(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre IV. L’unification des sociétés »
/ 2456
(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre IV. L’unification des sociétés »

Chapitre IV.
L’unification des sociétés

Dans les grands ensembles complexes que présente l’histoire humaine, nous avons discerné, pour mesurer l’influence égalitaire de leur nombre et de leurs rapports, les individus, puis les groupes partiels. Revenons maintenant de ces éléments à ces ensembles mêmes, afin d’apprécier l’action qu’ils doivent exercer sur les idées sociales, par le degré de leur unité.

Il ne faut pas que les expressions courantes nous fassent illusion. On dit indifféremment : la société hindoue, la société féodale, la société romaine ou française ; comme si toutes les agglomérations d’hommes, dans quelque temps et en quelque lieu que ce soit, devraient donner naissance à des êtres définis, constitués, organisés, — en un mot à des sociétés unifiées. En réalité l’unification sociale est loin d’être un fait universel.

Un nombre considérable d’individus peuvent vivre ensemble sur un même territoire, et agir de façons très diverses les uns sur les autres, sans former, forcément, une société unifiée. Pour qu’un corps constitué naisse de leur agglomération, il ne suffit pas qu’ils entrent en relations, a fortiori qu’ils se juxtaposent, il faut encore que leurs relations soient définies et réglées par une certaine communauté d’obligations reconnues, de sentiments approuvés, d’intérêts sentis. Une société est-elle véritablement une si elle n’impose pas aux différents individus qu’elle rassemble un même ordre social ? si elle n’a pas la charge de veiller tant à leurs intérêts communs qu’à leurs droits individuels, et par suite la capacité tant d’édicter que de faire respecter des règles générales ? Il n’y a complète unification sociale que là où il existe, pour régler les rapports des unités associées, une certaine organisation politique, juridique, administrative, économique, — une loi, un pouvoir central, en un mot, un État.

Mais si, pour faire respectez l’ordre général, l’État ne dispose que de la force brutale toute nue, son œuvre reste précaire. Sa force n’aura d’effets sociaux que si elle repose elle-même sur une sorte de consentement public, c’est-à-dire si les individus qu’elle prétend soumettre la même loi ont bien la volonté de vivre ensemble. C’est pourquoi il n’y a pas de bonne entente d’intérêts ni de juste équilibre de droits sans la communion des sentiments et l’échange des idées. Pour qu’une société soit vraiment unifiée, il faut qu’à l’État s’adjoigne la nation.

*
**

La rareté des sociétés unifiées est dès lors manifeste : États et nations sont loin d’être des phénomènes aussi universels que les sociétés mêmes.

En même temps que la domination étrangère, c’est la règle générale dans tout l’Orient, rappelle S. Lyall 188, que l’absence de toute nationalité proprement dite. « Un État, nous dit M. Lavisse 189, est un être politique organisé, et il n’y aura pas d’États à proprement parler (de grands États au moins) qu’à la fin du moyen âge. — Une nation est une personne formée, consciente et responsable ; il n’y aura pas de véritable nation sur le continent avant notre temps. » Ainsi États et nations n’apparaissent que dans certains temps et dans certains pays ; et il est facile de voir que ce sont aussi les temps et les pays où l’idée de l’égalité s’est montrée.

Tandis que l’Inde, patrie des castes, était aussi caractérisée par l’absence d’une constitution politique générale190, Rome, patrie du droit naturel, donnait le premier modèle d’un grand État centralisé, — si bien que de l’idée de l’État, comme de l’idée de l’égalité, les historiens s’accordent à dire qu’elle est une idée romaine. Tous les grands manieurs de peuples s’efforcent en effet de reconstituer l’État romain, et c’est son souvenir qui, revivifié par la Renaissance, vient présider à la genèse de l’État moderne. Les anciens eux-mêmes l’avaient compris. La fonction de Rome était à leurs yeux de concentrer l’univers : « Fiebat orbis urbs », dit Varron. Distribuant aux hommes des races les plus différentes un même droit de cité, exigeant des pays les plus disparates les mêmes impôts, rapprochant par ses voies les points extrêmes du monde ancien, l’Empire romain est le plus puissant instrument d’unification que l’humanité ait connu. Les prophéties de Daniel sont réalisées ; « il pulvérise tout ce qu’il touche », il abat entre ceux qu’il soumet tous les murs de séparation191. Et s’il ne faut pas dire, avec Jhering 192 que Rome fut l’ange exterminateur des nationalités, — puisqu’à vrai dire les nationalités n’existaient pas encore — du moins elle écrasait toutes les espèces de groupements qui auraient pu constituer des nations. « Il n’y avait plus, dit Eusèbe 193, cette multitude de chefs, de princes, de tyrans et de gouverneurs de peuples. L’Empire romain seul s’étendait sur tous. » Et l’évêque de Césarée fait remarquer que par là l’Empire romain préparait le monde à l’idée de l’unité de Dieu ; — il le préparait du même coup, ajouterons-nous, à l’idée de l’égalité des hommes.

Toutefois, nous le savons, l’idée de l’égalité n’apparaît alors que pour s’éclipser bientôt, comme devait s’effacer bientôt l’unification romaine. L’unité d’une société si étendue et si hétérogène ne pouvait être que superficielle. Elle était en quelque sorte promulguée plutôt qu’acceptée, formulée plutôt que réalisée. « L’Empire, dit Duruy 194, n’est qu’un grand corps sans muscles et sans nerfs, tenant debout par les seuls liens dont l’administration l’avait enlacé. » Les citoyens ne coopèrent pas assez au mécanisme gouvernemental ; les parties de cet ensemble immense ne collaborent pas à leur propre unité. Si l’on veut, l’Empire romain est un État ; il n’est à aucun degré une nation. Des siècles devaient passer avant que les sociétés occidentales, fussent foncièrement unifiées.

Le défaut d’unité, tel est bien en effet, le caractère principal de la société pendant cette période confuse qui sépare les deux moments du développement de l’égalitarisme, le crépuscule du monde antique et l’aurore des temps modernes. Chaque région, chaque province, chaque commune s’isole. Suivant K. Bücher 195 on ne peut pas parler d’économie « nationale » avant la fin du moyen âge. L’économie reste domestique ; on fabrique autant que possible autour du château féodal tout ce qui est nécessaire au petit groupe. Au xie  siècle, on n’achetait ou ne vendait, nous dit K. Lamprecht qu’à la dernière extrémité ; l’action unifiante du commerce ne pouvait s’exercer. Mille petits gouvernements se partageaient le pays. Dans le seul duché du Bourbonnais, on comptait 240 seigneuries, et chacune avait sa loi propre. D’après Beaumanoir, on ne pouvait « trouver et royaume de France, deux chastelenies qui de toz caz usassent de meisme coutume196 ». Au xviiie  siècle, longtemps après que leur travail de synthèse et de simplification est commencé, les juristes distinguent encore 52 coutumes générales. « Mouvement de localisation universelle197 », la féodalité avait pour longtemps morcelé les intérêts et dispersé les pouvoirs. Pendant l’éclipse de l’égalité règne aussi ce qu’on appelle l’anarchie féodale, « c’est-à-dire l’absence de tout gouvernement central198 ».

N’est-ce pas, au contraire, un signe des temps modernes que le progrès de la centralisation ? Presque toutes les grandes convulsions de notre siècle cachaient des efforts d’unification.

Il est vrai que les différentes nations ne s’unifient pas toutes avec la même vitesse ni de la même façon : suivant les circonstances de leur histoire, ici la tâche n’est pas très aisée, et là tout est à faire. Dans un Empire comme l’Empire allemand, mosaïque de royaumes et de principautés, les anciens pouvoirs locaux opposent au nouveau pouvoir central une certaine force de résistance ; les pays conservent un souvenir assez vivace de leurs coutumes, les villes de leurs franchises, les universités de leurs privilèges. Pour l’Angleterre, on a cent fois répété qu’elle était la terre classique des autonomies. Tous ceux qui sont effrayés des empiètements de l’État moderne invoquent l’exemple de la Grande-Bretagne : voyez comme les autorités locales y sont puissantes, comme les grands corps collectifs y sont vivants ! « La filiation historique est l’âme de la constitution anglaise. » Elle laisse donc intacte la force des groupements traditionnels, qui conspirent pour protéger l’individu contre l’État199.

Mais, quels que soient les caractères propres de leur histoire, ni l’Angleterre, ni l’Allemagne ne sauraient résister au mouvement qui entraîne toutes les sociétés européennes. En fait, dans le nouvel Empire allemand, les anciens pouvoirs locaux ne sont plus que des ombres ; en Angleterre aussi les groupements traditionnels se dissipent et s’effacent. Ici comme là, qu’il s’agisse de l’assistance ou de l’instruction, de la réglementation industrielle ou des travaux d’intérêt général, tout s’unifie en se centralisant. La progression annuelle des budgets des États suffirait à le prouver200.

Et qu’on ne croie pas que cette progression tient seulement à une crise historique, que la faute en est à la seule « paix armée », tourment de l’Europe. En même temps que les budgets de la guerre, les dépenses consacrées aux services civils vont grossissant. En Angleterre même, de 1817 à 1880, elles ont sextuplé ; depuis 1867 elles ont doublé presque201. La centralisation maîtrise donc décidément jusqu’aux nations qui lui paraissaient le plus hostiles ; si l’état présent de leurs institutions nous révèle que l’idée de l’égalité pénètre toutes les nations modernes occidentales, il nous apprend aussi que toutes à des degrés différents, s’unifient.

Serait-il permis de penser qu’elles sont d’autant plus portées vers l’égalité qu’elles ont été plus unifiées ? Tocqueville l’eût peut-être accordé. On sait la question qu’il se pose, dans son livre sur l’Ancien régime et la Révolution ; Pourquoi la France a-t-elle été le porte-parole de l’égalitarisme ? Pourquoi cette grande Révolution qui se préparait en même temps sur presque tout le continent de l’Europe a-t-elle éclaté chez nous plutôt qu’ailleurs ? — Or la réponse que se donne Tocqueville se réduit à peu près à ceci : la France était, de tous les pays d’Europe, le plus unifié. Sous quel aspect se présente à nous notre Ancien régime ? « Un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est cela, sinon la centralisation que nous connaissons202 ? » En ce sens, il n’y a pas de solution de continuité entre les deux parties de notre histoire : la monarchie, en unifiant la France, la prépare pour la démocratie. « L’histoire, de France est nous dit-on, un long pèlerinage vers l’unité203. » C’est sans doute pour cela qu’elle est aussi une marche vers l’égalité. Égalité et unité progressent parallèlement.

Toutefois il faut reconnaître que ce parallélisme est loin d’être toujours et partout aussi évident, et qu’au contraire il semble se rencontrer, dans les sociétés modernes, plus d’un cas singulièrement défavorable à notre thèse.

Comparez, par exemple, les institutions américaines et les institutions russes : les États-Unis ne se montrent-ils pas très égalitaires, quoique très peu centralisés, tandis qu’inversement la Russie est très centralisée, quoique très peu égalitaire ?

Rappelons d’abord qu’en tout état de cause l’unification des sociétés n’est nullement à nos yeux la raison suffisante de leurs tendances égalitaires, mais une des conditions, entre beaucoup d’autres, qui favorisent le succès de ces tendances. Déjà nous ne prétendons pas que l’ensemble des différentes formes sociales que nous discernons constitue la cause unique du phénomène que nous voulons expliquer : a fortiori ne le dirons-nous pas d’une de ces formes prise à part. La centralisation contribue avec d’autres conditions au triomphe des idées égalitaires ; si, par un heureux concours, ces autres conditions se rencontrent, à un très haut degré, dans quelque société, quoi d’étonnant à ce que celle-ci, même peu centralisée, soit poussée pourtant dans le sens de la démocratie ?

Or, n’est-ce pas là, précisément, le cas des Etats-Unis ? Leurs origines particulières offraient les circonstances les plus propices à l’éclosion de l’égalitarisme. « Les émigrants qui devaient fonder l’Amérique, dit Tocqueville, appartenaient tous, d’une manière générale, à la même classe. Ils offraient le singulier spectacle d’une société où il ne se trouvait ni grands seigneurs, ni peuple, et pour ainsi dire ni pauvres, ni riches204 » Ils partaient donc sans emporter l’idée de supériorités sociales préétablies. Ils devaient du moins, s’ils l’apportaient, la perdre facilement. On raconte que sur un des bateaux qui transportaient les émigrants, les moins favorisés firent, avant de débarquer, leurs conditions aux autres, et exigèrent, pour la société qu’ils allaient fonder ensemble, un régime d’égalité. Si le fait n’est pas vrai d’une vérité historique, il l’est d’une vérité psychologique. La nouveauté même de cette association qu’ils venaient installer sur une terre vierge devait inviter les hommes à faire abstraction des distinctions sociales antérieures. Déjà, chez les Grecs, les colonies étaient plus facilement démocratiques que les métropoles205. Une aristocratie se transplante malaisément. Les racines habituelles des privilèges, castes militaires ou classes de grands propriétaires terriens, faisaient défaut en Amérique. Ainsi, « dans ce pays neuf et vierge, les maximes d’égalité et de liberté étaient la représentation des faits eux-mêmes, des rapports naturels, faciles et simples d’une société nouvelle et sans passé206. » Quoi d’étonnant dès lors si, moins unifiée que ses sœurs du continent, la société américaine ne devait pas être moins ouverte à l’égalitarisme ? Ses origines l’y prédestinaient.

Inversement, que dans une société, même très centralisée, manquent la plupart des autres conditions favorables à l’égalitarisme, et nous trouverons naturel qu’elle soit peu égalitaire.

Or n’est-ce pas, précisément, le cas de la Russie ? Ne reste-t-elle pas en arrière des autres nations européennes tant par la civilisation matérielle que par la civilisation morale ? Les distances sont encore les « fléaux de la Russie », et la population y est forcément moins mobile que partout ailleurs. Elle y est aussi moins dense. Les grandes villes, foyers désignés des idées démocratiques, y sont, nous l’avons vu, plus rares que dans le reste de l’Europe. — Il est vrai que, sous nos yeux, de jour en jour, des centres populeux se forment jusque dans l’Empire des tsars ; toutes les industries russes, et en particulier celle des transports, se perfectionnent peu à peu207. Mais ce sont là des phénomènes assez récents et qui n’ont pas encore eu le temps de produire sur les masses leur effet psychologique. — Toute l’histoire de la Russie, jusqu’à nos jours, explique suffisamment pourquoi, malgré la centralisation, elle devait longtemps rester réfractaire à l’égalitarisme occidental.

D’ailleurs, il est contestable que l’unification soit réellement au maximum dans l’Empire russe, au minimum dans la République américaine. Et ainsi la dérogation à la loi que nous tentions d’établir ne serait peut-être qu’apparente.

On répète depuis Tocqueville que la centralisation manque aux États-Unis. Mais, d’abord, de l’aveu de Tocqueville lui-même, si elle manque à leur fédération, on la retrouverait en chacun d’eux ; et d’ailleurs c’est surtout la centralisation « administrative » qui leur fait défaut : la centralisation « gouvernementale » y est aussi forte que dans bien des monarchies d’Europe208. Ajoutons qu’elle n’y a fait que progresser, et que sur ce point les prophéties de l’auteur de la Démocratie en Amérique, si souvent vérifiées ailleurs, ont été démenties par l’expérience.

La centralisation n’est pas populaire en Amérique, disait Tocqueville. Aujourd’hui le peuple, répond Tipton 209, regarde le pouvoir fédéral comme l’unique pouvoir. C’est en lui que les radicaux espèrent. On oublie, au profit de l’autorité centrale, les clauses de ce traité entre États qui formait la constitution américaine. La doctrine des states rights a été ébranlée par la guerre de sécession : dans la « période de reconstruction » qui l’a suivie, bien des divisions provinciales sont tombées, comme surannées ou dangereuses210. Le temps est passé où l’on pouvait dire avec Jefferson que le gouvernement fédéral n’était, pour les États-Unis que le département des affaires étrangères. Il a commencé par la centralisation financière, il continue par la centralisation judiciaire et pédagogique. Il surveille les chemins de fer, les lignes fluviales, l’exploitation des forêts211. En Amérique comme en Angleterre toute une administration publique s’installe. Les progrès de l’unification américaine accompagnent sous nos yeux les progrès de la démocratie.

La Russie autocratique est-elle cependant plus unifiée ? — Il est vrai que le pouvoir du tsar est unique et absolu, qu’il ne rencontre aucun corps constitué capable de lui tenir tête : pas de corporations, pas de noblesse, pas de provinces. Tout pouvoir émane du pouvoir absolu ; toute fonction sociale est dans la dépendance immédiate du centre. Toutefois, regardons cette immense machine, non plus au centre, mais aux extrémités. Considérons les éléments si nombreux que cette organisation bureaucratique essaie d’unifier. N’apparaît-il pas que leur vie économique, juridique, voire politique, se développe le plus souvent en dehors des grands cadres de l’administration centrale, qu’elle est toute locale et particulière ? « Le moujik, écrivait Herzen à Michelet, n’a connu de droits et ne s’est reconnu de devoirs que vis-à-vis de sa commune. » Entre la commune, petite démocratie patriarcale, et l’Empire, vaste autocratie bureaucratique, il n’y a pas de véritable contact212. Pierre le Grand a pu superposer une armée de fonctionnaires au peuple qu’il voulait transformer ; mais toute sa volonté n’était pas capable de suppléer aux circonstances sociales qui seules pouvaient donner, aux masses immenses disséminées dans cet immense territoire, une unité réelle. Le monde des administrateurs reste, pour les administrés, un monde étranger et souvent ennemi. Il est donc permis de dire qu’en Russie l’unification reste superficielle ; l’organisation bureaucratique de l’État est comme suspendue au-dessus d’une nation qui n’a pas encore conscience d’elle-même. Et par suite rien d’étonnant si, les autres circonstances aidant, cette unification « d’en haut » n’a pas normalement développé dans les couches profondes du peuple russe l’idée que tous les hommes égaux en droits.

Ainsi les exceptions à la règle que l’histoire de la plupart des nations occidentales nous avait invités à poser se montrent discutables et explicables ; il reste vrai que d’une façon générale, l’unification sociale marche de pair avec l’égalitarisme.

Y a-t-il dans cette relation autre chose qu’une coïncidence ? C’est à la psychologie à nous l’apprendre.

*
**

Par quels intermédiaires l’unification des sociétés peut les pousser à l’égalitarisme, nous le savons dès à présent, si nous nous rappelons seulement la corrélation de cette forme sociale avec celles que nous avons déjà examinées.

Et, en effet, toutes choses égales d’ailleurs, dans un pays où les différents groupements coexistants sont unifiés, il y aura plus de rapports sociaux entre des individus plus nombreux que dans un pays où les groupements demeurent scrupuleusement séparés ; en ce sens, l’unification augmente la densité sociale. — D’autre part un gouvernement centralisé, assujettissant à une morne loi les individus les plus distants et les plus différents, les rend, à un certain point de vue, semblables. C’est ainsi que l’Empire de Rome, en effaçant leurs distinctions collectives, assimilait les uns aux autres, dans une certaine mesure, Gaulois et Égyptiens, Grecs et Espagnols : l’unification augmente l’homogénéité sociale. — D’autre part enfin, par l’opération qui unifie, un groupement plus large vient s’appliquer sur les différents groupements antérieurs. Ainsi, par la réunion des familles en une cité, ou des provinces en un royaume, l’individu se trouve appartenir, non plus seulement à sa famille, ou à sa province, mais encore à la cité ou au royaume. De ce point de vue, l’unification, augmentant le nombre des sociétés dont un individu peut faire partie, augmente la complication sociale. — Si donc nous avons pu démontrer antérieurement de la complication, de l’homogénéité et de la densité sociales, qu’elles contribuent au succès de l’égalitarisme, nous l’avons prouvé indirectement de leur unification.

Mais il est certains effets, favorables à l’égalitarisme, qui tiennent aux qualités propres de la dernière forme sociale examinée.

Par exemple, l’élévation du pouvoir qui s’installe, pour les unifier, au-dessus de tous les groupements antérieurs, doit avoir pour résultat de bouleverser les hiérarchies qu’on y tenait pour consacrées, et de modifier plus ou moins profondément les rapports des individus réputés inférieurs avec les individus réputés supérieurs. Une autorité centrale a en effet tout intérêt à ne pas respecter, dans le cercle nouveau où elle fait entrer toutes les unités sociales, les distinctions collectives qui les départageaient dans les cercles partiels. C’est en ce sens que Mirabeau pouvait dire que la Révolution française eût plu sans doute à Richelieu. « Une surface égale facilite l’exercice du pouvoir213 ». Un gouvernement qui vise l’unification sociale peut trouver son compte à élever ceux qui étaient abaissés, comme à abaisser ceux qui étaient élevés. Par là s’explique la politique classique des rois qui firent l’unité de la France, « rois niveleurs », ennemis des grands et amis des petits. Comme les empereurs romains prenaient le plus souvent leurs ministres parmi les affranchis, c’est de préférence parmi les non-nobles qu’ils choisirent leurs fonctionnaires, instruments de la centralisation. Dès le début de leur puissance, leurs missi se présentent comme les « défenseurs de la veuve et de l’orphelin ». Ils font profession de tenir tête aux forts et de protéger les faibles. Entre les classes extrêmes, l’office du centre est de rétablir un certain équilibre. Le fait est si constant que Fustel de Coulanges, qui se défiait pourtant des lois sociologiques, a cru pouvoir énoncer cette loi214 : « Les inégalités sociales sont toujours en proportion inverse de la force de l’autorité. »

Si l’avènement des puissances centrales diminue réellement certaines inégalités, de combien ne doit-elle pas les diminuer toutes dans l’opinion ? Les supériorités mêmes qui subsistent ne seront plus entourées du respect ancien. Comparés au pouvoir souverain, tous les membres de l’État paraissent placés sur un même plan, égaux dans la sujétion, pares in fidelitate  : la distance dont il les domine les uns et les autres diminue la distance qui les sépare. « Le soleil s’est levé, disparaissez étoiles. » Ainsi Provinciaux, Italiens et Romains « s’abaissaient tous au niveau d’une parfaite égalité devant le pouvoir souverain qui planait sur le monde215 ». C’est une loi de notre intelligence que deux objets différents lui paraissent différer moins s’il les compare ensemble à un troisième, qui diffère beaucoup et de l’un et de l’autre. Le spectacle que présente aux esprits une société unifiée est donc bien fait pour les porter à égaliser les hommes.

Il est d’ailleurs de l’essence d’un pouvoir central de penser, en légiférant, par genres plutôt que par espèces, et d’universaliser les lois. Tous les théoriciens du Droit public ont montré comment la centralisation conduisait à l’uniformité. Si les Droits sont si divers au moyen âge c’est que chaque pays ou chaque classe s’est fait sa loi ou plutôt sa coutume ; mais lorsqu’il est reconnu que le roi seul est « fontaine et mer de tout droit », alors la diversité s’efface, les privatæ leges sont menacées216. Distant de ses sujets et peu soucieux de leurs distinctions collectives, le pouvoir unique a une tendance à procéder par principe et par règles générales217. Et cette tendance entraîne non pas seulement ceux qui possèdent le pouvoir, mais encore ceux qui, vivant dans des sociétés unifiées, aspireraient à les réformer. Tocqueville a justement remarqué qu’au xviiie  siècle l’idée d’une législation générale et uniforme s’impose aux gouvernés comme aux gouvernants218. Toute la philosophie politique de notre xviiie  siècle pense qu’il convient de substituer « des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles ». Et peut-être le succès de cette notion, qui avait pris « la consistance et la chaleur d’une passion politique », s’explique-t-il par le spectacle de la centralisation croissante au milieu de laquelle on vivait. — Ainsi l’unification des sociétés aurait en elle de quoi incliner les esprits vers ce rationalisme, épris des idées générales et des règles universelles, qui conduit à l’égalitarisme.

Pour toutes ces raisons, on comprend que l’unification sociale est directement contraire à cette distribution des individus en classes nettement tranchées, qui elle-même est contraire au succès de l’idée de l’égalité. Par définition, l’unification s’oppose au sectionnement des sociétés. Toutes les espèces de groupements à la fois compacts et exclusifs, qui découpent une société en masses nettement distinctes, seront les ennemis nés des pouvoirs centraux. Le progrès des uns entraînera la décadence des autres, et réciproquement. Ainsi, à l’impuissance des institutions publiques correspond la prospérité des groupements séparatistes du moyen âge : et à leur absence, le pullulement des castes en Inde219. Inversement, les progrès de l’État écrasent l’organisation féodale. Elle existait en germe à Rome, s’il est vrai que le client est déjà au patron ce que le vassal est au seigneur220. Mais quand l’État romain couvre tout de son ombre, l’institution du patronage s’étiole. Si elle prospère au moyen âge c’est que les États existent à peine : elle disparaît quand ils renaissent. À mesure que les États modernes grandissent, on les voit étouffer les personnalités collectives qu’ils embrassent ensemble ; les provinces perdent leurs franchise, la noblesse ses privilèges, le clergé ses biens de mainmorte, les corporations leur monopole. Une société unifiée ne tolère plus d’État dans l’État.

Mais détruire les groupements fermés et séparés, n’est-ce pas détruire autant de puissances absorbantes de l’individu ? et par suite l’aider à se poser comme centre du droit ? « Tant qu’un État véritable n’offre pas à tous une sauvegarde égale, dit M. Flach, l’individualité n’existe pas ; l’individu humain est absorbé par le groupe221. » Dans l’absence de pouvoir central, l’homme est obligé de s’inféoder à une collectivité dans l’unité de laquelle se fondent en quelque sorte ses droits propres : c’est seulement dans les États constitués que l’homme isolé peut lever la tête. L’abaissement où ils réduisent les personnalités collectives met en valeur les hommes mêmes et prépare cette grande révolution dans les idées qui fait passer l’individu au premier plan de la scène politique. Ce qu’on a appelé l’« atomisation » de l’individualisme222, résulte donc bien, en un sens, de la centralisation. L’unification des sociétés hâte le moment ou les individus sont tenus pour les vrais titulaires du droit et où l’opinion publique déclare qu’il faut les juger, non en vertu de lois spéciales, d’après leur rang, mais en vertu de lois uniformes, d’après leur mérite personnel. C’est pourquoi il ne faut pas dire qu’il y a contradiction entre la démocratie et la centralisation223, mais bien plutôt, pour toutes les raisons que nous ayons rassemblées, qu’il y a filiation de celle-ci à celle-là.

Cette conclusion semble contredire brutalement une théorie sociologique fort connue, suivant laquelle l’évolution des sociétés les ferait passer du « type militaire » au « type industriel » et, du même coup, du despotisme à la démocratie.

On sait que, suivant Spencer, si les sociétés civilisées tendent à l’égalité, c’est que l’industrialisme y prend le pas sur le militarisme, et par suite la coopération volontaire sur la coopération forcée, la coordination sur la subordination, la rétribution proportionnelle sur la distribution arbitraire, le contrat sur le statut224.

Or pourquoi et comment le militarisme niait-il les droits des individus ? — Parce que les exigences de la guerre forçaient la société à s’unifier à outrance. La société guerrière idéale est celle qui agit le plus aisément comme un seul homme, celle par suite dans laquelle les ordres, vivement conçus par un centre cérébral unique, sont rapidement transmis jusqu’aux extrémités du corps social et immédiatement exécutés. L’autorité militaire, pliant tout aux nécessités du combat, et subordonnant les besoins des civils à ceux des combattants est nécessairement une, comme ses règlements uniformes. En un mot, tandis qu’une société industrielle se prête à la décentralisation des fonctions sociales, une société militaire est rigoureusement centralisée. Et c’est parce qu’elle est aussi énergiquement unifiée qu’elle est essentiellement anti-égalitaire. — L’unification, que nous présentions comme favorable à l’égalitarisme, lui serait donc, suivant Spencer, essentiellement hostile.

Est-il possible de concilier ces deux théories ?

Il est aisé de montrer que l’antithèse de Spencer est, à certains points de vue, contraire aux faits. À considérer les sociétés contemporaines, on ne voit pas l’industrialisme exclure le militarisme, mais on voit souvent, au contraire, l’un s’appuyer sur l’autre. Les guerres coloniales ne sont-elles pas faites en vue d’intérêts industriels avoués ? D’un autre côté, des États très peu belliqueux, comme la Chine, ont pourtant abusé des réglementations uniformes ; et même dans les temps modernes, ce sont plus d’une fois des intérêts industriels qui ont demandé l’unification des sociétés. C’est un Zollverein qui a posé la première pierre de l’unité allemande. — Mais cette limitation de la généralisation de Spencer ne saurait nous suffire ici. La question qui nous importe reste entière : il ne s’agit pas de décider par quelles raisons la centralisation est provoquée, et si elle est fille du militarisme ou de l’industrialisme, mais de savoir si, par elle-même, elle est ou non contraire au progrès de la démocratie.

La réponse dépend sans doute de ce qu’on entend au juste par démocratie. N’a-t-on pas souvent distingué, dans les aspirations démocratiques, à côté du désir de l’égalité, celui de la liberté ? Aux yeux de bien des théoriciens, non seulement ces deux désirs sont distincts, mais ils s’opposent ; qui satisfait l’un lèse presque forcément l’autre. L’égalitarisme demande les réglementations nombreuses que le libéralisme repousse ; le premier compte sur le pouvoir central dont l’autre se défie ; l’un se complaît à l’uniformité comme l’autre aux diversités originales. Tocqueville reconnaît, à l’encontre de Spencer, que la démocratie ne va guère sans la centralisation ; mais il rappelle aussi que la liberté peut perdre, à cette centralisation, tout ce que l’égalité peut gagner. — Par là se trouverait levée toute contradiction entre notre thèse et celle de Spencer : il peut être vrai à la fois que les sociétés unifiées, comme il le prétend, oppriment les individus, et, comme nous le prétendons, les égalisent, — puisqu’il est vrai peut-être qu’elles les oppriment pour les égaliser.

Toutefois cette conciliation est encore insuffisante. Elle repose sur des équivoques, celles mêmes que recèle le mot de liberté. Il n’y a pas de mot qui soit entendu en des sens plus différents. Tantôt, comme paraît parfois le faire Spencer, on définit la liberté par l’absence de réglementation ; on la confond alors avec l’indépendance naturelle, antérieure à l’État, et de plus en plus restreinte par ses progrès. Tantôt on nomme libertés les droits garantis ; on considère alors la vraie liberté comme postérieure à l’État, fille des lois qu’il promulgue et sanctionne. Les esprits oscillent perpétuellement entre ces deux sens, en apparence contraires. Ce qu’il y a du moins de commun à l’un et à l’autre, c’est ce principe que, quels que doivent être les meilleurs moyens de sauvegarder sa liberté, l’individu a sa valeur et ses droits propres, qu’il est respectable en soi, responsable de ses actes ; c’est en un mot l’individualisme, En ce sens, nous avons nous-même reconnu que l’idée de liberté est proche parente de l’idée d’égalité, puisque celle-ci nous a paru supposer le sentiment que les hommes, en tant qu’individus, ont une valeur ; nous avons fait entrer l’individualisme dans la définition de l’égalitarisme. — Force nous est donc de nous demander, non pas seulement si l’unification des sociétés est favorable à une politique de réglementation à outrance, mais si elle est essentiellement hostile à l’expansion du principe individualiste lui-même.

La question ne peut être résolue si l’on ne précise, outre ce qu’on entend par démocratie, ce qu’on entend par unification sociale. Il faut se garder de confondre les sociétés « uniques » avec les sociétés « unifiées », comme les sociétés simples avec les sociétés synthétiques. Nous admettons volontiers que Les sociétés « uniques » aient une tendance à absorber les individus qu’elles englobent, à faire d’eux leurs choses et à les empêcher de se poser comme des personnes ; en ce sens on a raison de dire que les groupements primitifs, simples et fermés, tendent non pas à détruire l’individualisme, mais à l’empêcher de naître. Un homme qui n’appartient qu’à une société s’appartient difficilement ; il manque des secours précieux qu’apporte aux individus, comme nous l’avons montré, la multiplicité des sociétés auxquelles ils participent. Si donc la constitution des États modernes devait y entraîner la suppression de toute espèce d’association partielle, il est vraisemblable qu’ils formeraient en effet des sociétés exclusives et oppressives. Ces groupements « uniques » risqueraient de perdre l’idée des droits, non seulement des hommes qui leur seraient étrangers, mais encore de leurs membres mêmes. Tous les droits personnels s’effaceraient devant le droit public. Un État qui, comme disait Bodeau 225 « fait des hommes tout ce qu’il veut », doit bientôt perdre la notion de la valeur des hommes. Si, comme nous avons nous-même essayé de le prouver, la complication croissante des groupements pousse les hommes associés vers l’égalitarisme, ils en doivent être écartés par l’unification excessive qui irait jusqu’à leur interdire toute différenciation de groupements. Forcez l’unité d’une nation, et vous risquez d’en chasser, en même temps que le souci de l’humanité, le respect des individualités.

Il reste donc à chercher, pour décider entre la thèse de Spencer et la nôtre, si l’unification des sociétés modernes s’oppose nécessairement à leur complication : il y aurait alors une sorte de contradiction entre deux des conditions favorables, suivant nous, à l’égalitarisme ?

Sur ce point, la pensée de Spencer paraît flottante. Tantôt il nous affirme que la multiplication des associations — dont les temps modernes lui donnent le spectacle — tient à l’industrialisme226 ; tantôt, — préoccupé sans doute par les caractères du monde féodal, — il remarque que le militarisme s’accorde avec le grand nombre des gouvernements supplémentaires, qui conspirent pour entraver la liberté individuelle227. Ainsi, la centralisation, conséquence du militarisme, ici admettrait et là exclurait la multiplicité des groupements.

La contradiction n’est qu’apparente, pourrait-on nous répondre. Il faut distinguer entre deux espèces de groupements : il peut se faire que la centralisation étouffe l’une dans le même temps qu’elle développe l’autre. Il y a des groupements dans lesquels l’individu entre avec sa liberté, auxquels il n’aliène, par un contrat déterminé, en vue d’une certaine fin par lui acceptée, qu’une portion de son activité personnelle : ce sont ceux-là qu’un État fortement unifié par le militarisme supprime ou entrave. Mais il en est d’autres qu’un État ainsi constitué adopte ou favorise, et ce sont ceux qui accaparent le tout de l’individu, dans lesquels il entre sans l’avoir voulu, et dont il ne peut sortir comme il veut. Suivant Spencer, un gouvernement centralisé interdirait les associations ouvertes, contractuelles, fondées sur les volontés, et non les corps fermés, naturels, fondés sur l’hérédité.

À quoi il nous faut répondre alors que c’est justement le contraire qui paraît vrai. La thèse est démentie et par le raisonnement et par l’expérience. Il est invraisemblable, pour toutes les raisons que nous avons rappelées, qu’un pouvoir central fort veuille tolérer ces États partiels qui, accaparant leurs sujets, divisent la totalité des siens en groupes hétérogènes aussi fermés que compacts, et s’opposent à leur égalisation. Il peut très bien au contraire s’accorder avec ces associations multiples et entrecroisées qui, mêlant ses sujets pour les fins les plus différents, les empêchent de se constituer en grands corps nettement tranchés, et, les prenant chacun par un seul côté de leur personne, les laissent aussi, par un certain côté, également soumis à son gouvernement. Si en un mot l’unification des sociétés s’oppose nécessairement à leur sectionnement, elle ne s’oppose pas nécessairement à leur complication.

En fait, ne savons-nous pas déjà que dans ces mêmes sociétés modernes où tant de fonctions sont centralisées, se multiplient aussi les associations volontaires ? Si nous avons prouvé dans ce chapitre que les nations s’unifient, en un sens, de plus en plus, nous avions prouvé dans le précédent, que de plus en plus, en un sens, elles se compliquent.

C’est donc qu’un de ces phénomènes n’exclut pas forcément l’autre. Que l’unification soit due au militarisme, et la complication à l’industrialisme, ce qu’il y a de sûr c’est que l’une et l’autre se développent parallèlement dans les sociétés occidentales, et c’est ce qui suffit à notre thèse.

Nous n’avons plus à craindre en effet que deux des conditions que nous disions favorables à l’égalitarisme se contredisent, de telle sorte qu’il leur serait impossible de se rencontrer dans les mêmes sociétés pour collaborer à la même œuvre.

La psychologie nous a montré qu’elles peuvent conspirer, et l’histoire qu’elles conspirent, en fait, pour le succès des idées égalitaires.