Alembert,[Jean le Rond d’] Secrétaire perpétuel de l’Académie Françoise, Membre de celle des Sciences, de la Société Royale de Londres, de l’Académie de Berlin, de Russie, de Suede, &c. né à Paris en 1717.
Plusieurs Critiques respectables & éclairés nous ont reproché d’avoir traité avec trop d’indulgence ses Mélanges de Littérature : de n’avoir pas assez insisté sur les défauts de sa métaphysique souvent obscure, imperceptible, entortillée ; sur les inégalités de son style, tantôt foible, tantôt plein de morgue, & presque toujours froid & bourgeois ; de n’avoir pas mis sous les yeux du Lecteur le contraste qui résulte de la médiocrité de ses productions, & du ton de mépris qu’il affecte, dans toutes les occasions, pour ce qu’il appelle le bas peuple des Poëtes, des Orateurs, des Historiens. C’est à ces Critiques à développer leurs sentimens sur cet Ecrivain. Pour nous, en persistant à dire qu’on le regarde comme un des plus habiles Géometres parmi ceux qui n’ont pas eu le génie de l’invention, nous avouerons de bonne foi que nous avons eu tort de le placer parmi nos bons Littérateurs.
Il a cependant joui, sous ce dernier titre, d’une grande réputation, qu’il paroît conserver encore dans les Provinces & dans quelques pays Septentrionaux. Mais ne doit-on pas convenir qu’il a trop abusé de cette réputation, en voulant établir dans les Lettres certains paradoxes qui tendent à dénaturer les genres, & que l’esprit géométrique, si nous entendons par ce mot la justesse des idées, auroit dû être le premier à réprouver ? Les sentimens de M. d’Alembert sur la Poésie, par exemple, ne sont nullement d’accord avec les principes fondamentaux & consacrés par l’aveu de tout le monde. En exigeant des vers renforcés de pensées ; en préférant, dans les vers, les pensées à tout autre mérite, n’est-ce pas en bannir ce qui en fait l’agrément & la vie, l’imagination ? Assujettir les fictions, les images, la hardiesse, les écarts de la Poésie au ton lourd & pénible de la vérité, c’est ôter à l’esprit humain ces charmes séducteurs qui l’attachent, le captivent & lui font goûter le vrai qu’ils ont embelli. Ce n’est pas que la Poésie ne puisse & ne doive accorder son langage avec celui de la raison ; mais la gêne du raisonnement & des preuves énerve son activité, & fait avorter les traits de lumiere & de sentiment, propres à frapper & à convaincre plus vivement que toutes les pensées, les sentences, ou les démonstrations géométriques.
Pourquoi donc cet Ecrivain n’a-t-il pas respecté ce que tant d’autres Géometres avoient respecté avant lui ? Libres de s’exercer dans la sphere des combinaisons, ils ne se sont point élancés dans le Monde poétique, où ils auroient paru étrangers ; ils se sont bornés aux plaisirs arides & immenses du calcul, sans songer à venir ravager les campagnes fleuries qu’arrose le Permesse.
D’ailleurs, ne seroit-il pas facile de prouver, par des exemples, à l’Auteur des Mélanges, que des vers aussi pensés qu’il le désire, ne pourroient être que des vers détestables ? Ceux de la Mothe Houdart, les plus pleins de pensées, sont précisément ceux qu’on lit avec le moins de plaisir ; les vers de S. Evremont ne sont pas supportables, quoiqu’ils fourmillent de pensées ; tandis qu’un seul trait, un seul tour, une seule image échappée au Génie poétique, attache l’esprit, échauffe le cœur, & y laisse des impressions profondes.
La Poésie a toujours été regardée comme une imitation de la Nature, & non comme une science de raisonnement ; elle est l’art de peindre, non l’art d’enfiler des pensées. Tous les Auteurs qui en ont traité, depuis Aristote jusqu’à Despréaux, en ont cette idée, ut pictura, Poësis erit. C’est-là ce qui forme son essence ; c’est-là le but qu’elle se propose ; c’est-là ce qui la rend si agréable, si intéressante, & ce qui a de tout temps établi son empire sur les ames sensibles.
Les Philosophes eux-mêmes ont si bien reconnu sa puissance à cet égard, qu’ils n’ont pas dédaigné d’en emprunter la parure, toutes les fois que leurs talens naturels leur ont permis d’en faire usage. Pithagore, Séneque, Mallebranche, aussi heureusement pourvus des dons de l’imagination, que de la pénétration philosophique, n’ont fait goûter leurs systêmes, leurs maximes, leurs raisonnemens, qu’en les assaisonnant des graces que la Poésie pouvoit leur prêter. Quand nous disons Poésie, nous ne prétendons pas la réduire à la simple versification : on sait en particulier que Mallebranche n’a fait que deux vers en sa vie, qui l’ont même rendu ridicule : nous parlons de cette Poésie, qui bien loin d’être ennemie de la prose, en est l’ame & l’ornement. L’immortel Fénélon n’a pas eu besoin de s’assujettir aux regles de la mesure & de la rime pour être Poëte, & ce n’est que parce qu’il est Poëte, qu’il se fait lire avec intérêt, & que tout ce qu’il dit s’insinue profondément dans le cœur. S’il se fût borné à accumuler des pensées & des vérités dans son Télémaque, il n’auroit pas trouvé des Lecteurs, sur-tout s’il eût écrit en vers.
M. d’Alembert, par un retour de réflexion, a sans doute rétracté intérieurement cette assertion anti-poétique.
Il est à croire qu’il en a fait autant à l’égard de ses principes sur l’Eloquence, qui sont à peu près les mêmes que ses principes sur la Poésie, & qu’on peut réfuter par les mêmes réponses. Il ne doit pas être plus attaché à ce qu’il a avancé pour prouver l’impossibilité où nous sommes de bien écrire en latin. On peut voir l’article Rapin, où nous tâchons de détruire ce paradoxe.
On trouve encore dans les Mélanges du même Ecrivain, différens morceaux traduits de Tacite. Il faut convenir qu’on doit peu louer sa modestie d’avoir redouté la traduction de l’Ouvrage entier. Quoique ces morceaux aient leur mérite, à l’inexactitude près, l’Auteur ne trouvera pas étrange qu’on leur préfere la traduction de M. l’Abbé de la Bleterie, qui a paru depuis, & sur-tout celle de feu M. de la Beaumelle, que nous connoissons par quelques fragmens, & dont nous nous flattons que le Public jugera aussi favorablement que nous.
Nous pensons que M. d’Alembert n’attribuera pas à un abus de critique le jugement que nous portons sur ce qui nous paroît répréhensible dans ses Ouvrages. Il ne s’agit ici que de Productions littéraires qui semblent être le fruit de ses délassemens, & sur lesquelles il ne fonde pas sans doute sa réputation.
Il paroît, sur-tout dans son Abus de la critique en matiere de Religion, qu’il s’attache plus aux raisons, ou, pour mieux dire, à couvrir ses raisons, qu’aux graces de style. Cet Ouvrage, composé dans le dessein de justifier les Philosophes du reproche d’incrédulité, n’offre ni plan, ni suite, ni liaison ; mais en revanche on doit rendre justice à la dextérité avec laquelle l’Auteur traite ce sujet épineux. Plein de souplesse & de modération, il présente ses pensées dans un jour ménagé, qui écarte de lui le blâme de l’excès, autant que le soupçon d’un zele trop vif. Il seroit même à souhaiter que le résultat de cet Ouvrage fût un peu plus décidé ; qu’il y eût moins d’ambiguité dans l’ensemble, & que la maniere de procéder de l’Apologiste ne rappelât pas si souvent ce vers de Virgile,
Et fugit ad salices, & se cupit ante videri.
Il semble que la Philosophie devoit être plus franche, sur-tout quand elle a sa source dans une ame aussi philosophique que celle de M. d’Alembert.
On ne doit cependant pas condamner cette réserve : il auroit pu faire comme beaucoup d’autres Philosophes, ses subalternes, ne garder aucune mesure, déclamer à outrance, insulter sans égard, prodiguer des épithetes dures, traiter de style de laquais les Ecrits anti-philosophiques, qualifier de libelles les Ouvrages où l’on venge l’honneur outragé de quelques Gens de Lettres, &c. &c. &c. Mais ce personnage eût été indigne de lui, & contraire aux intérêts de la Philosophie, qui se fait gloire d’avoir un pareil soutien. Les Chefs d’une société quelconque ne doivent pas se compromettre légérement ; il est de la dignité de leur prééminence de se maintenir irrépréhensibles. Un Commandant de troupes conserve son sang froid, & laisse la témérité au Soldat. D’ailleurs, M. d’Alembert trouve cet heureux tempérament dans son caractere autant que dans sa politique, & il respecte trop le Public, pour ne pas se faire un devoir de donner du poids à son zele, par sa prudence.
Quant à ses Eloges lus dans les Séances publiques de l’Académie Françoise, la maniere dont ils sont écrits est si mesquine, si incohérente, si remplie d’afféterie, si forcée, que les partisans les plus intrépides de M. d’Alembert n’ont osé les louer ; de sorte qu’ils sont tombés sans la moindre réclamation, dans un mépris dont ils ne se releveront jamais.
Après avoir osé éclipser quelques rayons de sa gloire, nous nous livrons avec plaisir aux justes éloges qu’il mérite par d’autres Productions.
Son Essai sur les Gens de Lettres est un assemblage de sagacité, d’élévation, d’une noble indépendance, qu’il seroit à souhaiter, pour l’honneur du Monde littéraire, que chaque homme de Lettres pût réduire en pratique. Nous ne rougirions plus alors de voir subsister parmi nous ces rivalités malignes, ces basses jalousies, ces cabales iniques, qui avilissent les talens & révoltent l’honnêteté ; on verroit s’anéantir l’esprit particulier, qui n’admet que ce qu’il approuve, qui n’approuve que ce qui le flatte ; chaque Littérateur trouveroit des amis dans les compagnons de sa carriere, & le Génie indigent n’auroit pas besoin de chercher des protecteurs, en rampant. On proscriroit sur-tout ces Bureaux d’esprit où l’on anathématise les meilleurs Ouvrages, quoiqu’on ne puisse s’en dissimuler le mérite ; où l’on encense la médiocrité, parce qu’elle est en état de protéger ou de nuire ; où l’on n’admet tant d’adorateurs stupides, que pour en faire des écho, dont la voix ira d’oreille en oreille déifier tous les Membres du tyrannique Sénat, & promulguer ses intrépides Arrêts ; nous aurions la douce joie de voir couler le lait & le miel à côté de l’Hipocrene, de pouvoir cueillir les fruits du sacré Vallon, sans redouter ceux de la Discorde, de dormir sur le Parnasse sans craindre de réveils fâcheux ; nous verrions renaître en un mot l’âge d’or de la Poésie, & le Monde savant retraceroit le modele de cette République, dont M. d’Alembert auroit été le Platon.
Mais hélas ! la destinée de ce Littérateur philosophe est de proposer des félicités qui ne se réalisent pas. Rien n’étoit plus fait pour produire un excellent Ouvrage, que son discours pour servir de Prospectus à l’Encyclopédie. Si la profondeur des vues, l’intelligence du plan, l’ordonnance des distributions, l’exposition des matieres, l’exactitude des regles, la vigueur des pensées, l’heureuse aisance des tours, la noblesse du style, eussent été capables d’animer les Exécuteurs de ce grand dessein, comme tous ces traits réunis ont réussi à attirer les suffrages & les souscriptions ; toute l’Europe seroit en possession du trésor des Sciences qu’elle attendoit, & M. d’Alembert n’auroit pas eu la douleur d’avoir contribué, par un bel Ouvrage, à faire naître de fausses espérances.