XCVIe entretien.
Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie)
I
L’instabilité des opinions humaines est telle qu’il y a des enthousiasmes de circonstance et des modes dans la postérité. N’avons-nous pas vu récemment renaître et remourir la mode de Dante, très grand mais très barbare poète du moyen âge de l’Italie, et placer son illisible poème épique à mille piques au-dessus des poèmes, aujourd’hui avilis, du Tasse, de l’Arioste et de Pétrarque, ces trois royautés légitimes de l’art italien ? Si nous parcourions les différents pays de l’Europe, nous trouverions partout le même phénomène du caprice des critiques. J’en suis moi-même un exemple. Je ne crains pas de l’avouer aujourd’hui.
Quand je sortis des collèges, et que mes parents, pour me perfectionner dans les arts et dans les lettres, me firent voyager, le poète piémontais Alfieri venait de mourir. Son amie, dont nous allons beaucoup vous parler, venait de lui faire élever un lourd et assez plat monument funéraire à côté des tombeaux de Machiavel et de Michel-Ange (ces vrais grands hommes !) dans l’église de Santa-Croce à Florence. Canova, manquant de souffle, de force et de grâce cette fois, lui avait prêté son ciseau, mais non son génie ; un socle, gros comme la terre, pour offrir un champ assez vaste à la longueur des épitaphes, porte une statue colossale de l’Italie drapée, qui se penche et qui pleure sur le médaillon exigu de son faux grand homme.
En un mot, Alfieri venait d’entrer dans l’immortalité sous les auspices des Piémontais, qui avaient besoin d’un citoyen et d’un poète ; et, comme l’amour est indispensable en Italie pour un grand homme, témoin Béatrice pour Dante, Léonore pour le Tasse, Laure pour Pétrarque, la comtesse d’Albany, épouse peu fidèle du dernier des Stuarts, et amante peu constante d’Alfieri, avait consenti à ce que son nom royal décorât le mausolée. Elle voulut bien passer pour Béatrice, qui n’avait que dix ans quand Dante l’entrevit, pour Léonore, qui était douairière quand Tasse lui récita ses strophes épiques, et pour Laure, qui eut douze enfants en attendant le chaste Pétrarque.
II
Moi-même, n’ayant à cette époque d’autre littérature et d’autre opinion que l’opinion et la littérature banales, j’achetai à Paris, chez le grand Didot, la fameuse édition en douze volumes des déclamations classiques, appelées tragédies, une édition aussi de la vie amoureuse d’Alfieri, et je m’obstinai à m’en nourrir pendant trois ou quatre ans comme d’un évangile tragique, malgré le mortel ennui que je prenais candidement alors pour un effet du génie. J’excepte ses mémoires, dans lesquels ce Jean-Jacques Rousseau gentilhomme raconte d’abord des obscénités très sales, puis des amours très intéressantes avec une amante royale, enlevée un peu scandaleusement à son vieil époux, le prétendant à la couronne d’Angleterre. J’étais de bonne foi comme un enfant à qui on a dit tout bas : « Admire cet immense génie, encore peu connu ou pas connu du tout dans ce monde des lettrés que tu viens de feuilleter pendant tes études ; c’est un grand homme tout entier, c’est un Italien du temps de Machiavel, c’est un Romain du temps de Tacite ! C’est un citoyen passionné pour l’antique liberté que la Providence des nations vient de faire revivre à Turin, pour donner le ton aux murmures confus du Piémont abâtardi sous ses rois et sous ses prêtres ! C’est le poète du civisme ! C’est un Lucain ! Un héros, la lyre à la main, qui chante comme Achille et qui combattrait comme lui. Il fallait un grand citoyen au monde pour le régénérer en le charmant ; le voilà ! prends et lis ! Et de plus c’est un mystère, on n’en parle qu’à demi-voix, parce que la langue toscane imitée des vieux Toscans, rude et tendue comme du vandale, et forcée comme par des tenailles, est inconnue aux Italiens eux-mêmes, en sorte que cet homme réunit en lui tous les prestiges, l’inconnu, l’antique, la vigueur masculine des écrivains du seizième siècle : un Tacite en vers du dix-huitième ! Qu’est-ce que Boccace, Machiavel, l’Arioste, le Tasse, à côté de ce chevalier de la liberté sous sa cuirasse de fer ? Qu’est-ce que Racine, Voltaire, Rousseau, et tous nos Français efféminés et plagiaires, auprès de ce Sénèque retrouvé pour faire rougir les peuples de leur servitude, et pour faire trembler les tyrans de leur audace ? »
III
Je m’empressai de croire tout cela, et, pendant deux ans du plus prétentieux des ennuis, je n’ouvris pas d’autre livre que mes douze volumes d’Alfieri. Je trouvais bien quelquefois que cette belle langue italienne où le si suona était bien rude et bien martelée, que cela ne ressemblait guère ni à la délicieuse et claire harmonie du Tasse, ni à l’amoureuse et rieuse mélodie de l’Arioste, ni à l’énergie nationale, sensée et abondante de Machiavel ; que cet effort continu de l’écrivain, en tendant l’esprit du lecteur, lui donnait plus de peine que de plaisir ; que les banalités rhétoriciennes, quand on les pressait bien dans la main, ne laissaient que des cailloux mal polis dans l’esprit ; que Dieu avait fait de la facilité la vraie grâce de l’élocution, et que tout ce qui était difficile n’était pas réellement beau. Mais, quand j’avouais ces scrupules aux Italiens lettrés, ils étaient si infatués de leur grand déclamateur qu’ils me donnaient tort à l’unanimité, et que, écrasé par leur enthousiasme, je me reprochais d’avoir froid avec ce Vésuve dans ma poche, qui aurait dû fondre toutes les neiges. La vraie raison, c’est que je n’étais pas du pays, et que la mode du temps ne m’avait pas plié suffisamment à cet enthousiasme de convention.
IV
Le fait est que les Italiens de 1812, honteux de n’avoir participé que d’esprit au grand drame français et européen de la révolution française, avaient résolu d’avoir dans un seul homme un grandissime poète et un grandissime citoyen. C’était, si vous voulez, une lubie nationale (bien que l’étoffe ne manque pas pour les grands hommes dans ce pays de toutes les grandeurs) ; c’était un caprice héroïque et poétique : mais le caprice était universel et sincère, par conséquent jusqu’à un certain point respectable. L’Angleterre avait eu Shakespeare, la France Corneille, l’Allemagne Goethe et Schiller, ces frères jumeaux de la scène : pourquoi donc l’Italie moderne, dont le génie et la langue valent bien la langue et le génie de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France, n’aurait-elle que des rimeurs de sonnets ? Non, il lui fallait un tragique, un tragique digne d’elle, un tragique aussi riche d’imagination que Shakespeare, aussi grandiose et aussi forcené que Corneille, aussi surnaturel que Goethe, aussi tendre que Schiller, et de plus il fallait que toutes ces supériorités de poète se rencontrassent confondues avec une supériorité de caractère et de volonté, que cet homme à la fois littéraire et politique allumât la torche de ses actions à l’étincelle de son génie, et fît glorieusement agir l’Italie après l’avoir fascinée !
Ils cherchèrent de toute part l’homme vrai ou imaginaire qui pouvait représenter ce rôle chez eux, et, après avoir vainement cherché dans toutes les capitales de l’Ausonie, ils finirent par porter les yeux sur le gentilhomme piémontais Vittorio Alfieri, qui ne demandait pas mieux que de faire à Turin et que de se faire à lui-même l’illusion d’un grand tragique et d’un grand citoyen. Cela fait, il n’y eut plus d’hésitation, car les peuples tiennent plus à ce qu’ils imaginent qu’à ce qu’ils possèdent. La preuve en est que tous les vrais grands hommes sont persécutés, et que tous les sophistes font des fanatiques de leurs sophismes.
Or voici ce que c’était que Vittorio Alfieri. Écoutez-moi bien : je vais vous raconter ici la partie intéressante de sa vie, d’après lui-même, d’après ses amis, d’après sa maîtresse, d’après son successeur dans le cœur de cette femme. Je ne l’ai pas connu personnellement, lui, mais j’ai connu très intimement ses parents ; son neveu, homme distingué, président du sénat à Turin ; ses commensaux de tous les soirs à Florence ; la comtesse d’Albany, son idole ; sa chambre, vide à peine ; sa bibliothèque, pleine encore de volumes grecs ouverts sur sa table. Quand j’entrai chez lui, son lit de mort était, pour ainsi dire, encore chaud, et il venait d’être emporté sous son pesant mausolée à Santa-Croce, dans une société de morts très supérieurs à lui : Michel-Ange, Machiavel, et, je crois, Galilée !
V
Il était né en 1749 à Asti, jolie petite ville piémontaise, élégante, et riche par ses bons vins, au pied des Alpes, dans la grande plaine du Piémont. Asti ressemble à Mâcon, au luxe près des belles maisons, que l’emphase italienne appelle palais. La famille d’Alfieri était noble ; mais, comme en Italie la noblesse et les arts de la main ne s’excluent pas, un de ses oncles paternels était architecte du roi, d’autres étaient militaires, commandaient à Coni ou en Sardaigne. Son père, marié tard à une jolie veuve d’Asti, mourut encore jeune. Sa veuve se remaria encore après lui, elle eut ainsi des enfants de plusieurs lits. Il avait hérité seul de son père d’environ quarante mille livres de rente avant d’être en âge de les administrer et d’en jouir. Envoyé à l’université de Turin, comme toute la jeune noblesse, il y passa huit ans, qu’il raconte aussi puérilement que son âge, cherchant avec un soin jaloux et ridicule à y faire remarquer à ses biographes futurs quelques symptômes de son prodigieux génie tragique ; il n’y découvre que des enfantillages sans goût et sans valeur. On voit que les Confessions de J.-J. Rousseau sont un modèle qu’il cherche à imiter. Mais, s’il en a les vices, il n’en a ni l’originalité ni la grâce. Qu’importe au lecteur que J.-J. Rousseau ait sali de son urine la marmite d’un voisin, ou qu’Alfieri ait eu la tête teigneuse et porté deux ou trois fois perruque dans son enfance ? Le cynisme de l’un, l’infirmité de l’autre, n’indiquent que l’incurie ou la malpropreté de leurs gardiens : leur gloire future (si gloire il y a) n’a rien à faire avec ces vilenies ; les polissonneries ne sont pas de l’histoire. Un trait de caractère, un indice de sensibilité, disent quelque chose ; une saleté ne dit rien que l’orgueil de celui qui s’en vante.
VI
À seize ans il sort de l’université aussi ignorant qu’il y est entré. Il commence, avec la permission du roi et sous un gouverneur donné par la cour, quelques voyages prématurés à Gênes, à Milan, à Florence, à Sienne, à Rome et à Naples.
« Nous arrivâmes à Naples le second jour des fêtes de Noël : on pouvait se croire au printemps. L’entrée de Capo di China, par les Études et la rue de Tolède, me présenta cette ville comme la plus riante et la plus peuplée que j’eusse encore vue jusque-là, et demeurera toujours présente à ma mémoire. Plus tard, ce fut autre chose, lorsqu’il fallut aller nous loger à une espèce de cabaret, dans le plus obscur et le plus sale cul-de-sac de la ville. Et il le fallait bien : toutes les hôtelleries un peu propres étaient remplies d’étrangers. Cette contrariété répandit de la tristesse sur mon séjour à Naples, car le lieu que j’habite, joyeux ou non, a toujours eu sur mon faible cerveau une irrésistible influence jusque dans l’âge le plus avancé.
« Dès les premiers jours, notre ministre me présenta dans plusieurs maisons ; et, soit à cause des spectacles publics, soit pour le nombre des fêtes particulières et la variété des amusements, le carnaval me parut plus brillant et plus agréable qu’aucun de ceux que j’eusse encore vus à Turin. Et cependant, au milieu de ce tourbillon nouveau et continuel, entièrement libre de ma personne, avec ma fortune, mes dix-huit ans et une figure avenante, je trouvais au fond de toutes ces choses la satiété, l’ennui, la douleur. Mon plaisir le plus vif, c’était la musique des bouffes au théâtre nouveau ; mais toujours cette mélodie, si délicate qu’elle fût, me laissait dans l’âme un long et triste murmure de mélancolie ; et alors s’éveillaient en moi, par milliers, les idées les plus sombres et les plus funestes. J’y trouvais un plaisir amer, et j’allais m’en nourrir solitairement sur les plages retentissantes de Chiaja et de Portici. J’avais fait connaissance avec quelques jeunes seigneurs de Naples, mais sans me lier avec eux ; mon caractère assez sauvage ne me permettait pas de rechercher les autres, et cette sauvagerie, vivement empreinte sur mon visage, empêchait les autres de me rechercher à leur tour. Il en était de même avec les femmes : je me sentais beaucoup de penchant pour elles, mais je ne trouvais de charme qu’à celles qui étaient modestes, sans pouvoir jamais plaire qu’à celles qui ne l’étaient point ; toujours mon cœur restait vide. En outre, possédé du désir de voyager au-delà des monts, j’évitais avec soin de me laisser surprendre dans quelque lien d’amour. Aussi, pendant ce premier voyage, je ne donnai dans aucun piège. Tout le jour, je courais dans ces petits cabriolets si divertissants, pour voir les merveilles qui étaient à quelque distance ; pour les voir, non, je n’en étais aucunement curieux, et d’ailleurs je n’y entendais rien, mais pour le plaisir de la route. Je n’étais jamais las d’aller, mais, dès que je m’arrêtais, aussitôt je souffrais.
« Lorsque je fus présenté à la cour, quoique le roi Ferdinand IV n’eût alors que quinze ou seize ans, je lui trouvai néanmoins une très grande ressemblance de tenue avec les trois autres souverains que j’avais vus jusque-là : c’étaient mon excellent roi Charles-Emmanuel, déjà vieillissant, le duc de Modène, gouverneur de Milan, et le grand-duc de Toscane, Léopold, fort jeune aussi ; d’où je conclus fort bien, depuis lors, que tous les princes n’avaient entre eux qu’un seul visage, et que toutes les cours n’étaient qu’une même antichambre. Pendant mon séjour à Naples, j’eus recours une seconde fois à la ruse ; ce fut pour obtenir de la cour de Turin, par l’entremise de notre ministre de Sardaigne, la permission de quitter mon gouverneur et de continuer seul mon voyage. Je vivais avec ces jeunes gens en parfaite intelligence, et le précepteur ne me causait jamais, non plus qu’à eux, le moindre déplaisir. Toutefois, comme de ville en ville on avait besoin de s’entendre pour le logis, et de se mouvoir de concert, et que le bonhomme était toujours irrésolu, changeant et temporiseur, cette dépendance me blessait. Il fallut donc me résoudre à prier le ministre d’écrire en ma faveur à Turin, pour y témoigner de ma bonne conduite, et assurer que j’étais parfaitement en état de me diriger moi-même et de voyager seul. La chose réussit à ma grande satisfaction, et j’en contractai une vive reconnaissance envers le ministre, qui, de son côté, m’ayant pris en affection, fut le premier qui me mit dans la tête de me livrer désormais à l’étude de la politique, pour entrer dans la carrière diplomatique. La proposition me plut fort, et il me parut alors que, de toutes les servitudes, c’était la moins servile. Je tournai donc ma pensée de ce côté, sans pour cela commencer aucune étude. Renfermant mon désir en moi-même, je ne le communiquai à qui que ce fût ; en attendant, je me bornai à tenir en toute occasion une conduite régulière et décente, peut-être au-dessus de mon âge. Mais en ceci mon naturel me servait mieux encore que ma volonté. J’ai toujours eu de la gravité dans mes mœurs et dans mes manières, sans hypocrisie toutefois, mettant de l’ordre, je le dirais volontiers, dans le désordre même, et n’ayant presque jamais failli qu’à bon escient.
« En attendant, je vivais en tout et partout inconnu à moi-même, ne me croyant aucune capacité pour quoi que ce fût au monde, ne me sentant de vocation décidée que pour cette mélancolie continuelle, ne goûtant ni paix ni repos, et ne sachant jamais bien ce que je désirais : j’obéissais aveuglément à ma nature sans la connaître ni l’étudier en rien. Plusieurs années après seulement, je m’aperçus que mon malheur ne venait que du besoin, ou, pour mieux dire, de la nécessité de sentir en même temps mon cœur occupé d’un noble amour, et ma pensée d’une œuvre élevée ; chaque fois que l’une de ces deux choses m’a fait défaut, je suis resté incapable de l’autre, dégoûté, ennuyé et tourmenté au-delà de toute expression.
« Cependant, pour faire l’essai de ma nouvelle et pleine indépendance, le carnaval à peine fini, je voulus absolument m’en aller seul à Rome. »
VII
De Rome à Venise, sans plus de profit ni de plaisir, il ne sent rien et ne fait rien sentir. Rentré à Turin, il obtient la permission de traverser les Alpes et de venir en France. Même néant dans ses impressions.
« C’était, je ne me rappelle pas bien quel jour du mois d’août, mais entre le 15 et le 20, par une matinée couverte, froide et pluvieuse ; je quittais cet admirable ciel de Provence et d’Italie, et jamais je n’avais vu de tels brouillards sur ma tête, surtout au mois d’août. Aussi, lorsque j’entrai à Paris par ce misérable faubourg Saint-Marceau, et qu’il me fallut ensuite avancer comme à travers un sépulcre fétide et fangeux vers le faubourg Saint-Germain, où j’allais loger, mon cœur se serra fortement, et je n’ai pas souvenance d’avoir éprouvé, dans ma vie, pour cause si petite, une plus douloureuse impression. Tant se hâter, tant s’essouffler, se bercer de toutes les folles illusions d’une imagination ardente, pour venir s’abîmer ainsi dans ce cloaque impur ! En descendant à l’hôtel, je me trouvais déjà complètement désabusé, et, n’eût été la fatigue et la honte immense qui en eût rejailli sur moi, je repartais immédiatement.
« Lorsque ensuite je parcourus l’un après l’autre tous les recoins de Paris, chaque jour ajouta quelque chose à mon désenchantement. La médiocrité et le goût barbare des constructions ; la ridicule et mesquine magnificence du petit nombre de maisons qui prétendent au titre de palais ; la saleté et le gothique des églises ; l’architecture vandale des théâtres de cette époque, et tant, tant, tant d’objets déplaisants qui, tous les jours, passaient devant mes yeux, sans compter le plus amer de tous, ces visages plâtrés de femmes si laides et si sottement attifées ; tout cela n’était pas assez racheté à mes yeux par le grand nombre et la beauté des jardins, l’éclat et l’élégance des promenades où se portait le beau monde, le goût, la richesse et la foule innombrable des équipages, la sublime façade du Louvre, la multitude des spectacles, bons pour la plupart, et toutes les choses du même genre.
« Cependant le mauvais temps continuait avec une obstination incroyable ; depuis plus de quinze jours que j’étais à Paris, je n’avais pas encore salué le soleil, et mes jugements sur les mœurs, plus poétiques que philosophiques, se ressentaient toujours un peu de l’influence de l’atmosphère. Cette première impression de Paris s’est si profondément gravée dans ma tête que maintenant encore (c’est-à-dire au bout de vingt-trois ans) elle est encore dans mes idées et dans mon imagination, bien que sur beaucoup de points ma raison la combatte et la condamne.
« La cour était à Compiègne, où elle devait rester tout le mois de septembre, et l’ambassadeur de Sardaigne, pour qui j’avais des lettres, n’étant point alors à Paris, je n’y connaissais âme qui vive, si ce n’est quelques étrangers que j’avais déjà rencontrés et pratiqués dans différentes villes de l’Italie. Eux-mêmes ne connaissaient personne à Paris. Je partageais donc mon temps entre les promenades, les théâtres, les filles et ma mélancolie habituelle. J’attrapai ainsi la fin de novembre, époque à laquelle l’ambassadeur quitta Fontainebleau et revint habiter Paris. Il me présenta dans différentes maisons, particulièrement chez les ministres des autres puissances. Il y avait un petit pharaon chez l’ambassadeur d’Espagne, et je jouai pour la première fois. Je ne gagnai ni ne perdis beaucoup ; mais le jeu aussi m’ennuya vite, comme tous mes passe-temps de Paris ; ce qui me détermina à partir pour Londres au mois de janvier. Las de Paris, dont je ne connaissais guère que les rues, et déjà, en somme, passablement refroidi dans ma passion pour les choses nouvelles, je finissais toujours par les trouver de beaucoup au-dessous non-seulement de l’idée que je m’en étais faite dans mon imagination, mais des simples réalités que j’avais pu voir en divers endroits de l’Italie. Londres enfin acheva de m’apprendre à bien connaître et à bien apprécier et Naples, et Rome, et Venise, et Florence.
« Avant mon départ pour Londres, l’ambassadeur m’ayant offert de me présenter à la cour de Versailles, j’acceptai, curieux de voir une cour plus grande que celles que j’avais vues jusque alors, quoique parfaitement désabusé à l’égard des unes et des autres. Ce fut le 1er janvier 1768, un jour plus intéressant à cause des différentes cérémonies qui s’y pratiquent. On m’avait bien prévenu que le roi n’adressait la parole qu’aux étrangers de distinction, et, qu’il me parlât ou non, je n’y tenais guère. Cependant je ne pus me faire au maintien superbe de ce roi Louis XV, qui, mesurant de la tête aux pieds la personne qu’on lui présentait, ne témoignait par aucun signe l’impression qu’il en recevait. Mais si l’on disait à un géant : J’ai l’honneur de vous présenter une fourmi, le géant, la regardant, sourirait, ou dirait peut-être : Oh ! le pauvre petit animal ! S’il se taisait, son visage le dirait pour lui. Mais ce dédaigneux silence cessa de m’affliger lorsque, un moment après, je vis le roi répandre autour de lui cette monnaie de son regard sur des objets bien plus importants que je ne l’étais. Après une courte prière qu’il fit entre deux prélats, dont l’un, si j’ai bonne mémoire, était cardinal, le roi se dirigea vers la chapelle et rencontra sur son passage, entre deux portes, le prévôt des marchands, premier officier de la municipalité de Paris, qui lui balbutia le petit compliment d’usage pour le premier de l’an. Le monarque taciturne lui répondit par un mouvement de tête, et, se retournant vers l’un des courtisans qui le suivaient, il demanda où étaient restés les échevins, qui d’ordinaire accompagnent le prévôt. Alors une voix sortit de la foule des courtisans, et dit facétieusement : Ils sont restés embourbés. Toute la cour se prit à rire ; le monarque lui-même daigna sourire, et passa outre pour se rendre à la messe qui l’attendait. L’inconstante fortune a voulu qu’un peu plus de vingt ans après je visse à Paris, dans l’Hôtel-de-Ville, un autre roi Louis recevoir avec beaucoup plus de bonté un compliment bien différent que lui adressait un autre prévôt, sous le titre de maire, le 17 juillet 1789 (Bailly) ; et alors c’était le tour des courtisans de rester embourbés sur la route de Versailles à Paris, quoique ce fût en plein été ; mais sur cette route la fange alors était en permanence. Peut-être je bénirais Dieu de m’avoir rendu témoin de ces choses, si je n’étais trop convaincu que le règne de ces rois plébéiens peut devenir encore plus funeste à la France et au monde que celui des rois capétiens. »
VIII
Il passe son temps à Londres au métier de cocher amateur, montant à cheval le matin et conduisant le soir sur son siège son compagnon de voyage de rue en rue ; de là en Hollande, où il croit aimer, à La Haye, une charmante Hollandaise récemment mariée ; séparé d’elle par une convenance de situation, il fait semblant de vouloir mourir et se laisse facilement ramener à la vie par son domestique. Il repart pour Turin ; il passe six mois à la campagne chez sa sœur, lisant Voltaire, dont les vers l’ennuient, dont la prose l’enchante ; Montesquieu, Helvétius, Plutarque, enfin, qui l’instruit et l’enchaîne.
Il repart pour visiter le reste de l’Europe ; autant lire une géographie. De Pétersbourg à Turin, il voit tout, sans éprouver même une sensation. Il revient au gîte, comme s’il ne l’avait pas quitté. Arrêté à Londres, il se croit encore amoureux d’une belle et suspecte Anglaise, amoureuse de son groom. Le mari, éclairé par le groom, le surprend et lui donne pour la forme un léger coup d’épée au bras. Il craint un procès d’adultère et se croit ruiné s’il l’affronte ; il ne tarde pas à se glacer et revient encore à Turin, où il reste deux ans ; il devient le chevalier servant d’une dame qu’il n’estime pas et qu’il n’aime guère, puis il la quitte et se fait lier par son valet de chambre sur sa chaise pour s’empêcher d’aller la revoir ! Quelle fantaisie risible l’amoureux prend pour le sublime de la volonté ! Quand l’envie de sortir est passée, il se fait tranquillement démailloter par son complaisant serviteur, et s’en va souper en ville. Des niaiseries pareilles peuvent-elles être écrites par un homme sérieux ?
Une détestable ébauche de tragédie classique, intitulée Cléopâtre, et quelques sonnets sans sel et sans miel, que l’auteur lit à ses commensaux aux applaudissements de l’auditoire, sont le fruit de cette séquestration : puis il va, déguisé en Apollon, au bal masqué de Turin, et il y récite à tout venant des complaintes misérablement rimées où sa Béatrice n’est guère ménagée. Tout cela ne détermine pas encore sa vocation tragique. Et ainsi finit le récit de sa jeunesse.
IX
Il s’aperçut alors que deux choses lui manquaient seulement pour être un Sophocle : un génie et une langue.
Le piémontais n’est pas une langue : c’est un patois, moitié vaudois, moitié allobroge, moitié génois, moitié milanais, moitié français, tout, hors de l’italien. En français les places étaient prises, en piémontais il n’y avait que les places burlesques à prendre ; le burlesque n’a que le patois pour s’exprimer, et le piémontais a de véritables chefs-d’œuvre dans ce dialecte. Mais Alfieri ne pouvait pas avilir son prétentieux génie au grotesque. Il lui fallait donc l’italien ; mais quel italien ? Il y en avait de toute sorte : l’italien de Naples, moitié espagnol, moitié francisé, moitié grec, moitié lazzarone ; on ne pouvait tenter ce mélange, plus propre à faire rire que pleurer. Il y avait le romain, langue sonore, majestueuse, grandiose, mais le pape et les cardinaux étaient là ; la liberté souriait à la langue, mais les hommes imposaient la servitude sacrée, cela ne pouvait convenir à l’ennemi poétique de toute tyrannie. Il y avait le vénitien, mais c’était si frêle et si doux que cela ne pouvait être susurré que par des lèvres de femme, cela répugnait à la virilité des héros ; il y avait le milanais, c’était mêlé d’allemand et de français, plus jargon que langue ; il y avait le génois et le piémontais, cela n’avait ni syntaxe, ni accent, ni sens, patois de peuples qui ne s’appartiennent pas et qui s’entendent entre eux contre leurs conquérants par signes plus que par le langage.
Enfin il y avait le toscan, la vieille langue étrusque de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, rugueuse, nerveuse, un peu sauvage, un peu latine, brève, forte, concentrant en peu de mots un grand sens, telle que Dante l’a chantée, telle que Machiavel l’a écrite, langue faite pour des héros, des poètes, des philosophes, et qui ne s’entend bien qu’à Florence, entre les deux rives de l’Arno et à Pistoia, langue locale s’il en fut jamais, héritière d’un peuple qui n’a point d’héritage sur la terre, langue de puritains et de pédants, qui prétendent avec raison être à eux seuls l’Italie classique… C’est celle-là qu’Alfieri choisit. Mais la savoir exigeait une seconde naissance ; il fallait aller dans le pays de ces grands hommes pour y prendre leur accent avec l’extrait baptistaire de leur génie. Alfieri s’y décida pour l’amour du toscan. Il commença par aller passer six mois à Florence, au milieu des académiciens de la Crusca ; il bégaya leur vocabulaire et il crut avoir retrouvé l’italien, comme les voyageurs qui remontent à la quatrième cataracte d’Égypte croient rapporter les sources du Nil. Il revint à Turin ; il essaya quelques scènes de tragédie, alla passer quelques mois à Asti pour y cuver ses connaissances nouvelles, et s’aperçut qu’il ne savait rien.
Il prit alors une des plus fortes résolutions qu’un héros ou un homme de lettres puisse prendre au commencement de sa vie, celle de s’expatrier pour l’amour du dialecte ou de la gloire : mais il lui fallait un prétexte ; il le trouva dans je ne sais quelle haine idéale du despotisme de la maison de Savoie. Ce prétexte était faux, car le despotisme italien-piémontais de la maison de Savoie à Turin était bien paternel et bien doux, en comparaison du despotisme autrichien d’un archiduc Léopold, régnant absolu à Florence, sous le nom et avec les armes d’un proconsul allemand. N’importe, tout est bon pour colorer un sophisme de conduite par un sophisme de raisonnement. Les prétextes ne sont pas difficiles en logique.
X
Mais ce n’était pas tout encore : il fallait dépayser non-seulement son prétendu génie, mais sa fortune toute féodale et toute territoriale à Asti. Pour cela, la permission du roi était nécessaire. Quelle raison à donner à un prince bon, mais absolu, que la haine mortelle de sa soi-disant tyrannie ! Alfieri n’avait ni tant de folie ni tant d’audace ; aussi il tourna humblement la difficulté. Il persuada facilement au marquis de Cumiana, son beau-frère, et à sa sœur, attachés par des emplois à la cour, qu’il voulait leur donner tous ses biens en perdant la moitié au moins, en échange d’une rente viagère d’environ trente ou quarante mille livres à condition qu’il irait librement voyager et résider par tout l’univers. On eut bien de la peine à accomplir cet arrangement, si nuisible à ses intérêts, si favorable à sa famille. Enfin, on y parvint ; il est probable que le roi se vit sans trop de peine délivré d’un sujet excentrique, mauvais poète, grand déclamateur, qui méprisait son pays, et qui s’en allait toscaniser chez un autre souverain.
XI
Aussitôt que le contrat fut dressé et signé, Alfieri partit pour la Toscane.
« Je partis dans les premiers jours de mai, muni comme de coutume de la permission qu’il fallait obtenir du roi pour sortir de ses bienheureux États. Le ministre à qui je la demandai me répondit que j’avais déjà été, l’année d’avant, en Toscane. — C’est pour cela, répliquai-je, que je me propose d’y retourner encore cette année. — Cette permission me fut accordée ; mais ce mot me donna à penser, et fit dès lors germer dans ma tête le dessein que moins d’un an après je mis pleinement à exécution, et qui me dispensa dans la suite de demander aucune permission de ce genre. Comme ce second voyage devait se prolonger plus que l’autre, et qu’à mes rêves de véritable gloire il se mêlait encore quelques bouffées de vanité, j’emmenai avec moi plus de gens et de chevaux, afin de marier ainsi deux rôles qui rarement vont d’accord ensemble, le rôle de poète et celui de grand seigneur. J’eus donc huit chevaux à ma suite et un équipage digne d’un pareil train. Je pris la route de Gênes, où je m’embarquai avec mon bagage et une petite calèche, laissant mes chevaux suivre la voie de terre par Lerici et Sarzana. Ils y arrivèrent heureusement et avant moi. Pour moi, la felouque où j’étais, presque en vue de Lerici, fut ramenée en arrière par un coup de vent, et je fus forcé de débarquer à Rapallo, qui n’était guère qu’à deux postes de Gênes. Ayant pris terre sur cette côte et me lassant d’attendre que le vent redevînt favorable pour reprendre la route de Lerici, je laissai la felouque avec mes effets, et, prenant avec moi quelques chemises, mes écrits dont je ne me séparais plus et un seul de mes gens, j’enfourchai un bidet de poste, et, à travers les précipices de l’Apennin dépouillé, je me rendis à Sarzana, où je trouvai mes chevaux, et où il me fallut attendre la felouque plus de huit jours. Bien que j’eusse là mes chevaux pour me distraire, comme je n’avais, en fait de livres, que mon petit Horace et mon Pétrarque de poche, je m’ennuyai beaucoup à Sarzana. Un prêtre, frère du maître de poste, me prêta un Tite-Live dont les œuvres ne m’étaient pas tombées dans les mains depuis l’académie, où je ne l’avais ni compris ni goûté. Quoique passionné admirateur de la rapidité de Salluste, cependant la sublimité du sujet et la majesté des discours de Tite-Live me frappèrent vivement. Ayant lu dans cet historien la mort de Virginie et les discours enflammés d’Icilius, j’en fus si transporté qu’aussitôt l’idée me vint d’en faire une tragédie ; et je l’aurais écrite d’un trait, si ne m’avait troublé l’attente continuelle de cette maudite felouque dont l’arrivée serait venue m’interrompre dans le feu de la composition.
« Ici, pour l’intelligence du lecteur, je dois dire ce que j’entends par ces mots dont je me sers si souvent, concevoir, développer et mettre en vers. Je m’y prends toujours à trois fois pour donner l’être à chacune de mes tragédies, et j’y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette importance, qui, pour peu qu’elle vienne au monde contrefaite, a grand’peine ensuite à se redresser. Concevoir une tragédie, ce que j’appelle ainsi, c’est donc distribuer mon sujet en scènes et en actes, établir et fixer le nombre des personnages ; puis, en deux petites pages de mauvaise prose, résumer, pour ainsi dire, scène par scène, ce qu’ils diront et ce qu’ils doivent faire. Reprendre ensuite ce premier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indications, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu’elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c’est là ce que j’appelle développer. J’appelle enfin versifier, non-seulement mettre la prose en vers, mais, avec un esprit à qui j’ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. Il faut ensuite, comme dans toute autre composition, limer, retrancher, changer. Mais si d’abord la tragédie n’était ni dans la conception, ni dans le développement, je doute que plus tard elle se retrouvât dans cette étude du détail. C’est là le procédé que j’ai suivi dans toutes mes compositions dramatiques, à commencer par le Philippe, et j’ai pu me convaincre qu’il compte au moins pour les deux tiers de l’œuvre. Et en effet, après un certain temps, ce qu’il en fallait pour oublier complètement cette première distribution de scènes, quand il m’arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentiments et de pensées qui m’excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire ; j’en concluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu’il était quand j’écrivais cette esquisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très vite ; j’en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, rarement moins ; et d’ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n’admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n’ai pu écrire ainsi, et avec cette fureur d’enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou, si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d’un Charles Ier , qu’immédiatement après le Philippe j’entrepris de développer en français ; au troisième acte de l’ébauche, mon cœur et ma main se glacèrent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de Roméo et Juliette, que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse esquisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur, et j’entrai contre moi dans une telle colère, qu’au lieu d’en poursuivre l’ennuyeuse lecture, je la jetai au feu. De cette méthode, que j’ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c’est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j’y vois, sans compter tous ceux que peut-être je n’y vois pas, ont du moins le mérite d’être, ou, si l’on veut, de paraître pour la plupart venues d’un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l’action du cinquième acte s’identifient étroitement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l’avantage de provoquer, en la soutenant, l’attention de l’auditeur, et d’entretenir la chaleur de l’action. La tragédie ainsi développée, lorsqu’il ne reste plus au poète d’autre souci que de la versifier à son aise, et de distinguer le plomb de l’or, l’inquiétude que communique à l’esprit le travail des vers et cette passion de l’éloquence, si difficile à satisfaire, ne sauraient nuire en rien au transport et à l’enthousiasme qu’il faut aveuglément suivre dès que l’on veut concevoir et créer une œuvre terrible et passionnée. Si ceux qui viendront après moi jugent▶ que cette méthode m’a conduit à mon but plus heureusement que d’autres, cette petite digression pourra, avec le temps, éclairer et fortifier quelque disciple de l’art que je professe. Si je me suis abusé, d’autres peut-être s’aideront de ma méthode pour en trouver une meilleure.
« Je reprends le fil de ma narration. Enfin arriva à Lerici cette felouque si impatiemment attendue ; je m’emparai de ma garde-robe et je partis immédiatement de Sarzana pour Pise, ayant ajouté à mon bagage poétique cette Virginie de plus, sujet qui allait merveilleusement à mon humeur. Je m’étais bien promis de ne pas rester cette fois plus de deux jours à Pise ; je me flattais de profiter davantage sous le rapport de la langue à Sienne, où l’on parle mieux et où il y a moins d’étrangers, sans compter que, durant le séjour que j’avais fait à Pise, l’année d’auparavant, je m’étais épris à moitié d’une belle et noble demoiselle, que ses parents m’auraient sans doute accordée pour femme, quoique riche, si je l’avais demandée. Mais quelques années de plus m’avaient mûri sur ce point, et ce n’était plus le temps où, à Turin, j’avais consenti que mon beau-frère demandât pour moi cette jeune fille, qui, à son tour, ne voulut pas de moi. Cette fois, je ne voulus pas laisser demander pour moi celle-ci qui assurément ne m’eût pas refusé. Elle me convenait autant par son caractère que sous tout autre rapport, et je dois ajouter qu’elle ne me plaisait pas médiocrement. Mais j’avais maintenant huit ans de plus, j’avais vu, bien ou mal, presque toute l’Europe, et l’amour de la gloire, qui était entré dans mon âme, cette passion pour l’étude, cette nécessité d’être ou de me faire libre pour devenir un intrépide et véridique auteur, étaient autant d’aiguillons qui me faisaient passer outre, autant de raisons qui me criaient dans le fond de mon cœur que sous la tyrannie c’est déjà bien assez, si ce n’est trop, de vivre seul, et que jamais, pour peu que l’on y songe, il ne faut y être ni mari ni père. Je passai donc l’Arno, et me voici à Sienne. Je bénirai toujours le moment où j’y arrivai, car je m’y composai un petit cercle de six ou sept hommes doués de sens, de jugement, de goût et d’instruction, ce qu’on aura peine à croire d’un pays aussi petit. Mais j’en distinguai un entre tous, c’était le respectable Francesco Gori Gandellini : j’en ai souvent parlé dans mes divers écrits, et sa douce et chère mémoire ne sortira jamais de mon cœur. Une sorte de ressemblance entre nos caractères, une même façon de penser et de sentir (bien plus rare, bien plus remarquable chez lui, dont la vie était si différente de la mienne), un besoin mutuel de soulager nos cœurs du poids des mêmes passions, que fallait-il de plus pour nous unir bientôt d’une vive amitié ? Ce nœud sacré d’une franche amitié était, et il est toujours, dans ma manière de penser et de vivre, un besoin de première nécessité. Mais ma nature austère, réservée, difficile, me rend, et, tant que je vivrai, me rendra peu propre à inspirer à d’autres ce sentiment qu’à mon tour je n’accorde pas sans une extrême difficulté. Cela fait que je n’aurai connu dans le cours de ma vie qu’un très petit nombre d’amis ; mais je me vante de n’en avoir eu que de bons, et qui tous valaient mieux que moi. Pour ma part, je n’ai jamais cherché dans l’amitié qu’un épanchement réciproque des faiblesses de l’humanité, où je demande à la raison et à la tendresse de mon ami de corriger chez moi et d’améliorer ce qu’il y trouverait à blâmer, de fortifier, au contraire, et d’élever encore le peu de choses louables par où l’homme peut se rendre utile aux autres, et s’honorer lui-même. Telle est, par exemple, la faiblesse de vouloir devenir auteur, et c’est là surtout que les nobles et affectueux conseils de Gandellini me furent d’un grand secours et m’encouragèrent beaucoup. Le très vif désir que j’éprouvais de mériter l’estime de cet homme rare donna tout-à-coup comme un nouveau ressort à mon esprit, et à mon intelligence une vivacité qui ne me laissait ni paix ni trêve, tant que je n’avais pas composé une œuvre qui fût ou me parût digne de lui. Je n’ai jamais joui de l’entier exercice de mes facultés intellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trouvât auparavant rempli et satisfait, et que mon esprit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. Cet appui, au contraire, venait-il à me manquer, et à me laisser, pour ainsi dire, seul au monde, me regardant comme un être inutile à tous, et qui n’était aimé de personne, je tombais alors dans de tels accès de mélancolie, de désenchantement et de dégoût sur toute chose, et ces accès se renouvelaient si fréquemment que je passais des journées entières, et même des semaines, sans vouloir, sans pouvoir toucher un livre ou une plume.
« Pour obtenir et mériter l’approbation d’un homme aussi estimable que Gori l’était à mes yeux, je travaillai, cet été, avec beaucoup plus d’ardeur que je n’avais fait encore. C’est de lui que me vint l’idée de mettre au théâtre la conjuration des Pazzi. Le fait m’était complètement inconnu, et il me conseilla de le chercher dans Machiavel de préférence à tout autre historien. Et c’est ainsi que, par une étrange rencontre, ce divin auteur qui devait aussi faire, un jour, mes plus chères délices, venait, une seconde fois, se placer sous ma main, grâce à un autre ami véritable, semblable sous bien des rapports à ce cher d’Acunha que j’avais tant aimé, mais beaucoup plus savant et plus instruit que ce dernier. Et en effet, quoique le terrain ne fût pas encore assez préparé pour recevoir et féconder une telle semence, je lus néanmoins çà et là, pendant le mois de juillet, bien des fragments de Machiavel, outre le récit du fait de la conjuration ; et alors non-seulement je conçus sans différer le plan de ma tragédie, mais, épris de cette façon de dire si originale et si puissante, il me fallut laisser là pour quelques jours toutes mes autres études, et, comme inspiré de ce génie sublime, écrire d’une haleine les deux livres de la Tyrannie, tels ou à peu près que je les imprimai quelques années plus tard. Ce fut l’épanchement d’un esprit trop plein et blessé dès l’enfance par les flèches de l’oppression détestée qui pèse sur le monde. Si j’avais su reprendre un tel sujet dans un âge plus mûr, je l’aurais sans doute traité un peu plus savamment, et l’histoire serait venue au secours de mes opinions. Mais quand j’ai imprimé ce livre, je n’ai pas voulu, avec le froid des années et le pédantisme de mon petit savoir, étouffer le feu de la jeunesse, et la généreuse, la légitime indignation que j’y vois briller à chaque page, et dont l’éclat n’ôte rien à une sorte de franche et véhémente logique qui me paraît y dominer le reste. Que si j’y remarquai aussi des erreurs ou des déclamations, ce sont filles d’inexpérience et non de mauvaise volonté que je voulus également y laisser. Aucune fin cachée, aucun sentiment de vengeance personnelle ne me dicta cet écrit. J’ai pu me tromper dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. Mais peut-il y avoir excès dans la passion que l’on éprouve pour le juste et pour le vrai, surtout quand il s’agit de la faire partager aux autres ? Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. Dans l’ardeur bouillante de cet âge, raisonner et ◀juger▶ n’étaient peut-être qu’une noble et généreuse manière de sentir. »
XII
Ici nous approchons du seul véritable intérêt de cette vie, l’amour conçu par Alfieri pour la comtesse d’Albany, reine légitime d’Angleterre, se rendant alors à Florence avec son vieux mari, le prétendant Charles-Édouard, héros de roman dans sa jeunesse, découragé et avili par l’adversité.
Alfieri raconte ainsi cette aventure :
« Après avoir ainsi soulagé mon âme ulcérée de sa haine contre la tyrannie, haine conçue en naissant et chaque jour plus vive, je sentis aussitôt se réveiller mon ardeur pour les œuvres théâtrales ; mais auparavant, ayant lu mon petit livre à mon ami et à un très petit nombre d’autres personnes, je le cachetai pour le mettre à part, et n’y pensai plus pendant nombre d’années. Cependant, ayant repris le cothurne, je développai en très peu de temps et tout ensemble, l’Agamemnon, l’Oreste et la Virginie. Pour ce qui est d’Oreste, il m’était venu un scrupule avant de le développer ; mais, comme ce scrupule était chose mesquine en soi et peu digne d’arrêter, mon ami me le leva avec quelques mots. J’avais conçu cette tragédie à Pise, l’année d’avant, et j’en avais pris le sujet dans l’Agamemnon de Sénèque, pièce détestable, s’il en fut. L’hiver arriva, et, me trouvant alors à Turin, un jour que je passais mes livres en revue, j’ouvris par hasard un volume du théâtre de Voltaire, où le premier mot qui s’offrit à moi ce fut : Oreste, tragédie. Je fermai aussitôt le livre, dépité de me connaître un tel rival parmi les modernes. Je n’avais jamais su qu’il eût fait une tragédie de ce nom. Je pris alors quelques avis, et l’on me dit que c’était une des bonnes tragédies de l’auteur. Cette réponse m’avait singulièrement refroidi dans le dessein de donner suite à mon plan. Me trouvant donc à Sienne, ainsi que je l’ai dit, et ayant achevé de développer l’Agamemnon, sans ouvrir même une seule fois celui de Sénèque, pour ne pas devenir plagiaire, lorsque je me vis sur le point de développer l’Oreste, j’allai consulter mon ami, je lui racontai le fait, et le priai de me prêter celui de Voltaire pour y jeter un coup d’œil, et voir si je devais ou non faire le mien. Gori refusa de me prêter l’Oreste français, et me dit : — Commencez par écrire le vôtre avant de lire celui-ci, et, si vous êtes né pour la tragédie, le vôtre pourra valoir plus ou moins ou autant que cet autre Oreste, mais du moins sera-ce bien le vôtre. — Je fis ce qu’il me dit, et ce noble et généreux conseil devint pour moi dès lors un système. Toutes les fois depuis que j’ai entrepris de traiter des sujets déjà traités par d’autres modernes, je n’ai voulu lire leur ouvrage qu’après avoir esquissé et versifié le mien ; si je l’avais vu au théâtre, je cherchais aussitôt à ne plus m’en souvenir, ou si malgré moi je m’en souvenais, je m’attachais à faire, autant que possible, le contraire en tout de ce qu’ils avaient fait. Somme toute, j’y ai gagné, ce me semble, une physionomie et une allure tragiques, où peut-être il y a fort à reprendre, mais qui, à coup sûr, sont de moi.
« Ce séjour à Sienne de près de cinq mois fut donc un véritable baume pour mon intelligence, et en même temps pour mon esprit. Outre les compositions dont j’ai parlé, j’y continuai avec persévérance et avec fruit l’étude des classiques latins, de Juvénal entre autres, qui me frappa vivement, et que dans la suite je n’ai cessé de relire non moins qu’Horace. Mais à l’approche de l’hiver, qui, à Sienne, n’est nullement agréable, comme d’ailleurs je n’étais pas encore bien guéri de ce besoin de changer de lieux, qui est une maladie de la jeunesse, au mois d’octobre, je me décidai à aller à Florence, sans savoir au juste si j’y passerais l’hiver, ou si je m’en retournerais à Turin. Mais je m’y étais à peine établi tant bien que mal, pour essayer d’y séjourner un mois, qu’une circonstance nouvelle m’y fixa, et pour ainsi dire m’y enferma pour bien des années. Cette circonstance me détermina heureusement à renoncer pour toujours à ma patrie, et je trouvai enfin dans des chaînes d’or, qui tout à coup me retinrent doucement, cette liberté littéraire sans laquelle jamais je n’eusse fait rien de bon, si tant est que j’aie fait quelque chose de bon.
« Pendant l’été précédent, que j’avais tout entier passé à Florence, comme je l’ai dit, j’y avais souvent rencontré, sans la chercher, une belle et très aimable dame. Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais, plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus pas, à mon premier voyage, me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très agréable ; des yeux très noirs et pleins d’une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de ne pas demeurer frappé, et auquel on échappait malaisément. Elle avait vingt-cinq ans ; un goût très vif pour les lettres et les beaux-arts ; un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques, pénibles et désagréables, qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. Il y avait là trop de doux écueils pour que j’osasse les affronter.
« Mais dans le cours de cet automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à en courir le danger, et je ne fus pas longtemps à me sentir pris, presque sans m’en apercevoir. Toutefois, encore chancelant entre le oui et le non de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m’en allai à franc étrier jusqu’à Rome, voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit que mon sonnet sur Rome, que je fis, une nuit, dans une pitoyable auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l’œil. Aller, rester, revenir, ce fut l’affaire de douze jours. Je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna pas de ces nouvelles chaînes, dont j’étais plus d’à moitié enveloppé ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de me les river pour toujours. L’approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s’annonçait heureusement pour moi par des symptômes bien différents de ceux qui avaient marqué l’accès des trois premières. Dans celles-ci, je n’étais pas ému, comme dans la dernière, par une passion de l’intelligence, qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant contrepoids, formait, pour parler comme le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie. Ayant fini par m’apercevoir au bout de deux mois que c’était là la femme que je cherchais, puisque, loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles, et rapetisser, pour ainsi dire, mes pensées, j’y trouvais, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien, j’appris à connaître, à apprécier un trésor si rare, et dès lors je me livrai éperdument à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque, après dix années entières, à l’heure où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans la triste saison des désenchantements, de plus en plus je m’enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle, et j’oserai dire, j’oserai croire qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle. »
XIII
Deux écrivains très remarquables, le premier par son zèle ardent pour la vérité, le second par le talent et le style, M. de Reumont, ministre de Prusse en Toscane, et M. Saint-René-Taillandier, rédacteur de la Revue des Deux-Mondes, viennent de nous fournir des documents raisonnés sur cette liaison d’Alfieri et de la comtesse d’Albany. Nous allons nous en servir librement : cependant, sous beaucoup de rapports, j’en ai plus qu’eux dans ma mémoire. J’ai connu moi-même la reine détrônée à Florence ; j’ai été très lié avec ses amis les plus intimes à Paris en 1792 ; j’ai vu tous les jours M. Fabre de Montpellier, l’ami d’Alfieri et le successeur du poète auprès de son amie, pendant qu’avant M. de Reumont je résidais à Florence, de 1820 à 1829.
XIV
Qu’était-ce que le prétendant Charles-Édouard ? qu’était-ce que la comtesse d’Albany ? Le voici d’abord :
Charles-Édouard, petit-fils de Charles Ier, le roi décapité par Cromwell, était fils de Jacques III, le premier prétendant héroïque et malheureux, célébré par Walter Scott, le romancier des rois détrônés, qui venge les prétendants de l’histoire. Jacques III, après ses revers et sa fuite en Écosse, vivait à Rome, traité en roi par le pape. Il avait deux fils, Charles-Édouard d’abord, dont il est ici question, et le duc d’York, nommé, à vingt ans, cardinal. En 1745, Jacques III permit à son fils Charles-Édouard, alors très jeune, d’aller tenter en Écosse la seconde aventure d’une restauration des Stuarts. Charles-Édouard débarque en Écosse, réunit les clans écossais ; avec 50 000 francs et quelques armes il s’empare d’Édimbourg et gagne la bataille de Preston-Pans ; en 1746 il est défait à l’irrévocable bataille de Culloden. Il fuit à travers les Orcades, et, après de tragiques aventures, il débarque en Bretagne, près de Morlaix, et se rend à Paris avec quelques amis compromis dans sa cause. Ni Louis XV, qui venait de conclure la paix avec l’Angleterre, ni l’Espagne, qui suivait la politique française, ni Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui avait besoin de ménager l’Angleterre, tout en admirant et en célébrant de sa plume le jeune prétendant vaincu, ne consentirent à lui prêter d’appui. Il resta à Paris, humilié de cet abandon et vivant obscur, en attendant un remords de Louis XV. La cour le traitait en héros digne d’une couronne ; le Dauphin lui-même, père de Louis XVI, lui laissait espérer un autre avenir avec un autre règne.
XV
Cependant le roi de France voulait rester fidèle au traité d’Aix-la-Chapelle, par lequel il s’interdisait d’appuyer les Stuarts contre la maison de Hanovre. Il lui offrait hors de ses États une hospitalité princière. « Je ne céderai qu’à la violence », répondait le jeune souverain. Louis XV, placé entre la fidélité à sa parole et l’infidélité à son honneur de roi, le fit arrêter à l’Opéra le 10 décembre 1748.
Un chroniqueur, l’avocat Barbier, rend compte ainsi de l’événement à cette date :
« “Événement d’État, écrit l’avocat Barbier dans son journal. — Hier mardi, 10 décembre, on a commandé vingt-cinq hommes par compagnie du régiment des gardes-françaises pour l’après-midi, avec poudre et plomb, sans tambour. Ce jour, le prince Édouard, connu sous le nom du Prétendant, avait la première loge à l’Opéra, à son ordinaire ; il y est arrivé sur les cinq heures, avec deux seigneurs anglais de sa cour. Aussitôt qu’il aété descendu de carrosse pour entrer dans le cul-de-sac de l’Opéra, M. de Vaudreuil, major du régiment des gardes, lui a dit qu’il était chargé de l’ordre du roi pour l’arrêter, et, dans le moment même, six sergents aux gardes, qui étaient en habits bourgeois, l’ont saisi par les deux bras et par les deux jambes et l’ont enlevé de terre ; on lui a jeté et passé sur-le-champ un cordon de soie, qui lui a embrassé et serré les deux bras… Il s’est, dit-on, un peu trouvé mal ; on l’a passé ainsi par la porte du fond du cul-de-sac qui rend dans la cour des cuisines du Palais-Royal ; on l’a mis dans un carrosse de remise dans lequel M. de Vaudreuil l’a accompagné.”
« Ainsi garrotté comme un malfaiteur, dépouillé de son épée, de ses pistolets (car on poussa l’indignité jusqu’à fouiller ses poches), il est conduit immédiatement au château de Vincennes. Toutes les précautions avaient été prises pour que l’arrestation et l’enlèvement eussent lieu sans résistance. Sur la place des Victoires, autour du Palais-Royal, dans toutes les rues voisines de l’Opéra, on remarqua pendant cette soirée du 10 un déploiement de troupes tout à fait inusité. “On craignait apparemment une émeute du peuple”, dit le journaliste. “Des gardes-françaises, la baïonnette au bout du fusil, et des cavaliers du guet, qui attendaient la voiture place des Victoires, l’enveloppèrent au passage et lui servirent d’escorte. Neuf de ces hommes, vêtus de redingotes et portant des flambeaux, éclairaient ce triste cortège. Le guet à cheval, ajoute Barbier, l’a conduit le long du faubourg, et il y avait des détachements de soldats aux gardes, de distance en distance, le long des allées de Vincennes.” Pendant ce temps, les deux gentilshommes écossais qui accompagnaient le prince étaient entraînés dans le corps-de-garde du cul-de-sac de l’Opéra, puis jetés dans des fiacres et conduits à la Bastille. »
« À huit heures du matin, Charles-Édouard partait de Vincennes et on le
reconduisait jusqu’à la frontière suisse. Cette seconde expédition fut moins brutale
que la première. »
M. de Férussy, lieutenant général des armées du roi, prit
place auprès du prince dans une chaise de poste, « plus par honneur
qu’autrement »
. Le fait restait le même néanmoins, et l’opinion y voyait une
tache à notre honneur. « On avait défendu dans les cafés de Paris de parler du
prince Édouard, parce
que l’on se donnait la liberté de blâmer le
roi. »
Il fut conduit de Vincennes hors du royaume avec décence, mais le cri public protesta pour lui. Il se cacha sur le continent ; il osa reparaître deux fois à Londres, où il conféra avec ses partisans le duc de Beaufort, lord Somerset, le comte Westmoreland. Il rentra à Liège et y vécut obscur et immobile, avec la fille d’un serviteur dévoué de son père, miss Clémentine Walkinshaw, qu’il avait ramenée d’Écosse où elle s’était attachée à lui. Elle passait pour sa femme légitime, portait son nom, et avait une fille de lui que nous retrouverons bientôt modèle de son sexe. Ses amis murmurèrent et le sommèrent de renvoyer miss Clémentine, infidèle, disaient-ils, à sa cause. Il s’y refusa avec énergie ; mais, quelque temps après, elle quitta elle-même le prince, sous prétexte de mettre sa fille au couvent à Paris. Ce coup lui fut terrible : l’abandon de ce qui vous a aimé dans le malheur est le pire des malheurs. Il le sentit trop ; il chercha sa consolation dans le sommeil de ses facultés, et il se fit une habitude de l’ivresse, oubli volontaire du sort.
Ce fut alors que la cour de France, lasse de l’oublier totalement, songea à réveiller dans ce sang des Stuarts une rivalité toujours possible au sang ennemi des Stuarts en donnant des héritiers à Charles-Édouard. M. de Reumont, son biographe, prend trop à la lettre les imputations alors prématurées des ambassadeurs d’Angleterre contre les mœurs de ce prince.
« “J’apprends, écrit lord Stanley à sa cour, que le fils du Prétendant se met à boire dès qu’il se lève, et que chaque soir ses valets sont obligés de le porter ivre-mort dans son lit. Les émigrés eux-mêmes commencent à faire peu de cas de sa personne…” Ces grossières habitudes, qui ne le quittèrent plus, éloignèrent en effet un grand nombre de ses anciens partisans. Son père, son frère le cardinal, eussent essayé en vain de le rappeler au sentiment de lui-même ; il passait des années entières sans leur donner signe de vie. À la mort de son père, en 1766, il quitta sa résidence du pays de Liège ; il vint présider à Rome cette petite cour organisée un peu puérilement par Jacques III, et qui ne rappelait guère, faute d’argent, celle de Jacques II à Saint-Germain. La responsabilité nouvelle qui pesait sur lui, ce titre de roi qu’il portait, les marques de dévouement que lui prodiguait encore son entourage, la présence et les conseils de son frère, rien ne put l’arracher à l’ivrognerie. Il signor principe, ainsi l’appelaient les Romains, continuait à chercher dans le vin l’oubli de ses infortunes, et une fois ivre il battait ses gens, ses amis, les lords et les barons de sa cour, comme il battait à Preston-Pans les soldats du général Cope. Un jour, en 1770, le duc de Choiseul, qui avait songé un instant à la restauration des Stuarts, fait exprimer au Prétendant le désir de lui parler très confidentiellement à Paris. Charles-Édouard arrive, et rendez-vous est pris pour le soir même, à minuit, dans l’hôtel du duc de Choiseul. La conférence doit avoir lieu en présence du maréchal de Broglie, chargé de soumettre au prince le plan d’une descente en Angleterre. À l’heure convenue, le duc et le maréchal sont là, munis d’instructions et de notes ; Charles-Édouard ne paraît pas. Ils attendent, ils attendent encore, espérant qu’il va venir d’un instant à l’autre. Une demi-heure se passe, l’heure s’écoule. Enfin le maréchal s’apprête à prendre congé de son hôte, quand un roulement de voiture se fait entendre dans la cour. Quelques instants après, Charles-Édouard entrait dans le salon, mais si complètement ivre, qu’il eût été incapable de soutenir la moindre conversation. Le duc de Choiseul vit bien qu’il n’y avait rien à faire avec un prétendant comme celui-là, et dès le lendemain il lui donna l’ordre de quitter la France au plus tôt.
« Tel était l’homme que le duc d’Aiguillon faisait venir à Paris l’année suivante, en 1771, et à qui il offrait, au nom de la France, une pension de deux cent quarante mille livres, s’il consentait à épouser sans délai la jeune princesse de Stolberg. Puisqu’on ne pouvait faire de Charles-Édouard un chef d’expédition capable de tenir l’Angleterre en échec, on voulait du moins qu’il laissât des héritiers, que la famille des Stuarts ne s’éteignît pas, que le parti jacobite fût toujours soutenu par l’espérance, et que ces divisions de la Grande-Bretagne pussent servir à point nommé les intérêts de la France. Le duc d’Aiguillon ne s’adressait plus, comme le duc de Choiseul, au héros d’Édimbourg et de Preston-Pans ; il lui disait simplement : “Soyez époux et père…” Égoïstes calculs de la politique ! Le ministre de Louis XV s’était-il demandé si Charles-Édouard, avec ses habitudes invétérées d’ivrognerie, n’était pas, à cinquante et un ans, le plus misérable des vieillards, et si une âme pouvant encore aimer habitait les ruines de son corps ?
« La jeune femme que le duc d’Aiguillon destinait à ce vieillard n’avait pas accompli sa dix-neuvième année. Louise-Maximiliane-Caroline-Emmanuel, princesse de Stolberg, était née à Mons, en Belgique, le 20 septembre 1752. Elle appartenait par son père à l’une des plus nobles familles de la Thuringe, et se rattachait par sa mère, fille du prince de Hornes, à l’antique lignée de Robert Bruce, qui donna des rois à l’Écosse du moyen âge. Son père, le prince Gustave-Adolphe de Stolberg-Gedern, étant mort dans cette bataille de Leuthen où le grand Frédéric défit si complètement le prince de Lorraine et le maréchal Daun, malgré la supériorité de leurs forces, la princesse se trouva veuve bien jeune encore avec quatre filles, dont la dernière n’avait que trois ans. L’impératrice Marie-Thérèse n’oublia pas la famille du général qui était mort sous ses drapeaux ; elle accorda une pension à sa veuve et assura le sort de ses filles. Il y avait alors dans les possessions flamandes de la maison d’Autriche des abbayes pourvues de dotations considérables, et dont les dignités, c’est-à-dire les revenus, appartenaient de droit à la plus haute aristocratie de l’empire. On choisissait les abbesses, les supérieures, parmi les princesses des maisons souveraines, et pour mériter le titre de chanoinesse il fallait montrer dans sa famille, tant en ligne maternelle que paternelle, au moins huit générations de nobles. Les filles de la princesse de Stolberg obtinrent tour à tour cette distinction, qui leur procura de riches mariages, car les chanoinesses de ces abbayes ne faisaient pas vœu de renoncer au monde ; elles trouvaient au contraire dans cette singulière alliance avec l’Église une occasion de briller plus sûrement parmi les privilégiés de la fortune. Élevée d’abord dans un couvent, Louise de Stolberg fut bientôt chanoinesse comme ses sœurs, et chanoinesse de l’abbaye de Sainte-Vandru, dont la supérieure était la princesse de Lorraine Anne-Charlotte, sœur de l’empereur d’Allemagne François Ier, belle-sœur de l’impératrice Marie-Thérèse. Dès l’âge de dix-sept ans, la jeune chanoinesse attirait tous les regards dans cette société d’élite. Si elle était Allemande par la naissance et par le nom, elle était surtout Française par le tour de ses idées, et tous les prestiges de la grâce étaient encore embellis chez elle par une merveilleuse vivacité d’esprit. Instruite sans pédantisme, passionnée pour les arts sans nulle affectation, Louise de Stolberg semblait faite pour régner avec grâce sur l’aristocratie intellectuelle de son époque, dans les plus pures régions de la société polie.
« Sans doute elle ne connaissait de la vie de Charles-Édouard que sa période héroïque, la période de 1745 à 1748, lorsque le duc de Fitz-James vint lui offrir la main de l’héritier des Stuarts. Comment une telle offre ne l’eût-elle point séduite ? “C’était une couronne qu’on lui présentait, dit M. de Reumont, une couronne tombée assurément, mais si brillante encore de l’éclat que lui avaient donné plusieurs siècles sur un des premiers trônes de l’univers, une couronne illustre autrefois et consacrée de nouveau par la majesté de l’infortune, par le dévouement de ses serviteurs, par le hardi courage de l’homme qui avait essayé de la ressaisir tout entière.”
« L’affaire fut menée secrètement. La mère de la princesse ne demanda pas l’autorisation de l’impératrice Marie-Thérèse, craignant que la politique autrichienne ne s’opposât à un mariage qui devait nécessairement irriter l’Angleterre ; elle se rendit à Paris avec sa fille, et c’est là que le mariage fut contracté par procuration le 28 mars 1772. Le duc de Fitz-James avait reçu tous les pouvoirs de Charles-Édouard pour signer l’acte en son nom. La jeune femme, accompagnée de sa mère, se rendit ensuite à Venise et s’y embarqua pour Ancône. C’était dans la Marche d’Ancône, à Lorette, que le mariage devait être célébré ; mais, des difficultés étant survenues, une grande famille italienne établie non loin d’Ancône, à Macerata, la famille Compagnoni Marefochi, offrit au prince son château pour la cérémonie. Charles-Édouard s’y était rendu en toute hâte dès qu’il avait appris le départ de sa fiancée, chargeant un de ses amis, lord Carlyll, d’aller recevoir la princesse à Lorette et de la conduire à Macerata. La célébration du mariage eut lieu le 17 avril 1772. C’était, chose singulière, un vendredi saint. Monseigneur Peruzzini, évêque de Macerata et de Tolentino, bénit l’union des fiancés dans la chapelle du château en présence d’un petit nombre de témoins. Charles-Édouard n’avait oublié aucun de ses titres ; ce vieillard, usé par l’intempérance, qui s’agenouille péniblement sur ces coussins de velours auprès de cette jeune femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds, éblouissante de grâce et de beauté, c’est Charles III, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, défenseur de la foi. Les témoins étaient sir Edmond Ryan, major au régiment de Berwick, monseigneur Ranieri Finochetti, gouverneur général des Marches, Camille Compagnoni Marefochi et Antoine-François Palmucci de Pellicani, patriciens de Macerata. Une médaille fut frappée pour perpétuer le souvenir de cet événement ; sur l’une des faces, on voyait le portrait de Charles-Édouard, sur l’autre celui de la jeune femme, et la légende, inscrite aussi sur la muraille de la chapelle, portait ces mots en latin : Charles III, né en 1720, roi d’Angleterre, de France et d’Irlande. 1766. Louise, reine d’Angleterre, de France et d’Irlande. 1772.
« Deux jours après le mariage, le soir de Pâques, les nouveaux époux quittèrent le château de Macerata et se dirigèrent à petites journées vers Rome, où ils firent leur entrée le 22 avril. Ce fut presque une entrée royale. Charles-Édouard, depuis six ans, était en instance auprès de la cour de Rome pour obtenir la reconnaissance de son titre de roi, comme son père l’avait obtenue naguère du pape Clément XI. Espérant toujours que le souverain pontife finirait par lui accorder cette faveur, dont Jacques III avait joui pendant quarante-huit ans, il n’avait rien négligé pour maintenir son rang dans une occasion aussi solennelle. Quatre courriers galopaient devant les équipages ; puis venaient cinq voitures attelées de six chevaux, la première, où se trouvaient le prince et la princesse, les deux suivantes, réservées à la maison de Charles III, les deux dernières au cardinal d’York et à ses gens. Une foule immense se pressait sur leur passage ; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de ces spectacles, et l’on peut dire que l’entrée de Charles III avec sa jeune femme dans la capitale du monde catholique fut un des événements de l’année 1772. Événement d’un jour, et bien vite oublié ! Ce bruit, cet éclat, ce concours du peuple, tout cela ne valait point pour Charles-Édouard un simple mot tombé de la bouche du pape. Vainement fit-il notifier au cardinal secrétaire d’État l’arrivée du roi et de la reine d’Angleterre ; on n’était plus au temps de Clément XI, et le sage Clément XIV, assis alors sur le siège de saint Pierre, ne voulait pas exposer le gouvernement romain à des difficultés graves pour l’inutile et dangereux plaisir de protester contre les arrêts de l’histoire.
« Lorsque le président de Brosses, en 1739, visitait la ville de Rome, il pouvait dire à propos du fils de Jacques II, père de Charles-Édouard : “On le traite ici avec toute la considération due à une majesté reconnue pour telle. Il habite place des Saints-Apôtres, dans un vaste logement… Les troupes du pape y montent la garde comme à Monte-Cavallo, et l’accompagnent lorsqu’il sort… Il ne manque pas de dignité dans ses manières. Je n’ai vu aucun prince tenir un grand cercle avec autant de grâce et de noblesse.” En 1772, il n’y avait plus à Rome de roi d’Angleterre reconnu par le Saint-Siège, il n’y avait plus de garde papale à la porte de son hôtel, plus de cortège militaire pour l’escorter par la ville ; le prétendu Charles III était simplement Charles Stuart, ou bien encore le comte d’Albany, comme il se nommait lui-même dans ses voyages. Quant à la reine Louise, le peuple romain, pour ne pas lui enlever tout à fait sa royauté, l’appelait la “reine des apôtres”, du nom de la place où était situé le palais Muti, occupé depuis un demi-siècle par les descendants de Charles Ier. Elle aurait pu être la reine des salons de Rome, s’il y avait eu à Rome des salons où le roi et la reine d’Angleterre eussent pu maintenir leur rang. Plus tard, auprès d’un des rois de la poésie, la princesse Louise retrouvera sa royauté perdue ; elle aura une cour d’écrivains et d’artistes, elle distribuera des grâces, et le chantre des Méditations, jeune, inconnu, d’une voix timide, ira lire et faire consacrer ses premiers vers dans le royal salon de la comtesse d’Albany. En attendant ces jours de fête, les prétentions de Charles-Édouard la condamnaient à l’isolement. »
XVI
C’est ainsi que Louise de Stolberg devint reine exilée de la Grande-Bretagne. Ses premières années de mariage à Rome ne trompèrent pas entièrement ses espérances. Malgré quelques excès habituels de vin, le prince qu’elle avait épousé avait l’extérieur et la grâce d’un roi détrôné, mais pouvant encore se réhabiliter pour le trône. Une circonstance où l’étiquette allait déterminer la cour de Rome à lui refuser authentiquement l’étiquette de la royauté l’obligea à quitter son palais romain et à aller habiter Florence. L’archiduc Léopold, deuxième fils de Marie-Thérèse, y régnait alors en expectative.
La Toscane était le noviciat de l’empire. C’était un prince philosophe, extrêmement libéral d’institutions dans un pays où il semblait faire l’essai des principes de la révolution française, tempérée par un despotisme populaire sans danger. Ses mœurs avaient la licence de ses principes. Ses excès en ce genre passent toute vraisemblance : il ne vit point le prétendant anglais, mais il le reçut dans ses États sans ombrage. Cet oubli de son rang acheva d’enlever à Charles-Édouard le soin de sa dignité. Sir Horace Mann, envoyé d’Angleterre en Toscane, lui rendait ce triste témoignage : il maltraitait sa femme de toutes les manières.
XVII
C’est peu de temps avant cette lettre d’Horace Mann qu’Alfieri arriva avec sa suite et quatorze chevaux anglais à Florence pour s’établir en Toscane. Nous avons vu plus haut en quels termes il raconte lui-même son arrivée.
De ce jour, l’expatriation complète du jeune Alfieri est accomplie. Il parle du Piémont et de ses souverains en Coriolan vengeur ; il passe son temps librement en sigisbé assidu et toléré dans la maison de son ami. Le féroce ennemi des rois ne comprend pas les reines dans son aversion. La cour qu’il leur fait est innocente à ses yeux, pourvu que l’amour et sa vanité l’autorisent. Florence, où les mœurs de l’Italie triomphent, n’aperçoit pas même de scandale ; tout le monde, même le grand-duc Léopold, prend parti pour l’infortunée jeune femme, persécutée par son mari, consolée par son poète. Il ne faut pas ◀juger▶ ces rapports comme on les aurait ◀jugés en France ; en fait de mœurs conjugales le pays des sigisbés absout tout.
Alfieri cependant écrit tranquillement des tragédies nouvelles, la Conjuration des Pazzi, don Garcia, Oreste, en défi de Voltaire qu’il méprise et qu’il insulte comme Français, Rosemonde, Timoléon, Octavie ; il fouille toutes les histoires antiques ou modernes pour y découvrir un prétexte à tragédie. On l’applaudit de confiance. Un jeune poète étranger avec quinze beaux chevaux dans ses écuries, ami ou amant d’une jeune et belle reine et affectant une horreur de la royauté qui commençait à poindre alors, ne pouvait pas trouver des critiques bien sévères dans un genre inusité encore en Toscane. On ne lisait pas, mais on vantait à voix basse son double héroïsme, héroïsme d’opinion dans ses œuvres, héroïsme de boudoir dans sa vie. Il commence à passer pour grand poète sur la foi de quelques essais d’édition à Sienne, et de quelques lectures chez Mme d’Albany.
Voici en quels termes le diplomate anglais Dutens, attaché alors à la diplomatie britannique, à Florence, raconte la scène qui affranchit la comtesse de la tyrannie de son mari :
« Il était convenu », dit-il, « entre Mme d’Albany et Alfieri, qu’elle profiterait de la première occasion de se soustraire à son mari. Le grand-duc, informé du projet, l’approuvait sans réserve. Une amie de la comtesse, Mme Orlandini, qui descendait de la famille jacobite du marquis d’Ormonde, était dans la confidence, ainsi que son cavalier servant, gentilhomme irlandais, nommé Gehegan. Le difficile était de déjouer la surveillance du comte, qui ne la quittait pas un instant, et la mettait littéralement sous clef chaque fois qu’il était obligé de sortir sans elle. À la promenade, à la messe, partout on le voyait à ses côtés, comme un gardien hargneux. Enfin, on tomba d’accord sur le plan ; chacun apprit son rôle, et au jour fixé, à l’heure dite, la petite comédie fut enlevée avec un merveilleux ensemble. Un matin, Mme Orlandini vint déjeuner chez la comtesse et lui proposa, en sortant de table, d’aller faire une visite au couvent des Dames-Blanches (le Bianchette), pour y admirer certains travaux d’aiguille, véritables merveilles d’élégance. “Volontiers, dit la comtesse, si mon mari le permet.” Le comte n’y voit nul obstacle ; on monte en voiture, on part, on arrive au couvent, non loin duquel on rencontre M. Gehegan, qui se trouvait là comme par hasard. La comtesse et Mme Orlandini descendent les premières et franchissent les degrés du seuil. Elles sonnent ; la porte s’ouvre et se referme immédiatement sur elles. “Parbleu ! monsieur le comte, s’écrie M. Gehegan, qui les suivait, ces religieuses sont d’une exquise politesse : elles viennent de me jeter la porte au nez ! ” Charles-Édouard s’avançait d’un pas traînant. “Attendez, dit-il, je saurai bien me faire ouvrir.” Il monte les marches du perron et frappe le seuil d’une main impatiente. Personne ne répond à cet appel ; il frappe encore, il frappe à coups redoublés : même immobilité dans le vestibule. Il est évident qu’on lui refuse l’entrée du cloître. Alors sa colère éclate, il secoue si violemment et marteaux et sonnettes qu’il faut bien que l’abbesse intervienne. La voilà qui ouvre le guichet. “Monsieur, dit-elle sans s’émouvoir, la comtesse d’Albany a cherché un asile dans ce couvent ; elle y est sous la protection de Son Altesse impériale et royale la grande-duchesse.”
« Dire la stupéfaction et la fureur de Charles-Édouard, ce serait chose impossible. Rentré chez lui, il s’adresse au grand-duc ; mais toutes ses plaintes, toutes ses prières, toutes ses protestations sont vaines : Pierre-Léopold aimait la justice sommaire et ne rendait pas compte de ses actes. Pendant ce temps, la comtesse d’Albany, qui n’avait pas l’intention de finir ses jours dans le couvent des Dames-Blanches, faisait de son côté des démarches couronnées d’un meilleur succès. La scène que nous venons de raconter se passait dans la première semaine du mois de décembre 1780 ; le lendemain ou le surlendemain, la comtesse écrivit à son beau-frère, le cardinal d’York, lui demandant sa protection et un asile à Rome. Le plus pressé pour elle était de quitter Florence, où elle pouvait craindre tous les jours quelque tentative désespérée du comte. Voici ce que le cardinal lui répondait le 15 décembre. Il faut citer cette lettre tout entière, avec ses incorrections de style et son orthographe ; on y verra ce que la société italienne pensait de cette singulière aventure. N’oublions pas que, parmi les défenseurs de la comtesse, celui qui porte ici la parole est certainement le moins suspect : le cardinal Henry d’York est le propre frère de Charles-Édouard, comte d’Albany.
« Frascati, ce 15 décembre 1780.
« Ma très chère sœur, je ne puis vous exprimer l’affliction que j’ai soufferte en lisant votre lettre du 9 de ce mois. Il y a longtemps que j’ai prévu ce qui est arrivé, et votre démarche, faite de concert avec la cour, a garanti la droiture des motifs que vous avez eus pour la faire. Du reste, ma très chère sœur, vous ne devez pas mettre en doute mes sentiments envers vous, et jusqu’à quel point j’ai plaint votre situation : mais, de l’autre côté, je vous prie de faire réflexion que, dans ce qui regarde votre indissoluble union avec mon frère, je n’ai eu aucune autre part que celle d’y donner mon consentement de formalité après que le tout était conclu, sans que j’en aie eu la moindre information par avance, et pour ce qui regarde le temps après l’effectuation de votre mariage, personne ne peut être témoin plus que vous-même de l’impossibilité dans laquelle j’ai toujours été de vous donner le moindre secours dans vos peines et afflictions. Rien ne peut être plus sage ni plus édifiant que la pétition que vous faites de venir à Rome dans un couvent, avec les circonstances que vous m’indiquez : aussi je n’ai pas perdu un moment de temps pour aller à Rome expressément pour vous servir et régler le tout avec notre très saint père, les bontés duquel envers vous et envers moi je ne saurais vous exprimer. J’ai pensé à tout ce qui pouvait vous être de plus décent et agréable, et j’ai eu la consolation que le Saint-Père a eu la bonté d’approuver toutes mes idées. Vous serez dans un couvent où la reine ma mère a été pendant du temps ; le roi mon père en avait une prédilection toute particulière. On y sait vivre plus que dans aucun couvent de Rome. On y parle français : il y a quelques religieuses d’un mérite très distingué. Monseigneur Lascaris en est à la tête. Votre nom de comtesse d’Albany vous mettra à l’abri de mille tracasseries, sans déroger en rien au respect qui vous est dû, et sur ma parole, vous en recevrez des marques de tout côté. Pour ce qui regarde votre sortie pour prendre l’air, qui est trop nécessaire à votre santé, le Saint-Père a eu la bonté de me laisser l’arbitre sur cet arrangement-là, moyennant quoi vous pouvez être tranquille sur ce point comme sur beaucoup d’autres choses qu’il ne me convient pas de traiter en détail avec vous. Il suffit que vous soyez sûre d’être en bonnes mains, et que je ne me retire jamais de confesser au public l’assistance que je vous dois dans votre situation, étant sûr et très sûr que vous ferez honneur aux conseils ou avertissements que je pourrai prendre la liberté de vous donner dans quelques occasions, et qui sûrement n’auront d’autre objet que votre vrai bien devant Dieu et les hommes. On écrit très fort au nonce par cet ordinaire, pour régler avec la cour où vous êtes les moyens de votre départ sûr et tranquille : il faut vous en rapporter à eux. Je m’imagine que vous viendrez avec Mme de Marzan et au surplus deux filles de chambre. Enfin, ma très chère sœur, tranquillisez votre esprit ; laissez-vous régler par ceux qui vous sont attachés, et surtout ne dites jamais à qui que ce soit que vous ne voulez jamais entendre parler de retour avec votre mari. N’ayez pas peur que, sans un miracle évident, je n’aurais jamais le courage de vous le conseiller ; mais comme il est probable que le bon Dieu a permis ce qui vient d’arriver, pour vous émouvoir à la pratique d’une vie édifiante par laquelle la pureté de vos intentions et la justice de votre cause seront justifiées aux yeux de tout le monde, il peut se faire aussi que le Seigneur ait voulu, par le même moyen, opérer la conversion de mon frère. Il est vrai aussi que, si je n’ose me flatter du second, j’ai un vrai pressentiment du premier, qui me console infiniment dans le comble de mon chagrin. Adieu, ma très chère sœur, ne pensez à rien. Monseigneur Lascaris, Cantini et moi, pensons à tout ce qui est nécessaire. Je suis plein de sentiments pour vous,
« Votre très affectionné frère,
« Henry, cardinal. »« Le lendemain, 16 décembre, un bref du pape Pie VI, adressé à la comtesse d’Albany, lui annonçait que les dispositions du cardinal étaient complètement approuvées, et qu’un asile sûr attendait la royale fugitive dans le couvent des Ursulines. La comtesse quitta aussitôt le cloître des Dames-Blanches et prit la route de Rome. Ce ne fut pas toutefois sans des appréhensions très vives : on savait la fureur du comte, on connaissait la violence de son caractère, et il fallait bien avouer qu’il ne manquait pas de bonnes raisons en ce moment pour se faire justice à lui-même. N’avait-il pas des serviteurs prêts à tout ? Ne pouvait-il rattraper sa proie ? Dans cette espèce de lutte ouverte entre le grand-duc et lui, son honneur n’était-il pas doublement engagé ? On craignait en un mot que le partisan de 1745 ne retrouvât sa vigueur juvénile pour cette expédition d’un nouveau genre ; il fallait donc être en mesure d’empêcher un coup de main. Un soir, au tomber de la nuit, une voiture sortit du cloître des Dames-Blanches, emportant la belle réfractaire ; une escorte de cavaliers armés galopait à ses côtés ; sur le siège étaient Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés en cochers et le pistolet au poing. Ils occupèrent ce poste pendant plusieurs lieues, et ne revinrent à Florence qu’après avoir laissé la jeune femme à l’abri de tout péril. Le voyage en effet s’accomplit sans accident, et la comtesse, arrivée à Rome, fut reçue avec les plus vives marques d’affection et de respect par son beau-frère le cardinal.
« Alfieri, dans ses Mémoires, se garde bien de raconter ce singulier épisode ; il revendique pourtant avec assurance l’honneur d’avoir fait son devoir. “On a pu, dit-il, me noircir à cette occasion, on a pu forger contre moi des calomnies que je ne m’abaisserai pas à relever ; quiconque est dans le secret de l’aventure trouvera qu’il n’était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire et de la mener à bonne fin, comme je crois l’avoir fait.” La comtesse une fois réfugiée en lieu sûr, Alfieri fut bien obligé, par convenance au moins, de rester quelques mois à Florence. Ce qu’il y souffrit des tourments de l’absence, il l’a dit lui-même avec sa vivacité habituelle. »
« “Elle partit donc pour Rome”, continue Alfieri sans dire comment ; il l’accompagna dans les premières postes, le pistolet au poing, avec l’Anglais Gehegan, ami de son ami, en sorte que deux cavaliers servants enlevaient deux femmes à leurs maris dans la même voiture. À Poggibonsi les amoureux se séparèrent : “Je restai par convenance à Florence, comme un aveugle qu’on abandonne. Je sentis véritablement alors et dans le fond de l’âme que sans elle je ne vivais qu’à moitié. Absolument inhabile à toute occupation, à toute œuvre élevée, et n’ayant plus aucun souci de cette gloire si ardemment aimée, ni de moi-même, il est donc bien clair que si dans cette affaire j’avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur que celui de ne plus la voir. Je ne pouvais avec décence la suivre à Rome immédiatement ; je ne pouvais non plus me tenir à Florence. J’y restai cependant jusqu’à la fin de janvier 1781 ; mais les semaines étaient pour moi des années, et je ne savais plus ni travailler ni lire. Je pris enfin le parti de m’en aller à Naples chercher quelque remède ; et l’on se doute bien que si je choisis Naples, c’est que pour s’y rendre il faut passer par Rome.
« “Il y avait déjà plus d’un an que s’étaient dissipés les derniers brouillards de mon second accès d’avarice. J’avais placé en deux fois plus de 160 000 fr. dans les rentes viagères de France, ce qui rendait mon existence indépendante du Piémont. J’étais revenu à des dépenses raisonnables.” »
Lamartine.