Chapitre XXIII. Des panégyriques en vers, composés par Claudien et par Sidoine Apollinaire. Panégyrique de Théodoric, roi des Goths.
Tandis que dans l’Occident tout penchait vers sa décadence, tandis que les malheurs de l’empire, les invasions des Barbares, le mélange des peuples, le despotisme ou l’incapacité des princes, la terreur des sujets, l’esprit d’esclavage, le contraste même de l’ancienne grandeur, qui ajoute toujours à la petitesse présente, corrompaient le goût, et rétrécissaient à la fois les esprits et les âmes, on vit paraître un homme né avec une imagination brillante et forte, et à qui, peut-être, pour avoir les plus grands talents, il ne manqua que d’être né dans un autre siècle : c’était Claudien. Je le nomme ici, parce qu’il a été l’auteur de plusieurs panégyriques en vers. Il naquit à Alexandrie, beaucoup plus renommée alors par son platonisme et son commerce, que par ses poètes. D’Égypte, il passa en Italie, et y acquit bientôt une grande réputation. Le sénat de Rome lui fit élever une statue, et il eut du crédit à la cour d’Honorius. Il avait pour ami ce célèbre Stilicon, qui fut douze ans le protecteur de son maître, et qui, las de régner au nom d’un fantôme qu’il méprisait, voulut enfin régner par lui-même, et périt. Alors, l’amitié d’un grand homme, devenu coupable, fut un crime, et Claudien quitta la cour. On croit qu’il passa le reste de sa vie dans la retraite et le malheur. Ce fut dans le temps de sa prospérité qu’il composa cette foule de panégyriques que nous avons de lui : car l’enthousiasme pour les hommes puissants n’est guère que la maladie des gens heureux.
On conçoit comment il put louer Stilicon, qui n’était pas à la vérité un citoyen, mais qui était à la fois et un ministre et un général ; mais Honorius, qui toute sa vie fut, comme son frère, un enfant sur le trône ; qui, mené par les événements, n’en dirigea jamais aucun ; qui ne sut ni ordonner, ni prévoir, ni exécuter, ni comprendre ; empereur qui n’avait pas même assez d’esprit pour être un bon esclave ; qui, ayant le besoin d’obéir, n’eut pas même le mérite de choisir ses maîtres ; à qui on donnait un favori, à qui on l’ôtait, à qui on le rendait ; incapable d’avoir une fois du courage, même par orgueil ; qui, dans la guerre et au milieu des périls, ne savait que s’agiter, prêter l’oreille, fuir, revenir pour fuir encore, négocier de loin sa honte avec ses ennemis, et leur donner de l’argent ou des dignités au lieu de combattre ; Honorius, qui, vingt-huit ans sur le trône, fut pendant vingt-huit ans près d’en tomber ; qui eut de son vivant six successeurs, et ne fut jamais sauvé que par le hasard, ou la pitié, ou le mépris ; il est assez difficile de concevoir comment un homme qui a du génie, peut se donner la peine de faire deux mille vers en l’honneur d’un pareil prince. Pour excuser le panégyriste, il faut pourtant convenir que ces éloges ont été écrits pendant la vie de Stilicon ; et qu’alors, si l’empereur n’était rien, l’empire eut du moins de la grandeur. Le talent du ministre couvrait l’enfance du prince. On peut dire qu’Honorius et son frère ressemblaient aux idoles des Indes, dont la réputation dépend de leurs prêtres. Il est impossible de lire avec intérêt des éloges démentis à chaque instant par l’histoire : cependant ceux de Claudien offrent en eux-mêmes de beaux détails. Une imagination qui a quelquefois l’éclat de celle d’Homère, des expressions de génie, de la force quand il peint, de la précision toutes les fois qu’il est sans images ; assez d’étendue dans ses tableaux, et surtout la plus grande richesse dans ses couleurs ; voilà ses beautés. Peu de goût, souvent une fausse grandeur, une majesté de sons trop monotone, et qui, à force d’être imposante, fatigue bientôt et assourdit l’oreille ; enfin trop peu d’idées, et surtout aucune de ces beautés douces qui reposent l’âme : voilà ses défauts. En général, on voit un homme d’un grand talent, qui, à chaque ligne, lutte contre son sujet et contre son siècle ; mais trop souvent son siècle le gâte, et son sujet l’endort. Il est du nombre des écrivains qui ont fait des enthousiastes, mais qu’on aime mieux encore estimer que lire.
Après lui, on trouve Sidoine Apollinaire, qui n’eut ni ses beautés, ni ses défauts ; il était trop au-dessous des unes ; peut-être même ne pouvait-il atteindre aux autres. Né à Lyon en 430, évêque de Clermont en 472, il mourut en 482. Il fut aimé de trois empereurs, fit leurs panégyriques selon l’usage de tous les siècles ; et, pour se conformer au sien, les fit en vers plats, durs et barbares. Il ne manqua pas d’être admiré, et il eut de son vivant des statues, honneur qui ne fut rendu à Virgile qu’après sa mort. De plus, il fut créé patrice et préfet de Rome. Les dignités et les honneurs relèvent quelquefois aux yeux de son siècle la médiocrité intrigante ou heureuse, mais ne font jamais illusion aux siècles suivants. Cette pompe étrangère disparaît, et jamais la faveur des princes n’a corrompu la postérité sur des ouvrages. Colletet, pensionné par un ministre, n’en est pas moins ridicule, et le Cid persécuté n’en vaut que mieux. Les panégyriques de Sidoine Apollinaire, si bien récompensés, sont restés obscurs ; ils n’ont de prix que comme ces monuments gothiques qui servent à faire connaître un siècle, et empêchent un vide dans l’histoire des arts.
Tout tombait alors ; bientôt l’empire d’Occident, ébranlé pendant trois siècles, disparut. Les conquérants du Nord, qui avaient si souvent pillé Rome, mêlèrent enfin la politique à la fureur, et voulurent s’établir dans cette ville qu’ils avaient ravagée. Le dernier monument que nous ayons de l’éloquence romaine, est le panégyrique d’un de ces barbares. Il est vrai que ce barbare était un grand homme : c’est le célèbre Théodoric, contemporain de notre Clovis, et roi des Goths. Élevé à Constantinople, où il avait été livré comme otage, il y prit les connaissances des Grecs, et leur laissa leurs vices et leur mollesse. Renvoyé dans sa patrie, le spectacle d’un peuple fier et libre acheva son éducation. Il devint conquérant et homme d’état, protégea Byzance, subjugua Rome, la répara et l’embellit après l’avoir conquise, joignit partout les lumières au courage, établit différents tribunaux pour juger les Italiens et les Barbares, et fit en même temps une multitude de lois sages pour réunir les deux nations divisées, à peu près comme le vainqueur de Darius eut le projet de réunir les Grecs et les Perses. Il est affreux qu’il n’y ait presque pas un prince célèbre qui n’ait des taches. Alexandre fut déshonoré par le meurtre de Clitus, et le supplice bien plus barbare de Callisthène ; Auguste, par les proscriptions ; Vespasien, par ses rapines et le meurtre d’Helvidius Priscus ; Trajan, par ses excès dans le vin ; Adrien, par ses mœurs ; Constantin, par le meurtre de presque toute sa famille ; Julien, par ses superstitions ; Théodose, par le massacre de Thessalonique ; et Théodoric, dont nous parlons, par le meurtre de Symmaque : tant, parmi les hommes, et surtout ceux qui ont le malheur d’être puissants, on trouve peu de vertus qui soient pures, et de grands caractères sans faiblesses ! Heureusement dans les grandes âmes, pour suppléer aux vertus, le ciel a placé les remords. Théodoric, dans les derniers moments de sa vie, croyait voir, dit-on, la tête sanglante de Symmaque qui le poursuivait. Il serait à souhaiter, pour le bonheur du genre humain, que cette histoire fût vraie, et qu’après les grands crimes, des spectres vengeurs poursuivissent du moins ceux qui, par leur place et leur pouvoir, sont au-dessus des lois.
Tel était ce Théodoric sur lequel nous avons un panégyrique latin. Souvent les panégyriques valent mieux que les rois : ici c’est le contraire. L’orateur, comme tous ceux que nous avons cités, depuis le règne de Dioclétien, était originaire des Gaules. Il naquit en 473 et se nommait Ennodius. Il se maria, entra dans le clergé du vivant de sa femme, se rendit célèbre dans les lettres, fut évêque de Pavie en 510, entreprit deux voyages en Orient pour réunir les deux Églises, et n’y réussit point. On dit qu’Anastase, empereur de Constantinople, le renvoya dans un vaisseau à demi-brisé et prêt à faire naufrage, avec défense de le laisser aborder dans aucun port de la Grèce. Cet assassinat de la part d’un lâche qui veut faire périr l’objet de sa haine, et qui n’ose le faire ouvertement, était bien digne de la cour de Byzance, où de tout temps l’esprit général fut un mélange de cruauté et de faiblesse. Quoi qu’il en soit, Ennodius échappé au danger, mourut trois ans après en 521. Il était historien, poète, orateur, et sa réputation le fit choisir pour prononcer l’éloge du conquérant et du pacificateur de l’Italie. Cet ouvrage, comme je l’ai dit, est parvenu jusqu’à nous ; mais ces sortes de lectures ressemblent aux voyages des antiquaires parmi des ruines. On ne sait dans quelle langue il est écrit. La douce harmonie du langage des Cicéron et des Virgile a disparu. Déjà on sent partout l’influence des dialectes sauvages du Nord. Chaque phrase est presque une énigme à deviner. On voit qu’alors, c’est-à-dire au commencement du sixième siècle, l’éloquence était en proie aux Barbares comme l’Italie. Ainsi, dans l’espace de près de cinq cents ans, les lois, les mœurs, les arts, le gouvernement, la religion, le langage même, tout avait changé ; et dans le pays où César et Caton, Cicéron et Auguste avaient parlé aux maîtres du monde, en attestant souvent les dieux de l’empire et près de l’autel de la victoire, un Gaulois, chrétien et évêque, haranguait en langage barbare, un roi goth venu avec sa nation des bords du Pont-Euxin pour régner au Capitole.