CLIIe entretien. Madame de Staël
I
On agite sans cesse, sans la résoudre jamais, cette question en effet insoluble : Convient-il aux femmes d’écrire et d’aspirer à la gloire des lettres ? S’il s’agissait de résoudre cette question d’une manière absolue, nous aimerions presque autant dire : Convient-il à la nature de donner du génie aux femmes ?
Mais, s’il s’agit de la résoudre d’une manière relative et au point de vue de la société et de la famille, où la femme occupe une place si distincte de celle que la nature, la société, la famille, assignent à l’homme, la question prend un autre aspect, et nous présenterons à notre tour quelques considérations préliminaires à ceux qui cherchent à cet égard la convenance ou la vérité.
II
La nature, la société, la famille sont d’accord pour assigner aux deux sexes des rôles différents dans la vie civile. Le rôle public appartient essentiellement à l’homme ; le rôle domestique, à la femme. L’action extérieure, la guerre, le gouvernement, la magistrature, le sacerdoce, la tribune, la chaire, la délibération, la parole, tout ce qui exige la publicité, la force, la lutte, la virilité, est masculin. Le foyer intérieur, l’allaitement de l’enfant, son éducation première, le soin des vieillards, la surveillance des serviteurs, l’assistance aux malades, l’aumône aux indigents, tout ce qui suppose la maternité, la pudeur, la grâce, la pitié, l’amour sous toutes ses formes et dans tous ses offices, est féminin. Ce n’est ni le hasard ni la tyrannie du sexe fort qui ont distribué ainsi les fonctions entre les deux sexes, c’est la nature. La société et la législation n’ont fait que suivre ses indications. La femme doit être chaste, par conséquent elle doit vivre à l’ombre ; la femme doit inspirer l’amour à un seul, le respect, la tendresse, la pitié à tous ; elle doit s’abstenir dans son intérêt même de tout ce qui sent le combat ; l’altercation, la polémique, la haine, la colère, l’émulation envieuse, l’ambition implacable qui irritent la voix, endurcissent le cœur, défigurent les traits.
Les armes lui sont interdites comme aux prêtres, elle ne doit ni frapper ni verser le sang. Qui pourrait aimer une femme juge, soldat ou bourreau ?
La femme doit porter neuf mois son fruit dans son sein, l’enfanter dans la douleur, remplir pour lui ses mamelles du lait, premier aliment de l’homme ; approcher à toute heure du jour ou de la nuit cette source de vie des lèvres de son enfant, le porter dans ses bras pendant cette longue période de mois et d’années où le sein de la mère n’est pour ainsi dire qu’une seconde gestation de l’homme, lui apprendre à connaître, à balbutier, à aimer, à répondre à son sourire.
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ! comme dit le poëte.
Quelle fonction de la vie publique, ou dans les camps, ou sur les champs de bataille, ou dans les cités, ou dans les assemblées délibérantes, ou dans les tribunaux, ou dans les temples, pourrait convenir à un être voué par son sexe à de si douces et si maternelles fonctions ? Si les femmes combattaient comme l’homme, chaque coup mortel tuerait en elles deux êtres au lieu d’un ; l’enfant dans son sein ou à sa mamelle périrait en même temps que la mère ; les carnages humains seraient doubles, l’humanité serait décimée dans sa source comme dans sa fleur. Qui pourrait supporter la vue d’un champ de bataille où les nourrissons expirants se traîneraient parmi les cadavres pour sucer le lait tari dans les mamelles sanglantes des mères ? Il en serait de même dans toutes les autres fonctions publiques. Qui pourrait supporter sans répulsion et sans dégoût des assemblées de mégères exaspérées par l’esprit de parti, par l’ardeur des factions, par les convoitises de l’ambition ou de l’orgueil, se disputant la tribune au milieu des vociférations de leurs rivales, et vomissant l’injure, le délire, l’imprécation de ces lèvres d’où ne doivent sortir que la douceur, la tendresse, la compassion, la paix ?
III
L’autorité, cette nécessité du gouvernement politique, n’est pas moins interdite aux femmes que la lutte ou la discussion. Qui dit autorité, dit force d’un côté, soumission et obéissance de l’autre. La force suppose la rigueur, l’obéissance suppose souvent la contrainte. Il faut faire taire son cœur pour commander ; il faut faire taire son orgueil pour obéir. La femme qui fait taire son cœur n’est plus une femme, les hommes qui obéissent en murmurant n’aiment pas ce qu’ils craignent. Que deviendrait une famille où les hommes verraient dans les femmes des maîtres, au lieu d’y voir des mères, des amantes, des épouses, des consolatrices ? Que deviendrait l’amour dans une société où la femme ordonnerait au lieu de persuader, et punirait au lieu de plaindre ? L’amour s’éteindrait le jour où la femme, affectant une égalité de droit impossible, lutterait de tyrannie avec l’homme, au lieu de le dompter par le charme, cette seule tyrannie adorée des yeux et du cœur. Les femmes qui, dans certains temps, ont voulu sortir de la vie intérieure pour se hisser dans la vie extérieure sur les tréteaux de la politique, ne sont pas des femmes ; ce sont des êtres sans sexe, abdiquant l’un sans revêtir l’autre, scandalisant la nature plus encore que la société. Il n’y avait pas besoin de loi contre elles, il suffisait de l’ostracisme du dégoût. Quel homme aurait été chercher son épouse, quel fils sa mère, au pied de ces tribunes tumultueuses, entre les applaudissements et les huées de la place publique ?
IV
Nous ne pousserons pas plus loin la démonstration de l’incompatibilité de la vie publique dans les femmes avec la vie domestique qui leur a été dévolue, non par la loi, mais par la nature, oracle de la loi. Plus on creuserait, plus on acquerrait l’évidence de cette distinction que nous avons faite en commençant. Dans la vie commune, l’homme est l’être public, la femme est l’être domestique. Ils n’agrandissent pas leur rôle en usurpant celui de l’autre sexe, ils le diminuent. Plus l’homme est un être public, plus il est viril ; plus la femme est un être domestique, plus elle est femme ; l’ombre de la maison la sanctifie et la divinise presque, la publicité la flétrit.
V
Or, la communication de la pensée par la parole ou par le livre est une publicité pour la femme. Cette publicité ne livre pas son corps, mais elle livre son esprit, son cœur, son âme au grand jour. Elle fait de la femme auteur l’entretien de tous ; elle viole le foyer, elle lève le voile, elle écarte la pudeur, elle appelle sur le nom, sur le visage, sur l’intelligence, sur l’âme même de la femme célèbre, le regard, la pensée, l’applaudissement ou le sarcasme du monde ; la femme devient une actrice qui ne monte pas sur la scène, mais c’est une actrice à domicile, qui s’introduit avec son livre dans le foyer de chacun, qui passe de mains en mains comme une chose vénale, qui sollicite, au lieu du silence, le bruit, au lieu du mystère l’éclat, au lieu de l’estime d’un seul la renommée de tous.
Une femme qui écrit, du jour qu’elle écrit, est de moins pour son mari tout ce qu’elle est de plus pour le public. Mais ce n’est pas seulement son nom que la femme célèbre expose à tous les hasards de la renommée, c’est le nom de son mari, de ses enfants, de sa famille. Si elle encourt la gloire pour elle seule, elle encourt pour eux tous les inconvénients de la célébrité, la critique, la calomnie, l’envie, le ridicule, le mépris, quelquefois la haine. Ce nom, abrité sous son obscurité, devient malgré lui l’occupation et souvent le jouet de l’opinion publique. Que de malédictions ceux qui le portent n’ont-ils pas le droit d’adresser tout bas à la femme téméraire qui les livre ainsi malgré eux à la merci du bruit littéraire !
VI
D’ailleurs, sur quels sujets convenables la femme ambitieuse de ce bruit écrira-t-elle ?
Écrira-t-elle sur l’amour ? La pudeur s’envole à ce mot, et le scandale s’empare de ses pages.
Écrira-t-elle sur la religion ? Toutes les sectes contraires se déchaîneront contre elle avec les imprécations du fanatisme offensé.
Écrira-t-elle pour le théâtre ? Son nom risquera les huées d’un parterre.
Écrira-t-elle sur la politique ? Les partis, les factions, les journaux ameutés par ses opinions, ne respecteront plus en elle ni la pudeur, ni le génie, ni la beauté, ni le sexe ; les injures, les calomnies, les sarcasmes, les invectives, armes ordinaires des opinions dans ces guerres civiles de l’esprit, souilleront son caractère comme son talent ; elle sera traînée dans l’arène des partis jusqu’à l’ignominie, peut-être jusqu’à l’échafaud, comme madame Roland, et, pour comble d’infortune, elle y entraînera jusqu’à son mari, jusqu’à ses enfants.
Voilà une partie des inconvénients, des dangers, des catastrophes de la célébrité littéraire dans la femme. Les hommes sentent ces périls d’instinct. Ils encouragent cette ambition de bruit dans celles qui ne leur appartiennent ni par le sang, ni par le nom, ni par l’amour ; ils la redoutent avec raison dans celles qui leur appartiennent. Nous sommes convaincu qu’il n’y a pas un jeune homme cherchant une compagne de sa vie, qui ne reculât d’effroi si on lui disait d’avance : « La femme que vous recherchez pour épouse deviendra une femme célèbre ; au lieu de placer son bonheur dans son amour, et sa gloire dans sa modestie, elle placera son bonheur dans l’admiration du monde pour son génie, et sa gloire dans le vent du bruit public, et le nom modeste mais honorable que vous allez lui donner sera mis en contraste perpétuel avec la funeste célébrité du nom importun qu’elle va vous faire. Votre foyer sera un lieu banal et profané, où sa gloire éclairera malgré vous votre obscurité. Rien ne sera à vous chez vous, pas même votre nom ; tout sera au public. La mère de vos enfants couvrira d’avance leur berceau ou d’un nom qu’il faudra excuser pour les revers de son amour-propre, ou d’un nom difficile à porter par l’excès même de sa célébrité. »
VII
Et cependant, nous le répétons, il n’y a point de règle si générale pour laquelle un heureux et invincible génie ne soit une exception. On ne peut interdire à la nature de donner du génie à une femme, et, quand ce génie éclate en dépit de toutes les considérations sociales, il faut plaindre le mari, la famille, les enfants, mais il faut féliciter le siècle. La célébrité est comme le feu, qui brûle de près et illumine de loin : heureux ceux qui sont à distance d’une gloire de femme !
Il y a eu, il y a, il y aura des femmes illustres par le talent littéraire, sans que cette célébrité ait coûté rien aux vertus de leur sexe, témoins Vittoria Colonna en Italie et madame de Sévigné en France. Mais il convient de remarquer que leur célébrité involontaire n’a été que le resplendissement involontaire aussi de leur nature féminine, et nullement une prétention ambitieuse à la gloire de l’écrivain ; elles n’ont été écrivains que parce qu’elles étaient épouses et mères, elles n’écrivaient pas pour le public ou pour la postérité, elles écrivaient l’une pour son mari, l’autre pour sa fille. Les poésies conjugales de Vittoria Colonna ne cherchaient leur écho et leur gloire que dans le cœur d’un époux toujours adoré, le marquis de Pescaire ; les lettres de madame de Sévigné ne briguaient d’autre prix que la tendresse d’une fille. Elles restaient femmes, elles restaient mères, elles croyaient rester obscures en écrivant pour leurs tendresses et non pour leur gloire. Cette gloire domestique, à son origine, n’a été que l’indiscrétion de leurs foyers. La postérité a entendu battre leur cœur de femme et a pénétré malgré elles dans ce secret de leur génie qui n’était, comme il sied à des femmes, que le génie de leur amour. Ce n’étaient pas des poëtes, ce n’étaient pas des prosateurs, c’étaient des femmes ; leurs œuvres ne sont que leurs tendresses, seules œuvres qui conviennent au sexe fait pour aimer.
VIII
La femme dont nous allons raconter la vie et les œuvres sortit de son sexe ; elle affronta le bruit, elle se jeta dans le tumulte d’un grand siècle, elle parla, elle chanta, elle écrivit sur la religion, la philosophie, la politique, la liberté, la tyrannie ; elle brava l’échafaud, elle subit l’exil ; elle combattit corps à corps tantôt les factions, tantôt le conquérant de l’Europe, et, si son nom ne nous rappelait son sexe, nous la placerions par ses œuvres au rang des grands hommes ; si c’est sa gloire, c’est aussi son malheur ; moins virile, elle nous intéresserait davantage. On ne sort pas impunément de sa nature : ce qu’on gagne en gloire on le perd en amour. Racontons :
IX
Madame de Staël était fille de M. Necker. On peut dire d’elle qu’elle naquit en pleine publicité et qu’elle fut bercée sur les genoux de son siècle.
M. Necker, son père, était un de ces hommes de bruit et de vent que l’engouement de leur époque enfle jusqu’aux proportions d’un grand homme, qui passent la moitié de leur vie à surexciter les espérances de leurs contemporains et l’autre moitié à les détromper de leur fausse supériorité ; routinier en finances, banquier plutôt qu’administrateur du trésor public, novateur en paroles, stérile en mesures, pompeux en éloquence, vide en idées, boursoufflé en style, obscur en chiffres, nul en politique, soulevant témérairement toutes les questions sans avoir le génie d’en résoudre aucune, les laissant retomber de tout leur poids, tantôt sur le peuple, tantôt sur le roi, et ne sauvant jamais que sa propre popularité du naufrage.
Mais M. Necker, l’histoire doit le reconnaître, était en même temps un honnête homme : en trompant le roi, la cour et la nation, il se trompait lui-même. Le vertige dont il avait été saisi, en s’élevant de la banque de M. Thelusson au ministère des finances, lui faisait croire à son infaillibilité comme à un décret de la Providence. Il était vertueux avec faste et orgueilleux avec conscience. Il voulait le bien public non-seulement parce que le bien public était honnête, mais parce que le bien public était lui. Il remplissait de son importance l’État tout entier ; il effaçait le roi, la cour, la noblesse, le peuple. Le peuple le rassasiait de confiance, de déférence, d’adulation, de popularité. Oracle pour les uns, idole pour les autres, il était passé à l’état de divinité.
Les hommes de lettres du dix-huitième siècle, depuis Buffon jusqu’à Thomas, lui formaient une cour de gloire et lui escomptaient l’immortalité. Voltaire même, tout en le mesurant, affectait de le grandir. Sa femme, madame Necker, plus enivrée encore que lui de cette apothéose, groupait dans sa maison tous les rayons de célébrité contemporaine pour faire autour de lui un éblouissement d’opinion.
Cette femme était une institutrice génevoise, froide, vertueuse, un peu puritaine, sincère dans sa tendresse, mais habile à donner l’exemple du fanatisme pour son mari. La maison de M. Necker était de verre ; on y attirait sans cesse les regards du public ; on y voyait, dans un temps de licence et de corruption des mœurs, des scènes un peu apprêtées de philosophie, de religion, de bienfaisance, d’amour conjugal, d’éducation maternelle, de culte filial. C’était un théâtre domestique de vertu privée, servant à accréditer l’homme public.
Tel était le berceau de mademoiselle Necker. Faut-il s’étonner qu’une enfant, respirant dans cette atmosphère de célébrité, en soit sortie avec la soif et la prédestination de la gloire ? Il faut s’étonner seulement que tant de faveurs du sort n’aient pas étouffé le génie. Mais rien ne le donne et rien ne l’étouffe. Le génie n’est pas de la compétence de la société, il est arbitraire comme la nature.
X
L’éducation de la jeune fille fut conforme à cette opulence et à ce caractère de ses parents. Elle n’eut pas d’enfance ; elle grandit et fleurit, comme une plante rare en serre chaude, sous la vertu de sa mère, sous la gloire de son père, sous les caresses et sous les admirations précoces des familiers illustres de la maison : ébauche de statue destinée au piédestal, sans cesse exposée dans le salon de son père comme dans un atelier de gloire à laquelle chacun des hôtes de la maison donnait tour à tour son coup de ciseau ! Le public était sa perspective, la renommée son horizon ; vivre pour elle, c’était briller. On doit admirer comme un prodige qu’après une pareille éducation il soit resté un cœur à l’idole. Le cœur y survécut, mais non la grâce.
Sa figure, à quatorze ans, inspirait déjà plus d’étonnement que d’attrait. Toute sa beauté était dans les yeux, foyer de l’intelligence, qui doivent avoir dans la femme moins d’éclat que de douceur. Ses yeux étaient noirs et bien ouverts, mais ils supportaient le regard avec trop de fermeté pour une jeune fille ; ses cheveux, noirs comme ses yeux, étaient naturellement bouclés, mais ils n’avaient pas cette finesse de tissu qui fait suivre mollement à la chevelure les contours du front, des joues, des épaules, et qui déplie un voile naturel sur la femme ; son front était large, carré, un peu trop haut comme celui de son père ; son nez régulier, mais large comme celui des fils de l’Helvétie, où la grasse fécondité du sol donne à la charpente du visage humain, comme à celle du bœuf de ces pâturages, un peu plus de matière et de solidité qu’il ne convient à la délicatesse des traits. Les pommettes de ses joues étaient saillantes et nuisaient à la courbe de l’ovale ; la bouche, grande et presque toujours entr’ouverte, respirait à grands souffles l’air et l’enthousiasme. Le contour de lèvres épaisses était éloquent, même dans le silence ; ces lèvres palpitaient de paroles muettes qui montaient de l’âme perpétuellement. Le menton était trop accentué et trop lourd pour un visage de femme. Le cou, gros et court, se rattachait par des muscles vigoureux à de belles épaules. Des bras arrondis, charnus, rappelaient la vigueur paysanesque des montagnards de sa patrie ; la gorge était riche ; la taille, massive sans flexibilité et sans affaissement, avait trop d’aplomb pour le poids d’une femme ; sa stature courte et virile ne donnait ni élégance ni noblesse de race à sa personne. Mais la richesse de la séve et la fraîcheur alpestre du teint répandaient sur cette figure une jeunesse et un éblouissement qui suppléaient au dessin par le coloris : on croyait voir une vigoureuse fille des neiges de la Suisse, mais étrangère au milieu de l’aristocratie de Paris.
XI
La chaleur de l’âme répondait à cette teinte animée du visage. Une jeune fille de Genève, que madame Necker avait appelée auprès d’elle pour donner un objet aux premières amitiés de sa fille encore enfant, raconte ainsi les premiers épanchements de son amie : « Elle me parla avec une chaleur et une facilité qui étaient déjà de l’éloquence et qui me firent une grande impression. Nous ne jouâmes point comme des enfants ; elle me demanda tout de suite quelles étaient mes leçons, si je savais quelques langues étrangères, si j’allais souvent au spectacle. Quand je lui dis que je n’y avais été que trois ou quatre fois, elle se récria, me promit que nous irions souvent ensemble à la comédie, ajoutant qu’au retour il faudrait écrire le sujet des pièces et ce qui nous aurait frappées, que c’était son habitude… Ensuite, me dit-elle encore, nous nous écrirons tous les matins.
« Nous entrâmes dans le salon. À côté du fauteuil de madame Necker était un petit tabouret de bois où s’asseyait sa fille, obligée de se tenir bien droite. À peine eut-elle pris sa place accoutumée, que trois ou quatre vieux personnages s’approchèrent d’elle, lui parlèrent avec le plus tendre intérêt. L’un d’eux, qui avait une petite perruque ronde, prit ses mains dans les siennes, où il les retint longtemps, et se mit à faire la conversation avec elle comme si elle avait eu vingt-cinq ans.
Cet homme était l’abbé Raynal. Les autres étaient MM. Thomas, Marmontel, le marquis de Pesay et le baron de Grimm.
« On se mit à table. Il fallait voir comment mademoiselle Necker écoutait ! Elle n’ouvrait pas la bouche, et cependant elle semblait parler à son tour, tant ses traits mobiles avaient d’expression ! Ses yeux suivaient les regards et les mouvements de ceux qui causaient ; on aurait dit qu’elle allait au-devant de leurs idées. Elle était au fait de tout, même des sujets politiques, qui, à cette époque, faisaient déjà un des grands intérêts de la conversation.
« Après le dîner, il vint beaucoup de monde. Chacun, en s’approchant de madame Necker, disait un mot à sa fille, lui faisait un compliment ou une plaisanterie… Elle répondait à tout avec aisance et avec grâce ; on se plaisait à l’attaquer, à l’embarrasser, à exciter cette petite imagination qui se montrait déjà si brillante. Les hommes les plus marquants par leur esprit étaient ceux qui s’attachaient davantage à la faire parler ; ils lui demandaient compte de ses lectures, lui en indiquaient de nouvelles, lui donnaient le goût de l’étude en l’entretenant de ce qu’elle savait ou de ce qu’elle ignorait. »
XII
Dès cette époque la partialité de monsieur Necker pour les qualités brillantes de l’esprit de sa fille, et la sévérité de madame Necker, qui voyait des dangers dans la précocité de ce génie, établirent entre le père et la fille une intimité d’esprit qui blessa la mère. Madame Necker dissimula mal sa jalousie contre une enfant qui l’éclipsait dans son salon et jusque dans le cœur de son père. Une froideur qui ne se réchauffa plus jamais glaça les rapports de la mère et de la fille. Madame Necker avait voulu faire de sa fille un modèle, la nature en avait fait un prodige ; elle s’alarma d’un éclat qu’elle ne pouvait ni modérer ni voiler. Elle ne fut bientôt plus que la seconde merveille dans sa propre maison. Son orgueil ne souffrit pas moins que sa prévoyance maternelle : elle fut la première éclipsée par le chef-d’œuvre qu’elle avait voulu montrer aux mères. Ce fut dès ce jour l’amertume du reste de sa vie.
On retrouve les traces de cette tristesse de la mère et de cet éloignement de la fille dans les entretiens de madame Necker et dans les écrits de madame de Staël. L’une gémit, l’autre se tait ; on sent le froid qui s’est introduit dans la famille.
La passion de la célébrité qui possède également ces trois personnes devient leur châtiment ; cette célébrité attire de loin les regards du monde sur la fille et glace de près ces trois cœurs qui éprouvent la rivalité dans leur propre sang. Il y a peu de leçons comparables à cet exemple : la publicité à laquelle on a témérairement voué la fille devient le fléau du foyer.
XIII
La conversation ne suffisait déjà plus à cette ardeur de gloire que l’éducation avait allumée dans l’âme de la jeune fille. L’époque toute littéraire et la société toute lettrée au milieu de laquelle on l’avait jetée ne s’entretenaient que des chefs-d’œuvre de la littérature ; la gloire de la tribune et celle des champs de bataille, qui allaient naître pour la France révolutionnaire, n’étaient pas encore nées. Un livre était un homme, une nation, un siècle, une postérité. Voltaire et J. J. Rousseau étaient, l’un par son aptitude universelle, l’autre par son éloquence morose, les rois du bruit. Tout le monde aspirait à quelques lambeaux de leur gloire : écrire alors c’était régner. Une renaissance de la pensée libre éclatait sur l’Europe. Le foyer de cette renaissance, allumé en Angleterre un demi-siècle auparavant, était alors Paris. Cette renaissance s’appelait la philosophie française ; chacun y empruntait ou y apportait son rayon. Le salon de M. Necker les condensait tous ; mais, par une politique personnelle qui s’appliquait à recruter des partisans dans tous les partis de la pensée, monsieur et madame Necker gardaient une certaine neutralité caressante entre tous ces philosophes et tous ces écrivains, promulguant les principes, ajournant les applications, ménageant les rivalités, vénérant le passé, saluant l’avenir, se réfugiant dans la tolérance pour n’avoir pas à se prononcer entre la philosophie et le christianisme, entre l’aristocratie et le peuple, entre la monarchie et la république.
Par indulgence pour le crédit du ministre dont on briguait les faveurs, on était tacitement convenu de respecter cette équivoque. On s’extasiait également sur les théories philosophiques du père et sur les œuvres pieuses de la mère. Tout se conciliait dans une religiosité supérieure et élastique qui se prêtait à toutes les opinions théologiques et qui enveloppait d’une égale tolérance les sectes contraires. Mais en réalité M. Necker était alors un théiste, madame Necker une protestante. L’un et l’autre se séparaient au moins du scepticisme ou de l’athéisme régnant par une foi vive dans la Divinité, dans la Providence et dans la destinée immortelle de l’âme.
Leur fille était née dans une atmosphère plus libre que celle de Genève, ville théologique où respire toujours le souffle contentieux de Calvin ; elle vivait depuis son enfance sur les genoux des philosophes, elle inclinait par sentiment comme par éducation vers la religion philosophique de son père.
L’âme éloquente de J. J. Rousseau, son compatriote, avait passé dans cette enfant. Elle était de la religion qui parlait le plus éloquemment de la nature et de la liberté en s’élevant cependant à l’adoration du Créateur : c’était alors celle du philosophe de Genève exprimée dans la profession de foi du Vicaire Savoyard.
Les philosophes, plus secs de cœur et plus implacables de logique, ne pardonnaient pas à J. J. Rousseau sa condescendance pour le christianisme, qu’ils ne remplaçaient que par l’athéisme : de là, deux sectes dans la philosophie nouvelle, celle des philosophes impies et celle des philosophes pieux. Mademoiselle Necker était de celle de son père et du fils de l’horloger, comme on appelait alors J. J. Rousseau ; mais elle était surtout de la religion littéraire du moment, la déclamation, l’éloquence, la gloire, le génie humain. Elle brûlait du désir de prendre place dans la renommée du siècle, dont le salon de son père était le cénacle.
XIV
Elle essaya ses forces dans la langue qui tente et qui trompe le plus les jeunes imaginations, celle des vers. Ses premiers essais de lyrisme et de drame furent malheureux. L’outil était trop lourd pour une main d’enfant, trop lourd même pour une main de femme. À l’exception de la virile Sapho, dont cinq ou six vers attestent l’énergie poétique, aucune femme, dans aucune langue antique ou moderne, n’a laissé un seul fragment de ces vers que les siècles se transmettent en les répétant comme un monument du sentiment ou de la pensée humaine. Cette lacune universelle, dans la littérature de tous les pays et de tous les âges, est au moins une présomption contre l’aptitude des femmes à la haute poésie exprimée en vers.
De toute la création, la femme est cependant l’être le plus essentiellement poétique, puisqu’elle est certainement l’être le plus richement doué des quatre facultés qui font le poëte suprême, l’imagination, la sensibilité, l’amour, l’enthousiasme. Pourquoi donc aucune femme ne fut-elle jusqu’ici un grand poëte en vers ? C’est qu’apparemment le vers est un instrument exclusivement viril qui veut, comme l’éloquence de la tribune, une main d’homme pour le faire vibrer complétement à l’oreille, au cœur, à la raison, à la passion de l’humanité. C’est le mystère de la langue plus que celui de la nature. Le vers français, dont nous avons accusé ailleurs le vice et la puérilité trop musicale dans notre poésie rimée, est cependant la dernière expression de la condensation, de l’harmonie, de la vibration, de l’image, de la grâce ou de l’énergie dans la parole humaine. C’est la transcendance du langage, c’est la concentration de la pensée ou du sentiment dans peu de mots, c’est l’explosion de la phrase éclatant comme le canon sous la charge qu’une main vigoureuse a introduite et bourrée dans le tube de bronze ; c’est l’idée, le sentiment, l’image, le son, la brièveté fondus ensemble d’un seul jet au feu de l’inspiration et formant ce métal de Corinthe dont nul n’a pu découvrir le secret en le décomposant ; c’est l’algèbre sans chiffres qui abrége tout, qui dit tout, qui peint tout d’un seul trait ; c’est la conception et l’enfantement de l’âme en un seul acte, c’est le délire raisonné surexcitant au dernier degré les facultés expressives de l’homme, mais c’est le délire se connaissant, se possédant, s’exaltant en se jugeant, se contenant avec la suprême autorité du sang-froid comme le coursier emporté qui tiendrait lui-même son propre frein. Peut-être la tension prodigieuse d’esprit nécessaire au grand poëte pour cette éjaculation à la fois passionnée et raisonnée des vers, est-elle disproportionnée à la force et à la délicatesse des organes de la pensée dans la femme ? Peut-être sa main débile, qui n’a pas été façonnée pour l’effort, ne peut-elle jamais parvenir à tendre assez puissamment la corde de l’arc pour que la flèche du vers atteigne le but et touche l’âme en la charmant, comme le trait invisible de l’archer qui déchire l’air en le traversant et qui résonne à l’oreille en perçant le cœur ? Nous l’ignorons, mais c’est un fait historique et universel qu’aucune femme encore n’a pu chanter comme Homère ni parler comme Démosthène.
Le poëme et le discours sont œuvres viriles, parce que l’un est le trépied, l’autre la tribune ; l’un monte trop haut dans le ciel, l’autre descend trop bas dans le tumulte humain. La femme, même la femme de génie, veut un piédestal plus rapproché des yeux et des cœurs.
XV
Mademoiselle Necker, convaincue par cette première épreuve de l’inégalité de ses forces à son ambition de gloire poétique, renonça pour quelque temps aux vers ; elle écrivit son premier ouvrage en prose, les Lettres sur les écrits et le caractère de J. J. Rousseau. Ces premières pages révélèrent plus qu’un grand style, une grande âme dans cette jeune femme : J. J. Rousseau y est jugé▶ comme il doit l’être par la pitié et par l’enthousiasme. Mademoiselle Necker n’avait pas encore atteint les années arides du bons sens.
Les utopies spéculatives de l’auteur du Contrat social, de l’Émile, des plans chimériques de constitution de Pologne et de Corse, n’étaient pas à la portée de sa critique. Mais les malheurs de Rousseau, sa misanthropie tour à tour chagrine ou plaintive, l’éloquence de ses sentiments qui cachait le néant de ses idées, étaient de la compétence de son cœur. Elle emprunta quelque chose du style de ce grand harmoniste et de ce grand coloriste pour parler de lui. On reconnut dans le portrait la manière du modèle ; on y reconnut surtout une certaine audace d’idées et une certaine indépendance de jugements qui rappelaient la séve étrangère et qui marquaient alors toutes les œuvres écrites au bord du lac de Genève. Cette vallée de Kachemire de l’Occident, cette colonie de la liberté religieuse et de la liberté républicaine, encaissée dans des remparts de neige entre le Jura et les Alpes, semblait donner de l’étrangeté et de la hardiesse à la pensée. J. J. Rousseau en était sorti pour étonner la société de ses invectives, et pour peindre la nature de couleurs neuves empruntées aux aspects, aux forêts, aux neiges, aux eaux de cette Tempé de l’Helvétie. Haller y avait chanté des odes pindariques, hymnes spontanées de la création au Créateur. Gessner y avait transplanté les scènes pastorales d’un Théocrite des Alpes. Gibbon y était venu d’Angleterre pour être plus libre dans ses jugements sur les religions et sur la société ; il y avait écrit, pendant une séance de dix ans, la grande histoire de la décomposition et de la transformation de l’empire Romain par le christianisme. L’esprit de parti et l’esprit de secte sont parvenus à le décréditer aujourd’hui d’un dénigrement inique, mais cette œuvre n’en ressortira pas moins de cette éclipse comme le plus inaltérable monument d’érudition, de saine critique, d’impartialité historique et de récit sévère que le dix-huitième siècle ait légué à l’Europe.
Voltaire avait abrité en Suisse, à soixante-deux ans, son génie, au moment où sa vie littéraire finissait, et où il commençait sa vie philosophique. L’air des montagnes avait retrempé même son talent politique affadi par l’air des cours. La fille de M. Necker devait bientôt y écrire les plus beaux livres de sa maturité, et lord Byron les plus beaux chants de son Child Harold, cette odyssée de l’âme d’un poëte incomparable.
Les Lettres sur J. J. Rousseau, ainsi que plusieurs opuscules de cette première adolescence de mademoiselle Necker, n’eurent pas besoin de l’indulgence due à son âge et de la courtisanerie des familiers de son père pour faire sensation dans le monde lettré à Paris. On n’était pas accoutumé à une telle virilité romaine d’idées et d’accents sous une main de jeune femme. Un immense applaudissement accueillit ces essais. On ne pouvait y méconnaître une force étonnante sous un peu de déclamation, mais la déclamation dans la première jeunesse est comme l’écume du génie qui court trop vite et qui gronde trop fort au commencement de sa course ; on pardonne ce bouillonnement de style au premier jet.
Quand la déclamation est vide et froide, elle prouve le néant de l’âme ; mais, quand elle est pleine et chaude, elle prouve la surabondance d’idées. L’une est l’hypocrisie du sentiment, l’autre n’en est que l’exagération ; entre feindre ce qu’on ne sent pas ou exagérer ce qu’on sent, il y a la distance du mensonge à l’emphase. D’ailleurs, à l’exception de Voltaire, qui avait trop de muscles dans la pensée pour recourir à l’enflure, tout le dix-huitième siècle déclamait un peu : Diderot, Thomas, Buffon, Guibert, Raynal, Marmontel, la cour entière de philosophes et d’hommes de lettres groupés autour de M. Necker, n’étaient pas exempts de déclamation dans leur style. J. J. Rousseau lui-même, excepté dans son chef-d’œuvre des Confessions, n’avait été que le plus sublime des déclamateurs.
Madame Necker faisait déclamer la vertu ; M. Necker faisait déclamer jusqu’aux chiffres. Il n’est pas étonnant que leur fille ait contracté dans cette société le vice du temps. C’était un siècle de recherche en tout genre. Chacun aspirait à la vérité en religion, en politique, en littérature, en système ; chacun enflait sa voix pour se persuader à lui-même et pour persuader aux autres qu’il l’avait trouvée.
XVI
Ces premiers succès placèrent mademoiselle Necker sur un piédestal dans le salon et dans le monde de son père. Elle avait été l’enfant de l’espérance, elle devint le prodige de la jeunesse. Ce fut de cette époque qu’elle prit le goût et la passion de ce qu’elle appelle sans cesse dans ses ouvrages la société, c’est-à-dire un cercle plus ou moins étendu d’hommes oisifs et de femmes désœuvrées qui se réunissent le soir dans un salon pour causer au hasard de toutes choses. Cette étrange institution du commérage, connue seulement des grandes courtisanes et des marchandes d’herbes d’Athènes, était incompatible avec la civilisation antique de l’Orient et même de l’Occident. Ni dans les Indes, ni dans la Chine, ni en Égypte, ni en Perse, ni en Arabie, ni en Grèce, ni à Rome, la législation, la religion, les mœurs n’auraient admis cette promiscuité élégante et garrule des deux sexes dans des réunions habituelles pour se donner en spectacle et en divertissement d’esprit les uns aux autres.
Ici régnaient l’esclavage et la polygamie ; là les usages, la modestie, l’ombre du foyer domestique imposés aux filles, aux femmes, aux mères, les renfermaient dans le sanctuaire de leur foyer ou ne leur permettaient que les visites et les conversations entre elles. Le moyen âge ne connaissait pas davantage cette société mixte d’hommes et de femmes se rencontrant à jour et à heure fixes dans un salon pour causer ensemble. Les mœurs austères des premières nations chrétiennes auraient vu dans cette institution de plaisir intellectuel un souvenir de la bayadère des Indes ou de la courtisane de Rome. Les Tartares de la Russie, les Germains, les Bretons l’ignoraient ; les hommes et les femmes s’y réunissaient et s’y réunissent encore séparément. La conversation, bornée aux choses domestiques entre les femmes, aux choses publiques entre les hommes, ne confondait que rarement, et pour des solennités religieuses, les deux sexes dans les temples ou dans les spectacles.
Les Italiens, dans la décadence des mœurs sous les papes à Rome et sous les Médicis à Florence, et les Français après les Italiens, furent les premiers qui ouvrirent ces lices d’esprit dans des cours, dans des salons privés, où la conversation devint la seule fête des conviés. L’Italie les borna aux délices de la poésie et de l’amour, ces consolations des pays esclaves ; la sociabilité française, vice et qualité de la nation, les multiplia et les étendit à tous les sujets, depuis la galanterie et la littérature jusqu’à la politique et à la philosophie. Elle appela ces entretiens la société par excellence. La conversation, besoin d’échange des esprits et des cœurs, devint une nécessité et presque une institution du pays.
Le commérage relevé à la dignité d’entretien, tantôt léger, tantôt sérieux, passa en loi. Les visites furent des devoirs de société, les salons des assemblées publiques, sans contrôle des gouvernements. L’opinion publique, cette atmosphère, cette aura dont vivent et meurent les gouvernements, y naquit pour devenir peu à peu la véritable souveraineté nationale ; les fauteuils furent des tribunes, les causeurs des orateurs, les causeries des harangues.
XVII
Beaucoup de femmes éminentes par l’esprit ou les grâces y portèrent l’agrément ; mademoiselle Necker essaya d’y porter pour la première fois l’éloquence. Le temps s’y prêtait autant que la nature toute littéraire et toute politique de l’esprit des salons. La révolution française, prête à éclater dans les actes, fermentait déjà partout dans les âmes. La France était travaillée des frissons et des douleurs d’un grand enfantement ; elle sentait remuer dans son sein quelque chose, un génie ou un monstre, elle ne savait pas bien quoi ; mais les vieilles choses s’écroulaient pour faire place aux nouveautés.
La parole était à tout le monde ; c’était le bruit général d’un grand déplacement de foi, d’idées, d’institutions, de souveraineté, de lois, de mœurs, de préjugés, devant la raison, devant la philosophie, devant la nation, qui s’avançaient pour tout remplacer ou pour tout confondre.
Le salon de M. Necker, que l’on croyait l’initiateur et le modérateur du mouvement, était le foyer le plus retentissant de tout ce bruit. Hommes de lettres, hommes de cour, femmes avides d’adoration ou d’importance, diplomates étrangers, voyageurs de toutes les nations du continent, orateurs du parlement britannique, républicains d’Amérique consacrés par l’auréole de leur liberté naissante, se pressaient chaque soir dans ce salon. Le silence obligé du premier ministre, la réserve un peu contrainte de la mère affligée de l’éclat prématuré de sa fille, y laissaient la parole à mademoiselle Necker. L’admiration ou l’adulation générale l’encourageait ; les applaudissements devançaient le mot ; l’enthousiasme éclatait à chaque phrase. La société transformée en auditoire provoquait, au lieu de l’entretien, le discours. La jeune femme, habituée de bonne heure au monologue par l’exercice quotidien de sa plume et par l’éloquence des hommes supérieurs entendus dès l’enfance chez son père, se laissait emporter par son enthousiasme ; la charmante timidité de son sexe et de son âge, cette pudeur de l’âme, aussi rougissante que celle du corps, n’était jamais née en elle. La publicité de son enfance l’avait supprimée. Il ne manquait à son esprit que cette grâce, mais cette grâce eût été en même temps son silence. On regrettait un moment en elle cette innocence du génie qui s’ignore et doute de lui-même ; on finissait par l’oublier au charme de son improvisation virile. Ce n’était plus une femme, c’était un poëte et un orateur.
Le personnage oratoire et poétique de Corinne, qu’elle a dépeint plus tard dans son voyage d’Italie, n’est pas une fiction ; c’est le portrait de mademoiselle Necker peinte devant sa glace par elle-même. À cette époque de sa vie, dans ce portrait, elle flatta sa figure, mais non son talent.
« Elle était vêtue, comme la sibylle du Dominiquin, d’un châle des Indes, tourné autour de sa tête, et ses cheveux, du plus beau noir, étaient entremêlés avec ce châle ; sa robe était blanche ; une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein ; son costume était très-pittoresque, sans s’écarter cependant assez des usages reçus pour que l’on pût y trouver de l’affectation. Son attitude (sur le char) était noble et modeste ; on apercevait bien qu’elle était contente d’être admirée, mais un sentiment de timidité se mêlait à sa joie et semblait demander grâce pour son triomphe ; l’expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire, intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelvil son ami, avant même qu’une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient d’une éclatante beauté ; sa taille, grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur ; son regard avait quelque chose d’inspiré. L’on voyait, dans sa manière de saluer et de remercier pour les applaudissements qu’elle recevait, une sorte de naturel qui relevait l’éclat de la situation extraordinaire dans laquelle elle se trouvait ; elle donnait à la fois l’idée d’une prêtresse d’Apollon qui s’avançait vers le temple du Soleil et d’une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie ; enfin, tous ses mouvements avaient un charme qui excitait l’intérêt et la curiosité, l’étonnement et l’affection. »
XVIII
La célébrité de mademoiselle Necker, qui aurait effrayé les hommes supérieurs qui cherchent dans une femme une épouse et non une émule de gloire, éblouissait les hommes médiocres ; ils se flattaient de donner leur nom à une femme qui ajouterait à ce nom le lustre du génie ; ils s’imaginaient qu’un reflet futur de cette gloire rejaillirait sur leur propre médiocrité ; ils oubliaient qu’un homme ordinaire n’est jamais que l’ombre de cet éclat emprunté, que le mari d’une femme célèbre n’a plus même pour abriter sa vie intérieure l’obscurité de son foyer domestique. Partout où une telle épouse porte la lumière, elle attire le regard du public ; son mari et sa famille deviennent visibles aux yeux importuns qu’ils voudraient en vain éviter.
Ces considérations cependant éloignaient ces prétendants français, anglais ou italiens de la main de cette fille unique, malgré la fortune, le crédit, la popularité de son père ; mais les hommes du Nord, plus candides et plus enthousiastes, ne sont pas retenus par ce scrupule de leur amour-propre. La supériorité d’une épouse les offusque moins, parce qu’ayant moins de prétention pour eux-mêmes, ils placent leur orgueil dans la gloire de leur idole ; ils s’honorent d’admirer de plus près l’épouse que le monde admire loin ; leur amour n’a pas besoin de l’égalité, il est un culte ; ils se sacrifient en se subordonnant à celles qu’ils adorent.
Le baron de Staël, ami de Gustave III et ambassadeur de Suède à Paris, brigua et obtint la main de mademoiselle Necker. Il ne manquait à cette famille, parvenue au sommet de l’importance et du crédit par la richesse et par la faveur, qu’une alliance illustre qui les naturalisât dans l’aristocratie européenne. La naissance, le nom, le rang du baron de Staël anoblissaient l’épouse et rejaillissaient sur les parents. M. et madame Necker, qui tendaient à la supériorité sociale par toutes les voies avaient trop senti les froissements de leur vanité à la cour pour ne pas apprécier à leur prix de hautes alliances ; en anoblissant leur fille en Suède, ils anoblissaient en France leur propre sang ; ils s’apatriaient dans toutes les noblesses de l’Europe.
Le baron de Staël fut agréé. Le roi de Suède promit, pour faciliter le mariage, qu’il conserverait pendant de longues années à ce gentilhomme la place d’ambassadeur à Paris. M. de Staël, de son côté, s’engagea, par contrat, à ne jamais forcer sa femme à le suivre en Suède. À ce prix, il obtint la main de mademoiselle Necker.
C’était un homme déjà mûr d’années, d’une figure noble, d’une distinction de manières qui répondait à sa considération personnelle dans le monde, d’un esprit suffisant pour jouir des succès de sa femme sans prétendre à l’égaler, un de ces hommes qui acceptaient les seconds rangs partout, même dans leur maison.
Cette union sans tendresse, mais sans orages, ne fit qu’ajouter le nom, le rang, la liberté, la considération d’une ambassadrice de Suède à Paris, à la célébrité littéraire précoce de madame de Staël et à sa qualité de fille du ministre le plus influent du conseil du roi.
Trois enfants, deux fils et une fille naquirent de ce mariage. Il ne fut troublé que plus tard par des séparations de fortune dans l’intérêt des enfants, séparations de biens qui amenèrent des séparations de personnes ; mais, quoique relâchés et peu intimes, les rapports entre deux époux si disproportionnés de nature, d’âge et d’opinion, conservèrent toujours la décence, cette seule vertu que le monde avait le droit de demander alors à ces unions de convenance. La séparation même ne dura pas jusqu’à la mort ; le baron de Staël revint, après la révolution française, mourir entre les soins de sa femme et les respects de ses enfants.
XIX
La révolution qui se précipitait par toutes les innovations que la popularité de M. Necker et la déférence de Louis XVI à ses avis lui avaient ouvertes, ne tarda pas à dépasser les idées de 89 et à détrôner le roi. Les états généraux du royaume, comme tout esprit politique l’avait prévu excepté M. Necker, s’étaient révolutionnés eux-mêmes le premier jour de leur réunion à Versailles. M. Necker, ne pouvant plus être leur modérateur, avait été leur jouet ; la cour l’avait congédié comme leur complice ; le peuple l’avait rappelé par l’insurrection du 14 juillet. Rejoint à Bâle par les messagers du roi et du peuple, il était rentré à Paris avec sa femme et sa fille, comme un triomphateur, par la dernière brèche de la monarchie.
Ce triomphe n’avait été que d’un jour ; le lendemain, le peuple s’était indigné d’avoir accordé à son favori quelques têtes proscrites. M. Necker avait repris, sans influence et sans dignité, le rang, désormais illusoire, de premier ministre. Le ministère ne consistait plus qu’à être le témoin officiel des dégradations coup sur coup de la royauté, et à ratifier les empiètements de l’Assemblée et les émeutes de la capitale. Mirabeau, le vrai ministre de cette démolition, bafouait M. Necker de ses ironiques éloges ; le peuple, à qui il n’avait plus rien à refuser, le livrait aux Jacobins qui lui promettaient des ruines plus complètes ; le ministre déconcerté n’apportait au conseil que des plans de finances avortés, des gémissements et des déceptions.
XX
Aucun remords généreux ne lui inspira dans sa déchéance un parti capable de sauver le roi qu’il avait perdu, ou d’honorer du moins la chute du trône par un magnanime effort. Il se laissait emporter comme un débris inerte et sans volonté par ce courant de ruine. Quand il vit sa propre vie menacée par les séditions croissantes à Paris, il abandonna enfin le timon qui ne gouvernait déjà plus qu’au gré des tempêtes, et il se réfugia avec sa femme et sa fille dans son château de Coppet, à l’abri de la révolution, sur une terre étrangère.
Sa fille, protégée par son titre d’ambassadrice, ne tarda pas à revenir à Paris où la rappelaient ses opinions, ses attachements et son ardeur politique. Sa jeunesse, sa passion, ses enthousiasmes, ses liaisons avec les publicistes et les orateurs du temps lui avaient fait dépasser les opinions de son père.
M. Necker avait rêvé une monarchie à trois pouvoirs pondérés comme l’Angleterre, sans considérer que les gouvernements ne se copient pas, mais qu’ils se moulent sur le type des traditions, des idées, des mœurs, des classes préexistantes dans un pays. Les plagiats en politique ne sont pas seulement des platitudes, ce sont des chimères. La France qui n’a d’aristocratie que dans l’intelligence, et où par conséquent l’aristocratie est personnelle, ne pouvait reconstituer d’une main les priviléges politiques qu’elle détruisait de l’autre. Aristocratie et France moderne sont deux mots qui se nient l’un à l’autre. La force ou l’idée, voilà alternativement le gouvernement de la France ; mais il n’y a point de place pour le gouvernement de convention et de préjugé. Les esprits y marchent trop vite pour s’arrêter dans les institutions moyennes. L’extrême en tout, c’est le vice et la vertu de cette nation.
XXI
Madame de Staël, imbue encore des illusions britanniques puisées dans le salon de son père, abandonnait facilement la monarchie pour la république, mais continuait à rêver l’aristocratie constituée dans la république ; sa véritable opinion à cette époque était celle des Girondins avec la démocratie de moins et l’aristocratie de plus pour suppléer au trône aboli. Une gironde aristocrate, c’était sa vraie nature. Elle fut, avant madame Roland, girondine démocrate, l’âme des derniers ministères qui tentèrent de sauver à force de concessions, sinon la monarchie, au moins le roi et sa famille. Le jeune et beau comte Louis de Narbonne, ministre de la guerre avant Dumouriez, puisait ses inspirations dans les pensées de madame de Staël et sa récompense dans son amitié. Tout fut inutile : les vrais Girondins, dépassés eux-mêmes par les Jacobins le 10 août, furent contraints de se précipiter avant leur heure dans la république d’anarchie, au lieu de la république de principes, puis entraînés jusqu’à l’échafaud du roi et de là jusqu’à leur propre échafaud. Le gouvernement de la terreur remplaça le gouvernement de l’opinion. Les femmes s’enfuirent, les salons se turent ; madame de Staël épouvantée se retira chez son père, à Coppet, pour laisser passer la hache qui fauchait tout, pour protester et surtout pour vivre. Cette terreur refoula son âme dans la réflexion et dans le sentiment, les deux puissances de la solitude.
XXII
Les écrits qu’elle composa alors portent l’empreinte d’une généreuse émotion. Elle faisait silence, cependant, de peur d’être entendue des Jacobins et de Robespierre, le Marius des idées dont J. J. Rousseau avait été le philosophe. Elle écrivit sous le voile de l’anonyme une défense de la reine Marie-Antoinette, adressée aux Français. Cette apologie au pied de l’échafaud était généreuse, mais sans péril. Tout porte à croire néanmoins que, s’il eût fallu devenir le Malesherbes des femmes et offrir sa tête aux juges pour sauver celle de la reine, madame de Staël n’aurait pas hésité à se nommer et à se montrer. Elle avait la magnanimité du caractère autant que la magnanimité de la pensée. Derrière l’échafaud elle voyait la gloire de le braver pour sauver un crime à la liberté ; mais en ce moment, et en se montrant alors, elle n’aurait fait que perdre son père et ses enfants. Une protestation jetée au peuple par une main cachée, du sein du nuage, soulageait au moins sa conscience de femme. Les accents en étaient émus et rappelaient l’éloquence virile du grand orateur anglais Burke, qui avait fait frémir et pleurer l’Europe entière sur les outrages et la captivité de Marie-Antoinette.
« Depuis un an, dit en finissant madame de Staël, depuis un an que le secret le plus impénétrable entoure sa prison, on a dérobé tous les détails de ses douleurs ; mille précautions ont été prises pour en étouffer le bruit. Un tel mystère honore le peuple français : on a craint son indignation, on peut donc encore espérer sa justice. Il aurait su, ce peuple, qu’on apporta devant la fenêtre de Marie-Antoinette la tête de son amie. Ignorant les fatales nouvelles de ce jour épouvantable, on la força, par un barbare silence, à contempler longtemps des traits ensanglantés qu’elle reconnaissait à peine à travers l’horreur et l’effroi. Elle se convainquit enfin qu’on lui présentait les restes défigurés de celle qui mourut victime de son attachement pour elle. Cruels ordonnateurs de cette scène ! vous qui vîtes devant vous votre malheureuse reine prête à mourir de désespoir, saviez-vous alors tout ce qu’elle devait souffrir ? Et les mouvements d’un cœur sensible, ces mouvements qui devaient vous être inconnus, les aviez-vous appris pour être plus certains de vos cœurs ?
« Pendant le procès du roi, chaque jour abreuvait sa famille d’une nouvelle amertume ; il est sorti deux fois avant la dernière, et la reine, retenue captive, ne pouvant parvenir à savoir ni la disposition des esprits ni celle de l’assemblée, lui dit trois fois adieu dans les angoisses de la mort ; enfin le jour sans espérance arriva. Celui que les liens du malheur lui rendaient encore plus cher, le protecteur, le garant de son sort et de celui de ses enfants, cet homme, dont le courage et la bonté semblaient avoir doublé de force et de charme à l’approche de la mort, dit à son épouse, à sa céleste sœur, à ses enfants, un éternel adieu ; cette malheureuse famille voulut s’attacher à ses pas, leurs cris furent entendus des voisins de leur demeure, et ce fut le père, l’époux infortuné qui se contraignit à les repousser. C’est après ce dernier effort qu’il marcha tranquillement au supplice, dont sa constance a fait la gloire de la religion et l’exemple de l’univers. Le soir, les portes de la prison ne s’ouvrirent plus, et cet événement, dont le bruit remplissait alors le monde, retombe tout entier sur deux femmes solitaires et malheureuses, et qui n’étaient soutenues que par l’attente du même sort que leur frère et leur époux. Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère ; mais rassemblant tous leurs sentiments au fond de leur cœur, elles surent y nourrir la douleur et la fierté. Cependant, douces et calmes au milieu des outrages, leurs gardiens se virent obligés de changer sans cesse les soldats apostés pour les garder ; on choisissait avec soin, pour cette fonction, les caractères les plus endurcis, de peur qu’individuellement la reine et sa famille ne reconquissent la nation qu’on voulait aliéner d’elles. Depuis l’affreuse époque de la mort du roi, la reine a donné, s’il était possible, de nouvelles preuves d’amour à ses enfants. Pendant la maladie de sa fille, il n’est aucun genre de services que sa tendresse inquiète n’ait voulu lui prodiguer ; il semblait qu’elle eût besoin de contempler sans cesse les objets qui lui restaient encore pour retrouver la force de vivre, et cependant un jour on est venu lui ôter son fils ; l’enfant, pendant deux fois vingt-quatre heures, a refusé de prendre aucune nourriture. ◀Jugez▶ quelle est sa mère par le sentiment énergique et profond qu’à cet âge déjà elle a su lui inspirer ! Malgré ses pleurs, au péril de sa jeune vie, on a persisté à les séparer. Ah ! comment avez-vous osé, dans la fête du 10 août, mettre sur les pierres de la Bastille des inscriptions qui consacraient la juste horreur des tourments qu’on y avait soufferts ? Les unes peignaient les douleurs d’une longue captivité, les autres l’isolement, la privation barbare des dernières ressources ; et ne craigniez-vous pas que ces mots : ils ont enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous retraciez la mémoire !
« Voilà le tableau de l’année que cette femme infortunée vient de parcourir. Et cependant elle existe encore ; elle existe parce qu’elle aime, parce qu’elle est mère. Ah ! sans ce lien sacré, pardonnerait-elle à ceux qui voudraient prolonger sa vie ? Mais, lorsque malgré tant de maux, il vous reste encore du bien à faire, traînerez-vous du cachot au supplice cette intéressante victime ? Regardez-la, cruels ! non pour être désarmés par sa beauté ; mais, si les pleurs l’ont flétrie, regardez-la pour contempler les traces d’une année de désespoir ! Que vous faudrait-il de plus si elle était coupable ? Et que doivent donc éprouver les cœurs certains de son innocence ?
« Je reviens à vous, femmes immolées toutes dans une mère si tendre, immolées toutes par l’attentat qui serait commis sur la faiblesse par l’anéantissement de la pitié ; c’en est fait de votre empire si la férocité règne, c’en est fait de votre destinée si vos pleurs coulent en vain ! Défendez la reine par toutes les armes de la nature ; allez chercher cet enfant, qui périra s’il faut qu’il perde celle qu’il a tant aimée ; il sera bientôt aussi lui-même un objet importun, par l’inexprimable intérêt que tant de malheurs feront retomber sur sa tête ; mais qu’il demande à genoux la grâce de sa mère ; l’enfance peut prier, l’enfance s’ignore encore.
« Mais malheur au peuple qui aurait entendu ses cris en vain ! Malheur au peuple qui ne serait ni juste ni généreux ! Ce n’est pas à lui que la liberté serait réservée. L’espérance des nations, si longtemps attachée au destin de la France, ne pourrait plus entrevoir dans l’avenir aucun événement réparateur de cette génération désolée. »
XXIV 1
Le neuf thermidor et la chute de Robespierre permirent à madame de Staël d’élever la voix. Ce fut alors pour la république modérée qu’elle écrivit ses réflexions sur la paix extérieure et sur la paix intérieure. Le premier de ces deux opuscules avait pour but de convaincre les puissances étrangères qu’il fallait pactiser avec la république française sous peine de l’irriter jusqu’à la frénésie et de lui faire révolutionner l’Europe. Le second avait pour objet de convaincre les partis intérieurs de la nécessité d’une conciliation dans la liberté mutuelle et légale sous peine d’éterniser l’anarchie et de recréer la tyrannie. La pensée dans ces deux écrits est d’un républicain sincère, le style est d’un grand publiciste. Ils replacèrent très-haut sur la scène politique la fille un moment oubliée de M. Necker. Les grandes voix de 89 et les grandes voix de la Gironde, Mirabeau, Barnave, madame Rolland, Vergniaud, André Chénier, s’étaient éteintes dans la mort naturelle ou dans la mort violente. Madame de Staël restait seule de ces deux partis pour rendre une parole énergique à la liberté modérée. Tout ce qui restait d’ennemis de l’anarchie et d’ennemis de la tyrannie fit écho à sa voix et se groupa autour d’elle. Elle revint à Paris occuper, dans le parti des républicains d’ordre, la place que madame Rolland égorgée par Robespierre avait occupée dans le parti des Girondins. Elle pouvait se flatter et elle se flatta de devenir à son tour l’âme invisible mais dominante d’une république dont elle inspirerait les conseils et dont elle dirigerait la main. Ce fut l’époque véritablement civique de sa vie.
XXV
Tous les hommes d’État, tous les écrivains, tous les orateurs sortis de la proscription, de l’ombre ou du silence après la terreur, se pressaient dans ses salons comme sous l’égide de la liberté retrouvée dans les ruines ; elle contenait l’impatience des uns, elle modérait la réaction des autres, elle relevait le découragement, elle fortifiait la constance, elle réconciliait dans un patriotisme commun ceux que les factions avaient séparés pour le malheur de tous. Jamais son éloquence n’avait été si intarissable et si active ; elle fut pendant quelques mois le seul orateur de la république. Sa tribune était partout où quelques hommes influents se réunissaient pour discuter les bases d’une constitution durable de la liberté. La littérature en ce moment était exclusivement politique ; madame de Staël suivit d’autant plus naturellement ce courant qu’elle-même l’avait créé.
Son livre, sur l’Influence des passions, qu’elle publia alors, ajoute à sa renommée d’écrivain le caractère de moraliste. Ce livre, ◀jugé aujourd’hui à distance avec le sang-froid de la critique, n’ajoute rien à sa véritable gloire. Le livre disserte au lieu d’émouvoir, il ne creuse pas assez profondément dans la nature de l’homme pour y découvrir des vérités nouvelles. C’est de l’esprit qui n’arrive pas jusqu’à la méditation, c’est de la métaphysique légère, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus vain et de plus fastidieux en littérature, des axiomes sans solidité, de la pesanteur sans prix, de l’ennui sans compensation. L’âge de la philosophie n’était pas venu pour elle. Elle était loin des années où le cœur refroidi et la vanité corrigée par le malheur ne laissent à l’homme et à la femme que la faculté de l’analyser eux-mêmes. L’ambition d’être un chef de parti dans la république, la soif de la gloire, l’enivrement des applaudissements publics, et le besoin plus impérieux d’aimer et d’être aimée, troublaient trop son âme pour la laisser voir au fond d’elle-même.
XXVI
Le dix-huit brumaire, le coup d’État du général Bonaparte retournant l’armée contre la révolution, dissipa cruellement dans madame de Staël une partie de ses illusions. Elle fut étourdie comme tout le monde du coup, sans en sentir au premier moment toute la portée. C’était le reflux de toutes les choses refoulées par la philosophie du dix-huitième siècle ; c’était le démenti donné le sabre à la main à toutes les aspirations de l’Europe ; c’étaient toutes les réactions généreuses, politiques, sociales, incarnées dans un seul homme et venant forcer le siècle à balbutier effrontément la grande apostasie de la liberté de penser et de la liberté d’institution ; c’était la représaille de la terreur par une autre terreur plus durable, parce qu’elle est plus modérée et plus disciplinée, la terreur des soldats au lieu de la terreur des bourreaux. Ce fut surtout le coup d’État contre la philosophie.
Madame de Staël n’y vit pendant les premiers mois que l’impatience d’un jeune héros contre des assemblées inertes ou orageuses, qui prenait la dictature au nom de son génie pour régulariser la république, anéantir les factions, grandir la patrie et donner à la pensée confuse du siècle l’unité d’un grand homme. Elle se flatta même que ce jeune génie s’inclinerait devant le sien, qu’elle acquerrait plus facilement sur ce dictateur l’ascendant qu’elle cherchait à se créer sur des chefs de factions multiples, qu’elle serait l’Aspasie française de ce futur Périclès.
Dans cette pensée, elle chercha avec anxiété les occasions de rencontrer le général Bonaparte et de l’éblouir par sa conversation. Elle afficha l’enthousiasme pour sa gloire. Il n’y avait, selon elle, que deux grands hommes dans la république, faits pour s’entendre et se compléter, elle et lui.
Elle était en effet à cette époque la plus haute supériorité intellectuelle et sociale de Paris, elle régnait sur les salons, elle maniait les esprits, elle tenait les fils des factions les plus diverses, elle donnait le ton aux opinions, elle pouvait populariser ou dépopulariser d’un mot le nouveau gouvernement. Ce fut une des audaces les plus soldatesques de Bonaparte, que de dédaigner ce concours ou cette opposition. Négliger madame de Staël était un coup d’État contre Paris plus dangereux peut-être que celui de Saint-Cloud, un coup d’État contre l’opinion, contre la popularité, contre la littérature, contre la conversation, contre les salons.
Mais, décidé à n’en appeler qu’aux baïonnettes d’une armée dont les chefs ne connaissaient pas même de nom la fille de M. Necker, il portait, dès le lendemain du 18 brumaire, ce défi aux puissances de la pensée : tel fut le caractère du gouvernement militaire sous les Marius, sous les Sylla, sous les Césars de Rome.
XXVII
Il est curieux d’étudier, dans les confidences intimes de madame de Staël à cette époque, l’étonnement et l’irritation dont elle fut saisie en s’apercevant de l’éloignement que le premier consul montrait en toute occasion pour elle. Il ne se contentait pas de la tenir à distance, il cherchait à l’humilier quand elle se présentait devant lui. Tout le monde connaît la brusquerie célèbre dont il repoussa ses avances à une des réceptions des Tuileries, où madame de Staël s’efforçait de s’attirer un mot ou un sourire d’encouragement du dictateur : Quelle est à vos yeux la femme supérieure à toutes les femmes ? lui demanda-t-elle avec une évidente intention de s’attirer une adulation personnelle. « Celle qui a eu le plus d’enfants », lui répondit sèchement Bonaparte, manifestant ainsi, avec une rudesse sans ménagement et sans pitié pour son interlocuteur, qu’elle était à ses yeux une créature hors de son rôle, et que la seule gloire de la femme était la gloire domestique de l’obscurité et de la fécondité, ces deux vertus du foyer de l’homme.
Ce mot juste, mais cruel, fit comprendre à madame de Staël qu’il n’y avait point de place pour sa renommée, encore moins pour son influence, sous le gouvernement d’un homme qui reléguait la femme la plus illustre de son sexe dans l’ombre, dans le silence et dans la maternité. Elle espéra cependant, contre toute espérance, amollir la rudesse du dictateur en lui faisant sentir le prix d’un talent comme le sien pour seconder ses plans politiques de régénération de la liberté et de la république. Elle se trompait encore : Bonaparte haïssait la liberté et la république de toute l’ambition qui l’emportait vers l’empire. Son antipathie contre madame de Staël tenait moins à la crainte qu’il avait de son génie qu’à sa haine contre la révolution française. Le nom de M. Necker lui en rappelait l’origine, les écrits de madame de Staël lui en rappelaient les doctrines.
Cette femme jeune, éloquente, populaire encore, était à ses yeux une idée survivante de 1789, qu’il était dangereux de laisser briller au cœur de la France si près de la servitude qu’il voulait sans voix. Il aurait accepté volontiers les services de madame de Staël esclave ; mais le contraste de madame de Staël libre dans un pays asservi lui répugnait. Cette femme était à ses yeux une tribune à elle seule. Il ne voulait que le silence ou l’applaudissement ; il s’en expliqua nettement avec ses frères, Joseph et Lucien Bonaparte, moins dédaigneux que lui des influences littéraires et des puissances morales sur l’opinion.
« Le plus grand grief de l’empereur Napoléon contre moi, dit-elle, c’est le respect dont j’ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments m’ont été transmis comme un héritage, et je les ai adoptés dès que j’ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur belles actions qu’ils inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la révolution française, n’étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n’ont pu, ce me semble, faire aucun tort au culte de la liberté. L’on pourrait tout au plus s’en décourager pour la France ; mais si ce pays avait le malheur de ne savoir posséder le plus noble des biens, il ne faudrait pas pour cela le proscrire sur la terre. Quand le soleil disparaît de l’horizon du pays du nord, les habitants de ces contrées ne blasphèment pas ses rayons qui luisent encore pour d’autres pays plus favorisés du ciel.
« Peu de temps après le 18 brumaire, il fut rapporté à Bonaparte que j’avais parlé dans ma société contre cette oppression naissante dont je pressentais les progrès aussi clairement que si l’avenir m’eût été révélé. Joseph Bonaparte, dont j’aimais l’esprit et la conversation, vint me voir et me dit : « Mon frère se plaint de vous. Pourquoi, m’a-t-il répété hier, pourquoi madame de Staël ne s’attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu’est-ce qu’elle veut ? le payement du dépôt de son père ? je l’ordonnerai : le séjour de Paris ? je le lui permettrai. Enfin, qu’est-ce qu’elle veut ? » — Mon Dieu ! répliquai-je, « il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense. » J’ignore si cette réponse lui a été rapportée, mais je suis bien sûre du moins que, s’il l’a sue, il n’y a attaché aucun sens ; car il ne croit à la sincérité des opinions de personne, il considère la morale en tout genre comme une formule qui ne tire pas plus à conséquence que la fin d’une lettre ; et, de même qu’après avoir assuré quelqu’un qu’on est son très-humble serviteur, il ne s’ensuit pas qu’il puisse rien exiger de vous, ainsi Bonaparte croit que lorsque quelqu’un dit qu’il aime la liberté, qu’il croit en Dieu, qu’il préfère sa conscience à son intérêt, c’est un homme qui se conforme à l’usage, qui suit la manière reçue pour expliquer ses prétentions ambitieuses ou ses calculs égoïstes. La seule espèce de créatures humaines qu’il ne comprenne pas bien, ce sont celles qui sont sincèrement attachées à une opinion, quelles qu’en puissent être les suites ; Bonaparte considère de tels hommes comme des niais ou comme des marchands qui surfont, c’est-à-dire, qui veulent se vendre trop cher. Aussi, comme on le verra par la suite, ne s’est-il jamais trompé dans ce monde que sur les honnêtes gens, soit comme individus, soit surtout comme nations. »