(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. Tome IXe. » pp. 138-158
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. Tome IXe. » pp. 138-158

Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers. Tome IXe.

M. Thiers est entré dans la seconde moitié de son Histoire, dans celle où commencent à se manifester les fautes et les premiers revers de son héros. Sa méthode d’exposition, si développée et si lumineuse, ne nous dérobe rien des erreurs et de leurs conséquences ; il en traite comme il avait fait précédemment pour les parties heureuses, et ne laisse rien dans l’ombre. Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l’abondance des documents, qu’elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l’historien et la contredire, ou du moins la contrôler. En un mot, une information si ample, puisée à des sources si directes, servie d’un langage si lucide et si étranger aux prestiges, constitue, chez l’historien qui traite un sujet contemporain, la plus rare comme la plus sûre des impartialités.

Napoléon est certes l’un des premiers en puissance et en qualité dans le premier ordre des hommes. C’est, je crois, Machiavel qui l’a dit : « Les hommes qui, par les lois et les institutions, ont formé les républiques et les royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux. » Napoléon est l’un de ces mortels qui, par la grandeur des choses qu’ils conçoivent et qu’en partie ils exécutent, se placeraient aisément dans l’imagination primitive des peuples presque à côté des dieux. Pourtant, à le bien juger en réalité, et en m’en tenant à une lecture attentive de cette histoire même de M. Thiers, il me semble qu’il entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l’homme quelque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l’élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l’altérer. Quand il s’annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur ; la civilisation, épuisée par d’affreuses luttes, était à l’une de ces crises où ce sauvage, qu’elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l’accabler. C’est alors qu’en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu’un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu’ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd’hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d’un autel. Napoléon fut un de ces hommes ; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de l’abîme, et pour la rasseoir sur ses bases, n’avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l’y conserver. Son génie excessif aimait l’aventure. Législateur doublé d’un grand capitaine (ce qui était bien nécessaire alors), mais aussi compliqué d’un conquérant, il aimait avant tout son premier art, celui de la guerre ; il en aimait l’émotion, le risque et le jeu. Son génie se croyait sans cesse en droit de demander des miracles, et, comme on dit, de mettre le marché à la main à la Fortune. Dès le début de Napoléon, j’aperçois en lui ce caractère excessif, qui a contribué en définitive à grandir sa figure dans l’imagination des hommes, mais qui, dans le présent, devait un jour ou l’autre amener la ruine. Après l’admirable campagne d’Italie de 96, n’eut-on pas l’aventure d’Égypte, que j’appelle ainsi parce qu’il y avait bien des chances pour qu’il n’en revînt pas ? Après les justes merveilles de l’installation du Consulat, le gigantesque apparaît et sort presque aussitôt ; on le retrouve dans cette expédition d’Angleterre, qui avait tant de chances aussi d’être une aventure ; car il se pouvait certes que, réussissant à débarquer, sa flotte fût détruite peu après par Nelson, et qu’il eût son Trafalgar le lendemain de la descente, comme il avait eu son Aboukir le lendemain de l’arrivée en Égypte. L’amiral Villeneuve était homme à être battu un an plus tôt. Qu’on se figure ce qu’eût été, dans l’Angleterre à demi conquise, la situation d’une armée française victorieuse, mais coupée de son empire par une mer et une flotte maîtresse des mers ! Je sais qu’on n’oserait jamais rien de grand et qu’on ne ferait jamais de choses immortelles si l’on ne risquait à un moment le tout pour le tout ; aussi n’est-ce point le fait d’avoir risqué une ou deux fois, mais la disposition et le penchant à risquer toujours, que je relève ici chez Napoléon. Rien n’égale en beauté, comme création de génie majestueuse et bienfaisante, l’œuvre pacifique du Consulat, le Code civil, le Concordat, l’administration intérieure organisée dans toutes ses branches, la restauration du pouvoir dans tous les ordres ; c’est un monde qui renaît après le chaos. Mais, même dans le civil, le gigantesque se retrouve bientôt à la fondation de l’Empire ; je le vois surgir dans cet échafaudage improvisé d’un trône à la Charlemagne, dans cette machine exagérée et ruineuse d’un Empire de toutes parts flanqué de royautés de famille. Là ressort encore ce qu’on peut appeler, en pareille matière, l’aventure. Mais ce fut surtout dans le jeu terrible des batailles que ce génie extraordinaire l’allait chercher, et qu’il remettait en question coup sur coup les magnifiques résultats obtenus. Ce capitaine, le plus grand peut-être qui ait existé, aimait trop son art pour s’en priver aisément. Cette activité sans pareille n’avait tout son emploi et toute sa jouissance, n’était véritablement à la fête que quand elle rentrait en campagne. Sa passion secrète était ingénieuse à fournir au rare bon sens dont il était doué des prétextes, des apparences de raisons nationales ou politiques pour récidiver sans cesse. Après les miracles d’Austerlitz et d’Iéna, ne le voit-on pas pousser à bout la Fortune, et vouloir absolument lui faire rendre plus qu’elle ne peut donner ? Il y a un moment où la nature des choses se révolte et fait payer cher au génie lui-même ses abus de puissance et de bonheur. C’est ce qui parut à Eylau ; et du haut de ce cimetière ensanglanté, sous ce climat d’airain, Napoléon, pour la première fois averti, put avoir comme une vision de l’avenir. Le futur désastre de Russie était là, sous ses yeux, en abrégé, dans une prophétique perspective.

Un moment il parut le comprendre, et, à la vue de ces incendies fumant à travers la neige, de ces cadavres gisant sur cette plaine glacée, il s’écria : « Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l’amour de la paix et l’horreur de la guerre. » Mais l’impression, sincère peut-être pendant la durée d’une minute, passa vite, et le démon familier reprit possession de son âme. Après Tilsitt, il était à l’apogée de sa grandeur : le continent, broyé, ne remuait pas ; l’empereur de Russie, subjugué et charmé, entrait de lui-même dans la sphère d’attraction du vainqueur. Je ne sais pas de spectacle plus philosophique, plus fécond en réflexions de tout genre, que celui de ces deux hommes accoudés durant des heures à une table, une carte déployée sous leurs yeux, et se partageant à eux deux le monde. Il faudrait être Tacite ou Shakespeare pour rendre au vif ce qu’inspire une pareille vue à bien des cœurs, ce que du moins je ressens pour mon compte, et que bien d’autres sentent comme moi confusément. Le génie est grand, mais l’univers l’est aussi ; et il y a un moment, je ne puis que le redire, où la nature des choses (y compris la conscience des peuples), trop méconnue, se soulève et se revanche, où l’univers, qu’on voulait étreindre, reprend le dessus.

C’est à l’autre extrémité du continent, c’est en Espagne que se fit sentir le premier craquement et qu’on s’aperçut tout à coup que la statue colossale avait un pied d’argile. Dans son VIIIe volume, M. Thiers a raconté, avec le détail le plus circonstancié et le plus dramatique, toutes les phases et les vicissitudes de cette entreprise (disons le mot comme il le dit lui-même), de cet attentat de Napoléon contre la royauté espagnole. Profitant de la paix forcée de l’Europe, assuré de l’alliance de la Russie et certain d’acheter sa connivence à l’Occident moyennant un appât du côté de la Turquie, Napoléon conçoit à un moment l’idée de mettre la main sur le trône d’Espagne, d’en précipiter un roi imbécile, une reine dissolue, et de déshériter leur fils qui, au fond, ne valait guère mieux, mais à qui l’on n’avait à reprocher alors que de ne pouvoir vivre en intelligence avec ses tristes parents et avec leur scandaleux favori, le prince de la Paix. M. Thiers, en possession de pièces confidentielles dont nul autre que lui n’avait eu jusqu’ici connaissance, et y appliquant sa merveilleuse faculté d’éclaircissement, s’est attaché à fixer avec la dernière précision l’instant où ce projet d’usurpation fatale entra dans la tête de Napoléon et y prit le caractère d’une résolution arrêtée ; car pour l’idée vague, elle avait dû lui traverser depuis longtemps la pensée. Les scrupules de justice ordinaire ne sont pas, en général, ce qui arrête les hommes de la portée des Frédéric et des Napoléon, qu’il s’agisse de la Silésie ou de l’Espagne. Le tout, pour cette race de mortels à part, est de bien prendre son moment, de bien proportionner son audace, et de faire valoir encore dans une certaine juste mesure le droit du lion. Frédéric calcula juste pour la Silésie ; Napoléon présuma trop pour l’Espagne. M. Thiers est arrivé, sur ce point de l’entreprise d’Espagne étudiée dans son origine, à un résultat des plus curieux et des plus satisfaisants pour l’histoire comme pour la morale. On y voit Napoléon hésiter jusqu’au dernier moment, changer d’avis, ne s’ouvrir tout entier à personne, ne découvrir que des coins de vérité à ses plus intimes agents, vouloir être éclairé et sembler en même temps le craindre. Son rare bon sens, sinon l’instinct de justice, lui disait que c’était là peut-être la plus grosse affaire encore que depuis le 18 Brumaire il eût entamée. Mais, au 18 Brumaire, il avait derrière lui toute une nation pour complice : ici, il allait avoir devant lui tout un peuple pour adversaire, et, pour juge, la conscience du genre humain indignée. La fatalité et aussi l’appétit l’emportèrent. Le guet-apens de Bayonne s’exécuta à point nommé comme il l’avait résolu : le vieux roi et son fils, amenés avec astuce dans le piège, y restèrent. Mais la nation aussi restait derrière eux, et à cette nouvelle soudaine, par une sorte de commotion électrique, l’Espagne tout entière se leva.

Le IXe volume de M. Thiers est consacré à retracer les premières et déjà terribles conséquences de l’attentat de Bayonne. Ce volume se compose de trois livres, intitulés Baylen, Erfurt et Somosierra. Dans le livre de Baylen, on suit d’un bout à l’autre le soulèvement de l’Espagne, les atroces cruautés de la populace mêlées à l’énergie du patriotisme, et qui le souillent si aisément en tout pays. Ces indignes scènes qu’il flétrit n’empêchent pas M. Thiers de rendre hautement justice au sentiment généreux qui transporta l’Espagne à cette heure :

Je ne suis point, dit-il, je ne serai jamais le flatteur de la multitude. Je me suis promis, au contraire, de braver son pouvoir tyrannique, car il m’a été infligé de vivre en des temps où elle domine et trouble le monde. Toutefois, je lui rends justice : si elle ne voit pas, elle sent, et, dans les occasions fort rares où il faut fermer les yeux et obéir à son cœur, elle est, non pas un conseiller à écouter, mais un torrent à suivre. Le peuple espagnol, bien qu’en repoussant la royauté de Joseph il repoussât un bon prince et de bonnes institutions, fut peut-être mieux inspiré que les hautes classes. Il agit noblement en repoussant le bien qui lui venait d’une main étrangère, et, sans yeux, il vit plus juste que les hommes éclairés, en croyant qu’on pouvait tenir tête au conquérant auquel n’avaient pu résister les plus puissantes armées et les plus grands généraux.

Le livre de Baylen nous montre les tâtonnements et les premiers revers des lieutenants de Napoléon, isolés dans un pays montueux, sous un climat brûlant, au cœur d’une population ennemie ; la flotte française écrasée la première dans le port de Cadix, et forcée de se rendre, et bientôt enfin le désastre célèbre qui fut le premier et même le seul affront de ce genre qu’eurent à subir nos vaillantes armées, la capitulation, en rase campagne, du général Dupont à Baylen. À dater de ce jour, la Fortune commence à tourner ; elle aura de brillants retours encore, mais le prestige est évanoui.

Sur ce point capital de son histoire, comme sur tant d’autres, M. Thiers, en possession de documents uniques, a porté une lumière d’évidence qu’on ne soupçonnait pas auparavant et qui est définitive. Le général Dupont, l’un des plus brillants officiers de la grande armée, le même qui, dans la campagne de 1805, à Haslach, animé d’une inspiration digne d’un vrai capitaine, avait su défaire 25 000 Autrichiens avec 6 000 hommes, et que Napoléon destinait à devenir un de ses prochains maréchaux ; Dupont, lancé en flèche dans l’Andalousie révoltée, est bientôt obligé de se rabattre et de songer à une retraite. Mais il y songe trop tard ; il se tient trop longtemps immobile dans une position peu sûre ; il choisit mal ses points en arrière, et ne serre pas d’assez près les défilés de la Sierra-Morena par où il doit repasser. Il laisse le temps à l’ennemi de le tâter et de sentir le côté faible par où le fer, en appuyant, pourrait entrer. Enfin, dans sa marche tardive, il est embarrassé par ses malades, peu servi par ses jeunes soldats que l’ardeur du climat dévore, mal secondé surtout par ses lieutenants, par le général Védel, qui fait là, en diminutif, ce que Grouchy fera un jour à Waterloo. Bref, de faute en faute, dont quelques-unes sont à lui, dont les autres sont à son lieutenant, et dont la première remonte à Napoléon lui-même, il est amené à signer cette capitulation humiliante à laquelle est resté attaché son nom. M. Thiers a raconté, discuté et rendu sensible toute cette affaire de Baylen, de manière à ne laisser aucun doute sur les vraies causes, à attribuer à chacun ses fautes, et à ne charger la mémoire du général Dupont que de celles qui lui reviennent en propre. Un haut sentiment de moralité militaire anime ces pages ; on sent combien l’historien souffre d’avoir à raconter ce premier désastre ; mais il l’a sondé hardiment, et il s’estime encore heureux de n’avoir à y constater, après tant de calomnies, qu’un immense malheur.

L’infortuné général Dupont, dit-il de lui au moment de la trêve qu’il vient d’obtenir, jusque-là si brillant, si heureux, rentre dans sa tente, accablé de peines morales qui le rendent presque insensible aux peines physiques de deux blessures douloureuses. Ainsi va la Fortune à la guerre comme dans la politique, comme partout en ce monde agité, théâtre changeant, où le bonheur et le malheur s’enchaînent, se succèdent, s’effacent, ne laissant, après une longue suite de sensations contraires, que néant et misère ! Trois ans auparavant, sur les bords du Danube, ce même général Dupont, arrivant à perte d’haleine au secours du maréchal Mortier, le sauvait à Diernstein. Mais autre temps, autres lieux, autre esprit ! C’était en décembre et au Nord ; c’étaient de vieux soldats, pleins de santé et de vigueur, excités par un climat rigoureux, au lieu d’être abattus par un climat énervant, habitués à toutes les vicissitudes de la guerre, exaltés par l’honneur, n’hésitant jamais entre mourir ou se rendre. Ceux-là, si leur position devenait mauvaise un moment, on avait le temps d’accourir à leur aide et de les sauver ! Et puis la Fortune souriait encore, et réparait tout : personne n’arrivait tard, personne ne se trompait ! Ou bien, si l’un se trompait, l’autre corrigeait sa faute. Ici, dans cette Espagne où l’on était si mal entré, on était jeune, faible, malade, accablé par le climat, nouveau à la souffrance ! On commençait à n’être plus heureux, et, si l’un se trompait, l’autre aggravait sa faute. Dupont était venu au secours de Mortier à Diernstein : Védel n’allait venir au secours de Dupont que lorsqu’il ne serait plus temps !

On pourrait sans doute désirer, en quelques endroits du récit, un coup de pinceau plus vif, un trait de burin plus profond ; mais je ne sais si une autre manière produirait une impression aussi nette, aussi lucide et aussi parfaitement juste que celle que laisse ce récit égal, uni, et ce style, interprète fidèle et patient de l’équité. En apprenant ce désastre du général Dupont, Napoléon, qui était alors à Bordeaux, entra en fureur ; dans le premier moment de colère, il parlait de le faire fusiller, lui et tous les auteurs de la capitulation. Bientôt, sur les remontrances du sage et toujours sage Cambacérès, dit M. Thiers, et le premier emportement apaisé, il déféra à un tribunal d’honneur, composé des grands de l’Empire, le jugement de cette affaire. La sentence prononcée fut la dégradation, et un décret impérial ordonna que trois exemplaires manuscrits de la procédure tout entière seraient déposés, l’un au Sénat, l’autre au Dépôt de la guerre, le troisième aux Archives de la Haute Cour impériale. Lorsqu’en 1814 la Restauration, trouvant le général Dupont en prison, en eut fait un ministre de la Guerre, celui-ci travailla à anéantir toute trace de cette douloureuse procédure ; mais il n’en put faire détruire que deux exemplaires, celui du Sénat et celui du Dépôt de la guerre. Le troisième exemplaire, destiné à la Haute Cour impériale (laquelle ne fut jamais organisée), était resté aux mains de M. Regnault de Saint-Jean-d’Angély. C’est cet exemplaire, désormais unique, que M. Thiers a connu, et qui lui a permis d’offrir du général Dupont la seule réhabilitation possible, celle qui concerne son honneur militaire. Ainsi le malheureux général, sans s’en douter, voulait anéantir la seule preuve qui pût mettre hors de cause sinon son habileté en ce désastre, du moins son honneur9. J’ai quelquefois entendu M. Thiers causer avec feu de cette affaire du général Dupont : qu’il me pardonne de me souvenir de sa conversation, mais ceux qui l’entendent ne l’oublient pas aisément, et, le dirai-je ? sa parole complète à merveille son style. Il ose, en causant, bien des choses que son goût scrupuleux croit devoir se retrancher dans l’histoire. Je ne l’en blâme pas, mais je profite des deux sources. « L’injustice, disait-il un jour avec énergie, est une mère qui n’est jamais stérile, et qui produit des enfants dignes d’elle. » Et il citait Moreau qui, cruellement banni, en 1804, pour un tort envers le consul plus encore qu’envers la France, revient en 1813 enfant ingrat. Il citait Dupont qui, durement puni pour son malheur à Baylen, devient ministre en 1814, et alors bien véritablement coupable, et qui se venge.

Le livre intitulé Baylen se termine par le récit d’une autre capitulation fâcheuse, mais qui, du moins, n’eut rien que d’honorable, celle de Junot et de son armée en Portugal. Les troupes anglaises, en effet, venaient de débarquer en ce pays. Ce n’était encore qu’un premier essai, une première atteinte, et elles auront à revenir à la charge avant de prendre pied dans la Péninsule pour n’en plus sortir que par la frontière de France. Pourtant le signal est donné : sir Arthur Wellesley, celui qui sera le duc de Wellington, avec ce bon sens tenace contre qui se brisera le génie, apparaît et se dessine pour la première fois. Les qualités des deux armées, l’esprit militaire des deux peuples, sont en présence, et M. Thiers les a caractérisés dans une de ces pages comme il sait en écrire en tel sujet :

C’était, dit-il en parlant du corps de Wellington, de la très belle infanterie, ayant toutes les qualités de l’armée anglaise. Cette armée, comme on le sait, est formée d’hommes de toute sorte, engagés volontairement dans ses rangs, servant toute leur vie ou à peu près, assujettis à une discipline redoutable qui les bâtonne jusqu’à la mort pour les moindres fautes ; qui, du bon ou du mauvais sujet, fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d’officiers pleins d’honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement parce qu’il est peu formé à la marche et qu’il manque d’ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions où la nature des lieux seconde son caractère résistant, mais devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu’on ne surmonte qu’avec de la vivacité, de l’audace et de l’enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n’est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l’instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l’Angleterre était fait pour l’esprit peu étendu, mais sage et résolu, de sir Arthur Wellesley.

Une réflexion sévère ressort déjà : c’est combien la prudence et la ténacité ont raison, à la longue, du génie et de la force qui abuse d’elle-même. Laissons de côté ce qui tient à la grandeur d’imagination et de poésie : le grand rôle politique définitif restera aux Pitt et aux Wellington, à ces opiniâtres temporisateurs. Je dis Pitt, car si de sa personne il mourut à la peine, ce fut sa politique qui triompha en 1814 par ses continuateurs et ses élèves. On ne saurait dire que Napoléon avec son génie n’ait pas eu toutes les sortes d’idées politiques profondes ; mais trop souvent ces idées ne faisaient que lui traverser en éclair la pensée, et n’y séjournaient pas avec la fixité et la prédominance qui conviennent aux vraies idées politiques. Le je ne sais quoi de gigantesque, comme je l’ai appelé, l’enlevait au-delà. Génie si positif pourtant dans le détail, son idéal, pour dernier terme, sortait hors du possible. Son dernier mot, quand il l’articulait, tenait peut-être autant et plus du poète que du politique. Il y avait dans cette pensée, même si ferme, une certaine hauteur où commençait l’éblouissement et le rêve. Aussi des hommes qui ne sont qu’au second rang, si on les compare à lui, ont su se pousser, eux et leur patrie, à des fortunes plus stables et se maintenir dans leur succès. C’est l’avantage que gardent sur lui dans l’histoire les Cromwell, les Guillaume d’Orange, et ce génie combiné de Pitt et de Wellington, qui finalement l’a vaincu.

Après le livre de Baylen on a celui que M. Thiers intitule Erfurt. Napoléon apprend les désastres de l’Espagne à la fin de l’été de 1808, et sent à l’instant qu’il a beaucoup à réparer. Il a besoin, avant tout, de contenir l’Europe, car l’indignation des vaincus commence à frémir, le mouvement des peuples se prononce déjà sourdement, et bientôt l’heure approche, s’il n’y prend garde, où toute l’Europe ne sera pour lui qu’une Espagne. Cette heure fatale n’est pas encore venue, mais déjà plus d’un symptôme alarmant l’annonce à qui voudrait bien l’apercevoir. Napoléon prépare donc à Erfurt, pour septembre et octobre de cette année, une de ces grandes représentations politiques et théâtrales comme il les entend si bien, faites pour agir sur l’esprit des souverains et sur l’imagination des peuples. Il se compose un front serein, un visage solaire, comme on l’a dit de Louis XIV. Il se porte avec son plus aimable sourire (un sourire plus fin que Louis XIV n’en eut jamais) au-devant de son fidèle allié, Alexandre, toujours séduit et fasciné ; il veut acheter de lui la liberté de ses mouvements en Espagne par quelque concession (la moindre possible) en Orient. Pendant les longues entrevues des deux empereurs, la foule des rois, des souverains de second ordre, des princes et des ambassadeurs, servira de comparses sur l’avant-scène ; les parties de chasse et les fêtes couvriront le sérieux du jeu.

Napoléon voulut, dit M. Thiers, que les lettres françaises contribuassent à la splendeur de cette réunion, et prescrivit à l’administration des théâtres d’envoyer à Erfurt les premiers acteurs français, et le premier de tous, Talma, pour y représenter Cinna, Andromaque, Mahomet, Œdipe. Il donna l’exclusion à la comédie, bien qu’il fît des œuvres immortelles de Molière le cas qu’elles méritent ; mais, disait-il, on ne les comprend pas en Allemagne. Il faut montrer aux Allemands la beauté, la grandeur de notre scène tragique ; ils sont plus capables de les saisir que de pénétrer la profondeur de Molière.

Ce fut là une raison sans doute suffisante pour donner l’exclusion à Molière ; mais n’y aurait-il pas eu une autre raison encore ? C’est que ces sortes de gens qu’on nomme Molière ou Shakespeare ont de temps en temps de ces mots qui percent à fond tout l’homme et qui démasquent à l’improviste la comédie humaine. Quand on joue soi-même un rôle et qu’on monte une pièce sérieuse et solennelle, il n’est pas sûr d’admettre en tiers ces témoins-là. La tragédie classique, même celle de Corneille, tire moins à conséquence.

Il faut lire chez M. Thiers le détail de ces entretiens, de ces séductions d’Erfurt. On assiste à l’intimité des deux empereurs ; on comprend la grandeur de l’un, on partage la fascination de l’autre ; on peut pressentir aussi que cette fascination aura son terme. Le caractère d’Alexandre, aimable, prompt, mystique, ami du merveilleux, et qui est prêt à se refroidir du moment que le merveilleux fait place au positif, même au positif le plus avantageux, ce caractère est touché avec bien de la vérité, et d’autant mieux peint, qu’il l’est ici en action. Dans une visite à Weimar, Napoléon voit l’illustre Goethe et se plaît à l’entretenir avec une grâce infinie :

Après un repas splendide, dit M. Thiers, un bal réunit la plus brillante société allemande ; Goethe et Wieland s’y trouvaient. Napoléon laissa cette société pour aller dans le coin d’un salon converser longuement avec les deux célèbres écrivains de l’Allemagne. Il leur parla du christianisme, de Tacite, de cet historien, l’effroi des tyrans, dont il prononçait le nom sans peur, disait-il en souriant ; soutint que Tacite avait chargé un peu le sombre tableau de son temps, et qu’il n’était pas un peintre assez simple pour être tout à fait vrai. Puis il passa à la littérature moderne, la compara à l’ancienne, se montra toujours le même en fait d’art comme en fait de politique, partisan de la règle, de la beauté ordonnée, et, à propos du drame imité de Shakespeare, qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque, il dit à Goethe : “Je suis étonné qu’un grand esprit comme vous n’aime pas les genres tranchés.” Mot profond que bien peu de critiques de nos jours sont capables de comprendre.

Je suis un peu moi-même de ces critiques-là, je l’avoue à ma honte, s’il peut y avoir de la honte à être en critique de l’avis de Goethe. Me serait-il permis de dire que Napoléon ici faisait son métier de monarque en faisant la guerre à Tacite et à Shakespeare ? Je crains qu’il n’ait pas donné à Goethe le temps de lui répondre, ou que celui-ci, en Allemand cérémonieux qu’il était, n’ait eu trop de révérence envers le potentat pour riposter librement. Napoléon lui-même ne s’était guère donné le loisir de bien comprendre cette nature universelle de Goethe ; il voyait toujours en lui l’auteur de Werther, c’est-à-dire ce que Goethe avait été à un instant de sa jeunesse et ce qu’il n’était plus.

Les goûts changent, l’opinion a ses flux et ses reflux, même par rapport aux renommées toutes faites. À propos de ce mot qu’on vient de lire sur Tacite, je crois vrai de remarquer que l’éloquent historien que Racine appelait le plus grand peintre de l’Antiquité, l’historien philosophe, qui a été si en honneur durant, tout le xviiie  siècle, est moins en faveur depuis quelque temps. J’ai vu quelques bons esprits partager cette idée de Napoléon, que Tacite, dans ses tableaux, a peut-être un peu forcé les couleurs, et qu’il n’était pas assez simple pour être tout à fait vrai. Nous sommes aujourd’hui hors d’état de répondre à une telle conjecture ; nous n’avons pour garant de sa propre fidélité que Tacite lui-même. Il y a un certain degré de talent dans le peintre, qui peut sans doute donner à celui-ci la tentation de créer ou d’achever quelquefois son objet. Le duc de Saint-Simon, pour prendre un exemple moderne, à force de saisir au vif ses originaux, et de les faire saillir aux yeux, en a pu malmener et outrager quelques-uns. Pourtant la vérité générale de pareils tableaux se prouve aussi, se déclare d’elle-même, et, en les voyant, on a droit de s’écrier comme devant un portrait dont on n’a jamais connu le modèle : Que c’est vrai ! que c’est ressemblant ! Je ne conseillerai certes à personne d’imiter Tacite, comme on l’a vu faire à quelques modernes. Du Tacite continuel, et surtout du Tacite imité, serait tendu et bien fatigant. Pourtant, dans un récit historique, un peu de Tacite de temps en temps ne ferait pas mal, si l’on entend par là une réflexion forte, concentrée, une expression figurée et profonde qui rassemble toute une situation et qui la juge, un de ces traits qui percent à jour un homme et le qualifient éternellement.

En nous rendant tout à l’heure l’opinion de Napoléon sur Tacite, je ne serais pas étonné que l’éminent historien ne nous eût donné à pressentir la sienne propre. M. Thiers, d’instinct et par tempérament, aime, avant tout, le naturel, la simplicité, l’opposé du déclamatoire et de tout ce qui y ressemble ou qui y prête. Littérairement, Bossuet, Molière et Racine sont ses dieux, et, en cela, il a la religion du grand nombre ; mais il a plus que personne ses préférences et ses exclusions : il est pour Racine presque contre Corneille, pour Voltaire décidément contre Jean-Jacques. Esprit clair, vigoureux et net, par sa longue pratique positive il n’a fait que se fortifier dans son premier instinct et y ajouter l’arrêt de l’expérience. En histoire, sa méthode rappellerait plutôt, chez les anciens, celle de Polybe ; guerre, administration, finances, il embrasse tout, il expose tout, comme il l’a étudié, avec précision, continuité, et sans lâcher prise jusqu’au dernier détail. Dans une histoire telle que celle qu’il traite aujourd’hui, où il est le premier à passer, et avec les incomparables matériaux qu’il a eus à sa disposition, on aurait dû, ce semble, lui souhaiter une telle méthode, s’il ne l’avait eue de lui-même. À combien de déclamations et de fausses vues une histoire ainsi faite va couper court dès l’origine ! Que de questions jugées et vidées qui auraient fourni matière à controverse, s’il n’en avait établi dès l’abord la solution décisive ! Je n’irai pas jusqu’à dire que sur tous les points il en soit ainsi ; il est des branches de cette histoire impériale pour lesquelles il n’a pas tout fait, la diplomatie par exemple. Mais, pour l’ordre civil, pour l’administration, pour la guerre, il a poussé l’exposition au dernier degré d’éclaircissement et d’évidence où elle peut aller. On rend généralement hommage et justice a cette grande composition historique et aux belles qualités qui s’y déploient ; mais, selon moi, on ne lui en rend pas encore assez, et l’avenir en dira plus. Tout le monde aborde et lit cette histoire, mais il n’y a qu’une manière de la lire comme il faut, en détail, les cartes sous les yeux, sans rien passer, sans rien brusquer ; ce n’est pas là un de ces livres dont on prenne idée en le parcourant. Le plan général est vaste et même grandiose ; l’historien procède par grandes masses qu’il dispose et distribue autour d’un événement principal qui donne son nom à chaque livre. Mais, dans l’exécution, il ne vise pas à grouper, il ne force rien, et ne contraint aucun fait à rentrer plus qu’il me faut. Son récit, calme et limpide, se déroule sans impatience. Une fois les arches du pont jetées, il laisse le courant aller de soi-même en toute largeur. Dans le style, l’écrivain n’a nulle part flatté le goût du temps pour les effets et pour la couleur, et on pourrait même trouver qu’il en a tenu trop peu de compte quelquefois ; mais c’est une satisfaction bien rare pour les esprits sérieux et judicieux que celle de lire une suite de volumes si aisés et si pleins, sortis tout entiers du sein du sujet et nous le livrant avec abondance, d’une simplicité de ton presque familière, ou jamais ne se rencontre une difficulté dans la pensée, un choc dans l’expression, et où l’on assiste si commodément au spectacle des plus grandes choses.

Le troisième livre de ce IXe volume est intitulé Somosierra, mais son vrai titre devrait être Saragosse, du nom de ce siège extraordinaire qui fut l’une de ces défaites triomphantes dont parle Montaigne. Rassuré du côté du Nord et se sentant au moins quelques mois devant lui du côté du Danube, Napoléon, avec une masse de forces, se porte sur l’Espagne en novembre 1808, afin de venger l’affront de Baylen et de relever l’ascendant de ses armes. Ce livre, qui contient les opérations d’Espagne jusqu’en février 1800, est tout militaire, et ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. J’entends dire quelquefois qu’il y a trop de détails militaires dans l’Histoire de M. Thiers. Mais oublie-t-on que c’est l’histoire de l’Empire qu’il écrit, et celle du plus grand capitaine des temps modernes ? Sa tâche et son habileté consistent à nous faire comprendre son héros comme si nous étions du métier, et il y réussit. Moyennant ces mouvements de troupes, ces va-et-vient de régiments et de bataillons qu’il nous déduit par leurs numéros, on saisit, à n’en pouvoir douter, l’industrie toute spéciale avec laquelle Napoléon sait tirer de ses armées d’Allemagne et d’Italie, sans trop les affaiblir, des corps qu’il approprie à son échiquier nouveau ; on suit du fond de son fauteuil le grand artiste militaire dans ses habiletés et ses artifices d’organisateur. Tout lecteur attentif devient un moment le prince Berthier. En publiant, il y a vingt-cinq ans, les volumes où il donnait l’histoire de la Convention, M. Thiers disait :

Je n’ai pas craint d’entrer dans le détail des emprunts, des contributions, du papier-monnaie ; je n’ai pas craint de donner le prix du pain, du savon, de la chandelle ; je révolterai, j’ennuierai ou je dégoûterai beaucoup de lecteurs (il s’exagérait l’inconvénient), mais j’ai cru que c’était un essai à faire que celui de la vérité complète en histoire.

M. Thiers continue ici avec plus d’étendue l’application de cette même méthode. On voit Napoléon, au moment de sa campagne d’hiver en Espagne, s’occuper avant tout de deux choses en fait d’approvisionnement, de la chaussure et de la capote de ses soldats. Eh ! qui n’aimerait à savoir au juste ces préoccupations de l’intendant militaire en grand chez Annibal ou chez Alexandre ? Dans cette campagne où tant de mobiles l’animent, Napoléon va être victorieux sur tous les points ; mais, pour la première fois, il ne l’est pas comme il l’aurait voulu ; les résultats ne répondent qu’incomplètement à la science de ses manœuvres. Il cherche à frapper quelque grand coup comme à Ulm, et il n’aboutit qu’au combat brillant de Somosierra. Pour les habiles en escrime, on l’a remarqué, il n’est pas de duel plus dangereux qu’avec des maladroits, surtout s’ils sont à la fois des furieux et des braves. Napoléon l’éprouva en Espagne. L’ennemi, par son peu de consistance et son imprévu, ne répondait pas aux plus savantes manœuvres, ne rendait pas du côté où le grand adversaire s’y serait attendu. Il voulait anéantir ces années de l’insurrection, et il ne parvenait qu’à les dissiper. Or, une armée, même en déroute, qui se disperse dans un pays ami, a de quoi se reformer vite à l’état de bandes. Ce récit d’opérations, presque toujours intéressant à suivre, et où le général Gouvion Saint-Cyr a son épisode à part pour sa belle campagne de Catalogne, est entremêlé et relevé de pages très spirituelles sur la royauté de Joseph et son entourage. On y voit le maréchal Jourdan tout fait à la mesure de ce roi dont il est le Berthier, Jourdan, sage, tranquille et médiocre, s’écriant du fond du cœur, dans une lettre au général Belliard :

Ah ! mon cher général, si vous pouviez coopérer à me sortir de la maudite galère où je suis, vous me rendriez un grand service ! Combien je me trouverais heureux d’aller planter mes choux, si toutefois les choses doivent rester dans l’état où elles sont !

Voilà pourtant où mène trop de philosophie quand on fait le métier des héros. Quant à Joseph, il ne renoncerait pas si aisément à son métier de roi, et il n’est nullement d’humeur à aller planter ses choux ; il se croit très propre à régner, mais il le voudrait faire à son aise, sur un trône à lui, comme un bon roi Louis XII sous le dais, comme s’il était l’héritier d’une longue race. Napoléon, par des lettres vigoureuses, où il concentre les hautes maximes de sa politique, essaie de remonter cette âme débonnaire et médiocrement royale de son frère, et de lui inoculer ce qui ne s’apprend pas. Tout ce contraste est touché par M. Thiers avec beaucoup de finesse. On arrive enfin à Saragosse, à ce siège unique, effroyable, qu’on est bien forcé d’admirer au milieu de l’horreur, et qui restera comme le plus fameux exemple de la résistance patriotique en face d’une invasion étrangère :

Rien dans l’histoire moderne, dit M. Thiers, n’avait ressemblé à ce siège, et il fallait, dans l’Antiquité, remonter à deux ou trois exemples comme Numance, Sagonte ou Jérusalem, pour retrouver des scènes pareilles. Encore l’horreur de l’événement moderne dépassait-elle l’horreur des événements anciens de toute la puissance des moyens de destruction imaginés par la science. Telles sont les tristes conséquences du choc des grands empires ! Les princes, les peuples se trompent, a dit un ancien, et des milliers de victimes succombent innocemment pour leur erreur.

Je crois reconnaître, dans ce mot d’un ancien, le vers d’Horace :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi ;

ce que La Fontaine a traduit à sa guise :

       Hélas ! on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des sottises des grands.

Mais ceux qui ont vécu en révolution savent que ce ne sont pas seulement les rois et les grands qui se trompent. Alfieri disait après 93 : « Je connaissais les grands, et maintenant je connais les petits. » Aux fautes des princes, M. Thiers s’est donc permis d’ajouter dans sa traduction les erreurs des peuples, et cette variante d’Horace me plaît fort. Pourtant, à Saragosse, ce ne fut pas le peuple qui se trompa.

Tel est en substance ce IXe volume, qui montre ce que sera l’historien dans la seconde partie du tableau, et en quel sens de généreuse impartialité il entend remplir jusqu’au bout sa tâche. On est touché d’un sentiment de respect en voyant avec quelle fermeté d’esprit, au milieu des préoccupations politiques qui l’environnent, M. Thiers, dans la plénitude de son talent d’écrivain, ne se laisse point détourner du but, et trouve moyen de poursuivre régulièrement son œuvre.