(1927) Les écrivains. Deuxième série (1895-1910)
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(1927) Les écrivains. Deuxième série (1895-1910)

« L’Armature1 »

« … La seule base générale des relations mondaines, le seul lien d’ensemble pour cette masse qui vient de tant de côtés et, du reste, le seul élément qui constitue la famille, la société, la loi même de l’univers, c’est l’amour !

« — Non, objecta Tharsul, c’est l’argent.

« — Comment cela, l’argent ?

« — Savez-vous exactement ce que l’on définit par le mot d’armature ? On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal destiné à soutenir ou à contenir les parties moins solides, ou lâches, d’un objet déterminé. Eh bien ! pour soutenir la famille, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est faite de son argent. Là-dessus, on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les devoirs, les principes, les sentiments, qui ne sont point la partie résistante, mais celle qui s’use, se change à l’occasion et se rechange. L’armature est plus ou moins dissimulée ; ordinairement, tout à fait invisible ; mais c’est elle qui empêche la dislocation, quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues, quand l’étoffe des sentiments se déchire et que se fend la devanture des devoirs ou des grands principes. C’est seulement en ces circonstances-là, et pour quelques instants, que l’on peut, parfois, apercevoir dans le cœur de la société, au centre des familles ou entre deux parties d’un ménage, leur armature à nu, le lien d’argent. Mais vite, on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. On remplace les préjugés détériorés et les devoirs crevés… Et l’armature a supporté le tremblement ! Elle est restée en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et l’apparence des foyers domestiques, et pour recevoir la réparation dont a besoin la façade mondaine… »

Cette conversation que M. Paul Hervieu, dès les premières pages de son livre, fait tenir à deux de ses personnages, j’ai voulu la reproduire en tête de cet article, parce qu’elle explique, mieux que je ne saurais le faire, le symbolisme de ce titre : L’Armature, en même temps que l’intention générale de l’œuvre. Œuvre puissante de vie, implacable d’observation, effrayante de vérité et, sous la force, âpre et profonde, dont elle s’empreint à chaque ligne, dans le cerveau du liseur, œuvre d’un charme souverain par l’art infini qui l’anime et la science d’un style parvenu jusqu’à la maîtrise des grands maîtres, une des plus belles, à coup sûr, la plus belle, peut-être, de ce temps. Depuis Balzac, à qui, d’ailleurs, M. Paul Hervieu, tâchant de ne ressembler qu’à soi-même, ne ressemble en rien, sinon par les qualités supérieures de l’intelligence et le sens de la vie, je n’ai pas le souvenir d’un tel livre, d’un livre qui m’ait donné aussi complètement que celui-ci, l’impression rare et violente d’être un chef-d’œuvre.

***

Parue, tout d’abord, dans la Revue des deux mondes, L’Armature a été fort discutée. Il n’en pouvait être autrement, en raison de l’exceptionnelle audace du livre, et aussi, parce que la Revue des deux mondes compte, dans sa clientèle, les plus grands « armaturés » de cette époque. Il faut avouer que leur émotion se comprend et qu’elle s’aggrave encore de ce qu’il ne s’attendaient guère à être si durement « constatés », en ce qu’ils considèrent, à tort sans doute, comme le dernier rempart de leurs privilèges sociaux, comme leur propre maison. Les uns ont éprouvé de la colère ; les autres, de la stupeur, bien entendu, dans la mesure où la correction mondaine permet l’expression de ces deux sentiments, en général trop expressifs. Tous ont pensé sincèrement que M. Paul Hervieu avait exagéré, et qu’il y avait, dans son cas, sinon de la haine, du moins du parti pris. Les gens du monde ont des façons vraiment particulières de comprendre et de juger les choses qui touchent à la littérature. Ils acceptent avec une facilité merveilleuse, et couvrent d’une indulgence souriante et complice tout ce que la vie, autour d’eux, dans leur propre milieu, peut leur offrir de situations irrégulières, de vices qualifiés, d’infamies avérées ou seulement soupçonnées. Si tout cela s’accompagne de la tenue mensongère et de la discrétion hypocrite qui, dans leur morale, tiennent lieu de conscience et remplacent l’honneur, ils s’y complaisent et, au besoin, ils s’en honorent. Mais quand ces situations, ces vices, ces infamies, se transposent de la vie à l’art, et quittent la réalité quotidienne pour s’incorporer, même atténuées, dans une œuvre de pure imagination, alors ils s’indignent vertueusement et protestent, au nom des grands principes, contre la possibilité que de telles mœurs soient vraies, ou même plausibles.

Par une contradiction singulière, quelques-uns ont été jusqu’à prétendre que M. Paul Hervieu avait fait de L’Armature un roman à clé. Ils reconnaissaient les personnages, citaient les noms véritables, en regard des noms fictifs, et, comme il arrive en pareil cas, chacun en citait de différents. Je crois bien que, dans ce petit jeu de société, défilèrent toute la finance et toute la noblesse contemporaines. Je n’ai pas à défendre M. Paul Hervieu d’une pareille accusation, et si ridicule. Il ne faut pas connaître ce très galant homme et ce parfait écrivain, en qui notre profession s’honore, pour supposer un instant qu’il puisse rechercher le succès dans le scandale. Il a d’autres ressources en son esprit. Mais M. Paul Hervieu, en étudiant son époque, ne peut s’abstraire de son époque. Et comme il a le don de voir, comme il a l’habitude de regarder, non en spectateur indifférent, que satisfait le premier mensonge venu, mais en philosophe passionné de vérité, l’être humain aux prises avec les engrenages de ses passions, de ses instincts, et les fatalités de son milieu social, il est bien évident qu’il a dû rendre l’homme ressemblant à lui-même, et nous montrer, à l’éclatante lumière de son merveilleux talent, ce petit cloaque de boue — rose et parfumé, mais de boue — qu’est le cœur des mondains. C’est donc à la caractéristique odeur des cœurs imaginés du roman, qu’ils ont reconnu l’odeur de leur propre cœur.

***

Je pense que raconter un roman aussi important, aussi fortement architecturé que L’Armature, c’est le déflorer maladroitement. Il y fourmille tant de personnages dont le plus effacé comporte, par la nuance d’humanité qu’il représente, une valeur psychologique considérable ; il se rencontre tant d’épisodes, tragiques ou gais, voluptueux ou amers, qui se relient par des liens nécessaires et harmonieusement disposés, à l’action générale du drame, qu’il serait, en outre de la difficulté, périlleux de resserrer une analyse, forcément incomplète, entre les trop étroites limites d’un article de journal. Et puis, comme tous les grands ensembles, le livre de M. Paul Hervieu vaut surtout par la multiplicité, la variété des détails ingénieux et forts, la puissance de l’observation, l’analyse redoutable, l’enchaînement des causes qui mènent au drame, à la catastrophe, la façon dont il précise, avec la haute impersonnalité d’un homme de science, le fonctionnement des organes sociaux et du mécanisme humain qui y correspond et s’y emboîte. Il vaut par la perfection du style, d’une souplesse, d’une plasticité admirables, et par l’évocation suprêmement artiste des choses, qui rend tangible la vie cachée, la vie secrète, la vie profonde, où apparaît, dépouillée de tout le mensonge qui la recouvre, la hideuse armature humaine. Toutes choses qu’on est obligé de négliger dans un froid compte rendu.

Tout au plus, pourrai-je détacher de cette série de portraits, sans trop de risques, la principale figure du livre, vers qui toutes les autres convergent, le baron Saffre.

Le baron Saffre est vraiment le dieu de l’or. Financier millionnaire, joueur colossal et révolutionnant toutes les Bourses du monde, sa main est partout, et tous sont à ses pieds. Chacun, grands et petits, s’efforcent de se frotter à cette statue vivante de l’or, dans l’espoir qu’il en restera quelques parcelles sur leur habit, sur leur conscience, sur leur honneur. Il soudoie des altesses royales qui se montrent à ses fêtes, paye le luxe des maris en achetant leurs femmes, entretient une armée de parasites, alimente les caisses des partis politiques, redore les cassettes des prétendants, humilie de son patrimoine et de sa supériorité intellectuelle l’aristocratie dédaigneuse d’abord, bientôt vaincue et achetée et payée comptant par ce grand corrupteur d’hommes. M. Paul Hervieu le peint d’un trait : « Son esprit de conduite, écrit-il, sa célèbre habileté étaient fondés sur l’art, en tout, de suspecter tout le monde, et de toujours supposer le pire. Grâce à cette méthode, ses surprises ne pouvaient plus lui servir de conclusions qu’en l’honneur de l’humanité. » Hélas ! de pareilles conclusions, il n’avait pas souvent l’occasion de les formuler.

C’est autour de ce colossal personnage que s’agitent les multiples éléments du drame terrible qu’est L’Armature. Toutes les convoitises abominables qu’attire cette perpétuelle flambée d’or ; les bas instincts qu’elle rallume impérieusement même au fond des cœurs restés purs et que gagne la contagion universelle ; la complexité des intérêts contraires mis en lutte acharnée et sans merci, chacun ne songeant qu’à soi, comme dans le sauve-qui-peut d’une déroute ; le contrecoup, dans les familles, quelquefois tragique jusqu’au parricide, des passions que la fièvre de l’or déchaîne et qui mènent jusqu’à la négation de toute loi morale et sociale, cette belle société, vénale et pourrie, et pourtant si fière de se dire la gardienne des grands principes, des grands mots, des grandes blagues, tout cela vit, s’incarne en d’inoubliables figures, se circonscrit en scènes émouvantes, à chaque page, à chaque ligne. Le grand mérite de M. Paul Hervieu est qu’il a su éviter l’ennui des prêches et l’inutilité des thèses sociales dans un sujet qui eût, sans nul doute, entraîné à d’inutiles bavardages un esprit moins averti que le sien. Et quelle mesure spirituelle il a su mettre dans l’étude de telles bassesses, et la belle tenue, et la correction avec laquelle leurs propriétaires les mènent dans le monde !

Tel est ce livre admirable : L’Armature. Il complète Flirt et Peints par eux-mêmes, et forme, avec ces deux derniers, une trilogie que les moralistes futurs devront consulter avec soin, quand ils voudront se faire une idée de notre société mondaine d’aujourd’hui.

J’aime et j’admire profondément ce livre, parce que, outre son art merveilleux, il a une probité rare : celle de ne flatter aucun snobisme, de ne caresser aucune passion, de n’encourager aucune mode, et de ne pas faire passer, comme dans les livres de nos plus accrédités psychologues, un grand souffle chrétien sur les eaux de toilette qui viennent de laver le secret parfumé des adultères.

Sous le knout !

La Société nouvelle, l’excellente et intéressante revue franco-belge, commence, dans son dernier numéro, la publication, par fragments, d’un livre de M. Georges Keunan : La Sibérie. Et telle est l’histoire de ce livre.

Il y a une dizaine d’années, le Century Magazine envoya M. Georges Keunan en Russie et en Sibérie, pour y étudier le régime des prisons, la vie des détenus politiques et des exilés, de ceux-là qu’un euphémisme gouvernemental appelle des « déplacés par voie administrative ». Le voyage identique à celui des convois pénitentiaires fut long et très pénible. Il eût rebuté un homme de moindre courage, et d’ingéniosité moins active. Mais M. Georges Keunan en revint avec des documents terriblement instructifs, qui parurent dans la célèbre revue, où ce fut plus que de la stupeur, de l’épouvante qui en accueillit la publication.

En dépit de l’anormale gravité des faits qu’il dénonçait à l’indignation du monde, pas une seule des assertions de M. Georges Keunan ne fut démentie, ni même contestée. Toutes les atrocités, toutes les barbares violences contre la personne humaine, commises dans les mornes et inaccessibles solitudes de l’Empire du Nord, on aurait, peut-être, pu en suspecter le récit, tant elles dépassaient les limites de la cruauté répressive et de la folie autoritaire, si un autre que M. Keunan, moins connu par la scrupuleuse droiture de son esprit et son inattaquable véracité, en eût assumé la stupéfiante révélation. À ceux qui, malgré tout, seraient tentés de les révoquer en doute ou de les taxer d’exagération, il est bon de dire que M. Keunan n’aurait su mettre dans son enquête et dans ses récits, la moindre passion révolutionnaire, ses idées n’excédant pas la mesure du libéralisme le plus modéré. C’est donc cette évidente impartialité qui donne à l’œuvre de l’écrivain américain sa valeur morale et sa force de protestation.

Les observations de M. Georges Keunan, dans ces sombres pays de deuils et de souffrances, aux frontières desquels, sur des poteaux noirs, on pourrait clouer l’inscription dantesque, datant de dix ans, à peu près. Peut-être, objecterez-vous, que, depuis ce temps, les mœurs politiques, en Russie, sont devenues plus douces et qu’elles marquent enfin un progrès notable sur celles du Dahomey. Il n’en est rien. Dans les derniers jours de sa vie, l’Empereur défunt rendit plus restrictif encore et plus farouche son despotisme, plus absolue son autocratie. Vivant dans l’effroi perpétuel d’un attentat nihiliste, il croyait se préserver de lui et décourager la mort, en cuirassant sa personne sacrée d’un épais matelas, d’un intraversable matelas de cadavres. La mort est venue tout de même, conduite par cette terroriste implacable : la maladie, contre laquelle ne peuvent rien les lois sanglantes, les proscriptions, les mines et les gibets. Quant au jeune homme qui lui succède, non seulement il ne paraît pas disposé à rien modifier aux errements de son père, il semble, au contraire, affirmer sa volonté de les continuer et, au besoin, d’y ajouter, impérialement. C’est donc un devoir d’humanité et de sympathie envers un pays malheureux « où, depuis si longtemps, agonise tout ce qu’il y a de noble, d’intelligent et de généreux », que de donner au livre de M. Keunan la plus large, la plus retentissante publicité.

***

Le « déplacement par voie administrative » consiste en ceci : On arrête un individu sans aucune des formalités et « garanties » judiciaires qui, dans les pays civilisés, précèdent et suivent l’exécution de telles rigueurs ; on l’arrête, le plus souvent, au reçu d’une dénonciation anonyme, et on l’envoie en Sibérie, pour une durée de cinq ou dix ans, suivant le cas. La plupart du temps, il ne sait pas pourquoi on l’arrête, et il n’a aucun moyen de le savoir, ni aucune possibilité de se défendre contre ce qui, très souvent, ne repose que sur une fausse accusation ou une simple erreur d’identité. Dès l’instant où le gendarme lui a mis la main à l’épaule, il est, irrémédiablement, par ce geste, séparé du monde. Toutes communications, même morales, avec sa famille, ses amis, ses répondants, ceux qui pourraient se constituer ses défenseurs, lui sont impitoyablement fermées. Le ministre de l’Intérieur, à qui est dévolu l’accomplissement de « ces mesures administratives », ignore aussi, en général, leur motif, et il n’en a cure. Il n’a pas le temps de le savoir, étant requis par de multiples et analogues besognes, et il préfère s’en rapporter au vague de la dénonciation et au zèle imbécile d’un agent subalterne.

Dans le langage de la justice russe, le « déplacement par voie administrative » n’est pas considéré comme une peine. On ne va pas, il est vrai, jusqu’à l’orner du titre de récompense nationale, non. On le qualifie sobrement de « mesure administrative », ou encore de « mesure de préservation sociale ». Nous verrons plus loin, par les effrayantes tortures d’une peine qui n’est pas une peine, ce que peuvent bien être celles d’une peine qui est vraiment une peine.

Les convois de détenus et d’exilés partent, quatre ou cinq fois l’an. On les dirige, en chemin de fer ou par bateau, jusqu’à Tomsk. De là, ils rayonnent, dans la direction de la résidence qui leur est assignée, les détenus ordinaires à pied, les exilés politiques en télégas, le long de routes à peine tracées ou défoncées, sous le soleil torride et dans la froidure mortelle, tour à tour, et si lentement qu’il leur est impossible d’avancer de plus de quatre-vingt-quinze kilomètres par semaine. Il y a des voyages qui durent seize mois, car il y a des résidences éloignées de la métropole de dix mille kilomètres. On a peine à se figurer les douleurs de ce long calvaire. Il n’est pas rare que les détenus meurent en route de chaleur, de froid, de privations, d’épuisement, de maladies contagieuses gagnées dans les prisons-étapes, indicibles taudis où séjournent et pullulent les germes de toutes les infections asiatiques. Quelques-uns arrivent fous, qui étaient partis le cerveau solide. D’autres, à bout de courage, se tuent.

M. Keunan assista à l’arrivée, dans une résidence, d’un convoi de prisonniers. Un officier fit l’appel. Quelques noms manquaient.

— Mort ! disaient les compagnons d’infortunes.

À l’appel du nom de Victor Sidorski, personne ne répondit.

— Pourquoi ne réponds-tu ? dit l’officier en s’adressant à l’un des prisonniers. N’es-tu pas Victor Sidorski ?

— Non ! fit le malheureux, je ne suis pas Victor Sidorski… Je m’appelle Wladimir Sidorski… Il y a erreur… Ce n’est pas moi… Je n’ai rien fait…

— Qu’à cela ne tienne ! dit tranquillement l’officier.

Et, sur la feuille, aussitôt, il substitua au nom de Victor celui de Wladimir.

Un autre se lamentait : c’était un jeune homme imberbe et délicat.

— Pourquoi m’a-t-on pris ?… Personne n’a voulu me le dire.

Son voisin lui demanda :

— N’as-tu pas une vache tachetée ?

— Mon père a beaucoup de vaches, répondit le jeune homme. Il y en a, peut-être, dans le nombre, qui sont tachetées.

— Cela suffit ! conclut le voisin. Et mets-toi bien dans l’esprit qu’il existe, parmi nous, plus de mille criminels dont le crime est que leur père ou quelqu’un des leurs possède des vaches tachetées… ou pas tachetées, car on ne sait pas.

La plupart des exilés étaient, au dire de M. Keunan, des hommes d’éducation supérieure et de haute culture intellectuelle. Il fut frappé de ce que leurs opinions politiques n’avaient rien de subversif : un libéralisme, nullement dangereux, les animait ; quelques-uns même, protestaient sincèrement contre les théories violentes. En d’autres pays que celui-là, ils eussent certainement rempli avec honneur d’importantes fonctions de l’État.

M. Keunan nous dit leurs noms, leurs origines, leurs travaux, leurs espérances, la forme de leur esprit ; il nous les fait connaître et aimer.

Au bout de quelques mois dans cette nature ingrate et stérile, sur ce sol désolé et mort, privés de tout ce qui peut rendre moins amer l’exil, ils ne tardent pas à dépérir. Ceux-ci préfèrent s’arracher, tout de suite, à l’agonie douloureuse et lente de cette existence qui est déjà la mort ; ceux-là s’éteignent de consomption et de langueur. Quand arrive le terme de leur libération, il y a déjà longtemps qu’ils dorment dans le petit cimetière du village, à deux mille lieues de ce qu’ils ont aimé.

***

Je voudrais pouvoir reproduire tous ces récits tragiques, par quoi saigne et pleure le livre de M. Georges Keunan. Je me bornerai à en détacher un seul, de cette suite sinistre. Je ne le choisis pas spécialement, je le prends au hasard, car tous ont ce caractère d’indicible et épouvantante horreur.

« En 1879, un jeune médecin, très capable, le docteur Belloj, vivait à Iwangoroff, dans la province de Tchernigoff. Quoique libéral, il n’appartenait pas au parti des agitateurs et des révolutionnaires, et ne s’occupait nullement de politique. Un jour, deux dames lui rendirent visite, sur lettres de recommandation. De Saint-Pétersbourg, où elles étudiaient la médecine, on les avait envoyées dans la Russie centrale, pour cause de suspicion politique. Voulant continuer leurs études, elles prièrent le jeune médecin de leur donner l’enseignement de son art, et de leur permettre l’accès de sa bibliothèque, ce qu’il leur accorda, car il les avait jugées intelligentes et charmantes.

« Les visites fréquentes des deux dames à la maison du docteur éveillèrent les soupçons de la police, qui fit une enquête et découvrit que l’une d’elles manquait de passeport. Le 10 mai 1879, les deux dames et le jeune médecin furent arrêtés et envoyés en Sibérie “par voie administrative”.

« M. Belloj fut relégué dans les contrées arctiques, au village de Werkhojansk, dans la province de Iakust, où les survivants de l’expédition de la Jeannette l’ont vu en 1882.

« La jeune et belle femme attendait un accouchement, il lui était donc impossible d’accompagner son mari en exil. Mais après la naissance de l’enfant, des parents se chargèrent du petit, et elle commença un voyage de dix mille kilomètres pour retrouver son mari. Elle ne possédait point l’argent nécessaire à cette expédition coûteuse ; elle fut donc obligée de prier le ministre de l’Intérieur de lui permettre d’accompagner le transport d’exilés ; ce qui lui fut accordé.

« Pendant des semaines, des mois, l’espoir et l’amour lui donnèrent le courage surhumain de supporter, sans plainte, le cahotement du téflégas, la poussière, la chaleur et la pluie, la mauvaise nourriture, les durs lits de camp, l’air empesté des maisons d’étape, mais enfin ses forces s’épuisèrent. Sous le poids de la douleur et des privations, sans cesse préoccupée du mari, et de l’enfant que, pour le retrouver, elle avait quitté, son corps et son esprit se brisèrent. Mais elle se tint encore debout, quoiqu’elle montrât des signes de désordre mental. Près d’Irkutsk, elle se remit, parla sans cesse de son cher mari, que bientôt elle espérait revoir. Car, abusée, elle croyait qu’il se trouvait au village de Werkholensk, qui n’est pas fort éloigné d’Irkutsk, tandis qu’il était à Werkhojansk, situé 4 500 kilomètres plus loin encore. Ce fut le dernier coup. Quand elle apprit qu’un long, interminable chemin à travers steppes et forêts se déployait encore devant elle, et qu’elle avait à voyager toute seule, pendant plusieurs mois, en traîneaux attelés de chiens et de rennes, la folie éclata, irrémédiable, et quelques semaines plus tard, elle mourut à l’hôpital d’Irkutsk sans avoir revu son mari, pour lequel elle avait, par amour, tant souffert ! »

Et je ne puis m’empêcher de penser à cet autre voyage, interrompu par la bombe de Borski, où l’empereur Alexandre, suivi de sept cents cuisiniers, de wagons-glacières et de fourneaux joyeux, aimait, le soir, sur les steppes où rien ne pousse, au bord des fleuves, à manger dans des vaisselles d’or, sous des tentes brodées à l’aigle impériale, des pêches et des raisins de France, que venaient lui apporter des courriers spéciaux.

Clemenceau

À Gustave Geffroy.

Quelques jours après cette mémorable campagne électorale, où tant de courage ne put venir à bout de tant de haine lâche, où toutes les sottises, et toutes les rancunes, et toutes les basses ambitions provinciales, conduites par toutes les calomnies parisiennes, triomphèrent enfin de l’homme redouté devant l’éloquence et la supériorité intellectuelle de qui tremblaient tous ces pauvres insectes parlementaires, vous souvenez-vous, cher Geffroy, de la journée exquise, de la réconfortante journée que nous passâmes, dans une petite maison, avec notre ami ?

Je m’attendais — et cela eût été permis même à quelqu’un de sa force morale — à le revoir un peu découragé de l’inutilité de tant de beaux et vaillants efforts. Mais tel il était avant cette lutte écœurante et sauvage, tel il demeurait après. J’eus la joie de n’apercevoir sur son énergique visage et dans son regard résolu pas une ombre de dégoût, pas un signe d’abattement. Rien ne s’était altéré de sa bonne humeur si entraînante, de sa gaîté saine ; rien n’avait faibli de ses ardents et robustes enthousiasmes qui, toujours, aux heures lourdes, le préservèrent des mauvaises suggestions du dégoût. L’événement accompli, ayant fait un violent rétablissement sur soi-même, Clemenceau ne songeait déjà plus à ces terribles journées qu’il venait de traverser, ni à l’ingratitude humaine, dont il avait, vraiment, on peut le dire, connu le fond jusqu’à la vase. Et comme autrefois, avec quelque chose de plus pénétrant peut-être qu’autrefois, il nous enchanta, durant cette après-midi, de causeries intimes et charmantes, de la merveilleuse lucidité de son esprit si grandement ouvert à toutes les compréhensions, à toutes les beautés de l’art, de la philosophie et de la vie.

Ce jour-là, mon cher Geffroy, je fus presque tenté de remercier la haine imbécile qui croyait avoir abattu cet homme de nous le rendre plus libre avec des forces nouvelles ignorées de lui, peut-être, senties de nous, sûrement. Car nous avions compris que cet échec apparent n’était, au fond, qu’une délivrance, qu’il aboutissait à quelque chose de beau, et que, si nous perdions un député, nous gagnions un admirable écrivain.

L’écrivain de la Mêlée sociale 2 et de tous les autres volumes qui vont suivre.

***

La politique, par définition, est l’art de mener les hommes au bonheur ; dans la pratique, elle n’est que l’art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption. Un homme politique, engagé dans la politique, ne montre fatalement qu’une des faces de sa personnalité, la plus laide, ses appétits. Chez les nobles esprits qu’elle a séduits, leurrés par ses mirages, la politique ne tarde pas à absorber, quand elle ne les déprime pas tout à fait, ce qu’il y a de meilleur dans leurs facultés et leurs activités mentales. En tout cas, elle les détourne rapidement de leur destination originelle, car elle est impuissante à les maintenir dans la voie idéale qu’ils avaient rêvé de suivre. Que peut faire, que peut rêver de faire un homme de forte culture et de généreuse action, dans un Parlement livré, par les conditions mêmes de son recrutement, à toutes les médiocrités, à toutes les oisivetés, à toutes les faillites de la vie provinciale, qui n’ont d’autres liens entre elles, d’autres supports, d’autre raison d’être que la discipline des convoitises et le servilisme des intérêts électoraux ? Il ne peut rien. Les questions sont tranchées d’avance, et même votées avant que d’être connues. Aucune surprise de dialectique, aucun éclat de passion, aucune illumination d’éloquence ne peuvent traverser ces murs, ouvrir des brèches de lumière dans ces murs de ténèbres que sont les majorités parlementaires. Clemenceau en a fait souvent la morne et décourageante expérience. Mais jamais autant, peut-être, que dans cette lamentable séance où, après la sanglante répression de Fourmies, il vint demander à la Chambre l’amnistie. C’était la première fois que, dans cette enceinte, on entendait un cri de pitié humaine. Il fut inutile. Un silence glaçant suivit cet ardent, cet éloquent, ce suppliant appel à la justice supérieure. Sa voix alla se briser contre le mur, sans l’entamer. Et j’ai compris, de ce jour, que l’action, telle que nous la voulons, était impossible, dans un Parlement qui, non seulement ne veut rien faire, mais ne veut rien entendre.

Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement.

Aussi, est-ce avec un contentement profond que je vois Clemenceau, sorti de la politique active — où, en dépit de toutes ses qualités supérieures de persuasion, d’éloquence, de ténacité dans la lutte, il ne put qu’intimider la sécurité des majorités et réduire, par la peur d’une chute, l’action des gouvernements à son minimum de malfaisance — pour entrer dans la vraie et féconde bataille des idées, c’est-à-dire dans la pleine conscience de son devoir, dans l’entière liberté de ses forces rajeunies.

Artiste, philosophe, nourri par une forte culture scientifique, passionné de la vie, doué d’un sens critique très sûr et d’un enthousiasme très généreux, ayant passé son existence dans la compagnie spirituelle des plus grands penseurs de ce temps, comme Stuart Mill, dont il fut le traducteur, et Spencer, dont il est, je crois, l’ami ; instruit par de longs voyages où l’observation personnalise, en les développant, les connaissances thésaurisées, nul mieux que Clemenceau n’était préparé à devenir l’écrivain de La Mêlée sociale. Écrivain, il l’est, dans toute l’étendue que nous donnons à ce mot. Son style est bref, mais clair et vibrant. Le verbe mord âprement et profondément le cuivré de la phrase, et la pensée l’illumine. Il sait, avec des concisions hardies, en traits rapidement incisés, exprimer des raccourcis saisissants d’histoire, noter des caractères, évoquer des sensations d’art, des paysages darwiniens, des surgissements de rêve, des prodiges de vie pullulante et meurtrière. Il connaît la signification des choses, et leur fatalisme dans la nature terrible et belle, la destinée des êtres, en proie au mal de l’universel massacre. Il sait de combien de morts accumulées est faite l’herbe qu’il foule, la fleur qu’il respire, de combien d’injustices, de violences et de rapts sanglants, la douleur humaine, dont il compte le martyrologe, qui ne cessera, hélas ! qu’avec l’univers.

Ce que j’admire en Clemenceau, c’est qu’il ne se sert du fait particulier que pour s’élever aux plus hautes généralisations de la pensée. Tout lui est prétexte à philosopher, parce que, comme les grands esprits, il sait que la chose la plus menue, la plus indifférente en soi, celle qui échappe le plus aux préoccupations du vulgaire, contient toujours une parcelle de l’éternelle et irritante énigme, et qu’elle n’est qu’une réduction de l’âme totale de l’univers.

Alors que les écrivassiers politiques, dans leur infamant jargon d’huissier ou de notaire morose, ergotent sans cesse sur des articles de loi — de loi éphémère comme ceux qui la font — Clemenceau, lui, n’a de regards et d’attentions que pour la Vie. Sans s’arrêter jamais devant ces fantômes traînant leur suaire de papier, agitant leurs ossements de carton, c’est à la Vie seule qu’il s’en prend. Il l’interroge partout où il la rencontre et il la rencontre partout, dans la rue, parmi les foules, dans les taudis du pauvre et les salons du riche. Il la suit dans les champs, dans les mines, dans les forêts lointaines, à l’atelier, au musée, à la prison, au pied de l’échafaud. Et il cherche à lui arracher quelque chose de son impassible secret, quelque chose de l’obscur espoir qu’elle pourrait, peut-être un jour, projeter sur le monde les clartés d’une aube plus douce.

La Mêlée sociale, je l’avais suivie, avec passion, au jour le jour, dans La Justice. À la lecture du livre, mes impressions se sont encore agrandies, car j’y trouve une admirable unité de pensée, dans une diversité de sujets qui, tous, d’ailleurs, touchent aux plus intéressants problèmes de la vie sociale.

Je n’ai pas la prétention de faire l’analyse et la critique raisonnée de ce livre. J’ai voulu seulement le signaler à mes lecteurs que passionnent les questions autres que celles de l’adultère romanesque, et les petits potins du boulevard. J’ai voulu, surtout, saluer de toute mon amitié et de toute mon admiration le maître ouvrier de cette œuvre maîtresse, forgée de nobles pensées et fleurie de beauté artiste.

Knut Hamsun

M. Auguste Strindberg fut, il faut bien l’avouer, une assez fâcheuse invention ; fâcheuse pour lui et pour nous. On croyait avoir mis la main sur un autre Ibsen. Hélas ! les Ibsens sont rares ; ils ne courent pas les rues, même en Norvège. On dut vite reconnaître que l’on s’était trompé. Comme dramaturge, M. Strindberg ne dépasse pas l’honnête moyenne de nos habituels fournisseurs de théâtre ; comme nouvelliste et comme romancier, il s’atteste d’une éclatante infériorité ; son anthropologie paraît être une molle resucée, un morne remâchement des cuisines lombrosiennes. Pour sa gloire compromise, il reste encore à démontrer que c’est un bon chimiste. Mais je n’ai point qualité pour cela.

Ce qu’il y a de regrettable dans cette aventure, en somme banale et fréquente, c’est qu’elle peut nuire à de moins retentissants et plus valables artistes. Je crains bien qu’on ne fasse payer à ces derniers, d’un silence repentant, l’exagération des éloges dont M. Auguste Strindberg bénéficia si malencontreusement et qui l’écrasèrent sans rémission.

Je voudrais, pourtant, parler aujourd’hui d’un homme singulièrement doué, d’un personnage original et puissant qui mérite, à tous égards, l’attention des lettrés et des curieux d’âmes peu banales. Il s’appelle Knut Hamsun, et l’éditeur Albert Langen vient de nous révéler une œuvre extraordinaire de ce Norvégien : La Faim.

Extraordinaire, vraiment, et qui ne ressemble à aucune œuvre connue. N’allez pas vous imaginer que ce titre cache un livre de révolte sociale, des prêches ardents, des anathèmes et des revendications. Nullement. La Faim est le roman d’un jeune homme qui a faim, voilà tout, qui passe des jours et des jours sans manger, et qui n’a pas une plainte, et qui n’a pas une haine. Chassé de son pauvre logement, il vagabonde à travers les rues de Christiania ; sans autre domicile que les fourrés des bois d’alentours, sans autre lit que les bancs des jardins. Sa détresse se complique de sa fierté, car il ne veut pas paraître pauvre, et de sa stricte honnêteté, car il ne veut pas devenir un voleur. Plus il a faim, plus il se raidit dans sa dignité. Quelquefois lui arrive l’aubaine de quelque argent. Mais ce n’est qu’une courte halte, dans cette permanente montée au Calvaire de la Faim. Puis, le plus souvent, par une perversité singulière, cet argent avec lequel il pourrait vivre quelques semaines, et puiser de nouvelles forces, en vue des détresses prochaines, il le donne à de plus pauvres que lui ; âme charmante, qui reste, dans cette horreur, douce, naïve, confiante, presque heureuse, ébauchant des projets de livres, de pièces, écrivant, le soir, à la lueur des réverbères, des articles de journaux, dont il ne doute pas un instant qu’ils vont lui donner, dès le lendemain, des sommes considérables et de considérables honneurs.

Nul autre drame, nulle autre action, dans ce livre, que la faim. Et dans ce sujet, poignant, mais qu’on pourrait croire, à la longue, monotone, c’est une diversité d’impressions, d’épisodes renouvelés de rencontres dans la rue, de paysages nocturnes, un défilé curieux de figures imprévues, étrangement bizarres, qui font de ce livre une œuvre unique, de premier ordre, et qui passionne.

Autobiographie, sûrement.

J’ai là sous les yeux la photographie de Knut Hamsun. C’est un homme de forte carrure, de membres vigoureux et souples. Sous des cheveux rudes, impeignés, son front est modelé en coups de pouces énergiques et nets. Son regard est étrange. Dans l’enfoncement de l’orbite, il a des lueurs profondes et sourdes. On sent qu’il a dû connaître bien des spectacles exceptionnels : il a quelque chose de lointain, de voyageur, de nostalgique, comme le regard des marins. La moustache se retrousse, courte et rangée aux abords sur une lèvre pleine de bonté. Physionomie d’expression double, énergique et tendre, ardente et contenue, pénétrante et voilée, fière et triste, et, marquée, çà et là, aux joues creuses, aux narines pincées et reniflantes, des signes de la souffrance, elle impressionne et retient longtemps l’esprit.

Knut Hamsun n’a que trente-quatre ans, et je crois bien qu’aucune vie ne fut plus aventureuse que la sienne. De bonne heure, elle fut trempée au malheur.

À vingt-deux ans, il quitta la Norvège, chassé par la misère et la faim. Las de lutter, avec un incroyable courage, contre les fatalités qui ne cessaient de l’accabler, désespérant de gagner, par le travail, un morceau de pain, préservé d’ailleurs, par une nature strictement loyale et une indomptable fierté contre les tentations mauvaises, il s’embarqua, un beau jour, sur un navire qui s’en allait pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Lui-même, dans d’étonnantes pages publiées, il y a un an, par La Revue blanche, il a raconté son existence là-bas. Il serait intéressant de savoir si ces quelques pages, d’un frisson si intense, ne sont point un fragment d’une œuvre plus considérable.

« Mois après mois, écrit Knut Hamsun, nous demeurions sur les bancs de Terre-Neuve, pour pêcher la morue. Les étés et les hivers venaient et s’en allaient, et toujours, nous demeurions à la même place, au milieu de la mer, entre deux mondes… Quatre ou cinq fois par an, nous allions à Miquelon, vendre notre prise et acheter des vivres ; puis, nous regagnions le large, et revenions à la même place, pour pêcher la morue et retourner à Miquelon. Jamais je ne descendis à terre. À quoi bon ? On ne voyait que peu de monde, en ce trou abandonné, habité par des pêcheurs et des marchands de poisson… Nous n’étions pas des marins, nous autres, mais de simples pêcheurs. Un marin voyage, et, quelque longue que soit la traversée, finit toujours par arriver quelque part ; tandis que nous, nous ne bougions pas de la même place, nos ancres enfoncées dans les sables. Et cela depuis si longtemps que nous avions perdu jusqu’au souvenir de la terre ferme, ayant tant changé nous-mêmes… Notre promiscuité continuelle avec les poissons nous avait nous-mêmes changés en des sortes de mollusques, en d’étranges animaux marins, rampant dans leur barque et conversant dans une langue à eux. »

Il y avait à bord une femme, une seule femme, la femme du patron. Créature laide, affreusement sale et débraillée, repoussante et acariâtre ; tous la considéraient comme l’idéal de la beauté. Et ils l’aimaient, « chacun à sa façon », et ils la respectaient comme une sainte idole, bien que grondassent en eux les appels sauvages du rut. Ils avaient, pour s’assouvir, d’étranges et horribles manies.

« Alors, il se faisait que nous trouvions un plaisir hors nature à torturer nos poissons, à torturer nos propres poissons. Les deux Russes, surtout, devenaient malades de l’envie de commettre un pareil péché… »

Il faudrait lire en entier ces courtes et impressionnantes pages, qui ont un autre accent d’humanité frénétique et bestiale que celui de Pêcheurs d’Islande. L’apparition soudaine des grands steamers dans la brume, les hallucinations qu’elle provoque dans la nuit, sont rendues par Knut Hamsun avec une force, une terreur, une grandeur d’expression inconnues à M. Pierre Loti.

Qu’on me permette encore cette citation :

« Parfois, je me réveillais vers minuit, à moitié asphyxié par l’exhalaison de tous ces hommes qui s’agitaient dans leurs rêves. La lanterne éclairait leur corps épais marinant dans leurs grossières chemises de laine. Les Russes, avec leurs trois ou quatre poils à la mâchoire, ressemblaient à des phoques ; de chaque hamac venaient des soupirs interrompus par d’indistinctes paroles, et un nom, toujours le même : celui de la femme du patron. Tous étaient fous d’elle, et les brutes l’appelaient dans leurs rêves. L’âcre brouillard qui pénétrait à travers les lucarnes, la fumée de tabac, l’odeur de tous ces hommes en sueur et de ces poissons à bord se condensaient en une vapeur épaisse, étouffante, qui me forçait à fermer les yeux aussitôt que je les voulais rouvrir. Et je me rendormais oppressé dans un cauchemar, par une fleur gigantesque qui se posait sur moi et, m’enlaçant de ses pétales humides, me suçait, m’avalait, tenace et dure, placide et sans bruit. »

Après trois ans de cette existence, Knut Hamsun partit pour l’Amérique, où, sans ressource, sans appui, sans relation, il se fit ouvrier. Durant trois ans, encore, il travailla la terre, gagnant à peine sa vie, réduit aux privations, mais n’en souffrant pas, car il avait acquis une force d’endurance extraordinaire. Alors, il rêva de retourner en Norvège. Mais comment faire ? Il n’avait pas d’économie, pas d’argent pour payer son voyage, et il était trop fier pour solliciter son rapatriement. D’ailleurs, il n’y songea pas, sans doute. Il put, enfin, se faire accepter comme conducteur de sleeping-car, sur une des grandes lignes d’Amérique. Nourri, logé, suffisamment payé, il put, au bout de quatre ans, réunir des économies assez notables pour entreprendre son voyage de retour et se mettre au travail littéraire dont il avait toujours, en soi, gardé la passion.

Mais quelque temps après son arrivée en Norvège, il fut obligé, je ne sais pour quelle raison, de s’expatrier de nouveau. Et il se réfugia à Paris, où, seul, pauvre, ignoré de tous, il poursuit avec acharnement une des plus belles œuvres de ce temps.

Il faut aimer cet homme ; il faut suivre, avec passion, cet admirable et rare artiste, à la simple image de qui j’ai vu briller la flamme du génie.

À propos du « Hard Labour »

Il y a quelques jours, Le Gaulois a raconté l’effrayant et quotidien supplice que subit, dans sa prison, le malheureux Oscar Wilde. Ce récit qui, pourtant, n’est point fait pour émouvoir, et qui a toute la sécheresse impersonnelle et rapide d’un procès-verbal, vous hante comme L’Homme et le Pendule d’Edgar Poe ; la même terreur s’en dégage, avec cette aggravation que nous savons ne plus être dans la fiction littéraire, mais dans la réalité. Jamais un crime — si atroce soit-il — ne m’a causé de tels frissons d’horreur. Ce récit vous transporte hors du siècle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen âge dont les chefs-d’œuvre n’ont pu effacer la tache rouge des tortures ni dissiper l’odeur de chair grillée des bûchers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant la roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, à bout de force, à bout de courage, ils s’arrêtent un instant de tourner, m’obsède comme un affreux cauchemar. Et rien n’y manque, pas même la face louche et rasée du clergyman, remplaçant ici le moine à cagoule, et qui vient chaque jour, parler à ces êtres douloureux de la justice des hommes et de la bonté de Dieu. Oh ! ce clergyman ! On le retrouve partout où il y a du sang et des larmes. C’est le même qui, dans les colonies, préside aux massacres, la Bible en main, sanctifie les supplices, légalise les dépravations, couvre de sa crapuleuse redingote de cuistre, l’œuvre de destruction farouche et de conquête abominable, qui sera, plus tard, la honte de ces temps. Les moines de Cortez et de Pizarre ne sont point changés. Seulement, ils ont troqué leurs robes de bure contre des redingotes luisantes de cordonniers.

Comment cela est-il possible que des supplices physiques comme ceux dévolus à Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les mœurs judiciaires d’aujourd’hui ? Lorsqu’on réfléchit un peu, on est épouvanté que, dans le coin sombre de la vie sociale, rien n’ait pénétré encore de ce progrès qui a transformé tant de choses moins nécessaires à l’affranchissement humain. En Angleterre surtout, cela étonne plus qu’en aucun autre pays. Si vous vous promenez dans Londres, par exemple, vous êtes, plus qu’ailleurs, frappé de l’existence réelle du progrès. C’est là que le sens de l’orientation moderne vers la liberté individuelle est le plus apparent. Point de soldats traînant leurs sabres dans les rues ; les policemen complaisants et polis ne montrent point cet aspect rébarbatif, ni ces intolérances, ni ces brutalités dans le service de nos sergents de ville. Pour arme, ils n’ont qu’un inoffensif bâton, de même que les militaires, très rares, qu’on rencontre, une petite badine. L’autorité se dissimule ; en tout cas, elle ne se présente point sous une forme de violence, spécialisée par quelque attribut menaçant de force ou de coercition. Enfin, en aucun autre endroit du monde, on n’y pratique mieux le respect de la vie urbaine. Dès lors, le contraste entre cette liberté et cette barbarie violente nous semble plus sensible, et l’on s’en irrite davantage.

Un jour que je philosophais avec un Anglais sur ces questions, il me dit :

— Vous vous émerveillez de notre civilisation, et du sentiment que nous avons très enraciné de la liberté individuelle. Oui, c’est l’impression générale que les passants emportent de Londres, dont ils n’ont vu, d’ailleurs, que la surface. Ces qualités qui vous frappent tiennent au caractère de la race et nullement à un état social raisonné et meilleur que le vôtre. Savez-vous ce que cela veut dire ? « Nous n’avons pas de temps à perdre à toutes ces démonstrations, à toutes ces parades, à cet encombrement militaire, qui sont toujours en honneur chez vous, pas plus qu’aux disputes de cochers et à ces mille taquineries et turbulences de la rue, qui sont une gêne et un retard pour les affaires. » Les lois n’y sont pour rien. Il ne faut pas voir, dans ce que vous admirez chez nous, autre chose qu’une manifestation de notre égoïsme. Car nous ne valons pas mieux que les autres peuples, et nos institutions politiques ne sont point d’une essence supérieure à celles du vôtre. Toutes se valent, au fond ; c’est-à-dire qu’elles ne valent rien et qu’elles pèsent sur l’homme, qu’il soit du Nord ou du Midi, de l’Est ou de l’Ouest, du même poids écrasant… En ce qui concerne Oscar Wilde et sa condamnation, oui, ç’a été, même chez nous, un moment de stupeur. Nous ignorions, ou à peu près, en quoi consistait le hard labour. Il n’y a eu qu’une opinion, se résumant de la sorte : « C’est abominable !… C’est un reste des vieilles coutumes barbares ; il faut, à tout prix, changer cela, pour l’honneur de la civilisation ! » Et puis, ce tribut payé à la pitié, on n’y a plus pensé, et on n’y pensera plus jusqu’à ce qu’un autre événement revienne nous apprendre encore que le hard labour existe réellement et qu’il faut le changer. Hélas ! il existe partout, le hard labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu’en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice diffère selon les pays, mais la douleur humaine n’en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang. Et ce qui est curieux, c’est qu’on ait touché à tout, sauf à l’appareil de la justice !… Tous les organes sociaux ont été plus ou moins retapés, améliorés, à l’exception de l’organe judiciaire, en qui l’âme des temps barbares et la folie des antiques violences contre la personne humaine demeurent intactes et respectées… Voyons, est-ce que, en France, le juge d’instruction, par exemple, avec ses pouvoirs souverains, son autorité formidable, que nul contrôle, nulle responsabilité ne contrebalance, n’est pas une monstruosité, un défi permanent à cette Justice même qu’il incarne ? Les moyens dont il se sert pour tirer des aveux de ceux-là qu’il suppose ou qu’il veut coupables, ne sont-ils pas, presque toujours, soit des délits caractérisés, soit même des crimes ? Et ne gardent-ils pas un souvenir des anciennes tortures, et ne sont-ils pas, en réalité, une application, morale toujours, mais souvent physique, des rites abolis de l’Inquisition ?… Il faut avoir le courage de le dire, et de le redire. Tout juge qu’il soit, un juge est un homme comme les autres. Peut-être même l’est-il plus que les autres, et plus que les autres soumis, par son propre métier, à des tentations et à des folies qui en font un être déformé, un maniaque, un délinquant, comme disent les philosophes. Un de mes amis, savant très illustre, a eu l’occasion d’étudier le cerveau d’un juge qui, durant sa vie, passa pour un homme admirable dans son art, d’une intégrité supérieure et d’une intelligence lucide. Eh bien, il y trouva des lésions profondes, et telles qu’on en observe seulement chez les plus endurcis criminels : il constata des traces de folies redoutables. Songez à tous ces crimes, à toutes les violences que cet homme put commettre impunément !… Mais c’est évident !… Il est impossible qu’il en soit autrement ! Tout le monde est d’accord là-dessus ! Et l’on ne fait rien ! Et l’on ne peut rien !… Et peut-être qu’il faudra des siècles encore et des siècles, pour que soient tentées des réformes jugées nécessaires, et pour qu’une refonte complète de notre système judiciaire soit réalisée, dans un sens conforme aux conditions nouvelles de la vie…

Et comme je lui demandais plus particulièrement son opinion sur Oscar Wilde, l’Anglais me répondit simplement :

— Oscar Wilde fera sa peine, toute sa peine… Car ce qu’il a commis, ce n’est pas un crime, pas même un délit… C’est un péché.

Sur un livre

En lisant Le Portrait de Dorian Gray, je n’ai jamais aussi vivement senti l’horreur des répressions sociales, « cette dangereuse folie de punir » qu’ont les hommes. Le Portrait de Dorian Gray est ce dernier livre d’Oscar Wilde que d’avisés et fidèles traducteurs viennent d’offrir à notre curiosité, dirai-je à notre joie ? Et, maintenant que je l’ai lu, ce livre, je ne puis penser, sans un redoublement d’indignation et de révolte, que le parfait artiste qui l’écrivit est séparé de la vie et subit un affreux supplice pour des actes qui ne sont ni des crimes, ni des délits ; des actes fâcheux, il est vrai, mais qu’il était libre de commettre et dont personne n’avait à lui demander compte, car, je ne cesserai de la répéter, ils ne relèvent que de sa conscience et de notre dégoût.

Le Portrait de Dorian Gray atteste, chez l’infortuné Oscar Wilde, un art brillant et précieux, en même temps qu’une intelligence profonde et rare, rare aux deux sens de ce mot. Eh bien, des pages de philosophie et de sensualité, par quoi se caractérise cette œuvre supérieure à l’idée que nous nous faisons de l’esthétisme, l’impression reste d’un charme délicieux, émouvant, où la force de l’esprit et l’élégance inventive de la pensée se combinent avec une dose de poison, qui en avive les violents et subtils arômes. Le maniérisme n’y est point fatigant ; il se montre, au contraire, presque toujours joli, d’une grâce parfois exquise, d’un goût très sûr ; et il n’y a pas « trop de lys », ainsi qu’on pouvait le craindre d’un homme qui en abusait tant, dans la vie. J’avoue que ce livre n’est point écrit pour les jeunes filles et qu’il exhale cette odeur impure dont parle M. Marcel Prévost. Mais c’est immoral ! dira-t-on. Et puis après ? Qu’est-ce que l’immoralité ? Je voudrais bien qu’on me la définisse une bonne fois, car on ne s’entend guère là-dessus, et, pour beaucoup de braves gens que je pourrais nommer, l’immoralité c’est tout ce qui est beau. Pour le crapaud, l’immoralité, c’est l’oiseau qui vole dans l’air et chante dans les branches ; pour le cloporte, ignoblement condamné aux murs visqueux des caves, ce sont les abeilles qui se roulent dans le pollen des fleurs. « Un livre n’est point moral ou immoral, il est bien ou mal écrit : c’est tout. » Je m’en tiens à cette définition qu’Oscar Wilde inscrivit dans la préface de son livre, et j’ajoute : « L’immoralité, c’est tout ce qui offense l’intelligence et la beauté. »

Il faut lire Le Portrait de Dorian Gray, sans trop s’attarder à l’affabulation, belle quelquefois mais souvent indifférente et d’un romantisme banal ; il convient de s’attacher surtout aux idées ingénieuses dont il fourmille, aux sensations très spéciales qu’il analyse, aux multiples problèmes de morale individuelle qu’il soulève. À ce point de vue, c’est une œuvre singulière et forte, et qui contient des pages tout à fait admirables. Pas un lecteur de bonne foi et de réflexion — si sévère soit-il — n’en pourra nier l’intérêt passionnant et l’étrange nouveauté. Elle projette, dans les ténèbres de la conscience, de troublantes et fascinantes lueurs.

On a dit que l’art d’Oscar Wilde procédait de celui de M. Huysmans. Je n’ai pas du tout cette impression. Même dans des sujets qui comportent l’abstraction pure, M. Huysmans ne va jamais au-delà de l’extériorité des choses et des êtres, qu’il colore et déforme, selon l’angle de sa très particulière mais restreinte vision. Avec autant de pittoresque, et un goût semblable pour les spectacles artificiels, Oscar Wilde me semble plus spéculatif, plus curieux d’intelligence, plus familier avec les idées générales. Il manipule avec une plus grande dextérité le mécanisme compliqué des actions et des passions humaines. Par l’acuité de la pensée, la hardiesse et l’étendue de son observation, il me paraît plus proche de Baudelaire. Autant que j’en puis juger sur une traduction, ce malheureux galérien est un des plus beaux tempéraments d’écrivains que je sache.

Et n’est-ce point un signe du temps que les traducteurs de ce très remarquable ouvrage qu’est Le Portrait de Dorian Gray, pour éviter des interprétations désobligeantes, aient craint de mettre leur nom à côté du nom de celui qui eut la puissance de le créer, et que moi-même, je m’expose, en le louant, à des réprobations caractérisées, non moins qu’à de sages et vertueuses invectives, peut-être. Mais s’il fallait se tenir en garde contre ce que peuvent penser ceux qui ne pensent pas, contre ce que peuvent comprendre ceux qui ne comprennent jamais rien, nous n’éprouverions jamais la si douce et si forte joie qu’il y a à confesser ce par quoi une œuvre d’art nous enchanta un jour, une heure, une minute.

***

On a beaucoup parlé des paradoxes d’Oscar Wilde sur l’art, la beauté, la conscience, la vie ! Paradoxes, soit ! Il en est en effet, quelques-uns qui furent excessifs, et qui franchirent, d’un pied leste, le seuil de l’Interdit. Mais qu’est-ce qu’un paradoxe, sinon, le plus souvent, la forme saisissante et supérieure, l’exaltation de l’idée ? Dès qu’une idée dépasse le bas niveau de l’entendement vulgaire, dès qu’elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise et que, d’un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l’art, nous la traitons de paradoxe parce que nous ne pouvons la suivre en ces régions inaccessibles à la débilité de nos organes, et nous croyons l’avoir à jamais condamnée en lui infligeant ce vocable de blâme et de mépris.

Pourtant le progrès ne se fait qu’avec le paradoxe, et c’est le bon sens — vertu des sots — qui perpétue la routine. La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu’un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières. Et, au fond, c’est là qu’est, dans l’esprit de ceux qui le jugèrent, le véritable crime d’Oscar Wilde. Il en eut un autre : celui d’avoir, en son livre, mal parlé de l’Angleterre et levé un coin du voile puritain qui recouvre sa gangrène morale. S’il avait été un médiocre et enthousiaste cockney, un opulent éleveur de chevaux de course, tricheur et loyaliste, ou un lord ivrogne, ou un prince fouetteur d’enfants, on se fût montré indulgent à ses vices. On ne lui a pas pardonné d’être l’homme de pensée et l’esprit supérieur — par conséquent dangereux — que véritablement il est. Et les motifs, censément philosophiques, au nom de quoi la société le punit, ne sont qu’hypocrisie et mensonge. Car, enfin, s’il fallait condamner au hard labour tous les êtres humains qui ne se conforment pas aux prescriptions mal définies de la nature, aux lois toujours changeantes et contradictoires des sociétés, il est probable que l’on y condamnerait tout le monde. Est-ce que toutes les graines que le vent éparpille sur le sol germent et florissent ? Où donc est-il, celui qui, même dans le mariage régulier, n’a pas péché contre la reproduction de l’espèce ? Et le prêtre ? Le prêtre, moralement mutilé, volontairement infécond, qui proclame vertu son renoncement sexuel, et qui dit : « Je veux que le monde finisse avec moi ! », n’est-il pas, socialement, aussi coupable qu’Oscar Wilde ? Ses révoltes contre l’ordre de la vie n’ont-elles pas un caractère plus violemment protestataire que les aberrations charnelles en qui demeure, au moins, le simulacre de la procréation et ne déshabitue pas de l’amour ?

Nous ne nous payons que de mots et menons notre vie à la remorque des plus basses sentimentalités et des plus tortueuses contradictions. En Angleterre, on le sait, les œuvres d’Oscar Wilde furent pour ainsi dire détruites, après le retentissement du procès. Chacun les voulut cacher, ou les brûla pour n’en être pas contaminé. On eût dit que la contagion en était violente et fatale. Ses pièces furent chassées honteusement du théâtre où, la veille encore, elles étaient applaudies avec enthousiasme. On ne considéra pas ce qu’elles pouvaient contenir d’impersonnelle et inviolable beauté ; on ne vit, dans cette exécution imbécile, que le besoin de se désolidariser d’un homme, dont la corruption individuelle « pouvait jeter, sur tout un pays, un éclat louche ».

Et admirez l’inconséquence !

L’Angleterre se reconnaît, se mire, s’exalte, se purifie dans Shakespeare, qui chanta ce vice infâme et le commit. Il ne faudrait pas toucher à sa gloire, que chaque année élargit et renforce d’éblouissements nouveaux. Son œuvre survit, admirablement pure, à son péché, et elle l’ignore ou elle l’absout. Qui sait si ce n’est pas dans le péché que la plupart des grands hommes ont puisé le secret de leur force, et l’expression de leur beauté, et le frisson de leurs douleurs ? N’y a-t-il point, dans la débauche la plus crapuleuse, une minute mystérieuse où l’homme le plus brut atteint aux plus hauts sommets de la vie, et conçoit l’infini ?

On me dira : « Vous ne pouvez comparer Wilde à Shakespeare, ni à aucun de ces génies qui firent la joie et l’excuse de l’humanité. » Je le veux bien. Mais Wilde est jeune, il a devant lui tout un avenir, et il a prouvé, par des œuvres charmantes et fortes, qu’il pouvait beaucoup pour la beauté et pour l’art. N’est-ce donc point une chose abominable que, pour réprimer des actes qui ne sont point punissables en soi, on risque de tuer quelque chose de supérieur aux lois, à la morale, à tout : de la beauté ! Car les lois changent, les morales se transforment ; et la beauté demeure, immaculée, sur des siècles qu’elle seule illumine.

***

Il n’y a que de la pourriture et du fumier, il n’y a que de l’impureté à l’origine de toute vie. Étalée dans ce chemin, sous le soleil, la charogne se gonfle de vie splendide ; les fientes, dans l’herbage desséché, recèlent des réalisations futures, merveilleuses. C’est dans l’infection du pus et le venin du sang corrompu, qu’éclosent les formes, par qui notre rêve chante et s’enchante. Ne nous demandons pas d’où elles viennent, et pourquoi la fleur est si belle qui plonge ses racines dans l’abject purin.

La gloire des lettres

M. René Barjeau vient d’avoir, dans Le Gaulois, une miraculeuse idée. Cette idée, que Barnum regrettera toute sa vie de n’avoir pas eue le premier, consiste à exhiber, dans des vitrines spéciales de l’Exposition de 1900, nos meilleurs gendelettres, non pas en cire ou en toile, ce qui ne serait nullement miraculeux, mais vivants, oui, mesdames et messieurs, vivants ! Philosophes et historiens, poètes et romanciers, critiques et dramaturges, journalistes de tout poil et de tout format, chacun, amateur ou professionnel, y aurait sa place et y exercerait publiquement ses fonctions, pourvu, toutefois, qu’il pût justifier d’une gloire quelconque ou d’une belle camaraderie. On pourra voir et toucher ! Les gendelettres à un mètre, comme la lune ! Tel est le programme.

Vous pensez si les gendelettres — ah ! qu’il les connaît bien, M. René Barjeau ! — ont sauté sur cette idée. Sans même se demander à quelle sorte d’exhibition on les destinait, si l’on exigeait d’eux qu’ils se montrent nus, en robe de chambre, smoking ou costume historique, immédiatement, tous, sauf trois, ont, avec un frénétique enthousiasme, applaudi.

— Oui !… oui !… Une vitrine !… Et des étiquetages soignés, et des numéros, des gros numéros, sur la poitrine, sur le front, partout !

Et la vitrine est, le lendemain, devenue un pavillon ; et, le surlendemain, le pavillon jugé trop exigu et pas assez fastueux, s’est vite transformé en galerie, en vaste galerie, en galerie des Machines, dont il est question de confier la décoration à M. Frantz-Jourdain, l’habile et vaillant architecte de la Légion d’Honneur.

Très intrigué, non moins que désireux de recueillir de plus nettes et plus amples informations, je me suis rendu chez M. René Barjeau. Selon son habitude que nous révéla L’Éclair, le novateur travaillait, au fond d’un vieux couvent, sous des clématites. L’œil bridé, le front têtu, il faisait manœuvrer des gendelettres de plomb, sur des épures. Je compris que j’avais affaire à un admirable stratège, et mon respect s’accrut, aussitôt, de ma constatation. Dès qu’il m’aperçut :

— Ah ! ah ! fit-il, en se levant… Et comment trouvez-vous ce Sardou, qui se permet de molester mon idée ?… C’est un peu fort, vraiment !… Passe encore pour Sarcey, qui est fort déprimé, comme vous savez… et pour Scholl, qui mourra dans la peau d’un fantaisiste impénitent !… Mais Sardou ! Voyons, là !… Ça n’est pas sérieux ! Oh ! si je lui avais offert pareille aubaine au temps où il vivait de pain noir chez un charbonnier… hein ! il n’eût point parlé comme il l’a fait ?…

— Pardon, cher maître, me permis-je d’interrompre… peut-être, en ce temps-là, n’eussiez-vous pas songé à lui offrir quoi que ce soit !…

— C’est ce qui vous trompe ! répliqua avec une forte conviction M. René Barjeau… En ce temps-là, non seulement j’eusse exhibé Sardou dans ma galerie de gendelettres, mais j’eusse exhibé avec lui le pain noir qu’il mangeait, et le charbonnier qui le logeait !… Mais, c’est évident !… Vous ne comprenez donc rien à mon projet ?

J’avouai que quelques éclaircissements sur ce projet que j’admirais en bloc, mais dont certains détails de mise en œuvre m’échappaient, me seraient infiniment agréables. Alors, M. Barjeau, avec une condescendance charmante, me fit asseoir près de lui, sous les clématites coutumières et plafonnantes :

— Eh bien ! voici, me dit-il… J’ai été accusé par des observateurs probablement superficiels, et, qui sait ?… peut-être venimeux, de vouloir exposer, sous la forme vivante et parlante de gendelettres, devinez quoi ? Des idées ! Des idées, oui, monsieur… C’est une absurdité vraiment trop comique ! Si telle avait été mon intention, il n’est point de quolibets que je ne méritasse !… Des idées !… D’abord, ce n’est point chez les gendelettres, croyez-le bien, que j’eusse été chercher ce produit… Ensuite, il va de soi qu’on n’expose pas des idées, comme des haricots de semence, dans un sac, ou des échantillons d’anthracite, sur une coupe de verre. Non, ce que j’ai voulu — car je me flatte d’être un esprit essentiellement pratique et moderne — ce que j’ai voulu, c’est bâtir une sorte de temple de la gloire des lettres !… Mais pardon !… Je vois à votre physionomie que vous ne vous rendez pas un compte exact de ce que doit être, de nos jours, un véritable écrivain !… Vous n’êtes pas dans le mouvement contemporain, voilà !… Pour vous, un véritable écrivain doit écrire… il doit n’attendre satisfaction et succès que de ses œuvres, n’avoir d’autres préoccupations que de « se plaire », ainsi que le recommandait, préhistoriquement, ce préhistorique d’Aurevilly… Grave erreur, monsieur ! Opinion ridicule et qui retarde par trop d’anachronique candeur, sur le siècle !… Nous avons marché, que diable !… La littérature, autrefois spécialisée, est devenue aujourd’hui un omni-métier, si j’ose dire, un métier très complexe, très en dehors, où la force du talent et la qualité de la production ne sont rien, rien, rien ; où la mise en scène, polymorphique et continue de la vie de l’auteur, est tout, tout, tout !… Tenez !…

M. René Barjeau, vivement, prit, sur la table, un petit gendelettre de plomb, qu’il fit tourner entre ses doigts, avec une surprenante habileté :

— Tenez !… voici X… Sa réputation est universelle… Je puis même affirmer qu’il est absolument illustre… Or, vous m’accorderez que son illustration qui est immense, n’est pas du tout en rapport avec son œuvre qui est immense aussi, mais immensément piteuse… Eh bien ! je suis sûr ; je lis dans vos yeux que vous trouvez cela injuste, ou que vous expliquez l’énormité de cette contradiction par un mot fataliste, et qui n’a pas plus de sens que la chose qu’il exprime : la chance !

— Certes ! déclarai-je.

— En quoi vous avez le plus grand tort, et vous montrez — excusez-moi ma hardiesse — un psychologue inférieur. Là où vous proclamez : Injustice ! moi je réponds : Récompense ! Là où vous vous écriez : Chance ! moi, je réplique : Volonté !… Voyons, monsieur, avez-vous réfléchi, une minute, au persistant et terrible effort de X… vers la renommée et le succès ?… Savez-vous ce que sa gloire représente d’ingéniosité roublarde, de canailleries effrontées ou hypocrites, de cynisme réclamier, de génie de l’intrigue ?… Avez-vous calculé ce qu’il dû dépenser de bassesses, de trahisons, de férocités carnassières ?… Ç’a été un travail de toutes les minutes, une héroïque tension, une activité prodigieuse de tous ses mauvais instincts… Aujourd’hui, il est payé !… Pouvez-vous dire qu’il ait volé une réputation acquise au prix de tant de peines, de tant de luttes quotidiennes et épuisantes ?… Son mérite me paraît, à moi, d’autant plus grand, sa récompense d’autant plus juste, qu’il avait à imposer à l’attention universelle une œuvre d’une médiocrité reconnue et d’une rare imbécillité.

M. René Barjeau planta le petit gendelettre de plomb, debout, sur un poing rouge qui, dans l’épure, figurait une sorte de pylône apothéotique et fulgurant. Puis, doctoral et bonhomme à la fois, il poursuivit :

— Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame, savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports à la mode, et qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Les uns sont devenus célèbres, parce qu’ils se targuèrent de leurs belles relations et ne cessèrent d’énumérer leurs succès dans des salons recherchés, où, d’ailleurs, ils n’étaient pas reçus. Les autres tirèrent leur gloire, en faisant étalage de leur insociabilité… D’ailleurs, il n’y a pas de règle absolue… Tous les moyens sont bons, à condition qu’ils soient extra-littéraires et qu’on y mette de la persistance et de la passion. La bicyclette, le cheval, la peinture, le bateau, sont d’excellentes choses et très utilement employables ; la maladie aussi, quand elle est présentée d’une façon attendrissante ou mélodramatique… Ah ! monsieur, si j’avais le loisir, en ce moment, de démonter la gloire de presque tous nos grands hommes — les plus incontestés et les plus retentissants — nous y découvririons, à l’origine, moins encore !

Il se leva, après avoir disposé sur l’épure toute une armée de petits gendelettres de plomb, et, en me reconduisant, à travers les salles du très vieux couvent, il me dit :

— Comprenez-vous, maintenant ? Ce que j’ai voulu, c’est centraliser, c’est totaliser la vanité infinie, et le cabotinisme multiforme de nos chers gendelettres ; c’est donner à leur fureur de réclame un champ plus vaste et un public plus grouillant, et les bien pénétrer de cette vérité que j’ai, d’ailleurs, l’intention de graver, en lettres d’or, au fronton de notre galerie des Machines : « Le ridicule n’existe pas : ceux qui osèrent le braver en face conquirent le monde. »

Merveilles de la science

Sous ce titre : Enquête sur l’état psychique des artistes et des scientistes, M. A. Hamon, sociologue bi-mentaliste, aidé de M. René Ghil, poète biométrique et sully-prudhommesque, lance à travers l’Europe pensante et le Nouveau-Monde artiste, la circulaire que voici. Ai-je besoin de dire qu’elle me parut vraiment extraordinaire ? Stupéfaction, tel fut l’état psychique où me mit la lecture de ce document… ah ! oui, de ce document, si j’ose m’exprimer ainsi.

132, Avenue de Clichy.

Monsieur,

Il nous a paru intéressant de rechercher l’état psychique, essentiel et comparé, des artistes (peintres, musiciens, poètes, romanciers), et des scientistes (naturalistes, biologistes, philosophes, sociologues, etc…).

Dans ce but, nous avons dressé le questionnaire suivant. Notre intention est d’utiliser les documents envoyés, dans un ouvrage à paraître fragmentairement dans les revues de France et de l’étranger, et, ensuite, en librairie.

Persuadés que vous voudrez bien nous aider en cette œuvre scientifique, nous vous prions de nous favoriser de votre réponse dans le plus court délai possible.

Veuillez agréer, etc…

A. Hamon,
René Ghil.

Nota. — Les réponses peuvent être faites en portugais.

Suit le questionnaire, divisé en quatre chapitres principaux, lesquels sont, chacun, subdivisés en une infinité de sous-chapitres qui convergent, en divergeant, vers l’idée dominante des chapitres, habilement disposés selon des rythmes tangentiels et circonstancieux. Je ne sais si j’explique clairement la pensée de M. A. Hamon.

À mon grand regret, je me vois dans l’impossibilité matérielle de le publier, ce curieux questionnaire. Non que les lois sur la pudeur et sur la sécurité de l’État s’y opposent. Mais parce que les vingt-quatre colonnes du Journal ne suffiraient pas à contenir les cent vingt-huit questions — d’ailleurs joyeusement scientistes — qui composent ce monumental morceau. On m’excusera.

***

On m’excusera, j’aime à le croire. Mais nulle force, dans le monde, ne m’empêchera de clamer et de proclamer que voilà une idée qui n’est pas bête. Non seulement elle n’est pas bête, cette idée, mais on peut, on doit affirmer, sans exagération, ni emballement, qu’elle est véritablement et scientistement géniale. Oui, géniale : je maintiens le mot pour les pauvres diables qui seraient tentés — ô l’ignorance ! — d’en sourire.

Déjà, dans la Psychologie de l’anarchiste-socialiste, M. A. Hamon nous avait magistralement montré comment — pour la plus grande gloire du document, certes ! — il faut savoir tirer parti de la copie des autres, et que l’on peut être, à bon compte, sans jamais écrire soi-même, un intarissable et prestigieux écrivain. J’avais applaudi à cette tentative qui offrait aux biologistes affaiblis et aux poètes impuissants, le miraculeux et facile moyen de ne pas interrompre une production, dont la source, en eux, était depuis longtemps, irrémédiablement tarie. Parodiant un mot célèbre, je m’étais écrié : « La littérature, c’est de faire travailler les autres ! ». On sait donc avec quelle sympathie j’avais accueilli cette nouveauté. Mais la sympathie devint vite de l’enthousiasme. Et combien s’accroît, aujourd’hui, cet enthousiasme, lorsqu’il m’est donné de constater à quel point de perfection réalisée M. A. Hamon a pu hausser cette tentative dont la portée sociale est incalculable, et la trajectoire, à travers la bi-mentalité universelle, reste malheureusement inobservable encore, comme tant de choses.

Avec un sens très exact des contingences et un flair de psychologue supérieurement doué, M. A. Hamon, amplifiant sa méthode et généralisant sa conception de la littérature, s’adresse, cette fois, à une catégorie de citoyens, naturellement bavards, incroyablement vaniteux et pour qui, parler de soi constitue, sinon la seule raison d’être, du moins la préoccupation favorite. Si tous les artistes et scientistes sollicités répondent aux cent vingt-huit questions de MM. A. Hamon et René Ghil, ces derniers ont, désormais, leur vie durant, des volumes tout faits sur la planche… La statistique nous apprend, en effet, qu’il existe, rien qu’en France et dans la principauté de Monaco, quatre cent quatre mille peintres, sans en excepter M. Carolus-Duran ; dix-huit mille neuf cent douze sculpteurs ; six cent trente mille musiciens ; un million de poètes et quatorze millions de romanciers, les divers scientistes désignés par M. A. Hamon, y compris les photographes, les bandagistes et les conducteurs des ponts et chaussées, composant le reste de la population. À dix autobiographies par volume, calculez ce que cela fait de volumes. Ô Eugène Fasquelle, cher et intrépide éditeur, dont nous célébrions hier, en un cordial banquet, la décoration si méritée, auriez-vous jamais prévu un tel mascaret de livres dans le Caudebec sommeillant et tranquille de nos littératures ?

***

Ce qui me ravit plus encore que la beauté sainte de cette méthode de travail, si ingénieusement inaugurée par MM. A. Hamon et René Ghil, c’est sa sûreté scientifique. Avec un tel luxe de précautions empiriques, pas d’erreurs possibles : on peut, d’ailleurs, en avoir un aperçu, réduit, chaque semaine, dans Le Figaro, où les peintres, invités à établir leur état psychique, essentiel et comparé, à dresser rapidement la nomenclature de leur anthropométrie morale, ne parlent que de leur merveilleux génie et des exceptionnels prodiges que sont leurs facultés picturales, visuelles, auditives, olfactives, tactiles, gustatives, intellectuelles, amoureuses et littéraires, comme M. Benjamin Constant, lequel, interrogé dévotement sur les sensations que lui cause sa propre peinture, déclarait modestement ceci :

— Oui, je suis le plus grand peintre de ce temps, et peut-être de tous les temps… Mais, que voulez-vous ? Cela n’a rien d’étonnant… C’est ma fonction naturelle, en somme… Il n’y a donc pas lieu que je tire de cette incontestable supériorité un orgueil quelconque… Non… Ce par quoi je suis vraiment particulier — dirai-je, surhumain, pourquoi pas ?… — c’est par mon génie de littérateur et de philosophe… Je m’amuse, souvent, à buriner des maximes des pensées d’un ordre spirituel vraiment unique, si unique vraiment, que les maximes d’un La Rochefoucauld, les pensées d’un Pascal ou d’un Goethe, semblent, au regard des miennes, les piteuses réflexions d’un enfant idiot.

Et cet autre qui disait :

— Oh ! moi !… je fais bon marché de la syntaxe de mon dessin… Ce qui le caractérise, voyez-vous, et lui assure l’éternelle admiration des hommes… c’est la ponctuation !… Elle est sublime !

Je dédie ces deux documents à M. A. Hamon et à M. René Ghil, pour leur donner un avant-goût de tous ceux dont ils sont appelés à éditer, en des volumes de science rigoureuse, les incommensurables vanités…

***

Hier, j’ai rencontré M. A. Hamon. Armé d’un mentaloscope, qui est un instrument bizarre et compliqué, rappelant, par la forme, la si curieuse machine à décerveler qu’inventa récemment M. Alfred Jarry, il recueillait l’état psychique, essentiel et comparé, du citoyen Faberot.

— Vous voyez, me dit-il… Ça va… ça va… En attendant les réponses à mon questionnaire, je vais dans la rue, au café, à domicile… avec mon instrument…

Et comme je lui marquais mon étonnement.

— Oh ! fit-il… N’ayez crainte. Il rédige tout seul… C’est très commode !…

S’adressant au citoyen Faberot, M. Hamon commanda :

— Attention !… je continue.

De la main gauche, il tenait son questionnaire… de la main droite, il ajustait le mentaloscope sur le crâne du citoyen Faberot, étonné et sérieux.

— Quatrièmement ! lut-il en même temps qu’il tournait rapidement une petite manivelle qui faisait : « Crrr… crr… crr… » Quatrièmement… Êtes-vous plutôt harmoniste que coloriste ? Mélodiste que dessinateur ?… ou réciproquement ?

M. Hamon cessa de tourner la manivelle, et du fond de l’instrument, parmi des bruits de déclics et des vibrations de ressorts, j’entendis une toute petite voix rageuse et sourde qui disait, en portugais :

— Suis chapelier, nom de Dieu ! Espèce de bouffi !

— Rigoureusement scientifique ! déclara M. Hamon, qui déplaça l’instrument sur le crâne du citoyen… et se remit à tourner la manivelle. « Cinquièmement… »

Mais je m’enfuis en riant…

Edmond de Goncourt

La mort d’Edmond de Goncourt a été si soudaine, j’éprouve de cette mort un si grand bouleversement, et une affliction si profonde que je ne saurais, en vérité, me mettre dans la calme disposition d’esprit qu’il faut pour juger une existence considérable, comme fut la sienne, et pour parler, comme il convient, de son œuvre illustre et vénérée. J’aurais beau vouloir rassembler des idées, des dates, des traits caractéristiques, relire des pages de ses livres, compulser des paquets de ses lettres, je ne pourrais ; et je serais vite ramené, par la douleur, d’un effort que je sens, aujourd’hui, au-dessus de mes nerfs, à cette constatation hébétée et déprimante : « Est-ce possible qu’il soit mort ? ».

Lorsque, jeudi matin, je reçus de M. Alphonse Daudet la dépêche fatale, je ne voulais pas y croire. Je la relus plusieurs fois, avant que cette idée pût pénétrer en moi, tant elle révoltait ma raison. Cela me paraissait une chose qui ne devait jamais arriver. C’est que j’avais encore dans les yeux et dans le cœur la vision toute fraîche d’un Goncourt robuste, alerte, plein de santé, plein d’ardeur, plein de projets, hélas si touchants ! Il y a juste quinze jours, ce matin, qu’il était venu passer la journée, chez moi, avec Robert de Montesquiou, dont il goûtait fort l’esprit si fin, la causerie si ingénieusement, si spontanément élégante. Edmond de Goncourt fut, ce jour-là, d’une gaieté expansive, d’un entrain, comme il n’en avait pas toujours l’habitude. Il nous enchanta par cette incroyable jeunesse d’esprit qu’il conservait intacte, sous ses cheveux blancs, malgré tout ce que la vie, avec ses disputes quotidiennes et ses reniements, avait pu lui apporter de déboires amers et d’injustice vivement ressenties. Jamais, je crois bien, je n’eus de sa vitalité une idée aussi rassurante que ce jour-là. Il était de ceux qui éloignent, jusqu’au miracle, l’image de la mort.

Depuis jeudi, je vais et je viens dans la maison, je vais et je viens dans le jardin, essayant de retrouver toutes les choses qu’il nous dit à la place même où il nous les dit. Je m’arrête devant les fleurs où il s’arrêta. Et je revois la joie de ses yeux, je revois la joie de ses mains, de ses vives et souples mains qui touchaient aux fleurs avec cette grâce respectueuse et caressante, avec cette jouissance tactile qu’elles avaient lorsqu’il tirait de ses vitrines, pour nous le montrer, un fragile et incomparable bibelot. Et j’entends aussi sa voix, toute proche encore, qui me dit : « Voyons, Mirbeau, quand donc me donnerez-vous quelques-uns de ces iris japonais ? ». Il avait été convenu que je devais aller à l’automne les planter dans son jardin d’Auteuil. Cela le ravissait à l’avance. Et j’ai encore dans l’oreille ces mots : « Avec ces iris que vous planterez, les pivoines qu’Hayashi m’enverra du Japon, cet hiver, et si Antoine joue La Faustin, me voilà heureux pour quelques temps ». Hélas ! le voilà heureux pour toujours !

On me pardonnera de mêler à ces notes décousues et tremblantes des souvenirs tout personnels. Mais ils m’obsèdent. Et je l’aimais, et je l’admirais entre tous et — bien qu’il ne fût pas, en amitié, prodigue de démonstrations — je sais aussi que j’étais aimé de lui. Lorsque quelqu’un qu’on a vraiment aimé et de qui l’on était aimé disparaît pour toujours, un grand découragement vous prend, et l’on ne peut que bégayer de petites choses, comme un enfant.

***

Mais il faut se dire qu’Edmond de Goncourt ne disparaît pas et qu’il entre, au contraire, dans cette vie supérieure où il nous est davantage présent et chéri plus encore. Si son image mortelle s’abolit au mystère de l’invisible, nous voyons l’image agrandie de son esprit rayonner plus lumineusement sur notre mémoire, s’y faire désormais impérissable et glorieuse. Tout ce qu’elle offre de beautés uniques, de nobles exemples s’y grave en traits profonds qui ne s’effaceront plus. La postérité commence pour lui. Elle vient, calme et certaine, sans tout le cortège des camaraderies aveugles et des intérêts complaisants, déposer sur son cercueil la palme d’or de l’éternelle vie et confondre, à nouveau, dans notre pitié douloureuse, les âmes des deux frères un instant séparées, et maintenant réunies à jamais dans la durable survie de la mort.

Edmond de Goncourt eut une passion exclusive, héroïque et violente : la littérature. Il y sacrifia tout, comme un prêtre à sa foi. Il redouta la femme pour ce qu’elle peut apporter avec elle d’entraves à l’indépendance d’un écrivain, aux libres expansions spirituelles d’un artiste. S’il a fait son foyer désert et vide de cette grâce et de cette consolation, c’est pour faire son œuvre plus sincère, pour la préserver des petites concessions auxquelles, presque toujours, vous assujettit l’influence de l’épouse ou le caprice de l’amie. Il préféra sciemment la solitude certaine et ce qu’elle comporte, surtout dans la vieillesse, de tristesses desséchantes, à la possibilité d’une éclipse, même momentanée, de ses vertus professionnelles. Non qu’il fût ce qu’on appelle un misogyne — il se plaisait infiniment dans la société des femmes, et il savait s’y montrer charmant, — mais il ne voulait pas sacrifier à un plaisir, quelque vif qu’il fût, ce qu’il considérait comme le devoir, si douloureux fût-il parfois. Aussi chercherait-on vainement, je crois, dans notre littérature, une œuvre plus vraiment sincère que la sienne, plus absolument exempte de concessions au goût changeant du public, comme aux capricieuses exigences de la mode, et affirmant davantage un caractère de lutte et de révolte contre les stagnations de la routine et la lourde inertie des idées toutes faites.

Je n’ai, je le répète, ni le temps, ni la liberté d’esprit qu’il me faudrait pour étudier, même synthétiquement, cette œuvre extraordinaire, qui contient tant de choses essentielles, qui contient toutes choses, pourrais-je dire, car elle va du roman à l’histoire, de l’essai d’art au théâtre, de la philosophie la plus haute aux papotages indiscrets du mémoire ; elle restitue, avec quelle magie de mouvement, avec quel tumulte de vie retrouvée, le passé, et traduit le moderne. Rien de ce qui constitue l’organisme d’une société, rien de ce qui fut la curiosité intellectuelle d’une époque ne lui demeure étranger. Edmond de Goncourt s’intéresse à tout avec passion, il voit tout, il sent tout, des choses que, même après Stendhal et Balzac, nous ne nous étions pas avisés de voir et de sentir, et il a, pour les exprimer, un style singulièrement vivant et multiple, qui rend — presque physiquement — la couleur, le dessin, l’odeur, le frémissement, le reflet.

En tout ce qu’il tenta, en tout ce qu’il réalisa, dans le roman, avec Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Madame Gervaisais ; au théâtre, avec Henriette Maréchal et La Patrie en danger ; en histoire, avec les Tableaux de la société sous le Directoire ; en art, avec ses monographies des artistes au xviiie  siècle, et ses si curieuses, si patientes recherches sur les artistes japonais, il se montra, chaque fois, un initiateur, un précurseur. On peut dire de Goncourt qu’on lui doit l’introduction, dans la littérature française, de sensibilités nouvelles et, par conséquent, de nouvelles formes de pitiés. Son nom a été une date importante et qui demeurera célèbre dans les lettres. Comme l’a dit M. Émile Zola, il est vraiment le maître, notre maître. De lui part, d’une façon victorieuse et définitive, l’affranchissement du livre.

***

Maintenant, je voudrais deux mots sur une question délicate et qui me tient à cœur. En ces dernières années, Edmond de Goncourt fut fort attaqué, à cause de son Journal, même de quelques-uns de ses familiers qui l’avaient toujours admiré jusque-là. Je ne rééditerai pas les objections qui lui furent adressées à ce propos. Il semble qu’il y en eut quelques-unes de justes — je ne parle pas naturellement des invectives — lesquelles ne manquèrent point non plus, et grâce à quoi on espérait ternir et rabaisser une réputation qu’il n’est au pouvoir de personnes de ternir ou rabaisser. Certes, tous nous eussions aimé que le grand écrivain arrêtât sa publication, voilà déjà quelques années. Mais puisqu’il en décida autrement, nous devons bien accepter ce Journal, dans son œuvre. Et pour ma part, je l’accepte sans scrupule, et je me suis fait à cette idée qu’il en est le complément nécessaire et émouvant. Victor Hugo disait qu’il fallait tout accepter de Shakespeare, comme une brute. Moi, j’admire tout de Goncourt comme une brute.

Et après tout, ce Journal des Goncourt, n’est-il pas un livre curieux, toujours, — souvent poignant, comme la confession d’un ami, désenchantant aussi comme un voile qui se déchire sur des intimités imprévues — trop tôt révélées peut-être — enfin, tel quel, en, son décousu, en son déshabillé irrévérencieux de vie mêlée à la fable, un livre impressionnant où l’on sent vibrer à chaque ligne l’âme du noble et grand artiste qui le vécut et qui l’écrivit. Il y a bien des nerfs, dans ce livre, bien des sensibilités exacerbées ; il y a aussi le perpétuel lancinement d’une blessure qui saigna toujours, blessure causée par l’indifférence si longue où le public tint longtemps le prodige de son talent. Il y a aussi, perçant les fiers mépris, une aspiration irritée, et pour ainsi dire maladive, vers le succès, en tout cas, sincèrement avouée, ce qui la rend touchante. Il y a tout cela, soit !

Et qu’est-ce donc que cette petite tache d’ombre, devant l’éblouissement de cette œuvre ? Que vaut cette faiblesse passagère dans l’impeccable unité de ce caractère où, tous, nous n’avons à puiser que de nobles et beaux exemples ? Et si c’est une faiblesse, après tout, il faut que nous l’aimions, que nous la chérissions, plus encore qu’une vertu, car rien n’émeut chez un grand homme comme ces petites faiblesses qui le rendent plus humain, plus près de nous, plus fraternel.

***

Ô cher et grand Edmond de Goncourt, j’irai, l’automne venu, planter les iris que vous aimiez non dans votre jardin, hélas ! ainsi que nous en avions décidé, mais autour de votre tombe. Et si les fleurs parlent, elles vous diront la fidélité de mon deuil et de mon culte pour vous, et combien, dans ce douloureux et harassant métier des lettres, votre amitié m’a été la joie la plus pure, et la plus haute fierté de ma vie.

Autour d’un penseur

Après six mois d’intrigues inouïes, de démarches réitérées, de négociations cent fois rompues et cent fois reprises, je fus, enfin, admis à l’extraordinaire et miraculeux honneur de contempler l’auguste face de M. le vicomte Melchior de Voguë. Cet événement que relatent, avec des détails erronés d’ailleurs, toutes les gazettes de l’Europe, s’accomplit un samedi, jour favorable aux surprises de l’histoire. Dois-je le dire ? l’accueil glacial que je reçus de ce grand homme, sa physionomie sèche, la solennité vide de son expression générale me déconcertèrent tout d’abord.

— Vous avez désiré me voir, monsieur, me dit-il non sans un trop visible dédain, soit !… Mais voici ce que j’ai déclaré à notre négociateur — je crois devoir vous le rappeler, afin d’éviter toute équivoque : « Qu’il vienne ! Mais je ne parlerai pas… je ne lui dirai rien… Ma dignité veut que je reste muet, devant lui, comme à la Chambre… Il me verra seulement dans mon appareil de penseur sublime… Oui, en sa présence, je consens à penser des choses sublimes… Ça, je peux le faire… Quand il entrera dans mon cabinet, je tiendrai en ma main un crâne, ou une couronne, ou une vieille épée, et j’en tirerai — mentalement — toutes les réflexions sublimes que doivent suggérer à un esprit comme le mien de nobles objets périmés et douloureux comme ceux-là ! » Permettez cependant que je prenne position, car je n’attendais pas si tôt votre visite.

Il saisit sur son bureau une vieille couronne ducale, qui lui servait de presse-papier, la soupesa dans sa main droite, et, le front tristement appuyé à sa paume gauche, il appela à lui les pensées profondes et les sublimes symboles.

Lorsque je l’eus admiré, durant quelques minutes :

— C’est très beau, avouai-je, très impressionnant, très dramatique… Mais le sublime, avec ses ordinaires accessoires : les couronnes brisées, les crânes en poussière, les vieux tombeaux, ne trouvez-vous pas qu’il a, parfois, ses dangers ? Voyez plutôt M. Mounet-Sully… Il y a bien du déchet dans son sublime… Et il s’y connaît pourtant !… Ah ! le sublime ! Réussi, c’est Hamlet… et alors nous frissonnons en nos moelles… Oui, mais, raté… c’est Joseph Prudhomme, monsieur le vicomte… Et voilà une chose bien, bien ridicule !…

— Mon sublime, à moi, ne rate jamais, monsieur, répliqua M. Melchior de Voguë, en déposant la couronne qui le gênait sur un fauteuil… Il est d’une qualité supérieure, d’un mécanisme si parfaitement huilé, qu’il peut fonctionner sans arrêt pendant des mois et des mois… Tâtez, monsieur, je vous prie, la matière résistante de mon sublime… Toutes les râpes de l’envie, toutes les scies de la raillerie s’y sont usées les dents, à le vouloir mordre.

— Certes !… Et je vous approuve de vous montrer dans le décor spirituel qui vous est familier, et qui fait le mieux valoir votre genre de beauté morale. Pourtant, ne craignez-vous pas un peu la monotonie de cette attitude ? Ne pensez-vous pas qu’il serait habile aussi de découvrir l’autre face de votre génie ?

— Comment !… s’écria M. Melchior de Voguë jouant la surprise, mon génie a deux faces ?… Vous êtes sûr ?… Je ne suis pas que sublime ?… Je suis encore quelque chose de plus ?… Que suis-je donc encore ?

— Vous êtes un ironiste, aussi, monsieur le vicomte !…

À ce mot d’ironiste, M. Melchior de Voguë était devenu triste, comme devant une antique sépulture royale. On eût dit que ce mot ravivait en lui des plaies secrètes. Mais, tout d’un coup, sa pensée escalada les hauteurs où la mélancolie se shakespearianise et se russifie la tristesse des grandes âmes.

— Mon ironie, hélas !… Je n’y songeais pas… Je n’aime pas à y songer… Je suis un ironiste, c’est vrai !… mais cet état d’esprit qui ne m’est pas naturel et spontané comme le sublime, me fatigue extrêmement… Je ne puis manœuvrer mon ironie ainsi que je le voudrais !… Elle est fort lourde, monsieur… elle pèse cent vingt mille kilos… Pour la soulever un peu, au-dessus de la terre, mes bras ne suffisent point… Il me faut des crics, des treuils, des chèvres, de puissants leviers. Et toujours, elle retombe sans avoir pu prendre son vol, et elle écrase quoi ?… Des mouches !… Cent vingt mille kilos d’ironie pour écraser une mouche ou pour ne rien écraser du tout, vous conviendrez que c’est se donner beaucoup de mal vainement… Non, j’aime mieux être sublime tout le temps… Je suis à l’aise dans le sublime… C’est mon élément naturel, et si j’ose dire, ma véritable atmosphère… J’y brille d’un rare et merveilleux éclat… J’y brille, et même j’y chateaubrille !…

Je profitai de ce délicat jeu de mots pour vaincre, par la flatterie, les dernières résistances de M. Melchior de Voguë.

— Chateaubriand !… clamai-je… Ah ! nous y voilà donc arrivés ! Et par quel ingénieux détour !… Il vous doit beaucoup ?…

— Il me doit tout… Si je ne l’avais pas, rien que par mon style, remis en honneur, qui donc y penserait aujourd’hui ?… Diplomate, homme politique, écrivain et vicomte comme moi, on peut dire qu’il eut de la chance de renaître en ce rapprochement… Ma célébrité rajeunit la sienne, la corrobore, la continue… ou la recommence, à votre choix… Mais Chateaubriand a, sur moi, cette infériorité de n’avoir pas connu Dostoïevski — ce qui est son crime, et ce qui est son châtiment, de ne pas s’être appelé : Melchior, qui est un nom magique, ainsi que vous le savez, et, par conséquent, prédestiné… — Sans doute, il ne s’appela pas Melchior… et Mme Récamier dut le regretter vivement… Toutefois, il écrivit beaucoup de belles œuvres !…

Moi, monsieur, je ne les écris pas… je les pense… Avouez que c’est quelque chose de plus rare et de plus élégant !… Entre nous, Chateaubriand avait trop de facilité, trop d’abondance… Il écrivait un peu à tort et à travers… Je n’aime pas la fécondité… elle a je ne sais quoi de vulgaire et qui manque de race… Moi, il me faut deux mois pour faire un article au Figaro… un mois pour le penser, un mois pour l’écrire… Et ma supériorité est en ceci qu’il n’y a rien dans mes articles… Vous pouvez taper sur mes articles… Ils sonnent le vide comme un tambour… mais ils sonnent… Et voilà ce que c’est que le sublime !…

M. Melchior de Voguë commençait à me fatiguer, avec son sublime. Je détournai la conversation.

— N’avez-vous pas inventé aussi une espèce de religion ? demandai-je.

— C’est parfaitement exact… Bouddha… le Christ… Mahomet… Melchior de Voguë… telle est la filiation. J’en suis même un peu le Dieu de cette religion… et j’ai aussi des adorants… MM. Maurice Pujo, Henry Bérenger, Desjardins… S’ils ne sont pas nombreux, ils sont de qualité et pleins d’ardente jeunesse…

— Ne pourriez-vous pas m’expliquer, dans ses grandes lignes, votre religion ?

— On n’explique pas les religions, monsieur… On les invente. Et puis après, elles s’arrangent, comme elles peuvent… La vérité, c’est que j’ai inventé cette religion pour la jeunesse…

Oui, un jour, j’ai découvert que la jeunesse avait besoin d’une religion… Mais si vous voulez avoir quelques renseignements particuliers, lisez l’Art et la Vie. C’est une petite revue fort ennuyeuse, qui est toute imprégnée de ma pensée, et qui organise les expositions des Peintres de l’âme. Elle est fort documentée sur l’idéal. Elle seule sait ce que c’est que l’idéal… Mais elle ne le dit pas… Il ne faut jamais dire ce que l’on sait, et ne jamais savoir ce que l’on dit… Le sublime est à ce prix…

— J’ai encore deux question à vous poser, monsieur le vicomte… Votre rôle à l’Académie ?

— Mon rôle à l’Académie est d’y avoir été élu… Comme ancien diplomate, homme politique futur, vicomte authentique et pénible écrivain…

— Et comme Dieu aussi, sans doute !

— Comme Dieu également, j’y avais tous les titres… J’ai encore un autre rôle à l’Académie, celui de veiller, jalousement, à ce qu’aucun grand littérateur n’y pénètre. Et lorsque j’écris sous la forme légère et charmante que vous me connaissez, que j’eusse voté pour Napoléon Bonaparte, bien qu’il fût de mauvais ton avec les femmes et les papes, c’est encore un de ces tours que me joue mon ironie de cent vingt mille kilos, car je vote toujours, et toujours je voterai pour M. Costa de Beauregard.

— Votre rôle à la Chambre, monsieur le vicomte ?

— Encore mon ironie ! En ai-je fait naître, des espoirs !… On allait partout disant : « Enfin, nous allons donc avoir un homme, un grand homme ! » Je devais remplacer Lamartine à la tribune, comme j’avais remplacé Chateaubriand dans la littérature. Les partis s’agitaient… Les ministères étaient pleins d’angoisse !… Quelque chose surgirait de moi, qui était une beauté !… Eh bien, non !… Je décidai que le silence convenait mieux à ma nature de penseur sublime, et que ce que j’aurais pu dire, il était de meilleur ton, et plus éloquent de le penser !… D’ailleurs, les discours ne s’improvisent pas. Si, pénible écrivain, un article de journal exige deux mois de mon travail obstiné, je calculai, orateur laborieux, qu’un discours pour la Chambre, me demanderait au moins six mois… Et puis, M. Roche, dont j’avais dû subir l’humiliante protection électorale, — ce qui était dur pour un gentilhomme de fierté et de mon mépris, ne voulait pas que je parle…

M. Melchior de Voguë s’aperçut alors qu’il avait trop parlé. Il reprit dans sa main la vieille couronne ducale qui se navrait sur le fauteuil, et se remit à penser à des choses sublimes et profondes, silencieusement.

Je m’esquivai…

À Waterloo

— Vous tombez bien, me dit M. Henry Houssaye en m’offrant un siège… Je reviens justement de voyage, ce matin.

— Vous revenez de Waterloo, sans doute ?

— Nécessairement… D’où voulez-vous que je revienne ?… Il y a des gens qui reviennent de Pontoise… Moi, je suis celui qui, plus heureux que Napoléon, revient toujours de Waterloo… C’est mon genre…

— Tous les genres sont bons… Est-ce que vous n’irez pas aussi à Sainte-Hélène ?

— Oui… j’irai un de ces jours… Mais c’est un peu loin… J’attends que l’Académie ait un yacht… Je ne comprends pas qu’elle n’en ait pas un, depuis longtemps… Ça lui manque !… Un yacht avec un pavillon vert !… Qu’en dites-vous ?

— Il n’est pas possible qu’une âme généreuse ne lui fasse pas ce don, quelque jour, — du moment que vous en exprimez le désir, cher Monsieur Houssaye…

— Je le souhaite… car, alors, je pourrai refaire le même voyage que fit Napoléon… Je compterai les vagues, j’interrogerai les requins, qui sont de vieux grognards, et je dirai au vent : « Parle-moi de lui, grand-père ! » Vous voyez d’ici quelle série d’intéressants témoignages je pourrais rapporter dans ces conditions…

— Ah ! vous êtes un véritable historien, cher monsieur !… ne pus-je m’empêcher de crier avec enthousiasme.

Et lui, modeste, répliqua :

— Le document !… Voilà tout !… Et c’est ce qui vous explique pourquoi Michelet ne fut pas de l’Académie, et pourquoi moi, j’en suis.

Mais la conversation, à peine commencée, ne tarda pas à languir. Je ne savais plus que dire, M. Henry Houssaye ne savait plus que répondre. Je vis l’instant critique où ce silence allait s’interposer entre nous. Je le conjurai par cette brusque interrogation :

— Dites-moi, cher monsieur, par suite de quelles extraordinaires complaisances, d’une part, de quelles extraordinaires humiliations, d’autre part, avez-vous été nommé de l’Académie française ?… Car enfin, … entre nous…

M. Henry Houssaye ne sourcilla pas et répondit :

— Je vais vous expliquer cette chose qui vous étonne, et qui m’étonne moi-même, quand j’y réfléchis. — Aussi bien, il faut que cette histoire s’écrive… Et je l’écrirai, quand j’en aurai fini avec Napoléon… En attendant, nous parlons entre nous, n’est-ce pas ?

— Je vous le jure.

— Eh bien ! avez-vous remarqué que j’ai une tête de médaille ?… Du moins, grâce à de savantes coupes de cheveux et de barbe, je me suis efforcé à l’avoir, et, sincèrement, je crois que j’y ai réussi ! Y ai-je réussi ?

— C’est frappant, admirai-je.

— N’est-ce pas ?… Pour entrer à l’Académie, quand on n’a pas de talent, quand on n’a aucune sorte de talent — ce qui est mon cas — il faut avoir une tête de quelque chose, une tête de n’importe quoi… Moi, j’ai opté pour la tête de médaille… La tête de médaille a je ne sais quoi de sévère, de grave…

— De gravé, vous voulez dire ?

— De grave et de gravé, ne chicanons pas, je vous prie… Enfin, elle a je ne sais quoi de déjà historique… Elle sied à la jeunesse par un genre de noblesse spéciale ; elle vous donne tout de suite un air de célébrité préexistante, pourrais-je dire… Aussi, tenez, lorsque j’étais quelque part, au théâtre, à l’Académie, où déjà je n’avais garde de manquer une séance publique, j’entendais les gens se demander : « Quel est donc ce jeune homme qui a une si belle tête de médaille ? » Et les gens de répondre : « C’est M. Henry Houssaye, un jeune homme qui a traduit du suisse Le Cheval de Phidias, de M. Cherbuliez… Un grand avenir. » Je nageais en pleine Grèce, alors… Alcibiade… les vases étrusques… Épaminondas… je ne sais plus quoi encore !… Du fait de cette tête de médaille que, par un coup de fortune, je m’étais imposée, je conquérais une personnalité !… Mon austère jeunesse corrigeait ainsi la vieillesse légère de mon père, et ce que sa notoriété avait de trop frivole… J’opposais à ses héroïnes galantes les grandes figures de l’antiquité et du quarante et unième fauteuil, où l’on ne s’assied jamais. Je faisais le quarantième, où je me prélasse aujourd’hui.

— Vous pensiez déjà à l’Académie ?

— Naturellement… À quoi vouliez-vous que je pensasse ?… J’y ai pensé tout petit… à l’âge où les enfants jouent aux billes, moi, je jouais à l’académicien… Généreuse enfance et dont je me souviens avec attendrissement !…

— Et puis ?

— Et puis, quoi ?

— Vous avez une tête de médaille… c’est quelque chose, soit !… Mais cela ne suffit pas à vous ouvrir les portes de l’Académie… Vous avez bien dû vous livrer à quelque autre travail, sinon plastique, au moins intellectuel…

— Certes !… Et cela me fatigua extrêmement… Pendant des années et des années, j’ai été bien gentil, bien sage, bien respectueux… J’ai choisi avec soin et discernement les maisons influentes et ennuyeuses où je dînais, et les salons plus ennuyeux encore où, tous les soirs, je me montrais, et aussi les opinions qui ne choquaient personne… Et je disais à tout le monde : « Je ne suis rien… Je suis un pauvre jeune homme bien gentil, bien sage, bien respectueux… Je n’ai pas de talent, et je suis très heureux… Car si j’avais du talent, je ne serais pas si gentil, si sage, si respectueux, et j’aurais, peut-être, des opinions qui risqueraient de vous choquer… Oui ! tout, plutôt que de vous choquer, de choquer quelqu’un, n’importe qui… Car on ne sait pas où ce quelqu’un et ce n’importe qui peuvent aller, les rencontres qu’ils peuvent faire… les influences secrètes qu’ils peuvent déterminer. » Et je disais encore, aux gens qui m’adressaient des compliments sur mes ouvrages : « Non… vous vous trompez, ce n’est pas bien… je n’ai pas de talent… je n’ai rien que de la gentillesse, de la sagesse, du respect, et quarante mille volumes… Je travaille beaucoup, voilà tout mon mérite… je pioche, je pioche… je suis un bûcheur… je lis mes quarante mille volumes… je fais ce que je peux… mais je ne peux rien… Ce n’est pas de ma faute. » Et je m’humiliais tant et plus, et je m’effaçais si bien que, ne portant ombrage à personne, chacun m’aimait, me poussait, et l’on se disait entre soi : « Vraiment, ce petit Houssaye est bien gentil, bien sage, bien respectueux, il ne choque personne… Il faudra faire quelque chose pour lui ! » À un autre que moi, on eût offert une place de percepteur ou de bibliothécaire communal… À moi, on offrit l’Académie, et les plus extravagantes décorations. Quand je pense que Ferdinand Brunetière n’est que chevalier de la Légion d’Honneur, et que j’en suis officier, et bientôt commandeur, et sans doute, dans quelques années, grand-croix, cela ne vous donne-t-il pas une joyeuse idée du sens, chez nous, des proportions… et de ce que pèse le talent dans la balance de ceux qui sont chargés de le récompenser.

— Et depuis ?

— Depuis, tout m’arrive !… Je ne sais plus quoi faire des honneurs que l’on m’attribue… ni où les mettre… je suis débordé…

Il s’arrêta, un moment, de parler, et jeta sur lui-même un regard profond et large, comme s’il voulait revoir toute sa vie, et il dit :

— Est-ce curieux, tout de même ?… Est-ce incroyable ?… Ma vie a quelque chose d’inexpliqué… On dirait un rêve !… Il y a des heures où, à force d’être si paradoxalement heureux, je doute de moi-même ! Et je me demande parfois si je ne me serais pas fait à moi-même cette étrange mystification, d’avoir eu, à un moment donné de ma vie, sans que je le sache, sans que personne le sache, du talent !…

Alors, la pendule sonna cinq heures ! M. Henry Houssaye sursauta :

— Cinq heures ! fit-il. Sapristi !… Je pars pour Waterloo à six heures… Il n’est que temps !

Et il me congédia.

Dans l’escalier, je songeai :

— Alors, il ne fait pas que revenir de Waterloo… Il y part aussi !…

M. Léon Daudet

De tous les jeunes gens qui, en ces dernières années, se sont fait un nom dans les lettres, M. Léon Daudet est, avec M. Paul Claudel — ce dernier plus ignoré, mais non moins attachant — celui qui m’intéresse le plus, celui de qui il faut, en toute certitude, attendre les plus belles œuvres, l’œuvre définitive, peut-être. N’est-ce point trop ambitieux, pour lui, ce que j’affirme là ? Et ne dois-je pas craindre d’attirer la déception sur une œuvre que de la prédire telle ? Je ne crois pas. Edmond de Goncourt, dont l’amitié qu’il avait des gens n’influençait jamais le jugement critique qu’il avait des œuvres, et qui, souvent, fut d’une loyauté si dure envers ceux qu’il affectionnait le mieux, ne se trompait point quand il saluait, avec enthousiasme, les premiers livres de son jeune et filial ami. Il m’en parla chaleureusement, bien des fois. Aucune personnalité littéraire ne le troublait, ne le passionnait davantage, et il montrait, dans l’avenir de ce précoce et déjà puissant talent, une confiance pleine de sécurité et qui m’était chère, puisque je la partageais avec lui.

Je connais peu de vocations d’écrivain qui se soient manifestées aussi impérieusement, aussi impétueusement, pourrais-je dire, que celle de M. Léon Daudet. Elle eut cette chance de n’avoir été contrariée ni dirigée par une famille qui comprît que l’on ne recommence pas une œuvre, si glorieuse soit-elle, et qu’il importe que l’œuvre appartienne à qui la crée. M. Léon Daudet fut donc libre d’aller, dans le sens de sa nature, à la conquête de sa propre originalité. Il se façonna soi-même, sans autres maîtres que ses lectures. Même quand il crut devoir orienter son esprit vers la science et qu’il suivait les cours, à la Faculté de médecine, on le laissa faire, et pas un de ceux qui vivaient près de lui ne douta un seul instant, que cette incursion scientifique n’aboutît à la littérature. Car ce n’était, au fond, chez lui, qu’un besoin littéraire, une soif ardente de connaître, et la juvénile assurance qu’il allait, par la science, entrer dans le monde merveilleux de la vie. Cette impression ne se vérifia point, du moins dans le sens où il en avait prévu les résultats. En ce milieu que restreignent aux limites d’une prison les murs étouffants de la matière, où l’étude de la personnalité humaine se borne aux fouilles du scalpel dans le pus, dans le sang figé, dans les chairs verdies des charognes d’amphithéâtre ; où l’on voit des têtes graves interroger les cœurs morts et les veines taries ; où la Pensée s’explique par des mensurations de tailleur et de chemisier ; où l’Amour tient, tout entier, dans l’empirisme des anthropométries illusoires, il y gagna, du moins, avec le sujet d’un beau et terrible pamphlet, les futurs Morticoles, ces désenchantements de l’orgueil scientifique qui donneront à toutes ses œuvres, plus tard, ce goût si passionnément amer, ce caractère si douloureusement exalté, de l’idéal et de la foi.

Mais n’avait-il point trop demandé à la science ? N’avait-il point exigé d’elle des éclaircissements que toutes les philosophies, toutes les religions, et Dieu lui-même, dans son recul d’intraversables nuées, nous refusent obstinément ? Et quels désenchantements nouveaux ne réservent point à une âme inquiète comme la sienne, qui veut des raisons à l’homme, à la nature, à l’univers, autres que celles de leur propre existence, la foi enflammée et le mysticisme dévorant de Suzanne ! La paix n’est jamais à celui qui pense, et la douleur est toujours à celui qui aime.

***

M. Léon Daudet n’écrit point pour s’amuser et nous amuser à de petites histoires romanesques, de petits adultères sans importance, de pauvres petites immoralités pour rire. Il n’écrit pas davantage pour uniquement sertir dans l’or des phrases creuses les joyaux du verbe éblouissant et nu. Il écrit parce qu’il y a en lui une force supérieure qui le pousse à écrire des choses essentielles, à crier ses pensées, à donner la vie et l’expression aux idées qui tourmentent son cerveau et y bouillonnent. C’est vraiment de lui qu’on peut dire qu’il est « un intellectuel » au pur sens de ce mot, si galvaudé, aujourd’hui. Non pas un intellectuel à la façon de ces psychologues, raisonneurs et classificateurs, systématiques et glacés qui, sous la morne vitrine de l’analyse, étiquettent et cataloguent leurs sensations, comme l’entomologiste ses insectes morts, le botaniste ses herbes desséchées. Esprit plein de sèves tumultueuses et d’activités grondantes, il est toujours en marche, toujours en galop vers les hauteurs. Rien ne l’arrête, et tout excite sa fièvre. Les obstacles et les gouffres, loin de les contourner avec des prudences minutieuses, il les franchit d’un robuste élan, au risque de se rompre les os. Les idées et les images — reflets des idées — se pressent, s’accumulent, flambent, chauffent la puissante machine de son cerveau, la maintiennent, constamment, à la plus haute pression, et elles le mènent, l’emportent, par fortes secousses, avec d’étranges trépidations, sur les sommets où rayonne la lumière divine de l’enthousiasme. Ardent jusqu’à la brutalité, passionné jusqu’à la fureur, il est inquiet aussi, jusqu’à la souffrance, devant tout ce que révèle d’inexpliqué la destinée humaine et la mystérieuse nature, sous sa double et même face de vie et de mort. Semblable au Guillaume Harlon de Suzanne, il est ce « nerveux que son cerveau dévore en l’exaltant, attaché à sa moelle par des liens de braise ».

Un des traits de son tempérament d’artiste et que j’aime, parce qu’il est rare, est une sorte de logique violente et passionnée qui l’entraîne à mener jusqu’au bout, même à travers les dangers les plus certains, ses idées, et ses images. Jamais un atermoiement, jamais une réticence. Il va son chemin, bravement et tout droit, jusqu’à ce qu’il arrive. Et il arrive toujours. D’aucuns lui reprochèrent, par exemple, dans Les Morticoles, la scène du Lèchement de pieds. Moi je trouve admirable et supérieur que M. Léon Daudet n’ait pas reculé devant l’entière réalisation de cet écœurant et périlleux symbole. Et parce qu’elle fut entière, cette réalisation, parce qu’aucun hideux et repoussant détail n’y fut épargné, l’écrivain est parvenu à une beauté, en quelque sorte épique, là où d’autres, plus prudents, n’eussent atteint que le dégoût. C’est, au contraire, dans son accent de formidable exagération, de la plus belle, de la plus haute satire.

D’ailleurs, je cherche vainement quelqu’un qui soit doué, comme lui, de la faculté héroïque — plus rare qu’on ne croit — de la satire : non pas la satire essoufflée et grinçante qui salit de son rire baveux les idées qu’elle effleure et les hommes qu’elle frôle, mais la satire énorme, passionnée, qui vient des sources les plus profondes de l’enthousiasme déçu et de l’amour trahi, la satire justiciaire qui marque les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus, la satire qui se hausse, comme un poème, jusqu’aux lyriques sommets du comique shakespearien. Car tout est énorme, passionné, et tout intellectuel — et cependant humain — en M. Léon Daudet, aussi bien les larmes que le rire, les idées comme les sensations, les réalités qui désespèrent, et le rêve qui, après l’exaltation de la minute divine, ne vous laisse que cette affreuse angoisse de n’avoir jamais été atteint.

Et tout cela, dans l’œuvre de M. Léon Daudet, qui est si complexe et si saisissant, offre un caractère d’improvisation torrentueuse, tant la verve éclate, se hâte, ne faiblit pas un instant, tant les idées abondent, se succèdent, grandes, riches, parées, étrangement cliquetantes, emportées au galop d’une imagination merveilleuse qui ne connut jamais la fatigue de créer. Pages, chapitres, livres entiers, écrits d’une seule haleine, dans la fièvre lucide, dans la griserie légère, et pourtant dans la possession de soi, pages, chapitres, livres, où l’on ne sent pas l’effort, le halètement qui font se crisper les doigts sur le papier, et tomber des fronts pâlis la sueur glacée de l’épuisement.

***
***

Je n’ai pas à parler ici de Suzanne, ce frémissant et admirable livre, tout chair et tout rêve, tout enfer et tout ciel, ce livre que nos lecteurs connaissent et qu’ils devront relire, et je laisse à M. Armand Silvestre, légitimement jaloux de ses prérogatives de critique, le soin et la joie de dire toute l’émotion où il m’a ravi. Mais une réflexion s’impose à moi, à propos de ce livre.

M. Léon Daudet a conquis définitivement sa personnalité. Avec Suzanne, plus encore qu’avec Les Morticoles et Le Voyage de Shakespeare, il s’est complètement débarrassé de ce qui, dans ses autres œuvres, parmi des beautés de premier ordre et des inventions personnelles, subsistait des lectures de sa première jeunesse. Ici c’est la vie, c’est la nature, c’est l’âme, c’est lui-même. Et je doute qu’on écrive sur la passion humaine rien de plus beau que le voyage des amants incestueux à travers l’Espagne « ardente et somptueuse », rien de plus tragique que la possession de ces âmes brûlées comme le sol rouge où ils assouvissent leur rage de luxure. Et je doute que le paysage mystique de la forêt où la terre d’automne boit le sang de la pécheresse qui se repent, trouve jamais un poète plus émouvant et plus magnifiquement inspiré.

Questions sociales

M. Jules Huret est un admirable interviewer, et j’entends que cet éloge ne soit pas un mince éloge, car il suppose l’existence de qualités intellectuelles de premier ordre, et la connaissance très profonde des sujets sur lesquels, avec une bonhomie terrible, l’enquêteur va poser des questions aux gens.

Aucun n’excelle comme lui à nous restituer en traits saillants et caractéristiques la vraie physionomie morale de celui sur qui lui plut d’arrêter son regard de confesseur d’âmes, si bien que, de ceux-là mêmes que nous ignorons le mieux, nous nous disons, le portrait achevé, avec une entière sécurité : « Que voilà donc un homme ressemblant à lui-même ! » C’est que, par mille questions insidieuses, il sait envelopper son modèle et l’amener au point précis de confidence, où il n’y a plus qu’à tirer de lui l’essence intime de son esprit. Nous l’avons, dès lors, au naturel, en robe de chambre et pantoufles, criant de vérité, avec sa figure, sa pensée, son âme de tous les jours. Et il aura beau protester par la suite, il aura beau nier ses propres idées, démentir ses propres paroles, démentis, dénégations, protestations, ne nous toucheront point et nous n’y verrons que le regret tardif ou le dépit irrité de s’être montré si véridiquement lui-même.

— Ah ! l’on ne m’y reprendra plus ! s’écrie-t-il, furieux d’avoir laissé violer les plus secrets tiroirs de son âme.

En quoi il se trompe, car M. Jules Huret l’y reprend toujours.

Dans l’Enquête sur l’évolution littéraire, M. Jules Huret nous avait dévoilé l’âme, toute nue, du littérateur et du poète, et il faut convenir que ce n’était pas très beau. Avec l’Enquête sur la question sociale, publiée, aujourd’hui, il nous montre, par de vivants et aigus portraits — des portraits peints par eux-mêmes — ce que c’est qu’un capitaliste et un prolétaire, et ça ne nous semble guère plus consolant. Il ressort, surtout, de ces études parlées, que personne ne sait au juste comment on doit entendre la question sociale et où elle nous mène, pas plus le capitaliste, bien tranquille dans la forteresse de ses millions, que le prolétaire avachi et fatigué, comptant pour sa délivrance sur les vagues théories des chefs qui se grisent de mots et ne savent pas ce qu’ils veulent.

L’Enquête sur la question sociale avait paru fragmentairement, il y a trois ans, dans Le Figaro, non sans y faire du scandale, car, uniquement préoccupé de vérité, M. Jules Huret avait négligé de flatter les préférences du journal et de caresser ses idées, en embellissant les hommes qui le représentent le mieux. Il y eut des démentis, qui furent poliment enregistrés, mais ne trompèrent personne, et cela ajouta encore au comique — déjà si savoureux — de certaines figures.

Après trois ans — trois siècles — il se trouve que rien n’a vieilli de ce curieux livre, et que tout y est, au contraire, d’une actualité passionnante. En plus d’un avant-propos, où l’auteur, en des pages concises et solides, établit et résume l’état d’esprit socialiste, l’ouvrage est précédé de deux préfaces, l’une de M. Jean Jaurès, très vague dans ses revendications prolétariennes, l’autre de M. Paul Deschanel, plus vague encore dans ses résistances bourgeoises. Ni l’un ni l’autre ne répond aux divers points d’interrogation posés par M. Jules Huret. Là où il eût fallu un programme, des plans d’avenir, des formules claires, ils se contentent d’écrire selon leur tempérament, une page d’éloquence qui, souvent, n’est pas très éloquente, mais qui est toujours très vide. Au fond, ils se ressemblent dans la parité des préoccupations que l’on sent exclusivement politiques, et ce que je vois de plus clair dans l’esprit révolutionnaire de M. Jean Jaurès, comme dans l’esprit conservateur de M. Deschanel, c’est que, tous les deux, ils ont, par des moyens différents, une semblable et dévorante ambition du pouvoir. Quand M. Jaurès proteste avec indignation contre la qualification de « socialiste d’État » que M. Léon Say lui donna, un jour, à la tribune, cela nous fait sourire un peu, vraiment. Et il ne fait que jouer sur les mots. Non, M. Jaurès n’est pas un socialiste d’État, selon la signification, d’ailleurs arbitraire, que l’on attribue à cette sorte de politicien. Mais il est quelque chose de pire. Qu’est donc le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l’État, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles d’un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu’aucun autre, par une discipline d’État plus étouffante et qui n’a d’autre nom dans la langue, que l’esclavage d’État ? Car enfin je voudrais bien savoir comment M. Jaurès concilie avec la servitude de ses doctrines collectivistes, son respect avoué de l’individualisme, et comment, toutes ses idées s’étayant sur l’État, il peut, un jour, rêver la disparition de cet État qui est la seule base où il prétend instaurer sa société future ?

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L’Enquête sur la question sociale nous donne l’opinion d’importants personnages qui, dans la politique, les finances, l’industrie, les sciences, occupent, en Europe, une situation prépondérante.

Nous avons l’opinion de M. de Rothschild et celle de M. Guesde, Bebel et le duc de Doudeauville, John Burns et Paul Leroy-Beaulieu, Adolf Wagner et Malatesta, le pasteur Stoecker et Paul Brousse, Mgr Ireland et M. Cousté, M. Albert Christophle et M. de Hauseman, et combien d’autres ! Révolutionnaires et conservateurs, théoriciens, chefs de secte et conducteurs de peuples, et la foule aussi, sous la physionomie anonyme et symbolique de l’ouvrier d’usine, du paysan, du marin. Rien n’y manque. Nous avons le port, le village, la ville industrielle, la fabrique et tout ce que cela doit représenter de malentendus sociaux, de revendications et de luttes, de richesses pour les uns, de misères pour les autres, de consciences en marche vers un but défini. Il semble que de tous ces témoignages contradictoires, il va sortir, sinon une idée bien nette de reconstitution sociale, du moins l’expression théorique ou sentimentale du malaise économique où l’Europe se débat, et l’unanime certitude qu’il y a quelque chose à faire. Eh bien, non ! D’un côté, les sécurités aveugles ; de l’autre côté, des violences indéterminées. La plupart — conservateurs et révolutionnaires — traitent les graves et angoissantes questions en rabâchant, sans conviction, des idées cent fois redites, et qui, depuis des temps immémoriaux, traînent dans les salons et la rue, dans les journaux et les parlottes. On dirait une réunion de concierges, potinant dans la loge, le soir.

Prenons aujourd’hui les conservateurs. Nous étudierons plus tard les révolutionnaires.

M. le baron Alphonse de Rothschild dit en fumant un mauvais cigare, sur lequel il attire l’attention de son malicieux interlocuteur :

— Mais non !… Vous vous trompez… Tout va bien, tout va très bien… La situation de l’Europe est admirable ; du moins elle n’est pas mauvaise… De temps en temps de petits krachs financiers… Et puis, tout s’arrange, tout s’arrange… Les ouvriers ?… Mais ce sont de braves gens, les ouvriers, et qui se trouvent contents de leur sort… Et pourquoi se plaindraient-ils ?… Ils sont très heureux… Ils ont tout, de bons salaires, de bons logements, même le droit de se mettre en grève, quand cela leur plaît… Ils peuvent économiser et devenir capitalistes, comme tout le monde… Que pourraient-ils demander de plus ?… Aussi, ils ne demandent rien, croyez-moi… Ils travaillent et, voyez-vous, le travail, il n’y a encore que ça… C’est le vrai, le seul secret du bonheur… Ne me parlez donc point de je ne sais quel mouvement ouvrier, qui n’existe pas, qui n’existe que dans les imaginations perverties, je vous assure. Le socialisme, non plus, n’existe pas… C’est un épouvantail à moineaux et, Dieu merci, nous ne sommes pas des moineaux !… D’ailleurs, on ne peut rien changer à ce qui est… Dans une société bien construite, il faut des riches et des pauvres… qu’est-ce que deviendraient les riches, s’il n’y avait pas les pauvres ? Et les pauvres, qu’est-ce qu’ils feraient, s’il n’y avait pas de riches ?… Mais c’est évident, c’est évident !…

M. le duc de Doudeauville dit aussi :

— Je ne crois pas au mouvement ouvrier. Je ne crois pas au socialisme… Je ne crois qu’aux francs-maçons… Les francs-maçons, monsieur, voilà le mal contemporain ?… Et où nous mènent-ils, ces gens-là !… Ah ! je voudrais bien le savoir… Quant à votre prétendu mouvement ouvrier, à votre prétendu socialisme… à votre prétendu ceci ou cela… laissez-moi vous dire que ce sont des crises momentanées, inconsistantes et qui passent !… Il n’y a pas lieu de s’en occuper… Les ouvriers sont de braves gens, et ils ont un grand bon sens… Ils savent que, dans une société bien construite, il faut des riches et des pauvres… C’est évident… Et l’on aura beau retourner la question sous toutes ses faces, l’on est bien obligé d’en revenir toujours là : il faut des riches et des pauvres !… Et tenez, ce que je ne puis croire, c’est qu’il y ait des pauvres qui envient les riches !… Ah ! les riches ne sont pas heureux, monsieur !… Ils ont des tourments, des douleurs que l’on ne connaît pas. Vos fermes qui ne se louent pas, vos forêts qui brûlent, vos intendants qui vous volent, vos fils qui font des dettes pour des cocottes ! Est-ce que les pauvres connaissent ces incessants soucis ?… Non, non !… mille fois non !… Aussi, moi, j’ai toujours rêvé ce joli rêve… Je voudrais avoir un petit champ, un tout petit champ, avec une toute petite maison et un tout petit cheval, et une toute petite vache, et deux mille francs de rente que je gagnerais, en cultivant ce petit champ, en faisant travailler ce petit cheval et cette petite vache… Deux mille francs… oui, monsieur, et pas un sou de plus !… Être pauvre ! quel rêve !… Quelle idylle charmante et virgilienne !… Mais je ne peux pas, même par le rêve, être ce pauvre heureux et candide… J’ai trop d’hôtels, trop de châteaux, trop de forêts, trop de chasses, trop d’amis, trop de domesticité ! Je suis rivé à ce boulet : la fortune !… Ah ! je suis bien malheureux, allez !…

M. Albert Christophle, alors gouverneur du Crédit Foncier, dit pareillement :

— Folies !… Folies !… Le socialisme n’existe pas, et il n’y a pas de crises, pas de troubles, pas de malaises, il n’y a que du contentement et de la joie. Les ouvriers sont de braves gens, qui comprennent leur devoir et qui travaillent, gaiement, en chantant… On aura beau dire et beau faire. Dans une société bien construite, il faut des riches et des pauvres. Ç’a toujours été comme ça ; ce sera toujours comme ça. L’équilibre social est à ce prix… D’ailleurs, écoutez ce petit apologue. Il est caractéristique… Voici… Je suis chasseur. Autrefois, quand j’étais pauvre, je ne pouvais admettre qu’il y eût des chasses privilégiées, et, sincèrement, je m’indignais que l’on n’accordât pas à tout le monde le droit de chasser sur les propriétés de l’État. Eh ! bien ; quand je suis devenu riche, j’ai changé d’avis tout d’un coup. J’ai admiré, immédiatement, l’utilité économique des grandes chasses où l’on voit des gens très bien dépenser deux cent mille francs par an à nourrir des faisans… Voyons ! la main sur la conscience, est-ce qu’un braconnier pourrait, lui, dépenser deux cent mille francs à nourrir, dans une chasse, des faisans ? Toute la question est là !… Et elle est encore en ceci que mon exemple prouve qu’il est très facile de devenir riche… Quant à votre prétendu socialisme, ça n’est rien, rien du tout !… C’est tout au plus un brouillard d’Allemand, un brouillard de buveur de bière et de fumeur de pipes… Nous, monsieur, nous buvons du vin et nous fumons de délicieux cigares… Voilà comment il faut entendre le socialisme !

M. Paul Leroy-Beaulieu dit :

— Je suis un économiste ; par conséquent, je sais ce que je dis. Eh ! bien, je dis que, dans une société bien construite, il faut des riches et des pauvres ; des pauvres pour faire davantage sentir aux riches le prix de leurs richesses, et des riches pour donner aux pauvres l’exemple de toutes les vertus sociales… Vous me direz que les idées ont changé, ou qu’elles changent, ou qu’elles changeront un jour. Je n’en sais rien, et cela m’est indifférent. Ce qu’il importe de constater, c’est que les intérêts sont immuables. Or, l’intérêt veut que je m’enrichisse de toutes les manières et le plus qu’il m’est possible… Je n’ai pas à savoir ceci et cela. Je m’enrichis, voilà le fait !… Quant aux ouvriers ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?… Que veulent-ils de plus ? Ah ! ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste distingué, tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que J. B. Say… L’ouvrier, monsieur, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce, que je soulève en grosses mottes humaines pour y semer la graine des braves louis d’or que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres-forts… Quant à l’affranchissement social, à l’égalité, à — comment dites-vous ? — la solidarité mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent dans l’autre monde… Mais dans ce monde-ci, holà ! Des gendarmes, encore des gendarmes, toujours des gendarmes !

Tous ils disent la même chose, avec plus ou moins de candeur, avec plus ou moins de férocité. Et leurs figures prennent une étrange ampleur tragique, par le contraste douloureux et pittoresque des misères, des abjections humaines que sut, très habilement, sans exagération, ni déclamation, ménager, tout au long de son impressionnant livre, M. Jules Huret. Et telle apparaît la physionomie de M. Henry Schneider, si combative, si impérieuse, si tranchante, un peu sinistre, vraiment, sur ce fond infernal du Creusot, où, dans les fumées et les flammes, l’on voit des troupeaux d’hommes s’agiter, suer, ahaner sous l’effort, brûler leurs faces maigres à la gueule des fours, tordre leurs bras sur les barres rougies, chercher vainement parmi les vapeurs sulfureuses, à travers l’atmosphère toxique, un peu d’air respirable pour leurs poitrines rongées de poisons.

Et ils ne voient rien, n’entendent rien, ne comprennent rien à ce qui gronde dans les profondeurs du corps social. Leur sécurité si aveugle a quelque chose qui étonne et qui irrite. L’anarchisme, le socialisme, le féminisme, l’antisémitisme, toutes les formes préparatoires de l’inéluctable révolution, autant d’accidents négligeables, et qui ne signifient rien, et dont il faut rire.

Ah ! il eût été curieux que quelqu’un, avant 89, eût eu, comme M. Jules Huret, l’idée d’interroger les importants personnages de l’époque, les Turgot, les Malesherbes, les Necker, et Louis XVI, et les beaux seigneurs toujours en fête, et les gros financiers toujours en usure. Tous, certainement, ils eussent montré la même affolante confiance, et fait preuve du même tragique aveuglement. Et quand la Révolution était déjà sur eux, quand elle leur enfonçait ses griffes dans la peau et qu’elle leur soufflait sur la face son haleine de haine et de sang, ils eussent dit avec la même tranquillité souriante :

— Mais non… mais… non ! ça n’est rien… ç’a toujours été comme ça… ça sera toujours comme ça… Et les pauvres vraiment sont de bien heureuses et de bien charmantes gens.

On demande un empereur

Allons bon ! voilà que j’ai découvert M. Ernest La Jeunesse ! De hardis penseurs l’affirment, et M. Paul Brulat le confirme, et c’est encore une de ces choses dont je ne me relèverai pas. Misère de moi ! Quelle sotte rage me pousse à toujours découvrir, sans raison, des tas de choses et des tas de gens, pêle-mêle, au risque d’attirer sur moi trop de haine, et le terrible éclair du foudroyant monocle de M. Georges Duval, et la diabolique torche de M. Torchet ? J’ai donc découvert M. Ernest La Jeunesse ; je l’ai découvert, comme l’alchimiste Brandt découvrit le phosphore, sans le savoir, ce qui est bien plus beau. Mais que vont dire M. Gaston Deschamps, qui croyait l’avoir découvert le premier ; M. Larroumet, le second ; M. Doumic (ah ! que le Doumic est triste, le soir !), le troisième ? Ils ne vont pas être contents, car, bien qu’ils lâchent M. Ernest La Jeunesse, depuis qu’ils sont convaincus que ce jeune écrivain a beaucoup de talent et beaucoup d’avenir, ils n’en revendiquent pas moins, Deschamps par devant, Doumic par derrière, le remords flatteur de l’avoir découvert, chacun à sa date et à son rang.

Je me demande comment s’établira jamais l’histoire de cette émouvante découverte qui devient aussi compliquée que celle de l’alcool ou de la poudre à canon. Songez que les compétiteurs à la découverte de M. Ernest La Jeunesse ne se bornent pas à ce trio de joyeux universitaires. Ils sont aussi nombreux que les villes de la Grèce qui, jadis, se disputèrent l’avantageux prodige d’avoir donné le jour à Homère, ceux qui, aujourd’hui, se disputent cette gloire ou ce repentir d’avoir découvert l’imberbe auteur de L’Imitation de Notre-Maître Napoléon ; et ils entendent bien réclamer. Quelques mémorialistes, connaissant à fond les dessous de ce temps, insinuent aussi que M. Anatole France et M. Maurice Barrès n’auraient pas été étrangers à cette découverte si disputée ; mais, tous comptes faits, ils ne peuvent y croire. Ils ne peuvent y croire pour de fortes raisons qu’ils ne donnent pas et qui sont, paraît-il, sans réplique. En attendant que cette question embrouillée soit élucidée, à la satisfaction de tous, me voilà donc, encore une fois, avec une découverte de plus sur les bras. Heureusement que j’ai des bras solides et qu’une découverte de plus ou de moins n’est pas pour m’embarrasser.

***

Dans la vie, les choses s’arrangent toujours beaucoup mieux qu’on ne croit. Sans cette circonstance mémorable et providentielle qui veut que la découverte de M. Ernest La Jeunesse me fût exclusivement attribuée par d’intransgressibles penseurs et des philosophes de tout repos, j’eusse toujours ignoré, à l’exemple de Pascal, d’où je viens et ce que je suis, et aussi quelle est l’âme, l’âme immortelle de M. Georges Duval. C’est une belle âme et — je dois me rendre à l’évidence — je suis un bien triste sire. Et voici comment M. Georges Duval arrive à cette double conclusion :

— Chaque matin, raconte M. Georges Duval, des jeunes gens viennent me voir qui me demandent comment il faut faire pour conquérir, tout d’un coup, la célébrité. Et je leur dis : « Rien n’est plus simple, mes amis, ni plus facile. Vous n’avez qu’à écrire de Victor Hugo qu’il est un galapiat, de Balzac un vulgaire crétin, de Corot un barbouilleur infâme. Immédiatement vous aurez l’amitié et la protection de M. Octave Mirbeau, lequel vous sacrera homme de génie. Et le tour sera joué. » Nul doute que M. Ernest La Jeunesse n’ait scrupuleusement suivi ce conseil. Il aura, quelque part, je ne sais où, couvert de boues épaisses et d’injures variées Hugo, Balzac et Corot. Alors, M. Mirbeau se sera dit : « Voilà mon homme, voilà mon grand homme ! » Et il aura donné la gloire à M. Ernest La Jeunesse. Vous le voyez, c’est à la portée de quiconque… et c’est le secret de Polichinelle, et c’est l’enfance de la psychologie ; et il faut bien que les choses soient telles, autrement, comment aurait-il pu arriver que tout le monde parlât du premier livre de M. Ernest La Jeunesse, alors que personne — remarquez cette anomalie — n’a jamais parlé des miens qui sont innombrables, et de tout le monde, même de Balzac.

Cela ne m’indigne pas ; cela m’amuse, au contraire. J’entends bien que Hugo, Balzac et Corot ne viennent là que par catachrèse, et que, dans la pensée du véridique et consciencieux M. Georges Duval, ils usurpent froidement la place de M. Jean Rameau, peut-être, et, peut-être aussi, celle de M. Georges Duval, de tous les messieurs Georges Duval de la poésie, du roman et de la peinture. Mais cela ne fait rien. Cela fait bien dans les paysages que M. Georges Duval brosse d’une brosse si allègre. Hugo, Balzac et Corot, il importe peu, vraiment, qu’ils aient toujours été l’objet de ma vénération et de mon culte, de jour en jour plus fervent. Ce qui importe, c’est que, à la faveur de ces tropes si honnêtement choisis, il soit bien avéré que je ne suis qu’un insulteur public ; que, si je maltraite quelqu’un, ce quelqu’un est toujours, de ce fait, un homme d’étonnant génie, et qu’il n’est qu’un va-nu-pieds notoire et scandaleux celui que j’admire et que j’aime.

Que M. Georges Duval se rassure. Je ne le maltraiterai pas, et je lui dirai ceci :

— Il y a au fond de votre âme, et de l’âme de tous vos pareils — car ce n’est pas à vous seul que je m’adresse ici, et vous n’êtes pas, ici, M. Georges Duval, vous êtes M. Georges Légion — une incurable douleur : l’impuissance de sentir par vous-même, d’admirer spontanément, d’aimer et de haïr, ce qui est tout un, avec votre propre amour. Et ne croyez pas que je veuille limiter cette constatation à un simple accident de littérature, au fond indifférent, mais je la généralise et je l’étends à tout ce que peut vous offrir la vie, dans le domaine de l’action. Sentir, aimer, admirer, vous ne le pouvez qu’avec l’autorisation de votre maître d’études, et votre admiration et votre amour ne seront jamais qu’une leçon répétée ou un pensum, au lieu qu’ils soient l’exaltation libre, ardente, pleine de joie, de l’individu en contact avec la beauté. Parmi les choses qu’on vous a imposées, qu’on vous a forcé d’admirer, il en est beaucoup qui sont mortes déjà, ou en train de mourir, ou qui mourront demain, ou qui même n’existèrent que dans l’âme servile des pauvres sots. Et vous les admirerez toujours, et jamais vous ne vous révolterez ni contre votre maître d’études, ni contre votre admiration, ni contre vous-même, parce que vous êtes un bon vieux petit garçon, un bon vieux petit élève, bien gentil, bien sage, bien discipliné, et qu’il serait malséant que vous quittiez, à la promenade, le morne troupeau de vos camarades de pensum, que vous sortiez des rangs pour aller respirer le parfum d’une belle fleur qui poussa librement sur le talus de la route… Et il faut bien, puisque vous m’y obligez, que je m’explique sur M. Ernest La Jeunesse, dont, malgré vos affirmations et vos informations, je n’ai jamais rien écrit, pas même le nom, et sur ses livres, à propos desquels vous me reprochez — avec quelle hautaine protestation ! — un enthousiasme propagandiste qui n’avait pas eu l’occasion de se manifester et de s’exprimer, jusqu’ici.

Si je n’ai pas parlé de M. Ernest La Jeunesse, ce ne fut ni par indifférence, ni parce que ses livres ne m’intéressèrent point. Bien au contraire. Parmi les productions littéraires courantes, où c’est presque toujours le même livre qui reparaît — et cruel figurant — sous des titres et avec des signatures variés, celui de M. Ernest La Jeunesse, je l’accueillis comme quelque chose d’autre et de nouveau, en quoi je voyais se dessiner, nettement, un beau tempérament d’écrivain, une intelligence curieuse et ardente ; mais on n’a jamais le temps de faire ce que l’on voudrait faire et qui vous tient le plus à cœur. Dans le journalisme où la place vous est si parcimonieusement mesurée, et où le mode de périodicité vous entraîne à des éliminations successives et involontaires, on ne peut exprimer la totalité de ses idées, de ses goûts ou de ses dégoûts, et, dans la durée d’un article à l’autre, vos meilleures intentions se sont évaporées.

Il y avait, dans ce premier livre de M. Ernest La Jeunesse, Les Nuits et les ennuis, un accent de lyrisme et d’ironie spadassine, d’aucuns disent héroïque, qui le distinguait vraiment des autres livres et qui me plut fort. Mais il n’y avait pas que cela. Pas respectueux, certes, pas même toujours juste, du moins quant à quelques-unes de nos amitiés littéraires, qui ne sont peut-être, après tout, que des habitudes, il n’était pas insultant, non plus, et, quoi qu’on en ait dit, nullement pasticheur, puisque l’écrivain nous arrivait avec un style bien à lui, qui, tout au long du volume, gardait une unité verbale, l’originale saveur de sa verve, et que sous les figures différentes et les âmes diverses qu’il faisait évoluer et parler devant nous, c’était surtout lui-même qui se racontait. Œuvre de critique malicieuse et dénigrante ? Non, pas tout à fait. Confession ? Oui. Et c’est par là qu’il valait et que nous l’avons aimé.

Confession aussi, L’Imitation de Notre-Maître Napoléon, confession d’une âme confuse encore, et vibrante, et violente, et qui se cherche parmi les révoltes, et qui se trouble parmi les lyrismes, et qui, bien que très jeune, bien que trop jeune, a beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup senti, beaucoup désiré, et un peu raillé tout, et elle-même, faute de pouvoir agir selon le rythme de ses ambitions et de sa volonté. Si l’on veut s’en tenir à cette explication, qui fut donnée de si mauvaise foi, à savoir que ce livre est « une histoire militaire et politique » de Napoléon, il est bien certain qu’il manque d’unité, qu’il paraît fort décousu et incompréhensible. Il est compréhensible et poignant, si l’on veut bien reconnaître qu’il n’a d’autres visées que de nous montrer l’état d’esprit d’un jeune homme et de presque tous les jeunes hommes de cette génération, aux prises avec les platitudes, les dégoûts, les avortements, avec les foules, les armées, les justices, les politiques de ce temps, dont les centres d’action déplacés, arrachés de leurs naturels pivots, sont on ne sait où et tournent on ne sait quoi. Napoléon n’apparaît ici que par lointains épisodes, en brefs raccourcis, dans le recul de son héroïsme fatidique, de son cabotinisme prodigieux, de ses foules surmenées, piétinées, et toujours râlantes, et toujours en marche, sur un fond de clameurs, de canons, de sang, d’agonies de peuples, de résurrections d’empires, que pour rendre plus sensible l’écœurement de notre temps qui — suprême ironie ! — se repaît de cette terrible et bouleversante image d’un Empereur, au moment précis où il est prêt à tout abdiquer et où il n’offre plus rien à l’esprit d’un jeune homme, ivre d’action et de domination intellectuelle, que le rêve de la destruction totale par l’anarchie, avec les bombes de ses solitaires, ou par le coup d’État du bon aventurier, avec les charges de ses cavaliers pleins de vin. L’Empereur, n’est-ce point la bombe qui a réussi ?

Je me suis arrêté devant ce livre, et je l’ai trouvé héroïque, parfois, et toujours curieux. En son apparent désordre, il est un, car une même pensée d’inquiétude, de révolte, et de domination en relie tous les chapitres si dissemblables, et qui vont de l’âme d’une petite femme aux âmes tristes des foules et des Parlements ; du café où la bière coule parmi les esthétiques, à l’échafaud où s’égoutte, guillotinée, la tête impériale, farouche et tendre d’un enfant à cœur de héros. Ils vont partout. Et l’âme de Napoléon plane très haut sur tout cela. Et c’est lyrique comme un poème, d’un lyrisme souvent superbe dont la raillerie qui çà et là grimace, n’arrête pas l’envolée vers les hauteurs. La phrase est souple sans clownerie, sonore sans déclamation, et pleine d’images heureuses qui se gravent dans l’esprit.

Je ne sais pas si ce livre imposera un Empereur au destin ; je sais seulement que les jeunes gens, parmi les éreintements et les dénigrements, lisent ce livre, s’inquiètent, méditent et le relisent. Leurs frères aînés, leurs parrains à leur tour, en haussent les épaules et se disent : « Nous ne comprenons pas. Nous avions pourtant bien cru que ce petit sot avait bien commencé et qu’il serait un honnête amuseur. Tant pis pour lui ! » Les jeunes gens reprennent le livre. Ils n’ont jamais voulu être empereurs, et ils se retrouvent là-dedans, eux et leurs rêves, et leurs tristesses, leur bouillonnement et leur trouble. Quand ils ont fini, ils se sentent, tout d’un coup, fermes, résolus et prêts. À quoi ?

Léon Bloy

Je chemine au-devant de mes pensées en exil dans une grande colonne de silence.
                                                          Léon Bloy.

On parlait dernièrement, dans une élégante réunion d’hommes de lettres, de Léon Bloy et de son nouveau livre : La Femme pauvre, autour duquel la lâcheté des uns, la rancune des autres et l’incompréhension du plus grand nombre établissent une vaste zone de solitude et de silence, comme autour de la maison où meurt un pestiféré. Il n’y avait à cette réunion que de fort célèbres personnages, féministes gâteux, et pâteux psychologues, le col serré par une cravate à triple torsion, la boutonnière fleurie de toutes les légions d’honneur, et qui « tirent à dix mille exemplaires, pour le moins », de petites histoires tristement « cochonnes », où s’exalte l’âme des femmes de chambre, les seules aujourd’hui qui osent affronter l’inaffrontable et morne ennui du moderne.

Il va sans dire que Léon Bloy fut copieusement éreinté. On l’accusa de toutes les vilenies, on le couvrit de tous les opprobres. Quelqu’un qui fût entré là, sans préparation, eût tout de suite pensé qu’il s’agissait d’un criminel, ayant inventé une nouvelle épouvante. Évidemment, si au lieu d’être coupable d’un beau et douloureux livre, Léon Bloy eût frappé de sa canne les femmes, au Bazar de la Charité, violé des sépultures et découpé de petits enfants en morceaux, on eût parlé de lui avec plus d’indulgence et moins d’indignation. On lui reprocha son ingratitude, son orgueil, son irrémissible pauvreté. Plusieurs poussèrent la littérature et la psychologie jusqu’à lui dénier toute espèce de talent et toute espèce de style. Le comique suprême fut atteint d’entendre une sorte de coiffeur de lettres, qui patauge dans ses phrases comme un hanneton tombé dans un pot de pommade liquide, l’écraser d’un seul coup, en invoquant Blaise Pascal. Enfin, les vieilles légendes dont on crucifia jadis l’auteur du Désespéré, et qui semblaient dormir dans les poussières des salles de rédaction, chacun se plut à les réveiller. Je ne nommerai pas ces braves gens, car bien qu’ils soient tous illustres, ils n’ont, en réalité, pas de nom, ou ils ont le même nom monosyllabique et disgracieux que vous savez et qui équivaut à n’en avoir pas du tout.

Un jeune homme qui n’avait pas de smoking, qui ne portait aucune décoration, pas même celle de la reine de Roumanie, et qui n’avait pas encore ouvert la bouche, déclara :

— Vous êtes sévères, Messieurs, envers un homme qu’estima et aima Barbey d’Aurevilly.

Mais ce nom de d’Aurevilly sonna, dans ce milieu, comme une chose déjà lointaine. L’on vit un sourire, un peu méprisant, errer sur les lèvres de ces illustres personnages. Et ce fut tout ce qu’amena le souvenir de cette grande âme solitaire et royale.

Moi aussi, je ferai comme ce jeune homme, et c’est en me souvenant de d’Aurevilly que je parlerai de ce réprouvé : Léon Bloy.

***

Le cas de Léon Bloy est vraiment unique dans ce qu’on est convenu d’appeler : la littérature.

Voilà un homme d’une rare puissance verbale, le plus somptueux écrivain de notre temps, dont les livres atteignent, parfois, à la beauté de la Bible. Ne cherchez ni dans Chateaubriand, ni dans Barbey d’Aurevilly, ni dans Flaubert, ni dans Villiers de l’Isle-Adam, une prose plus architecturale, d’une forme plus riche, d’un modelé plus savant et plus souple. Dans quelques pages du Désespéré, par-delà d’antipathiques violences et des malédictions disproportionnées, il s’est élevé jusque vers les plus hauts sommets de la pensée humaine. Pour peindre des êtres et des choses, il a, souvent, trouvé d’étonnantes, de fulgurantes images qui les éclairent en profondeur et pour jamais. De quels traits ineffaçables n’a-t-il point dessiné le glorieux X… et « ses réveils d’affranchi » ? Parlant d’un mauvais homme, triste et lâche, pleutre au repos, il écrit : « Cependant, quand il avait bu quelques verres d’absinthe, ses pommettes flamboyaient, au haut de son visage, comme deux falaises, par une nuit de méchante mer… » Il fait dire à une pauvre fille : « Ma vie est une campagne où il pleut toujours… » La même, débile et malade, raconte qu’elle a frappé, presque à mort, un homme qui voulait la violer : « Quand j’ai frappé M. Chapuis, j’ai cru qu’il me poussait un chêne dans le cœur… » Je cite de mémoire et au hasard du souvenir. Les livres de Léon Bloy fourmillent de ces choses… Il en est d’incomparablement grandes et nobles. Elles naissent, à chaque page, sous sa plume, tout naturellement et sans efforts. Il est en état permanent de magnificence. Lisez, dans La Femme pauvre, cette invocation que je trouve, sans la chercher, en ouvrant le livre :

« Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort, mon petit enfant, que je berce dans mon Sein pour la Résurrection bienheureuse. Tu le vois, ce grand Chaos qui est entre nous et le cruel riche. C’est l’abîme qu’on ne peut franchir, des malentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propre figure. Tous les visages et tous les cœurs sont obnubilés comme le front du parricide, sous l’impénétrable tissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui on souffre, et on ignore pourquoi on est dans les délices. L’impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenant la goutte d’eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir son indigence que dans l’illumination des flammes de son tourment ; mais il a fallu que je te prisse des mains des Anges, pour que ta richesse, à toi, te fût révélée dans le miroir éternel de cette face de feu. Les délices permanentes sur lesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et ta misère non plus n’aura pas de fin. Seulement, l’Ordre ayant été rétabli, vous avez changé de place. Car il y eut entre vous deux une affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu’il n’y avait que l’esprit sain, visiteur des os des morts, qui eût le pouvoir de la faire éclater ainsi, dans l’interminable confrontation !… »

Même dans la frénésie de l’insulte, il est magnifique encore ; il peut dire de lui-même qu’il est un « joaillier en malédictions ». Il sertit d’or l’excrément ; il monte sur des métaux précieux, précieusement ouvrés, la perle noire de la bave. Quand il arrive à ce point d’orfèvrerie et de ciselure, l’excrément lui-même devient un joyau. Nul n’a plus le droit d’en sentir l’originelle odeur, et tous peuvent s’en barbouiller la face sans honte.

Quoi qu’il en soit, si ceux-là qui ont en charge de nous éduquer avaient la conscience de ce qu’est la beauté, s’ils comprenaient la responsabilité qu’est leur mission propagatrice, il y a longtemps qu’ils eussent choisi, dans les œuvres de cet admirable écrivain, tels paragraphes, tels chapitres ou telles phrases, pour en faire des modèles d’éloquence. Il n’y en a, nulle part, de plus impeccable et de plus superbe.

Voilà cet homme. Eh bien ! parmi les milliers et les milliers d’écrivailleurs, dont les ouvrages encombrent les rayons des libraires et les cases — j’allais dire les caves, des cervelles bourgeoises — Léon Bloy est peut-être le seul — le seul, vous entendez bien — à qui il soit interdit de vivre de son métier. Non seulement il ne peut pas en vivre, mais le miracle est qu’il n’en soit pas mort. D’autres, hélas ! et qu’il aimait, en sont morts, près de lui ! Il a connu dans ses bras l’agonie d’un pauvre enfant à qui il a été refusé que le grand talent de son père ne fût pas assez riche pour acheter les deux sous de lait pur nécessaire à son innocente et fragile vie !

Lisez La Femme pauvre. C’est un livre dont on vous dira, peut-être, qu’il est mal fait, qu’il manque d’unité, de composition, de psychologie mondaine. C’est peut-être vrai, mais lisez-le tout de même, car il est rempli de choses inégalables. Et puis, sous l’orage des invectives et des vociférations, sous les grands éclats d’un orgueil intolérable — j’en conviens — vous entendrez aussi saigner un cœur dans ce livre douloureux où chaque ligne est comme l’ahan, le cri de révolte, et l’acceptation finale de cette montée au Calvaire que fut, jusqu’ici, la vie de Léon Bloy.

Oh ! je sais bien, tout le monde prétendra que cette vie, c’est lui seul qui l’a faite. Sa misère, il l’a forgée de ses propres mains. Par son intransigeance, par son orgueil, par sa fièvre d’extermination, il a ouvert entre lui et les autres un espace infranchissable, que nul n’osa franchir, car il n’est peut-être personne que ses invectives n’aient atteint et marqué à la face. Sa situation, il l’a rendue si excessive que ceux-là qui tenteraient de le défendre et de reconnaître publiquement les dons supérieurs, les dons uniques, qui font de lui un si exceptionnel tempérament d’écrivain, seraient englobés dans la même haine que lui. Tous se taisent, les uns par rancune, les autres pour ne point paraître complices de ses mépris, de ses dégoûts, de ses excommunications. Il y a beaucoup de lâcheté dans ce silence, soit ; mais il y a autre chose, aussi, par où le malentendu s’accuse davantage, c’est que Léon Bloy n’est pas quelqu’un de notre temps ; il est dépaysé dans ce siècle qui ferme ses oreilles à la parole ardente des vieux prophètes, aux anathèmes des vieux moines, ou qui en rit, comme d’une farce, quand il lui arrive de les écouter. Je me le représente souvent, comme un Jean-Baptiste, allant traverser les déserts, la bouche pleine d’imprécations, ou comme quelque moine distribuant, du haut d’une chaire, dans une église du moyen âge, les anathèmes et les malédictions…

La gendarmerie nationale s’oppose aux apostolats errants : elle appelle ça du vagabondage. Comme il n’y a plus de désert, Léon Bloy a trouvé un silo. Il s’est creusé lui-même la fosse de ses mains ; il a creusé son corps d’ulcères liturgiques, il a bordé sa fosse de culs de bouteilles, de clous, d’excréments déclamatoires pour la rendre inaccessible, pour être plus nu, pour être plus seul avec son humilité sainte et son saint orgueil, plus seul avec Dieu. De cette fosse, il jette aux passants des bouses de lumière et d’éternité, des haines d’or, le verbe le plus sauvage et le plus magnifique, lourd et pénétrant comme la lave et l’aérolithe.

Le pire sadisme pour les martyrs, c’est d’avoir l’air de bourreaux : Léon Bloy a réussi.

Confesseur de la Pauvreté, de la Mort, de la Foi, portier farouche de la Porte de Vie, voilà l’homme que j’ai essayé d’admirer ce soir.

De Moïse à Loyola

Un soir, au Casino de Génézareth-sur-Mer, nous étions, M. Joseph Reinach et moi, assis l’un près de l’autre — non point par hasard, mais par élection de sympathie — à la table des Petits Chevaux. M. Joseph Reinach gagnait beaucoup ; aussi était-il très aimable. Mais, je dois le dire, qu’il perdît ou qu’il gagnât, il se montrait toujours vis-à-vis de moi et, d’ailleurs, vis-à-vis de tout le monde, d’une inaltérable, empressée et charmante amabilité. Pas une seule fois je n’avais remarqué, en lui, ce ton tranchant, cette morgue, cette insolence combative qu’il avait à la Chambre, au temps de sa puissance ; pas une seule fois, non plus, il ne nous avait parlé de tuer ou d’emprisonner, ou de reléguer ses adversaires. Il semblait vraiment renoncer aux réquisitoires terribles, aux grandes et petites catilinaires, aux justes lois, aux permanentes guillotines. Je l’aimais infiniment. Et, dans tout Génézareth-sur-Mer, il n’y avait qu’un cri : « Quel charmant garçon ! » Oh ! sa conversation sur la plage, à l’heure du bain !… Il nous enchantait, nous enthousiasmait par son érudition littéraire, si vaste et toujours prête… avec quel art élégant et parfumé il savait remuer, attifer, pomponner les jolis souvenirs, sur les femmes et l’amour, au dix-huitième siècle !… Et quelle forte saveur — à la Plutarque, ma foi ! — dans les portraits qu’il nous traçait de Gambetta, inépuisablement !… Une matinée qu’il pleuvait, et que nous étions réunis chez lui, à regarder la mer, à regarder la pluie tomber sur la mer, il me donna, avec une bonne grâce parfaite, non moins qu’avec une évidente sincérité, la raison de cette transformation qui me ravissait.

— Vous comprenez bien, mon cher, me dit-il, je suis tenu à beaucoup de réserve, beaucoup de ménagements, beaucoup de souplesse morale… Je dois sourire à droite, à gauche, devant, derrière… Et la littérature m’est un merveilleux moyen de dépister la malignité des gens. Donc, tant que cette désastreuse affaire de Panama ne sera pas réglée et enterrée définitivement, je suis obligé d’être exclusivement anecdotique et littéraire !… Certes, en tout ceci, mes mains sont nettes… Je n’ai rien à craindre… et personne ne m’accuse !… Oui, mais c’est mon nom… mon sacré nom !… Ah ! si je pouvais en changer !… Ai-je de la déveine, moi si pur, de porter un nom aussi fâcheusement synonyme de celui que porta cet isthme maudit !… Quand on prononce quelque part : « Panama ! »… et Dieu sait !… immédiatement j’évoque ce nom fatal : « Reinach ! » comme, dans un autre genre, le nom de « Napoléon ! » après celui-là « Austerlitz ! ». Mais j’ai de la patience… La patience est le génie de ma race. J’attends que cette affaire-là soit liquidée et, en attendant, je me confine dans la littérature, dans l’histoire, et dans le charme de la tolérance universelle !… Après, nous verrons… nous verrons !… Car vous pensez bien, mon cher, que je n’ai pas fini de légiférer, et que j’en ai encore dans le ventre — ah ! que j’en ai encore dans le ventre — ah ! si j’en ai ! — de ces fameux réquisitoires, et de ces retentissantes justes lois !… Vous serez étonné le jour où je lâcherai tout cela sur la France !

— Dieu veuille que ce soit bientôt !… souhaitai-je… Car la littérature ne perdra rien en vous perdant… et la politique a rudement besoin de vous, mon cher Reinach…

— Je le sais ! fit-il simplement.

Et il me serra la main, heureux de sentir en moi la chaleur d’une vraie amitié, et que quelqu’un le comprît, dans la chrétienté !…

Or donc, le soir dont je parle, M. Joseph Reinach avait beaucoup gagné… Les billets bleus, les louis d’or, les blanches monnaies faisaient, devant lui, sur la table, une masse importante… Après un coup plus fructueux encore que les autres, il se leva.

— Il ne faut pas exaspérer la veine ! me dit-il… Partons !

Et, d’une main puissante, il ramassa son gain, qu’il mit, or, billets et monnaie, pêle-mêle, dans la poche de son smoking…

La nuit était douce. Je l’accompagnai jusque chez lui. Tout en cheminant :

— Vous avez, mon cher Reinach, gagné, ce soir, un gentil petit pécule.

— C’est vrai ! dit-il en secouant sa poche… Je gagne toujours !

— Eh bien… savez-vous ce que je ferais, moi, si j’étais à votre place ?

— Dites !…

— Je partirais tout de suite pour Jérusalem… je rebâtirais le Temple… je…

Mais il m’interrompit, très grave.

— J’y ai songé… autrefois !… C’était tentant !… Avec mon activité de touche à tout, mes manies organisatrices et légiférantes, et ce jacobinisme violemment persécuteur qui n’admet ni scrupules politiques, ni pitiés humaines… il est évident que je fusse arrivé très vite à quelque chose de prépondérant… d’autocratique même, si j’ose m’exprimer ainsi !

— Vous voyez !…

— Roi de Jérusalem, n’est-ce pas ?… C’est à quoi vous pensiez, je suis sûr ?…

— Parfaitement !

— Roi de Jérusalem !… Oui, je le crois aussi !… Et puis, après ?… Roi de Jérusalem !… Est-ce que cela ne vous fait pas, un peu, l’effet d’une royauté d’opérette ?…

Il n’attendit pas ma réponse, et, fermement, il déclara :

— Non, mon cher, non !… Et nous avons mieux, ici !…

Il me prit le bras affectueusement… Le ciel était tout mauve… Un chant très doux, très mol, montait de la mer invisible et calme… Et les sons de l’orchestre du Casino nous arrivaient, ténus, mourants, comme un chuchotis de voix lointaines, dans la forêt… Troublés par cette poésie nocturne, nous ralentîmes le pas…

— Nous avons mieux ici, répéta M. Joseph Reinach… Nous avons tout ici ! Pourquoi chercher ailleurs des aventures moindres et des situations diminuées ? ce serait duperie !… D’ailleurs, l’esprit de notre race est contraire à de tels sacrifices, à de telles abdications !… Voyons !… Réfléchissez… Nous sommes fort bien pourvus, mon frère et moi… Et nous sommes très jeunes, encore !… Théodore occupe le château de Saint-Germain… C’est un personnage, désormais historique… Il succède à François Ier, à Henri IV, à Louis XIV !… Voilà qui n’est, certes, pas banal !… À notre époque, cela vaut mieux que de succéder à Salomon !… Et puis, on attendait, de lui, peut-être, qu’il refît l’Ecclésiaste ! Et Théodore ne sent pas en son âme, le pessimisme nécessaire à ce genre de littérature !… Quant à moi !… Eh ! mon Dieu !… je ne le dissimule pas… ma fortune subit, en ce moment, une éclipse… Mais les éclipses ne sont pas éternelles. Elles passent, l’astre demeure ; Astra manent… Et elles ont ceci d’admirable et de consolateur qu’elles semblent garder plus de lumière à l’astre qu’elles ont voilé un instant ! Or, je suis cet astre… et Panama cette éclipse !… Croyez que je rebrûlerai bientôt — et avec quelle plus intense clarté ! — dans le gâchis de notre firmament politique !…

J’étais ébranlé. L’heure se poursuivait, amollissante. Nul antisémitisme n’en dérangeait le cours paisible et captieux. Je sentais la nature elle-même harmonieuse à la volonté de mon ami. Triste et charmé tout ensemble, je murmurai :

— Vous avez peut-être raison, mon cher Reinach. Avouez pourtant que c’eût été un beau rêve !…

Plus tendre, plus fraternel de s’être confessé, il voulut me montrer toute son âme :

— Un beau rêve ! soupira-t-il. Eh bien, savez-vous à quoi j’ai rêvé ?… à quoi je rêve toujours ?… Le secret de la passion et de la force tenace que vous daignez admirer en moi, le savez-vous ?

— Parlez !… suppliai-je, ému.

Oh ! oui, ému ! Car la voix de M. Joseph Reinach avait, à cette seconde, quelque chose d’étrange qui me pénétrait… Et la nuit mauve… et la mer invisible… et l’orchestre lointain lui donnaient un mystère inexprimable. M. Reinach continua :

— Eh bien… j’ai rêvé… je rêve à être, dans un avenir prochain… oh ! plus prochain que vous ne pensez… Grand Inquisiteur de France !…

— C’est impossible, m’écriai-je… L’esprit de l’histoire…

— L’histoire n’a pas d’esprit, interrompit M. Reinach… C’est un vieux cheval aveugle… et qui tourne, tourne sans cesse en rond… et qui, toujours, toujours, repasse devant les mêmes choses, les mêmes bûchers… les mêmes révolutions !… Ce qui est a été déjà… Ce qui fut jadis sera encore !…

— Erreur !… L’humanité ne régresse pas… Elle marche de l’avant, sans s’arrêter…

— Enfant !… Voyez la Chine… le Yucatan… l’Égypte !…

— Déplacement, soit !… reculade, jamais !

— Circonférence !… conclut cet homme passionné qui, avec sa canne, traça un vaste cercle aérien, dans le mauve de la nuit !…

Je n’étais pas à bout d’objections.

— J’admets… concédai-je… Mais, Grand Inquisiteur de France !… Voyons, vous êtes juif, mon cher Reinach… Je ne vous le reproche pas… comprenez bien… Mais vous êtes juif !…

— Raison de plus !…

Et, très grand, très beau, sublime enfin, parmi les prestiges de la nuit, il ajouta :

— Joseph Reinach !… Grand Inquisiteur de France !… Comme cela sonne bien !… Et quelle revanche pour ma race !

Subjugué, je me tus. Nous étions d’ailleurs arrivés…

Tandis qu’il enfonçait la clef dans sa porte :

— Entre nous, tout cela, n’est-ce pas ?… me raconta ce séduisant ami… Car il ne faut point que ces choses soient dévoilées… encore !… J’ai besoin, durant des mois et des mois, peut-être, d’endormir mes ennemis… Mes ennemis, dormez !…

Je l’assurai de ma discrétion et que je ne les résilierais pas. Puis, l’ayant quitté, je rentrai par la falaise…

La nuit n’avait pas changé. C’était toujours la même nuit douce, lumineuse et sereinement mauve. Mais j’étais si troublé que je ne la reconnus pas. La lune qui, maintenant, descendait dans la mer, me fit l’effet d’une vieille lorgnette. Ah ! stupidité de l’image !… Pourquoi ?

L’espoir futur

Hier, je suis allé rendre visite à un vieillard malade depuis trois mois et qui ne quitte plus la chambre. Je ne connais pas d’homme meilleur, ni plus charmant. Loin que la maladie l’ait aigri, elle a, en quelque sorte, affiné sa bonté. Et son intelligence demeure intacte, plus vive que jamais, peut-être, dans ce corps livré à tous les assauts, à tous les ébranlements de la souffrance.

Comme je m’étonnais de sa sérénité, il me disait, il y a quelques jours :

— Quand on pense, comme moi, à la mort… à la mort prochaine, on n’a plus le goût ni le temps de haïr. L’on se dépêche d’aimer, au contraire, non pas sa vie, qui ne vous est plus de rien… mais la Vie… Il semble que c’est seulement au moment de la quitter qu’on la comprend et qu’on l’aime… Et c’est une chose très douce, je vous l’assure, de s’en aller ainsi, vers la mort, dans la lumière !

Pourtant, hier, je le trouvai triste. Souffrait-il davantage ? Avait-il des chagrins secrets ? Se fatiguait-il d’être presque toujours seul, avec soi-même ?… Était-il sincère, quand il me parlait de sa mort avec cette voix tranquille, et cette paix qui donnait à son visage pâli comme un rayonnement ?… Je l’interrogeai doucement.

— Il n’y a rien de ce que vous pensez, me dit-il avec un profond soupir. Je suis découragé, voilà tout ! Je voudrais aimer… aimer toutes les choses et tous les hommes… et voilà que je me reprends à haïr. Je ne puis plus lire un journal.

Le motif de ce désespoir me parut vraiment d’une puérilité un peu comique, et je me disposais à lui en faire l’observation respectueuse, quand il reprit :

— Je ne puis plus lire un journal. Cette lecture m’est trop pénible !… Elle me laisse dans l’âme, pour toute la journée, je ne sais quoi d’accablant, d’horriblement pesant… comme un cauchemar !

— Rien n’est si simple que d’échapper à ce cauchemar, répondis-je. Il ne faut pas lire les journaux, voilà tout ! Il ne manque pas de beaux livres, Dieu merci, que l’on peut lire et relire.

— Sans doute ! Mais je ne suis pas mort encore… Il faut bien que je m’instruise de ce qui se passe. Je ne puis m’en désintéresser à ce point ! Il y a, en ce moment, des questions multiples qui me passionnent et m’angoissent !… Le moyen de satisfaire cette curiosité, bien naturelle, autrement que par les journaux ?

— En êtes-vous donc plus avancé ?… Que trouvez-vous, dans les journaux, sinon du mensonge !… Et comment parvenez-vous à vous instruire de quoi que ce soit ?…

— Ah ! ce n’est pas le mensonge qui me chagrine, dit le doux vieillard !… S’il n’y avait que du mensonge, je ne serais pas si triste… Que m’importe le mensonge, après tout, puisqu’il m’est donné de posséder en moi-même, ou, du moins, de reconstruire en moi la vérité ? Ce qui me désespère, c’est cette folie de l’ordure, cette ivresse de la boue qui les emporte aujourd’hui ! Comment des gens — si bas soient-ils, et si sots — peuvent-ils en arriver là ?… Comment n’ont-ils pas, une seule minute, conscience de la besogne qu’ils font, et si exceptionnellement déshonorante et infâme ? Ils ne se relisent donc jamais ?… Il me semble que, s’ils se relisaient, le rouge de la honte leur monterait à la face !… Ont-ils même l’excuse d’une passion ardente, d’une colère irrésistible, comme en ont, et comme en expriment les esprits grossiers ?… Non, pas même cela ! C’est fait froidement !… Est-ce donc possible qu’un être humain puisse en venir à une telle sauvagerie, à une telle laideur, et cela froidement ?

Moi, quand j’ai achevé la lecture d’un journal, j’ai l’âme encrassée de dégoût ! Je crois, véritablement, que j’ai participé à un crime !… Car, il ne faut pas s’étourdir d’excuses et se payer de mots, c’est bien le crime qui s’étale dans la presse, qui y hurle et y triomphe ! Au milieu des frénésies de l’insulte, des épilepsies de la dénonciation et de la calomnie, je vois nettement, se dresser la face même, la face ignominieuse du crime. Mes oreilles sont obsédées de ces incessants appels à l’assassinat, de ces cris de mort. Ils me poursuivent sans me lâcher… pour quiconque réfléchit, il y a bien là, dans ces journaux, un état d’esprit particulier et qui n’est pas autre chose que l’esprit du meurtre. Je trouve cela effrayant, douloureux et absurde ! Et j’ai perdu le repos !

Et il ajouta :

— Un peuple est perdu… un peuple est fini… un peuple est mort, qui tolère ces abominables brutalités, qui, non seulement les tolère, mais s’y complaît !…

— Non ! répliquai-je… Ce n’est pas un peuple qui meurt… C’est toute une série de choses et d’hommes qui s’en vont !… Ils s’en vont dans les convulsions et dans les hoquets, c’est tout naturel… Mais ils s’en vont !… Croyez-moi, au bout de cette agonie tumultueuse, frénétique et malpropre, qui sera longue encore, qui sera horrible peut-être, et peut-être sanglante… c’est la joie immense d’un avenir nouveau, la certitude d’une vie plus belle, ou, tout au moins, d’un effort vers une vie plus belle !… Moi, j’ai confiance !

— En qui ? En quoi ? Le peuple est indifférent et vaincu. Il ne croit plus à la révolution, ne s’exalte plus pour la justice, ignore la beauté. Il n’a même plus le sentiment — je ne dis pas de sa dignité : où le puiserait-il ? — mais de ses intérêts immédiats. C’est une chose molle et flasque entre les doigts de ceux qui s’en servent, le gouvernent ou l’exploitent… Je suis trop vieux pour être ce qu’on appelle un révolutionnaire, et j’ai trop vu, trop vécu, pour ignorer que les révolutions ne peuvent rien reconstruire, parce que, en somme, elles n’ont jamais rien détruit… Elles prennent des vies humaines, mais elles laissent intacts les erreurs, les préjugés, les injustices, la sottise ! Pourtant, je comprends qu’il y a bien des choses à faire, qu’il y a tout à faire. Or, le peuple ne veut pas qu’on fasse quoi que ce soit. Il ne veut pas qu’on l’arrache aux saletés de sa bauge. Quand on lui parle de son bonheur, il se bouche les oreilles et ne veut rien entendre ; de sa liberté, il se jette aussitôt, tête baissée, dans le mensonge et l’asservissement, plus profondément !

— J’ai confiance tout de même ! dis-je.

— En quoi ?… Dans le miracle, alors ? Mais il n’y a que des appétits voraces, d’un côté, et de l’autre, d’irréductibles servilités.

— J’ai confiance dans la jeunesse !

— Quelle jeunesse ?… fit le vieillard en hochant tristement la tête.

— Mais la jeunesse immédiate… la jeunesse d’aujourd’hui… la jeunesse de vingt ans !

— Elle s’ignore… Elle ignore !

— Vous ne la connaissez pas…

— Des littérateurs !… des enfants !

— Et des hommes !… Ils sont bien différents de ceux qui les ont précédés… Au moins, ils se mêlent à la vie, ceux-là !… Comme leurs aînés, ils ne s’enferment point dans les pays du rêve, ni dans des tours d’ivoire… Ils ont la passion, l’amour de la justice, le culte de la beauté, la soif ardente de la liberté, le désir impérieux de l’action, des cheveux et des habits comme tout le monde. Ils sont généreux et vaillants. Leur idéal est clair, parce qu’il prend sa source dans la nature et dans la vie. Ils ont répudié le mysticisme abêtissant et les vagues symbolismes, qui glorifiaient l’Impuissance !… Plus de vierges pâles et putrides, de héros insensés ou démoniaques, plus de princesses bancales, glissant sur des nuages et des mers spiroïdaux, parmi des architectures en vermicelle, avec des lys dans la main !… Des réalités humaines, des réalisations sociales, voilà à quoi ils tendent… Ils ne chantent plus l’ivresse de la mort, du non-être, du non-créer ; ils veulent vivre, ardemment, sainement, totalement… Ils ne s’hypnotisent pas à regarder leur nombril, point central du néant… Bien au contraire, ils communiquent leur ferveur et leur foi à tout ce qui les entoure… ils se groupent, non pas seulement dans les cafés de Montmartre et dans les brasseries du Quartier Latin ; ils conquièrent les provinces, les villes, y organisent des centres d’action, d’éducation morale ; ils créent des journaux, des revues, des représentations théâtrales, des foyers de pensée… Ne vous y trompez pas… C’est tout un mouvement qui commence, qui ne peut que se développer et grandir, et dont le résultat sera fécond.

Le vieillard secouait la tête.

— Ils sont jeunes, dit-il. Mais bientôt la vie viendra sur eux avec ses paresses, ses plaisirs ou ses ambitions… Elle aura vite fait d’éteindre les flammes de cette belle générosité… D’ailleurs, le mal est trop profond ; il a trop sérieusement atteint, de son virus, les moelles du corps social pour que nous puissions espérer une guérison, ou un changement…

Je l’interrompis brusquement :

— Il ne faut jamais désespérer d’un peuple — si pourri qu’il soit — quand une jeunesse intelligente et brave, se lève pour la défense de la justice et de la liberté !

— Oh ! l’avenir !… fit avec un grand geste douloureux le vieillard qui, à cette minute, songeait sûrement à la mort !… Personne ne le tient.

— Tout le monde le voit… L’avenir, c’est le présent de demain.

Le mauvais désir

Il semble qu’on n’ait plus, en ce moment, le temps ni le goût de lire des livres. Le journal hélas ! et ses quotidiennes violences, et ses mensonges, et ses folies, et ses crimes, suffisent à notre curiosité momentanément dévoyée. Non seulement nous ne lisons plus les livres ; nous n’en parlons même plus. Hormis cela que vous savez, nous ne parlons plus de rien. L’angoisse que les graves événements de l’intérieur et de l’extérieur donnent à tous les cœurs nobles, ne nous permet point les loisirs tranquilles et charmants que nous aimions. Il faut au livre qu’on lit l’heure calme et le repos de l’esprit. Or, les heures ne marquent plus que de l’inquiétude et de la fièvre. Les conversations ont pris un tour souvent agressif, qui fait que nous nous taisons.

Nous nous taisons sur toutes choses. Et nous passons à côté des beautés, sans les voir, sans nous y intéresser, sans nous y arrêter comme autrefois. À peine si la mort imprévue de Puvis de Chavannes put, un instant, nous arracher aux obsessions de l’idée fixe. Nous roulons dans le cyclone de la vie furieuse qui nous emporte on ne sait où, avec on ne sait qui !… Oh ! que j’envie ceux sur qui n’est point passé l’âpre souffle de cet orage, et qui peuvent regarder les choses, avec le même regard qu’hier !

Je les envie, certes, et je les plains plus encore, car il n’est pas mauvais que de pareilles tourmentes viennent parfois secouer l’égoïsme d’un peuple et le réveiller de son lourd sommeil. Tout n’est pas que malheur en ces crises douloureuses. À côté du mal, il y a aussi le bien qu’elles font, qu’elles feront, qu’elles ont déjà fait. On voit renaître des énergies, se reforger des caractères, se lever des idées et des consciences nouvelles ; on s’habitue à participer dans une mesure plus large au mouvement général des choses. L’âme nationale, trop portée à s’engourdir, y gagne qu’elle se sent vivre davantage, qu’elle se sent agir davantage, dans la lutte et dans le péril. Qui sait si ce n’est pas pour un avenir de justice meilleur, pour un enfantement de liberté plus belle, qu’elle subit, en ce moment, le désordre de cette fièvre et le bouleversement de cette maladie ? La maladie est, parfois, un rajeunissement. Nous avons bien des virus à expulser de notre organisme, et qui nous dit que nous ne les expulsions pas pour nous refaire une force et une joie toutes neuves ?… D’ailleurs, maladie du doute : nous n’y pouvons rien, puisque c’est de l’histoire qui, plus forte que nos volontés, par-dessus nos vertus ou nos crimes, fermente et bouillonne en nos profondeurs !

Malgré les préoccupations invincibles de ce tragique moment, et par un effort, par un prodige d’avoir pu m’abstraire de leurs hantises, j’ai pu lire trois livres, ce qui, depuis des mois et des mois, ne m’était arrivé. Il est vrai que ces livres sont des livres choisis, et que leurs auteurs me sont des amis, amis de mon amitié, et amis de mon esprit. Le Mauvais désir, de M. Lucien Muhlfeld, L’Holocauste, de M. Ernest La Jeunesse, Sagesse et destinée, de ce moderne Marc-Aurèle, qu’on appelle Maurice Maeterlinck.

Suivant l’ordre des dates, je ne parlerai aujourd’hui que du Mauvais désir. Les deux autres que j’aime, L’Holocauste pour sa sensibilité aiguë et son lyrisme passionné, Sagesse et destinée pour la vive, calme et pacifiante lumière qui allume dans les âmes, viendront ensuite. Ce sont trois livres braves que je loue d’avoir affronté l’hostilité du moment et quelque chose de plus terrible, l’inattention. Et je leur suis infiniment reconnaissant à ces trois œuvres, non seulement de leurs beautés personnelles et si différentes, mais encore de m’avoir fait revivre d’une vie, hélas ! trop oubliée et que, depuis si longtemps, je ne connaissais plus.

***

Il y a déjà pas mal d’années que je suis M. Lucien Muhlfeld qui, pourtant, est un homme très jeune. Ses débuts littéraires remontent, je crois, à la fondation de la Revue blanche. Ils m’intéressèrent vivement. Du premier coup, ils révélaient un écrivain de la bonne race, en même temps qu’un tempérament ultra-moderne. Très maître de son esprit et de son écriture, il s’affirmait singulièrement armé pour la critique, c’est-à-dire pour le maniement des idées. On sentait en lui un homme de savoir, de forte culture, de goût raisonné, d’intelligence subtile et précise. Au milieu de tous les styles, trop lourdement embrumés, ou surchargés d’inutiles détails, dont s’encombrent, à l’ordinaire, les jeunes revues, je remarquai le lien aigu et concis, élégant et sobre, d’une forme presque classique, d’un dessin net et souple ; un style, enfin. L’ironie s’y jouait à l’aise et charmante et musicale, parmi les hautes spéculations de la littérature, de la philosophie et de la vie. Pas très bienveillant, certes, pas toujours juste non plus, M. Lucien Muhlfeld, en revanche, était absolument exempt de ces partis-pris d’écoles et de coteries qui rendent quelquefois si agaçante, malgré tout le talent dépensé, la lecture de ces périodiques. Il était trop compréhensif pour cela ; et sa sévérité, dont il ne faut pas le blâmer, lui venait de sa haute conception de l’œuvre d’art, et de son désir vers le mieux et vers le beau. Ce qui m’enchantait, en ses essais de critique, et en ses contes, et ce qui était alors très rare chez un jeune homme, c’est qu’il avait l’esprit ouvert à la vie, et qu’il répudiait les nébulosités et les approximations vagues des esthétiques et des réalisations symbolistes ; j’étais donc curieux de voir comment M. Lucien Muhlfeld appliquerait ses qualités au roman.

Je l’ai vu. Si Le Mauvais désir n’est point un chef-d’œuvre en soi, c’est un fort beau livre et qui tranche vivement sur la monotonie des œuvres courantes, un des deux ou trois livres qui méritent de passionner et de retenir le lecteur dans la production d’une année.

Style bref, nerveux et rapide, parfois d’une concision âpre qui ramasse toute la pensée dans un trait, parfois d’une grâce sans mièvrerie, coloré sans empâtement, riche sans clinquant, ferme toujours, et bien construit, il exprime les personnages et les choses avec une admirable netteté d’accent. Chez M. Lucien Muhlfeld, comme chez M. Anatole France, le vocabulaire n’est pas nombreux, mais il dit tout, sans redites, et, chaque fois avec une étonnante variété. La vision est exacte, la compréhension multiple, la composition originale et bien ordonnancée, l’intérêt soutenu.

Le Mauvais désir est, sans complication romanesque, dans un décor de vie mondaine, une histoire d’amour. Et c’est tout ! Et c’est spirituel, sensuel, profond, dramatique, angoissant ! Chaque personnage, même celui qui passe, a une vie intense. Il agit et pense selon son milieu, avec tous les caractères de pensée et d’action qui lui sont propres. Les milieux aussi sont rendus avec une vérité absolue, dans toute la philosophie d’une observation qui ne laisse rien échapper des gestes et des pensées.

Commencé gaiement parmi des grâces légères, des ironies, des sensualités délicates, au milieu d’une société libertine et facile, le roman finit brusquement dans un coup de drame. Et le drame est d’autant plus poignant, il vous prend d’autant plus aux entrailles qu’il n’est point seulement dans les péripéties, d’ailleurs très simples, mais dans l’idée, dans le pathétique et la terreur de l’idée, laquelle descend, comme une lueur sinistre, jusque dans le fond de la chair, jusque dans le fond des ténèbres de la chair.

L’amant du Mauvais désir est jaloux. La jalousie le torture, lui tenaille l’esprit et le corps. Chaque baiser lui laisse aux lèvres comme un affreux goût de mort ; dans chacune des étreintes, il goûte comme une volupté sauvage et meurtrière d’étouffement. Il ne sait pas lequel est en lui du meurtre ou de l’amour. Il va le savoir ; il va bientôt connaître que le meurtre et l’amour ce sont deux instincts pareils. L’amante meurt. Et c’est fini du mauvais désir… C’est, tout à coup, l’apaisement, presque la joie.

Je ne veux pas déflorer ce magnifique dénouement d’une philosophie qui hardiment répudie toutes les hypocrisies de la passion, et fait s’élever l’histoire de cet amour jusqu’au farouche sommet de la plus sombre tragédie.

Il faut lire le livre de M. Lucien Muhlfeld, et le relire, car, chaque fois, on y découvre plus de beau talent, plus d’esprit, de gaieté, de terreur.

Notes sur Georges Rodenbach

I

Edmond de Goncourt qui aimait peu les poètes, ou plutôt qui n’aimait que peu de poètes, me disait, un jour, comme nous parlions de Georges Rodenbach :

— Oh celui-là ! c’est mon poète !

Il l’admirait beaucoup. C’est que tous les deux, le vieux prosateur et le jeune poète, ils avaient, sur bien des points de l’art et de la vie, une compréhension semblable, et des goûts pareillement raffinés. Tous les deux, ils avaient un amour violent de la vie, une sensibilité, devant la vie, qui allait parfois jusqu’à l’exaspération nerveuse, jusqu’à l’angoisse d’exprimer le fluide, le vaporisé, l’insaisissable, l’inexprimable, comme tous les reflets et tous les frissons, et toutes les ondes fugitives qui passent sur les miroirs et sur les eaux, sur les vitres et sur les yeux.

De même que Goncourt, Rodenbach aimait que la poésie émanât directement de la vie, de l’intimité de la vie. Il ne voulait pas être contraint de l’aller chercher dans les antiques et froides mythologies, dans les légendes surannées. Il répudiait, comme une tare, toute la ferblanterie héroïque où s’enferme encore l’imagination pauvre de tant de pauvres faiseurs de vers. Il ne trouvait l’émotion véritable et la véritable grandeur poétique que parmi les visages humains, autour de lui, et parmi les choses familières qu’il savait douer d’une existence réelle, intime, profonde, adorable.

C’est en cela qu’il aurait été comme Baudelaire et comme Verlaine, avec un tempérament différent, cet être rare est précieux que l’on appelle : un poète moderne. C’est pour cela que Goncourt l’aimait tant, et que nous le chérissions d’une amitié particulière, nous qui pensions qu’une œuvre d’art — livre de prose, poème, statue ou tableau — n’est belle, n’est émouvante, n’est vivante, qu’à la condition qu’elle vienne de la vie, des sources mêmes de la vie, et qu’elle reste dans la vie !…

J’ai dit que Rodenbach aimait la vie. Il l’aimait avec intelligence et passion, et il en jouissait plus qu’un autre, car, plus qu’un autre et plus profondément il pénétrait, avec un sens suraiguisé des hommes et des choses, en ses beautés et en ses mystères. Mais il redoutait aussi la mort. Toute son œuvre, si étrangement suggestive, si claire et si blanche, est faite de cette joie et de cette terreur mêlées. Joie mélancolique par cette terreur ; terreur sérénisée par cette joie !… Le Règne du silence, Le Voyage dans les yeux, Les Vies encloses, Bruges-la-Morte, Le Carillonneur, et ce récent, admirable poème, Le Miroir du ciel natal, tous ces livres sont pleins de cette double impression, qui se fond, s’estompe en blancheurs vagues et rayonnantes d’un charme pur, poignant, infini.

II

Bien qu’il évitât d’en parler, Georges Rodenbach m’a plusieurs fois confessé sa peur de la mort. Elle datait de loin, de la petite enfance, du collège ! Et comme il savait donner au moindre récit un tour passionnant et distingué ! C’était à Bruges, chez les jésuites. Chaque semaine, le mercredi, je crois, on le menait en promenade, non dans la campagne, comme il l’eût désiré, mais autour de la ville, à travers la banlieue, qui, à Bruges de même qu’ailleurs, est si triste ; triste de n’être plus la ville, et de n’être pas encore les champs ; triste d’être ce paysage incertain et funèbre qui n’est fait que de ces deux inexistences, ou de ces deux agonies. Chaque fois, par un choix singulier, on le faisait s’arrêter devant le cimetière… C’était l’endroit qu’on avait élu pour l’encourager aux récréations et aux jeux… Tombes grises, noirs cônes des cyprès, petits jardins de pierre, convois franchissant la grille, familles en deuil et pleurant ; son esprit, peu à peu, s’imprégnait de toutes les misères, et des précoces pensées de la mort. Sa jeune âme, à peine sortie des limbes, n’avait, pour s’affirmer devant la vie, pour prendre conscience avec la vie, que ces visions macabres… Aussi, c’était avec un véritable effroi qu’il voyait arriver ces mercredis, marqués de croix noires, et il préférait, à ces désolants spectacles du dehors, les mornes cours intérieures et les salles d’études pleines d’ennui et de silence.

Cette impression qui pesa lourdement sur ses premières années a toujours persisté en lui. De ce contact lointain mais durable avec ce que, alors, il croyait être la campagne, il lui est demeuré, pour celle-ci, non pas de la haine, non pas de l’horreur, mais quelque méfiance. Ainsi que devant la grille du cimetière de Bruges, il s’est toujours senti mal à l’aise dans la campagne, et plein de troubles angoissants, car elle lui rappelait la mort !… Ce silence, cette solitude, ces routes qui vont on ne sait où, ce vaste cimetière de tant de vies mortes qu’est la terre brune ou herbue, ces moissons fauchées, ces horizons brouillés, il ne pouvait, non seulement y fixer une pensée sereine, mais en supporter la vue. Certes, sensible et vibrant à toutes les beautés, il en comprenait la poésie énorme. Mais elle lui était trop pesante, trop douloureuse. Et il ne se retrouvait heureux, il ne se retrouvait lui-même que dans les villes, parmi les hommes vivants, entre les maisons pleines de vivants !

Il aurait eu tort de maudire ces impressions d’enfance, et ce cimetière, et l’eau morte des canaux, et la courbe lente des cygnes sur les lacs endormis depuis des siècles et des siècles, et toutes ces choses où son œil d’enfant chétif, délicat et tendre apprit à déchiffrer l’énigme de la mort dans l’énigme de la vie, car son talent, si poignant et si doux, si averti et si résigné, si évocateur et si intimement humain, vient de là !… Et s’il a chanté Bruges, avec cet accent unique, ses pierres illustres et ses canons, et ses cloches, et son silence, et ses ombres humaines et ses visages lointains, et tout ce passé terrible et charmant, c’est que Bruges c’est encore de la mort, une mort blanche comme les cygnes qui dorment sur le lac d’amour, blanche comme le béguin des béguines, et comme l’âme de ces femmes que, dans les rues très anciennes, on voit aux fenêtres closes, derrière les transparents de dentelle…

III

Rodenbach fut un homme très tendre qui ne vécut que pour sa famille. Ce fut aussi un homme très fier qui ne vécut que pour son art. Avant l’argent, avant la gloire, il n’ambitionnait que de se satisfaire. Je n’ai pas connu quelqu’un qui fût plus jaloux de la perfection que lui. Je n’ai pas connu, non plus, un plus charmant et plus délicat ami. Il était le lien entre des amitiés soigneusement choisies qu’il aimait à réunir autour de lui. Nous jouissions de sa conversation comme de ses poèmes. Il y avait en lui une source sans cesse jaillissante d’inspiration. Comme l’adorable Mallarmé, il était de ceux qui donnent à la vie et à l’amitié un prix inestimable.

Aux heures de tristesse et de découragement, nous étions assurés de trouver en Rodenbach, comme en Mallarmé, un réconfort et une joie. Il nous venait de ces deux nobles esprits une émulation puissante et le désir ardent de bien vivre et de mieux faire. Leurs cœurs nous étaient un sûr asile, et une hospitalité merveilleuse, que nous ne retrouverons plus.

Hélas ! nous les avons perdus, tous les deux ! Et avant que de parler d’eux comme notre tendresse, notre reconnaissance, notre admiration nous en feront un devoir, un devoir impérieux et doux, nous ne pouvons que les pleurer !…

Pauvre France !

On a enterré, cette semaine, presque clandestinement, à Montmartre, Georges Galapiat.

Georges Galapiat !

Les chroniqueurs — les vrais, ah ! oui, les vrais ! — les chroniqueurs — il en reste encore quelques-uns — vous diront que c’est toute une époque qui disparaît avec Georges Galapiat : Georges Galapiat n’avait pas été aussi célèbre, au café Riche, que Gustave Claudin. Pourtant, il avait conservé les traditions qui, désormais, sur le boulevard — sur le boulevard ! — n’auront plus d’autre représentant !…

Pauvre France !

Georges Galapiat ! c’était, au fond, un très pauvre diable qui avait essayé un peu de tout, de la peinture, de la littérature, de l’annonce et de la commission, et qui, tour à tour camelot, photographe, chanteur de café-concert et, peut-être, policier, avait, un beau jour, décidé, las de ses malchances, qu’il ne ferait plus rien ! Il était ainsi tombé, de la plus équivoque bohème, dans la plus profonde misère. Vivant on ne sait de quoi, couchant on ne sait où, il restait invisible durant des mois, reparaissait soudain avec des vestes trop courtes, des pantalons trop longs et de flamboyantes cravates, puis il disparaissait pour des années. Toujours gai, d’ailleurs, et patriote comme pas un, et, malgré l’hétéroclitisme de ses costumes, fidèle aux longues chevelures crasseuses et aux larges chapeaux de feutre. Par exemple, il ne fallait pas plaisanter avec lui sur les grands principes de la morale. Ah ! non !… Débraillé, pitre, roulant d’ordure en ordure, souteneur, sans doute, pochard certainement, et voleur au besoin, il appartenait à ce grand parti que Louis Veuillot, dans son ironie vengeresse, appelait : les Respectueux… C’était, aussi, un de ces personnages préhistoriques, une de ces formes zoologiques disparues qui vous parfait encore — avec quel verbeux enthousiasme ! — de Roqueplan, de Villemot, d’Albert Wolff et de Villemessant !… Il ne tarissait pas non plus sur Adèle Courtois et sur M. Lockroy… Quand, après des années d’absence, il nous rencontrait, l’anecdotique et abondant Galapiat, il vous disait toujours, en sirotant son absinthe :

— Ah ! quelle chic époque ! On savait causer en ce temps-là et faire des folies généreuses !… Rochefort, Alphonse Duchesne, Carjat, et notre vieux Pathey !… C’étaient de chics types, et comme il n’y en a plus aujourd’hui !… Moi qui te parle, mon vieux, j’ai connu la Barucci !… Ma parole !… Une femme, celle-là, tu sais !… De la fantaisie, du lyrisme et de l’amour, comme dans Banville !… Et les chambrées orgiaques et borgiaques du Grand-Seize !… Et Lockroy !… Tu n’as pas idée de ce qu’était Lockroy et de l’influence intellectuelle qu’il exerçait sur la jeunesse d’alors !… Et son esprit !… Ah ! son esprit !… Un feu d’artifices roulant et pétaradant… et dont la moindre étincelle suffisait à embraser les fusées, les soleils et les bombes !… Ses articles ?… Ah ! mon vieux, c’était à se tordre de rire… Et sous ce rire débridé, éclatant, mais bon enfant, il y avait une rude philosophie, va !… Je me souviens d’un de ses articles, dans Le Figaro — va-t-en voir si l’on en écrit de pareils aujourd’hui — où, pour stigmatiser l’Empire, il disait : « Étant donné un pain de quatre livres, trouvez la grosseur des doigts de pied de la boulangère… » Hein ! cette verve, ça te la coupe ! Mais il faut avoir vécu ces années-là pour en comprendre toute la beauté arrière et symbolique… Et comme la marine le préoccupait déjà, à cette joyeuse et forte époque, il terminait son article par cette charge à fond de train contre l’omnipotence des grands commandements : « Étant donnés la hauteur des mâts d’un navire et le nombre de ses canons, trouvez la longueur des favoris de l’amiral ! »… C’était tapé et d’une littérature en quelque sorte mathématique… Aussi l’Empire est tombé sous les coups de tant d’esprit ! Qu’est-ce que tu veux !… Aujourd’hui, avec la liberté de la presse, il n’y a plus de finesse d’écrire, plus de style, plus rien !… Et Monselet, mon vieux ?… Tu ne l’as pas connu ?… Et Roqueplan ?… Et Dinochau ?… Finis, morts, disparus ! Il n’y a plus que des Nietzsche, des Schopenhauer… Et les dieux de maintenant ? Flaubert, Renan… Des raseurs !… Ah ! Pauvre France !

Car il plaignait beaucoup la France. Et toutes ses histoires, tous ses souvenirs, toutes ses discussions esthétiques, littéraires, politiques et sociales se terminaient invariablement par cette exclamation douloureuse :

— Pauvre France !… Ah ! pauvre France !

Ce qu’il plaignait surtout, dans la France, c’est qu’elle était devenue triste, tout d’un coup, triste et morne. Elle ne savait plus s’amuser, et c’était le grand mal, le grand poison… Les peuples tristes et qui pensent, sont des peuples vaincus d’avance… Il faut, disait-il, qu’un peuple puisse passer gaiement d’un éclat de rire à un éclat de bombe… Or, aujourd’hui, l’on ne rit plus, et l’on ne se bat plus !…

— Ah ! pauvre France !

Il y a quelques mois, je le rencontrai sur le boulevard de Clichy. Il était fort vieux et cassé ; mais son âme demeurait ferme dans ses anciennes croyances. Je l’emmenai dans un petit café et lui fis servir une absinthe — la dernière absinthe :

— Sais-tu, me dit-il, que j’ai été, pendant quatre ans, à l’atelier de Couture ? Ah ! le beau temps !… Toute ma jeunesse, quoi !… Une jeunesse enthousiaste, emballée, croyante… Et les rêves que j’ai faits là !… Rêves de gloire, de fortune, d’amour !… Tous les rêves !… Figure-toi, que j’avais appris à copier Les Noces de Cana, du sublime Véronèse… Et j’étais arrivé à les si bien avoir dans la main, ces sacrées Noces de Cana, que j’en faisais, chaque semaine, dans ma chambre, sans modèle, cinq copies exactes, et comme en me jouant… Je les vendais dix francs, à un marchand de tableaux de la rue Lepic… Je le vois encore, d’ici, tout petit et très gros, avec une barbe courte et grise, et des lunettes noires. Il s’appelait… ma foi, je ne sais plus… Et il me disait : « Ah ! monsieur Galapiat, vous êtes un grand artiste… Vos Noces de Cana, voyez-vous, je n’en ai jamais assez… Elles sont bien mieux que celles de M. Fantin… »… Oui, je crois que j’aurais pu être un grand artiste !…

Il avala une gorgée d’absinthe et il dit, en secouant sa longue chevelure grise :

— Mais ne parlons plus de cela !… Le passé est passé… En me remémorant les années que j’ai vécues à l’atelier Couture, je voulais seulement te raconter une anecdote qui t’en dira long sur l’état d’esprit, sur l’idéal de toute une jeunesse ardente, pleine de foi et de joie et qui avait compris que ce n’est pas dans la philosophie allemande et parmi des arts déréglés, que se forge l’âme d’un peuple… Écoute-moi… J’habitais alors, tout près d’ici, au cinquième étage d’une maison, aujourd’hui disparue. Car, tout disparaît — les idées, les caractères, les traditions et les maisons… Ah ! pauvre France !… J’habitais avec un ami que tu as peut-être connu et qui s’appelait Francis Luberlu — une grande âme, tu sais !… Ai-je besoin de te dire que Luberlu est mort… Qu’est-ce qu’il ferait dans cette époque si triste et si sceptique ? — Au-dessus de nous, vivait, avec sa domestique, une vieille dame… Elle avait un balcon, et sur le balcon, un bocal avec trois poissons rouges… Un dimanche que la vieille dame était allée à la messe avec sa domestique, Luberlu me dit : « Il faut pêcher les poissons… nous les ferons frire, et nous les remettrons ensuite dans le bocal… Ce que sera farce la tête de la vieille dame… Ah ! non !… » Au moyen d’une ficelle armée d’une épingle courbée et garnie d’un petit morceau de pain, nous pêchâmes les poissons rouges… Après les avoir passés dans la friture, nous les réintégrâmes religieusement dans le bocal… Quand la vieille dame rentra, et qu’elle vit entièrement frits ses chers poissons, elle se mit dans une grande colère contre sa domestique : « Je vous avais bien dit de les rentrer, cria-t-elle… Vous voyez que le soleil les a frits !… » Après quoi, elle chassa sa bonne et pleura, comme une fontaine, tout le reste de la journée… Voilà comme nous étions, mon vieux… Tandis que, aujourd’hui… Oh ! là là !… Pauvre France !… Ah ! pauvre France !…

Et il redemanda une deuxième absinthe…

Fécondité

Voici un spectacle auguste et merveilleux. Pour avoir poussé le cri de vérité, un homme est renié, outragé, frappé, menacé de mort par des foules cannibales ; pour avoir poussé le cri de justice, il est condamné et chassé par des juges en révolte contre la conscience humaine. Et, de son lieu d’exil, cet homme tourne, vers son pays, son âme immense et grandie encore par la souffrance, par l’amertume ; il puise, en cette amertume même, une sérénité créatrice, sans dédain, sans récrimination, toute généreuse, et, d’un effort de son imagination passionnée, il dote sa patrie et l’univers, non pas seulement d’un chef-d’œuvre nouveau, mais d’un code de paix et d’amour, d’espérance et d’affranchissement, d’un Évangile, enfin, de lumière et d’avenir… Il faudrait n’avoir rien dans le cœur que la haine stupide de la brute, pour ne pas sentir, jusqu’à l’enthousiasme, la beauté inconnue de ce phénomène moral…

Il semblait qu’Émile Zola eût épuisé l’existence entière et plus… Il lui avait pris successivement toutes ses misères, toutes ses secousses, tous ses abandons, toutes ses révoltes aussi. L’un après l’autre, les métiers consument le cerveau, les machines qui dévorent la viande humaine, lui avaient révélé leurs secrets de torture et leurs fatalités économiques. Successivement, il avait répandu, sur tous les rouages de la société contemporaine l’huile inépuisable de son génie. Tout et tous avaient été sa chose. Il était le grand ouvrier de pensée, le maître des corporations, l’Ecclésiaste de chaque religion, le chantre de l’art et de la science. Il avait, ensuite, saisi, corps à corps, les miracles, l’Église et la Ville… Lourdes, Rome, Paris, trois énigmes par lui déchiffrées… Après cette analyse formidable, après ces synthèses de l’histoire, après la coordination passionnée et logique de ses travaux, il lui fallait une réalisation plus grande, un couronnement en vigueur et en lumière de tout son énorme labeur… Peintre épique du vrai, observateur tour à tour minutieux et largement intuitif de la nature et de la vie, il avait fait, de la réalité, une chose infinie. Il lui restait à s’évader du monde, à le recréer, meilleur, pacifié et plus immense, à entrer dans l’avenir pour nous montrer tout ce qui y germe d’espoirs nouveaux…

De là, Les Quatre Évangiles.

Et dans cette nouvelle série, la première œuvre, Fécondité, oppose les réalités où nous sommes, aux réalités idéales vers quoi nous aspirons, le présent douloureux à l’avenir heureux, la médiocrité d’aujourd’hui à la Beauté de demain.

C’est plus qu’un roman, autre chose qu’un poème : c’est un livre de prophète, de voyant, mais qui sait voir singulièrement juste et singulièrement grand, quand il regarde les ténèbres de la terre, ou qu’il interroge les splendeurs du rêve futur…

Est-il besoin de rappeler aux lecteurs de L’Aurore le sujet de ce livre ? Jamais, je crois, un feuilleton ne fut tant en harmonie avec le corps d’un journal. Alors que le plus passionnément, de plus en plus victorieusement, il n’était question que de vérité et de justice, alors que la tragédie, plus aiguë, plus pathétique, plus énorme, touchait à l’épopée, Fécondité déroulait ses fresques et ses miniatures, ses réalités et ses rêves, ses luttes et ses conquêtes. Au jour le jour, pêle-mêle, avec les nouveaux efforts des justes, avec les derniers crimes des partisans de l’iniquité, en un chaos de mensonges et d’héroïsmes, de désintéressements nobles et de sauvageries mercenaires, de machinations, de veuleries, de vertus et de lâchetés, les personnages d’Émile Zola vivaient, créaient, mouraient chacun selon son mérite individuel et sa norme sociale, et ils animaient démesurément, de leur essence, la fiction d’aujourd’hui, le thème sublime de demain.

Rien n’est aussi simple, aussi beau, que le début de ce livre.

Mathieu Froment, auréolé de sa dignité de jeune père et, en même temps, accablé de ses lourdes charges de famille, prisonnier de la médiocrité d’une existence besogneuse, sans but, noble et sans avenir, rivé aux parentés patronales égoïstes et tyranniques, joyeux quand même, car il est sain et fort, inventif toujours, poète avec des instincts pratiques, homme de pensée et homme d’action, en est arrivé au moment troublant où il doit choisir entre le triste pain, durement assuré, et l’aventure. Il choisit l’aventure, et l’aventure ici, ce n’est pas autre chose que la conquête de la vie.

Mathieu a parfaitement déterminé une des principales causes du mal moderne. Autour de lui, il voit la famille s’éteignant et sombrant dans les inévitables tragédies, parce qu’elle borne son ambition créatrice à un enfant unique ; il voit l’humanité à toute minute frustrée de ses énergies par l’égorgement des embryons, la tristesse, l’appauvrissement, l’assassinat des enfances déracinées et livrées aux mains mercenaires ; il voit enfin chacun — celui-ci dans une folie de jouissance stérile, celui-là par système, pour transmettre intact l’héritage, et, avec l’héritage, la fatalité de ses déchéances, de ses vices et de ses crimes sociaux — se dérobant par la fraude, par le désagrément de l’amour et par le meurtre, au devoir sacré de la vie.

Mais il a vu le remède aussi. Il est dans le débordement, dans le pullulement de la vie… dans la création incessante, dans le défrichement perpétuel de la femme et de la terre, dans le réveil de toutes les forces endormies de la nature. Certes, la nature ne s’offre pas, elle ne se laissera conquérir que difficilement, atrocement, peu à peu, lopin par lopin… La fortune se fera longuement mériter… La vie libre sera d’abord accablante… Dans la condition nouvelle de paysan, il faudra subir toutes les luttes, toutes les hostilités, toutes les mauvaises volontés de ceux qui sont nés paysans et qui convoitent les cités, et leurs avantages trompeurs, le mirage des redingotes et des écus qui viennent tout seuls aux mains blanches… Rien ne rebute Mathieu, et tout l’encourage au grand œuvre de la vie… Courageux, fort de ses espoirs et des principes de fécondité qui sont dans la femme qu’il aime et dans la terre vierge qu’il a choisie, il accepte allégrement, d’un cœur tranquille et puissant, l’aventure merveilleuse. Il offre à la nature, non comme un sacrifice, mais comme une joie, l’effort de son âme et de son corps, vit, crée, agit enfin, en beauté et en simplesse… Et c’est l’ensemencement de la terre et de la femme ; c’est la récolte. C’est la nature de plus en plus soumise, la stérilité chassée du sol et de l’humanité, et la richesse venant, coulant de ces deux sources premières, la femme féconde et la terre vierge, en communion d’amour…

Et pendant que Mathieu va de conquête en créations, pendant que la vie germe, pullule de sa volonté et de son amour, autour de lui, près de lui et loin de lui, l’existence fausse et traditionnelle mauvaisement, l’existence telle que l’ont faite des égoïsmes destructeurs, les préjugés, les habitudes sociales, la pauvreté du cœur, poursuit ses ravages et multiplie ses drames terribles. Et c’est la déchéance définitive, le craquement, l’émiettement des fortunes, c’est l’imbécillité finale, la folie, le crime, la mise hors la vie, enfin, de tous ceux-là qui, par calcul égoïste, ou par système, ou par mollesse, n’ont pas voulu accepter les lois de la vie. Tous, ils tombent dans les pires malheurs, ou bien ils meurent de leur stérilité somptueuse, de leur luxe impuissant, de leurs passions infécondes et meurtrières.

Ce qui crie, ce qui proclame la beauté inaccoutumée de cette œuvre nouvelle, même dans l’œuvre de Zola, ce qui fait de ce livre un livre différent, non seulement des autres livres, mais du livre en soi, ce n’est pas l’affabulation dramatique, contre laquelle, d’ailleurs, nous pourrions émettre quelques objections ; c’est, à la fois, un sentiment nouveau et une vieille idée, une prescience du futur, une intelligence de ce qui doit être, par conséquent, une prophétie et un ordre… C’est surtout ce long, ce puissant, ce formidable appel de résurrection qu’il fait entendre, et qu’il faut entendre, si nous ne voulons pas mourir… Aussi nous ne devons pas nous arrêter à ce que nous pouvons, çà et là, trouver d’illogique et d’arbitraire en cet Évangile. L’arbitraire est ici une nécessité supérieure de composition. Ce qui, partout ailleurs, serait jugé comme une convention, n’est que de la simplicité ; de la simplicité voulue, la simplicité héroïque qui convient aux œuvres éternelles. Il fallait, à la coulée divine de la famille Froment, à l’admirable progression de ses enfants et de sa fortune laborieuse, l’ombre des familles qui s’éteignent, qui s’abandonnent à la mort, et à la déchéance, il fallait ces Seguin légers, inconscients, peu à peu vicieux et dégénérés, ces Beauchêne débauchés ou atrocement orgueilleux, dénaturés pour l’amour du nom, cette Séraphine éhontée, calme dans ses dérèglements, corruptrice et triomphante, jusqu’au moment où, de n’être plus femme, elle ne sera plus vivante, et ce déplorable Morange, deux fois veuf de sa femme et de sa fille, pour n’avoir amassé, travaillé, que pour la fille unique, qu’il voulait riche, belle et heureuse ; il fallait, surtout, cette fatalité de tous les fils uniques mourant et ne laissant, après leur disparition tragique, que le désespoir, la ruine, et la honte des stérilités volontaires.

Il y a des pages d’une acuité de bistouri débridant une plaie… d’une odeur d’hôpital sous le grand ciel de la pleine vue, et sous le soleil cru de la vérité : les opérations qui tuent les organes de la vie, les matrones qui volent les nouveau-nés et qui les vouent à la mort, les chirurgiens du néant, la lamentable famille Moineaud, victime de la société !… Ce sont des figures, des âmes, des scènes d’enfer. Leur désolation et leur cruauté ne furent jamais égalées et paraîtront, à quelques-uns, excessives et pas toujours justifiées… Elles sont nécessaires, pourtant, car le réconfort est certain à retrouver le lait, le sang pur, le soleil, les moissons, les arbres de la famille Froment, et ce domaine de Chantebled, verdoyant, jaunissant, repris sur la jachère et sur le désert, toujours accru, humanité d’épis, rayonnement d’étoiles qui s’uniraient pour jaillir en sources… Là, la mort hideuse peut frapper, elle peut enlever les plus beaux, les plus chers de la famille, un fils, une fille… Qu’importe !… Les trous se comblent, la vie triomphe nécessairement de la mort ; l’effort dans sa diffusion, par-dessus les haines et les rancunes, va partout, emplit la campagne, Paris, l’Afrique vierge, en tous endroits où il y a de la vie à conquérir… C’est la conquête du monde, la victoire du Mieux et du Beau, et du Bien, et c’est l’apothéose sublime, auguste et jeune des vieux chênes, qui ont porté haut des branches, et qui rayonnent sur l’univers et sur l’avenir, de leur soupir accouplé, de leur même sourire fécondant, heureux et libre d’éternité !…

Il est inutile de chercher à qualifier ce poème. Il échappe à toute assimilation, à toute classification. Il frappe, il plaît, il épouvante et il charme. C’est toute réalité et tout idéal, un pamphlet et une leçon, une utopie et un microcosme. Mais, avant tout, Fécondité défie l’émotion et l’admiration, émotion pour le grand citoyen, admiration pour l’œuvre immense…

Et en lisant Fécondité, à chacune de ces pages ardentes, passionnées, j’éprouvais aussi, comme un attendrissement indicible, pour cette sorte de thaumaturge qu’est Zola, qui détruit pour mieux reconstruire, et qui, plus grand, plus sincère, plus optimiste que jamais, à travers les injures et l’incompréhension, d’impasse en calvaire, d’arènes où rugissent les fauves en ruelles où s’aiguisent les couteaux, d’exil en prétoire, parcourt, pour la gloire du monde, sa carrière d’homme et de dieu.

À un magistrat

J’ai appris, par une brève dépêche du Journal et par une lettre pas beaucoup plus explicative d’un ami, que mon livre : Le Jardin des supplices, avait été saisi dans toutes les librairies de Bruges, en compagnie des livres de Camille Lemonnier et de Georges Eekhoud, bons camarades d’infortune. Il faut croire que Bruges-la-Morte n’est pas si morte qu’on le dit et que, lorsqu’il s’agit d’arbitraire et de sottise, elle sait se réveiller et secouer les poussières de son tombeau.

L’année dernière, Les Mauvais bergers furent interdits à Anvers — qu’on me pardonne cette petite satisfaction d’auteur — en plein succès. Il paraît que les armateurs allemands, qui sont maîtres de la ville et, comme jadis les Espagnols, y dictent la loi, ne pouvaient supporter une telle insolence prolétarienne. Ils furent effrayés de ce que les ouvriers du port qui avaient assisté à cette représentation subversive étaient sortis du théâtre et s’étaient répandus dans les rues en chantant. Il est bon pour les armateurs que les ouvriers pleurent ; il n’est pas bon qu’ils chantent. Cela veut dire qu’ils ne sont pas heureux, car, dans les chansons du peuple, il y a toujours, au bout, une revendication ou une menace. Le brave bourgmestre d’Anvers l’avait compris ainsi. Il ne lui fallut pas un long discours — même allemand — pour supprimer ma pièce. Il la supprima donc. C’était d’ailleurs une raison.

Mais Le Jardin des supplices ? Pourquoi fut-il saisi à Bruges ?… On ne le sait pas, et nous en sommes réduits à de simples conjectures. La Ligue contre la licence des livres, qui le dénonça au Parquet, et le Parquet, qui s’empressa d’obéir aux injonctions de la Ligue, ont sans doute pensé que ça manquait de gravures obscènes. Sans doute qu’ils ont jugé aussi que l’obscénité du livre — puisque obscénité il y a — en était trop triste et trop douloureuse, et qu’il ne pouvait servir de livre de chevet à ces braves messieurs, à ces vieux messieurs de la Vertu, de la Loi et de la Morale. Il faut à leur sénilité amoureuse d’autres ragoûts de luxure et de plus rouges piments. Du reste, dans un pays gouverné par un roi si vertueux, dans un pays si hospitalier aux Sade et aux Nerciat, dont les textes s’illustrent d’images si plastiquement suggestives ; dans ce pays, refuge classique de toutes les pornographies du monde, il est juste qu’on persécute une œuvre qui n’avait qu’une prétention — à défaut d’un art qu’elle eût voulu plus grand et encore plus sévère — celle d’évoquer des formes de la douleur et de la pitié.

Décidément, la Belgique me comble.

Elle me comble d’autant plus que je suis, paraît-il, menacé à ce propos des pires déchéances et des plus déplorables catastrophes. Si j’en crois mon ami, je vais être poursuivi et, naturellement, condamné… Condamné à des amendes que je ne payerai pas, à de la prison que je ne ferai pas, à toutes les sortes de peines afflictives et infamantes en usage dans ces sortes de pantomimes judiciaires. Par surcroît, et pour bien attester l’ignominie de mon crime, je serai dépouillé, en cette libre Belgique, des droits civils que je n’ai point, ainsi que des droits électoraux que je n’ai pas davantage et qu’il m’a toujours répugné, électeur méfiant et modeste souverain, d’exercer en France, où je les possède encore dans leur intégrité.

Ô Vandepereboom, me voilà joli garçon !

Ce qui m’inquiète et me trouble un peu, en cette triste aventure, ce qui complique vraiment ma situation, c’est que, malfaiteur surveillé et dangereux contumax, sous peine de me voir mettre la main au collet par les sbires flamands, je ne pourrai plus m’épurer l’âme dans les casinos d’Ostende et de Spa, au contact de mashers bruxellois et des gommeux d’Aix-la-Chapelle, qui rendent si élégants et si enchanteurs ces paysages de la roulette et ces grèves de la galanterie… Je ne pourrai plus aller à Bruges, dont j’aime le silence, les eaux mortes, les vieilles pierres et les mélancoliques carillons ! Qui m’eût dit que Bruges me serait, un jour, si cruel ? Ô cher petit hôpital Saint-Jean, où, tant de fois, dans tes salles et sous tes cloîtres, je suis venu chercher l’extase aux divines toiles de Memling ?… Qui m’eût dit, ô cimetière, moins mort que le sépulcre des rues, des canaux et des béguinages, moins noir que les ombres qui passent et que les cœurs de vieilles femmes, dont on voit les visages de cire derrière les transparents de dentelles, joli cimetière fleuri comme jardin de vie, qui m’eût dit que je ne pourrai pas, l’année prochaine, porter à ce tendre et charmant ami que fut Georges Rodenbach le pieux hommage de mon amitié fidèle, et le culte fervent et les fleurs vivaces de mon souvenir ?… Et je ne marcherai plus, dans les plaines de l’Escaut où hurle la tempête de tes vents, ô Verhaeren !… Et je ne me promènerai plus à Gand, le long de ces canaux tragiques dont l’eau noire, reflète la pâleur des malades, aux fenêtres des hôpitaux, ô cher Maeterlinck !…

Hôpital !… Hôpital !… au bord du canal !…

Et je ne verrai plus ta maison si hospitalière, ô Van Mons, et ton admirable musée où l’on tremble toujours que la Morale ne mette, sur le ventre radieusement nu de l’Ève de Van Dyck et sur la splendide et chaste Fécondité, de Jordaens, ses mains sales et son voile de boue !…

Il est bien certain que cette saisie de mon livre, dans un coin silencieux de Belgique, n’est point un événement européen et qu’elle n’apportera rien à l’histoire énorme et sanglante des Flandres… Je sais aussi qu’elle ne détournera pas l’attention publique de ce qui la sollicite le plus directement, des douloureuses péripéties de la guerre transvaalienne, par exemple. Quoique poète, je n’ai pas tant de vanité… Et si je parle de cet humble accident — car, j’ai horreur de parler de ce qui m’arrive — c’est à seule fin de dire à l’homme de justice qui détroussa mes livres, ces deux mots que voici, brièvement :

— Ô homme de la Justice et de la Loi, tu es un hypocrite. Tu sais mieux que quiconque, par ton métier et les passions qu’il dévoile et aussi qu’il engendre, ce que c’est que l’amour. Tu sais bien que ce n’est pas toujours la petite romance, la petite larme, la petite douleur, la petite fleur effeuillée aux mains des amoureux de théâtre. Tu sais que c’est une chose souvent terrible, une atroce douleur de luxure, un supplice sous lequel la pauvre humanité râle de souffrance. Et pourquoi ?… Parce que l’amour a été détourné de son but — qui est la continuation de la vie, la perpétuation de l’espèce — par les lois civiles que tu sers et les lois religieuses auxquelles tu es asservi… et que ces deux lois, victorieuses de la nature, ne vont jamais l’une sans l’autre. Par le mariage — c’est-à-dire par l’organisation de la richesse et la transmission de la propriété — tes lois civiles restreignent, empêchent la libre expansion de l’amour : elles tuent, en combien d’êtres humains, le germe de vie ; donc elles accomplissent une œuvre de mort. Les lois religieuses, dans une volonté de discipline et d’universelle domination, ont fait de l’amour, c’est-à-dire de l’éclosion éternelle de la vie, un épouvantail et un péché. Toutes les deux, par les entraves légales ou morales qu’elles apportent à l’amour, ont été les principales causes de perversions sexuelles qui désolent l’humanité et sont un crime véritable contre l’Espèce. Est-ce donc de la pornographie, de l’excitation à la débauche, de montrer, dans leur horreur et dans leur douleur, ces crimes que vous protégez, toi, ta Justice et ta Loi ?… Est-ce que tu ne permets pas aux savants, aux médecins, aux physiologistes, d’étudier ces maladies, de sonder ces plaies de l’amour ?… Est-ce que tu vas, dans leurs laboratoires, saisir leurs bistouris, leurs cornues et leurs livres, et les offrir en holocauste, à la vertu bourgeoise outragée par eux ? Alors, pourquoi saisis-tu mon livre ? Nous autres écrivains, nous ne sommes pas des savants, soit ! Nous sommes presque tous des rêveurs ! Je te l’accorde, quoique tu n’en saches rien. Mais où donc as-tu vu que les rêveurs n’aient point apporté leur part de bien au progrès humain ? Les savants, les médecins, renfermés dans leur sphère d’action, se bornent à chercher, dans la thérapeutique, des remèdes souvent illusoires. Nous, c’est dans la société, dans une société refaite plus harmonique aux besoins de la vie, retrempée aux sources éternelles de la nature, que nous allons les chercher, ces remèdes, et peut-être, ces guérisons !…

Mais j’entends d’ici l’homme de la Justice, de la Loi et de la Morale me répondre :

— À quoi bon tout cela ?… Et tu t’époumones, mon cher, sans raison… Tu sais bien quel est ton crime… Ton crime, ce n’est pas d’offenser l’ingénuité des petites filles ou d’attenter à la pudeur des vieilles courtisanes… Non… ton crime — et il est impardonnable, et il mérite les châtiments les plus exemplaires — c’est de mettre la Société en face d’elle-même, c’est-à-dire en face de son propre mensonge, et de mettre aussi les individus en face des réalités ! Voyons, franchement, que veux-tu que nous devenions, moi, ma Justice, ma Loi et ma Morale, si, un jour, une telle catastrophe nous arrivait, et que, au-dessus de nos faces blêmes, nous apparût l’image rayonnante et nouvelle de la vérité !…

C’est égal, quand je voudrai revoir la Belgique, les tours de Bruges, les frêles arcades de l’hôpital Saint-Jean et les cygnes dormant sur le lac d’Amour, je demanderai un sauf-conduit… comme Esterhazy !

Propos galants sur les femmes

Qu’on ne croie pas, par ce qui va suivre, que je sois l’ennemi des femmes. Je suis tellement leur ami, au contraire, que je déteste toutes ces revendications grossières qui les déféminisent et je ne puis voir, sans une grande tristesse, combien il y en a qui, poussées par un stupide orgueil, veulent déserter cette mission humaine, supérieure et magnifique, d’être les procréatrices de la vie.

***

Les femmes qui ont accaparé les postes, les télégraphes et les téléphones, pour le plus grand dam de ces importants services, vont entrer aussi dans le comité de la Société des gens de lettres. Elles vont y entrer glorieusement, dans la personne de Mme Daniel Lesueur, qui est une femme charmante et un bon écrivain, à moins que ce ne soit dans la personne de Mme Henry Gréville, ou dans celles de Mme Camille Pert et de Mme Jane de la Vaudère, qui sont aussi — cela va sans dire — de charmantes femmes et de bons écrivains. La lutte sera chaude, paraît-il, car chacune de ces dames se présente au cirque électoral avec un nombre respectable de partisans. Mais peu importe de savoir qui sera l’élue ; l’important en cette affaire est de savoir qu’il y aura une élue.

Il n’y a que la première femme qui coûte. Une fois le principe établi, toutes les dames qui écrivent ne tarderont pas à entrer dans ce comité, et les hommes, enfin vaincus, n’auront plus qu’à se retirer à la maison, où désormais ils surveilleront, ménagères, le pot-au-feu et donneront, nourrices sèches, le biberon aux enfants. Résultat d’ailleurs admirable car l’enfant, arraché à l’éducation exclusive de la femme, à tous les préjugés sentimentaux, à toutes les superstitions catholiques de la femme, pourra, peut-être, devenir un homme… Oui, mais est-ce qu’il y aura encore des enfants ? Tel est le problème. Et où les femmes, occupées à tant de choses et siégeant dans tant de comités, prendront-elles le temps d’en faire ? Et si elles apportent à ce comité la même nervosité, les mêmes caprices, le même esprit de taquinerie dont elles illustrent les ménages qu’elles dominent et les diverses fonctions publiques où elles sont admises, on peut prévoir que les séances seront gaies… ah ! vraiment gaies !… Elles traiteront les questions de littérature comme elles traitent à leur maison leurs maris ou leurs amants, comme elles traitent l’infortuné abonné du téléphone et le passant qui vient, aux guichets des postes, demander un renseignement ou simplement un timbre. Et ce sera délicieux !

Où s’arrêtera la rage émancipatrice de la femme ? On ne saurait le dire. Mais il faut s’attendre aux plus étonnants événements… L’autre jour, j’ai rencontré une femme qui revendique plus encore. Elle exige absolument qu’on lui donne le sexe de l’homme. Elle fonde des groupes, des associations, toute sorte de comités pour propager et obtenir même par la force — cette revendication essentielle et contre nature.

— Et je ne cesserai l’agitation, m’a-t-elle dit avec une violente énergie, que le jour où les femmes pourront, enfin, porter non seulement les culottes viriles, mais ce qu’il y a dedans.

Vous connaissez sans doute cette exquise histoire d’une dame qui ne se montrait jamais en public qu’avec des habits d’homme… Un soir qu’elle se trouvait, ainsi vêtue, dans un salon et que, mains dans ses poches, cigarette aux lèvres, elle pérorait scandaleusement, un monsieur l’aborda et, lui tapant en camarade sur l’épaule, il lui dit :

— Dites donc, mon cher… si maintenant, nous allions pisser ?

Ah ! vous verrez qu’elles iront bientôt !…

***

Je viens de lire Lilith, de Remy de Gourmont, et j’engage fort les membres du comité de la Société des gens de lettres à relire ce savoureux poème en prose, déjà ancien, mais toujours si moderne ! Outre qu’ils goûteront un rare régal de beau style, d’ironie forte et de plaisant blasphème — car il n’y a encore que les catholiques pour blasphémer leur Dieu, sans doute parce qu’ils le connaissent mieux que nous — ils verront par quel étrange procédé Jéhovah, un jour de remords, se décida à créer la femme.

Au dire de Remy de Gourmont, ce brave Jéhovah venait de créer l’homme. Il n’était pas trop content de son œuvre. L’ayant pétri dans de l’argile, il trouvait que l’homme sentait la boue. Pourtant, il l’avait lâché, tel quel, dans le Paradis Terrestre, sous la garde de l’ange Raziel, lequel était chargé de son éducation… L’ange Raziel montrait à l’homme ses organes et lui expliquait brièvement, mais clairement à quoi ils servent.

— Ceci pour marcher… disait l’ange… ceci, pour prendre… ceci, pour entendre… ceci, pour voir… ceci, pour manger… ceci… oh ! ceci, par exemple ! je ne sais pas !

— Comment ?… tu ne sais pas ?… répliquait l’homme, désappointé. De tous mes organes, c’est celui qui me tourmente le plus… Je voudrais bien pourtant savoir à quoi il rime et quel usage j’en puis faire !… Voyons… voyons… tu dois le savoir !…

— Non, en vérité, je ne sais pas ! répondait l’ange, sincère et troublé. Mais ne t’impatiente pas comme ça… Je m’informerai !…

Resté seul, l’homme s’ennuie. Il se couche sur l’herbe, se tourne, se retourne, s’étire les bras, les jambes, bâille, pousse des soupirs, ne sait que faire… Il s’ennuie prodigieusement. Mais Jéhovah, à qui les choses sont fidèlement rapportées, a pitié de lui. Il bougonne, en sa bonté bourrue :

— Ah ! l’homme !… quelle bête à chagrin ! Et pourquoi ai-je eu l’idée bizarre et ridicule de le mettre au monde ?… Je n’en ai vraiment que du désagrément… Lui aussi, du reste !… Il s’ennuie… oui, oui, c’est évident !… C’était prévu, parbleu !… Je le savais !… Il ne peut pas ne pas s’ennuyer d’être toujours si seul !… Et puis, je l’ai doué d’un organe impérieux et tracassier sans lui donner les moyens — au moins honnêtes — de le satisfaire !… Achevons-le donc !… Et créons la femme !… Mais quels embêtements vais-je encore m’attirer ?… Enfin !… n’ai-je pas mis de côté un peu d’argile ?

Il retrouve, au pied d’un figuier, les déchets de la glaise qui servit à modeler l’homme, et, se remettant au travail, il façonne, avec hâte et précision, une nouvelle forme… Bientôt, le ventre radieux apparaît ; les hanches fermes et douces se dégagent, s’élargissent harmonieusement ; les mamelles puissantes projettent, comme une gloire, leur double rayonnement globulaire… Avec une complaisance évidente et malicieuse, Jéhovah accumule la glaise sur les parties somptueuses de la forme nouvelle, si bien qu’au moment de modeler la tête, la glaise manque.

— Va te promener !… s’écrie Jéhovah ; je n’ai plus de glaise… C’est fort ennuyeux… Je ne puis pourtant pas laisser cette forme sans tête… Si petite que je la lui donne, il faut bien que je lui en donne une ! Comment faire ?… Ah ! me voilà joli garçon !…

Alors, après avoir esquissé à travers l’espace primordial un geste qui semble dire : « Ma foi, tant pis ! », il puise à pleines mains dans le ventre, où un trou se creuse, et, avec cette poignée d’argile, il donne à la femme un cerveau !

***

La genèse symbolique de la femme, interprétée par Remy de Gourmont, concorde exactement avec les conclusions de la science anthropologique. La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c’est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes — exceptions très rares — ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte. Et j’aime mieux ce qu’on appelle les prostituées, car elles sont, celles-là, dans l’harmonie de l’univers.

Le jour où les femmes auront conquis ce qu’elles demandent, le jour où elles seront tout, sauf des femmes, c’en sera fait de l’équilibre de la vie humaine. Et Lilith reparaîtra, avec son ventre à jamais stérile, dans un monde vaincu…

Espoirs nègres

J’ai fait la connaissance d’un de ces nègres dahoméens, grands, minces, beaux et souples qui excitent si fort la curiosité des blancs au Trocadéro. C’est un charmant homme très doux, très gai et, de même que tous les nègres, intarissable conteur d’histoires… Malheureusement le nègre du Dahomey — du moins si j’en juge par mon ami — est symboliste, et je ne comprends rien aux histoires qu’il raconte… Elles me semblent tellement décousues, inutiles et puériles que je crois entendre des vers de M. Vielé-Griffin, si tant est qu’on puisse appeler vers ces piaulements inarticulés que M. Vielé-Griffin persiste à pousser parfois, dans des revues et dans des livres.

Hier, ce brave nègre — je parle de mon ami le Dahoméen — a voulu me chanter des chansons de son pays… Ce sont de très vieilles chansons, dont les auteurs sont complètement ignorés. Il en est quelques-unes de fort jolies et de fort expressives… Telle celle-ci, qui se différencie des productions ordinaires de M. Vielé-Griffin par son émouvante naïveté :

Je suis allé dans la forêt :
Dans la forêt il y a des arbres,
Dans les arbres il y a des branches,
Dans les branches il y a des feuilles,
Et dans les feuilles et sur les branches
Il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,
Une espèce de petite flûte
Qui, soir et matin, fait : « Pipi… pipi… pipi ! »

Je lui ai demandé si, parmi ces chansons populaires, il y en a qui évoquent l’horreur des massacres et des sacrifices humains si en honneur, il n’y a pas longtemps, au Dahomey.

— Oh ! non ! m’a-t-il répondu… Les sacrifices et les massacres sont de trop admirables choses pour qu’on ose les mettre en chansons !

Car mon ami est très nationaliste. Il se plaint amèrement — mais avec cette amertume candide qu’ont les nègres — du bouleversement que les Français ont opéré, depuis la conquête, dans son pays… il y a sept ans…

— Ça n’est plus ça du tout ! me dit-il, non sans tristesse, une tristesse douce et résignée qui met une jolie mélancolie dans la gaieté de ses yeux noirs… Et je ne reconnais plus le Dahomey… Il semble que je vis maintenant en un pays inconnu et décoloré, soumis à des lois stupides et à des mœurs barbares. Chez moi, dans ma propre case, ou dans nos merveilleuses forêts de palmiers, je me fais l’effet d’être à moi-même un étranger… On ne massacre plus, ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Ces admirables, ces splendides sacrifices humains qui avaient fait de notre peuple le plus beau, le plus grand peuple de la terre, sont désormais abolis ! Il ne nous en reste plus que le souvenir regretté, et ces pieuses reliques que vous avez admirées, tout à l’heure, dans la salle de notre exposition : ces longs coutelas, si lourds, qui versèrent tant de sang et tranchèrent tant de têtes… Et aussi ces masques terribles des féticheurs devenus des objets de musée, et pour ainsi dire les pièces à conviction de notre sublime histoire. Hélas ! on ne respecte plus rien. Et tout s’en va !… Lorsque, le soir, à Kotonou, où j’habite, je vais prendre le frais sur le chemin qui longe les fossés de la ville, je ne respire plus cette bonne et fortifiante odeur de cadavres décapités qui, jadis, y pourrissaient, en masses profondes, pendant des mois et des mois… Maintenant, ce sont des musiques militaires qui jouent « Haydée »… et les parfums de quelques maigres rosiers qu’un cosmopolitisme féroce essaye d’acclimater là-bas… C’est dégoûtant !…

Je ne garantis pas l’exactitude de ces paroles, qui m’étaient traduites au fur et à mesure que mon ami les prononçait, par M. de Wyzewa, qui sait tous les genres de nègres, et qui, peut-être, profite de son incontrôlable savoir pour nous restituer des langues, telles qu’on ne les parle pas !…

Nous étions, tous les trois, mon ami, M. de Wyzewa et moi, assis au bord d’une rivière dahoméenne sur des sièges obligeamment prêtés par MM. Allez Frères. Il faisait très froid. Une pirogue reposait sur l’eau verdâtre, immobile et sans reflets… Et je tâchais d’évoquer les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins, semés d’épines où les amazones courent pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains… Mais c’était très difficile. La foule ne cessait, curieuse, indiscrète et bavarde, d’envahir les allées étroites, les petites pelouses qui entourent les architectures, d’un bel ordre barbare, dont mon ami avait la garde. Et, chaque fois qu’il apercevait un visiteur, cigarette aux lèvres, il se levait, se précipitait sur lui et criait, avec d’étranges mimiques :

— Toi, monsir, pas fumer !… Toi, monsir… si toi fumer… moi casser la gueule à monsir !…

Et les poésies sauvages et les visions rouges dont je voulais m’emplir le cerveau s’envolaient…

Vers le soir, alors que des musiques bizarrement ululantes commencèrent d’appeler la foule à des spectacles différents, le calme se rétablit autour de nous. Le nègre put parler, et voici comment M. de Wyzewa traduisit ses paroles :

— Vous ne pouvez pas vous faire la moindre idée de ce qu’était jadis, le palais de notre grand roi, que ce bâtiment sans caractère a l’impudente hardiesse de vouloir représenter… Ce palais était d’une beauté inouïe, surtout le toit, entièrement couvert, ou, mieux, entièrement pavé de têtes coupées… Par exemple, il fallait d’habiles charpentiers et qui sussent arranger comme de la marqueterie, comme de la mosaïque, ces têtes, car le roi ne tolérait pas que la pluie tombât dans son palais… Il exigeait, sous peine de mort, que ces têtes fussent aussi imperméables que la tuile d’Europe ou le chaume de la paillote hindoue… Ah ! la belle ouvrage, monsir !… L’aspect en était vraiment féerique et l’odeur délicieuse… Par certains vents, elle se répandait sur la ville comme une pluie de parfums qui tombe du vaporisateur de M. de Montesquiou (c’est toujours M. de Wyzewa qui traduit). Mais ce genre de toiture n’était pas très solide, du moins il ne durait pas longtemps… Soit que les têtes se missent à pourrir et qu’elles se désagrégeassent sous l’action de la putréfaction, soit que les vautours parvinssent à en chaparder quelques-unes, des fissures ne tardaient pas à se produire. Et alors, notre bon roi (ah ! pourquoi n’avez-vous pas de roi ?…) envoyait par tout le royaume ses féticheurs les plus terribles… Et ceux-ci, couverts de leurs masques horrifiants, à corne rouge, clamaient : « Le toit du roi se dépave !… Le toit du roi se dépave !… » Aussitôt, les massacres s’organisaient partout, la terre, pourtant si rouge, de notre pays, rougissait sous les flots de sang… Et le toit du roi reprenait bien vite un aspect tout neuf, éclatant, vraiment royal !… Hélas ! tout cela n’est plus aujourd’hui. D’infâmes cosmopolites sont venus qui ont détruit à jamais cette beauté nationale !…

— Ne désespère pas, ô bon nègre, lui dis-je par l’obligeante entremise de M. de Wyzewa, car si M. de Wyzewa sait le nègre, il sait aussi, parfois, le français. Ne te désespère pas… et ne pleure pas sur les malheurs de ta patrie… Ils ne sont que transitoires et passagers… Rien ne meurt ici-bas et tout reparaît de ce qui semblait le plus mort… Tu reverras bientôt, peut-être, la corne rouge et le masque de massacre de tes féticheurs ; tu reverras aussi, crois-le bien, refleurir sur le palais de ton roi les belles têtes coupées !…

— Dieu t’entende !… fit mon ami avec un geste de prière…

— Dieu entend toujours ceux qui lui parlent selon son cœur éternel ! répliquai-je fervemment.

Et mon ami, réconforté, se leva, nous quitta et s’éloigna en chantant :

Je suis allé dans la forêt :
Dans la forêt il y a des arbres,
Dans les arbres il y a des branches,
Dans les branches il y a des feuilles,
Et dans les feuilles et sur les branches
Il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,
Une espèce de petite flûte
Qui, soir et matin, fait : « Pipi… pipi… pipi ! »

Le chef-d’œuvre

M. Edmond Pilon, dans La Plume, avec une bienveillance ironique dont je le remercie, me reproche fort d’avoir, ici même, maltraité M. Vielé-Griffin, « un grand, pur et noble poète ». Parmi les ouvrages de ce pur, noble et grand poète, M. Edmond Pilon cite avec une admiration émue La Chevauchée d’Yeldis, un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre !… Ah ! je connais depuis longtemps cette opinion. Elle a cours dans un milieu de très jeunes poètes. Et voici exactement ce qui arrive. Quand ils ont dix-sept ans, les poètes disent : « Le grand poète Vielé-Griffin ! » À dix-neuf ans, ils disent encore : « Le poète Vielé-Griffin ». À vingt ans, ils ne disent plus que « Vielé-Griffin ». À vingt-et-un ans, ils ne disent plus rien du tout et ils passent à un autre. M. Edmond Pilon a conservé la juvénilité de son enthousiasme. Je ne l’en blâme pas, puisqu’il y trouve tant de joies… Mais est-ce une raison suffisante pour affirmer, comme il vient de le faire, que je n’entends rien à la poésie et que le vers libre m’est tout à fait fermé ? Rien de plus juste si M. Edmond Pilon veut borner mon incompétence à la poésie et au vers libre de M. Vielé-Griffin. Il est parfaitement vrai que je me refuse à prendre pour des vers libres, et même pour de la prose esclave, les vers de M. Vielé-Griffin. Si libre qu’il soit, un vers doit exprimer quelque chose, une idée, une image, une sensation, un rythme. Or, je défie M. Edmond Pilon de nous prouver que les vers de M. Vielé-Griffin expriment quelque chose d’autre qu’une mystification, laquelle, vraiment, a trop duré.

Cela d’ailleurs, est facile à démontrer, non par des théories et des discussions dans lesquelles on ne s’entend pas et qui ne démontrent jamais rien, mais par M. Vielé-Griffin lui-même.

Voici donc cette Chevauchée d’Yeldis, qui est un chef-d’œuvre, et même le chef-d’œuvre de M. Vielé-Griffin. Nous allons la lire ensemble, si vous voulez bien.

***

L’affabulation de ce poème est fort vague et d’un étrange enfantillage. On n’y sait pas exactement ce qu’était Yeldis, en quel pays et en quel temps elle vivait… Elle vivait dans des tourelles qui la couvraient de leur ombre et qui :

Se fuselaient en orgue sur le ciel,
Ces soirs de juin, aux voix sans nombre.

Tout ce qu’on sait d’un peu précis, c’est que :

Le pays était plantureux et riche en vins,
Gai du soleil qui dans la mer se mire,
Et le port
Était vivant le matin et soir,
De la foule bigarrée.
………………………………………………………………………
Il partait des vaisseaux vers tous les cieux
— Avec leurs voiles claires, comme en riant…

Quant à Yeldis, nous n’avons pas beaucoup de détails sur sa personne. « Elle était royale », dit M. Vielé-Griffin, et d’ailleurs :

Yeldis accueillait, dès le seuil,
Parfois,
Et parfois nous attendions haletants
Assis au porche ombré de deuil,
À l’écouter chanter, comme un printemps.

Ils étaient cinq qui venaient, pèlerins, l’écouter chanter comme un printemps : Luc, Martial, Claude, Philarque et M. Vielé-Griffin.

Et le vieillard, son père ou son époux,
Tendait ses mains de bon accueil
Vers tous ceux qu’elle éclairait d’un sourire…

Et voici comment ils connurent ce vieillard, père ou époux :

Le vieillard vint pour échanger des ors étrangers,
Quelque matin ;
Nous le connûmes de la sorte…
………………………………………………………………………
Il marchait calme dans le tumulte des quais
Houlants, au cri de la vigie au guet
Vers les jetées.
Et comme il nous dit sa demeure,
Hors de la ville, au coteau des chênaies,
Nous fûmes lui porter de plus jeunes monnaies…

Et voilà le vieillard, époux ou père, qui meurt un printemps :

Ainsi qu’on meurt au point du jour,
Comme en rêve (dit-on) avec des mots d’amour…

Et le soir même de cette mort, en parlant d’Yeldis qui avait suivi, « toute d’aurore », les obsèques de son père ou de son époux, Philarque dit à M. Vielé-Griffin :

Philarque me dit, ce soir-là — seul, ce soir —
Philarque me dit : « Je l’aime » et je lui dis :
« Philarque, nous l’aimons tous » et, ce disant, souris,
Et lui regardait devant lui, sans voir,
Nous sûmes qu’elle partait ce soir…

Tous les cinq, Luc et Martial et Claude et Philarque et M. Vielé-Griffin aimaient Yeldis. Ils décidèrent, dans un conciliabule bref, qu’ils la suivraient :

Lieue après lieue et pas à pas,
Par fausse route et route vraie,
Jusqu’au trépas…

Et voici ce bref conciliabule :

Martial voulut parler, mais Luc, l’adroit,
Avant qu’il n’eût parlé, dit : « Me voici ».
— « Et moi ! » dit Claude ; et, tous, nous dîmes :
« Moi ! »
— Il en fut ainsi.

Ici s’inscrivent, telles des médailles, les portraits des cinq amis. D’abord Philarque :

Il savait le secret de tous hasards,
Il avait lu les livres des savants.
Il parlait d’oasis où l’eau est dieu-donnée…

Ensuite Luc :

Il semblait un adolescent issant d’enfance.
Sa mère était vénitienne ; il aimait boire…

Quant à Martial :

………………………………………………………………………
Il marchait seul, parmi les autres hommes.
………………………………………………………………………
De vieilles pensées, grises comme la brume
Songeaient en lui, qui sait ?…
………………………………………………………………………
Et tuait d’un affront, ou de l’épée ;
………………………………………………………………………

Pour Claude :

Claude était pâle, avec un sourire
………………………………………………………………………
Il portait à l’épaule sa viole
Et jouait, se jouant, ses airs
Si clairs
Avec leurs songes entonnés,
Qui se mêlaient si bien aux rêves de nos cœurs…

On voit tout de suite à qui l’on a affaire ! M. Vielé-Griffin est fort sobre de détails sur lui-même. Il dit cependant :

Je l’aimai comme la vie, et toute joie,
Me sentant naître d’elle comme un fils
Pour quelque jour sans fin dont l’aube poigne (sic).

Et ils partent, suivant Yeldis. Chevauchées terribles, ardentes, sans fin. Plaines, forêts, mers, villes et faubourgs, montagnes et collines, ils traversent, franchissent, escaladent tout. Quelquefois, le soir, on fait halte :

Des haltes lasses, gaies…

Et quelquefois Yeldis, au pied d’un hêtre, dit des paroles « belles à en mourir ». Mais M. Vielé-Griffin se garde de redire ces paroles… Enfin, Philarque et Luc, trop las, désertent :

Philarque et Luc quittèrent la route
Et s’en furent sans adieux
Vers le soleil occidental,
Comme en déroute…

Un soir qu’ils marchaient, Claude, Martial et M. Vielé-Griffin, « parlant des feuilles sans nombre » :

Yeldis nous parla :
Et, dans la nuit, sans souffle et sans étoiles,
Seule d’elle, sa voix vivait
— Ce nous sembla —
Et, malgré ses beaux yeux, sa chevelure,
Sa svelte grâce que le jour dévoile
Et tout le charme aimé de sa parure,
Voix en la nuit, ainsi elle semblait plus belle
(Ne ferme-t-on pas les yeux, oyant un air ?
Pensant, ne ferme-t-on les yeux pour y voir clair ?)

M. Vielé-Griffin, encore cette fois, ne rapporte pas les paroles d’Yeldis. Il les résume ainsi :

Il pouvait croire rêver, qui l’oyait :
Elle nous dit de belles paroles, telles
Que chaque mot s’élargissait de songe et d’ailes
Et qu’on n’osait tout croire, et qu’on croyait…

Et la chevauchée reprend, plus ardente et plus terrible :

Nos chevaux foulaient d’immondes patriarches
Qu’un vœu prostrait sous notre marche…
………………………………………………………………………
De grands noyers bordaient la route parfois,
Et passant dans leur ombre, nous avions froid
Et nous prenions le trot
Sans dire mot…

Et Claude meurt, « la tête contre sa robe ». On l’ensevelit :

Près d’une source qui riait comme lui…

M. Vielé-Griffin reste calme, et voici ce qu’il dit :

Le grand repos des choses accomplies
Vaguait à brise lente sur les blés
Avec le frémissement des panoplies…

Enfin, le dénouement s’approche :

Martial, tout pâle (je le vois encore :
Nous avions fait halte sous un sycomore,
Près d’un ruisseau sans voix où je buvais
— Genoux à terre et face à face
Avec moi-même et de si près que je buvais
D’entre mes propres lèvres qui buvaient
Et je me redressai pour l’écouter :
Sa voix était ferme de sûre audace
Tremblante, un peu, comme s’il redoutait…)
Martial dit, comme on dit un poème —
« Sur mon âme, je vous aime,
Et veux mourir, s’il vous plaît que je meure.
Mais dites-moi le but !… »

Ah ! oui ! voilà ce que Yeldis devrait dire… Mais elle ne dit rien, elle sourit et montre la route. Alors Martial :

Marcha vers elle et lui prit la main,
Viril et franc.
Elle fléchit le front comme une enfant
Et, soudain, beau de toute sa jeunesse
Et de sa volonté, et de son bel amour,
Sans un détour,
Il la prit sans un cri et sans un geste
Et sans un mot,
Bondit debout, dedans ses étriers
Et cabra son cheval, vers un galop…

Et ils partent, tous les deux, « dans le crépuscule, vers demain », laissant sur la route M. Vielé-Griffin étonné et solitaire… Mais M. Vielé-Griffin est, tout de même, heureux… Il dit :

Je n’ai pas honte, y songeant, de moi-même,
Je n’ai pas un regret de ce poème :
Je sais que pour l’avoir suivie
Jusque dessous les châtaigniers, je sais la vie ;

M. Viélé-Griffin sait la vie. Et qu’est-ce que la vie pour M. Vielé-Griffin ?

Pour moi, toute ombre est claire et le soleil
Chante en les ors des blés et des abeilles.
***

Tel est ce chef-d’œuvre, tel est le chef-d’œuvre de M. Vielé-Griffin !… Eh bien, je le demande, en toute bonne foi, à M. Edmond Pilon, qu’est-ce que tout cela veut bien dire ?… Quelle est cette langue ? Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ? Qu’est-ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir !

Académicien ?

Il y avait bien longtemps que je n’avais rencontré mon ami Georges Leygues, et j’étais tout triste… quand, hier soir, dans les coulisses de l’Opéra, surgissant brusquement de derrière un praticable, sa belle tête plus cireuse que jamais, la moustache encore plus conquérante, expansif et gesticulatoire, ce diable de ministre me tomba dans les bras… Je crus d’abord, tant l’accolade avait été rapide et rude, que j’étais assommé par un décor de théâtre… Mon erreur ne fut pas longue… et je reconnus vite que je n’avais subi que le choc d’un accessoire de gouvernement… C’est moins dangereux…

— Ah ! enfin !… toi !… s’écria Georges Leygues… On ne te voit plus ! Qu’est-ce que tu deviens, espèce de sauvage ?… Tu me manques beaucoup, tu sais !…

— Et toi, donc ?… fis-je en essayant de méridionaliser ma joie pour la mettre au même ton que la sienne… Mais qu’est-ce que tu fais ici ?…

Le ministre sourit, et caressa ses belles moustaches, virgulaires et pommadées :

— Mais, mon vieux, répondit-il… je surveille… le cahier des charges… Ce n’est pas une sinécure d’être ministre… Il faut bien gagner les appointements que me donne la France…

Il ne cessait de m’examiner… et, me tapant familièrement sur l’épaule, il s’exclamait :

— C’est curieux !… tu es toujours le même… Tu n’as pas changé…

— Toi non plus, répliquai-je… Je te retrouve aussi joli garçon.

— C’est le métier !… Qu’est-ce que tu veux ?… Puisque l’ironie des choses veut que j’enseigne le beau aux populations, il faut bien que je prêche d’exemple !… C’est égal… je suis bien content… Tu ne peux pas savoir à quel point tu me manquais… Je le disais, chaque matin, à Pol Neveux : « Ce bougre-là, il me manque !… Quand je ne le vois pas, il me semble que je suis un peu moins ministre !… »

Il était tellement heureux de me revoir que je vis le moment où il allait me décorer sur place. Il comprit les craintes qui m’agitaient et, très amicalement, en bon garçon, il me rassura :

— Que tu es bête !… me dit-il… Je ne te ferai pas de ces blagues-là, à toi !… Non !… C’est comme notre ami Rodin. Je lui avais promis… cette année… Eh bien… j’ai décoré Grenet-Dancourt, tu comprends ?… Les amis sont les amis, sapristi !… J’espère que tu ne vas plus me lâcher, maintenant !…

Nous marchions sur la scène encombrée. Le ministre prit mon bras pour me guider à travers des rochers, des mers, des temples, qui tombaient du cintre avec fracas, ou y remontaient… Tout en me guidant, il suivait son idée, et il me disait :

— Pourtant, je voudrais faire quelque chose pour toi… Veux-tu que je commande ton buste à Denys Puech ?… Un sculpteur épatant !… Trois coups de pouce… et la ressemblance y est… Il a manqué sa vocation, ce garçon-là !… Il aurait dû faire le buste dans les restaurants de cocottes et les grands bars des bains de mer… Il en aurait gagné de la galette, en peu de temps !… Je songe à l’emmener avec moi, dans mon département, pendant les élections. Il ferait le buste de tous mes électeurs… Alors, tu ne veux pas ?

Je lui demandai :

— Qu’est-ce que tu ferais de mon buste ?

Mon ami répliqua vivement :

— Mais, mon vieux, je l’offrirais, au nom de l’État, à l’Académie Goncourt… et Bernheim, en mon nom, prononcerait un de ces discours qui vous calent un homme dans la postérité !…

Je le remerciai chaleureusement… Et, ne voulant pas, par un refus discourtois, désobliger un si généreux ministre, je déclarai :

— Nous verrons… nous verrons !… Plus tard !…

Il insista.

— C’est de bon cœur, tu sais ! J’ai, au dépôt des marbres, un vieux buste de Changarnier… avec deux ou trois retouches de Puech… ce serait frappant !… Profite pendant que je suis au pouvoir !…

Et comme je protestais avec violence contre cette idée inadmissible d’un pouvoir quelconque sans Georges Leygues quelque part :

— On ne sait pas ! on ne sait pas ! reprit-il en hochant la tête. On a vu des choses encore plus extraordinaires !…

Mais cette hypothèse, qui lui avait échappé, cette hypothèse pourtant si lointaine et d’une invraisemblance si avérée… l’avait rendu mélancolique. Il songeait à d’impossibles cataclysmes. Deux petites danseuses nous croisèrent, souriantes, provocantes et vaporeuses. Leur ballon de gaze rose frôla l’habit du ministre… Il ne fit même pas attention à elles… Habilement je détournai le cours de la conversation, d’ailleurs ralentie, pour détourner le cours des tristes pensées de mon ami.

— Mais, à propos d’Académie !… Est-ce vrai ce qu’on dit ?… Tu te présentes ?

La physionomie de mon ami se rasséréna… Ses yeux s’emplirent de lueurs nouvelles… sa moustache frémit… Il répondit :

— Voilà où en sont les choses… Je tâte… ou plutôt… je fais tâter l’opinion… par des amis discrets et adroits… Je ne serais pas éloigné, en effet, de me présenter à l’Académie… la vraie. Il me semble que cela m’irait assez bien…

Il suivait sur mon visage l’expression que pouvaient y mettre ses paroles… Puis :

— Ton avis, à toi ?

Je fis semblant de réfléchir, pour avoir l’air de prendre au sérieux une telle question… Et gravement, affectueusement, je lui demandai :

— As-tu des titres ?

— Comment… des titres ?… Tu es admirable !… Mais je les ai tous. Je suis ministre.

— Oui, mais encore ?

— Quels titres meilleurs puis-je avoir, que cette situation, unique dans l’histoire, d’un homme parfaitement médiocre, indiciblement ignorant, qui a toujours été, est, et sera toujours ministre ?

— Je ne dis pas le contraire… Mais en as-tu d’autres ? as-tu des titres qui te soient vraiment personnels, et qui ne tiennent pas à la fonction que tu occupes… ah ! si inamoviblement ?

— Comment en aurais-je d’autres, et comment pourraient-ils m’être personnels, puisque je n’ai de raison d’être que par le ministre que je suis… et qui les contient tous, d’ailleurs ? Deschanel… voyons !… Est-ce qu’il a été ministre ?

Mon ami marqua son mépris par un haussement d’épaules significatif.

— Deschanel… répliquai-je… Ce n’est pas la même chose… Il a une table…

— Ah ! parlons-en ! c’est une fameuse blague !… Je n’ai jamais pu manger chez lui sans avoir mal à l’estomac !

— Il est élégant !

— Moi, je ne vise pas à l’élégance… mais j’ai un chic naturel.

— Il est l’ami des évêques !

— Eh bien… et moi ?

— Es-tu riche ?

— Je suis à mon aise…

— Ce n’est pas assez… Es-tu duc ?

— Pas encore… Mais Méline m’a promis un duché, quand il reviendra au pouvoir…

— Tu as fait des vers ?…

Le pauvre Leygues s’arrêta tout à coup… Il ne pâlit pas car il ne peut pas pâlir… et me regardant avec des yeux suppliants :

— Ne parlons pas de ça… balbutia-t-il…

Les deux petites danseuses étaient revenues près de nous…

— M’sieu le ministre… écoutez-nous donc…

Mais M’sieu le ministre ne les écoutait pas. Il songeait maintenant à Albin Valabrègue.

Le secret de la morale

Ah ! Je plains sincèrement les braves gens qui vont toujours cherchant, en dehors des réalités de la vie… qui vont toujours cherchant de la joie ou de la douleur, du comique ou du tragique, du rire ou de l’effroi, et de l’invraisemblable, du fantastique, de l’impossible, comme si la pauvre imagination, si peu humaine, du littérateur ou de l’artiste, pouvait, en n’importe quoi, créer, inventer, rêver quelque chose de mieux que ce qui se passe et ce qu’on voit, tous les jours, autour de soi, sur les visages et dans les âmes… Faux sublime, fausse farce, fausse douleur, fausse joie, faux rire du romantisme mort et du symbolisme mort-né, que vous êtes piteux, pauvres masques, et que vous êtes loin de la vie, en qui sont toutes les sources abondantes, bouillonnantes et jamais taries, et toujours renouvelées !

Par exemple, pour rester dans les petites choses et dans les petits faits, être taxé de pornographie par Mme Rachilde, comme je le fus, il y a quelques mois, n’est-ce pas un régal inattendu, étrangement savoureux ?… Se voir dénoncé — indirectement — mais dénoncé tout de même, au Parquet, comme je l’ai été ces jours derniers, par Le Fin de siècle — vous avez bien lu, par Le Fin de siècle — pour attentats à la pudeur et outrages à la morale publique, où trouver, je vous le demande, quelque chose d’aussi absolument réjouissant ?…

J’aurais payé, très cher, vraiment, pour que Le Fin de siècle imprimât cette phrase : « Il n’est pas un écrivain qui ait atteint à plus d’ignominies délictueuses, qui se soit roulé, pour le seul plaisir, dans plus d’immoralités et dans plus d’ordures que M. Octave Mirbeau. Et pourtant, il n’a pas été, une seule minute, inquiété par le Parquet ! » Si j’avais eu besoin d’une justification, d’une réhabilitation, elles étaient là, tout entières… Eh bien, cette phrase, j’ai eu la joie — après les phrases analogues de Mme Rachilde — de la lire, dans cet adorable Fin de siècle, qui juge ainsi de cette façon sommaire, mais infiniment précieuse, mon dernier livre : Le Journal d’une femme de chambre. Opinion, d’ailleurs, dont, je dois le dire, Le Fin de siècle n’a pas le monopole — car il n’a pas le monopole de la vertu — et qu’il partage avec de très vieux messieurs à combinaisons, et aussi avec de certains vaudevillistes, chez qui, du moins, l’indécence bien lavée, bien soignée, bien parfumée, se rachète par un intransigeant et farouche patriotisme. Et je me souviens que, quelques jours après la publication de mon livre, je rencontrai un de ces vaudevillistes… bon enfant… mais avec qui il ne faut pas plaisanter… Il était sincèrement indigné, et il me dit :

— Ah ! non, vous savez… je ne suis pas bégueule… et j’admets bien des choses… Mais ça… c’est trop raide… c’est trop dégoûtant !… Moi… je respecte le public… j’enveloppe !…

Il enveloppe, le brave garçon !… Ô mystère des cafés-concerts !…

Et pour que ma joie soit complète… voici que M. Albert Guillaume se mêle… M. Albert Guillaume le sympathique auteur de Bonshommes Guillaume — ah ! qu’ils sont donc Guillaume, ces bonshommes-là ! — et d’un tas de dessins où l’intention polissonne s’allie si franchement à la plus complète — hélas !… — ignorance du dessin… Brave cœur !… Il lui faut de la vertu aussi, à celui-là… et qu’elle soit gaie !… Dès qu’il y a de la douleur quelque part, et que cela ne se passe pas dans un livre, comme dans les Albums Guillaume et les revues de fin d’année, où la maison publique, avec ses bas noirs, ses chemises transparentes étoilées d’or, ses chairs peintes et ses lourdes sottises, descend et grouille sur la page et sur la scène… alors ils s’enfuient, les vieux messieurs et les vaudevillistes patriotes, et les Bonshommes Guillaume, et ils crient, en se voilant la face : « C’est trop dégoûtant ! »

Éternelle histoire, si tristement émouvante, de la prostituée à qui, son dur travail fini, il faut du bleu… de l’au-delà… de la pureté… des petites hirondelles… et de belles histoires morales qui font pleurer !…

J’ai infiniment goûté l’article du Fin de siècle, non seulement en ce qui m’y concerne, mais aussi en ce qu’il y pose une question intéressante. Le Fin de siècle voudrait bien savoir ce que c’est que la morale, et il demande à ce qu’on la définisse enfin, d’une façon « légale ». On pourrait savoir alors ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est permis et ce qu’il est défendu de dire… Nous n’avons là-dessus d’autre critérium que la disposition d’humeur, d’esprit ou d’estomac, plus ou moins passagère, plus ou moins réflexe, d’un des membres de la Ligue contre la licence des rues… Ce n’est pas suffisant, en vérité, et c’est souvent contradictoire, et presque toujours arbitraire… L’artiste et l’écrivain dépendent donc uniquement d’une chose qu’il ignore absolument, d’un malheur privé, d’une perte à la Bourse, d’une infidélité de maîtresse, d’une digestion pénible… de toutes ces choses extérieures qui ont tant d’empire sur le jugement des hommes… Il serait à désirer que la morale ne fût pas exclusivement livrée à la seule appréciation, à la seule fantaisie variable et instable d’un homme ou d’une Ligue, mais que son caractère, et, par conséquent, les garanties de l’écrivain et de l’artiste fussent enfin établies sur des bases solides et fixes, de façon à ce que personne — juges et jugés — ne pût désormais s’y tromper.

Il paraît que là est la difficulté, précisément, difficulté aussi difficile à vaincre que la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel et la direction des ballons… Tout ce que les psychologues les plus profonds ont pu comprendre jusqu’ici, c’est que l’immoralité est plus spécialement visible et plus intimement délictueuse dans la nudité, et seulement dans la nudité de la femme… Pourquoi l’homme nu n’est-il pas immoral ?… On l’ignore… Mais il ne l’est point… Et ce qu’on ignore encore plus, c’est ceci :

Nous avons des musées et des jardins publics, dont nous sommes très fiers, et où se trouvent, dans les musées, des tableaux, et, dans les jardins, des statues… Il arrive que ces tableaux et ces statues représentent des femmes nues… Il est permis, il est décent, il est même extrêmement moral et instructif que nous allions au Louvre et que nous y admirions ces personnes nues, que nous nous promenions dans les jardins et que nous nous régalions l’œil au spectacle des statues nues… Non seulement cela est moral, cela est gratuit… Mais si ces mêmes personnes nues du Louvre, et ces mêmes statues nues des Tuileries, nous nous avisons de les reproduire, par le dessin, dans un journal, elles deviennent, subitement et mystérieusement, immorales… et, nous, nous tombons sous le coup des lois… Voilà une chose qu’il serait important d’élucider… Pour mon compte, je demande, je supplie qu’on m’explique comment il se fait, comment il se peut faire, qu’une chose morale devienne immorale dans le trajet du Louvre au journal !… Transformations secrètes de la matière, quel alchimiste, jamais, éclairera vos mystères !…

Il arriva même, à ce propos, une aventure, que conte Le Fin de siècle, et qui m’inquiète, m’obsède, me poursuit, comme une nouvelle d’Edgar Poe.

Vous vous souvenez que, durant l’Exposition, le grand succès des collections réunies au Petit Palais, fut pour la pendule de Falconet, appartenant à M. Isaac de Camondo, qui l’avait prêtée à M. Émile Molinier en attendant qu’elle aille, définitivement, s’ajouter aux richesses du Louvre, à qui M. de Camondo l’a, paraît-il, léguée… Tous les journaux en parlèrent avec extase… On nous raconta son histoire par le menu… Des foules énormes, chaque jour, stationnèrent devant cet objet, qui était devenu, en quelque sorte, national… et qui figure les Heures… Et comment figurer les Heures autrement que par des femmes nues, je vous le demande ?… Naturellement, il ne vint à l’idée de personne de protester contre la nudité, un peu rondouillarde, un peu boudinée, de ces Heures… Tout le monde, d’ailleurs, se fût esclaffé de rire… Encouragé par cet enthousiasme et par ce succès, Le Fin de siècle reproduisit, fidèlement, à sa première page, cette pendule si fêtée, si acclamée… Le lendemain, il recevait une assignation en police correctionnelle, pour outrage aux mœurs… On le poursuivait pour avoir reproduit une chose officielle, nationale, qui, sous la protection du gouvernement, à toutes heures de la journée, recevait l’hommage de l’admiration universelle… Le Fin de siècle fit valoir ses raisons ; on ne voulut pas, d’abord, les entendre… Le pauvre artiste, qui avait copié de son mieux cette pendule, si morale au Petit Palais et si immorale sur le papier d’une publication périodique, fut fort maltraité par le juge d’instruction… Enfin, de discussions en menaces, les poursuites furent abandonnées…

— Allez ! dit le juge d’instruction… Vous êtes très heureux que nous soyons à l’apaisement… à l’éponge… à la joie universelle… Allez… mais… vous savez… n’y revenez pas !…

Ô brave et honnête morale, que de bêtises… et aussi… que de crimes on commet en ton nom !

Travail

Émile Zola vient de publier Travail, le second volume de la série dite des Quatre Évangiles… Avec ce sentiment d’inquiétude qui demeure au fond des plus grands esprits et qui n’est, en somme, que l’aspiration de l’être humain vers toujours plus de perfection, il me disait dernièrement ceci :

— Je crains d’avoir donné dans ce livre trop de place à la théorie. Il me semble que les théories l’encombrent, l’alourdissent, lui enlèvent un peu de cette impression de vie vécue dont je cherche à marquer tous mes ouvrages.

Qu’il se rassure !

Travail est un livre admirable, un des mieux faits, des plus profonds… des plus vivants… un des plus émouvants aussi qui soient sortis de son imagination généreuse, de son fécond et puissant génie. Émouvant, non seulement par les qualités dramatiques dont il est rempli, par la vie ardente, passionnée, sans cesse créatrice qui l’anime de la première à la dernière page, mais encore — et c’est là, à mon sens, la beauté nouvelle de ce livre extraordinaire — par la mise en œuvre, par la construction forte et logique d’un idéal social : le bonheur humain dans le travail réorganisé, dans le travail devenu, enfin, ce qu’il doit être, une joie d’homme libre, au lieu de rester ce qu’il fut toujours, plus ou moins, une souffrance, une abjection d’esclave… Glorification sublime, magnifique épopée du travail conquérant, peu à peu, avec toutes les résistances humaines, toutes les forces et toutes les richesses de la nature, pour en faire, non plus le privilège de quelques-uns, mais la jouissance et la propriété de tous !…

Ils sont peu nombreux, en n’importe quelle littérature, ceux qui dans une action dramatique, qui vous prend aux entrailles, au moyen des personnages qui ne sont point des personnages de féerie, ou des abstractions philosophiques, mais qui vivent réellement dans notre humanité, ils sont peu nombreux ceux qui furent capables de concréter un tel rêve, et de donner à ce rêve la forme d’une réalisation possible et vivante… Pour une œuvre aussi gigantesque — puisqu’il ne s’agit de rien moins que de remettre à la fonte tout un système social et d’en diriger la coulée nouvelle vers des moules nouveaux — pour rendre sensible aux yeux de tous une telle œuvre, pour la faire vivre, enfin, d’une vie plausible, il fallait un cerveau dont nous n’avons plus guère l’habitude, un cerveau où la conception de la science et de la philosophie s’alliât à toutes les ressources inventives, à toutes les émotions d’un art supérieur. Et je le dis avec tranquillité. Seul, parmi les écrivains de notre temps, Émile Zola, poète immense et sociologue audacieux, pouvait assumer un si énorme, un si prodigieux labeur…

L’œuvre est là, debout, devant nous. C’est une œuvre d’amour et de pacification… Et elle rayonne de lumière. Et elle vit non seulement de la vie glorieuse des chefs-d’œuvre de l’art… mais de la vie harmonieuse, immortelle, de l’idée… Soyez sûrs qu’elle fera, pour l’avènement de la société future, pour la conquête de la justice prochaine, plus que n’ont pu faire, jusqu’ici, les sèches démonstrations et les discussions hargneuses des révolutionnaires professionnels… Et c’est notre orgueil, à nous, pour qui ce nom de Zola est comme la synthèse héroïque de tout ce que nous aimons, de tout ce en quoi nous espérons, qu’il ait réussi là où tant d’autres — et je parle des plus forts — se fussent brisé les reins…

Quelques-uns diront, ont dit déjà de ce livre merveilleux et prophétique, que c’est une utopie… Une utopie… C’est bien vite dit… Et cela est facile à dire car cela dispense de réfléchir et de penser… En général, nous appelons utopies des choses qui ne sont point encore réalisées et dont notre pauvre et faible esprit ne peut même concevoir la réalisation future. Rien ne satisfait notre paresse et notre engourdissement mental, rien n’endort nos terreurs d’hommes ayant la haine du changement et la crainte du mieux, comme ce mot d’utopie !… Utopie !… Mot magique et qui semble nous garder à jamais des révolutions !… Avant qu’il ne fonctionnât, le suffrage universel était, lui aussi, une utopie… Et comme les Cornély du temps devaient pouffer de rire, à l’idée de cette chose ridicule et inapplicable !… Quelle matière admirable pour exercer son ironie et son bon sens !… Les chemins de fer, toutes les féeries de l’électricité, toutes les conquêtes de la vie moderne… utopies, également !… Tout ce qui fait partie aujourd’hui de notre mécanisme social et que nous jugeons, pourtant, bien insuffisant à nos besoins nouveaux… tout cela était autrefois une utopie… Pauvres êtres qui n’aimons pas être dérangés dans la prison de l’habitude, qui ne voulons jamais être lavés des crasses accumulées de la routine, nous employons ce qui nous reste de facultés à ne pas nous souvenir d’hier, et à toujours nier demain… Et, pourtant, la marche en avant de la vie est telle, et les poussées lentes mais profondes, de l’évolution sont si irrésistibles, que malgré nous, en dépit des lourdes passivités de notre inertie, le progrès chemine sans arrêt, et que les utopies de la veille arrivent souvent à n’être que les timides réalités d’aujourd’hui, ou de demain…

— Par qui ferez-vous balayer les rues de votre Cité heureuse ? demande à Émile Zola, M. Cornély, sur ce ton d’ironie protectrice qui lui va si bien.

— Comment !… plus de commerce !… Mais qui vendra vos livres ? s’écrie M. Yves Guyot, économiste scandalisé à l’idée d’une société où les économistes de son genre n’auraient plus le moindre emploi… d’une société guérie de ce chancre atroce, privée de ce vol abominable et légal qu’est le commerce, lequel fait payer dix sous ce qui vaut à peine deux centimes… Opération mirifique à quoi se borne le rôle des économistes dans une bonne organisation sociale !…

Et voilà les pauvres objections faites à Zola ; objections invariables, objections éternelles, chaque fois que de la foule des satisfaits et des privilégiés, quelqu’un se lève pour rêver quelque chose de mieux que ce qui est… Laissons-les… Elles ne valent même pas la peine d’une réfutation.

Le sujet de Travail est simple, comme toutes les grandes choses.

Émile Zola prend, au début de son livre, une petite ville industrielle, Beauclair, soumise au régime actuel du salariat… c’est-à-dire au régime de la haine… Avec raison, Zola voit dans le salariat la grand mal moderne, celui dont tout le monde souffre par répercussion, les ouvriers, les patrons, les consommateurs… Et il en donne de tragiques exemples qui font frissonner… Tout ce que le salariat comporte de luttes mauvaises, de haines épuisantes, de honte, d’avilissement, de déchéance humaine, de misère et d’infécondité, il le traduit par la peinture de cette petite ville, avec une force de vérité inoubliable et saisissante. Le salariat est d’ailleurs un régime condamné, et c’est parce qu’il est condamné que le malaise s’accroît, grandit, que les grèves éclatent, partout, dont les revendications, sous les diverses formes qu’elles prennent, et les prétextes dont elles se réclament, n’ont qu’un but, encore obscur au cœur des foules qui les déchaînent, mais fatal, comme une nécessité historique : l’abolition du salariat, la réorganisation du travail, sur des bases entièrement neuves, plus justes, plus humaines, où le travailleur aurait enfin sa part des richesses qu’il crée et dont il n’a jamais rien.

Et, dans un drame admirable, dans une action qui concentre en soi toute la vie, et où l’intérêt va grandissant de ligne en ligne, Émile Zola imagine de substituer à ce régime du salariat et de la haine un régime nouveau de liberté et d’amour, c’est-à-dire l’association, pour l’œuvre commune, du capital, du travail et du génie… l’union de toutes les forces créatrices qui furent si mal utilisées, séparément, et qui, par leur fusion intime, loyale, doivent conquérir toute la nature et, avec toute la nature conquise, tout le bonheur !… C’est un peu, on le voit, l’application des doctrines collectivistes, avec cette différence essentielle, pourtant, que Émile Zola donne à l’individu un rôle moins diminué, moins asservi… plus créateur, et qu’il laisse à l’être humain une plus large expansion de sa personnalité…

Naturellement, cela ne va pas sans résistances, sans secousses, sans luttes… Et Travail est l’histoire de ces luttes et de ces efforts… Histoire infiniment émouvante où, peu à peu, à travers mille péripéties, l’on voit l’esprit nouveau l’emporter sur l’esprit de routine, où, devant les résultats acquis, les transformations lentes et successives, par des gradations habilement ménagées, en des scènes tour à tour terribles et délicieuses, nous assistons à ce spectacle de l’amour triomphant de la haine… jusqu’à la victoire finale, jusqu’à l’apothéose de la petite ville transformée par la joie, réconciliée dans la richesse, sans rien qui puisse, désormais, diviser les hommes, puisque tous ont le même intérêt… et qu’ils peuvent puiser, à pleines mains et à pleines bouches, aux sources de vie !…

Il y a parmi les personnages du livre une étrange figure et qui m’enchante par l’ironie de son symbolisme. Ce personnage est Ragu. Mauvais ouvrier, paresseux, ivrogne, débauché, c’est aussi quelqu’un qui a la haine foncière de l’utopie. Il n’accepte pas les transformations heureuses qui s’opèrent, chaque jour, à Beauclair ; il les déteste même, mieux encore, comme M. Cornély et comme M. Yves Guyot, il n’y croit pas… Après un crime il est obligé de quitter le pays et, pendant vingt-cinq ans, misérable, révolté, forcené, il promène sa douloureuse carcasse à travers le monde. Un beau soir, il revient à Beauclair, dans un affreux état de ruine et de déchéance, conduit là par cette curiosité fatale qui ramène toujours le criminel au lieu même de son crime. Il n’en veut pas croire ses yeux. La ville est spacieuse, toute blanche, toute fleurie. Le bonheur y habite dans des maisons jolies, pourvues de tout le confort moderne. Partout, il ne rencontre que de la joie, de la richesse, de l’abondance, de l’amour… Autour de la ville la campagne est couverte de splendides moissons, les arbres craquent sous le ruissellement rouge des fruits… l’air charrie des odeurs de roses. On accueille Ragu avec bonté, on le loge, on le vêt de beaux vêtements, on l’assied devant une table chargée de viandes saines et de fruits. Il ne tient plus qu’à lui de finir ses jours dans le repos et dans le bonheur. Mais son âme — une âme de vieil économiste — proteste contre ce changement. Ce bonheur, il l’exècre, et il s’enfuit, avec plus de haine au cœur, vers ses ténèbres familières, en criant, sans doute, lui aussi : « Utopie… utopie… tout est utopie ! »…

Ce n’est pas dans l’Aurore, où cet admirable livre, tout frémissant de l’amour de la justice, parut, pour la première fois, et où il trouva tant de lecteurs passionnés, que j’ai la prétention d’en suivre toutes les péripéties, d’en décortiquer toutes les idées maîtresses, d’en montrer tout l’immense effort d’art, toute la haute philosophie… D’ailleurs, pour résumer tout ce qu’il y a dans Travail, même d’une façon bien insuffisante, il faudrait des pages et des pages… Mon ambition est moindre, mais elle m’est douce… c’est de me faire l’écho de toutes les admirations et de toutes les reconnaissances qui ne peuvent s’exprimer, envers un homme dont nous revendiquons, comme notre bien, le toujours jeune génie, et qui fut, aux heures infâmes, notre conscience.

Nos élégances !

J’ai lu dans Le Gaulois d’hier un article admirable, entre autres… Cet article admirable, qui pourrait être écrit par M. Costa de Beauregard, M. Albert Vandal ou M. Frédéric Febvre, était consacré à la Comédie-Française, bien entendu, et il expliquait — ah ! si mélancoliquement — il expliquait « par des raisons qu’on n’a pas encore dites » les causes profondes de sa grandeur ancienne et de sa décadence d’aujourd’hui… Vous savez que tout est en décadence aujourd’hui, sauf naturellement Le Gaulois, la noblesse qui le lit et le vieil habitué qui le rédige. Car cet article, dont je parle en termes enthousiastes, est, — vous l’imaginez du reste, — signé : « Un vieil habitué ». Naturellement, le vieil habitué est un vieil habitué du Gaulois, cela va de soi, et, aussi, un vieil habitué de la Comédie-Française… C’est donc un homme très chic, doublement très chic, un de ces vieux clubmen si élégants, si intelligents, si vieille France, comme les dessine Sem avec sa férocité joyeuse, tragiquement joyeuse… Je le vois d’ici, le vieil habitué… Et tel que je le vois… ah ! comme il me fait regretter toutes les splendeurs des régimes déchus !

Oh ! oh ! c’est un vieil habitué !

Est-ce véritablement un homme très chic, ce vieil habitué ?… Ici, je me sens plein d’incertitudes et d’hésitations. Avec les journaux, même avec les journaux d’un décorum aussi parfait que celui du Gaulois, on ne sait jamais à quoi s’en tenir sur le compte des vieux habitués… Et ils auraient peut-être de drôles de surprises, les lecteurs assidus — car il y a aussi les lecteurs assidus — s’ils pouvaient voir les drôles de types que recouvrent ordinairement ces masques troublants de « vieil habitué », de « vieil académicien », de « vieux général », de « vieux juriste », de « vieux sénateur », qui, de temps en temps, au moment des grands événements parisiens, viennent conter, dans les journaux, leurs souvenirs et leurs regrets.

J’ai souvenance — combien j’ai triste souvenance ! — d’un pauvre diable qui était d’ailleurs le plus brave et le plus touchant garçon de la terre… Il y a déjà plus de quinze ans, qu’il rédigeait, au même Gaulois, les échos mondains et tout ce que la mondanité, dans un journal si correct et si strict, si professionnellement strict, pouvait comporter d’études sensationnelles et d’articles spéciaux. Ce bon camarade, mort aujourd’hui, n’était pas très riche… tranchons le mot, il était très pauvre, si pauvre qu’il ne possédait même pas d’habit… non qu’il fût obligé de figurer dans le monde — on ne demandait pas tant à un informateur mondain — mais quand il se rendait à l’office de certaines duchesses ou aux écuries de certains barons, il ne voulait pas se montrer inférieur à la livrée. Vous jugez si sa pauvreté rendait douloureusement ironiques ses fonctions somptuaires… Peu lingé, vêtu de défroques disparates acquises çà et là, logeant en de misérables garnis, ne mangeant pas toujours à sa faim, privé plus qu’aucun autre de toutes les joies, de tous les plaisirs, de toutes les fêtes qu’il célébrait si passionnément, il signait, ma foi… si je me rappelle bien… il signait Lauzun, à moins que ce ne fût Brummell… Et dans les occasions où il fallait déployer plus de psychologie sociale dans plus d’anecdotes rétrospectives, et donner à sa personnalité plus de rehaut dans plus de gravité mystérieuse, alors il n’hésitait pas à signer : « Un vieil habitué » ou « Une douairière », etc. Il épuisa vite, en pseudonymes cossus, tout ce que la noblesse, les clubs, les théâtres, le tennis, le polo, les salons, les boudoirs — les boudoirs ! — la vie élégante enfin, pouvait lui fournir de signatures pompeuses et de sobriquets argotiques… Ah ! c’étaient de bien beaux articles !… Avec quels superbes dédains il disait : « Nos élégances ! » Il fallait voir l’âpreté vengeresse qu’il mettait à accuser la République « d’avoir décapité nos élégances » ! Et quelles railleries impitoyables sur les pantalons mal coupés, les redingotes de cuistre, les cravates sans harmonie « des nouvelles couches » ! Pour lui, qui disait républicain disait loqueteux, mendiant, voyou… Ah ! nos élégances… nos élégances ! Où étaient-elles ?… Et il se grisait de poudre, de parfums, de diamants, de dentelles, d’épaules nues… Avec une rigueur impeccable, il codifiait la toilette des hommes, les chapeaux, les bottines, les plastrons de chemise… Il décrivait la succulence des tables, la somptuosité des écuries, l’ameublement des salons… Après quoi, il s’en allait dîner à la brasserie… et, tristement, en face d’un bock, sur une table graisseuse, il avalait une choucroute que la pitié du patron inscrivait sur des ardoises rarement effacées.

Et je ne sais pas pourquoi je me suis rappelé ce pauvre diable à propos du vieil habitué du Gaulois. Ces souvenirs me revenaient en lisant l’article dont j’ai parlé. Et cet article, je le lisais tout haut, tandis que mon valet de chambre allait et venait dans la pièce. Quelquefois, François interrompait ma lecture d’un haussement d’épaules ou d’un éclat de rire. Lorsque j’arrivai à ce passage :

« Quel est donc maintenant ou quel était ce genre qui, non pas depuis des années, mais depuis plus de deux siècles, était ou est encore celui de la Comédie-Française, et qu’il est si difficile de remplacer, ou même de modifier sérieusement, tant genre et cadre n’ont jamais fait qu’un ? C’est, en peu de mots, mais qui doivent tous être bien pesés, ce que la bonne compagnie aime à entendre chez elle. »

François ne put se contenir :

— Oh ! la la !… fit-il… Eh bien, elle est forte, celle-là !

— Quoi donc, François ?… Qu’est-ce qui vous prend ?

— Mais, monsieur, si on allait au Théâtre-Français pour entendre ce qu’on dit dans la bonne compagnie… ah ! ce serait du propre !… ah ! bien merci !…

— Voyons, François !…

— Mais, monsieur, je la connais, moi, la bonne compagnie…, et je la connais dans le tréfonds, si je puis dire… Et c’est pourquoi je hausse les épaules… et je crie : « Oh ! la ! la ! » Mais, monsieur, on fermerait un théâtre dans lequel les acteurs parleraient comme dans la bonne compagnie… Ça serait trop sale !… Voyons !…

Et il m’expliqua :

— Voyons, monsieur… l’année dernière, je servais encore chez la comtesse de F… On ne peut pas dire que ce n’est pas de la bonne compagnie… C’est le nec plus ultra du genre… Il n’y a pas mieux… Eh bien ! monsieur… faut l’entendre dans l’intimité… Elle ne peut pas dire trois mots sans crier : « M… ! » Parfaitement !… C’est joli… ça a des diamants… du montant… des robes exquises… des yeux délicieux… tout ce que vous voudrez… Oui, mais elle crie : « M… ! » Non… mais voyez-vous ça, au Théâtre-Français ?… La tête du public, monsieur !…

Et, se tapant sur la cuisse, il ajouta, dans un ricanement :

— Non !… vrai !… en voilà des idées ! Ce que je rigole, moi !… La bonne compagnie !… Je le sais bien, voyons… J’ai toujours été là-dedans !…

Et, désignant le journal qui m’était tombé des mains, il dit encore :

— Mais où a-t-il donc servi, celui-là ?…

Sur les Académies

J’ai eu, un de ces soirs derniers, une bonne fortune rare, assez rare pour que je sois tenté d’en fixer le souvenir… J’ai rencontré un homme d’esprit libre et juste, qui se garde, dans ses jugements sur les choses et sur les gens, de toutes exagérations, dans un sens ou dans l’autre, et qui n’a réellement qu’une passion dans la vie : le bien public… Il se nomme W. G… et, bien qu’il ait plus de cinquante ans, ce qui veut dire qu’il a dû en rencontrer, dans la vie, des saletés de toute sorte, il reste ferme dans son amour et conserve intactes ses illusions d’une régénération, non seulement sociale, mais humaine… Je me suis contenté d’inscrire ses initiales, ne voulant pas livrer le nom complet de ce phénomène à la malignité des hommes d’esprit… d’esprit tout court… car, en général, il n’y a pas de pires ignorants, de pires imbéciles, de pires réactionnaires, par conséquent de plus dangereuses bêtes que ce qu’on appelle les hommes d’esprit…

Nous nous étions longuement entretenus des prix Nobel.

— Il en est ainsi de tous les prix académiques, disais-je… Ils ne sont jamais donnés au mérite, mais toujours à l’intrigue… et à la servilité… Pour obtenir un prix, il faut d’abord être candidat, c’est-à-dire être bien décidé, à l’avance, à faire toutes les besognes répugnantes et basses que suppose et que nécessite cette condition même de candidat… Quelqu’un qui désire un prix de littérature ou de poésie… par exemple… je parle des choses que je connais le mieux… doit d’abord offrir à l’Académie un nombre déterminé d’exemplaires de ses livres, ornés, à la feuille de garde, des dédicaces les « plus agenouillées ». Cette formalité humiliante remplie, il lance sur l’Académie en bloc, et sur chaque académicien en détail, la meute de ses protecteurs… Car il ne s’agit pas que l’Académie s’en aille découvrir quelque part le mérite ignoré et caché, le mérite fier, le mérite libre… Nullement… Elle ne doit connaître de la littérature et de la poésie de son temps, que ce qu’en contient la loge du concierge de l’Institut, où sont déposés les volumes des concurrents. Ainsi, voilà un écrivain, comme M. Charles-Louis-Philippe… La Mère et l’enfant, La Bonne Madeleine, Bubu de Montparnasse, ce sont vraiment des livres d’une émotion nouvelle… Voilà qui apporte quelque chose de neuf à la littérature d’aujourd’hui… Eh bien ! M. Charles-Louis-Philippe n’aura jamais de prix, parce qu’il a vraiment autre chose à faire que de porter ses livres chez le concierge de l’Institut, et de les mettre dans le tas des ouvrages dédicacés à l’académicien X… qui sont les seuls où l’on doive choisir l’ouvrage couronné, c’est-à-dire celui qui a le plus de recommandations… Car, encore une fois, ce n’est pas le mérite littéraire qu’on récompense… C’est le coiffeur, le pédicure… le médecin… l’amie… de tel ou tel académicien, c’est le dîner en ville… la belle relation… tout, sauf le livre ou le poème qui ne sont là, en réalité, que des prétextes à combinaisons… généralement inavouables…

— À la bonne heure !… dit M. W. G…, voilà qui est explicite… L’autre jour, dans un de vos articles, vous disiez des Académies qu’elles étaient stériles, sans entourer cette opinion de faits ou de considérations qui la pussent justifier… Cela semblait plutôt une invective, et c’est toujours fâcheux… Maintenant, je trouve que ce qualificatif de stérile n’est pas suffisant… Cela me serait tout à fait indifférent que les Académies fussent stériles… Le malheur est qu’elles sont désastreuses pour le bien public… Et je vais vous le prouver… Avant les fondations académiques, il y avait toujours des hommes capables d’abnégation et de sacrifice, des hommes dévoués au bien public… C’est ainsi — excusez cette comparaison militaire — que les soldats d’un détachement marchent, sans hésiter, à une mort certaine, lorsque chacun est convaincu que, de sa mort, dépend le salut de toute une armée… C’est ainsi — malheureusement, du reste — que toutes les religions ont eu leurs disciplines, leurs apôtres et leurs martyrs… C’est ainsi que les œuvres d’Homère, de Moïse, des admirables poètes arabes — les plus grands poètes du monde, — de Mahomet… d’autres encore et encore d’autres, ont pu traverser des siècles et des siècles, parvenir jusqu’à nous, malgré l’absence d’imprimeries, la rareté et l’insuffisance des moyens de transcription, les difficultés de toutes sortes, et les persécutions actives, et sans que personne y attachât le moindre esprit de lucre, ou la vanité d’une récompense honorifique… Il suffisait à l’homme d’être convaincu que l’idée exposée par un penseur sur la place publique ou dans une réunion d’amis, que la beauté exprimée par un conteur de plein air, pussent être belles et utiles aux générations futures, pour que la pensée, le poème ou le conte fussent pieusement recueillis, et transmis de bouche en bouche, de pays en pays, de siècle en siècle, jusqu’au moment d’être fixés par des signes durables, éternels… Tenez, l’histoire Kepler, c’est à faire frémir… Kepler, ayant découvert la loi des mouvements planétaires, Kepler malade, sans ressources, mourant littéralement de découragement et de faim, trouva un éditeur, lequel, peu riche aussi, savait qu’il entreprenait une affaire commercialement désastreuse, mais ne voulait pas qu’une grande et utile découverte allât se perdre, comme tant d’autres, dans l’immense oubli des choses mortes… Eh bien ! l’existence des Académies a supprimé, purement et simplement cette force, supérieure à toutes les Académies, de la collaboration individuelle au bien général de l’humanité… Chacun pense que son dévouement, sous ce rapport, est devenu inutile, puisqu’on possède maintenant une institution spéciale, l’Institut, officiellement chargé de cette grande, sublime et difficile mission… D’ailleurs, à quoi servirait-elle, cette force ?… À rien… Voyez donc ce que deviennent les luttes des individus contre les Académies !…

M. G. W. respira, un moment, et il continua :

— Supposez que Kepler… revienne… et qu’il implore votre protection ou la mienne… Moi, je lui dirais, à Kepler : « Si vous avez découvert, mon brave homme, quelques lois naturelles inédites, intéressant l’humanité… je n’ai qu’à vous féliciter et à vous plaindre… Quant à vous juger ou à vous aider, puisque vous êtes pauvre, je me déclare incompétent… Il y a de l’autre côté de l’eau un Institut dont c’est le métier de faire ce que vous demandez… Adressez-vous à lui… Moi, je paie des impôts pour son entretien, et aussi pour qu’il découvre, aide, récompense et conserve le génie sous toutes ses formes… et pour qu’il suive l’effort de toute une nation vers le mieux… C’est tout ce que je puis faire… Hormis cela, je ne puis rien et personne ne m’écoute… C’est l’Institut qui vous découvrira, mon brave Kepler, vous aidera, vous récompensera, vous conservera, à moins, ce qui est le plus probable, qu’il ne vous mette à la porte de chez lui… Allez le voir… C’est, passés les ponts… à droite… une façade triste et maussade comme un visage de dyspeptique… Et il y a un dôme… un dôme qui le coiffe comme un bonnet de nuit !… Ou, plutôt, comme on ne peut pas le voir, ce vieil Institut, car il est toujours malade, et toujours il prend des lavements et des purgations, allez voir le concierge… et remettez-lui votre découverte… votre génie… votre bonne volonté… C’est un philosophe et il en a vu bien d’autres… Et si vous avez des amis influents et bien-pensants… de belles dames, infiniment snobs et qui s’intéressent à vous… et, surtout, si votre découverte, votre génie, votre bonne volonté, ne sont pas trop difficiles à comprendre, trop révolutionnaires… qu’ils ne menacent en rien la nullité des uns et la paresse des autres… vous pouvez espérer un prix de cinq cents francs, dans cinq ou dix ans… c’est-à-dire, quand vous serez mort de faim, de désespoir ou de colère !… Et pourquoi se dérangeraient-ils pour vous, ces excellentes gens, dont les poitrines sont comblées d’honneurs et de croix ?… » Voilà ce que je dirais à Kepler !…

M. W. G… ajoute, après un silence :

— C’est pourquoi les communications purement scientifiques adressées aux sections académiques sont qualifiées, par anticipation, de folies, et mises au panier, sans lecture… C’est pourquoi les œuvres les plus remarquables, les découvertes capables d’exercer une influence bienfaisante sur l’avenir de l’humanité, émanant de chercheurs sans fortune, ou vivant hors les sphères académiques, sont condamnées d’avance à disparaître, en même temps que leurs auteurs… Non seulement les Académies ne découvrent rien, n’encouragent rien que la médiocrité servile, mais elles ont déshabitué les hommes de bonne volonté de faire, pour elles, ces besognes indispensables… et qu’ils faisaient, autrefois, avant qu’un ministre autoritaire et atteint de gendelettrie chronique, n’eût eu la malencontreuse et criminelle idée de substituer, à l’initiative toujours géniale et toujours désintéressée de l’individu, cette institution, par quoi s’appauvrissent et meurent, peu à peu, l’activité intellectuelle d’un pays et le génie d’une race…

— Oui… mais le remède ?… fis-je…

— Supprimez les Académies… toutes les Académies ! dit cet homme doux et juste.

Et il ajouta, avec un malicieux sourire :

— Même l’Académie de Goncourt, monsieur !…

L’avenir des chefs-d’œuvre

Encore un document — et non des moins curieux — à joindre aux méfaits qu’inspire à des industriels peu scrupuleux mais inventifs, cette belle conception du « domaine public », par laquelle il est loisible et même glorieux à tout le monde, de déposer n’importe quelles ordures au pied des œuvres d’un écrivain mort depuis cinquante ans.

Dans mon dernier article, je vous ai montré M. A.-F. Cuir, inspecteur primaire à Lille, membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, réduisant les plus belles pages de La Comédie humaine à une série de courtes et ridicules analyses scolaires… Vous savez que le dessein de M. A.-F. Cuir est de remplacer la pensée trop lourde de Balzac par un commentaire plus léger et de son crû, à lui, Cuir. De quoi, un brave correspondant, instituteur à X…, se réjouit fort, dans une lettre qu’il m’adresse, car, dit-il, c’est ainsi qu’on en use avec Molière, La Fontaine, Racine, Voltaire et, en général, avec tous les grands écrivains de France, dans toutes les maisons d’éducation, dignes de ce nom. Il me cite le cas de Tartuffe où Elmire se trouve métamorphosée en un jeune garçon qui oblige Tartufe à confesser qu’il a dérobé des confitures dans le placard de son bienfaiteur, Orgon. En expiation de quoi, le pauvre Tartuffe est condamné à réciter douze douzaines de chapelets… Et il écrit : « Le génie a ceci de particulier qu’il se prête à toutes les combinaisons et adaptations des professeurs, sans rien perdre — ou si peu — de sa saveur primitive. » Et plus loin : « Notre tâche, à nous, est de rendre le génie séduisant et moral. » Et enfin, il ajoute, cet excellent correspondant, qu’il est admirable que nous possédions, maintenant, une édition « lisible » de Balzac, édition véritablement populaire celle-là, où les œuvres de cet écrivain « inégal, souvent obscur, mais intéressant », soient débarrassées de tous les déchets et scories qui l’encombrent, non moins que des aperçus trop élevés qui ennuient le lecteur, sans l’éclairer… Il explique, en outre, un peu arbitrairement, mais avec l’éloquence, que Balzac serait content de l’initiative généreuse prise par M. A.-F. Cuir, car « ces choses-là, qui sont l’indice de l’immortalisation, n’arrivent jamais qu’aux écrivains de génie ou qui comptent ». Et c’est tellement vrai, argumente-t-il que M. Jean Richepin, lequel n’est ni inspecteur primaire à Lille, ni membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, nous apprenait l’autre jour que Goethe n’avait réellement compris son Faust que dans la traduction française !… Et comme il l’eût compris et aimé davantage, si la traduction avait pu être faite par M. A.-F. Cuir ! Mon correspondant termine sa lettre par deux beaux traits, dont l’un est joliment agressif, et l’autre infiniment spirituel, et que je n’hésite pas à reproduire, bien qu’il en coûte à mon amour-propre : « En tout cas, voilà un honneur comme vous n’en aurez jamais, vous !… » Et il écrit encore : « D’ailleurs, je connais personnellement l’éditeur des œuvres de Balzac… C’est un homme de la plus belle intelligence… Il se moque absolument de ce que vous et les plaisantins de votre sorte, pouvez dire de lui… Par la science, par le goût, par le caractère, A.-F. Cuir est ce qu’on peut appeler un dur à Cuir… » Je le crois sans peine, et comme c’est charmant !…

Mais, aujourd’hui, nous avons mieux, s’il se peut, que A.-F. Dur à Cuir, inspecteur primaire à Lille, et membre du conseil supérieur de l’Instruction publique… nous avons beaucoup mieux.

Nous avons un autre particulier, un homme libre, celui-là, qui ne se rattache à M. Georges Leygues et au ministre de l’Instruction publique par aucune hiérarchie descendante, et qui répond au nom plus euphonique de André Hélie. M. André Hélie, dont j’ignore, d’ailleurs, les travaux précédents, et s’il a fait d’autres travaux que celui-là, qui suffit bien à la gloire éternelle d’un homme, publie, chez un éditeur de livres à vingt-cinq centimes, les Contes drolatiques, du même Balzac, mais traduits, par lui André Hélie, en français moderne !… Vous avez bien lu, n’est-ce pas ? Les Contes drolatiques de Balzac, traduits en français moderne par M. André Hélie !…

Et le pauvre Balzac s’appelait Honoré. Comme c’est bien ça !

Les Contes drolatiques, traduits en français moderne !… Voilà, avouons-le, une chose qui n’est pas banale et qui ouvre à l’imagination compliquée et inquiète des traducteurs de nouveaux horizons, des horizons illimités, si j’ose dire. De même qu’elle assure aux chefs-d’œuvre de notre langue une diffusion, à laquelle on n’avait point encore songé… Je vois très bien un Racine, un Molière, un Diderot, et, plus tard, un Renan ou un Anatole France, traduits en argot de Belleville, ou en patois bas-normand : en argot par M. Bruant, par exemple, en patois, par M. Quesnay de Beaurepaire, n’est-ce pas ?… pour la plus grande instruction des souteneurs suburbains et des braves paysans de France, car il est bon que les chefs-d’œuvre, en quelque forme que ce soit, traversent toutes les couches intellectuelles. Je vois très bien aussi l’immense et fécond parti qu’on peut tirer de cette conception du chef-d’œuvre classique, du chef-d’œuvre Frégoli, et toutes les adaptations à quoi on peut le plier… Pourquoi reléguer désormais les livres du marquis de Sade, d’Andréa de Nerciat, dans l’enfer des bibliothèques ? Ne pourrait-on pas, par une traduction savante, en faire des livres de chevet des pieuses nonnes et des jeunes pensionnaires ? Il suffirait de remplacer les scènes érotiques par des scènes d’exaltation religieuse, ce qui est facile, et les gravures trop libres, par de belles images sulpiciennes !…

Mais n’anticipons pas sur ces progrès futurs… et revenons au cas spécial de M. André Hélie, traduisant en français moderne les Contes drolatiques de Balzac.

Ingéniez-vous donc à écrire un délicieux pastiche de la langue de Rabelais pour être ensuite traduit en français de brasserie moderne, par un écrivain qui ne voit, évidemment, dans ces contes transformés, que lucrative pornographie et qui va les mettre, dévêtus de leur parure littéraire, nus et obscènes, à portée de « toutes les intelligences et de toutes les bourses », comme disent les prospectus.

Que penseriez-vous de ce sinistre bonhomme qui gratterait les murs et mutilerait les ornements d’une charmante habitation du seizième siècle, pour en faire une maison modern-style du vingtième ? Et que fait d’autre, je vous le demande, ce M. André Hélie en modernisant les Contes drolatiques dont la seule raison d’être est d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire la reconstitution d’une langue que nous n’écrivons plus et qui sauve, par son parfum de grâce ancienne et par le pittoresque de son archaïsme, ce que les contes peuvent avoir de trop libre et de trop osé dans la langue que nous écrivons aujourd’hui ?…

Est-ce que réellement on ne peut rien contre de tels vandalismes ? Et est-ce cela qu’on appelle la socialisation des œuvres d’art ?

***

Un autre de mes correspondants, qui est un professeur aussi, mais un professeur de philosophie très distingué, et qui ne croit pas qu’il soit nécessaire de rendre « le génie séduisant et moral » me soumet une idée qui pourrait être bonne, et devenir pratique. À mon tour, je la soumets à mes lecteurs qui pourront trouver quelque plaisir, en lui cherchant une solution.

Voici :

Il existe une institution, appelée commission de la Censure, laquelle institution ne fait rien, sinon, comme la plupart des institutions, d’émarger, mensuellement, au budget de la République, des sommes, d’ailleurs modiques… ce que je ne lui reproche pas, croyez-le bien… car il faut que tout le monde vive, et les temps sont durs… Quand la commission de la Censure se met à faire, par hasard, quelque chose, elle ne fait jamais que des bêtises… Aussi, pourquoi s’imagine-t-elle que quelqu’un, dans le monde, lui demande de faire quoi que ce soit !… J’ai connu un homme excellent et très spirituel, Émile Marras, qui était conservateur du Dépôt des marbres. Lui, du moins, avait compris sa fonction qui était de ne rien faire… Et il ne faisait jamais rien. Somptueusement logé par le garde-meuble, entouré des plus beaux objets d’art, ayant un jardin où il cultivait des légumes, et une luzerne immense où il eût pu faire paître une vache, il était parfaitement heureux. À chaque changement de ministère, il se disait, sans trop d’inquiétudes, du reste :

— S’il prenait jamais à un ministre l’idée de venir, par lui-même, se rendre compte de l’étrange paradoxe qu’est ma fonction… je serais foutu…

Mais les ministres ne venaient jamais. Ils ne viennent jamais nulle part. Et c’est bien ce que devrait se dire la Censure… Donc, les neuf dixièmes du temps, elle est parfaitement inutile, et pour le reste, qui ne comporte qu’un dixième, elle est nuisible… Eh bien ! ne pourrait-on l’utiliser à quelque chose, et même à quelque chose de bien ? Pourquoi ne l’emploierait-on pas à la préservation de notre domaine intellectuel ?… Au lieu d’interdire par à-coups et sans raison, des pièces d’une haute portée sociale, comme Ces Messieurs, de Georges Ancey (je cite Ces Messieurs, parce qu’on pourrait croire que je fais allusion aux Avariés), pourquoi ne serait-elle pas quelque chose comme un tribunal qui empêcherait qu’on portât la main sur nos grands écrivains, aux œuvres desquels on n’a pas le droit de toucher, précisément parce qu’elles appartiennent à tous ?… Pourquoi ne protègerait-elle pas, contre les attentats du genre de ceux que je viens de dire, le domaine intellectuel commun ?

Je livre cette idée pour ce qu’elle vaut. On peut y réfléchir et en tirer, peut-être, un bienfait.

En tout cas, il est vraiment extraordinaire qu’une société capitaliste, fondée exclusivement sur le droit de propriété, se déclare impuissante, indifférente même, quand des cambrioleurs détroussent si allégrement, si impunément, le plus précieux trésor que nous possédions : notre histoire, notre langue, nos chefs-d’œuvre…

Maurice Maeterlinck

La semaine qui commence appartient à Maurice Maeterlinck. Et la noble agitation que son nom va créer et répandre dans les esprits et dans les âmes, étouffera vite celle que la politique, avec ses grossièretés électorales, le mensonge de ses affiches, le hurlement de ses réunions, entretient parmi les pauvres hommes de France. Oh ! si j’étais M. Jules Lemaître, comme je regretterais d’avoir si vainement échangé mon fauteuil d’orchestre contre la chaise de paille des réunions publiques !… Nous aurons, cette semaine, la joie très douce et très forte, non d’aimer davantage Maurice Maeterlinck, ce qui est impossible, mais de l’admirer, dans l’enthousiasme de tous, et de l’acclamer sous la triple face de son délicieux et puissant génie de poète, de philosophe et de dramaturge.

Le Temple enseveli, un livre où, d’une main légère et caressante, mais d’un cœur ferme, il s’avance à travers les obscurités de la conscience humaine, et fait la lumière dans les profondeurs de nous-mêmes… livre d’un visionnaire que le mystère attire et inquiète, que la nature émerveille et que passionne la vérité… Il vient s’ajouter glorieusement à ces livres déjà glorieux : Le Trésor des humbles, Sagesse et destinée, et cette miraculeuse Vie des abeilles, où le miracle est que la science la plus stricte et la plus scrupuleuse observation du naturaliste aient, pour une fois, emprunté la forme et le langage de la poésie la plus haute !…

Nous aurons, mercredi, au théâtre de l’Opéra-Comique, Pelléas et Mélisande, une légende belle et triste, comme celle de Paolo et de Francesca, un poème d’un accent lyrique si nouveau, si émouvant et si simple, que M. Debussy paraphrase en une adorable musique, et que M. Albert Carré encadre dans une mise en scène où il est impossible d’allier à plus de pittoresque et à plus d’art la compréhension et le respect d’une œuvre… deux fois chef-d’œuvre !… J’ai pu assister à une répétition de Pelléas et Mélisande et, après trois jours, j’en garde une impression bouleversante… comme d’une hantise j’en garde aussi une lumière, très vive et très douce, et qui, loin de se dissiper, entre en moi, à chaque minute, davantage, me baigne, me pénètre… Maurice Maeterlinck permettra t-il à mon amitié, jalouse de son bonheur autant que de sa gloire, de le défendre contre lui-même, et contre ces lettres publiées récemment, et de lui dire, avec cette tranquillité facilement prophétique que donne la certitude éblouissante de la beauté réalisée… que Pelléas et Mélisande sera un grand et juste triomphe… Je ne me souviens pas d’avoir entendu quelque chose de plus absolument exquis, de plus absolument poignant aussi… N’était le scrupule où je suis de ne point déflorer une œuvre qui ne m’appartient pas encore, puisqu’elle n’a point été livrée au public, avec quelle joie je voudrais exprimer tout ce que j’ai ressenti de sensations neuves et profondes, et infiniment pures, et vraiment humaines, en écoutant chanter ces pauvres petites âmes, douloureuses et charmantes, et qui, dans leur balbutiement, contiennent tout le charme du rêve et toute la douleur de la vie !… Il y avait, ce soir-là, dans la salle, une trentaine de personnes, toutes différentes de sensibilité et d’idées… quelques-unes, même, facilement portées à l’ironie, et qui considèrent volontiers l’émotion comme une tare, ou comme une faiblesse… Eh bien ! toutes étaient sous le même charme angoissant ; toutes avaient au cœur la même émotion, et, durant les trois derniers tableaux, toutes pleuraient les mêmes larmes… Par conséquent, je ne me trompais pas d’être ému à ce point… Mon admiration et mon émotion n’étaient point les dupes de mon amitié… Cela était ainsi. Et votre héroïsme, mon cher Maeterlinck, qui va jusqu’à la haine de votre œuvre, qui souhaite si ardemment, avec une telle ferveur d’injustice, la chute de cette œuvre admirable, ne pourra pas tenir plus longtemps contre cette évidence, et contre ces larmes des plus chers de vos amis, qui n’ont point l’habitude, croyez-moi, de pleurer à de petites niaiseries et à des pauvretés sentimentales, comme on en entend sur tant de théâtres !… Et, rien ne pourra faire, non plus, que le nom de M. Debussy, en qui vous avez trouvé le seul interprète de votre génie, plus qu’un interprète, une âme créatrice fraternellement pareille à la vôtre, ne rayonne à côté de votre nom, comme le nom d’un maître glorieux !… En sortant de cette répétition, ébloui, si fier d’être votre ami, et que vous m’ayez fait l’honneur de me dédier cette œuvre, je me disais : « Comme c’est triste que Maurice Maeterlinck soit obligé de renier publiquement son génie si pacifiquement pur, si harmonieusement beau ! » Et j’étais tenté de m’écrier, comme un des personnages de votre poème, et en vous aimant davantage : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du pauvre cœur des hommes ! »

Enfin, quelques jours après Pelléas et Mélisande, nous aurons Monna Vanna, que M. Lugné-Poe aura l’honneur de représenter comme il eut l’honneur, contre toutes les hostilités des pédants et les railleries des sots, de représenter, pour notre joie, les principaux chefs-d’œuvre d’Ibsen. Cela soit dit, pour qu’on n’oublie pas ce que nous devons à l’initiative éclairée et généreuse de M. Lugné-Poe… Nous lui devons encore cette inoubliable soirée de Monna Vanna, qu’il prépare avec tant de soin scrupuleux, et tant de désintéressement…

Entre La Princesse Maleine, que j’ai relue, hier, et qui demeure un chef-d’œuvre aussi délicieux qu’aux premiers jours de notre enthousiasme, et Monna Vanna, un autre chef-d’œuvre, mais très différent, il s’est passé dans la vie de Maurice Maeterlinck un fait considérable et qui n’est pas si quotidien qu’on le croit, parmi les hommes… Il a vécu. C’est bien toujours le même Maeterlinck, épris d’inconnu et qui aime à descendre dans les profondeurs inexplorées de l’âme, mais un Maeterlinck développé, agrandi, mûri par la vie et par tout ce que la vie peut apporter à une imagination vive, tendre et ardente, comme la sienne, et à un aussi grand cœur que le sien, de joies et de douleurs encore inéprouvées.

Dans La Princesse Maleine, qui a la grâce estompée, imprécise des contes anciens, êtres et choses s’effacent parfois, s’impersonnalisent sur des fonds de légende, parmi des paysages et des architectures de rêve. Dans Monna Vanna, les êtres et les choses se concrètent, se dessinent, nettement, en traits vifs, sur des fonds de réalité. C’est une femme et des hommes aux prises avec l’amour et ses contradictions, et qui exhalent, véritablement, une odeur de chair. La passion qui, dans La Princesse Maleine, et dans Pelléas, balbutie de petites plaintes, discute, crie, hurle et veut dans Monna VannaMonna Vanna est une œuvre pleine, forte, qui n’a plus les douceurs évanouies de la fresque et de la tapisserie, et qui montre la rudesse des reliefs. Elle est circonscrite dans une époque précise, dans un lieu déterminé. Son action se déroule sur un repli de l’histoire… Elle a l’ampleur, la tenue sévère, la solidarité, la clarté des tragédies classiques. Et elle atteint, par bien des scènes, par une beauté violente et profonde, par la somptuosité farouche de la passion, à la splendeur des plus grands chefs-d’œuvre… Mais ici, encore, je suis tenu à une désolante réserve et à crier mon admiration, sans y joindre tous les témoignages et tous les exemples qui la pourraient, aux yeux des incrédules — car vous en avez, comme Hugo, comme Shakespeare — justifier…

Et je n’ai pas voulu autre chose, mon cher Maeterlinck, au seuil de cette semaine, qui sera toute pleine de votre nom, et tout embellie de vos œuvres, je n’ai pas voulu autre chose que de saluer d’un mot amical et fervent Le Temple Enseveli, que vous m’avez dédié, Pelléas et Mélisande, à qui, autrefois, vous m’aviez fait la grande joie d’associer mon nom, et cette rouge et superbe Monna Vanna, que vous m’avez permis de lire avant les autres, et qui, si le culte de la beauté existe encore, chez nous, sera acclamée, frénétiquement, comme une victoire.

Voilà une grande et noble et triple joie que nous vous devons, en attendant toutes celles que votre génie nous réserve, pour l’avenir… celui qu’il n’est point besoin d’aller demander aux magiciennes de la main, des cartes et du marc de café…

Préface de « Marie-Claire »

[Marguerite Audoux, Marie-Claire, Paris, B. Grasset, 1910, p. 6-11.]

Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d’une femme dont il était le grand ami.

Couturière, toujours malade, très pauvre, quelquefois sans pain, elle s’appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant plus travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle écrivait.

Elle écrivait non avec l’espoir de publier ses œuvres, mais pour ne point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme pour lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu’elle aimait écrire.

Il connaissait d’elle une œuvre, Marie-Claire, qui lui paraissait très belle. Il me demanda de la lire. J’aime le goût de Francis Jourdain, et j’en fais grand cas. Sa tournure d’esprit, sa sensibilité me contentent infiniment… En me remettant le manuscrit, il ajouta :

— Notre cher Philippe admirait beaucoup ça… Il eût bien voulu que ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne pouvait rien pour lui ?…

Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance indestructible… De si loin qu’ils arrivent, ou si enfouis qu’ils soient dans les misères ignorées d’une maison d’ouvrier, ils se révèlent toujours… Certes, on les déteste… On les nie et on les insulte… Qu’est-ce que cela fait ? Ils sont plus forts que tout et que tout le monde.

Et la preuve, c’est que Marie-Claire paraît, aujourd’hui, en volume, chez Fasquelle.

Il m’est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans la foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture. Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une émotion nouvelle et très forte.

Marie-Claire est une œuvre d’un grand goût. Sa simplicité, sa vérité, son élégance d’esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages, les gens. Ils sont marqués, dessinés d’un trait, du trait qu’il faut pour les rendre vivants et inoubliables. On n’en souhaite jamais un autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce qui nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c’est la force de l’action intérieure, et c’est toute la lumière douce et chantante qui se lève sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d’été. Et l’on sent bien souvent passer la phrase des grands écrivains : un son que nous n’entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit s’émerveille.

Et voilà le miracle :

Marguerite Audoux n’était pas une « déclassée intellectuelle », c’était bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées bourgeoises, pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans une chambre si exiguë qu’il faut déplacer le mannequin pour atteindre la machine à coudre.

Elle a raconté comment, lorsque, en sa jeunesse, elle gardait les moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier, d’un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis ce jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Elle fut prise du désir vague, informulé, d’écrire un jour, elle aussi, des histoires. Et ce désir se réalisa le jour où le médecin, consulté à l’Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle.

Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s’écria alors : « Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre. » Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu’ont les bourgeois pour l’extraordinaire, et le mépris qu’ils ont de la littérature, est fausse et absurde.

Chez l’auteur de Marie-Claire, le goût de la littérature n’est pas distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce qu’elle s’amusa à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la vie quotidienne, mais encore plus ce qu’elle imaginait, ce qu’elle devinait de l’existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d’intuition égalaient ses facultés d’observation… Elle ne parlait jamais à quiconque de cette « manie » de griffonner, et brûlait ses bouts de papier, qu’elle croyait ne pouvoir intéresser personne. Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient quelques jeunes artistes, pour qu’elle se rendît compte combien les séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis Philippe l’encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait encore plus inutiles que dangereux.

À notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l’être, se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s’imposer une forte discipline… N’est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière, ignorant l’orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes qualités de sobriété, de goût, d’évocation, auxquelles l’expérience et la volonté n’arrivent jamais seules ?

La volonté, d’ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et, quant à l’expérience, ce qui lui en tient lieu, c’est ce sens inné de la langue qui lui permet, non pas d’écrire comme une somnambule, mais de travailler sa phrase, de l’équilibrer, de la simplifier, en vue d’un rythme dont elle n’a pas appris à connaître les lois, mais dont elle a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse conscience. Elle est douée d’imagination, mais entendons-nous, d’une imagination noble, ardente et magnifique, qui n’est pas celle des jeunes femmes qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n’est ni à côté, ni au-delà de la vie ; elle semble seulement prolonger les faits observés, et les rendre plus clairs. Si j’étais critique, ou, à Dieu ne plaise, psychologue, j’appellerais cette imagination une imagination déductive. Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux.

Lisez Marie-Claire… Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains — et je parle des plus glorieux — celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes.

Préface de la neuvième édition du « Calvaire »

Le Calvaire a été fort malmené par les patriotes — ces gens-là ne plaisantent point — aussi malmené qu’un tonneau de bière allemande — ce qui serait pour blesser mon amour-propre — ou qu’un opéra de Wagner — ce qui serait pour l’exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement (peut-être eussent-ils désiré que j’en parlasse gaîment, comme d’un vaudeville et d’un ballet), et c’est sur ce chapitre seul que leur verve s’est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l’avaient pas lu que Le Calvaire est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, les qualificatifs justiciers ne m’ont point été épargnés. Il y a eu aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus impatient ; quelques-uns voulaient mourir pour la patrie dans les vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que la patrie n’était point morte et que je ne l’avais pas tuée. J’ai lu, à ce propos, des phrases admirables et dignes d’entrer, encore tout humides d’encre, dans l’impartiale et définitive Histoire. Je conviens que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.

De tout ce qui a été écrit sur Le Calvaire, il résulte que je suis un sacrilège, parce qu’aux implacables férocités de la guerre j’ai osé mêler la supplication d’une pitié ; que je suis un iconoclaste, parce qu’en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon âme s’est émue et troublée ; que je suis un espion allemand, parce que j’ai voulu regarder en face la défaite ; que je suis un réfractaire, parce qu’on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, jusqu’ici, n’était pas encore arrivé à un ouvrage français… J’en passe… Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu’on ne doit jamais écrire ce qui est vrai, et qu’il faut, sous l’enguirlandement hypocrite de l’écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j’ai commis là une œuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente…

Des personnes qui me veulent du bien m’ont conseillé de répondre… Répondre à qui ? à quoi ? Et que dirai-je ?… J’avoue que je ne comprends rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d’avoir encouru tant d’accusations, si je n’étais au fait, depuis longtemps, des habitudes d’un certain journalisme parisien, des choses qu’il respecte aujourd’hui et qu’il honnit demain, sans savoir exactement pourquoi, sinon qu’il y a des abonnés et qu’il les faut satisfaire.

Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n’a suspecté le patriotisme de Stendhal, pour ce qu’il écrivit la bataille de Waterloo ; tous vantent l’ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages enflammées contre la guerre ; je n’ai pas entendu dire que le moindre reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy et lui ait reproché L’Invasion, un livre sombre et terrible, malgré les enveloppements de la forme, malgré l’esprit de parti politique qui l’anime. Que dirais-je de plus ?… Je n’ai point fait un livre sur la guerre, j’ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les navrements d’une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.

Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon. Le patriotisme tel que je le comprends, ne s’affuble point de costumes ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la sécurité des passants et l’honneur même d’un pays. Car nous en sommes là, aujourd’hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener d’irréparables malheurs.

Le patriotisme, tel que je l’aime, travaille dans le recueillement. Il s’efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans protégés. S’il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s’acharne à découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature, à la glorifier dans ses œuvres. Il tâche d’être, grâce à son génie, la source intarie de progrès où les peuples viennent s’abreuver. Et s’il ne ressemble pas aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l’Art et que la Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent sur toute l’humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se « faire casser la gueule » sur un champ de bataille, comme les autres et mieux que les autres.

Hymne à la presse

Je veux exprimer ici tout mon plaisir de rentrer dans le rang. Je croyais bien que c’était fini de moi et que, plus jamais, plus jamais, il ne me serait permis d’écrire dans un journal ce que je pense sur les hommes et sur les choses de mon temps. Et j’en étais réduit à souhaiter que revinssent les époques plus douces, plus tolérantes de la tyrannie politique et de l’inquisition religieuse, puisque, sous un régime de libre discussion, il est formellement interdit à des hommes libres d’exercer un droit que les lois consacrent il est vrai, mais que les mœurs, plus fortes que les lois, abolissent.

C’est que tous les journaux, si divisés pour servir, je ne dis pas des causes, mais des intérêts privés différents et des ambitions ennemies, ne font plus qu’un seul journal, lorsqu’il s’agit les partis : la routine, la médiocrité, l’injustice et le mensonge.

Si gendelettre que je sois, je n’allais tout de même pas jusqu’à m’imaginer que l’univers fût en deuil de mon silence, et que je manquais au bonheur du peuple et des peuples. Mais j’étais très humilié.

Humilié ?… Ou bien orgueilleux ?… Ma foi, je ne lie sais plus bien.

Ce que je sais, c’est que, pour ne pas trop m’attendrir sur moi-même, je goûtais des joies amères à me répéter souvent que je n’étais pas le seul ainsi, qu’il y avait bien d’autres voix que la mienne, et plus chères, parmi toutes « les voix qui se sont tues ». Mais cela ne me consolait pas.

Cela ne me consolait pas, car les mois passaient et passaient les années, des journaux mouraient, d’autres naissaient qui mouraient encore et M. François de Nion continuait d’exalter les penseurs, M. Maizeroy les guerriers et les amants, M. Abel Bonnard le vague à l’âme des dames riches ; et M. Fernand Nozière, « délicieux écrivain », dont Mme Liane de Pougy célébra récemment les diverses vertus, en des vers d’un lyrisme un peu familier, mais touchant, continuait de communier imperturbablement, ici et là, sous les espèces littéraires de Voltaire, de Laclos, de Renan, d’Anatole France et du devin Andréa de Nerciat… Ah ! comme je les enviais !

***

J’en étais resté à la dernière entrevue que j’eus avec le directeur d’un grand journal républicain.

Ce directeur — ne le désignons pas autrement — est un homme admirable. Il me le fit bien voir tout de suite. Je l’aime, car je lui dois de savoir un peu plus exactement aujourd’hui ce que c’est que l’idéal d’un berger des consciences et d’un éducateur des foules.

— Je voulais, me dit-il, que vous fissiez des articles, chez moi. Mais j’ai reconnu que c’était impossible. Il ne faut vous en prendre qu’à vous-même… Vous êtes un mauvais esprit… et…

Étant d’un naturel aimable et ne voulant contrister personne, quand il n’y a pas un intérêt direct, il hésitait à en dire davantage… Je l’encourageai du mieux que je pus.

— Et… un esprit… excusez-moi… très dangereux, acheva-t-il, en atténuant par une voix amicale la dureté de son jugement.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais ce reproche. Je ne m’étonnai point et répliquai avec une bonne grâce souriante et un peu lasse :

— Mauvais, soit !… Mais dangereux ?… Voyons, monsieur… dangereux à quoi ?… à qui ?… À soi-même tout au plus… Ah ! pauvre de moi ! Vous me faites, je vous assure, beaucoup d’honneur, beaucoup trop…

— Vous voyez bien ! soupira-t-il. Vous n’en avez même pas conscience.

Il eut un geste découragé, en harmonie avec le découragement qu’exprimait son visage… Et il professa :

— Vous ne respectez rien… Je veux dire rien de ce qui est respectable… Les hommes arrivés… les hommes en place… les hommes d’argent… les hommes d’esprit… Les hommes d’esprit ! Songez donc !… Tout ce qui nous reste d’un passé charmant et joyeux… Et les choses établies, les Académies, les Écoles des Beaux-Arts, les Palais de justice et les maisons de bienfaisance… les doctrines économiques de M. Leroy-Beaulieu… que sais-je… les théâtres… qu’en faites-vous ?… Et toutes ces institutions politiques et administratives que nous devons à Louis XIV, à Napoléon, et qui font la gloire persistante de notre République radicale-socialiste, qu’est-ce que c’est pour vous ?… Rien… Mais oui, rien… Moins que rien… Or, chez moi, monsieur, je veux qu’on respecte tout, tout… tout ce qui est consacré par la critique, par la mode, par la réclame, par n’importe quoi. Et je veux qu’on s’incline, une fois pour toutes, devant le pouvoir, en quelques mains qu’il passe et repasse ; devant la richesse, peu importe la façon dont on l’a conquise et dont on en use… devant le succès… Ah ! le succès, surtout !… Quelle belle chose ! Le succès sait ce qu’il fait, et à qui il s’adresse… Il ne se trompe jamais… Et tenez… j’ai horreur de ce que vous appelez les idées… Pas d’idées chez moi !… Vous avez dû voir en entrant, l’inscription que j’ai clouée moi-même, au-dessus de la porte de mon bureau… « Prière aux idées de laisser ici toute espérance. » Excellente rédaction ! Ah ! monsieur, les idées ne servent qu’à pervertir les gens, ou bien à les ennuyer. Elles sont très nuisibles à l’abonnement. Chez moi, je veux que les gens s’amusent… En s’amusant, ils acquièrent de la vertu.

Il prit sur la table le numéro de son journal, paru le matin même, et il m’en montra la première page.

Elle était couverte d’illustrations impressionnantes ; portraits d’assassins, de satyres, de juges, d’empoisonneuses et de policiers… de têtes coupées, de crânes en bouillie, de ventres ouverts et fouillés, de cadavres étronçonnés. En lettres grasses, pleines, à qui pourtant il manquait cette terreur qu’elles fussent imprimées en rouge, flamboyaient des titres, des sur-titres, des sous-titres, des inter-titres et des extra-titres, d’où les mots : sang ; meurtre, étranglement ; viol, couteau, s’élançaient et vous sautaient à la gorge. Au milieu de la page, très noires sur un fond de soleil irradiant, des guillotines, des guillotines…

— Regardez ce numéro, admira l’admirable directeur… Un de mes meilleurs assurément… Ah ! ils ne sont pas tous aussi réussis !… Je suis si mal secondé par mes collaborateurs, et même par les événements… Oui, oui… je sais bien… Quand je manque de crimes sensationnels, j’en invente… mais ça ne vaut pas la nature… Quand je manque d’imagination, j’en reprends parmi les meilleurs du répertoire… mais ça ne vaut pas l’actualité… Ah ! j’ai souvent bien de la peine !… Excellent numéro, vraiment !

Il sourit, se pencha sur moi et pianotant sur mes genoux :

— Excellente affaire aussi… Une affaire d’or, me confia-t-il d’une voix un peu plus basse… Entre nous, n’est-ce pas ?… Au courrier de ce matin, mon administrateur a compté quatre cents abonnements d’apaches… Exactement quatre cent trois. C’est un chiffre !… Dame !… Écoutez donc !…

Il consentit à m’expliquer, qu’il se préoccupait beaucoup de « donner plus d’ampleur » — peut-être voulait-il dire « plus d’amplitude », à ce mouvement « très, très intéressant ».

— Je rêve d’instituer des records mondiaux, des coupes nationales et internationales, toutes sortes de primes et de prix, pour assassinats, viols, agressions nocturnes et diurnes… des bourses de voyage, pour cambriolages lointains…

Se mettant à rire, d’un rire retentissant et très gai, il cria :

— La bourse de voyage ou la vie ! Hein ?… Quoi ?… C’est assez drôle…

Mais, redevenu tout de suite homme d’affaires, il poursuivit plus posément :

— Voyez-vous… Pour un journal moderne… Il n’y a plus que ça… Ça et le théâtre… C’est, d’ailleurs, la même chose… à cette nuance près que si le crime amuse… le théâtre instruit… Instruire en amusant telle est ma devise.

Il tourna une page de son journal, discourut longuement sur l’ordonnance méthodique, rationnelle, des dix-huit colonnes, textes et dessins, consacrées aux faits et gestes du théâtre.

— Le théâtre va bien… approuva-t-il. Il n’y a pas à dire, il va très bien… Il progresse tous les jours… Ce Gavault ? Quel délicieux écrivain !… Et quel délice que cette Petite Chocolatière !… Mais on peut rêver mieux encore… On peut rêver d’enchocolater tous les théâtres de Paris du chocolat de cette petite chocolatière… Et je m’emploie à… à… comment dites-vous ça, dans votre langue de poète ?… à… concréter ce rêve… Il s’en faut de peu, d’ailleurs… Il s’en faut de rien… Quelques raseurs à décourager… et ça y est… J’étudie, en ce moment, un projet… un vaste projet de concours hebdomadaires, où, avec l’approbation des directeurs, avec l’aide de la critique, avec l’Académie française comme jury, je couronnerais, chaque semaine, ou seulement au fur et à mesure des besoins, la meilleure pièce de théâtre… Et par la meilleure pièce… ah !… ah !… vous savez ce que je veux dire… Voilà comment je travaille, moi !

Je vis que cet homme était heureux et, à ce moment, attendri. Véritablement, il me voulait du bien.

— Voyons !… voyons !… Si le cœur vous en dit… j’ouvre ce champ, ce champ immense à votre activité… Réfléchissez et revenez me voir… Ça ne vous sourit pas ?… Oui, je sais, on regimbe d’abord… Et puis, l’on s’y fait… Les enfants, les femmes, les passions, les loyers… il faut bien vivre… Et vous verrez, plus tard, comme vous me remercierez de vous avoir arraché aux amertumes de la littérature, aux désillusions de l’art !…

***

Durant plusieurs mois, je demeurai, comme accablé, sous le lourd souvenir de cette entrevue. Et mes nuits furent hantées de cauchemars. Dans mon sommeil, je ne voyais plus qu’une feuille de papier, immense et très blanche, où, comme sur l’écran d’un gigantesque cinématographe, dressé sur le monde, passait et repassait sans cesse.

Et, brusquement, voici que Paris-Journal me fait la surprise joyeuse de m’ouvrir, toutes grandes, ses portes, non seulement à moi, mais à cette petite amie que j’emmène partout avec moi : ma liberté.

Dois-je dire que nous nous sentons, elle et moi, rajeunis et comme délivrés ?

Liberté, liberté chérie, je crois que nous allons nous amuser un peu, car il me semble bien que ne sont point taries les sources de nos enthousiasmes et de nos dégoûts…