Mémoires de Malouet (suite.)
Publiés par son petit-fils
M. le baron Malouet
I.
Malouet, au moment où il arriva à l’Assemblée nationale, objet premier de tous ses vœux, était déjà dépassé et désabusé. La seule nouvelle de la convocation des États généraux l’avait comblé de joie, et il avait désiré d’en être ; mais envoyé à Paris par ses compatriotes de Riom, dès le mois de novembre 1783, un peu avant les élections, pour demander que la ville fût le chef-lieu du bailliage, il avait trouvé un régime moral peu rassurant, et avait pu reconnaître un Paris tout autre que celui qu’il avait laissé : « Lorsque je vis l’état de la capitale, où je n’étais pas entré depuis près de trois ans, la chaleur des discussions politiques, celle des pamphlets circulant, l’ouvrage de M. d’Entraigues, celui de l’abbé Sieyès, les troubles de Bretagne et ceux du Dauphiné, mes illusions disparurent. »
Il avait emporté de M. Necker, après son premier ministère, une très haute idée : en le retrouvant à la tête des affaires et en s’entretenant avec lui, il dut en rabattre, et, en ne cessant de rendre justice à ses intentions, il s’aperçut de toute l’hésitation de son caractère, qui se conciliait avec une opinion très exagérée de son crédit et de son ascendant sur les esprits. « Il avait, remarque-t-il finement de ce premier ancêtre des doctrinaires, un orgueil timide, qui se reposait sur ses moyens, sur sa célébrité, et qui lui faisait craindre sans cesse de se compromettre avec l’opinion publique, qu’il ne savait plus gouverner lorsqu’il s’en voyait contrarié. »
A la veille des élections, Malouet avait déjà son plan arrêté qu’il communiqua à M. Necker et à son collègue, M. de Montmorin ; mais il ne put jamais décider le premier, qui, voyant et analysant avec beaucoup de sagacité les inconvénients de chaque mesure, se complaisait dans la balance. Le plan de Malouet consistait, d’abord, à en avoir un, à ne pas affronter cette grande crise « sans aucun préparatif de défense, sans aucune combinaison ; à savoir bien nettement ce qu’on voulait concéder, jusqu’où l’on voulait porter les réformes, à le dire, à le déclarer hautement, de manière à retrouver le tout en substance dans le texte des cahiers de bailliages, ce qui, selon l’état de l’opinion en province, lui semblait alors fort possible ; à ne pas s’en remettre pour ces points essentiels à une réunion de douze cents législateurs tirés de toutes les classes, la plupart sans expérience, sans habitude de discussion et de méditation sur ces graves matières, exposés à tous les souffles de l’opinion extérieure, et livrés au flux et reflux des grandes assemblées. Et lui-même il proposait à l’avance au ministre ces cahiers tels qu’il les entendait et tels qu’il était à peu près sûr de les obtenir, en faisant aux communes la plus large part possible, mais en limitant, en taillant, pour ainsi dire, à l’avance les sujets futurs proposés à la discussion. M. Necker, au contraire, par toutes sortes de raisons plausibles, s’en tint à la non-intervention des ministres dans les préliminaires des États généraux : il crut par là faire d’autant mieux apprécier la pureté des intentions du roi. On sait de reste qu’il n’y gagna rien et que la méfiance, soufflée par la malignité et trop justifiée par les intrigues de la Cour, n’en fit pas moins son chemin. Après cela eût-il suffi d’avoir un plan arrêté, deux mois plus tôt, pour le faire prévaloir et pour éluder les événements ? C’est ce qu’il est difficile d’admettre. Quoi qu’il en soit, l’appréciation de Malouet et la définition qu’il donne de l’état des choses sont parfaitement justes. Dès la fin de 1788, ce n’était plus le roi qui parlait, c’était l’avocat consultant de la Couronne, « demandant conseil à tout le monde et ayant l’air de dire à tout venant :
Que faut-il faire ? que puis-je faire ? que veut-on retrancher de mon autorité ? que m’en laissera-t-on ? »
Lorsque les députés arrivèrent ensuite avec leurs mandats et leurs instructions écrites, Malouet eût été d’avis également que les ministres s’y appuyassent pour déterminer l’objet et la portée des débats. L’idée d’Assemblée constituante naquit, selon lui », de l’état passif et incertain du monarque, s’effaçant lui-même devant le nouveau pouvoir qu’il avait appelé à l’origine pour consolider le sien, non pour l’annuler. Toute la politique de Malouet eût consisté à faire de la première Assemblée une Législative et non une Constituante. Son adversaire théorique direct était l’abbé Sieyés, qui voulait tout pour le tiers-état et par le tiers-état, et il faut convenir que, si la disposition enflammée des esprits servit puissamment le triomphe du grand métaphysicien révolutionnaire, la méthode expectante et hésitante du roi et de ses ministres y vint en aide à souhait.
Les portraits que trace Malouet dans un de ses premiers chapitres, et qui forment comme sa galerie des États généraux, n’approchent certes pas, même de bien loin, de ceux qu’un Retz a tracés dans sa galerie de la Fronde, et un Saint-Simon dans ses tableaux de la Régence ; mais les principaux traits sont fort justes, fort ressemblants, et le mot propre du caractère de chacun est souvent donné. On a ainsi le duc d’Orléans, Mirabeau, La Fayette, Mathieu de Montmorency, le futur consul Lebrun, ce dernier très agréablement dessiné ; car Malouet s’entend mieux à montrer ces caractères moyens qu’à exprimer les personnages extrêmes :
« Enfin un homme dont la fortune s’est élevée depuis au niveau de ses talents, dont les opinions s’étaient manifestées pour la conservation des trois Ordres, arrive comme vaincu dans le camp des vainqueurs ; et là, sans se mêler jamais à aucune autre discussion que celle des finances, il abandonne la Constitution à sa triste destinée dans toutes ses conséquences politiques ; mais il la soutient, il la défend dans tout ce qui est relatif aux impôts, aux monnaies, aux assignats, aux recettes et aux dépenses de l’État. Ses rapports sur toutes ces questions, éloquents et sensés, ont fait voir, dans le consul Lebrun, un sage traversant avec calme les orages révolutionnaires88. »
Pour qualifier ceux de ses collègues honnêtes gens, mais qui ont gardé en eux du sectaire, tels que Rabaut-Saint-Étienne, le ministre protestant, et le janséniste Camus, il les reconnaît hommes de conscience, mais ils avaient, dit-il, la conscience factieuse.
Lui-même, Malouet, il est caractérisé par d’autres en termes assez piquants, selon leur point de vue. D’Éprémesnil le surnommait l’hérétique à bonnes intentions ; Mirabeau disait de lui, en lui appliquant ce que Plutarque a dit d’un ancien, qu’il tenait de bons propos mal à propos, Un royaliste violent, un esprit étroit et systématique, M. Ferrant, le prenait sur un autre ton, et il alla jusqu’à imprimer dans une brochure de 93 « que Malouet méritait d’être pendu, bien qu’il fut un honnête homme. »
Un des endroits les plus intéressants du récit de Malouet est le chapitre de ses relations avec Mirabeau. Malouet avait d’abord contre l’éloquent tribun de grandes préventions : sous l’empire du soupçon universel qui planait sur cette tête fameuse et que ne démentaient pas les apparences, il n’était pas éloigné de le considérer comme un chef de conjurés, et il se tenait envers lui à distance respectueuse. Mirabeau, large et ouvert, l’avait au contraire distingué en raison de sa fermeté honnête et de sa réserve même. Vers la fin de mai 1789, Malouet fut fort étonné de se voir recherché de sa part, Mirabeau lui fit dire par deux de ses amis genevois, Du Roveray et Dumont, qu’il lui demandait un rendez-vous. Malouet, qui avait volontiers le premier mouvement circonspect et la répulsion un peu prompte, ne dissimula point sa répugnance à recevoir chez lui l’équivoque personnage ou à l’aller visiter : rendez-vous fut pris pour le soir en maison tierce, chez les négociateurs mêmes. C’est ici que se passe une scène due à l’histoire, et qu’il ne lui est plus permis d’ignorer ou de négliger89:
« Monsieur, me dit M. de Mirabeau, je viens a vous sur votre réputation, et vos opinions, qui se rapprochent plus des miennes que vous ne pensez, déterminent ma démarche. Vous êtes, je le sais, un des amis sages de la liberté, et moi aussi ; vous êtes effrayé des orages qui s’amoncellent : je ne le suis pas moins. Il y a parmi nous plus d’une tète ardente, plus d’un homme dangereux ; dans les deux premiers Ordres, dans l’aristocratie, tout ce qui a de l’esprit n’a pas le sens commun ; et, parmi les sots, j’en connais plusieurs capables de mettre le feu aux poudres. Il s’agit donc de savoir si la monarchie et le monarque survivront à la tempête qui se prépare, ou si les fautes faites, et celles qu’on ne manquera pas de faire encore, nous engloutiront tous. »
« Il s’arrêta là, comme pour me laisser le temps de dire quelque chose. L’impression que me lit cette déclaration est difficile à peindre : je n’y retrouvais point l’homme que j’avais entendu, ni celui qu’on m’avait signalé, ni celui dont, je connaissais l’histoire ; mais je n’avais pas le droit de lui demander compte de sa conduite ; ses talents m’étaient connus. Soit qu’il fût ou non de bonne foi dans l’ouverture qu’il me faisait, je n’eus garde de la repousser, et je lui dis : « Monsieur, j’ai une telle opinion de vos lumières, que je ne balance pas à croire ce que vous me dites, et je suis très impatient d’attendre ce que vous allez y ajouter. » — « Ce que j’ai à ajouter est fort simple, me dit M. de Mirabeau. Je sais que vous êtes l’ami de M. Necker et de M. de Montmorin, qui forment à peu près tout le Conseil du roi ; je ne les aime ni l’un ni l’autre, et je ne suppose pas qu’ils aient du goût pour moi ; mais peu importe que nous nous aimions, si nous pouvons nous entendre. Je désire donc connaître leurs intentions : je m’adresse à vous pour en obtenir une conférence. Ils seraient bien coupables ou bien bornés, le roi lui-même ne serait pas excusable, s’il prétendait réduire ces États généraux aux mêmes termes et aux mêmes résultats qu’ont eus tous les autres : cela ne se passera pas ainsi ; ils doivent avoir un plan d’adhésion ou d’opposition à certains principes. Si ce plan est raisonnable, dans le système monarchique, je m’engage à le soutenir et à employer tous les moyens, toute mon influence, pour empêcher l’invasion de la démocratie qui s’avance sur nous. » « Ces paroles m’allaient au cœur, continua Malouet. Qui m’eût dit que M. de Mirabeau était le seul homme dans mon sens, qu’il voulait ce que je voulais, ce que j’avais tant et si inutilement conseillé ? J’eus de la peine à contenir toute ma satisfaction, car j’étais si prévenu contre lui, qu’il me restait l’inquiétude d’un piège, d’une ruse dont il fallait me défendre. Je lui dis que je ne doutais pas de la bonne foi et des bonnes intentions du roi et des ministres ; que tout ce qu’il y avait de raisonnable et de possible en améliorations, on principes et moyens d’un gouvernement libre, était dans leurs vues. — « Eh bien ! qu’ils se hâtent donc de le dire et de le prouver, répondit Mirabeau. Mais ce ne sont pas des paroles vagues, c’est un plan arrêté que je demande ; et s’il est bon, je m’y dévoue. Si, au contraire, on veut nous jouer, on nous trouvera sur la brèche. »
Malouet promet la conférence pour le lendemain. Il court chez M. Necker, chez M. de Montmorin ; il les trouve froids à son récit. « Tous les deux détestaient Mirabeau et ne le craignaient pas encore. »
M. de Montmorin révèle ses secrets griefs, trop réels, contre un homme qu’il estime peu et dont il a déjà eu à se plaindre dans une de ces circonstances qui ne s’oublient pas. Quant à M. Necker, « il ne disait rien et regardait le plafond, suivant son habitude »
; et l’on a cru remarquer en effet que d’ordinaire l’horizontalité de son front était en raison directe de l’incertitude de son esprit90. Toutefois la conférence fut convenue pour le lendemain, huit heures du matin. Malouet eut le tort de ne pas s’y rendre, de ne pas accompagner Mirabeau, et de ne pas prendre sur lui de le piloter : une fausse délicatesse l’en empêcha. Mirabeau arriva donc seul chez M. Necker, et il se trouva en présence d’un ministre silencieux et glacé, qui commença par lui dire : « Monsieur, M. Malouet m’a dit que vous aviez des propositions à me faire : quelles sont-elles ? »
A ce mot de propositions articulé d’un certain ton, Mirabeau bondit, et toisant son interlocuteur : « Ma proposition, dit-il, est de vous souhaiter le bonjour »
; et il sortit. Revoyant Malouet à l’Assemblée, il passa, tout rouge de colère, à côté de lui, et lui dit, en enjambant un des bancs qui les séparaient : « Votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles. »
Les négociations de Mirabeau avec M. de Montmorin et avec la Cour ne se renouèrent que bien plus tard, après la retraite de l’incompatible M. Necker, par l’entremise du comte de La Marck. Malouet n’en fut point informé d’abord, et quand il le fut en février 1791, et par Mirabeau même, il entra avec vivacité dans la discussion du plan ; mais Mirabeau touchait à sa fin, et il emporta avec lui les dernières espérances un peu sensées du parti monarchique. La dernière des conférences nocturnes, dans laquelle Mirabeau expose ses idées et crayonne en traits de feu le rôle qu’il ambitionne de prendre, est une page d’histoire et d’éloquence qui paraît ici pour la première fois : elle rejoint bien, pour les compléter, les révélations du comte de La Marck. Malouet, dans ses Lettres sur la Révolution, publiées en 1792, s’était contenté de dire, en racontant seulement la première tentative de Mirabeau en mai 1789 :
« Là finissent nos relations, et j’ai été deux ans sans lui parler ; mais, peu de temps avant sa mort, ayant encore été provoqué par lui à une explication sur sa conduite dans la dévolution, qui m’avait bien souvent indigné, il me rappela cette anecdote, et me montra des sentiments dont il faudrait pouvoir citer les preuves et les témoins, pour être cru. » (4e Lettre.)
Que l’on mette aujourd’hui cette phrase mystérieuse et pleine de sous-entendus en regard de la page des Mémoires où éclate le Mirabeau véritable dans toute sa hideur et sa beauté91 : rien ne nous montre mieux combien l’histoire a de doubles fonds, et tout ce que la postérité a à faire avant d’arriver sur bien des points à savoir le dernier mot ; il y aura auparavant à lever bien des scellés et à ouvrir bien des serrures.
Malouet se trouvait vis-à-vis des deux ministres, M. Necker et M. de Montmorin, dans une situation singulière ; sa montre n’était jamais en accord avec la leur. Il avait conseillé, on l’a vu, qu’avant les élections un plan fût énoncé en principe dans une proclamation aux bailliages : on n’en avait rien fait, et, après avoir tout laissé aller, M. Necker eût voulu ensuite que le roi reprît l’exercice de son pouvoir souverain. « Une violence timide succédait à une imprudente circonspection. Il était écrit que tout se ferait à contresens. »
Malouet lui-même convient, d’ailleurs, qu’il eut aussi, à cette époque, ses erreurs de vue et ses préventions92. Au premier abord, tout député du tiers-état qu’il était, il avait, selon la remarque de Montlosier, une attitude de grand seigneur et de grandes manières qui lui allaient fort bien et qu’il devait à la dignité de sa nature autant qu’aux hauts emplois qu’il avait exercés. Avec plus de liant, sans nul doute, avec plus d’entregent et plus d’ouverture, placé comme il l’était entre les extrêmes, ayant des amis parmi les aristocrates les plus ardents comme parmi les plus modérés, il aurait pu être plus utile qu’il ne le fut. Mais « j’avais eu le tort, nous dit-il, de me séparer beaucoup trop tôt et beaucoup trop ouvertement du parti populaire, où je voyais alors un bien plus grand nombre de factieux qu’il n’y en avait réellement. »
Il dut pourtant à sa bonne réputation et à son renom mérité d’honnêteté d’être, par la suite, le confident des repentirs de plus d’un de ceux qu’il avait d’abord trop absolument jugés▶.
A le bien voir, il ne compte nullement alors comme acteur dans le grand drame de la Révolution. Du moment que c’était une révolution et non une réforme, il n’était plus qu’un vaincu ; il a été battu et annulé dès le 14 juillet, dès le serment du Jeu de Paume. Mais il a une vraie valeur comme témoin et annotateur à certains moments de l’action, et il convient de lui savoir gré de n’avoir point quitté l’Assemblée après les 5 et 6 octobre, à l’exemple de Mounier et de quelques autres. Il ne pratiqua point la doctrine de l’abstention, et il se résigna à un rôle ingrat avec courage et constance.
Vainement il essaye de fonder le club des impartiaux sur la fin de 80 et en janvier 90 ; puis la société monarchique, qui succède (mais pas immédiatement) à la tentative avortée du club des impartiaux et qui n’eut jamais que deux séances. Malouet est trop sage pour obtenir de ses amis les exagérés les concessions nécessaires, et le flot démocratique qui monte ne permet pas à ces digues légères de s’établir en face de lui pour lui barrer le chemin. Mais, s’il marche de mécompte en mécompte, Malouet ne se déconcerte pas trop ; il se rattache jusqu’à la fin aux branches de salut qui restent, et en même temps il dévie le moins qu’il peut de sa ligne moyenne jusque dans sa fidélité obstinée à la monarchie.
Deux incidents particuliers mirent Malouet en scène et méritent d’être rappelés : l’un, dans la séance du 21 novembre 1789, où il se vit dénoncé pour une lettre de lui écrite au comte d’Estaing, et qu’on avait interceptée. Cette dénonciation, faite à la légère, mais qui dans le premier moment parut foudroyante, fut immédiatement suivie d’une revanche complète et du triomphe de l’accusé. Les péripéties émouvantes et rapides se succédèrent comme dans une pièce de théâtre. Toutes les qualités de Malouet, son calme, sa fermeté, sa ténacité même dans le bon droit, le fond de chaleur et d’énergie qui couvait sous son air digne, et qui se démasquait dans les occasions, s’y montrèrent à leur avantage.
L’autre incident, qui fit événement dans l’Assemblée et qui est resté mémorable, fut sa motion (15 août 1790) pour le rappel à Paris de l’abbé Raynal, frappé depuis 1781 par un arrêt du Parlement, et le singulier remerciement qu’adressa ensuite l’abbé Raynal à l’Assemblée dans le sens et par le conseil de Malouet. C’est pour la première fois que la conduite de l’abbé Raynal dans cette solennelle circonstance nous est complètement expliquée, et ceci nous mène naturellement à parler des relations intimes établies de tout temps entre Malouet et le célèbre abbé : on peut dire même que l’on ne connaît bien Raynal que d’aujourd’hui, et qu’avant les éclaircissements inattendus qui nous viennent de ce côté on manquait à son égard d’un élément essentiel de jugement.
II.
Raynal est loin de mériter l’oubli et l’espèce de mépris où il est tombé. Il est plus facile de dédaigner et de railler sa grande Histoire philosophique que de la lire en entier, et cependant on en tirerait encore profit. On y sent à travers les déclamations et on y retrouve des fonds de mémoires exacts et neufs pour le temps, fort instructifs et intéressants en substance, sur l’origine et les vicissitudes des établissements européens dans les deux Indes. Le tort de l’abbé est dans la sauce qu’il y a mise, que surtout il y a fait mettre de toutes mains par ses amis, et qui jamais ne lui semblait d’un ragoût philosophique assez relevé.
Né en 1713 dans le Rouergue, élevé chez les Jésuites et engagé lui-même dans la Société, l’abbé Raynal n’en était sorti que vers 1748, à l’âge de trente-cinq ans93. Il s’était fait d’abord connaître dans le monde littéraire par des écrits d’une compilation utile et agréable ; mais ce ne fut que lorsqu’il eut choisi le vaste sujet de l’Histoire du commerce qu’il crut véritablement avoir rencontré sa veine et embrassé sa vocation. Il se consacra tout entier à l’œuvre qui devait remplir la seconde moitié de sa vie, et que depuis la première édition (1770) il ne cessa de retravailler par lui-même ou par d’autres : singulière et périlleuse manière de l’améliorer.
Il connut Malouet et s’attacha naturellement à lui comme à l’un des meilleurs guides qu’on pût désirer pour la connaissance des colonies. Comment Malouet, modéré en tout, en vint-il à contracter une liaison si intime avec un aussi fougueux écrivain que l’abbé Raynal, au point d’en faire son hôte, son commensal, sa société de chaque jour ? Lui-même va nous l’expliquer, non sans avoir fait au préalable sa profession de foi :
« Ma première éducation, dit-il, mes premières études me ramenaient plutôt aux idées religieuses qu’elles ne m’en éloignaient. Dans le peu de temps que j’avais passé à l’Oratoire, je n’avais point acquis une foi robuste : la philosophie de Descartes était celle des Oratoriens ; sa méthode, que les théologiens n’admettent pas, m’avait extrêmement frappé ; je ne voyais pas pourquoi on l’employait dans tel raisonnement pour l’exclure dans un autre ; mais jetais loin de douter de tout. Si l’incompréhensibilité des mystères révélés épouvantait ma raison, les merveilles de la nature me démontraient évidemment son auteur et l’existence d’un ordre moral à côté de l’ordre physique. Cette barrière, que je n’ai jamais franchie, m’a toujours fait repousser les opinions licencieuses, les déclamations indécentes contre la religion et le gouvernement… Je m’attachai cependant à l’abbé Raynal, quelques années après notre connaissance, mais surtout lorsqu’il m’eut confié ses regrets d’avoir abandonné à Diderot la refonte de son grand ouvrage, où celui-ci a inséré toutes les déclamations qui le déparent. C’est alors que je m’éloignai de Diderot et que j’encourageai Raynal à réparer sa faute, ce qu’il fil, non-seulement dans sa fameuse Lettre à l’Assemblée constituante, mais en travaillant chez moi à une nouvelle édition que les excès de la Révolution et la terreur dont il était frappé dans les dernières années de sa vie lui ont sans doute fait brûler, si on ne l’a pas trouvée dans ses papiers. »
Voilà un Raynal assez inattendu assurément, et je ne sais si Malouet, en le déchargeant d’un côté, parviendra à le relever de l’autre. Quoi ! Raynal se laisse monter la tête par Diderot, au point de lui livrer son œuvre chérie, de l’aliéner comme une matière de librairie, comme un pur canevas, pour qu’il y insère des tirades d’un certain genre ! Diderot ne se charge de la besogne qu’a une condition léonine : Tout ou rien, et Raynal en passe par là ! Et Mallet du Pan, un ami de Malouet, complète la révélation en nous disant :
« Ces morceaux postiches sont faciles à distinguer par le style et par leur virulence. J’en ai vu l’état et le prix entre les mains de M. D., ancien receveur des finances, qui conclut le marché entre Raynal et Diderot. Ce dernier reçut de son confrère 10,000 livres tournois pour ses amplifications convulsives… »
Mais qu’est-ce donc après cela que l’originalité de Raynal, ou même la valeur de sa personnalité ? Qu’est-ce que la trempe de son caractère ou de son esprit ? On s’en fait une assez triste opinion, et malgré son savoir, son vaste magasin de connaissances, traversées par un mouvement d’idées incontestable, on se demande s’il était autre chose, dans son siècle, qu’un infatigable moulin à conversation, — infatigable à coup sûr, mais aussi parfois très fatigant.
Tous les contemporains sont d’accord pour caractériser la conversation de l’abbe Raynal : elle manquait essentiellement de charme. « L’abbé Raynal est fort mal à son aise partout où il ne pérore pas colonies, politique et commerce. »
C’est Diderot qui dit cela dans une lettre à Mlle Voland (4 octobre 1767).
Gibbon, parlant des visites qu’il recevait en sa maison de Beauséjour à Lausanne, écrivait à lord Sheffield (30 septembre 1783) :
« Hier, après midi, je me couchai ou m’assis du moins, et m’établis pour recevoir des visites ; et au même instant voilà quatre nations différentes qui remplissent ma chambre. La plus bruyante fut à elle seule la voix de l’abbé Raynal, qui, de même que votre ami, a choisi ce lieu comme asile de liberté et de travail historique. Sa conversation, qui pourrait être très agréable, est insupportablement élevée, tranchante et même offensante. Vous le prendriez pour le seul monarque et l’unique législateur du monde. — Adieu94. »
Le prince de Ligne n’eût pas été le prince de Ligne, c’est-à-dire l’homme aimable et léger par excellence, s’il eût senti autrement :
« Quel homme pesant que ce Raynal, quoique gascon (pas tout à fait gascon), dont l’accent était fait pour être amusant ! Il racontait régulièrement deux fois de suite la même anecdote qu’on savait d’ailleurs, et il ne faisait entre ces première et deuxième narrations que frapper de deux doigts bien secs sur une table, en disant : C’est joli, je ne sais pas si on en sent toute la finesse. »
Mais c’est le grand Frédéric qui est le plus amusant à entendre sur le comte de l’abbé. Dans une lettre à d’Alembert du 18 mai 1782, il lui annonce l’arrivée à Berlin du solennel exilé qui fuyait l’arrêt du Parlement :
« Mais savez-vous ce qui vient d’arriver aujourd’hui ? Moi qui croyais l’abbé Raynal enfermé dans quelque prison de voire Inquisition, je le vois arriver ici. Il viendra chez moi celle après-dînée, et je ne le quitterai point que je ne l’aie coule à fond. »
Napoléon disait : Je connais le tirant d’eau de chacun de mes généraux, et Frédéric aussi aimait à couler à fond ses philosophes. — Ici il y a une pause dans sa lettre ; le roi reçoit la visite de Raynal et ne reprend la plume qu’après :
« Enfin, j’ai vu l’auteur du Stathoudéral et du Commerce de l’Europe. Il est plein de connaissances qu’il doit aux recherches curieuses qu’il a faites ; j’ai cru m’entretenir avec la Providence. Tous les gouvernements sont pesés à sa balance, et l’on risque le bannissement à oser avancer modestement devant lui que le commerce d’une puissance est de quelques millions plus lucratif qu’il ne l’annonce. Reste à savoir si ces notions qu’il a recueillies ont toute l’authenticité qu’on désire dans de pareilles matières. »
Et l’homme en effet est coulé à fond.
C’est au retour de ces voyages en Prusse et en Suisse que Raynal s’en vint un jour tomber à Toulon à l’hôtel de l’intendance. Il est mieux de passer sans transition d’un récit à l’autre ; ce sont des changements à vue, et le lecteur y reçoit presque la même impression au vif qu’un témoin et un contemporain :
« Il m’écrivit de Berlin, nous dit Malouet, qu’il avait grande envie de passer du nord de l’Allemagne au midi de la France, et que probablement il viendrait à Toulon, où il arriva un mois après. Il se fit conduire chez moi : c’était un jour d’assemblée ; nous avions alors une escadre hollandaise en rade, commandée par l’amiral Kinsbergen, homme d’un rare mérite ; nous avions de plus un vaisseau de guerre suédois : tour, ces étrangers et plusieurs officiers de la marine française se trouvaient à l’intendance, lorsqu’on annonça l’abbé Raynal, que personne n’attendait. Ce fut un coup de théâtre pour l’assemblée. L’abbé, après m’avoir embrassé, vit là un auditoire intéressant : il attaqua l’amiral sur l’ouverture de l’Escaut, qui était la grande querelle du moment entre l’Autriche et la Hollande ; il nous fit un résumé des droits, des prétentions respectives, des traités et contre-traités, et conclut juste, à son ordinaire, que la France avait intérêt à soutenir la Hollande dans cette contestation. Après avoir parlé pendant trois heures sans lasser personne95, il me dit qu’il était à jeun depuis vingt-quatre heures, qu’il ne vivait que de lait et qu’il n’avait pu en trouver sur la route. Il paraissait en effet épuisé. Je le fis rafraîchir et reposer. Sa visite a duré trois ans et se serait prolongée, s’il l’avait voulu. C’était l’hôte le plus commode, le moins exigeant que j’aie connu… »
Ces trois ans de séjour étaient devenus un sujet de plaisanterie pour les amis, et il ne s’en fâchait pas. Un jour, à Verberie, comme il arrivait, selon son habitude, portant à la main un paquet très sommaire enveloppé dans un mouchoir de couleur, Chabanon qui, de la fenêtre, le voyait venir, lui cria : « L’abbé, tu arrives avec ton bagage ; tu viens donc ici pour trois ans ? »
Raynal unissait bien des contradictions et des inconséquences ; il était à la fois riche, bonhomme et parasite. On a beaucoup dit dans le temps que lui, le grand abolitioniste, il avait réalisé des bénéfices sur un vaisseau négrier. Il faisait ses parcimonies en particulier et ses munificences pour le public. La renommée parlait de lui comme d’un bienfaiteur universel et enregistrait ses donations qui ne restaient pas toutes à l’état de projets : il proposait d’élever à ses frais un monument au Grutli pour les trois Suisses libérateurs et il faisait les fonds de deux prix à l’Académie de Lyon. Le jeune lieutenant d’artillerie, Napoléon Bonaparte, concourra bientôt pour l’un de ces prix96. — Carat a appelé Raynal le grand maître des cérémonies de la philosophie au xviiie siècle : sur la fin il s’en croyait bonnement le grand pontife ou le plénipotentiaire en titre, et s’exagérait sa puissance morale. Ce fut surtout en ces années passées chez Malouet que ses opinions se modifièrent, et que la peur le prit sérieusement de voir la France mettre en pratique les doctrines de ses livres. Ce philosophe, qui par moments pouvait paraître un énergumène à ses lecteurs, n’était plus, quand on l’entretenait de près, qu’un enthousiaste des idées de M. Necker, un ministériel de cette nuance ; il n’allait guère au-delà en politique. Il avait, dès 1788, des prévisions sinistres : il en faisait part à Malouet, qu’il essayait d’effrayer et qu’il s’efforçait de prémunir. Quoi qu’il en soit, il fut l’occasion d’une faute pour ce sage esprit. Demander à l’Assemblée, par une motion spéciale, le rappel à Paris d’un écrivain célèbre, frappé d’un arrêt injuste sous le précédent régime, était chose toute simple et jouable, de la part surtout d’un ami de quinze ans ; mais voir là une occasion de faire la leçon à l’Assemblée, présenter, ériger tout d’un coup un pareil homme en censeur de la Révolution, lui l’écrivain en nom et l’endosseur avoué de tant de tirades révolutionnaires, ce n’était pas une idée heureuse ni un à-propos. L’espèce de jeu de scène et de surprise qu’on ménagea et sur laquelle on comptait en cette circonstance ne pouvait qu’ajouter au mauvais effet.