(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XI »
/ 2456
(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XI »

XI

Les minuties de M. Pélissier. — Une opinion plus autorisée. — Les énormités de M. Uzanne — Faussetés et naïvetés. — L’enseignement fantaisiste de M. Uzanne.

Certaines gens lisent sans attention et critiquent avec minutie. Leur procédé consiste à ramasser soigneusement les détails, vétilles, négligences et petits défauts d’une œuvre, tout ce qui tient peu de place, tout ce qui est insignifiant, et à présenter ensuite cette petite collection comme résumant l’œuvre incriminée. C’est la méthode de M. Pélissier. Parmi les citations manuscrites de notre dernier ouvrage, toutes n’ont pas évidemment la même importance ; il y en a de négligeables, que nous avons cru devoir donner cependant, pour être complet, par rigueur de doctrine, par excès de démonstration, en vertu de ce principe qu’on dépasse toujours un peu le but quand on veut prouver quelque chose. Dans Chateaubriand, entre autres, Pascal, Fénelon et Rousseau, nous avons mentionné des équivalents faciles, signalé des répétitions peu graves, poursuivi des assonances, dénoncé quelques clichés, blâmé quelques auxiliaires. Ce sont choses de peu de poids dans l’ensemble d’un ouvrage. Pour M. Pélissier, c’est là tout mon livre ; il n’a vu que cela, cela seul l’a frappé, il ne parle que de cela, et il conclut en disant que mon ouvrage est destiné à « faire croire que le génie des grands écrivains se mesure à la diligence avec laquelle ils pourchassent les répétitions ou exterminent les auxiliaires ».

Vainement avons-nous fait preuve de conscience, de labeur et de recherche, en donnant les plus sérieux documents : corrections inédites de Chateaubriand avec rédactions successives, ratures et refontes manuscrites de Bossuet, variations inédites de Fénelon et ratures relevées sur deux de ses manuscrits, qui trahissent une si curieuse conception littéraire. Inutilement exposons-nous pendant 300 pages les procédés de travail et la psychologie littéraire des grands écrivains, pour en dégager une théorie générale et un enseignement pratique. De tout cela, c’est-à-dire de tout ce qui constitue le fond même de notre livre, M. Pélissier ne souffle mot. Il affecte de croire que toute ma « vivante démonstration de l’Art d’écrire se réduit à avoir blâmé les assonances et les répétitions des grands écrivains ». Voilà sa critique !

Notre injuste adversaire n’admet, d’ailleurs, ni l’idée, ni le plan de notre ouvrage. « Je ne crois pas, dit-il, qu’on doive demander des leçons de style aux grands écrivains. En leur demandant ces leçons, M. Albalat les rabaisse à un usage peu digne d’eux. » C’est l’avis de M. Pélissier ; ce n’était l’avis ni de Chateaubriand, ni de Mme de Staël, ni de Chénier, qui non seulement croyaient qu’on peut demander des leçons aux grands écrivains, mais conseillaient même d’étudier leurs manuscrits. « Je conseillerais, dit Chateaubriand, l’étude des manuscrits originaux des auteurs du grand siècle. Racine, Boileau, Bossuet et Fénelon nous apprendront à corriger, à limer, à arrondir nos phrases… Leurs nombreuses ratures mêmes nous enseigneront quelque chose de l’art dont ils ont revêtu leur génie…37 » On pourrait, dit Mme de Staël, composer un traité sur le style d’après les manuscrits des grands écrivains…38 » Il serait quelquefois à désirer, dit Chénier, que nous eussions les brouillons des grands poètes, pour voir par combien d’échelons ils ont passé39. M. Pélissier nous excusera de préférer l’opinion de ces trois auteurs, pour ne citer que ceux-là, et d’avoir écrit un ouvrage dont ils nous indiquaient si clairement l’utilité, le sujet et même le titre, sans qu’ils crussent pour cela se « rabaisser » ni rabaisser n’importe qui.

Quoi d’étonnant qu’un homme si léger dans ses jugements conteste l’efficacité du travail ? M. Pélissier nous sert l’éternelle objection. Le travail, selon lui, n’apprend pas à écrire, parce qu’il y a de grands génies qui n’ont pas eu besoin de travailler, comme si nous n’avions pas dit cent fois qu’un Manuel de style n’est pas fait pour les grands génies et comme s’il n’était pas, d’ailleurs, historiquement prouvé que les plus grands écrivains eux-mêmes ont énormément travaillé! M. Pélissier le sait aussi bien que nous et, même s’il l’ignorait, il n’arriverait pas à démontrer le contraire.‌

Tous nos contradicteurs n’ont pas la même tournure d’esprit. Quelques-uns se sont fâchés ; d’autres n’ont pas compris ; d’autres nous ont attaqués sans nous avoir lus. M. Octave Uzanne est de ces derniers et, à ce titre, il mérite une mention.‌

Esprit charmant, tout en dentelles et en fanfreluches, M. Uzanne a chiffonné les Belles-Lettres, bibeloté l’histoire, taquiné la Psychologie, coquetté avec la Critique. Il a fait de la jolie érudition de boudoir, de la littérature fardée et poudrée la plus galante du monde. Il a raconté l’Eventail, l’Ombrelle, les séduisants artifices de la beauté féminine, badineries agréables, dont j’apprécie tout le charme, mais peut-être insuffisantes préparations aux études sévères du style.‌

Cette aimable dilettante a sur nos autres contradicteurs cette originalité de n’avoir pas lu une seule ligne de nos livres. Ainsi désigné pour se taire, il est précisément celui qui crie le plus fort, Ignorant mes ouvrages et ne pouvant, par conséquent, y puiser ses objections, M. Uzanne est obligé, pour me combattre, de me faire dire ce que je n’ai point dit, et cette intrépidité finit par donner à sa critique une rare saveur. Il n’a lu que M. de Gourmont ; il ne nous juge, il ne sait de nous que ce qu’en a dit M. de Gourmont.‌

« M. Albalat, déclare sans sourciller M. Uzanne, limite le style au pastiche adroit… Il se dispose à vous faire acquérir, grâce à quelques règles rapides et faciles d’assimilation, un style inspiré de celui des auteurs illustres. A l’en croire, tout grimaud d’école, pourvu qu’il y mît le temps et l’étude, deviendrait un Chateaubriand. C’est là une dangereuse plaisanterie40. »‌

Faut-il s’ébahir d’une telle inconscience ou se révolter de tant d’injustice ? Si ceci n’est qu’un badinage, il n’est pas habile. C’est toujours une maladresse de rabaisser à ce point ses adversaires, quand on veut se donner le mérite de triompher d’eux, et je ne vois pas l’autorité qu’on peut prendre à réfuter quelqu’un que l’on présente comme à peu près dénué de sens commun. Ai-je besoin de démentir ces ironies sans scrupule, qui n’ont d’autre but que d’entretenir l’équivoque où nos contradicteurs puisent leurs seuls arguments ? Je serais en démence ou le dernier des effrontés, si j’avais publié trois consciencieux ouvrages pour démontrer que tout le style consiste dans le pastiche et pour laisser croire qu’avec quelques règles faciles tout grimaud peut devenir un Chateaubriand. Sans être « dangereuse », la « plaisanterie » de M. Uzanne révèle un aplomb dont je lui fais mon compliment, Remuerai-je ce bloc ? Je ne sais.‌

Chaque ligne de M. Uzanne contient une fausseté. Non seulement nous n’avons jamais dit ce qu’il nous fait dire, mais nous avons nettement dit le contraire. Non seulement nous ne limitons point le style au pastiche adroit ; mais nous n’avons même pas fait du pastiche une méthode de l’art d’écrire. Nous l’avons défini : « Une imitation artificielle et servile ». Nous le conseillons comme un « exercice de gymnastique littéraire momentané », destiné seulement à « former l’esprit littéraire ». « Il n’a de valeur, disions-nous, que comme moyen de métier et n’est pas un but par lui-même. Il y manque la vie. On n’emprunte pas l’âme d’un auteur. »

Voilà comment nous limitons le style au pastiche adroit41. Quant à soutenir qu’on peut avec quelques procédés acquérir le style des grands auteurs, et que tout grimaud, en y mettant le temps, peut devenir un Chateaubriand, il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher M. Uzanne de me prêter des opinions qui feront hausser les épaules à ceux qui m’ont lu.‌

Après les énormités, voici les naïvetés : « On n’obtient pas, s’écrie M. Uzanne, un style de commande… D’autres ne l’acquièrent qu’au prix d’un labeur effroyable, Buffon a mis cinquante ans à écrire l’Histoire naturelle ; Pascal refait treize fois sa 18e Provinciale ; et Balzac autant de fois sa Pierrette. Le labeur de Flaubert est demeuré célèbre ; il confine à une sorte de sainteté… Ce sont là de grands exemples ; les conseils insidieux de M. Albalat ne tiennent pas en présence. »‌

Ici, l’aventure est comique. Voilà maintenant M. Uzanne qui nous oppose les arguments que nous lui servons et imagine de nous répondre ce que nous avons déjà dit nous-même ! Les « grands exemples » de labeur qu’il nous cite, nous les avons précisément exposés, détaillés et étudiés dans notre dernier livre, dont il se moque et qu’il n’a pas lu. Ce volume de corrections et de ratures, M. Uzanne n’a pas l’air de se douter que nous l’avons publié uniquement pour prouver ce qu’il a la prétention de nous apprendre, et aussi parce que cet ouvrage était la confirmation éclatante de nos conseils « insidieux ». Nous le remercions infiniment, cet excellent critique, de vouloir bien nous révéler que l’art d’écrire exige un labeur effroyable, après que nous avons consacré 300 pages à indiquer cet effroyable labeur, ce qui, par parenthèse, ne me semble pas le meilleur moyen de démontrer qu’« un grimaud peut devenir un Chateaubriand ».‌

M. Uzanne me dit encore bien des choses folâtres dont je le tiens quitte pour ménager mes lecteurs. Faut-il omettre aussi ses inexactitudes ? Il y en a de criantes, celle-ci entre autres : « Un Buffon, dit-il, un Chateaubriand, un Flaubert n’eurent d’autres maîtres qu’eux-mêmes, ne subirent d’enseignement que celui de leur génie », Rien n’est plus faux. Flaubert étudiait toujours le style et relisait constamment Chateaubriand. Il eût donné, disait-il, tous ses livres pour une phrase de lui. Il suivait aveuglément les conseils de Bouilhet, qui ne le valait pas. Gautier et du Camp l’obligèrent à renoncer a sa première Tentation de saint Antoine, et on le força de changer son style pour écrire Madame Bovary. Buffon consultait Bexon, Gueneau et ses collaborateurs ; il demandait leur avis ; ils refondaient ensemble leur prose ; quant à Chateaubriand, nul ne fut plus docile à la critique. Fontanes lui faisait recommencer des pages entières ; il refit même des passages qu’un anonyme lui signala.‌

En fin de compte, quelle est la doctrine quels sont les principes de M. Uzanne ? A-t-il des idées sur le style ? Oui, il a des idées, et des idées très simples, celles qu’on trouve sans se donner la peine de réfléchir, et qui suffisent, d’ailleurs, à écrire de tels articles. Les voici textuellement : « En fait de méthode de style, déclare-t-il, le plus sûr est de n’en point avoir. L’originalité est à ce prix. » Retenez bien ce conseil, jeunes gens. Ecrivez n’importe quoi, n’importe comment ! Vous manquez d’expérience, vous êtes maladroit, votre style est banal, vous ne savez pas, vous voulez savoir. À quoi bon ? Lectures, guides, conseils, procédés, labeur, exemples, rien ne sert, rien n’est pratique. Ecrivez comme vous l’entendrez, au petit bonheur. C’est le seul moyen d’être original. Que dis-je ? « l’originalité est à ce prix ». On me blâmait d’enseigner l’art d’écrire en vingt leçons. M. Uzanne l’enseigne en zéro leçon.‌