I.
« Il faut avouer que
l’amour-propre, l’amour de la gloire, l’ambition, peuvent faire faire de
belles choses aux hommes. »
C’est ce qu’écrivait Léopold Robert
à l’un de ses amis, et toute sa vie le prouve. En revenant aujourd’hui sur
un sujet qui a été si bien traité déjà dans Le Moniteur
(15 juillet) par M. Théophile Gautier, je n’ajouterai rien à ce que notre
spirituel collaborateur a dit du peintre ; il l’a jugé▶ en le peignant à son
tour : « La moitié du génie est faite, comme on l’a dit, de patience,
et le laurier de la gloire couronne le front de cet amant obstiné du
beau. »
Cette conclusion est notre point de départ. Dans ces
rapides articles que M. Théophile Gautier donne au Moniteur, sa plume brillante sait résumer et figurer avec une
précision d’artiste bien des observations et des études que d’autres
développeraient et étendraient en analyse. Après la médaille
ou le camée, c’est donc une de ces analyses que j’essaie,
à l’aide, il est vrai, des meilleurs secours ; car non seulement
l’intéressant ouvrage de M. Feuillet de Conches a rassemblé sur l’homme et
le peintre tout ce qu’on peut désirer, mais, de plus, l’obligeance bien
connue de M. Feuillet m’a permis de puiser dans les deux volumes manuscrits
de la Correspondance même de Léopold Robert, où se
trouvent rangées chronologiquement et dans toute leur étendue les lettres
adressées par lui à M. Navez, à Schnetz ; au consul de Suisse à Rome,
M. Snell ; à M. Marcotte d’Argenteuil ; à M. H. Boulay (de la Meurthe), au
graveur Jési, etc. On a là toute sa vie morale et intérieure développée jour
par jour dans un tableau sincère et involontaire.
Il y a eu des peintres excellents écrivains ; sans remonter plus haut, sir Josué Reynolds et M. Eugène Delacroix, ces brillants coloristes par le pinceau, sont d’ingénieux et d’habiles écrivains avec la plume ; mais ils savent ce qu’ils font. Léopold Robert, en ses épanchements naïfs et suivis avec ses amis, ne se doutait pas qu’il serait un jour pris pour un écrivain. Le recueil de ses lettres, que d’abondants extraits de M. Feuillet de Conches font déjà connaître et dont la publication plus entière deviendra possible avec les années, formera un livre qui se placera tout naturellement à côté du recueil des lettres du Poussin, celui de tous les peintres de qui Léopold Robert relevait le plus, et dont il écrivait à un ami :
J’ai été enchanté de me rapprocher autant avec vous pour ce que vous me dites du Poussin. Ses ouvrages font toujours mon admiration par la pensée profonde et toujours élevée qu’il y a. Tout ce qu’il a fait prouve tant de fond, un sentiment si réfléchi que l’on ne peut voir ses tableaux sans s’arrêter longtemps à les considérer. On aime à se pénétrer des résultats d’une imagination si sûre. En somme, de tout ce qui a produit dans les arts, c’est lui et Michel-Ange qui me remuent le plus : le premier par le fond de philosophie si bien écrit ; le second par une imagination si gigantesque, si grande, si originale.
On sait que Léopold Robert, né le 13 mars 1794 à La Chaux-de-Fonds, sur le versant du Jura, dans le canton de Neuchâtel, appartenait à une famille qui pratiquait le métier de l’horlogerie, et qui avait les vertus simples, naturelles, domestiques, la frugalité, la probité antique et scrupuleuse. Bien des années après en être sorti et dans son dernier séjour à Venise, Léopold Robert à qui il était arrivé une fois par exception de recevoir d’avance d’un ami le prix d’un tableau qui n’était pas commencé, en ressentait presque un remords :
Rien ne me tourmente plus que l’idée de faire un travail dû ; elle est toujours là… Jamais je ne consentirais avec personne d’être payé avant d’avoir livré un tableau qui me serait demandé. Je regarde cela comme une dette d’argent : et dans notre famille nous avons tous été élevés avec des principes qui nous font envisager avec la plus grande frayeur de contracter des obligations que tant de circonstances peuvent empêcher de remplir. Nous entendions dire sans cesse qu’il valait mieux vivre de peu, et de très peu même, que de risquer par une ambition trop grande de se donner des chagrins qui peuvent durer toujours. Il nous en est resté une si forte impression qu’entre nous-mêmes nous n’avons jamais eu un compte en litige, et nous n’en avons jamais. À votre égard, excellent ami, voyez quelle exception ! Je ne me reconnais vraiment pas.
Ce scrupule sur un point fait ◀juger de toute l’économie de la vie et des mœurs.
Après avoir essayé d’entrer dans le commerce, Léopold Robert revint dans sa famille et s’y fit remarquer par un goût instinctif pour la gravure, genre dans lequel s’est illustré plus d’un de ses compatriotes de La Chaux-de-Fonds. Il fut alors envoyé à Paris vers 1810, pour s’y former sous la direction d’un compatriote, Girardet ; il fréquentait en même temps l’atelier de David et suivait ses leçons. Ce grand maître, et Gérard, qui apprécia de bonne heure Léopold Robert et qui le servit toujours, lui conseillèrent de ne pas abandonner la peinture, même en continuant de graver. Les événements de 1814 et de 1815, qui détachèrent la principauté de Neuchâtel de la France, ôtèrent à Léopold Robert, avec la qualité de Français, l’espoir d’être envoyé à Rome comme premier grand prix de gravure, distinction à laquelle il touchait presque avec certitude. Il se retourna alors vers la peinture, luttant contre les circonstances pénibles avec l’opiniâtreté de sa volonté jointe à de la timidité dans le caractère. Il était résolu pourtant à ne pas s’enterrer à La Chaux-de-Fonds, où il était retourné ; il sentait que sa destinée n’était pas là, lorsque la protection d’un compatriote, M. de Roullet-Mézerac, vint le chercher à l’improviste et lui offrir les moyens d’aller étudier à Rome, sauf à s’acquitter ensuite. Écoutons-le lui-même :
M. de Roullet-Mézerac est de Neuchâtel et y habite. En 1817, il fit un voyage en Italie avec sa famille et trouva à Rome, parmi les pensionnaires de l’Académie de France, un jeune homme de nos montagnes qui, sous le prince Berthier, avait obtenu un prix de gravure en médailles (C’était Brandt, devenu depuis célèbre et établi à Berlin). M. de Roullet eut occasion de le voir et l’accueillit très amicalement comme compatriote ; et dans quelques conversations qu’ils eurent ensemble, M. de Roullet désira savoir s’il y avait à Paris d’autres jeunes compatriotes étudiant les arts. Je fus nommé par ce jeune homme qui est mon parent, et il n’en fallut pas plus pour engager M. de Roullet à chercher à me procurer quelques avantages. Je dois dire cependant que je crois que sa femme, qui est Française et dame très distinguée, fut pour beaucoup dans la détermination qu’il prit.
Un cri de joie de Léopold Robert fut la réponse à ces ouvertures. — Italiam ! Italiam ! s’écriait-il à sa manière comme les exilés et comme les conquérants :
Enfin, mon cher, écrivait-il le 30 avril 1818 à ce même Brandt qui lui avait préparé la voie, toutes mes inquiétudes se dissipent ; je vais partir. Je sens en moi une partie de ta force. Ta manière élevée de voir se communique à moi, et, quoiqu’en ce moment il se trouve ici beaucoup d’ouvrage pour moi, je laisse tout pour ne suivre que tes conseils.
Mais la joie de Léopold Robert, en quittant sa famille pour la patrie du soleil et des arts, fut mêlée de quelque amertume : il aimait profondément sa mère, ses frères, ses sœurs. En se séparant d’eux pour longtemps, en se disant qu’il rompait avec les habitudes domestiques régulières, qu’il avait reprises depuis son retour, il éprouvait une de ces douleurs tendres et pénétrantes que savent tous ceux qui ont vécu intimement de la vie de famille ; douleur recouverte, que la plupart dissipent bientôt et évaporent, mais que, lui, il couva toujours et concentra, au point de la sentir plutôt augmenter avec les années. Dix ou onze ans après, écrivant de Rome (22 décembre 1829) à M. Marcotte, son digne et incomparable ami de tous les temps, il lui exprimait, d’une manière un peu voilée, mais avec insistance, les regrets de l’homme du Nord, de l’homme plus intérieur et spiritualiste qui se sent jusqu’à un certain point exilé dans ce pays de la lumière et des sensations heureuses. Il s’agissait d’une épidémie qui avait sévi cette année-là, et qui avait frappé particulièrement les gens de travail dans la campagne :
Quoi qu’il en soi, écrit Léopold Robert, je crois que la classe la plus indigente ici n’est pas aussi à plaindre que dans le Nord, et ce qui paraît devoir en donner la certitude, c’est le peu de désir, je dirai presque l’absence de désir que ceux qui la composent ont pour en sortir. Un ciel pur et un soleil méridional leur donnent une gaieté et un attrait pour la vie, qui est peu concevable pour nous qui apportons toujours dans les plus beaux lieux un principe de mort. Je ne peux m’expliquer autrement cette différence qu’en me persuadant qu’ils ont le moral et le physique en rapport parfait, et que chez nous le moral l’emporte beaucoup : ce qui fait qu’en ayant plus d’envie de faire le bien que de moyens de le faire, qu’ayant des idées qui nous sortent trop de notre sphère individuelle, et que, souffrant de mille manières inconnues aux hommes qui aiment trop leur personne, nous ne pouvons nous défaire d’un fonds de tristesse et de mécontentement intérieur qui perce plus ou moins.
Il remarquait que les sujets de conversation en Italie entre gens du Nord se ressentaient de cette disposition, dans laquelle les Italiens, au contraire, entraient assez peu :
Les Italiens, disait-il, ne les conçoivent pas (ces sujets d’entretiens) ; ils sont bien éloignés d’y prendre part avec quelque plaisir. On ne peut pas cependant leur ôter une belle dose d’imagination et d’idées particulières. Il me semble pourtant qu’elles ont toujours quelque chose de matériel pour la plus grande partie, et que le résultat ordinaire, c’est l’annonce d’un bonheur terrestre véritable, même dans leurs afflictions.
Eu extrayant et citant des passages de Léopold Robert, ce qui est mon principal objet, ai-je besoin de faire remarquer que sa plume a une sorte d’inexpérience et de gaucherie en s’exprimant ? Elle tâtonne en quelque sorte, comme son pinceau peut-être avait fait d’abord ; mais il a toujours quelque chose à dire, et il finit par l’accuser, par le rendre. En continuant d’écrire, comme il le fit avec plus d’abondance dans les dernières années, il serait arrivé à dégager son expression : jusque dans ses incorrections et son incertitude, elle a son charme.
Les premiers temps du séjour de Léopold Robert en Italie et à Rome ne furent
qu’une rapide ivresse ; puis vint le travail : il s’agissait de se diriger,
de trouver et de suivre son genre de talent. Il y avait d’un côté les
tableaux des anciens, les maîtres, comme on disait ; de
l’autre, la nature romaine et la vie elle-même dans son
caractère grandiose et sa simplicité. Léopold Robert s’occupa beaucoup moins
de regarder les maîtres que la nature : « Je cherche à suivre la
nature en tout. David nous disait toujours que c’est le seul maître que
l’on puisse suivre sans craindre de s’égarer. »
Mais il se
souvint de cet autre précepte de David : « qu’il ne faut pas voir la
nature bêtement, et
qu’il faut savoir trouver le beau »
. Noblesse et
vérité, c’est là toute la poétique de Léopold Robert, et qu’il ne
songea à s’exprimer à lui-même que successivement et après l’œuvre :
« La noblesse sans la vérité, pensait-il, n’est plus qu’une
singerie qui ne peut plaire aux véritables connaisseurs. »
La
vérité sans noblesse est un autre écueil :
Si je copie juste ce que je vois, je sens que je ferai un tableau plat… Si on se contentait de faire vrai, on se contenterait aussi de copier servilement le modèle que l’on a sous les yeux ; mais, aussitôt que l’on veut ajouter à cette qualité de l’élévation et de la noblesse, c’est une difficulté bien plus grande ; on peut tomber dans la manière, qui est l’opposé de ce qu’on doit chercher.
Ainsi pensa-t-il de bonne heure ; mais, au début, il songeait
peu à ajouter à ses modèles. Il s’occupait avant tout de les bien trouver,
de les bien choisir, afin de les copier ensuite en toute conscience. Il
avait commencé par s’essayer à peindre des intérieurs d’église et de
cloître. Granet, dont c’était le genre, lui dit un jour : « Laissez
donc ces tableaux de murailles pour les gens qui ne savent pas faire la
figure. »
La figure humaine, cette figure d’un être que
l’Écriture nous apprend avoir été fait à l’image de Dieu, avec sa grandeur,
sa noblesse, sa force, sa grâce, et surtout sa gravité et sa tristesse,
c’est en effet le triomphe de Léopold Robert : il s’y est consacré et
consumé. Mais comment le rajeunir d’abord, cet éternel sujet, cet éternel
visage d’Adam ? Une circonstance heureuse, souvent racontée, vint servir à
souhait Léopold à son début, ainsi que son ami Schnetz, qu’il ne faut point
séparer de lui dans leur tentative courageuse. La campagne romaine était
infestée de brigands ; une expédition contre eux fut décidée sous le
commandement d’un ancien sous-officier français devenu chef des carabiniers
romains ; on alla droit au repaire, à Sonnino,
petite ville dont la population fut décimée et transplantée. On amena à
Rome plus de deux cents habitants, hommes, femmes, enfants, tous plus ou
moins brigands et complices. Ce fut une razzia qui rétablit l’ordre dans le
pays, et qui eut son contrecoup pittoresque inattendu. Schnetz et Léopold
Robert y trouvèrent leur veine. Installés au milieu de cette population, qui
n’était pas tout entière enfermée au château Saint-Ange, ils y virent avant
tout d’admirables modèles qui leur offraient la nature un peu sauvage, avec
un caractère unique de grandiose et de dignité, surtout dans les femmes. Le
type romain lui-même s’en voyait rajeuni. Léopold Robert eut de tout temps
la plus grande préoccupation de trouver de ces modèles qui avaient échappé
par leurs traits autant que par leur costume au contact et aux approches de
la civilisation. À Florence, il regrettait, au milieu des qualités exquises
et courtoises des habitants, de ne retrouver « ni le pittoresque, ni
le caractère qui se conserve tant et si prononcé de l’autre côté de
l’Apennin »
. Aux environs de Florence, les paysannes,
« qui sont, à la vérité, très propres et très gracieuses,
disait-il »
, ne lui semblaient pas avoir le type du beau
italien. Il voulait l’aller chercher, ce type, là où on le lui indiquait, du
côté de Massa et de Sarzane. Plus tard, à Venise, il ne se contentait pas
des bateliers et des pécheurs de la cité, il allait également en chercher de
plus primitifs et de mieux conservés à Chioggia et à Palestrina. Ayant
visité à Venise le quartier des Juifs, il était frappé de leur caractère de
tête et de leur expression :
J’ai admiré, écrivait-il à un ami, des têtes superbes qui pourraient servir avec beaucoup de succès pour faire des physionomies d’un grand cachet ; je voyais des grands sacrificateurs, des prophètes, des Joseph, et, parmi les femmes, des Judith, des Rébecca, et même des Vierges. Je vous avouerai, cher ami, qu’en faisant ces observations, je ne pouvais m’empêcher de trouver l’immortel Raphaël bien au-dessous de la nature, et il me semble qu’avec son sentiment sublime, il aurait frappé bien plus fort s’il eût donné à tous ses sujets juifs tout le caractère que la nature offre. Il est vrai peut-être qu’il n’a pas eu l’occasion de voir dans son temps, comme nous dans le nôtre, des réunions entières de ce peuple singulier… Je n’oserais communiquer à quelqu’un d’autre qu’à vous ces remarques qui pourraient paraître présomptueuses ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, je ne peux m’empêcher de trouver les œuvres du Créateur bien autrement sublimes que toutes les représentations que les créatures les plus heureusement douées en peuvent faire.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si Raphaël, même en les ayant vues ainsi réunies, eût cherché à exprimer les figures juives avec ce caractère marqué et absolu que leur voit et que leur veut Léopold Robert. Celui-ci fait là à Raphaël un reproche qui rappelle certaines critiques adressées de nos jours à Racine pour avoir, dans Esther et même dans Athalie, adouci un peu trop et diminué les types juifs : un ton général d’harmonie, un esprit d’humanité et de christianisme qui brille sur l’ensemble, leur a fait sacrifier peut-être, au poète comme au peintre, certains traits crus et saillants. Raphaël a pour loi et pour règle secrète un caractère suprême d’unité et d’adorable fusion ; il tient moins, en un mot, à frapper fort qu’à toucher divinement. Léopold Robert, ami avant tout de la réalité, quand il la rencontre grave et noble, et qui ne voyait volontiers les objets qu’un à un, ne s’applique qu’à les copier d’abord, sauf à les élever insensiblement lorsqu’il arrivera avec lenteur à une conception plus haute. Il n’est dans le principe qu’un excellent peintre de caractère et d’imitation ; il creuse son unique objet ou lui donne tout son relief ; en cela, il a du graveur encore.
Ne lui demandez pas la théorie à l’origine, ni les grandes considérations sur les arts, toute ces choses qu’on a surtout à Paris et par lesquelles trop souvent on commence ; lui, comme ces pieux ouvriers d’autrefois, penchés sur leur toile tout le jour, il ne raisonne pas tant, ou du moins il ne raisonne que sur la toile présente et sur le sujet qui l’occupe dans le moment ; il s’y absorbe tout entier. Le premier tableau proprement dit qui le fit sortir des têtes d’études et des sujets tout simples fut un tableau de Corinne improvisant au cap Misène, qui lui fut demandé par un amateur vers 1821, et qui devint ensuite L’Improvisateur napolitain. Il y avait là un sujet de composition à la Gérard. Mais Corinne, mais Oswald, où les trouver ? Dans les salons sans doute, dans la société ; Léopold Robert n’y allait pas. Il cherchait partout, il était en peine et perdait courage. Son imagination peu littéraire et nullement artificielle ne lui disait rien. Il n’avait encore rien rencontré qui ressemblât à Corinne, à cette date :
Je suis en travail, écrivait-il à son ami Navez, sur mon tableau de Corinne… Il pourra bien s’y trouver quelques bons détails, mais j’ai bien peur de m’être fourvoyé. J’ai choisi un effet trop difficile à rendre ; et d’ailleurs je m’aperçois qu’une Corinne est trop élevée pour moi qui n’ai jamais fait que des brigands et des paysannes… C’est un sujet trop difficile. Cette figure de Corinne est ingrate à faire, car on ne sait quel caractère lui donner ni quel costume.
Je souris involontairement en citant ces paroles, car à très peu de temps de là il arriva à Léopold Robert de rencontrer une Corinne véritable ou voulant l’être ; il y avait alors chez nous toute une race et une postérité de Corinne comme il y en a eu pour René. Or, cette personne qui revient quelquefois dans ses lettres, disciple de Corinne à beaucoup d’égards, surtout par les prétentions à l’enthousiasme, et qui paraît avoir été peintre, si ce n’est poète, il ne put jamais, malgré son esprit et son mérite, parvenir à la goûter :
Ma foi, mon cher, écrivait-il à un ami, malgré son amabilité (affectée bien souvent), je lui trouve si peu de naïveté, de vrai sentiment, de jugement raisonnable, qu’elle est bien loin d’aller sur ma piquée… Elle nous fait des compliments si exagérés souvent, qu’il est impossible de ne pas voir qu’ils ne sont que dans sa bouche ; et puis, enfin, on voit le caractère des gens dans leur peinture ; je trouve qu’elle n’a pas l’ombre de sentiment, pas d’expression, pas de vérité bien souvent dans la couleur ; pour le dessin, elle ne s’en doute pas : et elle veut mettre à tout cela une touche-homme… Ma foi, je la juge violemment, tu diras. Pourquoi lui faire plus de grâce qu’à un autre ? Les femmes manquent toujours leur vocation quand elles veulent sortir des soins du ménage, de l’aiguille et du fuseau. »
Dans ces dispositions si naturelles et si sincères, on conçoit l’embarras de Léopold Robert pour mettre un éclair au front de sa Corinne idéale ; de guerre lasse, il s’en était tenu à copier, en l’arrangeant pour ce rôle, une des belles brigandes de Sonnino, lorsqu’il se décida enfin, pour plus de sécurité, à effacer de sa toile la fausse muse, et il y substitua selon son cœur un Improvisateur populaire, qu’il avait vu et bien vu de ses yeux (1822). C’est le premier tableau, à proprement parler, qu’on ait remarqué de lui en France.
Il était de ceux qui s’avertissent sans cesse eux-mêmes et qui s’enfoncent
l’aiguillon. Dans son séjour de Rome, il commençait à se lasser de ne faire
que de petits tableaux à une ou deux figures et de les répéter. La nécessité
le lui commandait, et sa précaution, pour ne pas tomber en cela dans le
métier et dans la fabrique, était de se servir continuellement de la nature.
Dans un voyage que le roi de Prusse fit à Rome avec M. de Humboldt en 1822,
il y eut une espèce d’exposition en son honneur. Les tableaux de Robert
attirèrent l’attention du roi. Ce fut pour lui que le peintre se hâta de
terminer une tête, de grandeur naturelle, d’une jeune fille en costume de
l’île de Procida : « Comme le costume était assez pittoresque et la
figure jolie, elle a
plu au roi, et il me l’a
prise. »
Malgré ces premiers succès et les éloges qu’il
recevait, malgré ceux qu’il espérait surtout de la France, qui fut toujours
sa vraie patrie, il écrivait à Navez :
Mais, mon cher, je suis quelquefois réellement à plaindre quand je me classe parmi les peintres, et je sens que je ne puis faire de grands progrès en traitant toujours les mêmes sujets et en ne faisant que de petites bamboches. Je suis à penser à un sujet qui me conviendrait pour faire un tableau un peu grand.
Ce premier tableau un peu grand, qui fut celui de Corinne, devenu plus tard L’Improvisateur, lui
avait coûté bien de la peine ; ce devait être sa condition de faire et son
élément : « D’ailleurs, disait-il, chacun a sa manière de jouir au
monde : la mienne est de me donner beaucoup de peine, ce qui
naturellement doit m’occuper beaucoup la tête, l’esprit et l’âme,
avantage que j’ai toujours apprécié. »
Malgré l’impression de sérieux et d’élévation que font à bon droit les œuvres de Léopold Robert et la lecture de ses lettres citées par M. Feuillet de Conches, il ne faudrait pourtant pas se le représenter dès l’abord comme entièrement différent, par le ton, de ses camarades les élèves en peinture. Les premières de ses lettres, écrites de Rome à la date de 1820, et adressées à son ami Navez, qui venait de quitter la petite colonie romaine pour retourner en Belgique, ont un accent de camaraderie et un style qui sent terriblement l’atelier. Ce serait faire tort à la pensée et au vrai style de Léopold Robert que d’en citer certaines phrases textuelles : ce qu’il faut y voir plutôt, c’est le point où il commence à se distinguer et où il tend à sortir du ton et des habitudes d’alentour :
Je ne vois plus ces messieurs aussi souvent, écrivait-il le 25 septembre 1823 ; je vais rarement à l’Académie, mais tous les jours nous nous voyons avec Schnetz et Beauvoir ou chez lui ou chez moi. Je vis extrêmement retiré, j’ai la société de mon frère qui est un bon enfant, nous sommes heureux de notre vie tranquille : tant il est vrai qu’il n’y a que la vertu qui donne ce calme, ce bien-être qui est trop peu connu !
En novembre 1825, il félicite son ami Navez du mariage ; c’est
une idée qui reviendra souvent et qui tient une grande place dans la
réflexion mélancolique et dans le regret moral de Léopold Robert :
« Je te félicite d’avoir enfin pris le parti de te marier et
d’avoir trouvé surtout une aimable moitié qui trouvera plus son plaisir
d’être chez elle que de sortir. Plus je deviens vieux, plus je pense que
c’est la meilleure chose pour un artiste qui aime véritablement son
art. »
— En octobre 1826, au moment d’une réunion avec sa mère,
qu’il avait décidée à venir passer quelque temps à Rome, il écrivit au même
ami M. Navez ces paroles tout empreintes d’affection amicale et d’esprit de
famille :
Il est vrai que tu as tout pour te trouver heureux d’être au monde : tu te trouves dans ta patrie, honoré et considéré pour ton talent brillant ; estimé, aimé par toutes les personnes qui te connaissent ; regardé par la Fortune de son œil le plus favorable ; heureux époux, heureux père. Il n’en faut pas davantage pour constituer le plus parfait bonheur dans ce monde. Je m’en réjouis avec toi du plus profond de mon cœur. Quoique je sois bien loin d’avoir tous ces avantages, il s’en faut beaucoup que je ne me félicite pas de mon sort, et je serais un ingrat envers la divine intelligence si j’osais lui adresser l’ombre d’une plainte, surtout maintenant que j’ai le bonheur de vivre en famille. Mais je vois approcher avec crainte le moment qui amènera des changements dans ma position. Ma mère pense quitter Rome au printemps prochain : l’isolement où nous nous trouverons, mon frère et moi, ne sera pas assez long, j’espère, pour nous faire faire des retours trop sérieux sur les moments heureux que nous passons actuellement. Le travail est la sauvegarde la meilleure dans ces circonstances. Quoi qu’il en soit, j’ai un caractère trop inquiet, un caractère mal fait, je puis dire, qui m’empêche d’avoir ce contentement que tant d’autres auraient à ma place. Je croyais le voir changer avec les années, devenir plus calme ; et malheureusement c’est le contraire. J’ai cent projets qui se contrarient les uns les autres, et qui me mettent dans cet état d’incertitude qui m’empêche souvent d’agir.
Mais c’est surtout dans la correspondance avec M. Marcotte que cette âme d’élite, scrupuleuse, toujours inquiète du mieux et diversement souffrante, se montrera, se développera tout entière ; il semble qu’il y ait dans la familiarité de la camaraderie quelque chose qui lui aille moins qu’une certaine retenue extérieure compatible avec l’expression intime de la sensibilité. Lorsqu’il aura rompu avec M. Marcotte la première glace et qu’il se sera débarrassé du trop de cérémonie en lui écrivant, lorsqu’il se sera accoutumé à voir en lui ce qu’il était véritablement, bien moins un protecteur que le plus tendre et le plus délicat ami, il aura des choses charmantes à lui dire, et il s’y complaira plume en main, et même en oubliant pour des heures son pinceau. Léopold Robert est de ces artistes qui avancent et mûrissent avec les années. Malgré l’accident funeste qui brisa sa carrière et qui l’arrêta dans son développement, et quoique son dernier tableau (celui des Pêcheurs) ait pu paraître empreint de quelque affectation mélancolique, il est certain, à lire ses lettres nombreuses, que sa pensée s’élevait et aspirait chaque jour plus haut avec l’âge ; il devenait plus hardi, ou du moins d’un horizon plus agrandi, en vieillissant ; il avait commencé par copier la nature, il ne cessait de vouloir s’y conformer, et il visait en même temps à un idéal, impossible peut-être à concilier avec cette reproduction sévère et scrupuleuse, mais que, dans son ardeur opiniâtre, il concevait toutefois en accord avec l’exacte vérité. Il a là-dessus des pages d’une belle et sincère théorie, qui est à méditer. Le 30 mai 1832, écrivant de Venise à M. Marcotte, et l’assurant que son amitié et les tendres preuves continuelles qu’il en recevait étaient pour lui le plus puissant des motifs, il disait :
Tous les avantages que les autres recherchent, je les comprends, mais ils ne sont pas capables d’agir sur moi, ils ne sont pas un stimulant assez fort ; il me faut une autre chose que vous avez trouvée : c’est votre affection, cette amitié qui m’émeut et qui me fera continuer ma carrière avec la même persévérance et le même désir. J’ose dire que je me sens des moyens dont je n’ai pu donner que des échantillons jusqu’ici ; car, pour rendre ce que je sens, ce que je vois, il faut un travail difficile et pénible. Je suis heureux de voir la nature aussi belle et noble. C’est pour moi une mine inépuisable. L’or y est, mais j’ai de la peine à le faire sortir. — Ce qui est encore pour moi un stimulant pour mieux faire, disait-il ailleurs, c’est qu’il me semble avoir quelque chose de plus saillant à faire sortir. Ce qui me le fait croire est le sentiment dont je ne peux me défendre en voyant ce que j’ai fait : c’est toujours un sentiment désagréable. Je pense à la nature et je ne vois que des poupées.
Et il expliquait, il cherchait à définir ce sentiment d’au-delà que rien ne pouvait satisfaire :
C’est le sentiment de la nature que je pense avoir plus que je ne l’ai exprimé jusqu’ici, et que je cherche à mettre sur ma toile ; mais, quand ce sentiment est profond et réfléchi, il ne peut se rendra comme celui qui ne donne que l’écorce. Voilà en quoi il y a une grande différence dans les talents, et j’ajouterai encore que l’on se fait une exécution suivant son sentiment. Les uns, qui ont la promptitude de l’observation, se font les moyens prompts de la rendre ; ceux au contraire qui, comme Ingres, vont chercher dans le cœur les expressions qui animent leurs figures, mettent plus de lenteur ; ils cherchent ce qu’ils sentent, mais qu’ils ne voient pas.
Pensant souvent à M. Ingres, duquel on le rapprochait assez naturellement, qu’il admirait comme le modèle des artistes, comme l’artiste de ce siècle le plus classique, et à qui il ne se laissait comparer qu’avec résistance et réserve, il marquait cependant la différence essentielle qui les séparait : Ingres plein de science, d’étude de l’Antiquité, cherchant l’idéal même par le souvenir historique, surtout par la poésie et par l’imagination, et dans la trace de Raphaël, de Phidias ou d’Homère ; et lui, Léopold, n’y voulant arriver, si c’était possible, que par la nature. Et parlant d’un de ses derniers tableaux ou projets de tableaux (une Sainte Famille en Égypte), qu’Ingres, passant à Venise, avait vu et loué, il écrivait :
Il m’a fait des éloges de l’ébauche : mais, entre nous, je crois pouvoir vous dire que tout ce que je fais n’a pas à ses yeux le cachet qu’il désire et qu’il prêche. Il y trouve peut-être trop de nature, c’est-à-dire un effet qui rend trop naturellement les choses. Je ne lui en veux pas le moins du monde : il ne pourrait être autrement sans être hypocrite, ce qu’il n’est pas. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde.
Il revenait souvent sur cet exemple d’Ingres, que j’aime moi-même à prendre comme étant l’un des termes de comparaison les plus sensibles, les plus propres à donner la mesure de Léopold Robert ; car celui-ci, plein de déférence et sentant ses côtés inférieurs, ajoutait :
Je ne suis pas étonné du tout qu’une comparaison de nos talents l’ait blessé. Comment en serait-il autrement ? Lui qui a une science si profonde, et moi qui ne me guide que d’après ce que la nature m’inspire ; lui qui a tant travaillé pour rechercher dans ce qui a été fait le caractère et le type de la peinture historique ! tout est connu par lui, tout a été consulté : et moi, qui suis d’une ignorance si grande que je m’en étonne ! comment serais-je surpris que celle comparaison infaisable l’ait choqué ? Je ne lui en veux nullement, je vous assure, et cela ne m’empêchera pas de l’aimer.
J’ignore si en effet cette comparaison dont parle Léopold Robert a pu froisser un instant l’illustre artiste qui avait le sentiment de sa valeur, de sa force, et le secret de cette fécondité croissante que se réservait sa maturité sans vieillesse, fécondité qui a si peu perdu pour attendre et qui éclate aujourd’hui à tous les yeux. Il me pardonnera dans tous les cas, je l’espère, d’avoir laissé trace de ce léger et si passager froissement, en faveur de l’hommage qui lui est ici rendu par un noble artiste près de tomber au milieu de sa course, et qui, même au moment où il cueillait sa dernière palme, le saluait du fond de l’âme comme le premier maître de notre âge et comme un ami.
Il y a dans Léopold Robert et dans sa théorie de la peinture, à mesure qu’il avance, quelque chose de Vauvenargues et de cette élévation morale que celui-ci réclamait dans toute expression éloquente. Il veut introduire dans ses tableaux de la pensée et de ce qui donne à réfléchir ; il n’est pas pour la peinture qui parle moins au cœur qu’aux yeux. Il croit que la morale dans la vie est bonne pour l’artiste. S’étant laissé aller un jour, comme il aimait à le faire dans les dernières années, à entretenir un ami de ses espérances religieuses et de sa confiance en une vie future, en l’immortalité, il se reprenait tout d’un coup, mais pour y appuyer davantage :
Je fais la réflexion que ce sujet que je traite si volontiers est bien délicat, et qu’il vaudrait mieux garder pour soi les observations qu’on peut faire et en montrer le résultat par ses œuvres. Mais, cher ami, ne soyez pas étonné, je vous prie, de ce que je vous dis ; il me semble que des idées élevées, tout en mettant dans l’âme de grands principes de bonheur, donnent aussi au talent quelque chose d’original et le sortent de l’ornière que l’on suit trop généralement.
Il se félicitait d’avoir échappé à cette vie des grandes villes, qui dissipe, qui dessèche le cœur, qui inocule de continuelles irritations d’amour-propre, l’habitude ou la crainte de la raillerie, toutes choses contraires au véritable enthousiasme et au culte fidèle de l’art. Lui, il cherche l’approbation plus que la louange. Cette théorie d’intention morale qu’il a si à cœur laisse subsister chez lui tout le souci de détail pour l’exécution, pour le style. On a remarqué qu’à cet égard, il est de l’école de Despréaux en peinture ; il efface, il corrige sans cesse, et n’est content que lorsqu’il a atteint, à force de retouches et de repentirs, l’expression longuement désirée :
L’exécution, disait-il, est de beaucoup pour un succès complet dans les arts. Le premier jet frappe et attire : mais ensuite une expression juste, une pose sévère et vraie, un dessin serré et gracieux en même temps, ne conservent pas seulement cette première attention, mais ces qualités produisent le goût des arts et font les amateurs constants.
S’il y a un peu de vague dans la fin de la phrase, comme la première partie de la pensée est bien dite et bien rendue !
J’ai anticipé en tout ceci sur les derniers sujets de réflexion familiers et chers à Léopold Robert ; car, passé trente ans, il aimait à moraliser de plus en plus : j’ai à revenir en arrière et à le suivre, en le citant surtout et en me servant de ses paroles. Ce n’est point sur sa fin et sur ce douloureux mystère de sa mort (insondable secret et qui nous échappe) que j’ai dessein aucunement de m’arrêter, c’est bien sur ses pensées et ses maximes de conduite et d’art, quand il était un artiste plein de courage, d’application, de mélancolie déjà et de souffrance sans doute, mais aussi de lutte et de résistance au mal, ayant de l’avenir et, en soi, un croissant désir du mieux, — avant le vertige et avant l’abîme.