ravi d’être élu, et ravi d’avoir l’occasion de refuser, et d’écrire, pour, refuser, une lettre remplie de belles invectives. Bref, l’Académie française, et toutes les Académies avec elle, étaient en discrédit ; et tous les reproches qu’on ◀jugeait▶ à propos de leur adresser étaient colportés avec empressement. Ils n’avaient pas besoin d’être vraisemblables.
Le chapitre consacré au costume mériterait d’être cité entièrement.
On s’imagine à tort que les costumes sont d’origine et de complexion monarchique ; la République, au moins chez nous, s’en accommode fort bien ; elle se borne à les modifier quand elle le peut, et à remplacer les broderies par des plumets. Un des derniers décrets de la Convention est consacré à la description des costumes qui furent inaugurés en même temps que la Constitution de l’an III. Chénier en fut le rapporteur. Tout y était, depuis le directeur jusqu’au commissaire de police ; on n’avait oublié que l’Institut. Cette lacune ne fut comblée que cinq ans après. Le costume de l’Institut date de l’an IX ; c’est le premier et le seul costume officiel que les Académies n’aient jamais eu. À le voir revêtu, comme aujourd’hui dans les occasions les plus solennelles par trois membres sur plus de deux cents, on dirait qu’on en rougit. C’est une situation presque ridicule. Il faut le porter ou le supprimer.
M. Mignet raconte qu’il ne fut pas peu surpris, en 1833, de voir entrer dans son cabinet, où il était seul à travailler, un vieillard de grande mine portant un costume d’académicien un peu fané sans doute, un peu suranné, puisqu’il datait au moins de 1814, et très probablement 1800. C’était Lakanal, qui revenait en France après vingt ans d’exil tout exprès pour reprendre son siège à l’Académie, et dont les manières n’avaient pas plus changé que le cœur.
Le vent de sottise théâtrale et mélodramatique qui soufflait sur la France ne manqua pas de pénétrer dans les Académies :
Le serment de haine à la royauté était, pendant la Révolution, une formalité qu’on exigeait de tout le monde, d’un membre de l’Institut ou du curé de la paroisse, quand il y avait un curé. Ou vous chargeait d’étudier histoire ancienne, ou l’épigraphie, ou la chimie ; mais avant tout, il fallait prêter serment de haine à la royauté ; c’était l’entrée en matière indispensable, et l’on ne pouvait être fonctionnaire ou savant qu’à cette condition.
Voilà ce qui pouvait s’appeler le règne de la liberté de conscience ; il est juste d’ajouter que la plupart de ces « jureurs » et de ces régicides retrouvaient, quelques années après, le même geste, le même mouvement, la même conviction pour prêter serment à l’Empereur comme académiciens, comme sénateurs, comme ce qu’il plaisait à Sa Majesté.
Quelques-uns cependant résistèrent. On les retrouve pour la plupart, un peu plus tard, prêtant serment de fidélité à Louis XVIII et émargeant partout où on leur entrebâillait le tiroir d’une caisse. Heureusement que ces horribles choses-là ne se voient plus maintenant !!
Je trouve ce charmant portrait de Garat, le ministre girondin :
Garat n’était qu’un virtuose. Il exerçait sa faconde sur tous les sujets avec autant de légèreté que d’éclat. Il était plutôt professeur qu’orateur, plutôt journaliste qu’écrivain ; il a touché à tout, sans laisser de trace nulle part. Il n’est rien ou presque rien pour la postérité, après avoir fait un bruit continuel pendant sa vie. Au fond, il adoptait les principes de Condillac, en y mêlant quelques idées vagues de spiritualisme à la Jean-Jacques ; en politique, il avait des inspirations généreuses, il aimait la paix, il la souhaitait pour son pays, mais il achetait la sienne par les concessions les plus humiliantes et les plus funestes. C’était un de ces hommes qui sont toujours de bonne foi au moment où ils parlent, et qui traversent toutes les opinions et tous les partis, en s’apercevant à peine de leur propre mobilité. Ce qui leur manque, c’est le caractère, aussi nécessaire pour l’écrivain et le penseur que pour l’homme privé et le citoyen. Garat a été membre de nos grandes assemblées ; il a parlé, en quelque sorte, dans toutes les tribunes : il a été admis dans toute l’intimité des chefs de la Révolution, dans celle de Bonaparte, premier consul et empereur. Il était ministre en 1793. C’est lui qui a lu à Louis XVI son arrêt de mort. Il a publiquement déclaré qu’il approuvait la condamnation ; il est certain qu’il en a été consterné ; il paraît établi qu’il s’était efforcé de l’empêcher ; personne n’a parlé de Louis XVI avec plus d’émotion et d’admiration. Il avait combattu le 18 brumaire, sans toutefois s’exposer outre mesure ; et il en écrivait l’apologie, par ordre, dès le lendemain. Quand Bonaparte n’était encore que le vainqueur de l’Italie, il avait prononcé sur lui cet oracle : « C’est un philosophe qui, par hasard, s’est vu obligé de commander une armée et de livrer quelques batailles. » Garat ne livrait jamais de batailles d’aucun genre ; il était à peine philosophe, quoiqu’il fût professeur de philosophie.
On pourrait dire de lui comme de son neveu le chanteur, qu’il ne fit jamais que des roulades. C’est peut-être le seul homme qui ait été mêlé aux scènes les plus affreuses de la Révolution, qui y ait joué, au moins officiellement, un grand rôle, et dont on ait pu dire en fin de compte : « C’était un bon homme. »
Bon homme si l’on veut, mais je me défierais toujours d’un bon homme qui lit aussi lestement leur arrêt de mort aux gens pour qui il professe de l’admiration. L’émotion de Garat, pour Louis XVI, n’était bonne à manifester qu’en ne lisant pas l’arrêt ; je crains pour lui qu’il ne l’ait exprimée trop tard et alors qu’il lui était utile de la montrer.
Bien d’autres pages intéressantes dans ce livre élégamment écrit, et dans lequel on retrouve dans toute leur vivacité les qualités maîtresses de M. Jules Simon.
X. George Sand. Correspondance. — 1884.
Pendant qu’à La Châtre on a inauguré le beau marbre d’Aimé Millet, représentant cette
femme, le plus grand écrivain féminin que la France ait jamais eu, n’en déplaise à la
mémoire de Mme de Sévigné, paraît chez Calmann-Lévy le dernier
volume de cette correspondance intime qui nous fait connaître Mme Sand comme si nous avions vécu de sa vie intime ; ses expansions de femme, de
mère, d’amie, d’artiste, vivifient de leur chaleur ces deux volumes, qui ont leur place
marquée dans notre littérature ; leur abandon, l’honnêteté, la sincérité des idées, en
font un document des plus curieux ; c’est Mme Sand chez elle, à
Nohant, avec ses vieux intimes, écrivant à Flaubert : « J’embrasse les deux
gros diamants qui t’ornent la trompette »
, et parlant en pleurant, deux lignes plus bas, sur les
événements politiques qui déchirent la patrie, des pages d’une élévation qui ne le
cèdent à aucun de nos maîtres ; c’est Mme Sand artiste, préoccupée
de ses pièces, de ses romans, des productions de ses amis, de leur santé, et envisageant
sa mort prochaine avec la sérénité du génie qui sent qu’il doit renaître. Je ne puis
résister au plaisir de citer dès maintenant la lettre charmante dont je viens de parler.
Elle est datée de Nohant, et relative à la préface que l’auteur de Madame
Bovary avait faite à l’éditeur des œuvres de L. Bouilhet :
Ta préface est splendide et le livre est divin !
Tiens ! j’ai fait un vers sans le savoir ; Dieu me le pardonne. Oui, tu as raison, il n’était pas de second ordre, celui-là, et les ordres ne se décrètent pas, surtout dans un temps où la critique défait tout et ne fait rien. Tout ton cœur est dans ce simple et discret récit de sa vie. Je vois bien à présent pourquoi il est mort si jeune ; il est mort d’avoir trop vécu par l’esprit. Je t’en prie, ne t’absorbe pas tant dans la littérature et dans l’érudition. Change de place, agite-toi, aie des maîtresses ou des femmes, comme tu voudras, et pendant ces phases, ne travaille pas, car il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts, mais il faut changer le bout qu’on allume.
À mon vieil âge, je me précipite encore dans des torrents de farniente ; les amusements les plus enfantins, les plus bêtes, me suffisent, à moi, et je reviens plus lucide de mes accès d’imbécillité.
C’est une grande perte pour l’art que cette mort prématurée.
Dans dix ans, il n’y aura plus un seul poète.
Ta préface est belle et bonne. Il y a des pages qui sont des modèles, et il est bien vrai que le bourgeois lira ça en n’y trouvant rien de remarquable.
Ah ! si on n’avait pas le petit sanctuaire, la pagodine intérieure, où, sans rien dire à personne, on se réfugie pour contempler et rêver le beau et le vrai, il faudrait dire : « À quoi bon ? »
J’embrasse les deux gros diamants qui t’ornent la trompette.
La partie la plus importante du livre est cependant celle qui contient la correspondance relative à la guerre de 1870 et à la Commune. On ne peut se défendre de pitié en voyant par quelles terribles alternatives a passé cette pauvre femme éprise de liberté et constatant malgré elle que, lorsqu’il est question de liberté en France, il ne s’agit jamais que de celle de ceux qui gouvernent.
Dans une lettre du 24 janvier 1871, je lis, par exemple :
Lundi. — Pas de nouvelles. Le numéro du Moniteur, organe de Gambetta, ne publie pas encore la dépêche d’hier. Peut-être ne l’avait-on pas reçue au moment où le journal a paru. Mais il nous prépare, depuis quelques jours, à blâmer tout effort de conciliation. Il a un ton dépité, et je crains une division marquée entre le gouvernement de Paris et la Délégation, c’est-à-dire entre Jules Favre et Gambetta. Les créatures de ce dernier ont dit, sur tous les tons, que la reddition de Paris n’engagerait pas la France. Mais on a l’impudeur de nous dire que la guerre ne fait que commencer sérieusement. C’est donc pour s’amuser qu’on a fait périr, depuis trois mois, tant de pauvres enfants, par le froid, la misère, la faim, le manque d’habits, les campements impossibles, les maladies, le manque de tout, le recrutement des infirmes opéré cruellement et stupidement, l’incurie des chefs, l’incapacité des généraux ; oui, c’était un essai, la part du feu. En trois mois, on n’a rien su faire que de la dépense inutile, dépense d’hommes et de ressources. On est indigné en lisant, depuis deux jours, les décrets que l’on daigne prendre à la dernière heure, pour réprimer des abus que toute la France signalait avec indignation, sans que le Dictateur fît autre chose que de promener en tous lieux sa parole bouffie et glacée ! Ah ! ce malheureux fanfaron a tué la République !
Les lettres au prince Napoléon sont des chefs-d’œuvre de clairvoyance et d’affection ;
elle a en lui une confiance d’enfant, une terreur profonde de son nom ; elle cherche,
elle qui a dit avec effroi : — « Mon Dieu, si la République n’était qu’un
parti ! »
, elle cherche où peut être le sauveur de la patrie, sous quelle
étiquette politique il se cache ;
Je crois les d’Orléans trop prudents pour prendre la place, elle n’est pas bonne ! elle restera peut-être longtemps vacante, parce que personne n’en voudra. Qui sait si, pendant ces tâtonnements de la République malade d’aujourd’hui, la République saine et vivante n’éclora pas ? c’est celle que je rêve, et ce que je rêve pour vous, c’est d’y entendre votre voix s’élever librement pour le triomphe des idées vraies.
Plus loin, s’adressant aux hommes du 4 Septembre, si empressés à se partager les dépouilles de l’Empire, et parlant de la Commune, dont l’insurrection vient de s’installer à Paris :
Vous voilà dépassés par un parti qui voit encore moins clair et qui croit dominer au moins Paris.
Pauvre peuple ! il commettra des excès, des crimes ; mais quelles vengeances vont l’écraser ! Mon Dieu, mon Dieu ! soyez fermes et patients, tâchez de le ramener (ce parti !).
En province, on croit qu’il est vendu à la Prusse ; c’est tout ce qu’il retirera de ses triomphes dans la rue. Il donne tous les prétextes possibles à la réaction ! Et les Prussiens !
Ils vont peut-être terminer la lutte. Quelle honte après tant de gloire !
Cette Commune est devenue l’inquiétude de sa vie ; elle écrit plus loin (le 28 avril) à Flaubert :
Pour moi, l’ignoble expérience que Paris essaye ou subit ne prouve rien contre les lois de l’éternelle progression des hommes et des choses, et, si j’ai quelques principes acquis dans l’esprit, bons ou mauvais, ils n’en sont ni ébranlés ni modifiés. Il y a longtemps que j’ai accepté la patience comme on accepte le temps qu’il fait, la durée de l’hiver, la vieillesse, l’insuccès sous toutes ses formes. Mais je crois que les gens de parti (sincères) doivent changer leurs formules ou s’apercevoir peut-être du vide de toute formule à priori…
……………………………………………………………………………………………
Ce n’est pas là ce qui me rend triste. Quand un arbre est mort, il faut en planter deux autres. Mon chagrin vient d’une pure faiblesse de cœur que je ne sais pas vaincre. Je ne peux pas m’endormir sur la souffrance et même sur l’ignominie des autres ; je plains ceux qui font le mal ; tout en reconnaissant qu’ils ne sont pas intéressants du tout, leur état moral me navre. On plaint un oisillon tombé du nid ; comment ne pas plaindre une masse de consciences tombées dans la boue ? On souffrait moins pendant le siège par les Prussiens. On aimait Paris malheureux malgré lui, on le plaint d’autant plus aujourd’hui qu’on ne peut plus l’aimer. Ceux qui n’aiment jamais se payent de le haïr mortellement ? Il ne faut peut-être rien répondre ! Le mépris de la France est peut-être le châtiment nécessaire ?
La correspondance avec Alexandre Dumas fils n’est pas moins intéressante ; la partie relative à la lettre de Junius est absolument charmante ; à la fin d’une lettre (du 8 juin 1871), je trouve ces lignes curieuses qui ont été inspirées par un discours de Victor Hugo :
Quelle belle occasion Hugo a perdue de se taire ! Les chercheurs de popularité, qui n’ont jamais aimé le peuple que pour avoir des ovations ou des votes, n’ont pas le courage de lui dire : « Aujourd’hui, mon bon ami, tu es infect ! » En ce moment, on ◀jugera▶ de la sincérité des républicains par leur blâme plus ou moins ferme de ces atrocités.
Mais que devient mon ami Paul Meurice ? Je ne sais ce qu’a fait et dit le Rappel, nous ne le recevons plus depuis le siège ; mais Meurice est un homme doux, aimant et humain ; il est impossible qu’il ait des torts graves ; ne serait-il pas bien à vous de vous occuper de lui ?
Non pas que Mme Sand n’aime et n’admire Victor Hugo ; qu’on en juge plutôt par cette autre lettre adressée à Flaubert :
Pauvre cher Ami,
Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie ! car tout ce dont tu te plains, c’est la vie, elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil, qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.
Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels ; car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée ! quelle guerre tu lui fais !
Tu as trop de savoir et d’intelligence, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art : à savoir, la sagesse, dont l’art à son apogée n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout : le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme, par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.
Mais je ne réussirai même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie quelle qu’elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo ; car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut lavoir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui, je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.
Vois-le souvent et conte-lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Ils sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.
Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas ; mais j’espère, guérie ou non, marcher encore pour élever mes petites-filles et pour t’aimer tant qu’il me restera un souffle.
Je m’arrête, et à regret. Avant de terminer, je coupe ces quelques lignes dans l’une de ses dernières lettres à Flaubert :
C’est aujourd’hui que je veux t’écrire. Soixante-huit ans. Santé parfaite, malgré la coqueluche, qui me laisse dormir depuis que je la plonge tous les jours dans un petit torrent furibond, froid comme glace. Cela bouillonne dans les pierres, les fleurs, les grandes herbes sous un ombrage délicieux. C’est une baignoire idéale.
Nous avons eu des orages terribles ; le tonnerre est tombé dans notre jardin, et notre ruisseau d’Indre est devenu un gave des Pyrénées : ce n’est pas désagréable. Quel été splendide ! Les graminées ont sept pieds de haut, les blés sont des nappes de fleurs. Le paysan trouve qu’il y en a trop ; mais je le laisse dire, c’est si beau ! Je vais à la rivière à pied, je me mets toute bouillante dans l’eau glacée. Le médecin trouve que c’est fou ; je le laisse dire aussi ; je me guéris, pendant que ses malades se soignent et crèvent. Je suis de la nature de l’herbe des champs : de l’eau et du soleil. Voilà tout ce qu’il me faut.
Ces quelques pages prises au hasard ne sont-elles pas étonnantes de grandeur, de charme et de philosophie ; à elles seules elles suffiraient, je crois, pour assurer à Mme Sand la grande place qu’elle tiendra toujours à la tête des gloires littéraires du xixe siècle.
XI. Émile Deschanel. Le Romantisme des classiques. — 1885.
On sait que sous ce titre : le Romantisme des classiques, M. Émile Deschanel publie en volumes une partie de son cours du Collège de France.
Les trois premiers volumes, consacrés à Corneille, Rotrou, Racine et Molière, contenaient, par-dessus le marché, à propos du Festin de Pierre, l’histoire des Don Juan de tous les pays.
Le tome quatrième, qui a paru cette semaine chez Calmann-Lévy, à pour sujet La Rochefoucauld, Pascal, Bossuet, étudiés à la moderne, sans flafla oratoire. Sur un fonds d’études très solides, la forme est mondaine. M. Deschanel rajeunit ce sujet ancien par des rapprochements nouveaux. On voit là, par exemple, comment ce Schopenhauer, si surfait depuis quelque temps, ne sait que démarquer et alourdir, pour se les approprier, les idées et maximes qu’il prend à La Rochefoucauld, à Chamfort, à Helvétius, au Père Balthazar Gracian, ou simplement à Alphonse Karr.
Pascal, à son tour, est analysé physiologiquement et psychologiquement tout ensemble : seule manière de faire comprendre à fond ce génie étrange, confinant à la folie, avec son style emporté, maladif, qui ne craint pas de choquer rudement ceux qu’il veut réveiller de leur indifférence léthargique, entremêlant de trivialités inouïes son mysticisme passionné.
Quant à Bossuet, si peu lu depuis qu’on a été forcé de l’apprendre par cœur au lycée, je conseille aux gens du monde qui aiment la franchise du style de lire cette curieuse étude où l’on saisit sur le vif comment cet orateur à la fois évangélique et populaire est un des pères du romantisme français, en même temps que le dernier Père de l’Église. Ici encore on prend sur le fait le mélange prodigieux du grandiose et du familier ; on voit la reine d’Angleterre, fille de notre Henri IV, comparée à une boulangère, et Dieu lui-même à un cocher d’hippodrome.
On s’étonnait parfois des trivialités du P. Lacordaire dans la chaire de Notre-Dame de Paris ; mais je vous demande si le P. Lacordaire a osé jamais rien qui approche de cette peinture que fait Bossuet des outrages subis par Jésus-Christ durant sa Passion, en victime volontaire et résignée.
« On le veut baiser, et il donne les lèvres ; on le veut lier, il présente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues ; frapper à coups de bâton, il tend le dos… On l’abandonne aux valets et aux soldats, et il s’abandonne encore plus lui-même. Cette face autrefois si majestueuse, qui ravissait en admiration le ciel et la terre, il la présente droite et immobile aux crachats de cette canaille… « Venez, venez, camarades », dit cette soldatesque insolente, « voilà ce fou dans le corps de garde qui s’imagine être roi des Juifs ; il faut lui mettre une couronne d’épines ! » Il la reçoit ; elle ne tient pas assez ; il faut l’enfoncer à coups de bâton ; « frappez, voilà la tête ».
M. Deschanel n’a donc point tort de prétendre que Bossuet, Pascal et Victor Hugo sont les trois plus grands romantiques de France.
Bref, on trouvera dans chacun de ces quatre volumes, qui se divisent séparément en trois séries distinctes, toute notre grande littérature classique, mise au point des lecteurs de notre temps.
XII. Henri Rochefort. La Grande Bohème. — 1885.
La Grande Bohème ; sous ce titre, l’éditeur Havard vient de réunir un grand nombre d’articles de Rochefort, qui ne datent pas de moins que de 1866. J’avoue qu’avant de couper ce livre j’ai eu l’impression qu’on éprouve quand on ouvre un herbier. Je craignais de voir séchées, décolorées, les fleurs de cet étonnant écrivain, qui n’avait certes pas besoin de la politique pour prendre rang parmi les représentants de l’esprit français. Eh bien ! il n’en est rien, et les impressions d’autrefois, on les retrouve aussi vives, aussi saisissantes aujourd’hui ; lisez plutôt ce commencement d’un chapitre intitulé : Jeunes Fiancées pour forçats :
On annonce le départ pour Cayenne de vingt-huit jeunes filles, bien constituées, tirées de la maison centrale de Clermont (Oise). Quelques-unes sont particulièrement belles. On se propose de les unir aux forçats qui se seront fait remarquer par leur bonne conduite.
Cette note est un poème épique. J’aurais pensé à tous les moyens de récompenser la bonne conduite, excepté à celui-là. Quelle douce émotion en effet doit envahir le cœur d’un célibataire à qui ses chefs immédiats viennent dire un matin :
— Nous sommes contents de vous, aussi allons-nous vous octroyer en légitime mariage une jolie petite voleuse qui donne les plus belles espérances.
La note néglige de nous apprendre si les forçats auront le droit de choisir dans le corps d’état qui leur sourirait le plus. Il est très possible, en effet, que le futur préfère une banqueroutière ou une faux-monnayeuse. L’amour, on le sait, a d’insondables mystères. D’autre part, les femmes qui font partie du train de plaisir peuvent se monter la tête en France pour un condamné célèbre, et une fois arrivées là-bas éprouver une déception cruelle en voyant l’individu ; espérons qu’il s’en trouvera une qui s’écriera, lorsqu’elle apercevra son promis :
— Ah ! tu es l’incendiaire que j’avais rêvé !
Et plus loin cette boutade charmante qu’innocente la date (27 août 1866) et qui est intitulée les Rois en exil.
Si j’étais roi, je voudrais être détrôné. Je ne connais pas de position plus charmante que celle d’un monarque qui, forcé par l’armée ennemie d’abandonner son royaume, prend juste le temps de réunir un estimable magot, et va ensuite promener dans les pays voisins une infortune à la Daumont et une misère avec écurie, remise et livrée orange.
Tous le plaignent et tous devraient l’envier. On l’invite à dîner dans les cours étrangères, et en le voyant redemander du perdreau, on dit qu’il supporte noblement ses malheurs. Le soir, il a la faculté d’aller entendre, au grand Opéra de la capitale où il campe, de l’excellente musique dans une avant-scène des premières louée spécialement pour lui ; et les journaux de la localité lui consacrent des entrefilets de ce genre :
« Le prince, récemment déchu, de Babouiningen assistait hier à la première représentation d’Un pied dans le Crime, la spirituelle comédie de MM. Labiche et Adolphe Choler.
« Le prince de Babouiningen, qui parle parfaitement le français, a donné plusieurs fois le signal des applaudissements. »
Quand il a épuisé les nombreux plaisirs que la France peut offrir, il passe en Angleterre, où il recommence sa vie de Cocagne. Notez qu’il est dispensé de rendre les dîners qu’on lui offre, et que toutes les fêtes auxquelles il assiste sont pour lui des spectacles gratis. Il se trouve, de droit, raccommodé avec les plus acharnés de ses adversaires, car il en est de la royauté comme de la littérature : moins on a de succès plus on a d’amis. Mais l’énorme supériorité qu’il possède sur ses confrères, c’est qu’étant détrôné il n’a plus à craindre qu’on le détrône. Il se dit : c’est une affaire faite, je n’ai plus la moindre inquiétude sur mon avenir, qui me tourmentait si fort avant les derniers événements.
N’est-ce pas là du vrai Rochefort, et du plus charmant, fait d’esprit et de logique.
Pourquoi faut-il… ? Mais ce ne serait plus Rochefort !
XIII. Nadault de Buffon. Correspondance de Buffon. — 1885.
Un ouvrage important aux points de vue littéraire et historique vient de paraître à la librairie Abel Pilon ; M. Nadault de Buffon, le travailleur sans relâche à qui l’on doit tant de livres utiles, tant de belles fondations, le petit-neveu de Buffon, vient de publier en deux volumes la correspondance de son grand-oncle. Cette Correspondance de Buffon, qui embrasse l’espace de temps compris entre 1729 et 1788, a été recueillie et annotée par M. Nadault : de Buffon ; elle est précédée d’une préface de M. de Lanessan et contient des portraits fort bien reproduits d’après des documents authentiques. Il n’a pas fallu moins de trente années de recherches et une correspondance avec toutes les cours et toutes les bibliothèques pour élever ce monument qui met en relief non seulement le grand écrivain, le grand philosophe et le grand savant, mais aussi le patriote qui a fondé au prix de sa fortune notre muséum d’histoire naturelle.
On juge de l’intérêt que doit présenter une correspondance qui s’adresse à l’élite de la société du xviiie siècle ; les notes qui l’accompagnent révèlent bien des faits ignorés et complètent des récits dont nous n’avions que des fragments. Ce n’est pas seulement la correspondance quasi officielle de Buffon qui compose ce volume, c’est aussi, je devrais dire : surtout, sa correspondance intime.
J’y trouve entre autres cette superbe lettre qu’il écrit à son fils, le jour où il apprend que sa bru est la maîtresse du premier prince du sang :
Au comte de Buffon, capitaine dans le régiment de Chartres.
Au Jardin du Roi, le 22 juin 1787.
M. de Faujas, par amitié pour moi et pour vous, mon cher fils, a bien voulu vous porter mes ordres, auxquels il faut se conformer.
1º L’honneur vous commande avec moi de donner votre démission et de sortir de votre régiment pour n’y jamais rentrer.
2º Vous quitterez tout de suite, en disant que les circonstances vous y obligent, et vous ferez cette même réponse à tout le monde, sans autre explication.
3º Vous n’irez point à Spa, et vous ne viendrez point à Paris avant mon retour.
4º Vous irez voyager où il vous plaira, et je vous conseille d’aller voir votre oncle à Bayeux ; vous le trouverez instruit de mes motifs.
5º Ces démarches honnêtes et nécessaires, loin de nuire à votre avancement, y serviront beaucoup.
6º Conformez-vous pour tout le reste aux avis de M. de Faujas, qui vous fera part de toutes mes intentions et vous remettra vingt-cinq louis de ma part ; et si vous avez besoin des trois mille livres que vous devez recevoir le 4 août, je les donnerai à M. Boursier dès à présent.
Vous savez qu’il doit remettre quinze cents francs dans ce même temps à feu votre femme.
Ce sont là, mon très cher fils, les volontés absolues de votre bon et tendre père.
Le comte de Buffon.
Que d’honneur et de fierté, que de douleur contenus dans ce dédaigneux : feu votre femme ! Le dénouement de l’aventure de la coupable a été, rapporte M. Nadault de Buffon, un double échafaud. Le duc d’Orléans, arrêté le 6 avril 1793, y est monté le 6 novembre ; le fils de Buffon, arrêté le 19 février 1794, est mort avec courage le 10 juillet, dix-sept jours avant le 9 thermidor, qui eût été le salut. La comtesse se tira facilement d’affaires et se maria. Elle mourut en 1808.
Je n’ai pas à insister sur l’intérêt du livre que le dernier représentant du nom du grand écrivain vient de publier ; il a conçu la juste ambition de faire célébrer en 1888 le centenaire de Buffon, une de nos gloires les plus pures, dont le nom n’éveille les susceptibilités d’aucun parti, et il a déjà rallié à son projet l’Académie française, l’Institut et les corps savants dont Buffon faisait partie, ainsi que la Société des gens de lettres. Espérons que le désir de son arrière-petit-neveu écrivain sera dignement réalisé.
XIV. Comte d’Haussonville. Ma jeunesse. — 1885.
Un livre des plus intéressants, signé d’un grand nom, vient de paraître à la librairie Calmann-Lévy ; il est intitulé : Ma jeunesse (1814-1830). Souvenirs, par le comte d’Haussonville, de l’Académie française. C’est M. d’Haussonville, son fils, qui a pieusement réuni ces pages, qui feront suite ; aux Souvenirs et mélanges, parus il y a quelques années. On y retrouvera le même charme de conteur, la même sincérité, le même scrupule de la vérité que dans ses ouvrages précédents. J’ai hâte de citer quelque chose de ces charmants chapitres sur l’invasion, la rentrée des Bourbons, le sacre de Charles X, les salons de Paris ; la révolution de 1830, l’ambassade de France à Rome de M. de Chateaubriand. Chaque page renferme une anecdote, une appréciation juste, et c’est en les lisant qu’on constate une fois de plus que la première qualité de l’écrivain est l’honnêteté, qu’il puise dans son imagination ou qu’il veuille reproduire une scène de la vie. Un peu d’esprit par là-dessus ne nuit pas, et M. d’Haussonville en avait beaucoup, comme tout le monde sait.
Je trouve cette amusante anecdote dans le chapitre de l’invasion.
Le château de Gurcy fut, après la seconde Restauration, occupé pendant plusieurs mois par un corps de troupes russes. Les soldats, les sous-officiers et les officiers d’un grade inférieur étaient logés dans le village, dans les fermes et dans les bâtiments de la basse-cour. Leur commandant, un lieutenant-colonel, fut logé au château avec son planton, grand diable de Cosaque, une espèce de géant tout barbu, n’ayant guère moins de sept pieds, tandis que son maître, au contraire, était assez petit, mais élégant. Impossible d’être mieux élevé, plus doux de manières, plus poli, et de parler mieux le français sans aucun accent. C’était l’été, époque pendant laquelle ma grand-mère avait toujours chez elle mon père et ma mère, ses trois gendres et leurs femmes, Mmes de Clermont, de Soran, et de La Guiche. Le lieutenant-colonel prenait ses repas à la table de famille et passait ses journées et ses soirées dans le salon à converser avec ma mère et ses belles-sœurs. Il était particulièrement attentif pour la plus jeune de mes tantes, et ses sœurs l’en plaisantaient, prétendant qu’il lui faisait évidemment un doigt de cour. Au bout de peu de temps, le colonel était avec tout le monde sur le pied d’une ancienne connaissance. Il ne faisait plus à personne l’effet d’un étranger. Voici toutefois la scène dont les miens furent témoins à leur grand étonnement.
Ainsi que je l’ai dit, notre colonel russe prenait ses repas avec toute la famille, si nombreuse en enfants et petits-enfants, en précepteurs et gouvernantes, qu’il fallait parfois dresser la table en biais d’un coin de la salle à manger à l’autre, afin que tout le monde pût y trouver place. L’immense Cosaque se tenait derrière la chaise de son maître, immobile et raide comme un pieu, ne le quittant jamais des yeux et ne servant que lui. Un jour, sans que personne ne se fût aperçu qu’il eût quitté son poste ordinaire, on le vit rentrer dans la salle à manger et déposer devant le colonel un saladier qu’il rapportait de la cuisine. Celui-ci lui adresse alors à voix basse et en russe quelques mots rapides, à peine entendus de ses voisins de table. Tout aussitôt, la salle retentit du bruit d’un formidable soufflet que le Cosaque venait de s’appliquer à lui-même et qui fit trembler toutes les vitres de la pièce. Stupéfaction générale ! Ma grand-mère de se récrier et de demander d’où provenait tant de tapage ! « Madame la comtesse, mon planton vient de commettre une souveraine inconvenance. Il a vu qu’il n’y avait plus de salade dans le saladier, et, comme il sait que j’aime la salade, il a eu l’effronterie de porter le saladier à la cuisine afin d’en redemander pour moi. C’était vous manquer de respect, et je lui ai ordonné de se donner un soufflet. Il a bien fait de se le donner consciencieusement, sans quoi il aurait reçu la bastonnade, à laquelle il n’échappera point s’il a le malheur de recommencer rien de semblable. » Je laisse à penser si chacun demeura interloqué ! On le fut bien davantage, quelques jours après, lorsque ma grand-mère raconta au salon ce qui s’était passé dans l’entretien que, la veille, le lieutenant-colonel lui avait demandé la permission d’avoir seul à seul avec elle. Dieu sait à quelles suppositions toutes les jeunes têtes de la maison s’étaient laissées aller au sujet de cette conversation matinale et sans témoin avec la vieille grand-mère. Voici quel en avait été le début. « Madame la comtesse, j’ai été traité avec la plus extrême bonté dans cette respectable maison. J’ose dire que le caractère, les habitudes et les goûts de chacun de ses hôtes me sont maintenant connus ; je les ai particulièrement étudiés et notés. Or, me voici, pour mon malheur, rappelé avec mon régiment en Russie. Comment quitter sans regret un pareil intérieur. Oserais-je dire quelle espérance j’ai conçue et quel serait l’objet de mon ambition ? »
Ma grand-mère, très perplexe, s’attendait à entendre le lieutenant-colonel russe lui demander la main d’une de ses petites-filles : « Oui, madame, reprit-il, rien ne m’a échappé de ce qui concerne votre noble intérieur. Le maître d’hôtel se fait vieux ; il n’est pas très assidu à son service, ni fort soigneux. Si madame la comtesse voulait bien m’agréer à sa place, je crois qu’elle ne perdrait pas au change, et je ferais tous mes efforts pour qu’elle trouvât dans ma personne un serviteur zélé, tel qu’il ne s’en rencontre pas beaucoup en France. » Ma grand-mère eut grand-peine à persuader son obstiné interlocuteur, en lui représentant qu’elle était de longue date habituée au service, si imparfait qu’il fût, de l’ancien valet de chambre de son défunt mari, et que, pour son compte à lui, il aurait tort de renoncer à toucher la solde de lieutenant-colonel au service du tout puissant empereur de toutes les Russies, pour entrer aux gages d’une vieille femme aveugle.
Plus loin cette petite historiette, qui rappelle, comme le dit M. d’Haussonville, la scène du Bourgeois gentilhomme. Le jeune Hély de Chalais et l’auteur de ce livre prenaient des leçons de déclamation avec Michelot de la Comédie-Française.
Comme nous étions, par les prévisions de nos familles, destinés à devenir des orateurs éloquents, il s’agissait de faire notre apprentissage et d’être à tout le moins capables de nous bien faire entendre quand nous paraîtrions à la tribune. M. Michelot avait pris sa mission très au sérieux, et rien ne fut plus comique et plus ridicule que le début de son enseignement. Sans s’en douter en aucune façon, ce brave homme, qui avait nombre de fois joué au théâtre de la rue Richelieu le personnage du professeur de philosophie dans le Bourgeois gentilhomme, se mit à nous reproduire exactement et mot pour mot la fameuse scène avec M. Jourdain. Il commença par nous expliquer que les lettres étaient divisées en voyelles et en consonnes ; que, pour prononcer la voyelle A, il fallait ouvrir grandement la bouche A A ; que la voyelle E se formait en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut, E E ; que, pour prononcer I, il fallait, etc., etc., et ainsi de suite jusqu’au bout, sans changer un iota à la pièce de Molière.
Cependant, Hély de Chalais et moi, nous avions un terrible défaut que découvrit bientôt M. Michelot et qui était de nature à compromettre beaucoup nos succès de tribune ; nous prononcions mal les R, autrement dit nous grasseyions. M. Michelot nous expliqua consciencieusement qu’il importait beaucoup pour un orateur de bien faire vibrer les R. Cette vibration s’obtenait en frappant, à coups redoublés, le bout de la langue contre les dents d’en haut : R R R. La méthode à employer pour corriger ce vice de prononciation était bien simple : elle consistait à substituer incessamment dans une récitation prolongée les deux consonnes T D à la consonne R ; nous arriverions ainsi petit à petit à vibrer parfaitement.
Prenant pour exemple ces deux vers du rôle d’Agrippine dans Britannicus :
Prétendez-vous longtemps me cacher l’Empereur ?Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?Il nous imposait de les dire ainsi à haute voix :
P-td-étendez-vous longtemps me cache-td l’Empe-td-eu-td ?
Ne le ve-tdtd-ai-je plus qu’à tit-td-e d’impo-td-tune ?
Force était pour M. de Chalais et pour moi de déclamer ainsi à perte d’haleine, en guise d’exercice gymnastique, les morceaux du répertoire du Théâtre-Français où se rencontraient le plus d’R accumulés.
Cependant Georges d’Arcourt péchait par un autre côté. Il prononçait les J comme si c’était des C H. Il fallait pourvoir à cela. Tandis que, dans un coin de la chambre, Hély et moi, nous nous escrimions de notre mieux à vociférer des vers où les T D remplaçaient les R, Georges s’essoufflait à bien prononcer dans le sien un tas de Ja Je Ji Jo Ju ; et M. Michelot d’aller d’un groupe à l’autre en nous excitant vivement du regard, de la voix et du geste. Les vitres en tremblaient ; et, pour qui serait alors entré dans la chambre, c’eût été une comédie à payer sa place. Mais elle ne dura pas longtemps ; les leçons du professeur étaient fort chères ; nos parents n’étaient pas convaincus comme lui qu’elles dussent beaucoup nous profiter, il fut remercié avant la fin de l’hiver de 1830.
Je voudrais bien aussi parler des aventures de l’ambassade de Rome avec Chateaubriand, point le plus important peut-être de l’ouvrage, mais je ne puis qu’y renvoyer le lecteur, qui ne s’en plaindra pas.
XV. Philibert Audebrand. Nos révolutionnaires. — 1886.
Un vétéran des lettres, M. Philibert Audebrand, vient de publier chez Frinzine un livre bien intéressant pour la génération qui date de 1830 ; il est intitulé : Nos révolutionnaires (1830-1880) et dit crûment leurs vérités aux hommes et aux choses d’alors. Les chapitres consacrés à Godefroy Cavaignac, Armand Marrast, la dernière séance de la Chambre de Paris, Thiers, Pasquier, Guizot, Vitet, Picard, Lamartine, Ledru-Rollin, Trélat, Laurier, Gambetta, etc., sont très virilement et très nettement conçus. Tout en faisant de grandes réserves pour le chapitre consacré Aux princes d’Orléans, j’y dois constater une grande fidélité d’impressions du moment sur les faits passés.
Pour M. Audebrand, la fusion n’est qu’une chimère, et, avec un de nos confrères, plus spirituel que monarchiste, il demande, avant toute tentative de rapprochement entre les deux branches, qu’on remette la tête de Louis XVI sur ses épaules. Le chapitre consacré au duc d’Aumale, l’historien et l’héritier des princes de Condé, est peut-être un peu aigre. J’en détache pourtant ceci :
À la vérité, le duc d’Aumale a persisté à servir la République en tant que soldat. Investi d’un des grands commandements de l’armée, il fit, reconnaissons-le, assez belle figure à Besançon. Là, il ressemblait, paraît-il, beaucoup moins à Lazare Hoche qu’à Almaviva ; mais n’importe, le héros du Barbier de Séville a encore quelque tournure. Pourtant, son frottement journalier avec la population franc-comtoise, en majorité républicaine et très portée à l’analyse, commençait à lui faire comprendre que deux fautes, commises coup sur coup, le diminuaient profondément dans l’opinion des masses : c’était la grâce de Bazaine, c’était la demande des quarante millions. Une secrète prédilection pour le Mac-Mahonnat achevait de le rendre impopulaire. Effectivement, un jour, après l’heureuse bascule des élections libérales, le général de division put être dépossédé de son haut commandement sans que personne ne s’en émût. Après tout, la République n’avait pas à se gêner envers un ex-protégé qui ne se gênait pas avec elle.
Une âme altière aurait sans doute considéré cet appel à d’autres fonctions comme une disgrâce. « — Blessé dans son amour-propre, le duc se retirera tout à fait, disait-on. Ce ne sera pas Thémistocle fugitif, ni Coriolan désireux de se venger ; ce sera tout au plus Achille boudant sous sa tente. » Point du tout. Pas même ça. On lui avait offert comme fiche de consolation une des inspections générales de l’armée. Ah ! c’est toujours une position honorable sans doute, mais pas à la taille de celle dont on le débusquait. « — Il refusera », dit-on. Non. Achille n’a pas boudé, et il ne boude pas, et il est même très jovial, ainsi qu’on a pu le voir par le discours qu’il vient de prononcer à la réception de maître Rousse, avocat. Achille prend du bon côté les choses de la vie. Il met la nappe à Chantilly pour y remplir le verre d’Eugène Labiche et pour y armer Victorien Sardou d’une fourchette ; Achille n’a pas lieu de pleurer l’enlèvement de Briséis. Il est devenu tout à fait un Parisien à la mode, se montrant aux premières, aux courses, au Bois, partout où l’on s’amuse. Quand on a reçu une fortune de cent cinquante millions, y a-t-il mieux à faire ?
Les intransigeants, je le sais, veulent voir sous ce jeu d’homme de plaisir un Hamlet en habit noir qui dissimulerait afin de mieux escalader le trône. Entre nous, je n’en crois rien. D’abord, tel qu’il a été sculpté par les mains de la nature, le duc n’a rien d’un agitateur politique. « — Louis Bonaparte aussi était un gringalet, et Louis Bonaparte a passé sa vie à conspirer ? » — Pardon ! Louis Bonaparte n’avait que des dettes. S’il eût eu un stock de 150 millions, et non la crainte d’être enfermé à Clichy, il n’aurait assurément pas machiné ses révoltes, ni le crime du 2 décembre. C’est un fait qu’expliquait très naïvement M. Achille Fould, quand la conversation tombait là-dessus, pendant les dernières années de sa vie.
Si j’ai cité ce passage, curieux spécimen du livre, c’est que j’ai tenu à montrer que parfois il n’était pas assez exempt de passion ; dépouillez cependant le fond des exagérations qui peuvent le dénaturer, et vous trouverez de justes arguments à l’appui des causes que défend M. Audebrand. Sous une forme un peu rude le livre contient d’utiles avis et de très intéressants aperçus.
XVI. Louis Ulbach. L’Amour moderne et Souvenirs de la Commune. — 1886.
M. Louis Ulbach vient de publier chez Calmann-Lévy, sous ce titre général : L’Amour moderne, un recueil de nouvelles qui aura le succès de ses aînés, succès qu’explique le soin particulier, la conscience d’écrivain et de penseur que M. Louis Ulbach apporte dans toutes ses productions. Avec lui le lecteur a toute sécurité ; il ne trouvera jamais ni un mot ni une situation déplacés, et pourtant M. Louis Ulbach dit tout ; c’est qu’il a, chose rare aujourd’hui, le respect du lecteur et de lui-même. Pas d’idées frelatées, pas de ces mièvreries malsaines des mauvais livres, pas de plaisanteries grossières ; et nauséabondes sous prétexte d’être rabelaisiennes ; pauvre Rabelais, pauvre grand homme que la génération actuelle prend, comme je le disais l’autre jour, pour un « joyeux diseur de cochonneries » ! et cela parce que quelques bêtas n’ont rien compris à son œuvre. Certes, il y a de tout dans Pantagruel, et c’est ce qui fait que chaque esprit y va chercher ce qui convient à sa nature. Les philosophes n’y voient que la souveraine sagesse, les érudits la science, les lettrés la merveilleuse langue ; quant à ceux qu’y n’y trouvent que des « cochonneries », tant pis pour eux.
Pour compléter cette étude minuscule de la personnalité littéraire de Louis Ulbach, je ne ferai qu’un petit reproche à certaines de ses tendances philosophiques ; il aime, si peu que ce soit, à manger du prêtre ; oh ! très peu, mais un peu ! un coin d’oreille, un rien, comme un enfant ferait d’un bonhomme en pain d’épices. Il a un faible pour le libre penseur, une répulsion pour le dévot ; notons que, plus que tout autre, M. Ulbach a grand mérite à garder quelque tendresse aux libres penseurs dont la pensée libre fut de le faire fusiller pendant la Commune ; car entre nous je crois qu’ils étaient rares, parmi les fusilleurs, ceux qui avaient coutume de faire leurs Pâques. Péché véniel, péché dont le plus grand tort est d’être un peu banal.
Ce qui n’empêche pas le livre d’être charmant et de renfermer, parmi ses nouvelles, un vrai bijou, un récit intitulé : Un original ; il s’agit d’un savant qui a enfermé sa femme comme folle pendant vingt ans, et qui ne s’est pas aperçu que c’était lui, au contraire, qui était « toqué » ; c’est le fils, éloigné de sa mère, qui remet, à son retour, chaque individu à sa place. Un dernier trait.
Le savant a dû subir la camisole de force le jour où l’Académie de Turin le proclamait membre correspondant, après la lecture d’un concluant mémoire sur la présence de l’homme fossile dans les terrains secondaires.
À ce court article, Louis Ulbach, un peu piqué, me répondit par cette lettre fort intéressante que je m’empressai de publier dans le Figaro et que voici ;
SOUVENIRS DE LA COMMUNE
À Philippe GILLE
Mon cher Ami,
Je suis très sensible aux éloges que vous accordez à mon dernier volume : l’Amour moderne, mais je suis encore plus sensible aux reproches que vous m’adressez de manger… non, de grignoter du prêtre.
Je proteste. Jamais on n’a pu me surprendre en flagrant délit de pareil cannibalisme. Je me suis même fait, je puis l’avouer, dans quelques journaux de mon opinion politique, la mauvaise réputation d’être un Bondieusard, ce qui me fait du tort ; et je sais de source certaine que mon roman Monsieur et Madame Fernel ne sera jamais inscrit d’office sur la liste des Bibliothèques municipales, parce que mon héroïne est dévote et va à confesse.
*
* *Vous me rangez parmi les libres penseurs. J’accepte ce titre, à la condition qu’il signifie la liberté pour tous ceux qui pensent, quoi qu’ils puissent penser.
Je serais peut-être embarrassé pour formuler une profession de foi précise ; mais je respecte toute foi librement et sincèrement professée. Je ne suis pas plus indulgent aux tartuffes de brasserie qu’aux tartuffes de sacristie.
Je ne me serais pas permis de réclamer contre une erreur si amicalement exprimée, et je ne risquerais pas le reproche de me faire une réclame spirituelle, si, dans votre article, une allusion bienveillante aux tracasseries de la Commune à mon égard ne me fournissait l’occasion d’évoquer deux souvenirs qui me semblent intéressants et dont j’affirme l’exactitude historique.
*
* *Le jour où l’Assemblée nationale ouvrit ses travaux à Versailles, le 21 mars 1871 (si je ne me trompe pas), je voulus assister à la séance. Je louai une voiture et je partis avec Zola, chargé, dans mon journal, la Cloche, du compte rendu des débats parlementaires.
Je dirai, en passant, que l’auteur de Germinal s’acquittait de cette tâche avec un talent spécial et supérieur, tout différent de son talent de romancier, et qu’il ferait bien de recueillir ces articles en volume.
Comme nous suivions les quais, en causant, dans la voiture, nous fûmes arrêtés par un poste d’insurgés établi à la Manutention militaire, et, notre cocher congédié, nous fûmes conduits par quatre hommes et un caporal au terrible Comité central, siégeant à l’Hôtel de Ville.
Heureusement, le Comité déjeunait, et l’idée des otages à recueillir n’était pas encore née. L’absence des convives qu’on ne dérangeait pas volontiers, l’importance de ceux qui faisaient l’intérim du déjeuner, le tumulte d’un gouvernement, affamé de tant de choses, tout nous servit, et un jeune homme charmant, élégant, dont j’ai gardé le nom, mais dont j’ignore la destinée, voulut bien nous faire mettre en liberté, en nous grondant d’avoir eu la mauvaise idée d’aller à Versailles.
Je souhaite que notre sauveur ait été sauvé, et qu’il n’ait été fusillé ni par les siens, ni par les nôtres.
Le caporal qui nous avait fait faire la longue promenade de la Manutention à l’Hôtel de Ville nous aida à traverser les barricades dont la place de Grève était couverte, et, en me donnant la main pour franchir un affût de canon, me dit en riant :
— Sans rancune, citoyen ! On s’arrête, mais on n’en est pas moins amis !
— Sans rancune, lui répondis-je, et à charge de revanche.
Ce caporal était un lettré à sa manière, et pendant qu’il nous conduisait au Comité central, il me détaillait tous ses griefs contre moi.
— Oui, je vous connais ; vous êtes un républicain sentimental, un ancien séminariste ; c’est vous qui avez écrit le Maudit !
Il se trompait sur les trois points. Si je suis encore républicain, je ne le suis pas sentimentalement ; je n’ai jamais été au séminaire, et surtout, je le jure sur la mémoire de l’abbé Michon, je n’ai pas écrit une ligne du Maudit.
Vous voyez, mon cher ami, que j’aurais pu être fusillé avec les prêtres, sous la Commune, parce qu’on ne me supposait pas de goût pour en manger.
J’aimais mieux l’erreur des communards que la vôtre.
*
* *Vous dites que ceux qui faisaient leurs Pâques étaient rares parmi les fusilleurs de 1871.
Je le crois comme vous ; mais ils n’étaient pas introuvables.
J’avais dû, pour n’être pas arrêté, me mettre à l’abri, chez mon ami Laurent-Pichat, dont l’hôtel avait des cachettes sûres.
Je ne dirai pas que ces longues semaines de retraite furent des semaines heureuses, puisque nous souffrions de notre angoisse patriotique, de la honte et de l’horreur de cette guerre civile, sortant, comme un monstre de Milton, des entrailles de la guerre étrangère ; mais nous souffrions dans l’étreinte d’une amitié fidèle, absolue, et notre intimité nous soutenait comme une espérance invincible.
Le jour où l’armée de Versailles, entrée dans Paris, s’approchait de la rue de l’Université, je me hasardai à sortir. Un poste de la Commune était établi devant l’hôtel de Laurent-Pichat. Je ne sais trop pourquoi il était là ; mais comme il eut des loisirs au commencement de la lutte, et comme il semblait beaucoup plus ennuyé que menaçant, nous voulûmes éprouver sa fidélité au drapeau rouge en essayant de le corrompre. Il commença parfaire nos commissions ; il allait nous chercher les journaux, les placards, les proclamations au-delà des barricades de la rue du Bac.
Vers le soir, je dis à l’un de ces soldats sans vocation :
— Pourquoi restez-vous là ? L’armée approche. Vous serez pris et fusillé. Tenez-vous à mourir pour la Commune ?
— Ah ! monsieur, me répondit celui que j’interpellais, avec de grosses larmes dans les yeux, si vous croyez que c’est volontairement que j’ai ce fusil ! Je suis du quartier du Panthéon ; on m’a pris de force. Je voudrais bien que ce fût fini… avant trois jours. Car ma petite fille, dans trois jours, fait sa première communion à Sainte-Geneviève, et je ne me consolerais pas d’y manquer. Pensez donc, monsieur, un père qui ce jour-là ne bénirait pas son enfant !…
Il nous racontait cela devant ses camarades que nous avions trouvés farouches, et qui n’étaient que sales, et ces insurgés hochaient la tête en approuvant.
Mon ami Laurent-Pichat dit à son tour :
— Il faut rentrer chez vous. Donnez-nous vos fusils ; nous les cacherons ; ôtez vos uniformes, je vous donnerai des habits, des blouses, de quoi vous mettre en ouvriers…
— Merci bien, monsieur, repartit avec émotion le père de la communiante. Mais ce que vous nous proposez est déjà convenu avec le concierge d’en face. Nos fusils, nos uniformes, si les Versaillais fouillaient votre maison, pourraient vous compromettre. Non, ce soir, nous déposerons nos fusils sur le trottoir, et comme la maison d’en face à une sortie sur la rue de Verneuil, nous filerons par là, sans qu’on se doute que nous sortons du poste. Le concierge a tout prévu.
En effet, le lendemain matin, les fusils étaient rangés sur le trottoir en face et le poste était vide.
J’espère que le pauvre homme qui voulait déserter, pour bénir sa fille, a pu assister à la première communion de son enfant ; qu’il n’aura été ni dénoncé ni arrêté par les voisins ni fusillé et qu’il aura pu faire ses pâques.
J’espère aussi qu’on ne m’accusera pas d’avoir pactisé avec la Commune, parce que je rends ce témoignage d’estime à un de ses plus mauvais soldats.
Bien cordialement à vous.
Louis Ulbach.
Et l’incident en resta là avec mon vieil ami.
XVII. Ernest Daudet. Les Émigrés. — 1886.
Notre collaborateur Ernest Daudet, un historien des plus scrupuleux, continue, à la Librairie illustrée, les importants travaux qu’il a entrepris sur l’émigration pendant la Révolution.
Voici en quels termes il présente aux lecteurs son nouveau volume : les Émigrés et la seconde coalition (1798-1800).
Dans un précédent volume : les Bourbons et la Russie, j’ai raconté les deux séjours de Louis XVIII à Mitau, résumé les émouvantes péripéties qui, au mois de septembre 1808, conduisirent ce prince en Angleterre, où, jusqu’à sa rentrée en France, il allait vivre impuissant et oublié. C’est, en quelque sorte ; son odyssée personnelle que j’ai fait revivre. Il me faut maintenant revenir sur mes pas ; et, à la clarté des documents qui ont facilité ma tâche une première fois, reprendre les attachants épisodes que j’avais écartés à dessein de ma route pour ne pas affaiblir, par l’excès des diversions, l’intérêt de mes récits.
Celui qu’on va lire, dont j’ai modifié le titre sous lequel il avait été annoncé, a trait au rôle des émigrés durant la seconde coalition formée contre la France entre la Russie, la Grande-Bretagne et l’Autriche, ainsi qu’à la part non encore nettement définie par l’histoire qu’y prirent trois généraux français : Pichegru, Dumouriez, Villot, que la patrie avait comptés parmi ses plus glorieux défenseurs et qu’elle eut la douleur de retrouver parmi ses ennemis. Il s’y mêle, entre temps, de curieux détails sur une intrigue jusqu’ici demeurée obscure, à laquelle fut à tort associé le nom de Barras et que ses mémoires inédits, mis à ma disposition par leur détenteur, et les papiers d’État dont je dois la communication à la bienveillance du gouvernement russe, m’ont permis d’éclaircir. Ce nouveau récit conduit le lecteur de la journée du dix-huit fructidor, par laquelle il s’ouvre, jusqu’aux deux événements qui portèrent le coup de grâce à l’Émigration : le dix-huit Brumaire et la bataille de Marengo. Je me plais à croire que, renfermant une grande part d’histoire inédite corroborée par d’importantes pièces justificatives, il ne sera pas accueilli avec moins de faveur que son aîné et qu’il n’excitera pas une moindre curiosité.
Cette courte exposition ne promet rien que ne tienne le livre. L’auteur nous initie aux complots militaires et aux intrigues des émigrés ; il nous conduit jusqu’au traité de Lunéville, qui consacra définitivement leur défaite.
Désormais, dit-il en terminant, il y aura encore des émigrés ; mais il n’y aura plus d’émigration, c’est-à-dire de parti constitué, d’agences organisées sous la double direction du roi et du comte d’Artois, allant porter aux partisans de la cause des Bourbons des instructions et des ordres et alimenter leurs espérances. Tout se réduira à quelques intrigues sans portée ou à des conspirations isolées que Fouché déjouera. À Paris, Bonaparte, en s’emparant du pouvoir, a frappé au cœur la monarchie et désarmé pour quinze ans ceux qui la défendaient.
Ils fuient de toutes parts, traqués comme des fauves, poursuivis dans les rues de Paris, sur les grèves de Bretagne et de Provence, dans les bois et sur les montagnes des Cévennes, jetés en prison, ◀jugés par des commissions militaires et finalement graciés s’ils ne sont pas trop compromis.
Beaucoup d’émigrés rentrent ou demandent à rentrer. Mais Bonaparte ne se laisse pas aisément attendrir. Il tient inexorablement éloignés ceux qu’il soupçonne de n’être pas résignés à la défaite de leur parti. Jusqu’en 1813, des demandes de radiation se succéderont, et quand l’Empire s’écroulera, il restera encore hors de France tant de proscrits qu’en rentrant dans Paris derrière Louis XVIII, ils formeront une armée d’hommes redoutables, avides de vengeances et de représailles, trop ulcérés par l’excès de leur infortune pour avoir rien n’appris ni rien oublié, et dont les passions déchaînées compromettront cette royauté pour laquelle ils ont combattu.
Il n’y a pas lieu d’insister sur l’importance d’un travail qui a coûté à l’auteur de longues recherches et constitue la restitution à l’histoire d’événements ignorés et dramatiques.
XVIII. Louise Michel. Microbes humains. — 1886.
Mlle Louise Michel vient de faire paraître chez Dentu un livre curieux intitulé : les Microbes humains ; comme il arrivera à beaucoup, j’ai été curieux de lire un livre écrit par une femme dont la personnalité politique défigure singulièrement la physionomie réelle ; ce qui ressort pour moi de ce livre c’est que, si Louise Michel est dangereuse, c’est parce que son cœur n’est pas toujours d’accord avec son cerveau ; il y a en elle quelque chose de ces horloges dont le mécanisme, quoique excellent, ne correspond pas avec la sonnerie, excellente aussi de son côté ; elles sonnent correctement midi quand il n’est juste que six heures, et ainsi de suite ; les actes qui ont conduit Louise Michel en prison se recommandent et s’excusent surtout par leur manque d’à-propos : elle a pu faire du mal, mais avec l’idée très arrêtée de faire une bonne action. Je ne veux pour preuve de sa sensibilité que ce livre un peu décousu, mais souvent impressionnant. Dans un chapitre intitulé : L’enfant aux cheveux rouges, je trouve ce récit des supplices imposés à de pauvres bêtes.
Dans les tristes solitudes de la Sologne, sous les sapins noirs, dans les forêts désolées, sont des étangs monotones, unis comme des miroirs et que trouble à peine de temps à autre une bulle d’air pareille à celles que font les poissons venant respirer à la surface.
L’eau est obscure ; on dirait le vert glauque de la Seine le soir où elle attire. Ces lacs minuscules sont des étangs à sangsues. Certains capitalistes gagnent des millions à nourrir ces bêtes-là.
C’est si simple d’engraisser des sangsues à la proie vive ! N’y a-t-il pas des chiens édentés qui n’en peuvent plus ? N’y a-t-il pas de vieux chevaux, serviteurs épuisés, dont les os percent la peau hérissée ? Si cette peau n’est plus de vente, le sang est toujours bon ; on laisse la bête pâturer en paix, elle en refait quelques litres. Alors on la force à entrer dans la mare. Alors, c’est fête pour les sangsues, qui s’attachent à ses jambes, à ses flancs, à sa poitrine. Il y a de grands remous dans l’eau livide, qui devient rouge par places comme si elle fleurissait.
Si la bête refuse d’entrer dans l’étang, le fouet et le bâton en ont raison ; quand elle ne vaut pas la peine d’être sucée plusieurs fois, on la fait rester où l’eau est profonde, on l’y maintient en la menaçant de longues perches. Sa tête, qui dépasse à peine, tremble pendant un peu de temps ; puis, avec un hennissement terrible, elle dit adieu à la nature marâtre et disparaît.
D’autres fois, la bête est encore forte, elle vaut d’être ramenée, tant qu’elle aura le courage de refaire du sang. — Si on était en Espagne, on l’utiliserait pour le cirque ; ne pouvant la faire éventrer par les taureaux, on la fait sucer par les sangsues qui s’engraissent et donnent un fort joli bénéfice. Si on pouvait en faire autant de tous les vieux serviteurs, cela épargnerait bien des récriminations, n’est-ce pas ? Peut-être qu’ils souffriraient moins.
Quelquefois, malgré les coups de fouet et les piqûres des perches, le cheval qu’on veut faire resservir ne veut pas remonter la pente descendue, il aimerait mieux en finir ; mais, il faut bien qu’il sorte. Alors, tremblant sur ses jambes, l’œil plein d’épouvante, couvert de sang, il reste sur le bord, d’où, à coups de fouet, on le fait aller plus loin.
Comme on le voit, c’est la cause des pauvres chiens et des pauvres chevaux que, dans cette page émue, défend Louise Michel, et elle a raison ; mais les sangsues n’ont-elles pas aussi du bon et n’ont-elles pas sauvé la vie à bien des hommes qui, eux aussi, sont parfois intéressants ? J’ai dit « parfois » pour ne rien exagérer.
XIX. Le duc d’Aumale. Histoire des princes de Condé. — 1886.
L’histoire des princes de Condé, écrite par M. le duc d’Aumale, s’arrêtait à la mort d’Henri IV et contenait les belles études que l’on sait sur Louis de Bourbon, premier du nom, premier prince de Condé ; Henri de Bourbon, premier du nom, second prince de Condé, et Henri II de Bourbon, troisième prince de Condé ; ces importants volumes, comme les deux qui viennent de paraître aujourd’hui, étaient enrichis de pièces et de documents inédits conservés précieusement dans la famille des Condé. Rappelons d’ailleurs ce que disait l’historien avant de commencer cet ouvrage considérable qui résume tant de nos gloires françaises.
En soumettant au jugement du public des pages qui déjà peut-être sont jaunies par le temps et que je n’ai même pas sous les yeux, tandis que j’écris ces lignes, je pourrais être tenté de donner quelque explication ; car sept années me séparent du jour où commença l’impression de ces deux volumes, et il est fâcheux pour un auteur de paraître devant un public « désheuré », comme disait le cardinal de Retz. Mais les circonstances qui ont amené ce long retard sont assez connues ; je n’y reviendrai pas.
Je n’ai pas fait je ne ferai pas de préface, n’ayant aucun système nouveau à exposer, aucun désir, aucun droit d’occuper le lecteur de ma personne. L’esprit de parti ne m’a pas inspiré quand j’ai eu la pensée de profiter de nombreux documents que le bienfait du dernier des Condé avait mis en ma possession, et de raconter la vie de quelques-uns de ses vaillants aïeux ; j’ai essayé de rester fidèle à la devise de Montaigne, et je crois pouvoir répéter après lui : « Cecy est un livre de bonne foy… »
Henri d’Orléans.
Deux volumes, parus également chez C. Lévy, viennent de suivre ceux que nous avons rappelés, et l’on devine aisément l’intérêt qu’ils présentent, puisqu’ils sont le récit de la vie du prince Henri II de Bourbon et d’une partie de celle du grand Condé. Je ne saurais trop insister sur l’importance de la correspondance inédite du grand capitaine ; les nombreuses lettres de Turenne au duc d’Enghien (Anguien), de Le Tellier, du duc à son père, de la reine régente, de Gassion à Mazarin et tant d’autres ajoutent à ces récits héroïques des pages intimes qui permettront de connaître « par le menu » ces fragments de notre histoire.
En tournant ces feuillets, eu lisant ces récits des batailles des Condé, on croirait lire une épopée, un roman d’aventures, et quel roman ! J’ai hâte de citer quelques-unes de ces pages respectueusement écrites par un homme de guerre qui, mieux qu’un autre, pouvait parler de la gloire et de l’histoire de la France.
Dans la partie consacrée à la vie du prince de Bourbon, père du grand Condé, si persécuté par Richelieu, voici ce qu’il écrivait à ce sujet au conseiller Pierre Lenet.
« Le cardinal de Richelieu est un tiran : il a poussé la Reine, la Reine mère, Monsieur, le comte de Soissons à bout, aussi bien que la maison de Guise, celle de Vendôme et tant d’autres. M. mon père a creu qu’en me faisant espouser sa niepce, il se pareroit et moy aussy de ses violences ; il le sert de la meilleure foy du monde en tout ce qu’il peut ; il n’y a sédition dans les provinces qu’il n’apaise ; il termine tout ce qui s’eslève contre luy dans les parlemens, il s’attire l’inimitié de toute la France en portant et faisant vérifier les édits dans les compagnies souveraines, il Iuÿ a donné la droitte en son propre logis, il n’est complaisance qu’il n’ayt pour lui et pour tous ses parens. Qu’a-t-il faict pour luy ? Il lui a donné le gouvernement de Bourgogne parce qu’il vouloit l’ôter à M. de Bellegarde, son ennemy mortel, et c’est le feu mareschal d’Effiat qui le lui persuada, parce qu’il vouloit avoir de M. mon père le gouvernement de Bourbonnais, comme il l’a eu. Le cardinal lui a donné l’abbaye de Saint-Denis pour le rendre irréconciliable avec la maison de Guise, et toutes les prières de M. mon père l’ont-elles empesché de faire couper la teste à mon oncle Montmorency ? »
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Tout ce qu’il avait supporté, tout ce qu’il avait sacrifié lui revenait en mémoire ; la colère, longtemps accumulée, fermentait dans son cœur. Tant de patience, de dévouement récompensé par cette humiliation ! Ce n’était pas un puéril privilège, c’était l’honneur de sa maison qu’il croyait avoir abandonné. En reconnaissant aux princes de l’Église une supériorité que les princes de sa race ne leur avaient jamais concédée, il se voyait tombé au niveau de ces Carlovingiens abâtardis que le Pape traitait en vassaux. Il voulait partir pour Dôle, quitter la France, aller à l’étranger pour y vivre de son épée comme M. de Lorraine. La fureur l’aveuglait ; tout son sang bouillonnait. Déjà on peut deviner cette violence, cet orgueil sans frein qui plus tard l’entraîneront si loin. Il ne pouvait se remettre et continuait de rouler dans sa tête de sinistres projets, lorsque tout à coup la scène changea : Richelieu était mort (4 décembre).
M. le Duc quitte aussitôt Dijon, arrive à Paris le 6, à quatre heures du matin, et, après avoir causé avec le président de Nesmond, se rend à Saint-Germain, où il est fort bien reçu par le Roi ; il a ensuite un long entretien avec Mazarin. L’agitation était grande ; la fin du règne approchait. Le prince de Condé veillait aux intérêts de l’État, sans négliger les siens. Confirmé dans la charge de grand maître et nommé chef du conseil, il opina pour la régence de la Reine, la nomination de Mazarin. Quant à M. le Duc, il se sentait soulagé d’une grande contrainte ; il était libre de suivre son goût naissant pour le plaisir, d’écouter sa passion pour Mlle du Vigean ; pas assez cependant pour oublier la gloire. Un commandement lui était destiné ; il fallait s’assurer les bonnes grâces du Roi pendant que le Roi pouvait encore vouloir. M. le Duc sut plaire ; il conserva dans l’esprit de Louis XIII la position que le cardinal, malgré ses colères, lui avait ménagée. Ses vœux furent exaucés.
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Le 8 mai 1643, le Roi fut au plus mal. Le 10, vers six heures du soir, ouvrant les yeux après un long assoupissement, il aperçut le prince de Condé et l’appela : « Je viens de voir le duc d’Anguien, votre fils, en venir aux mains avec les ennemis. Le combat a été rude ; la victoire a longtemps balancé : mais elle est demeurée aux nôtres, qui sont maîtres du champ de bataille. — Sire, répliqua le prince, — par déférence pour ce mourant en délire, — il y a beaucoup d’apparence que les deux armées se choqueront. J’espère, Dieu aidant, que les Flamands perdront la bataille. » Puis se tournant vers le père Dinet, confesseur de Louis XIII : « Prenez garde au Roi, lui dit-il à demi-voix, car il baisse fort, et je crois que son cerveau se trouble. » C’était bien le sentiment de tous ceux qui assistaient à cette scène. Depuis ce moment, Louis XIII ne parla guère ; le 14, vers trois heures, il rendit le dernier soupir.
Le 19 mai, à neuf heures du matin, on célébrait à Saint-Denis le service du feu Roi. Le-même jour, à la même heure, le duc d’Anguien gagnait la bataille de Rocroy.
Ainsi finit le troisième volume. Le quatrième s’ouvre sur la vie du grand Condé, de ce général à qui ses illuminations, comme dit Bossuet, assurent l’immortalité. Qui n’a lu et relu le récit de cette étonnante bataille de Rocroy que Louis XIII venait d’entrevoir derrière les brouillards de l’agonie ? En voici cependant line nouvelle narration plus précise encore, plus vraie que toutes celles que nous connaissons ; c’est que l’historien qui l’écrit y parle sa vraie langue, celle de militaire et de Français. J’arrive à ce célèbre mouvement tournant qui a décidé de la victoire.
Entre cinq et six heures du matin, notre gauche était battue, notre canon pris. La Ferté prisonnier, L’Hôpital hors de combat, La Barre tué, notre centre en retraite ; l’infanterie italienne s’avançait et les tercios viejos allaient la soutenir. Du point où le duc d’Anguien avait fait halte pour rallier derrière la ligne ses escadrons victorieux, il ne pouvait saisir les détails de ce tableau ; mais la direction de la fumée, la plaine couverte de fuyards, la marche de la cavalerie d’Alsace, l’attitude de l’infanterie ennemie, tout lui montrait, en traits terribles, la défaite d’une grande partie de son armée. Il n’eut pas un instant d’accablement, il n’eut qu’une pensée : arracher à l’ennemi une victoire éphémère, dégager son aile battue, non en volant à son secours, mais en frappant ailleurs. Quelques minutes de repos données aux chevaux essoufflés lui ont suffi pour arrêter le plan d’un nouveau combat, conception originale dont aucune bataille n’offre l’exemple. Laissant Gassion sur sa droite avec quelques escadrons pour dissiper tout nouveau rassemblement de la cavalerie wallonne, il fait exécuter à sa ligne de colonnes un changement de front presque complet à gauche, et aussitôt, avec un élan incomparable, il la lance, ou plutôt il la mène en ordre oblique sur les bataillons qui lui tournent le dos.
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Dans les rangs pressés de l’infanterie ennemie, il était malaisé de suivre les incidents qui se succédaient depuis que la cavalerie d’Albuquerque et celle du duc d’Anguien étaient aux prises. Les yeux, les esprits, les cœurs étaient tout entiers à la bataille engagée devant le front, et chacun, chefs et soldats, se préparait à y prendre part quand la troisième ligne fut subitement abordée et poussée sur la seconde. C’est une suprême épreuve pour une troupe qu’une attaque imprévue sur ses derrières. « Nous sommes tournés ! » est un cri d’alarme qui émeut les plus braves.
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Et avec quelle ardeur arrivaient nos cavaliers, menés par un tel chef ! Ils passent comme un torrent au milieu des bataillons. Ceux-ci sont si rapprochés qu’ils craignent de tirer les uns sur les autres et que la contagion du désordre est bien vite incurable ; en quelques minutes, toute l’infanterie wallonne et allemande est complètement rompue. Les fuyards, qui se jettent en dehors dans la direction des bois, sont ramassés par Gassion ou par les Croates ; une masse confuse roule instinctivement vers la place laissée vide par la cavalerie d’Alsace.
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Sauf quelques bataillons débandés, notre infanterie reste formée en groupes bien distincts ; les unités se sont rapprochées sans se confondre ; les vieux régiments français ou étrangers ne sont pas rompus ; mais tous ont été canonnés, beaucoup ont reçu des horions, quelques-uns ont été bousculés ; ils sont hésitants et prennent au mot les injonctions de La Vallière, qui croit toujours à la nécessité de la retraite. Sirot s’interpose de nouveau. « Face en tête ! crie-t-il ; personne ne vous poursuit ; la journée n’est pas terminée. Nous ne pouvons pas abandonner notre général. À l’ennemi ! je vous conduirai ! » Déjà les officiers ramènent leurs hommes en levant les chapeaux : « À M. de Sirot ! à M. de Sirot ! » Et voilà que celui-ci leur montre au milieu d’un groupe de cavaliers le panache blanc du duc d’Anguien reparaissant là où l’on voyait le matin les escadrons d’Isembourg.
Rien ne peut rendre la surprise, l’émotion de tous, l’effet produit sur le soldat par l’apparition soudaine du duc d’Anguien sortant de cette mêlée furieuse, les cheveux épars, les yeux pleins d’éclairs, l’épée à la main. Ce n’est plus le jeune homme à l’aspect un peu délicat qui passait la veille devant le front des troupes ; il est transformé ; l’action l’a grandi ; son visage irrégulier est devenu superbe ; c’est le général obéi de tous ; c’est le premier soldat de l’armée ; c’est le dieu Mars.
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Au bruit et au tumulte du combat succèdent, pour quelques instants, un silence et un calme presque aussi effrayants. Hommes, chevaux sont à bout ; il faut à tous quelques instants de repos. Chacun semble se recueillir pour une lutte suprême. Le duc d’Anguien est auprès de Sirot, remet l’infanterie en ordre, veille au ralliement de la cavalerie de La Ferté ; celui-ci a été tiré des mains de l’ennemi, mais blessé grièvement et hors de combat ; Gassion empêche les fuyards de se rassembler et veille du côté du nord, guettant l’armée du Luxembourg, car Beek peut encore survenir. C’est le souci du duc d’Anguien, c’est le dernier espoir de l’infortuné Melo.
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L’attaque commence sans délai ; les bataillons le moins fatigués ou les premiers rétablis s’avancent : Picardie et La Marine à droite, les Royaux, les Écossais et les Suisses au centre, Piémont et Rambures à gauche.
M. le Duc est avec eux, suivi de ses gardes et de quelques escadrons qui ne l’ont pas quitté, prêts à se jeter dans la première brèche ouverte. Des mousquetaires précèdent la ligne pour engager l’escarmouche.
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À l’un des angles de la phalange ; un homme est élevé sur les épaules de quatre porteurs ; sa longue barbe blanche le fait reconnaître : c’est le comte de Fontaine. Il a juré, dit-on, de ne combattre les Français ni à pied ni à cheval, et il tient son serment ; car il est assis sur la chaise où le clouent ses infirmités, « montrant qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ». Tout est immobile en face de nous : Fontaine, sa canne appuyée sur son pied, les mousquetaires au port d’armes et derrière eux la forêt des piques. Les Français approchent ; si quelque coup de feu de leurs enfants perdus porte, les rangs se resserrent sans nulle riposte. Les assaillants commencent à voir distinctement ces hommes de petite taille, au teint basané, à la moustache troussée, coiffés de chapeaux étranges, appuyés sur leurs armes.
Tout à coup la canne de Fontaine se dresse, dix-huit bouches à feu sont démasquées, tous les mousquets s’inclinent une grêle de balles et de mitraille balaye le glacis naturel sur lequel s’avance la ligne française. Celle-ci flotte un moment, puis recule, laissant le terrain jonché de cadavres. Quand le vent eut dissipé la fumée, la phalange était de nouveau immobile, les mousquets relevés, Fontaine à la même place. Le duc d’Anguien a bientôt arrêté ses troupes ; deux fois il les ramène et deux fois encore il est repoussé. Ses gardes, les gendarmes sont décimés ; son cheval, blessé, est tout couvert de sang ; il a reçu une contusion à la cuisse et deux balles dans sa cuirasse.
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Cependant quelques vides se sont faits dans les rangs espagnols, les hommes semblent toujours impassibles et résolus ; mais la dernière décharge était moins nourrie ; le canon s’est tu ; les munitions manquent. On ne voit plus Fontaine sur sa chaire ; il est là gisant, la face en terre, le corps traversé par les balles ; Dieu a épargné au vieux soldat la suprême douleur de voir enfoncer cette infanterie qu’il croyait invincible. Les Français étant parvenus à relever trois ou quatre des pièces qu’ils ont reprises, le duc d’Anguien fait abattre à coups de canon un des angles de la forteresse vivante. D’autres bataillons ont rejoint et prolongent notre ligne de feu. Gassion s’est rapproché avec ses escadrons ; les chevau-légers de La Ferté, ralliés, menacent les tercios d’un autre côté. M. le Duc achevait ses dispositions pour ce quatrième assaut, lorsqu’on le prévint que plusieurs officiers espagnols sortaient des rangs en agitant leurs chapeaux comme s’ils demandaient quartier. Il s’avance pour recevoir leur parole ; mais, soit malentendu, soit accident, plusieurs coups de feu partent, sont pris pour un signal et suivis d’une décharge à laquelle le prince échappa par miracle et qui « mit les nôtres en furie ». Cavaliers, fantassins, tous s’élancent ; la phalange est abordée, percée de toutes parts. L’ivresse du carnage saisit nos soldats, surtout les Suisses, qui avaient beaucoup souffert aux premières attaques et qui font main basse sur ceux qu’ils rencontrent. Le duc d’Anguien, que personne n’avait dépassé, désarme de sa main le mestre de camp Castelvi, reçoit sa parole, celle de Garcies et de Peralta, seuls chefs survivants. Les vaincus, officiers, soldats, se pressent autour de lui, jetant leurs armes, implorant sa protection. Le prince crie que l’on fasse quartier, que l’on épargne de si braves gens ; ses officiers l’assistent ; le massacre cesse ; les tercios viejos ont vécu !
Lorsque le tumulte du combat apaisé, Anguien embrassa d’un coup d’œil ce champ de bataille couvert de débris fumants, ces longues files de prisonniers qu’on lui amenait, Ces drapeaux qu’on entassait à ses pieds, tous ces témoins d’une lutte terrible et d’un éclatant triomphe, il se découvrit et son cœur s’éleva vers Celui qui venait de bénir les armes de la France : Te Deum, laudamus !
Je ne saurais qu’amoindrir les beautés de ce récit en en signalant, même seulement la simplicité magistrale. Bien des choses ont passé, bien des batailles ont été données depuis la journée de Rocroy, et le récit en a pourtant conservé la chaleur d’une victoire récente. Sous le premier Empire, on se fût contenté dire que la raison en est que les lauriers sont éternellement verts ; aujourd’hui, on cherche à cette émotion une raison plus solide et qu’on ne trouve que trop aisément.
Les échos de nos plaines ont retenti de si lugubres roulements que l’oreille française veut les oublier, et que c’est avec avidité qu’on écoute dans le passé les glorieux éclats du canon de Rocroy. Celui qui a écrit le beau livre dont je viens de parler doit être fier d’avoir par ses paroles et ses récits détourné un instant l’attention de si douloureux souvenirs, en montrant comme une espérance d’avenir dans nos jours de grandeur passés.