Section 49, qu’il est inutile de disputer si la partie du dessein et de l’expression, est préferable à celle du coloris
La perfection du dessein et celle du coloris, sont des choses réelles, et sur lesquelles on peut disputer et convenir à l’aide d’un compas ou de la comparaison.
Ainsi les personnes intelligentes, conviendront bien entr’elles du rang que Le Brun tient entre les compositeurs et les dessinateurs, comme du rang du Titien entre les coloristes. Mais la question, si Le Brun est préferable au Titien, c’est-à-dire, si la partie de la composition poëtique et de l’expression est préferable à celle du coloris, et laquelle de ces parties est superieure à l’autre, je tiens qu’il est inutile de l’agiter. Jamais les personnes d’un sentiment opposé, ne sçauroient s’accorder sur cette preéminence dont on juge toûjours par rapport à soi-même. Suivant qu’on est plus ou moins sensible au coloris, ou bien à la poësie pittoresque, on place le coloriste au dessus du poëte, ou le poëte au-dessus du coloriste. Le plus grand peintre pour nous, est celui dont les ouvrages nous font le plus de plaisir.
Les hommes ne sont pas affectez également par le coloris ni par l’expression, il en est, qui pour ainsi dire, ont l’oeil plus voluptueux que d’autres. Leurs yeux sont organisez, de maniere que l’harmonie et la verité des couleurs y excite un sentiment plus vif que celui qu’elle excite dans les yeux des autres. Un autre homme, dont les yeux ne sont point conformez aussi heureusement, mais dont le coeur est plus sensible que celui du premier, trouve dans les expressions touchantes un attrait superieur au plaisir que lui donnent l’harmonie et la verité des couleurs locales. Tous les hommes n’ont pas le même sens également délicat. Les uns auront le sens de la vûë meilleur à proportion que les autres sens. Voilà pourquoi les uns préferent le Poussin au Titien, quand d’autres préferent le Titien au Poussin.
Ceux qui jugent▶ sans refléxion, ne manquent pas de supposer en faisant leurs jugemens, que les objets affectent intérieurement les autres, ainsi qu’eux-mêmes ils en sont affectez. Celui qui défend la superiorité du Poussin, ne conçoit pas donc qu’on puisse mettre au-dessus d’un poëte, dont les inventions lui donnent un plaisir sensible, un artisan qui n’a sçû que disposer des couleurs, dont l’harmonie et la richesse lui font un plaisir médiocre. Le partisan du Titien de son côté, plaint le partisan du Poussin, de préferer au Titien un peintre, qui n’a pas sçû charmer les yeux, et cela pour quelques inventions dont il juge que tous les hommes ne doivent pas être beaucoup touchez, parce que lui-même il ne l’est que médiocrement. Chacun opine donc en supposant, comme une chose décidée, que la partie de la peinture qui lui plaît davantage est la partie de l’art qui doit avoir le pas sur les autres, et c’est en suivant le même principe, que les hommes se trouvent d’un avis opposé. trahit sua quemque voluptas. ils auroient raison, si chacun se contentoit de ◀juger▶ pour soi. Leur tort est de vouloir ◀juger▶ pour tout le monde. Mais les hommes croïent naturellement que leur goût est le bon goût, et par consequent, ils pensent que les personnes qui ne ◀jugent pas comme eux, ont les organes imparfaits, ou qu’elles se laissent conduire à des préjugez qui les gouvernent sans qu’elles-mêmes s’apperçoivent du pouvoir de la prévention.
Qu’on change les organes de ceux à qui l’on voudroit faire changer de sentiment sur les choses qui sont purement de goût, ou pour mieux dire, que chacun demeure dans son opinion sans blâmer l’opinion des autres. Vouloir persuader à un homme qui préfere le coloris à l’expression en suivant son propre sentiment, qu’il a tort, c’est lui vouloir persuader de prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin, que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu’il dépend d’un homme dont le palais est conformé, de maniere que le vin de Champagne lui fasse plus de plaisir que le vin d’Espagne, de changer de goût, et d’aimer mieux le vin d’Espagne que l’autre.
La prédilection qui nous fait donner la préférence à une partie de la peinture sur une autre partie, ne dépend donc point de notre raison, non plus que la prédilection qui nous fait aimer un genre de poësie preferablement aux autres. Cette prédilection dépend de notre goût, et notre goût dépend de notre organisation, de nos inclinations présentes, et de la situation de notre esprit. Quand notre goût change, ce n’est point parce qu’on nous aura persuadé d’en changer, mais c’est qu’il est arrivé en nous un changement physique. Il est vrai que souvent ce changement nous a été insensible, et que nous ne pouvons même nous en appercevoir qu’à l’aide de la refléxion, parce qu’il s’est fait peu à peu et imperceptiblement. L’âge et plusieurs autres causes, produisent en nous ces sortes de changemens. Une passion triste, nous fait aimer durant un temps des livres assortis à notre humeur présente. Nous changeons de goût aussi-tôt que nous sommes consolez. L’homme, qui durant son enfance, trouvoit plus de plaisir à lire les fables de La Fontaine, que les tragédies de Racine, leur préfere à trente ans ces mêmes tragédies. Je dis préferer et aimer mieux, et non pas loüer et blâmer, car en préferant la lecture des tragédies de Racine à celle des fables de La Fontaine, on ne laisse pas de loüer et même d’aimer toûjours ces fables.
L’homme dont je parle aimera mieux à soixante ans les comédies de Moliere, qui lui remettront si bien devant les yeux le monde qu’il a vû, et qui lui fourniront des occasions si fréquentes de faire des refléxions sur ce qu’il aura observé dans le cours de sa vie, qu’il n’aimera les tragédies de Racine, pour lesquelles il avoit tant de goût, lorsqu’il étoit occupé des passions que ces pieces nous dépeignent. Mais ces goûts particuliers n’empêchent pas les hommes de rendre justice aux bons auteurs, ni de faire le discernement de ceux qui ont réussi, même dans le genre pour lequel ils n’ont point de prédilection. C’est sur quoi nous nous étendrons davantage à la fin de la seconde partie de cet ouvrage.