(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Alaux. La Religion progressive » pp. 391-400
/ 2456
(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Alaux. La Religion progressive » pp. 391-400

M. Alaux.
La Religion progressive

[I]

Quoique le titre jure dans les termes, et qu’il soit difficile de comprendre comment une religion — c’est-à-dire une chose qui vous lie — puisse progresser, je n’ai pas fait le fier avec ce livre. J’ai avalé son étiquette, et j’ai voulu savoir ce que l’auteur mettait dessous. En fait, une religion qui progresse est une religion à l’envers de toutes les religions connues, qui, comme on le sait, ont très peu progressé, mais sont restées, au contraire, parfaitement immobiles dans la majesté de leur établissement et de leur influence sur le monde. Un jour, ces religions peuvent crouler, et alors elles croulent sur elles-mêmes, comme leurs temples. Mais une religion qui progresse me semble tout aussi étonnante qu’un temple qui se promènerait…

Cela ne se voit guères, n’est-il pas vrai ? même dans ce siècle de chemin de fer et de vélocipèdes, où l’on prend le mouvement pour la pensée, et où toute notion paraît suspecte si elle n’est pas timbrée de l’idée de progrès, du progrès que l’on met partout ! Ceux qui viendront, en effet, après nous, si nos livres vont jusqu’à la postérité, seront bien étonnés d’y voir ce mot-là, rabâché et remâché à toute page, et ils se diront : « Quels drôles de gens ils étaient, au xixe  siècle ! Ils ne parlaient que de progresser, que de marcher, que de courir, que d’aller de l’avant. La vérité, pour eux, c’était le mouvement continu vers quelque chose qui reculait toujours ! C’étaient donc, tous, intellectuellement, des postillons ou des jockeys que ces gens-là ? » Et tout ce train de poste et de course vers quelque chose qu’on n’atteint jamais, leur donnera peut-être, intellectuellement toujours, à nos descendants, le mal de cœur que donnent certains véhicules, et aussi l’envie de s’asseoir dans quelque doctrine fixe et reposante et de n’en plus bouger ! « Tout le mal de la vie — disait Pascal — vient de ce que l’homme ne sait pas rester assis dans une chambre. » Eh bien, peut-être ils seront cet homme-là !

II

Voilà ce que je me disais, en ouvrant le livre de M. Alaux : — M. Alaux, avec sa Religion progressive, ce doit être encore, celui-là, un postillon philosophique de ce temps, qui ne court pas seulement la poste vers la vérité, mais qui croit que la vérité n’est qu’une poste ou plusieurs postes à courir ! L’auteur d’un livre si singulièrement nommé : La Religion progressive, doit être bien plus fort comme postillon que celui qui intitulerait le sien, par exemple : « Religion du Progrès », car la religion du Progrès pourrait être quelque chose de fixe et d’absolu, que la pensée de l’homme ne traverserait pas comme une cour d’auberge et pour se remettre incontinent, après y avoir relayé, le cul sur la selle ; tandis que la Religion progressive, c’est tout autre chose : c’est une religion qui va toujours, et qui postillonne, à son tour, comme les philosophes, sur le chemin sans bout de l’humanité !

Or, tel je supposais M. Alaux avant de l’avoir lu, mais la lecture de son livre m’a fait voir combien je m’abusais. Il a bien la manie de son siècle, il a bien la livrée de son siècle, de ce siècle qui a défini la civilisation : « une spirale, qui avance encore quand elle a l’air de reculer ». Il a bien les logomachies de son siècle. Il a même, ma foi ! tout aussi bien qu’un autre, la coquetterie de sa plaque de postillon philosophique qu’ils lui ont délivrée, à quelque École normale ou l’on tient de ces choses-là ! Mais, avec cela, il ne fait pas grand chemin ni grand train, dans son livre. Il n’y piaffe pas beaucoup. Il ne s’y donne pas les airs vainqueurs du postillon de Longjumeau. Son livre est écrit sans claquements de fouet, avec une netteté modeste, et même, en beaucoup d’endroits, avec un joli accent de mélancolie, comme quand on n’a pas une foi énorme en ce qu’on dit. Il y change souvent de chevaux, mais ces chevaux sont toujours les deux mêmes. C’est la vieille rosse de Cousin ou le pesant limonier de Proudhon. Mauvaises montures de poste ! M. Alaux n’en a pas d’autres… C’est là-dessus qu’il piétine le sol des idées autour de lui, et qu’il en fait lever la poussière et la paille ; car, ne vous y trompez pas ! ne soyez point dupe de la cocarde de son livre ! M. Alaux est un piétineur d’idées sur place, bien plus qu’un postillon.

III

Et la preuve de ceci, c’est que la Religion progressive, qu’il vient proposer au monde en détresse de vérité comme une découverte, un apaisement et le salut, n’est pas du tout une idée nouvelle. Ce n’est pas là une idée avancée, comme disent messieurs les philosophes en leur patois, mais au contraire une idée en retard. M. Alaux est un philosophe. C’est un éclectique de tendance, d’éducation et d’habitude, mais valant mieux, par les exigences de son esprit, que ces faiseurs de mosaïques et de petits recollages. M. Alaux croit, avec juste raison, que le besoin d’une religion est au plus profond de l’esprit humain. Il dit comme Edgar Quinet, autre philosophe moderne, qu’il faut une religion aux peuples, même après la révolution française : — la religion de la révolution française ! Mais, plus tendre que Quinet, qui veut honnêtement, lui, étouffer le christianisme dans la boue, M. Alaux accepte le christianisme, et le catholicisme par-dessus le marché, seulement, en expliquant pourquoi il les accepte. Et c’est ici qu’il piétine ! Il piétine ces deux idées du christianisme et du catholicisme, et, à force de les piétiner, il en fait sortir une troisième idée, qui n’est qu’une espèce de bouillie exprimée de la substance des deux autres. La religion progressive de M. Alaux — l’aurait-on cru, après tant de préambules ? — n’est donc que la religion catholique, tout simplement, fixant le dogme mais pourtant n’y obligeant pas, et ouvrant les bras — comme une brave fille — à tous ceux qui, sans le dogme, acceptent la morale chrétienne, qu’ils soient d’ailleurs philosophes, protestants, athées ! L’important, pour elle, c’est d’embrasser. Coquine immense ! M. Alaux, qui sent bien que sa découverte ressemble beaucoup à cette guenille de Morale indépendante, dont on a parlé quelques jours et qui fut inventée, si je ne me trompe, par un marchand de robinets, a fait quelques points dans cette guenille pour que ses lambeaux tinssent ensemble. Il a, par pudeur, retaillé et recousu dans la morale indépendante, moins indépendante, il est juste de le reconnaître, dans son système, que dans celui du marchand de robinets.

La Religion progressive ne serait donc qu’une espèce de protestantisme rationnel. Un protestantisme rationnel qui aurait la bonté grande, malgré sa raison, de ne pas ôter la prière et le culte aux âmes sensibles. Telle la Religion progressive de M. Alaux. Comme vous voyez, quand on la désentortille de toutes les raisons dans lesquelles il l’a enveloppée, elle reste un peu mince. Mais c’est comme cela… La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et les postillons aussi, — les plus beaux postillons !

Franchement, j’en suis fâché pour M. Alaux ! Après les religions que les philosophies ont colportées dans ce grand xixe  siècle toujours en marche, après Saint-Simon, Fourrier, le Mapa, Thoureil, Auguste Comte, — ces Progressifs qui ont tous fait aussi leur religion progressive, — venir en dernier pour progresser encore et ne nous donner, pour toute religion et pour tout progrès, que du christianisme et du catholicisme désossés et broyés et liquéfiés dans le même plat..· oui ! on s’attendait à une plus forte cuisine ! Ce n’est pas le talent, en effet, qui manque à M. Alaux. Il en a. Il vaut bien, s’il ne vaut mieux, et quoiqu’il ait le bonheur d’être moins célèbre qu’eux tous, les Saisset, les Caro, les Jules Simon de la terre. C’est un esprit analytique d’une grande précision, dont l’expression dit toujours ce qu’elle veut dire, fait vraiment pour mieux que le livre qu’il nous a donné-là. De composition, de distribution, d’unité, ce n’est point un livre, d’ailleurs, mais un recueil d’articles (les livres des époques d’éparpillement comme la nôtre !) jetés, ici ou là, dans les journaux, à des époques plus ou moins distantes.

De tous ces articles, le meilleur, selon moi, c’est l’étude sur Lamennais, comme portrait, — frappé, mais flatté ; — et comme biographié, l’étude sur Pascal. Semblable à tous les esprits qui n’ont pas une assez ferme et assez complète possession d’eux-mêmes, l’auteur de la Religion progressive va de préférence aux natures qui lui ressemblent. On ne trouve dans son livre que des esprits religieux plus ou moins révoltés. Il les peint et les plaint plutôt qu’il ne les juge. Comment pourrait-il les juger ? Il n’est au-dessus d’aucune manière. Il plonge, comme eux, dans le torrent des lieux communs philosophiques qui nous déborde et nous submerge. Il est, comme eux, protestant, — je ne dis pas de religion, mais de fond d’entrailles. Il croit, comme eux, au droit de la raison humaine. Il oppose l’homme au gouvernement, et la justice, qui n’est pas de ce monde dans son absolu, à l’ordre, qui peut l’être et doit l’être pour que les sociétés valent quelque chose… Certes ! ce n’est point avec un esprit naturellement et exclusivement propre à l’analysent des doctrines philosophiques sans nouveauté et auxquelles on a deux cents fois répondu, qu’on peut faire sortir de sa tête une synthèse de la force d’une religion, progressive ou non progressive. Et M. Alaux devait y échouer.

IV

Il y a échoué, et sans grandeur ; — car il y a parfois une grandeur dans le naufrage. Et, tant que thèse à discuter, la Religion progressive de M. Alaux est chétive et ne se discute pas. Il l’affirme comme le seul fait qui puisse maintenant sauver le genre humain de malheurs immenses, et son affirmation n’est fondée que sur son observation de l’état présent de l’univers. C’est là une intuition, une contemplation, une manière de voir, et pas davantage ! Or, les intuitions, les contemplations, les manières de voir sont indiscutables, et nous avons précisément toutes les contraires à celles de M. Alaux. D’un autre côté, en tant qu’invention, que système religieux, — et un système religieux est loin d’être une religion encore, — la Religion progressive, — même à nos yeux, à nous, catholiques, qui, comme ce grand siècle marcheur, ne cherchons pas la vérité sur toutes les routes, parce que nous savons où elle se tient, immobile et rayonnante ! — la Religion progressive de M. Alaux n’a pas même l’honneur d’être une monstruosité.

C’est un enfantillage, mais, de plus, c’est une contradiction. C’est un enfantillage de penser qu’en cessant d’être la religion qu’il fut toujours, le catholicisme sauvera le monde, qui ne croit plus au catholicisme et qui le repousse ; et c’est la contradiction la plus effroyable pour un philosophe qui devrait avoir l’habitude du raisonnement, que d’appeler une Religion progressive celle dont on a ôté le Dogme, c’est-à-dire la seule chose qui donne aux systèmes religieux, — qui, sans elle, ne seraient que des systèmes, — leur caractère sine quâ non de religion.

Mais, enfantillage et contradiction, tout ceci a cela de bon, pourtant, qu’un philosophe, de la grande bande des philosophes qui croient au progrès et qui y travaillent, déclare, dans un livre entrepris à ce dessein, que l’humanité ne peut se passer de religion et qu’il n’y en a pas d’autre pour elle que la religion chrétienne et catholique, — aussi peu catholique et chrétienne qu’on voudra, mais encore, pourtant, catholique et chrétienne jusque dans son dernier débris, son dernier vestige et sa dernière flétrissure ! Déclaration solennelle, dont nous aimons à prendre acte et qui équivaut à celle-ci : c’est qu’après la religion catholique, de l’aveu même de la philosophie, il n’y a plus de religion possible pour les hommes, et que toutes les têtes des philosophes se mettraient-elles, bout à bout, les unes sur les autres, et feraient-elles toute une pyramide de cerveaux, elles ne parviendraient pas à en construire péniblement la queue d’une seule, en dehors de cette circonférence du catholicisme qui étreint l’Univers et la Pensée !

Preuve frappante de la Vérité immuable pour laquelle le monde est fait, et qui met à pied les postillons !