(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIX » pp. 207-214
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XIX » pp. 207-214

Chapitre XIX

Année 1664 (suite de la septième période). — Caractère moral du quatrumvirat de Molière, La Fontaine, Racine et Boileau.

Le roi était tout-puissant sur la nation par sa gloire, par le noble usage qu’il faisait de sa gloire même : Molière était tout-puissant près du roi par le plaisir qu’il donnait à la cour, par la louange, par le concert de louanges que Racine et Boileau, ses jeunes amis, guidés par ses conseils et son exemple, prodiguaient à l’envi au monarque. Racine, en 1664, dans La Renommée aux muses, Boileau, en 1665, dans son Discours au roi, avaient porté l’art de louer au plus haut degré.

Cette réunion de quatre grands poètes, leur concert pour favoriser les mœurs de la cour, célébrer les maîtresses, exalter, sous le nom de magnificence royale, des profusions ruineuses, étaient au grand préjudice des mœurs générales. On faisait tomber les ridicules, mais on les immolait au vice, et l’honnêteté des femmes était traitée d’hypocrisie, comme si le désordre eut été une règle sans exception. Cependant, il m’est impossible de passer sur ces noms illustres en n’y laissant que du blâme, comme si rien n’eût racheté les fautes où ils ont été entraînés, et j’encourrais moi plus que le blâme public, si aucun hommage ne rachetait la témérité de ma censure.

Molière, La Fontaine, Boileau et Racine, furent des courtisans sans doute. Mais il y a des courtisans de plus d’un genre.

On peut distinguer dans les courtisans, comme dans toutes les classes de la société, l’élite, le vulgaire et la lie.

La lie se compose de ceux qui, nés avec un instinct de bassesse, sont toujours courtisans par nécessité, le sont en tout, toujours, à tout prix.

Le vulgaire des courtisans comprend les hommes dénués de mérite et pétris de vanité, qui, tourmentés du besoin d’importance à défaut de considérai ion, sollicitent, et se contentent de recevoir à genoux quelques reflets de la puissance suprême.

L’élite des courtisans se compose d’hommes puissants, au moins indépendants ou par leur fortune, ou par leur rang, ou par l’éminence de leurs talents, même par l’éminence de leurs vertus, l’élévation de leur caractère, et la grandeur de leurs desseins. Les courtisans de ce genre ont eux-mêmes leurs courtisans parmi les hommes du plus haut rang. Les hommes de génie dans les lettres peuvent être courtisans des rois, et avoir eux-mêmes des rois pour courtisans. Ils peuvent être considérés comme les notables les plus éminents d’une république souveraine et puissante, dont les rois ont besoin ; la république des lettres, Voltaire fut courtisan de Frédéric, mais Frédéric le fut de Voltaire.

Napoléon disait de Corneille : S’il eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince. Napoléon faisait la cour aux poètes de son temps, en déclarant qu’il l’eût faite à Corneille.

Pour les hommes vulgaires, les rois sont des sources de fortunes particulières et rien de plus. Pour les hommes a grandes pensées, ils sont des instruments d’une puissance incomparable pour l’accomplissement d’illustres desseins. La philosophie du xviiie  siècle tenait pour maxime que c’était par l’amélioration des rois qu’il fallait commencer l’amélioration du sort des peuples, et j’ai entendu d’Alembert excuser par ce motif les paroles adulatrices de Voltaire au grand Frédéric et à l’impératrice de Russie.

Le trait commun à tous les courtisans, c’est le désir de plaire, c’est au moins la crainte de déplaire ; mais ils sont tous jetés dans des moules différents. Les courtisans de Louis XII n’étaient pas de la même espèce que ceux de François Ier. Les courtisans de Henri IV ne ressemblaient pas aux mignons de Henri III. Les courtisans de Napoléon n’étaient pas ceux de Barras ; ceux de Napoléon premier consul n’étaient pas toujours ceux de l’empereur. De même, ceux de Louis XIV n’avaient rien de commun ni avec ceux de Louis XI, ni avec ceux de Louis XIII.

Sully et Montausier n’ont voulu plaire ni au roi guerrier, ni au roi galant et dissolu. Ils ont évité de déplaire sans raison au roi honnête homme ; ils ont voulu lui plaire même quand il l’a fallu pour le servir utilement et honorablement.

Nos quatre poètes ont voulu plaire au roi galant et magnifique ; ce fut leur tort. Ils n’ont pas voulu plaire au roi ambitieux et guerrier ; c’est leur mérite. Une utile censure fut souvent renfermée dans leurs éloges ; d’utiles conseils passèrent souvent à la faveur de leurs louanges. Un de leurs artifices de courtisan fut de condamner les vices du roi par l’éloge de ses propres vertus. Tout cela est louable. D’ailleurs désirer de plaire à un roi galant, mais vaillant et glorieux, est le faible le plus pardonnable à un poète courtisan. C’est céder eu même temps à trois séductions, celle de la puissance, celle de la gloire, celle des femmes. Trop souvent même, c’est sympathiser avec le sentiment général ; c’est au moins imiter quelque noble exemple. Enfin, c’est se laisser aller à l’imagination, faculté dominante des poètes, qui n’accorde pas toujours à la réflexion la liberté de se mettre sur ses gardes.

Molière, courtisan dans l’Amphitryon, était grand citoyen dans le Tartuffe.

Il était grand citoyen encore quand il profitait du redoublement de faveur obtenu par l’Amphitryon, pour obtenir du roi la permission de jouer ce Tartuffe, prohibé par arrêt du parlement, et dont le roi lui-même avait refusé pendant deux années de permettre la représentation.

Il était grand citoyen aussi quand il livrait à la moquerie publique la manie de se faire noble, de se donner des titres, de se séparer du commun état.

Il l’était enfin quand il dégageait la profession de médecin de son avidité sordide et de sa funeste charlatanerie, lui imposait de saines études et un désintéressement sans lequel cette profession honorable est ignoble et pernicieuse à la société.

La Fontaine était courtisan quand il disait d’un bâtard né d’un double adultère :

Le fils de Jupiter devait, par sa naissance,
Avoir un autre esprit et d’autres dons des cieux
         Que les enfants des autres dieux.

C’était encore un courtisan quand il disait, dans une dédicace, à la mère de cet enfant adultérin :

Le temps qui détruit tout, respectant votre appui,
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage,
…………………………………………………
        Sous vos auspices, ces vers
        Seront jugés, malgré l’envie,
        Dignes des yeux de l’univers.

C’était encore un courtisan quand il mettait dans la bouche du comte de Fiesque, parlant au roi, ce vers d’adulation inouïe :

Jupiter prend de vous des leçons de grandeur.

Mais il était ami plus fidèle que courtisan habile, quand il écrivait son élégie Aux Nymphes de Vaux, en faveur de Fouquet, il implorait pour lui la clémence de Louis XIV, sachant très bien, et son élégie même en contient la preuve, qu’il avait à défendre, non, comme le croyait le public, le ministre prévaricateur, mais le galant magnifique et téméraire, qui avait osé prétendre au cœur de la maîtresse du monarque et essayé de la séduire.

Il était sage conseiller du roi quand il lui montrait ses flatteurs à La Cour du Lion, leur lâcheté envers Le Lion devenu vieux, leur bassesse dans Les Animaux malades de la peste ; le danger des maîtresses dans Le Lion amoureux ; l’esprit des courtisans, les uns à l’égard des autres, dans Le Lion, le Loup et le Renard ; le danger des petits ennemis dans Le Moucheron et le Lion ; la dissimulation des gens prudents à la cour des rois méchants, dans La Cour du Lion. Toute fable de La Fontaine, où vous voyez un lion, vous présente aussi, soyez-en sur, quelque utile leçon pour Louis XIV.

La Fontaine était un citoyen quand, après les ravages du Palatinat, il mettait dans la bouche du paysan du Danube ces vers énergiques :

Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour.
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
       Il ne vous fasse, en sa colère,
       Nos esclaves à votre tour.
       …………… Les immortels
Ont les regards sur vous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
       De mépris d’eux et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur……………

C’était un sage politique quand il montrait dans la fable du Vieillard et l’Âne, que le pouvoir ne doit point compter sur l’obéissance sans affection. L’âne répond à son maître poursuivi par des voleurs et qui veut remmener,

Eh ! que m’importe donc, dit l’âne, à qui je sois ?
        Sauvez-vous et laissez-moi paître,
        Notre ennemi, c’est notre maître.

Boileau était courtisan quand il disait à Louis XIV :

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.

Mais il était moraliste, et surtout moral, quand il disait au roi dans sa première épître :

…………… Laissons là les sièges, les batailles ;
Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles,
Et souvent sur tes pas, marchant sans ton aveu,
S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu ;
À quoi bon d’une muse au carnage animée
Échauffer ta valeur déjà trop allumée ?
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits
Et ne nous lassons point des douceurs de la paix.

Il était citoyen et précepteur habile quand, à ces vers, il ajoutait ce charmant apologue de Cynéas et Pyrrhus :

Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ?
Disait au roi Pyrrhus un sage confident,
……………………………………………
Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle.
— Quoi faire ? — L’assiéger — L’entreprise est fort belle,
Et digne seulement d’Alexandre ou de vous :
Mais Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ?

Pyrrhus répond, qu’après avoir pris Home, il conquerra le pays latin, la Sicile, Carthage, la Libye, l’Égypte, l’Arabie. Alors Cynéas reprend :

Mais de retour enfin, que prétendez-vous faire ?
— Alors, cher Cynéas, victorieux, contents,
Nous pourrons rire à l’aise, et prendre du bon temps.
— Hé, seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire,
Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ?

Racine était courtisan quand Titus, se séparant de Bérénice, retraçait à Louis XIV le courage qu’il avait montré, l’empire qu’il avait eu sur lui-même, en éloignant Marie Mancini, dont il était fort amoureux et qu’il avait en la fantaisie l’épouser ; mais par cet acte de courtisan, il remplissait habilement un devoir de citoyen, et concourait avec Bossuet à dégager le jeune prince des chaînes de madame de Montespan, et à l’armer de sa propre vertu contre une passion désordonnée.