Nisard
I
Études de critique littéraire ; Études de littérature et d’histoire [I-IV].
Pourquoi, lorsqu’on prononce le nom de M. Désiré Nisard, l’idée vient-elle d’un esprit d’élite, il est vrai, dans la littérature contemporaine, mais d’un esprit rigoureux, presque austère et même un peu sec ?… Pourquoi cette impression consolidée a-t-elle la force d’un préjugé ? Et pourquoi, moi qui vais écrire ce chapitre pour la diminuer, et, si je le pouvais, pour la détruire, l’ai-je partagée si longtemps ?… Pourquoi n’a-t-il fallu rien moins que les deux volumes que voici : — les Études de critique littéraire, — les Études de littérature et d’histoire, — pour me faire une opinion toute contraire à celle que sur des souvenirs d’articles lus en courant, ici ou là, j’avais gardée de l’écrivain qui, un jour, allongea à la littérature facile ce fameux coup de fouet qui a tant claqué et dont peut-être elle s’est vengée en calomniant son esprit, — en faisant de cet esprit ce qu’il n’était pas2 ?
Et, en effet, parce que M. Désiré Nisard, dans ce célèbre manifeste, avait pris parti pour la réflexion, l’étude, la volonté inspirée, contre l’improvisation, la précipitation, le gaspillage ; parce qu’il s’était rangé du côté de la conscience littéraire contre les succès à tout prix et au rabais ; parce que, là comme dans ses autres écrits, il n’avait pas sacrifié toutes les qualités de l’écrivain à ce pittoresque que nous ne haïssons pas, mais qui avait positivement alors tourné la tête à toute la littérature ; parce qu’il honorait la tradition, qu’on ne respectait plus et même qu’on insultait très bien ; parce qu’il ne concevait pas la Critique en dehors de la morale chrétienne, quand le Beau seul suffit aux âmes, disaient les délicieux Esthétiques de ce temps ; parce qu’enfin il avait en lui la faiblesse la touchante faiblesse du xviie siècle au lieu d’avoir l’orgueil insensé et insupportable du xixe , il fut bientôt classé, par les ardents et les rutilants de ce siècle-là, parmi les effacés, les chagrins, les retardataires, les professeurs d’ailleurs, les pédantisants ! On n’alla pas jusqu’à nier, de ressentiment, son talent, sa capacité, son érudition, mais tout cela manquait — disait-on et même croyait-on — de couleur, de vie, de charme, oh ! surtout de charme ! et on parlait pour lui de cette estime qui est presque une injure, dans ce pays de vanité folle où les moindres sots ont leurs admirateurs !
Oui, telle a été jusqu’à cette heure, devant l’opinion, la situation de M. Nisard dans les lettres. Et je dis devant l’opinion : je n’ai point à parler ici de sa situation officielle dans l’Université ou à l’Académie. Talent digne d’estime, mais sans agrément, — quand on avait dit cela de M. Nisard, on avait tout dit. On croyait avoir été juste. La littérature facile qu’il avait cinglée, pourtant, non pas avec une férule de professeur, mais avec une cravache de la plus fringante élégance et dont le manche — regardez-y ! — ne manquait d’aucune des ciselures recherchées par les amateurs d’ornements, car le manifeste en question est aussi étincelant de style qu’il est sensé de vue ; la littérature facile, ne pouvant nier la qualité des étrivières, nia celle de l’instrument avec lequel on les lui avait appliquées. Elle prévint l’opinion, et, la plume de M. Nisard, elle l’a dite pesante. Dans un sens, elle l’était ; on l’avait éprouvé, mais ce n’est pas dans ce sens-là qu’on l’entendit… On fit bien vite un plomb de ce très fin acier.
La rare pureté du style de l’écrivain, ses principes, sa forte éducation classique, passèrent, à dater de ce jour, pour de l’étroitesse d’idées, de l’aridité de sentiment, de la pruderie universitaire. M. Nisard n’était qu’une bégueule littéraire qui se révoltait, rien de plus ! Et qui se révoltait, comme toutes les bégueules se révoltent, parce qu’elles n’entendent rien, ces pauvres diablesses, indigentes d’imagination, à la grâce de certaines faiblesses qui font le bonheur de la vie ! Voilà comme on parlait. Et on restait, malgré des travaux importants de littérature et d’histoire qui auraient dû changer ou du moins faire réfléchir l’opinion prévenue, on restait sous cette absurde idée de bégueulisme à propos du talent le moins bégueule qui ait jamais existé, à propos de l’esprit le plus correct, c’est la vérité, mais le plus aimable, le plus doué de cet agrément que les agréables ou les formidables de la littérature contemporaine ont osé lui refuser… pendant trente ans !
II
Ainsi, comme toujours, c’est l’opposé de ce qui est qui avait été dit avec le plus d’emphase : M. Désiré Nisard était un critique exclusif, intolérant, sans ampleur, nuancé d’un peu de pédantisme, sur les limites du désagréable s’il n’était maussade tout à fait, — je lui demande bien pardon de risquer ces impertinences ! — et il se trouvait que de tempérament, au contraire, cet exclusif et cet intolérant était l’esprit le plus comprenant et le plus doux, le plus habile à découvrir la cause des erreurs littéraires, mais l’homme du monde qui pesait le moins sur sa plume pour les expliquer. Que dis-je ? Cet écrivain sec, ce critique… n’était pas même un critique ! Il se trompait lui-même quand il croyait le plus l’être. Il n’avait du critique que les facultés qui tiennent à la sympathie, à l’ouverture d’esprit, à l’encourageante bienveillance du caractère ; mais les facultés qui accomplissent le critique et qui donnent à celles-là le tranchant et le fil, je les cherche en vain dans ses œuvres : il ne les avait pas !
Et ceci n’est point un paradoxe. Le paradoxe, qui est souvent une faute de sens, serait de plus une faute de goût quand il s’agit d’un homme aussi sensé que M. Nisard. Mais, de bonne foi, après avoir lu ces volumes d’aujourd’hui, dont l’importe le titre d’Études de critique littéraire, il m’est impossible de reconnaître et de consentir ce qu’il a si bien l’air de prétendre. Non, M. Nisard n’est pas ce qu’on peut appeler, dans toute la plénitude de ce mot, un critique. La Critique n’est pas seulement de comprendre. Elle n’est pas seulement de juger. Elle n’est pas seulement même de condamner ! Elle est de plus, et elle est surtout, dans l’accent avec lequel on condamne, car c’est cet accent qui punit, c’est cet accent qui est le bourreau et qui parachève la justice. Eh bien ! cet accent manque à M. Nisard.
Cet esprit, de principes si sévères qu’on l’a accusé d’être un puritain en littérature, n’a point, quand il touche aux œuvres contemporaines et aux hommes vivants, l’implacabilité qui est le caractère de toute justice qui doit frapper et courageusement frappe… Excepté ce coup de feu et de jeunesse, justifié par les guerres du temps, contre une masse, d’ailleurs, contre toute une littérature dans laquelle le nom d’un seul écrivain fut prononcé, et au milieu de quelle revanche d’éloges ! M. Nisard n’a jamais — est-ce une question d’esprit ou de caractère ? — refrappé personne, personne qui du moins eût pu en souffrir. Pour les morts, c’est différent.
Avec les morts, M. Nisard atteint au critique. L’homme bienveillant qui est en lui est sans doute moins gêné par des mémoires qu’on ne peut plus blesser, que par des sensibilités vivantes qu’il est si facile d’offenser. C’est ainsi qu’il a jugé Byron en maître, et peut-être, dans toutes ses œuvres, n’a-t-il été grand critique, c’est-à-dire critique complet, que cette fois-là. Partout ailleurs, il n’a osé… Il a été retenu par une incroyable délicatesse. « Attaché à un idéal▶ sévère, j’ai toujours eu peur d’être exclusif »
, dit-il quelque part, et il a toujours eu trop peur. Sa conscience a tremblé comme une herbe dans la lumière. Toutes les idées générales qui sont le vrai de la Critique, il les a pourtant, mais il ne peut se décider à s’en servir contre qui que ce soit. On pourrait dire qu’il a la fleur de la Critique, mais sans la branche avec laquelle on doit châtier… Et M. Nisard le sait bien, du reste ; il sait si bien que le cœur fait défaut à la main ou la main au cœur, dans l’exécution des hautes œuvres de toute critique, qu’il n’est critique que le moins qu’il peut et qu’il en esquive l’occasion avec de singulières souplesses.
Ainsi, dans son morceau sur l’Histoire de la Convention
par M. de Barante, par exemple, c’est le sentiment de l’historien qu’il examinera, parce qu’il le partage, ce ne sera pas l’œuvre et la forme de son histoire. Ainsi encore, si, lynx malgré lui, il voit les défauts littéraires, comme dans le livre de M. Floquet sur Bossuet, il les atténuera, les excusera et s’en détournera avec une miséricordieuse indulgence, et on pourra lui appliquer, mais en le modifiant et l’abaissant un peu, son mot superbe sur Bossuet : « Jamais regard plus hardi et plus ferme ne se baissa plus humblement devant l’invisible. »
Car, lui aussi, il baisse un regard ferme, non par humilité, mais par politesse, et si ce n’est pas « devant l’invisible », pourquoi faut-il que ce soit devant l’imparfait ?
C’est que la politesse est, en effet, comme un des attributs du talent de M. Désiré Nisard, une politesse athénienne et française, et qui, comme notre littérature, est le résultat de deux ou trois civilisations. Cet épris du dix-septième siècle a la politesse des honnêtes gens de ce temps, comme on disait alors, et, transportée dans notre siècle familier, c’est là une originalité et une noblesse. Seulement, cette politesse empêche le décisif dans la rigueur du mot, la note vibrante que rien ne doit énerver dans le critique. Je sais bien que dans l’article de M. Nisard sur Tocqueville, ce Montesquieu du Journal des Débats, où le blâme cependant se joint à l’éloge, on en entend la note quoique adoucie, et que la leçon finit par arriver, mais elle arrive à travers les spirales de la politesse. Or, ce n’est pas là son chemin, et elle est changée du voyage. Disons donc que M. Nisard est un professeur attique du vrai littéraire, et non pas un critique en réalité. Il voit le mal, mais il le voile, et ce n’est pas, comme Sainte-Beuve, pour mieux le montrer. M. Nisard a autant de finesse que Sainte-Beuve, mais où Sainte-Beuve est fin dans l’intérêt d’une malice, M. Nisard est fin dans l’intérêt d’une gracieuseté.
Professeur, oui ! mais indulgent et charmant, qui n’aime pas tout mais qui goûte tout, et qu’on n’entend jamais parler du haut de la tête comme il l’a dit lui-même si bien de Boissonnade, M. Nisard est bien plutôt fait pour l’apologie critique proprement dite. Son vrai genre, à lui, c’est l’éloge, comme le prouvent admirablement ses discours à l’Académie, qui sont presque tous des chefs-d’œuvre !
III
Des chefs-d’œuvre d’analyse, de sagacité, de dentelle littéraire. Lisez son discours à Alfred de Musset, son discours à Ponsard, son discours à de Sainte-Aulaire ! C’est de la Critique dans un sens, puisqu’il s’agit d’appréciations et de choses de littérature, mais c’est bien plus étonnant qu’une Critique complète qui aurait dit le mot suprême, qui aurait brusquement tranché, pour n’y plus revenir, dans le vif des choses et de l’amour-propre. C’est quelque chose de bien plus rare et de bien plus particulier. C’est de la sympathie critique, mais de la sympathie qui se possède et qui n’est jamais entraînée ; c’est de la vérité flatteuse, mais ce n’est pas de la flatterie ; c’est enfin un milieu pris, avec une sûreté et sur un si petit espace qu’il est inouï, et presque incroyable, que l’écrivain engagé sur ce rebord y garde sa solidité !
M. Nisard est une exception dans la littérature contemporaine. Homme de principes et de tradition en un temps où chacun culbute dans le sens de ses impressions personnelles, M. Nisard n’a jamais fait fléchir devant aucune nécessité de douceur et de politesse — et on voit maintenant si ces nécessités sont dans ses goûts naturels — une seule des religions de sa vie : soit l’autorité de l’enseignement, soit la pureté du goût, soit l’amour de la langue française, soit la morale chrétienne qui comprend tout, même en littérature. En restant fidèle à ses idées, qui ne sont pas ses maîtresses, à lui, mais ses maîtres, il a été aussi loin qu’il pouvait aller dans la bienveillance pour les hommes, dans l’accueil fait aux esprits les plus différents du sien. Seulement, disons-le, mais non pour le lui reprocher, s’il n’a pas été un délicieux inventeur de qualités, les jours de réception à l’Académie, par exemple, il faut convenir qu’il a été souvent assez ingénieux, en nous les montrant, pour nous faire croire qu’il les créait !
L’ingénieux donc, et l’ingénieux poussé jusqu’au génie, l’ingénieux dans l’analyse critique qui veut rester aimable sans être jamais fausse, voilà le trait caractéristique de M. Nisard, de ce faux puritain auquel tout le monde a été trompé et que je vous donne, moi, après l’avoir lu, — et avec quel plaisir ! — non comme un Cavalier… du Cromwell de M. Hugo, non, jamais ! mais comme l’esprit le moins raide et au contraire le plus souple, et le plus large, et le meilleur dans la Critique, et si j’osais — et pourquoi pas ? — je dirais presque le plus tendre. Tout universitaire qu’il soit, M. Désiré Nisard est un chrétien. Le Christianisme, qui fait des âmes tendres aux Barbares, n’a pas eu grand’peine à verser sa tendresse dans une âme qui n’eut jamais rien de bien fauve, qui d’instinct avait la droiture et la délicatesse, et qui, à toute page de ses livres, se préoccupe surtout de ce que le Christianisme a ajouté de bonté à la bonté humaine : car c’est là une des idées qui revient le plus sous la plume de M. Nisard.
Dans ces Études de critique littéraire, à propos de l’autorité, des deux morales, et particulièrement de l’aumône, vous sentez à quel point le Christianisme, compris avec cette intelligence de sa vérité la plus profonde et de ses beautés les plus secrètes, a pénétré la pensée de ce critique dont l’esprit, hier, pour vous et pour moi, paraissait rigoureux parce que la conscience était irréprochable, mais dont la politesse exquise, trouvée aujourd’hui dans ses livres, est peut-être de la charité !
IV
Le Christianisme et sa morale acceptés résolument par l’auteur des Études de critique littéraire et des Études de littérature et d’histoire, voilà ce qui fait, même avant le talent de M. Nisard, l’incomparable valeur de ces deux volumes où l’écrivain a prouvé, par son exemple, que la pureté de la conscience n’impliquait la fermeture de l’esprit à aucune notion littéraire, et que l’attache aux principes — et à tous les principes — n’empêchait pas non plus d’avoir de la grâce dans l’esprit, car il en a beaucoup, et de l’agrément, puisqu’on jure par ce mot, dans une société dont le premier besoin à l’heure que voici est peut-être d’être amusée.
Spirituel, quoique très sensé ; très délié et très souple dans les mouvements de son esprit, quoique ses convictions soient très immobiles ; coloré parfois à la moderne comme dans son Manifeste contre la littérature facile, mais plus souvent sobre et concentré comme les modernes ne savent plus l’être ; ingénieux enfin, c’est là son génie, M. Désiré Nisard est un écrivain d’idées très fines et de nuances très variées, qui, de préférence et d’instinct, est allé aux hommes de nuances dans l’histoire, comme Mélanchton ou Érasme, pour les peindre et les expliquer.
Moitié de critique, c’est encore beaucoup, à une époque où les hommes ne sont que des fragments quand ils ne sont pas des atomes, M. Nisard, qui n’est pas un critique par les côtés que l’on croyait, les côtés répulsifs, négatifs, sourcilleux, mais par les côtés positifs, avenants, accueillants, sympathiques, M. Nisard, comme historien, comme appréciateur d’un ordre élevé en littérature, a mieux aujourd’hui que des qualités personnelles à mettre en balance avec les autres critiques contemporains. Il a le courage de se dire chrétien et de faire planer la morale chrétienne par-dessus la littérature. C’est là son honneur, c’est là sa supériorité et intellectuellement déjà sa fortune.
En effet, s’il avait été dans la Critique un simple naturaliste sorti des pieds de Goethe, le Brahma littéraire de ce temps, il n’aurait, certes ! pas écrit, dans les Études d’histoire et de littérature, les pages sur Bossuet, Bourdaloue, Massillon, les plus belles pages, sans aucun doute, qu’aient encore inspirées ces grands hommes, car qui n’est que littéraire n’aura jamais le sens réel et profond d’hommes pareils. Il faut y renoncer, ou se faire chrétien pour les comprendre. Or, M. Nisard n’est pas seulement un chrétien trempé dans la vigoureuse lecture des Pères, mais, de talent et de réflexion, c’est un moraliste bien plus qu’il n’est un critique, même quand il l’est le plus. Dans ses écrits les plus littéraires, ce n’est pas la grammaire, ce n’est pas même les formes de la composition qui tiennent le plus de place, c’est le cœur, le vieux cœur humain inépuisable ! Et cela, non plus, ne se sait point assez. M. Nisard a été mis un peu trop vite dans un cabinet des Antiques, sur l’étagère réservée aux puristes du xviie siècle, et il est fait pour mieux que cela.
Singulière destinée, n’est-il pas vrai ? que celle d’un homme de tant de cœur inaperçu dans son esprit, à qui on a nié la vie parce qu’il n’était pas débraillé, à qui on a nié le charme parce qu’il n’était pas une catin, mais une honnête femme littéraire, et qui a rencontré le préjugé dans toutes ses voies, et un préjugé qui ne l’insultait pas, mais qui se contentait de le classer de travers. Est-ce nous qui l’aurons remis droit à sa place ? Nous n’aurons pas cette influence, mais, du moins, nous aurons dit que cette place doit être une des plus honorables dans la littérature du temps.
V
Shelley et Byron (Trelawney) ; Lord Byron et la société anglaise [V-X].
Ce livre de Souvenirs sur les derniers jours de Shelley et de Byron, publiés à Londres par M. Trelawney, attendait encore son traducteur, français, mais, s’il n’avait pas été traduit à Paris, il y était interprété et discuté, et ceux qui s’occupent de choses littéraires parlaient de cette singulière publication faite sur deux grands poètes par un corsaire retiré. Quoique le génie de lord Byron ne passionne plus l’Angleterre actuelle — l’Angleterre de Tennyson et de Carlyle — et que la gloire du pèlerin de Child-Harold ne soit plus guère, dans son pays, que le marbre officiel et guindé de beaucoup de gloires enterrées à Westminster, cette académie de tombeaux, on s’était cependant ému en Angleterre du livre de M. Trelawney. On a cru voir dans ces souvenirs (Recollections) une hostilité contre Byron ; et, de fait, si l’hostilité démontrée n’y est pas, la malveillance y est trop évidente ; pour qu’on puisse la contester. On a dit autrefois que M. Trelawney avait posé pour le Corsaire de lord Byron, et, dans ce cas, Byron l’eût furieusement idéalisé ! Mais M. Trelawney n’a pas rendu à lord Byron sa politesse… Un poète impuissant et jaloux n’aurait pas dit plus de mal de Byron que M. Trelawney, — et un mal plus petit.
Cela est étonnant pour un homme d’action, grand à sa manière, — car l’intrépidité, quand elle est complète, constitue à elle seule une grandeur ; — mais c’est particulièrement incroyable de la part d’un Anglais, de ce pays du rang et de la hiérarchie, qui aurait dû être aussi fier de son intimité avec lord Byron que le boxeur Johnson lui-même aurait pu l’être de la sienne, s’il en avait écrit. Des gens qui croient qu’avec un mot (un mot bégueule et indigné !) comme, par exemple : l’amour de la mauvaise compagnie, on explique un homme comme Byron, lui ont reproché, sans les comprendre, beaucoup de ses intimités, et celle qu’il eut avec M. Trelawney est, je crois, de ce nombre.
Byron, qui aimait la force physique pour trois raisons souveraines : parce qu’il était un être ◀idéal, délicat et infirme, a toute sa vie recherché et choyé les heureuses créatures douées de cette mystérieuse puissance, si loin de lui qu’elles fussent, d’ailleurs, par la pensée, le sentiment et les autres distinctions faites par la nature ou par la société. Il aimait, avec la rage d’un homme qui n’atteindra jamais à ce qu’il aime, toutes les manifestations et les expressions de la force. En sortant du collège, il eut un ours. S’il avait pu, il aurait eu un tigre. Plus tard, il envia à Ali pacha un lion magnifique, qu’il dit dans ses Mémoires avoir été, avec un ou deux paysages et autant de femmes, une des cinq à six choses absolument belles qu’il eût jamais vues. Les armes même dont il était curieux, — mais non à la manière des artistes et des antiquaires, — il ne les aimait que parce qu’elles sont des forces ajoutées à la force humaine, dormant pour s’éveiller, quand il le faut, sous notre main. M. Trelawney, qui avait une âme ferme dans un corps robuste, M. Trelawney, trempé et carabiné comme un tromblon d’abordage, était pour Byron une fière expression de cette force qu’il adorait, et voilà pourquoi Byron vécut avec lui comme avec le lion de Janina, si Ali pacha le lui eût donné. Seulement, le lion d’Ali n’eût pas écrit les Recollections. Il ne se fût pas livré au plaisir d’allonger un coup de griffe posthume à une grande mémoire. Il sût méprisé cette besogne de chacal.
VI
Il est vrai que, pour la première fois, cette besogne est plus proprement faite que les chacals ne la font d’ordinaire… Le livre des Recollections a été composé avec un soin très particulièrement anglais. Matériellement, c’est un confortable volume, délicieux de papier et de caractères, avec deux portraits à la Grévedon, l’un représentant Shelley, charmant de mollesse, de transparence et d’yeux mouillés, comme une jeune fille déguisée en adolescent, et l’autre ne représentant pas lord Byron, mais M. Trelawney (le Trelawney d’il y a trente-cinq ans), aussi beau que Byron pour le moins, ma foi ! avec un front aussi pensif et aussi sombre. On ne croirait jamais, en le voyant, que pareil livre ait pu sortir de ce front-là.
Intellectuellement, en effet, ce livre n’est qu’une relation de petits faits qui ont leur intérêt, sans doute, puisqu’ils se rapportent aux deux plus illustres poètes de leur temps, mais cette relation est tellement saturée de citations, de vers et d’admiration poétique, qu’on se demande, non par quel scholar, mais par quel bas-bleu ces Souvenirs ont été écrits ? Du reste, en tant qu’il convint de rapetisser Byron, et comme l’on dit, de le descendre, on ne pouvait s’y prendre avec une précaution et une adresse plus antipathiques à la force. Le diamant seul coupe le diamant. C’est avec Shelley que tout le long de ce livre on s’est efforcé d’effacer tout doucement Byron.
Et j’ai dit : on. Je n’ai pas dit et je ne veux plus dire M. Trelawney, car il est impossible, mais radicalement impossible, de reconnaître M. Trelawney, le Trelawney des Mémoires de lord Byron et de notre imagination prévenue, dans l’écrivain quelconque qui a tenu la plume et qui a osé signer du nom de Trelawney les Recollections. Que M. Trelawney les ait confiées à quelqu’un qui en a fait ces prétentieuses élégances littéraires mêlées aux vilains et méchants propos de ce volume, on y répugnerait moins peut-être, mais on ne peut admettre que M. Trelawney ait dicté ou écrit lui-même, en pieds de mouche, ces chétifs et insultants commérages. Lisez-les, vous verrez si c’est là du style ou du procédé de corsaire !
Oh non ! certes pas ! C’est du style parfaitement littéraire, d’un mérite fort mince, il est vrai, mais après tout un de ces styles convenables, corrects, comme il s’en confectionne beaucoup à Londres, et qui se ressemblent tous les uns aux autres, comme toutes les vignettes anglaises et toutes les écritures anglaises se ressemblent. Eh bien ! telle est ma raison de douter de l’authenticité intégrale de ce pamphlet sans accent, mais non sans perfidie : ma raison, c’est qu’il est sans accent ! Pour ma part, je ne croirai jamais que des hommes comme les Trelawney et les Surcouf manquent entièrement d’individualité quand ils ont quelque chose à dire qui leur pèse sur le cœur ou sur la pensée. Ils peuvent manquer de phrase et même d’orthographe, mais ils ne manqueront pas d’expression.
Notre glorieux maréchal Soult, qui parlait comme un corps de garde, a laissé des mots de génie qui, injustes ou non, flamberont longtemps sur la tête de ceux contre lesquels il les a dits. Dans les Recollections, au contraire, rien ne flambe. C’est de l’amadou qui n’a pas pris. Et quand on les a lues, c’est à conclure ce qu’on ne pourrait pas conclure d’un livre écrit réellement par M. Trelawney, bien ou mal, n’importe ! mais avec cette main vigoureuse de flibustier que Byron aimait à presser dans les siennes.
Il n’y a vraiment qu’un corsaire de papier mâché qui ait pu jamais écrire cela !
VII
Voilà pour le style… anti-corsaire ! Quant au procédé qui est encore plus l’homme que le style, la perfidie est assez corsaire, elle ! — mais celle de ce livre, lilas et satiné comme l’album d’une jeune miss, est une perfidie par trop féminine, et, comme l’admiration de l’auteur pour la philosophie de Shelley, qui s’était noyé dans le panthéisme bête avant de se noyer, en chair et en os, dans le golfe de Spezzia, cette perfidie est aussi beaucoup plus celle d’un bas-bleu que d’un corsaire rouge. On est perfide de cette façon-là dans la meilleure société. On jabote ainsi dans le high life.
Faites-moi le plaisir d’écouter ce doux et intéressant train de langues : « Mais, mon Dieu ! oui, dans les dernières années de sa vie, lord Byron était devenu d’une sécheresse, d’un égoïsme et d’une humeur affreuse. Il avait des spasmes qu’il croyait, avec assez de raison, de l’épilepsie. Mais ce qui est bien pis que d’être épileptique, il était avare ; il empruntait et oubliait de rendre. — Avare ! vous êtes bien bonne, ma chère, c’était un pick-pocket. — Puis il aimait l’effet comme une vieille actrice elle-même ! Et, par exemple, c’est
ce que tout l’univers ignorait »
. Enfin, car voici le coup de théâtre final… et féminin de toutes ces petites médisances qui ressemblent à des turlututus d’un sou, il n’était pas laid, lord Byron ! On ne peut pas dire qu’il fût laid. Tous les portraits qu’on a de lui sortiraient de leurs cadres pour protester.
On ne peut pas dire non plus — ce serait trop hardi et cela paraîtrait paradoxal — que sa beauté fût un masque en cire, — un chef-d’œuvre de l’industrie anglaise, qu’il s’était fait faire pour une somme folle et qu’il portait comme le Masque de fer portait le sien. — Mais voici où le machiavélisme commence et peut admirablement se risquer :
Comme lord Byron, malgré son dandysme, n’a jamais porté à ce qu’il paraît le bas de soie et la culotte aimés du prince de Galles, comme ses pantalons ressemblaient à des jupes et même, à ce qu’il paraît, ont donné l’idée des crinolines, comme il ne les a jamais ôtés ni à l’école de Harrow pour se coucher, ni pour nager dans l’Hellespont ou les autres mers qu’il a pratiquées à la nage, eh bien, nous dirons qu’il n’avait pas de mollets !
Mieux que cela, parbleu ! qu’il avait un rachis aux jambes, et même, si on nous pousse, qu’il n’avait pas de jambes du tout. Il marchera sur deux quilles de squelette. Ce sera un Érésichton sans sa voiture, un Satyre faisant bouterolle à un Apollon, une danse macabre à lui tout seul ! Et ce sera parfaitement sûr : nous aurons une histoire·
Trelawney aura envoyé ingénieusement chercher un verre d’eau, un innocent verre d’eau à l’office par Fletcher, qui aurait pu lui en faire un avec ses larmes, quand il gardait pieusement le corps de son maître, et pendant que le bonhomme aura le dos tourné, le malicieux M. Trelawney — cette Psyché funèbre — lèvera le linceul ni plus ni moins qu’une portière, qu’une madame Cibot qui voudrait voir si le mort a le nez pincé avant qu’on le cloue dans sa bière, et il trouvera… les jambes chimériques dont il aura l’horreur que tout corsaire, dévoué à l’esthétique, à la statuaire et à lord Byron, doit avoir naturellement, et qu’il aura naturellement aussi le besoin de communiquer. Il sera resté longtemps chargé jusqu’à la gueule de ce secret plein d’horreur, de ce dévorant secret, et il n’aura pas éclaté ! Il aura tenu bon. Il aura été plus fort que le barbier de Midas, qui creusa la terre pour y mettre sa confidence. Mais enfin tout a son terme, et l’auteur des Recollections creusera son livre, en effet assez creux, et il y déposera le secret impossible à garder que rediront toutes les plumes de l’Europe, comme les fameux roseaux :
Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne !
et le tour sera fait !!!
VIII
Il est fait, — c’est la vérité. Mais c’est à M. Trelawney que l’auteur des Recollections l’aura fait, ce tour-là, et non à Byron, qui, d’ailleurs, n’a plus besoin de jambes, car il est passé buste, comme Homère et Virgile, et Shakespeare et Dante. Ses jambes sont un socle impossible à briser sous un buste immortel ! L’auteur des Souvenirs a compté sur un grand scandale en publiant son horrible Puff si longtemps après décès. Il a compté sur le plus ignoble sentiment qui soit dans le cœur de l’homme, et qui n’est pas l’envie du génie, de la puissance, de la richesse, mais qui est l’envie de la beauté. En Angleterre, où l’on souffre les distinctions et où la beauté de Byron passa sans révolter personne, ce sentiment d’envie n’a pas donné le succès sur lequel on comptait et qu’il aurait donné en France, par exemple, dans ce pays de l’égalité, ou être plus beau que les autres est contraire à la loi et au sentiment public. Mais rassurons-nous, cependant, les âmes basses, qui sont de tout pays, ont très voluptueusement pourléché leur bassesse en pensant aux jambes de Byron, qui les ont vengées de sa beauté, encore plus insupportable que son génie !
Tel est le récit attardé de l’auteur des Recollections. Tel est le coup de pied ferré à la glace qu’il détache dans les jambes, non de Byron mourant, mais de Byron mort. « Ne crève pas mes pauvres yeux, Hubert ! » crie l’enfant royal dans Shakespeare ; mais voici un Hubert qui les aurait crevés sans pitié ! Bourreau biographique, qui fait le Brutus héroïque de l’exactitude. Une voix s’est élevée en France pour protester contre l’injure jetée à la forme exquise et disparue du plus beau des poètes, et cette voix a été celle de la délicatesse dans le courage, mais elle n’avait pas besoin de s’élever… Rien ne peut désormais contre l’impression que Byron a laissée de lui-même dans le monde. Comme Achille, il demeurera éternellement dans nos esprits le jeune homme à la beauté divine, vulnérable seulement au talon, comme l’était Achille, et la flèche de l’étrange Pâris que le sort aujourd’hui lui envoie ne portera pas plus coup que le trait imbécile du vieux Priam !
IX
Et l’injure à l’âme de Byron ne montera pas plus haut non plus que celle qu’on a décochée à sa forme. Elle mourra aussi à ses pieds. L’auteur des Recollections, qui
a ramassé des atomes pour en faire des pierres de fronde contre le géant de la poésie anglaise, n’a rien compris à l’âme magnanime de Byron. Il a recueilli des affectations d’une heure, qui ont parfois rayé ce marbre pur, comme une pluie qui passe, mais le fond de cette âme qui, en générosité, valait celle d’Alexandre, il ne l’a pas vu ! Il ne s’en est même pas douté ! Il a pris au sérieux des paroles légères. Il a cru l’homme qui a dit un jour dans son Don Juan, par fantaisie, et avec cette gaieté de misanthrope qui est la gaieté de tout homme de cœur après trente ans : « L’avarice sera le péché mignon de ma vieillesse, ma dernière ressource, ma poire pour la soif quand mes autres vices seront disparus. »
Et il est parti de là, ô le candide corsaire ! pour accuser d’avarice le Byron qui a donné à pur don ses lettres et ses Mémoires à Thomas Moore, et les restes de sa fortune, les dernières gouttes du sang de sa fortune comme les dernières gouttes du sang de ses veines, à la cause des Grecs.
Les tristesses de Byron, les souffrances de cette harpe éolienne qui avait une âme sensible, qui se tordait dans chacune de ses cordes, il en a fait des tics nerveux et il leur a préféré la sérénité lymphatique de Shelley, de ce garçon qui se copiait une âme sur des livres et qui, malgré son magnifique talent de poète, ne fut jamais qu’un sublime écolier d’Oxford ! L’auteur des Souvenirs a rapetissé jusqu’au vice de Byron, car Byron avait un vice. Il n’en avait qu’un seul, mais c’était un vice-souche : c’était l’orgueil. L’orgueil est ce qui explique tout Byron. Appliquez l’idée de l’orgueil comme une pierre de touche à tous les actes de sa vie, sans exception, et vous verrez les résultats que vous obtiendrez !
Cet enfant gâté par sa mère et d’une race pleine de bizarrerie, c’est Ajax. Dieu l’humiliait, mais il lui revenait par la tendresse, et voilà le secret de son scepticisme, à cet orgueilleux qui avait l’âme tendre ! Cet infidèle, qui posa plus en libertin qu’il ne le fut, n’aima pourtant jamais, jamais, qu’une seule femme, et ce fut la sienne, et par l’unique raison que celle-là était plus orgueilleuse que lui ! Si sa vie fut un perpétuel combat contre les choses elles-mêmes, plus dures à vaincre que les hommes, cette audace était de l’orgueil encore. Quand les flammes du bûcher de Shelley et de Williams brûlaient : « Voyons — dit-il — ces vagues qui ont englouti nos amis ! »
et il se jeta à la mer, voulant aller à la nage jusqu’à l’endroit où ils avaient péri.
C’était bien et ce fut toujours le même homme, à qui on niait la faculté de poète, et qui, de colère et de contradiction, jeta par le cerveau des chefs-d’œuvre comme l’on jette par les yeux des éclairs. Enfin, si la douleur, la douleur mortelle de sa vie, fut de boiter, de traîner son aile, c’est, qu’il ne pouvait rien à cela ; c’est que l’homme s’appelle infirme quand il a rencontré dans son corps quelque chose de plus fort que son âme, et qu’être infirme est la plus cruelle des afflictions d’une créature qui a soif d’immortalité !
Eh bien ! voilà une étendue, une totalité d’orgueil que l’auteur des Souvenirs quel qu’il soit, — M. Trelawney ou un autre, — n’a pas mesurée. Il a trouvé plus commode de la diminuer et d’en faire une vanité maladive. Mais avec ses vapeurs, ses spasmes et son épilepsie, le Byron qu’il nous donne n’est plus qu’un Byron d’hôpital. Ce n’est pas là notre Byron ni celui des siècles. C’est évidemment un faux Byron, arrangé dans un but de mépris. Par quel sentiment ?… Par quelle haine ?… Par quel genre d’envie ?… Par quelle rancune ?… Qui répondra à ces questions !… Byron a attendu trente ans dans sa tombe un biographe qui dévoilât au monde une misère de corps qui n’exista pas. Quand M. Trelawney sera mort, attendra-t-il aussi longtemps un biographe intime qui dévoile à son tour cette misère de cœur que l’on appelle l’ingratitude, et qui aura peut-être existé ?
X
Du reste, ce triste livre, sans esprit, sans critique, sans moralité, mais écrit en anglais contre l’un des plus beaux génies de l’Angleterre, nous en a rappelé un autre, mais écrit en français, celui-là, qui nous montre un Byron plus vrai.
En France, Byron a inspiré beaucoup de phrases poétiques et quelques beaux vers, mais de jugement sensé et élevé, je ne connais que M. Nisard qui, dans ses Études de critique, en ait prononcé un sur le grand poète. M. Nisard n’a pas toujours été aussi heureux ; il n’a pas toujours eu cette critique large et cette sécurité de coup d’œil. Mais c’est encore l’honneur du génie de lord Byron que d’avoir agrandi et pénétré cette poitrine d’humaniste et d’homme de goût un peu étroit, qui semblait ne pouvoir respirer que dans l’air classique du dix-septième siècle. Dans le travail en question, M. Nisard oppose et dédouble lord Byron et la société anglaise. Étude de nuances digne de madame de Staël, et dans laquelle l’aperçu se montre à chaque mot, mais en pointes de lumière comme cette poudre du diamant qu’on fait monter en étincelles. La pensée y brille d’autant plus que le style est plus correct et plus sévère, et c’est la seule différence qu’il y aurait entre M. Nisard et madame de Staël, si elle avait, comme lui, fait cette étude. La pensée, chez madame de Staël, aurait été plus trouble et les mots auraient plus brillé…
Il faut louer sans réserve le beau travail de M. Nisard, qui démontre si bien que la Critique littéraire, quand elle entre dans l’homme par ses œuvres, est au-dessus, pour le connaître, de toutes les anecdotes de la biographie. M. Nisard nous a fait plonger dans Byron et nous l’a éclairé dans tous les problèmes de son orageuse destinée. Impossible de suivre le sagace écrivain dans tous les détails qu’il aborde. Mais ce qui résulte de cette étude piquante, ingénieuse et profonde, c’est un Byron qui n’est ni celui d’un corsaire comme M. Trelawney, ni celui d’une lady comme madame Blessington, ni celui d’un poète comme Lamartine, ni celui d’un poltron comme Thomas Moore, mais le Byron de la réalité jusqu’à présent si peu aperçue… M. Nisard n’a pas dans la main une de ces torchères qui jettent d’un seul flot sur une grande figure un de ces jours complets qui ressemblent à la clarté d’or de l’apothéose, mais il promène la lueur prudente de son flambeau sur toutes les parties de la fantastique et sublime image, et il les fait successivement saillir. Il vous montre, en Byron, à travers la passion de ses poèmes, le poète de la fidélité éternelle.
« Tous les héros de lord Byron, — dit M. Nisard avec une justesse d’observation qu’il a faite seul, — le Giaour, Sélim, Conrad, Lara, Hugo, sont des types de la fidélité dans l’amour. Child-Harold lui-même, qui a soupiré pour beaucoup de femmes, n’en a aimé qu’une. Enfin il n’est pas jusqu’à Don Juan qui, dans ses nombreuses amours, ne soit fidèle à sa manière. Très différent de son prototype, il n’aime qu’une femme à la fois, et s’il la quitte, c’est par nécessité, non par caprice. »
Dans la vie, M. Nisard montre encore Byron, malgré ses égarements et ses fautes, l’homme de tous les hommes qui a le plus souffert peut-être de n’avoir ni foyer ni famille. Noble douleur, anglaise et chrétienne, dont il a fini par mourir (Voir dans les Recollections la lettre à sa sœur que la
mort a interrompue, comme les stances d’André Chénier). Son amitié, charmante et toujours présente pour cette sœur, qui fut sa consolation dans l’infortune, montre à quel point Byron était organisé pour la famille. C’est encore une délicate remarque de M. Nisard : toutes ses héroïnes sont des sœurs par leurs sentiments bien plus que des maîtresses, et qui sait même si les amours de ce Lovelace faux qui cachait peut-être un Grandisson, mais poétique, au fond de son âme, ne furent pas plutôt des amours fraternels qu’autre chose ? Seulement les femmes qu’il a aimées ne nous le diront pas !
Voilà donc, quand on y regarde, ce que fut en réalité lord Byron, le ribaud, le mauvais. Il ne fut point l’immoral affreux qu’on a dit. Il eut deux ou trois de ces liaisons qui sont des torts et des faiblesses, mais il ne fut point ce désordonné de libertinage qu’on a prétendu. Comparez-le à Mirabeau ! Parce qu’il a plaisanté dans Don Juan et qu’il s’y trouve deux ou trois groupes assez ardents, mais d’une idéalité qui en épure la flamme, on a beaucoup parlé d’une corruption qui n’existe pas. Byron n’a jamais plaisanté comme Voltaire. Sous son rire à lui on sent les déchirements du cœur de Pascal. Et que sont deux ou trois groupes ardents en comparaison de toutes les adorables puretés de ses poèmes ? Qui a jamais peint comme lui les sentiments désintéressés et chastes ?…
Non content des sentiments ordinaires de la vie, Byron s’invente des sentiments extraordinaires dans lesquels
triomphe mieux la pureté de son génie, par exemple la petite Léïla dans le Juan, et la Yanté de la dédicace d’Harold. Il cherchait son enfant Ada sur le front de toutes les petites filles, et il disait dans son génie ce que le Sauveur disait dans sa vie mortelle : « Laissez venir les petits enfants jusqu’à moi. » Qu’il le sût ou qu’il l’ignorât, c’était par tout cela qu’il était un génie chrétien, cet orgueilleux qui eut si souvent les humilités de la tendresse, et dont l’orgueil d’ailleurs, a dit magnifiquement M. Nisard, « appelle la pitié sur ses mains saignantes des coups qu’il a portés au genre humain »
. Au moment où lord Byron était insulté physiquement et moralement en Angleterre, nous avons tenu à montrer que nous n’avions perdu le sens ni de l’homme ni du poète. Qu’ils soient ici salués et relevés tous les deux. Byron ne nous est pas particulièrement cher à cause de la beauté de son génie, il l’est pour des raisons plus hautes encore… Nous n’oublierons jamais, nous, que les plus beaux vers de ce protestant sont adressés à la Vierge Marie, qu’il a voulu que sa fille Allegra fût catholique, et que, dans nos églises, la force et la beauté du catholicisme lui remuaient le cœur. Ce n’est pas un fils de Voltaire, mais un fils des Croisés, Croisé lui-même ! Son passage en Grèce, c’est une prise de croix !