Chapitre III.
Des éloges chez tous les premiers peuples.
La louange élevée vers la divinité descendit bientôt jusqu’à l’homme. Elle devait s’avilir un jour, mais elle commença par être juste : elle célébra des bienfaits, avant de flatter le pouvoir, ou d’honorer des crimes. La raison en est simple : dans ces premiers temps, l’homme, plus indépendant et plus fier, était plus près de l’égalité ; la faiblesse et le besoin ne s’étaient point encore vendus à l’orgueil, et le maître, en enchaînant l’esclave, ne lui avait point encore dit : « Loue-moi, car je suis grand, et je daignerai te protéger, si tu me flattes. »
On sent qu’alors pour être loué, il fallait des droits réels, et ces droits ne purent être que des services rendus aux hommes. Ainsi la découverte du feu, l’application de cet élément aux usages de la vie, l’art de forger les métaux, l’idée de fertiliser la terre en la remuant, la première et la grossière ébauche d’une charrue, voilà sans doute quels furent les premiers titres pour les éloges des nations : tout ce qui est vil aujourd’hui commença par être grand. Les législateurs vinrent ensuite, et ils reçurent aussi des hommages ; car les lois étaient un besoin pour le faible. Enfin, comme la société naissante avait différentes espèces d’ennemis, qu’il fallait faire reculer les bêtes féroces dans les déserts, qu’il fallait repousser les brigands ou les peuples armés, on célébra ceux qui pour le repos de tous sacrifiant le leur, se dévouèrent à combattre les lions, les tigres et les hommes.
Dans ces temps d’une grossièreté simple, on loua les bienfaiteurs de l’humanité, même de leur vivant : l’orgueil n’avait point encore éveillé l’envie : l’homme sauvage admire, et ne calcule point avec art pour échapper à la reconnaissance. Cependant les héros durent recevoir de plus grands honneurs après leur mort, car on respecte toujours plus ce qu’on ne voit pas. Dans la suite même, quand il ne resta plus d’eux que leur nom et leurs bienfaits, et cet éclat de réputation qui agrandit tout, on en fit des dieux ; alors leur tombe fut un autel, et leurs éloges furent des hymnes.
Tout peuple dès sa naissance eut des éloges. Les Chinois, les Phéniciens, les Arabes célébraient par des chants les grandes actions et les grands hommes. La Grèce était encore loin d’être le pays d’Homère et de Platon, lorsque déjà elle avait adopté ou créé cet usage. Mous verrons la même coutume chez les premiers Romains ; enfin, chez tous les peuples celtiques, la même institution régna plusieurs siècles. Les druides étaient les philosophes et les prêtres de la nation ; les bardes étaient les chantres et les panégyristes des héros. On les plaçait au centre des armées : « Viens nous voir combattre et mourir, et tu nous chanteras. » Et le guerrier qui tombait percé de coups, tournait ses regards mourants vers le poète qui était chargé de l’immortaliser. Ces chants ou ces éloges étaient la principale ambition de ces peuples ; c’était un malheur de mourir sans les avoir obtenus, et l’on croyait qu’alors ces ombres guerrières apparaissaient aux yeux du barde pour solliciter ses chants, ou qu’il était averti par le bruit de sa harpe, qui retentissait seule et à travers le silence de la nuit.
Ces chants se conservaient par la mémoire, et passaient d’âge en âge ; on les répétait dans les familles ; on les chantait dans les fêtes ; la veille des batailles ils servaient de prélude aux combats ; ils animaient le guerrier et servaient de consolation aux vieillards ; le héros qui ne pouvait plus combattre, assis sous le chêne, entendait chanter les exploits de sa jeunesse, et il était entouré de ses fils et de ses petits-fils, qui, appuyés sur leur lance, écoutaient en pleurant les actions de leurs pères.
On ne peut concevoir l’influence que ces panégyriques guerriers avaient sur ces peuples. Ils leur inspiraient un enthousiasme de valeur, qui, plusieurs siècles de suite, leur servit de barrière contre les tyrans. C’est par eux que la Germanie, la Gaule et l’Angleterre se défendirent si longtemps contre les Romains. Ces chants conservèrent dans le nord de l’Écosse un sentiment de liberté et une indépendance qui a subsisté jusqu’aujourd’hui. Enfin, lorsqu’au neuvième siècle, Édouard Ier voulut conquérir le pays de Galles, il ne crut pouvoir l’asservir qu’en faisant massacrer tous les bardes ; mais en les faisant périr, il ne put anéantir leurs chansons, qui perpétuèrent dans ces montagnes tout ce que les conquérants redoutent, le courage et l’horreur de la servitude.
On a rassemblé depuis peu en Angleterre plusieurs de ces monuments qui s’étaient conservés dans le nord de l’Écosse, et ils sont connus en France sous le titre de poésies erses. On y trouve une imagination plus forte qu’étendue, peu d’art, peu de liaison, nulle idée générale, nul de ces sentiments qui tiennent au progrès de l’esprit, et qui sont les résultats d’une âme exercée et d’une réflexion fine ; mais il y règne d’autres beautés, le fanatisme de la valeur, une âme nourrie de toutes les grandes images de la nature, une espèce de grandeur sauvage, semblable à celle des forêts et des montagnes qu’habitaient ces peuples, et surtout une teinte de mélancolie, tour à tour profonde et douce, telle que devaient l’avoir des hommes qui menaient souvent une vie solitaire et errante, et qui, ayant une âme plus susceptible de sentiment que d’analyse, conversaient avec la nature aux bords des lacs, sur les mers et dans les bois, attachant des idées superstitieuses aux tempêtes et au bruit des vents, trouvant tout inculte et ne polissant rien, peu attachés à la vie, bravant la mort, occupés des siècles qui s’étaient écoulés avant eux, et croyant voir sans cesse les images de leurs ancêtres, ou dans les nuages qu’ils contemplaient, ou dans les pierres grises qui, au milieu des bruyères, marquaient les tombeaux, et sur lesquelles le chasseur fatigué se reposait souvent.
On sent assez quel doit être le caractère des ouvrages d’un pareil peuple ; mais ce qui étonne, c’est que déjà on y trouve l’art d’opposer les idées douces aux idées terribles, et de placer presque partout l’image de l’amour à côté de celle de la guerre ; peut-être ce qui nous paraît un art, n’était que l’expression naturelle des mœurs de ces peuples. On sait que les Huns, les Goths, les Germains et les Bretons étaient entièrement asservis à leurs femmes. Chez les peuples pasteurs et à demi sauvages, l’amour devait se mêler à toutes les idées, et même à celles de la guerre, parce que les femmes y étaient des objets de conquêtes. Il ne faut donc pas s’étonner si, parmi tous ces éloges guerriers, il n’y en a aucun où l’on ne trouve des femmes à côté des héros, et presque partout le contraste ou l’union de l’amour et des combats.
Les Germains eurent, comme les Écossais et les Bretons, leurs éloges composés par leurs bardes, et ils les conservaient de même : plusieurs subsistaient encore du temps de Charlemagne. Ce prince qui, au milieu d’une vie agitée, et occupé sans cesse de législation et de conquêtes, trouvait encore du temps pour aimer les arts, fit rassembler tous ces ouvrages, et les fit traduire en vers dans la langue des anciens Romains. Tant qu’il vécut, ces monuments restèrent ; mais à sa mort on les vendit, et une collection qui avait coûté tant de soins, se trouva encore dispersée. Un pareil trait nous donne l’idée d’un siècle et des barbares au milieu desquels la nature avait jeté un grand homme4.
Si de la Germanie nous remontons vers le nord et chez les Scandinaves, nous retrouvons le même usage. Les peuples qui brûlèrent Rome avaient des prétentions à la gloire ; chez eux les scaldes chantaient les héros ; souvent même ils gravaient ces chants et ces éloges, ou dans les forêts, ou en pleine campagne, et l’on en trouve encore aujourd’hui sur les rochers du nord. Les Danois qui, sous le nom de Normands, ravagèrent la moitié de l’Europe et mirent deux fois le siège devant Paris, en s’embarquant pour aller exercer leur métier de conquérants ou de pirates, ne manquaient jamais de mettre dans leurs vaisseaux, avec leurs provisions, leurs armes et leurs tonneaux de bière, quelques scaldes ou poètes pour chanter leurs succès.
Nous avons encore aujourd’hui quelques-uns de ces chants ; on se doute bien qu’ils sont barbares comme les héros qu’ils célèbrent ; mais à travers le désordre des idées, il y règne une éloquence fière et sauvage, et jamais peut-être le mépris de la mort n’a été mieux peint chez aucun peuple. Tel est surtout l’ouvrage d’un de ces Scandinaves, qui, au neuvième siècle, fut en même temps roi, guerrier, poète et pirate, et qui, pris en Angleterre les armes à la main, condamné à mourir dans une prison pleine de serpents, chanta lui-même son éloge funèbre.
Après avoir raconté tous ses exploits, il s’écrie : « Quelle est la destinée d’un homme vaillant, si ce n’est de mourir dans les combats ? celui qui n’est jamais blessé, est-il digne de vivre ? Il traîne une vie ennuyeuse, et le lâche ne fait jamais usage de son cœur. Quand les épées se heurtent, le devoir du guerrier est de se présenter contre le guerrier. J’honore l’homme qui ne recule pas devant un homme ; c’est la gloire de celui qui a du courage ; et qui veut inspirer de l’amour à une femme, doit être prompt et hardi dans les batailles… Non, dans le palais du puissant Odin, l’homme brave ne gémit point sur sa mort. Je ne vais point vers Odin avec la voix du désespoir. Oh ! comme tous mes enfants courraient à la guerre, s’ils savaient le malheur de leur père, qu’une multitude de serpents déchire ! J’ai donné à mes enfants une mère qui a mis du courage dans leur sein… Mes derniers instants approchent. La lente morsure des serpents me donne une mort cruelle. En voici un qui s’entrelace autour de mon cœur ; j’espère que l’épée de mes enfants sera teinte du sang de mon ennemi. Mes enfants ! leur front rougira de colère, et ils ne demeureront point assis dans le repos. J’ai cinquante et une fois élevé l’étendard des batailles ; j’ai appris dans ma jeunesse à teindre une épée de sang ; mon espérance était alors qu’aucun roi, parmi les hommes, ne serait plus vaillant que moi. N’entends-je pas les déesses de la mort qui m’appellent ? Je vous suis. Je serais un lâche, si je m’affligeais de mourir. Il est temps de finir mes chants ; les déesses m’invitent, elles s’avancent ; Odin, de son palais, les a envoyées vers moi ; je serai assis sur un siège élevé, et les déesses de la mort me verseront le breuvage immortel. C’en est fait ; les heures de ma vie sont écoulées : je vais sourire en mourant. »
On peut juger par ce morceau, quelle était la mythologie, le caractère et le tour d’imagination de ces peuples, plus connus jusqu’à présent par leur férocité que par leur génie ; mais ce qui mérite d’être observé, c’est que la plupart des scaldes ou chantres du nord étaient Islandais. Ces insulaires avaient la plus grande réputation ; ils étaient accueillis chez les rois et conservaient le souvenir de tout ce qui se faisait de grand dans le nord. Ainsi une île qui n’est aujourd’hui qu’un amas de rochers brisés ou noircis par les volcans, et à travers lesquels on voit, de distance en distance, des cabanes et des troupeaux, quand tout le reste de l’Europe était barbare, a produit une foule de poètes. Aujourd’hui les Islandais sont encore distingués par leur esprit ; mais ils ne chantent plus : ils chassent l’ours et le renard au lieu de célébrer les héros.
L’Amérique eut les mêmes usages que notre ancienne Europe. Au Mexique, au Pérou, au Brésil, au Canada, et jusque dans des pays où les peuples ignoraient l’usage du feu5, on a trouvé des espèces de poèmes destinés à célébrer des espèces de grands hommes. Ainsi partout l’intérêt public a dicté les éloges ; chaque nation a loué ce qui était utile à ses besoins ou à ses plaisirs ; on a loué la piraterie chez les Scandinaves, le brigandage chez les Huns, le fanatisme chez les Arabes, les vertus douces et les talents chez les peuples civilisés, la chasse ou la pêche chez les sauvages, la navigation chez les habitants des îles ; mais il y a une qualité qui partout a toujours été également louée, c’est celle qui a créé toutes les révolutions, qui bouleverse tout, qui assujettit tout, qui soutient les lois et qui les combat, qui fonde les empires et qui les détruit, à qui tout est soumis dans la nature, et devant qui l’univers et les panégyristes seront éternellement prosternés : la force.