(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Troisième journée. Tout s’explique » pp. 234-240
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Troisième journée. Tout s’explique » pp. 234-240

Troisième journée.
Tout s’explique

Dans le palais du Bosphore. — La chambre du grand conseil. — Bernar-med-Lopez, Feydeau-Pacha et les dignitaires du Divan sont accroupis sur des peaux de gazelles au-dessous d’Abdul-Théo. — Debout derrière Abdul-Théo, Baudelaire-Azem, l’incomparable derviche, mâche du haschich dans une attitude mystique. — Au fond de la salle, Champfleury-Pacha, Méry-Achmet, Villemot-Pacha, Omer-Dinochau, Monselet-Pacha, chargés de fers et gardés par huit janissaires. — Les quatre premiers sont très abattus. — Monselet-Pacha semble en proie à une douce folie et joue avec ses chaînes.

Bernar-med-Lopez.

Faut-il interroger ces maudits, seigneur ?

Abdul-Théo.

Peut-être serait-il préférable, pour rester dans la tradition et la couleur locale, de les faire exécuter sommairement. Qu’en pense Feydeau-Pacha, la lumière du Divan ?

Monselet-Pacha.

Le divan Lepelletier ? Je l’ai beaucoup fréquenté, je me rappelle même une certaine chartreuse verte… (Il se pourlèche les lèvres et joue avec ses chaînes.)

Bernar-med, souriant.

Si on lui arrachait la langue ?

Feydeau-Pacha.

Moi, je suis pour l’interrogatoire. Quels que soient leurs crimes, c’est un devoir pour nous de recueillir les dernières métaphores de ces misérables… (À part.) C’est une occasion de remonter ma garde-robe. (Haut.) Pour Monselet-Pacha, spécialement, je crois qu’on fera bien de lui arracher la langue, mais seulement après l’avoir interrogé : si l’on pratiquait cette opération tout de suite, cela pourrait nuire à la clarté de ses réponses.

Abdul-Théo.

L’esprit du prophète parle par ta bouche. — Voyons, Bernar-med, interroge un peu Villemot-Pacha. (On amène Villemot.) Mets-y de la modération.

Bernar-med.

Chien ! pourquoi voulais-tu faire périr ton sultan et muphti Abdul-Théo ?

Abdul-Théo, attendri.

C’est bien cela. Continue.

Bernar-med.

Répondras-tu ? (Villemot garde un noble silence.) Ah ! tu ne veux pas répondre, boue de mes sandales ? Eh bien ! ça m’est égal… je répondrai moi-même à mes propres questions, et je lèverai sans ton aide le couvercle qui cache l’abîme de ta perversité ! — Tu nourris, dès la plus tendre enfance, une ambition effrénée, Villemot-Pacha… — et il est prouvé, — par la collection du Figaro qu’on a trouvée chez toi, — que tu songeais depuis longtemps à rétablir à Stamboul la dynastie des Cantacuzène.

Abdul-Théo, douloureusement.

Lui que j’avais comblé de biens, pour qui j’ai inventé l’ordre du grand chroniqueur ! Voilà donc le prix de mes bienfaits !

Bernar-med, persifleur.

Et, le jour même où elle serait montée sur le trône, grâce à tes trames détestables, — la princesse devait te faire empereur-époux, n’est-ce pas ?… (Villemot-Pacha reste impassible.) Ta figure ne trahit aucune émotion, chien ! Il faut que ton âme soit bien endurcie. — Et, à peine empereur-époux, il étranglait la princesse dans le lit nuptial, vendait l’Empire aux barbares du Nord, et, tout couvert de ces richesses sacrilèges, il retournait à Paris pour éclabousser, sur le boulevard des Italiens, les diamants de M. de Brunswick ! (Villemot pâlit.) Cette pâleur dénonce la pusillanimité de ton âme. — Et maintenant, écoute bien ceci, Villemot-Pacha : tu seras empalé sur le paratonnerre de Sainte-Sophie ; les ibis te creuseront le foie de leur bec sacré, et ton esprit maudit roulera éternellement dans les sept enfers !… (À part.) Pourtant, je ne suis pas féroce. Je crains d’avoir fâché Villemot contre moi. (Haut.) Qu’on l’emmène.

Abdul-Théo.

Recueillons-nous un instant. (Silence. — L’incomparable derviche tourneur de Péra, Baudelaire-Azem — les yeux extasiés et les bras pendants — se met à valser avec une volubilité effrayante.)

Feydeau-Pacha, à Méry-Achmet.

N’est-ce pas toi, rebut du monde, qui devais planter le poignard dans le glorieux sein d’Abdul-Théo ?… Heureusement ta correspondance a été découverte sous l’écorce d’un palmier. (Méry-Achmet tremble de tous ses membres.) Oui, Baudelaire-Azem était à méditer dans le désert, en compagnie de son chameau favori, lorsqu’il le voit tout à coup s’arrêter près d’un palmier : Le chameau est friand de l’écorce de cet arbre, et celui de Baudelaire-Azem se mit à brouter… Au troisième coup de dent, des papiers s’échappaient de l’écorce… c’était ta correspondance ! Nous tenions le fil de la conspiration !!!

Méry-Achmet, vivement.

Qu’on me les rende ! Je veux mes papiers ! Ils contiennent un plan détaillé de la grande martingale qui fera sauter la banque de Hombourg !

Feydeau-Pacha.

Je le sais. Et maintenant, écoute ceci, Méry-Achmet : on va t’enfermer dans une cage de fer treillissé, — une roulette sera établie devant le treillis ; et, tous les jours, pendant cent années consécutives, ton plus cruel ennemi gagnera des millions sous tes yeux, en se servant de ta martingale. (Méry pousse un gémissement terrible.) Qu’on l’emmène.

Bernar-med, montrant Champfleury-Pacha, Duranty et Max Buchon.

Comme ces mécréants ne manqueraient pas de souiller d’incongruités grammaticales les oreilles immaculées d’Abdul-Théo, je demande qu’ils ne soient pas interrogés.

Abdul-Théo.

Tu es le plus prévenant des vizirs, ô Bernar-med !

Bernar-med, souriant.

Ils seront cousus dans des sacs et jetés aux requins.

Abdul-Théo.

C’est cela même.

Bernar-med.

Toi, Monselet-Pacha…

Monselet-Pacha.

Mais je n’en étais pas, moi. Laissez-moi vous expliquer ; c’est bien simple…

Bernar-med.

Tais-toi. Tu as rompu le jeûne du Rhamadan. Au lieu d’offenser Mohamed dans la personne de son mufti, tu l’as offensé directement.

Monselet-Pacha.

Ça m’est bien égal.

Bernar-med.

Tu blasphèmes !

Monselet-Pacha.

Je demande à m’expliquer, voilà tout. D’abord, cette épaule de mouton était fort dure… (Sur un signé d’Abdul-Théo, Baudelaire-Azem, l’incomparable derviche, prend Monselet-Pacha et l’entraîne malgré lui dans une valse mystique et furibonde. C’est un tourbillon, un délire ! Les lunettes de Monselet tombent et se brisent. — Et lui-même, bientôt, il s’affaisse avec épuisement.)

Bernar-med.

On te coupera la langue, pour que tu ne puisses plus interrompre.

Monselet-Pacha, faiblement.

Et goûter !

Abdul-Théo, rêveur.

J’ouvre au vaudeville de nouveaux horizons !!! — (La toile tombe.)