(1767) Salon de 1767 « Peintures — Vien » pp. 74-89
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Vien » pp. 74-89

Vien

Saint Denis prêchant la foi en France. Tableau de 21 piés 3 pouces de haut sur 12 piés 4 pouces de large. C’est pour une des chapelles de saint-Roch.

Le public a été partagé entre ce tableau de Vien, et celui de Doyen sur l’ épidémie des ardents ; et il est certain que ce sont deux beaux tableaux ; deux grandes machines. Je vais décrire le premier. On trouvera la description de l’autre à son rang. à droite, c’est une fabrique d’architecture, la façade d’un temple ancien, avec sa plate-forme au-devant. Au-dessus de quelques marches qui conduisent à cette plate-forme, vers l’entrée du temple, on voit l’apôtre des gaules prêchant. Debout derrière lui, quelques uns de ses disciples ou prosélites ; à ses piés, en tournant de la droite de l’apôtre, vers la gauche du tableau, un peu sur le fond, agenouillées, assises, accroupies, quatre femmes dont l’une pleure, la seconde écoute. La troisième médite, la quatrième regarde avec joye.

Celle-cy retient devant elle son enfant qu’elle embrasse du bras droit. Derrière ces femmes, debout, tout à fait sur le fond, trois vieillards dont deux conversent et semblent n’être pas d’accord.

Continuant de tourner dans le même sens une foule d’auditeurs hommes, femmes, enfants, assis, debout, prosternés, accroupis, agenouillés, faisant passer la même expression par toutes ses différentes nuances, depuis l’incertitude qui hésite, jusqu’à la persuasion qui admire ; depuis l’attention qui pèse, jusqu’à l’étonnement qui se trouble ; depuis la componction qui s’attendrit, jusqu’au repentir qui s’afflige.

Pour se faire une idée de cette foule qui occupe le côté gauche du tableau, imaginez vue par le dos, accroupie sur les dernières marches, une femme en admiration les deux bras tendus vers le saint.

Derrière elle, sur une marche plus basse et un peu plus sur le fond, un homme agenouillé, écoutant, incliné et acquiescant de la tête, des bras, des épaules et du dos. Tout à fait à gauche, deux grandes femmes debout. Celle qui est sur le devant est attentive ; l’autre est groupée avec elle par son bras droit posé sur l’épaule gauche de la première ; elle regarde ; elle montre du doigt un de ses frères, apparemment, parmi ce groupe de disciples ou de prosélites placés debout derrière le saint. Sur un plan entr’elles et les deux figures qui occupent le devant et qu’on voit par le dos, la tête et les épaules d’un vieillard étonné, prosterné, admirant.

Le reste du corps de ce personnage est dérobé par un enfant vu par le dos et appartenant à l’une des deux grandes femmes qui sont debout. Derrière ces femmes, le reste des auditeurs dont on n’aperçoit que les têtes. Au centre du tableau, sur le fond, dans le lointain, une fabrique de pierre, fort élevée, avec différents personnages, hommes et femmes, appuiés sur le parapet et regardant ce qui se passe sur le devant. Au haut, vers le ciel, sur des nuages, la religion assise, un voile ramené sur son visage, tenant un calice à la main. Au-dessous d’elle, les ailes déployées, un grand ange qui descend avec une couronne qu’il se propose de placer sur la tête de Denis.

Voici donc le chemin de cette composition, la religion, l’ange, le saint, les femmes qui sont à ses piés, les auditeurs qui sont sur le fond, ceux qui sont à gauche aussi sur le fond, les deux grandes figures de femmes qui sont debout, le vieillard incliné à leurs piés, et les deux figures, l’une d’homme et l’autre de femme vues par le dos et placées tout à fait sur le devant, ce chemin descendant mollement et serpentant largement depuis la religion jusqu’au fond de la composition à gauche où il se replie pour former circulairement et à distance, autour du saint une espèce d’enceinte qui s’interrompt à la femme placée sur le devant, les bras dirigés vers le saint, et découvre toute l’étendue intérieure de la scène, ligne de liaison allant clairement, nettement, facilement chercher les objets principaux de la composition dont elle ne néglige que les fabriques de la droite et du fond, et les vieillards indiscrets interrompant le saint, conversant entre eux et disputant à l’écart.

Reprenons cette composition. L’apôtre est bien posé.

Il a le bras droit étendu, la tête un peu portée en avant. Il parle. Cette tête est ferme, tranquille, simple, noble, douce, d’un caractère un peu rustique et vraiement apostolique. Voilà pour l’expression.

Quand au faire, elle est bien peinte, bien empâtée.

La barbe large et touchée d’humeur. La draperie ou grande aube blanche, qui tombe en plis paralelles et droits, est très belle. Si elle montre moins le nu qu’on ne désireroit, c’est qu’il y a vêtement sur vêtement. La figure entière ramasse sur elle toute la force, tout l’éclat de la lumière, et apelle la première attention. Le ton général est peut-être un peu gris, et trop égal.

Le jeune homme qui est derrière le saint, sur le devant, est bien dessiné, bien peint. C’est une figure de Raphaël pour la pureté qui est merveilleuse, pour la noblesse et pour le caractère de tête qui est divin. Il est très fortement colorié.

On prétend que sa draperie est un peu lourde. Cela se peut. Les autres acolytes se soutiennent très bien à côté de lui et pour la forme et pour la couleur.

Les femmes accroupies aux piés du saint sont livides et découpées. L’enfant qu’une d’elles retient en l’embrassant est de cire.

Ces deux personnages qui conversent sur le fond sont d’une couleur sale, mesquins de caractère, pauvres de draperie ; du reste, assez bien ensemble.

Les femmes de la gauche, qui sont debout et qui font masse, ont quelque chose de gêné dans leur tête. Leur vêtement voltige à merveille sur le nu ui efleure.

La femme assise sur les marches, avec ses bras tendus vers le saint, est fortement coloriée ; la touche en est belle, et sa vigueur renvoye le saint à une grande distance.

La figure d’homme agenouillé derrière cette femme n’est ni moins belle, ni moins vigoureuse, ce qui l’amène bien en devant.

On dit que ces deux dernières figures sont trop petites pour le saint, et surtout pour celles qui sont debout à côté d’elles ; cela se peut.

On dit que la femme aux bras tendus a le bras droit trop court, qu’elle belute et qu’on n’en sent pas le racourci. Cela se peut encore.

Quand au fond, il est parfaitement d’accord avec le reste, ce qui n’est ni commun ni facile.

Cette composition est vraiment le contraste de celle de Doyen. Toutes les qualités qui manque à l’un de ces artistes, l’autre les a. Il règne ici la plus belle harmonie de couleur, une paix, un silence qui charment. C’est toute la magie secrette de l’art, sans apprêt, sans recherche, sans effort. C’est un éloge qu’on ne peut refuser à Vien ; mais quand on tourne les yeux sur Doyen qu’on voit sombre, vigoureux, bouillant et chaud, il faut s’avouer que dans la prédication de saint Denis tout ne se fait valoir que par une foiblesse supérieurement entendue ; foiblesse que la force de Doyen fait sortir ; mais foiblesse harmonieuse qui fait sortir à son tour toute la discordance de son antagoniste.

Ce sont deux grands athlètes qui font un coup fouré.

Les deux compositions sont l’une à l’autre comme les caractères des deux hommes. Vien est large, sage comme le dominiquin. De belles têtes, un dessein correct, de beaux piés, de belles mains, des draperies bien jetées, des expressions simples et naturelles ; rien de tourmenté, rien de recherché soit dans les détails soit dans l’ordonnance. C’est le plus beau repos. Plus on le regarde, plus on se plaît à le regarder. Il tient tout à la fois du Dominiquin et de Le Sueur. Le grouppe de femmes qui est à gauche est très beau. Tous les caractères de têtes paroissent avoir été étudiés d’après le premier de ces maîtres, et le grouppe des jeunes hommes qui est à droite et de bonne couleur, est dans le goût de Le Sueur. Vien vous enchaîne et vous laisse tout le tems de l’examiner. Doyen d’un effet plus piquant pour l’œil semble lui dire de se dépêcher, de peur que l’impression d’un objet venant à détruire l’impression d’un autre, avant que d’avoir embrassé le tout, le charme ne s’évanouisse. Vien a toutes les parties qui caractérisent un grand faiseur. Rien n’y est négligé. Un beau fond. C’est pour les jeunes gens une source de bonnes études. Si j’étois professeur, je leur dirais, allez à saint-Roch, regardez la prédication de Denis .

Laissez-vous en pénétrer ; mais passez vite devant le tableau des ardents ; c’est un jet sublime de tête que vous n’êtes pas encore en état d’imiter.

Vien n’a rien fait de mieux, si ce n’est peut-être son morceau d’agrément. Vien, comme Térence, (…) ;

Doyen, comme Lucilius, (…). C’est, si vous l’aimez mieux, Lucrèce et Virgile. Du reste, remarquez pourtant, malgré le prestige de cette harmonie de Vien, qu’il est gris ; qu’il n’y a nulle variété dans ses carnations, et que les chairs de ses hommes et de ses femmes sont presque du même ton. Remarquez, à travers la plus grande intelligence de l’art, qu’il est sans idéal, sans verve, sans poésie, sans mouvement, sans incident, sans intérêt. Ceci n’est point une assemblée populaire ; c’est une famille, une même famille. Ce n’est point une nation à laquelle on apporte une religion nouvelle ; c’est une nation toute convertie.

Quoi donc, est-ce qu’il n’y avoit dans cette contrée ni magistrats, ni prêtres, ni citoyens instruits ?

Que vois-je des femmes et des enfants ? Et quoi encore des femmes et des enfants. C’est comme à saint-Roch un jour de dimanche. De graves magistrats s’ils y avoient été auraient écouté et pesé ce que la doctrine nouvelle avoit de conforme ou de contraire à la tranquillité publique. Je les vois debout, attentifs, les sourcils laissés, leur tête et leur menton appuiés sur leurs mains. Des prêtres, dont les dieux auroient été menacés, s’il y en avoit eu, je les aurois vus furieux et se mordant les lèvres de rage. Des citoyens instruits, tels que vous et moi, s’il y en avoit eu, auroient hoché la tête de dédain et se seroient dit d’un côté de la scène à l’autre, autres platitudes qui ne valent pas mieux que les nôtres.

Mais croyez-vous qu’avec du génie il n’eût pas été possible d’introduire dans cette scène le plus grand mouvement, les incidents les plus violents et les plus variés ? " dans une prédication ? " dans une prédication… " sans choquer la vraisemblance ? " … sans la choquer. Changez seulement l’instant et prenez le discours de Denis à sa péroraison, lorsqu’il a embrasé toute la populace de son fanatisme, lorsqu’il lui a inspiré le plus grand mépris pour ses dieux. Vous verrez le saint ardent, enflammé, transporté de zèle, encourageant ses auditeurs à briser leurs dieux et à renverser leurs autels. Vous verrez ceux-cy suivre le torrent de son éloquence et de leur persuasion mettre la corde au col à leurs divinités, et les tirer de dessus leurs pieds d’estaux. Vous en verrez les débris. Au milieu de ces débris, vous verrez les prêtres furieux menacer, crier, attaquer, se défendre, repousser.

Vous verrez les magistrats s’interposant inutilement, leurs personnes insultées et leur autorité méprisée.

Vous verrez toutes les fureurs de la superstition nouvelle se mêler à celles de la superstition ancienne. Vous verrez des femmes retenir leurs maris qui s’élanceront sur l’apôtre pour l’égorger. Vous verrez des satellites conduire en prison quelques néophites tout fier de soufrir. Vous verrez d’autres femmes embrasser les piés du saint, l’entourer et lui faire un rempart de leurs corps ; car dans ces circonstances les femmes ont bien une autre violence que les hommes. Saint Jérôme disoit aux sectaires de son tems, adressez-vous aux femmes, si vous voulez que votre doctrine prospère.

Voilà la scène que j’aurois décrite, si j’avois été poëte, et celle que j’aurois peinte, si j’avois été artiste.

Vien dessine bien, peint bien ; mais il ne pense ni ne sent. Doyen serait son écolier dans l’art, mais il serait l’écolier de Doyen en poésie. Avec de la patience et du tems, le peintre des ardents peut acquérir ce qui lui manque, l’intelligence de la perspective, la distinction des plans, les vrais effets de l’ombre et de la lumière. Car il y a cent peintres décorateurs, pour un peintre de sentiment. Mais on n’apprend jamais ce que le peintre de Denis ignore. Pauvre d’idées, il restera pauvres d’idées.

Sans imagination, il n’en aura jamais. Sans chaleur d’âme, toute sa vie il sera froid. Rien ne bat là au jeune arcadien. Mais justifions notre épigraphe, en rendant toute justice à quelques autres parties de sa composition.

L’ange qui s’élance des piés de la religion pour aller couronner le saint, on ne scauroit plus beau.

Il est d’une légèreté, d’une grâce, d’une élégance incroyables ; il a les ailes déployées, il vole. Il ne pèse pas une once ; quoiqu’il ne soit soutenu d’aucun nuage, je ne crains pas qu’il tombe. Il est bien étendu. Je vois devant et derrière lui un grand espace. Il traverse le vague. Je le mesure du bout de son pié, jusqu’à l’extrémité de la main dont il tient la couronne. Mon œil tourne tout autour de lui.

Il donne une grande profondeur à la scène. Il m’y fait discerner trois plans principaux très marqués, le plan de la religion qu’il renvoye à une grande distance sur le fond, celui qu’il occupe, et celui de la prédication qu’il pousse en devant. D’ailleurs sa tête est belle. Il est bien drappé. Ses membres sont bien cadencés et il est merveilleux d’action et de mouvement. La religion est moins peinte que lui ; il est moins peint que les figures inférieures ; et cette dégradation est si juste qu’on n’en est pas frappé.

Cependant la religion n’est pas encore assez aériene.

La couleur en est un peu compacte. Du reste, bien dessinée, mieux encore ajustée ; rien d’équivoque dans les draperies ; elles sont parfaitement raisonnées. On voit d’où elles partent et où elles vont.

Le saint est très grand, et il le paroitroit bien davantage, s’il avoit la tête moins forte. En général les grosses têtes raccourcissent les figures. Ajoutez que vêtu d’une aube lâche qui ne touche point à son corps ; les plis tombant longs et droits augmentent son volume.

Les tableaux de Doyen et de Vien sont exposés.

Celui de Vien a le plus bel effet. Celui de Doyen paroit un peu noir ; et je vois un échafaud dressé vis-à-vis qui m’annonce qu’il le retouche.

Mon ami, lorsque vous aurez des tableaux à juger, allez les voir à la chute du jour. C’est un instant très critique. S’il y a des trous, l’affoiblissement de la lumière les fera sentir. S’il y a du papillotage, il en deviendra d’autant plus fort. Si l’harmonie est entière, elle restera.

On accuse avec moi toute la composition de Vien d’être froide, et elle l’est. Mais ceux qui font ce reproche à l’artiste en ignorent certainement la raison. Je leur déclare que sans rien changer à sa prédication, mais rien du tout qu’une seule et unique chose qui n’est ni de l’ordonnance, ni des incidents, ni de la position et du caractère des figures, ni de la couleur, ni des ombres et de la lumière, bientôt je les mettrais dans le cas d’y demander encore plus de repos et de tranquillité. J’en appelle sur ce qui suit à ceux qui sont profonds dans la pratique et dans la partie spéculative de l’art.

Je prétends qu’il faut d’autant moins de mouvement dans une composition, tout étant égal d’ailleurs, que les personnages sont plus graves, plus grands, d’un module plus exagéré, d’une proportion plus forte ou prise plus au-delà de la nature commune. Cette loi s’observe au moral et au physique, c’est la loi des masses au physique c’est la loi des caractères au moral. Plus les masses sont considérables, plus elles ont d’inertie. Dans les scènes les plus effrayantes, si les spectateurs sont des personnages vénérables ; si je vois sur leurs fronts ridés et sur leurs têtes chauves, l’annonce de l’âge et de l’expérience ; si les femmes sont composées, grandes de forme, et de caractère de visage ; si ce sont des natures patagonnes, je serois fort étonné d’y voir beaucoup de mouvement. Les expressions, quelles qu’elles soient, les passions et le mouvement diminuent en raison de ce que les natures sont plus exagérées. Et voilà pourquoi on accuse Raphaël d’être froid, lorsqu’il est vraiment sublime ; lorsqu’en homme de génie, il proportionne les expressions, le mouvement, les passions, à la nature qu’il a imaginée et choisie. Conservez aux figures de son tableau du démoniaque les caractères qu’il leur a donnés ; introduisez-y plus de mouvement, et jugez si vous ne le gâtez pas. Pareillement, introduisez dans le tableau de Vien, sans y rien changer du reste, la nature, le module de Raphaël, et dites-moi si vous n’y trouvez pas trop de mouvement. Je prescrirois donc le principe suivant à l’artiste. Si vous prenez des natures énormes, votre scène sera presque immobile. Si vous prenez des natures trop petites, votre scène sera tumultueuse et troublée ; mais il y a un milieu entre le froid et l’extravagant ; et ce point est celui où relativement à l’action représentée, le choix des natures se combine, avec le plus grand avantage possible, avec la quantité du mouvement.

Quelle que soit la nature qu’on préfère, le mouvement s’accroît en raison inverse de l’âge, depuis l’enfant jusqu’au vieillard.

Quel que soit le module ou la proportion des figures, le mouvement suit la même raison inverse.

Voilà les éléments de la composition. C’est l’ignorance de ces éléments qui a donné lieu à la diversité des jugements qu’on porte sur Raphaël.

Ceux qui l’accusent d’être froids demandent de sa grande nature, ce qui ne convient qu’à une petite nature telle que la leur. Ils ne sont pas du pays. Ce sont des athéniens à Lacédémone.

Les spartiates n’étoient pas vraisemblablement d’une autre stature que le reste des grecs. Cependant il n’est personne qui sur leur caractère tranquille, ferme, immobile, grave, froid et composé, ne les imagine beaucoup plus grands. La tranquillité, la fermeté, l’immobilité, le repos, conduisent donc l’imagination à la grandeur de stature. La grandeur de stature doit donc aussi la ramener à la tranquillité, à l’immobilité, au repos.

Les expressions, les passions, les actions et par conséquent les mouvements sont en raison inverse de l’expérience, et en raison directe de la foiblesse.

Donc une scène où toutes les figures seront aréopagitiques ne scauroit être troublée jusqu’à un certain point. Or telles sont la pluspart des figures de Raphaël. Telles sont aussi les figures du statuaire. Le module du statuaire est communément grand ; la nature du choix de cet art est exagérée.

Aussi sa composition comporte-t-elle moins de mouvement : la mobilité convient à l’atome, et le repos au monde. L’assemblée des dieux ne sera pas tumultueuse comme celle des hommes, ni celle des hommes faits, comme celle des enfants.

Un grave personnage sémillant est ridicule ; un petit personnage grave ne l’est pas moins.

On voit parmi les ruines antiques, au-dessus des colonnes d’un temple, une suite des travaux d’Hercule représentés en bas-reliefs. L’exécution du ciseau et le dessein en sont d’une pureté merveilleuses ; mais les figures sont sans mouvement, sans action, sans expression.

L’Hercule de ces bas-reliefs n’est point un luteur furieux qui étreint fortement et étouffe Antée. C’est un homme vigoureux qui écrase la poitrine à un autre, comme vous embrasseriez votre ami. Ce n’est point un chasseur intrépide qui s’est précipité sur un lion, et qui le dépèce ; c’est un homme tranquille qui tient un lion entre ses jambes, comme un pâtre y tiendrait le gardien de son troupeau. On prétend que les arts ayant passé de l’égypte en Grèce, ce froid simbolique est un reste du goût de l’hiéroglyphe. Ce qui me paraît difficile à croire. Car à juger du progrès de l’art par la perfection de ces figures, il avoit été poussé fort loin, et l’on a de l’expression longtems avant que d’avoir de l’exécution et du dessein. En peinture, en sculpture, en littérature, la pureté du stile, la correction et l’harmonie sont les dernières choses qu’on obtient. Ce n’est qu’un long tems, une longue pratique, un travail opiniâtre, le concours d’un grand nombre d’hommes successivement appliqués qui amènent ces qualités qui ne sont pas du génie, qui l’enchaînent au contraire, et qui tendent plutôt à éteindre qu’à irriter, allumer la verve. D’ailleurs cette conjecture est réfutée par les mêmes sujets tout autrement exécutés par des artistes antérieurs ou même contemporains.

Seroit-ce que cette tranquilité du dieu, cette facilité à faire de grandes choses en caractériseroient mieux la puissance ? Ou ce que j’incline davantage à croire, ces morceaux n’étoient-ils que purement commémoratifs ? Un catéchisme d’autant plus utile aux peuples qu’on n’avoit guères que ce moyen de tenir présentes à leurs esprits et à leurs yeux, et de graver dans leur mémoire, les actions des dieux, la théologie du tems. Au fronton d’un temple, il ne s’agissoit pas de montrer comment l’aigle avait enlevé Ganymède, ni comment Hercule avoit déchiré le lion, ou étouffé Antée ; mais de lui rapeller par un bas-relief agiographe et lui conserver le souvenir de ces faits. Si vous me dites que cette froideur d’imitation étoit une manière de ces siècles, je vous demanderai pourquoi cette manière n’étoit pas générale ? Pourquoi la figure qu’on adorait au dedans du temple avait de l’expression, de la passion, du mouvement et pourquoi celle qu’on exécutoit en bas-relief au dehors en étoit privée ? Pourquoi ces statues qui peuploient les jardins publics, le portique, le céramique et autres endroits, ne se recommandoient pas seulement par la correction et la pureté du dessein. Voyez.

Adoptez quelques unes de ces opinions, ou si toutes vous déplaisent, mettez quelque chose de mieux à la place.

S’il étoit permis d’appliquer ici l’idée de l’abbé Galliani que l’histoire moderne n’est que l’histoire ancienne sous d’autres noms, je vous dirois que ces bas-reliefs si purs, si corrects, n’étoient que des copies de mauvais bas-reliefs anciens dont on avoit gardé toute la platitude, pour leur conserver la vénération des peuples. Aujourdhuy, ce n’est pas la belle vierge des carmes déchaux qui fait des miracles ; c’est cet informe morceau de pierre noire qui est enfermé dans une boîte près du petit-pont.

C’est devant cet indigne fétiche que des cierges allumés brûlent sans cesse. Adieu toute la vénération, toute la confiance de la populace, si l’on substitue à cette figure gothique un chef-d’œuvre de Pigal ou de Falconnet. Le prêtre n’aura qu’un moyen de perpétuer une portion de la superstition lucrative ; c’est d’exiger du statuaire d’approcher le plus près qu’il pourra son image de l’image ancienne. C’est une chose bien singulière que le dieu qui fait des prodiges, n’est jamais une belle chose, l’ouvrage d’un habile homme ; mais toujours quelque magot tel qu’on en adore sur la côte du Malabare ou dans la chaumière du caraîbe. Les hommes courent après les vieilles idoles et après les opinions nouvelles.

Cela vient aussi et principalement de ce que les dieux et les saints ne font des miracles que dans des temps d’ignorance et de barbarie, et que leur empire est fini lorsque celui des arts commence. Du reste, je n’ai garde de toucher à cette théorie qui me paraît non seulement très ingénieuse, mais profonde et vraie.

Je vous ai dit que le public avoit été partagé sur la supériorité des tableaux de Doyen et de Vien.

Mais comme presque tout le monde se connoit en poésie et que très peu de personnes se connoissent en peinture, il m’a semblé que Doyen avoit eu plus d’admirateurs que Vien. Le mouvement frappe plus, que le repos. Il faut du mouvement aux enfants, et il y a beaucoup d’enfants. On sent mieux un forcené qui se déchire le flanc de ses propres mains, que la simplicité, la noblesse, la vérité, la grâce d’une grande figure qui écoute en silence. Peut-être même celle-cy est-elle plus difficile à imaginer, et imaginée, plus difficile à rendre. Ce ne sont pas les morceaux de passion violente qui marquent dans l’acteur qui déclame le talent supérieur, ni le goût exquis dans le spectateur qui frappe des mains.

Dans un de nos entretiens nocturnes, le contraste de ces deux morceaux nous donna, au prince de Gallitzin et à moi, occasion d’agiter quelques questions relatives à l’art, l’une desquelles eut pour objet les groupes et les masses.

J’observai d’abord qu’on confondoit à tout moment ces deux expressions, grouper et faire masse, quoiqu’à mon avis, il y eût quelque différence.

De quelque manière que des objets inanimés soient ordonnés, je ne dirai jamais qu’ils groupent ; mais je dirai qu’ils font masse.

De quelque manière que des objets animés soient combinés avec des objets inanimés, je ne dirai jamais qu’ils groupent, mais qu’ils font masse.

De quelque manière que des objets inanimés soient disposés les uns à côté des autres, je ne dirai qu’ils groupent que, quand ils sont liés ensemble par quelque fonction commune.

Exemple. Dans le tableau de la manne du Poussin ; ces trois femmes qu’on voit à gauche dont l’une ramasse la manne, la seconde en ramasse aussi, et la troisième debout, en goûte, occupées à des actions diverses, isolées les unes des autres, n’ayant qu’une proximité locale ne groupent point pour moi. Mais cette jeune femme assise à terre qui donne sa mamelle à têter à sa vieille mère et qui console d’une main son enfant qui pleure debout devant elle de la privation d’une nourriture que nature lui a destinée et que la tendresse filiale plus forte que la tendresse maternelle détourne, cette jeune femme groupe avec son fils et sa mère, parcequ’il y a une action commune qui lie cette figure avec les deux autres, et celles-cy avec elle.

Un grouppe fait toujours masse ; mais une masse ne fait pas toujours grouppe.

Dans le même tableau, cet israélite qui ramasse d’une main et qui en repousse un autre qui en veut au même tas de manne, groupe avec lui.

Je remarquai que dans la composition de Doyen, où il n’y avoit que quatorze figures principales, il y avoit trois grouppes, et que dans celle de Vien où il y en avoit trente-trois et peut-être davantage, toutes étoient distribuées par masse et qu’il n’y avoit proprement pas un grouppe ; que dans le tableau de la manne de Poussin, il y avoit plus de cent figures, et à peine quatre grouppes, et chacun de ces grouppes de deux ou trois figures seulement ; que dans le jugement de Salomon du même artiste, tout étoit par masse et qu’à l’exception du soldat qui tient l’enfant et qui le menace de son glaive, il n’y avoit pas un grouppe.

J’observai qu’à la plaine des sablons, un jour de revue, que la curiosité badaude y rassemble cinquante mille hommes, le nombre des masses y seroient infinis en comparaison des grouppes ; qu’il en seroit de même à l’église, le jour de pâques ; à la promenade, une belle soirée d’été ; au spectacle, un jour de première représentation ; dans les rues, un jour de réjouissance publique ; même au bal de l’opéra, un jour de lundi gras ; et que pour faire naître des grouppes dans ces nombreuses assemblées ; il fallait supposer quelque événement subit qui les menaçât. Si au milieu d’une représentation par exemple, le feu prend à la salle ; alors chacun songeant à son salut, le préférant ou le sacrifiant au salut d’un autre, toutes ces figures, le moment précédant attentives, isolées et tranquilles s’agiteront, se précipiteront les unes sur les autres, les femmes s’évanouiront entre les bras de leurs amants ou de leurs époux ; des filles secoureront leurs mères, ou seront secourues par leurs pères, d’autres se précipiteront des loges dans le parterre où je vois des bras tendus pour les recevoir, il y aura des hommes tués, étouffés, foulés aux pieds, une infinité d’incidents et de grouppes divers.

Tout étant égal d’ailleurs, c’est le mouvement, le tumulte qui engendre les grouppes.

Tout étant égal d’ailleurs, les natures exagérées prennent moins aisément le mouvement que les natures faibles et communes.

Tout étant égal d’ailleurs, il y aura moins de mouvement et moins de grouppes dans les compositions où les natures seront exagérées.

D’où je conclus que le véritable imitateur de nature, l’artiste sage étoit oeconome de groupes, et que celui qui, sans égard au moment et au sujet, sans égard à son module et à sa nature, cherchoit à les multiplier dans sa composition ressembloit à un écolier de rhétorique qui met tout son discours en apostrophes et en figures ; que l’art de groupper étoit de la peinture perfectionnée ; que la fureur de groupper étoit de la peinture en décadence, des tems non de la véritable éloquence, mais des tems de la déclamation qui succèdent toujours ; qu’à l’origine de l’art le grouppe devoit être rare dans les compositions ; et que je n’étois pas éloigné de croire que les sculpteurs qui grouppent presque nécessairement, en avaient peut-être donné la première idée aux peintres.

Si mes pensées sont justes, vous les fortifierez de raisons qui ne me viennent pas, et de conjecturales qu’elles sont vous les rendrez évidentes et démontrées. Si elles sont fausses, vous les détruirez.

Vraies ou fausses, le lecteur y gagnera toujours quelque chose.

Caesar débarquant à Cadix trouve dans le temple d’Hercule la statue d’Alexandre, et gémit d’être inconnu à l’âge où ce héros s’étoit déjà couvert de gloire.

Il étoit écrit au livre du destin, chapitre des peintres et des roix, que trois bons peintres feraient un jour trois mauvais tableaux pour un bon roi ; et au chapitre suivant, des miscellanées fatales, qu’un littérateur pusillanime épargneroit à ce roi la critique de ces tableaux ; qu’un philosophe s’en offenseroit, et lui diroit quoi, vous n’avez pas de honte d’envoyer aux souverains la satire de l’évidence, et vous n’osez leur envoyer la satire d’un mauvais tableau.

Vous aurez le front de leur suggérer que les passions et l’intérêt particulier mènent ce monde, que les philosophes s’occupent en vain à démontrer la vérité et à démasquer l’erreur ; que ce ne sont que de bavards inutiles et importuns, et que le métier des montesquieus est au-dessous du métier de cordonnier, et vous n’oserez pas leur dire on vous a fait un sot tableau. Mais laissons cela, et venons au Caesar de Vien. Non pas, s’il vous plaît. Avant de laisser cela, monsieur le philosophe, il faut répondre à votre compliment. Je n’ai pas fait la satyre de l’évidence, mais j’ai pris la liberté de me moquer de ces pauvres diables de charlatans économistes qui nous ont offert depuis quelque temps le mot évidence comme une emplâtre douée d’une vertu secrète contre tous nos maux ; j’ai le malheur de croire que les mots ne guérissent de rien. Je ne dis pas aux souverains, que les passions et l’intérêt particulier doivent mener ce monde, mais je dis que tout écrivain politique qui ne fait pas entrer dans ses calculs ces deux puissants ressorts, ne connaît pas les élémens de sa science, et qu’il est plus instant de trouver des remèdes contre les passions et l’intérêt que contre l’erreur. Je ne dis pas que le philosophe Voltaire par exemple, s’occupe en vain à démontrer la vérité et à démasquer l’erreur, car je dirais une grande sottise et la révolution qu’il a produite dans les esprits d’un bout de l’Europe à l’autre déposerait contre moi ; mais je peux bien avoir dit que l’abbé Baudeau et M. de La Rivière et M. Dupont ne sont que des bavards inutiles et importuns.

Je n’ai garde de penser que le métier de Montesquieu, le premier des métiers, soit au-dessous du métier de cordonnier, mais je crois qu’un cordonnier qui veut faire le métier de Montesquieu ne vaut pas un cordonnier faisant de bons souliers, surtout quand ce cordonnier a la sottise de croire qu’avec son bavardage inintelligible il ruinera la réputation de l’immortel Montesquieu. Vous dites que trois bons peintres ont fait trois mauvais tableaux, et que je me fais scrupule de les dénoncer au prince qui les a fait travailler. N’est-il pas vrai que si ces artistes sont bons, s’ils sont les premiers de l’académie, ils méritent des égards ? Ils peuvent donc être comparés à ce que nous avons de mieux en philosophes. Or si un grand prince, une grande princesse commandait à M. de Voltaire un ouvrage et que l’exécution ne répondît ni au nom de l’auteur ni au nom auguste qui l’aurait ordonné, ne croyez-vous pas qu’il serait bien naturel à moi de chercher les moyens de me dispenser de déférer cet ouvrage à celui à qui il est destiné ? Malgré cette petite répugnance, je conviens que la vérité est inflexible, que la pitié est un sentiment étranger au métier que je fais, et que je vous remets le glaive pour faire justice sévère. Retournons au tableau de Vien.

Au milieu d’une colonade à gauche, on voit sur un pié d’estal un Alexandre de bronze. Cette statue imite bien le bronze ; mais elle est plate. Et puis où est la noblesse ? Où est la fierté ? C’est un enfant. C’étoit la nature de l’ Apollon du belvédère qu’il fallait choisir, et je ne scais quelle nature on a prise. Fermez les yeux sur le reste de la composition, et dites-moi si vous reconnoissez là l’homme destiné à être le vainqueur et le maître du monde. Caesar à droite est debout. C’est Caesar que cela ! C’étoit bien un autre bougre que celui-cy. C’est un fesse-mathieu, un pisse-froid, un morveux dont il n’y a rien à attendre de grand. Ah, mon ami, qu’il est rare de trouver un artiste qui entre profondément dans l’esprit de son sujet. Et conséquemment nul enthousiasme, nulle idée, nulle convenance, nul effet. Ils ont des règles qui les tuent. Il faut que le tout piramide. Il faut une masse de lumière au centre. Il faut de grandes masses d’ombres sur les côtés. Il faut des demies-teintes sourdes, fugites, pas noires. Il faut des figures qui contrastent. Il faut dans chaque figure de la cadence dans les membres. Il faut s’aller faire foutre, qu’on ne scait que cela. Caesar a le bras droit étendu, l’autre tombant, les regards attendris et tournés vers le ciel. Il me semble, maître Vien, qu’appuié contre le pié d’estal, les yeux attachés sur Alexandre et pleins d’admiration et de regrets ; ou, si vous l’aimez mieux, la tête penchée, humiliée, pensive, et les bras admiratifs, il eût mieux dit ce qu’il avoit à dire. La tête de Caesar est donnée par mille antiques ; pourquoi en avoir fait une d’imagination qui n’est pas si belle et qui, sans l’inscription, rendroit le sujet inintelligible ? Plus sur la droite et sur le devant on voit un vieillard, la main droite posée sur le bras de Caesar ; l’autre dans l’action d’un homme qui parle. Que fait là cette espèce de cicerone ? Qui est-il ? Que dit-il ? Maître Vien, est-ce que vous n’auriez pas dû sentir que le Caesar devoit être isolé, et que ce bavard épisodique détruit tout le sublime du moment. Sur le fond, derrière ces deux figures, quelques soldats. Plus encore vers la droite, dans le lointain, autres soldats à terre, vus par le dos ; avec un vaisseau en rade, et voiles déployées. Ces voiles déployées font bien ; d’accord.

Mais s’il vient un coup de vent de la mer, au diable, le vaisseau. à gauche, au pié de la statue, deux femmes accroupies. La plus avancée sur le devant, vue par le dos et le visage de profil. L’autre vue de profil et attentive à la scène. Elle a sur ses genoux un petit enfant qui tient une rose. La première paroit lui imposer silence. Que font là ces femmes ? Que signifie cet épisode du petit enfant à la rose ?

Quelle stérilité ! Quelle pauvreté ! Et puis cet enfant est trop mignard, trop fait, trop joli, trop petit ; c’est un enfant Jésus. Tout à fait à gauche, sur le fond, en tournant autour du pié d’estal, autres soldats. Autres défauts. Ou je me trompe fort, ou la main droite de Caesar est trop petite ; le pié de la femme accroupie sur le devant informe, surtout aux orteils, vilain pié de modèle, le vêtement des cuisses de Caesar mince et sec comme du papier bleu.

Composition de tout point insignifiante. Sujet d’expression, sujet grand, où tout est froid et petit.

Tableau sans aucun mérite que le technique… " mais n’est-il pas harmonieux et d’un pinceau spirituel " ?… je le veux, plus harmonieux même et plus vigoureux que le saint Denis . Après… " n’est-ce pas une jolie figure que Caesar ? " … et oui, bourreau ; et c’est ce dont je me plains… " cet ajustement n’est-il pas riche et bien touché ? Cette broderie ne fait-elle pas bien l’or ? Ce vieillard n’est-il pas bien drappé ? Sa tête n’est-elle pas belle ? Celle des soldats interposés, mieux encore ? Celle surtout qui est casquée, d’un esprit infini pour la forme et la touche, ce pié d’estal, de bonne forme ? Cette architecture, grande ? Ces femmes sur le devant bien coloriées ? " … bien coloriées ! Mais ne les faudrait-il pas peintes plus fièrement, puisqu’elles sont au premier plan. Voilà les propos des artistes.

Intarrissables sur le technique qu’on trouve partout ; muets sur l’idéal qu’on ne trouve nulle part. Ils font cas de la chose qu’ils ont ; ils dédaignent celle qui leur manque. Cela est dans l’ordre… eh bien, gens de l’académie, c’est donc pour vous une belle chose que ce tableau ?… très belle ; et pour vous ?… pour moi, ce n’est rien. C’est un morceau d’enfant, le prix d’un écolier qui veut aller à Rome et qui le mérite.

La tête de Pompée présentée à Caesar ; Caesar au pié de la statue d’Alexandre ; la leçon de Scilurus à ses enfants, trois morceaux à cogner le nez contre, à ces maudits amateurs qui mettent le génie de l’artiste en brassière. On avoit demandé à Boucher la continence de Scipion  ; mais on y vouloit ceci, on y vouloit cela, et cela encore ; en un mot on emmaillottoit si bien mon artiste qu’il a refusé de travailler. Il est excellent à entendre là-dessus.

St Grégoire pape tableau d’environ 9 piés de haut sur 5 piés de large, pour la sacristie de saint-Louis à Versailles.

Supposez, mon ami, devant ce tableau un artiste, et un homme de goût. Le beau tableau, dira le peintre !

La pauvre chose, dira le littérateur ! Et ils auront raison tous les deux.

Le st Grégoire est l’unique figure. Il est assis dans son fauteuil, vêtu des habits pontificaux ; la thiare sur la tête, la chasuble sur le surplis. Il a devant lui un bureau soutenu par un ange de bronze.

Il y a sur cette table, plume, encre, papier, livres.

On le voit de profil. Il a le visage tranquille et tourné vers une gloire qui éclaire l’angle supérieur gauche de la toile. Il y a dans cette gloire dont la lumière tombe sur le saint, quelques têtes de chérubins.

Il est certain que la figure est on ne peut plus naturelle et simple de position et d’expression ; cependant un peu fade. Qu’il règne dans cette composition un calme qui plaît ; que cette main droite est bien dessinée, bien de chair, du ton de couleur le plus vrai et sort du tableau ; et que sans cette chappe qui est lourde ; sans ce linge qui n’imite pas le linge, sous lequel le vent s’enfourneroit inutilement pour le séparer du corps, qui n’a aucuns tons transparents, qui n’est pas souflé, comme il devroit l’être et qu’on prendroit facilement pour une étoffe blanche épaisse ; sans ce vêtement qui sent un peu le manequin, celui qui s’en tient au technique et qui ne s’interroge pas sur le reste, peut être content… belle tête, belle pâte, beau dessein… bureau soutenu par un chérubin de bronze bien imité et de bon goût. Tout le tableau bien colorié… " oui, aussi bien qu’un artiste qui ne connoit pas l’art des glacis. Une figure n’acquiert de la vigueur qu’autant qu’on la reprend, cherchant continuement à l’aprocher de nature ; comme font Greuze et Chardin " … mais c’est un travail long, et un dessinateur s’y résout difficilement, parce que ce technique nuit à la sévérité du dessein ; raison pour laquelle le dessein, la couleur, et le clair-obscur vont rarement ensemble. Doyen est coloriste. Mais il ignore les grands effets de lumière. Si son morceau avoit ce mérite, ce seroit un chef-d’œuvre… " Mr l’artiste, laissons là Doyen.

Nous en parlerons à son tour. Venez à ce st Grégoire qui ne vous extasie que parceque vous n’avez pas vu un certain st Bruno qui est dans la possession de Mr Vatelet. Mais moi, je l’ai vu ; et lorsque je regarde cette gloire dont la lumière éclaire le st, ne puis-je pas vous demander, que fait cette figure ?

Quel est sur cette tête l’effet de la présence divine ? Nul. Ne regarde-t-elle pas l’esprit-saint, aussi froidement qu’une aragnée suspendue à l’angle de son oratoire ? Où est la chaleur d’âme, l’élan, le transport, l’yvresse que l’esprit vivifiant doit produire ? " un autre que moi ajoutera, " pourquoi ces habits pontificaux ? Le saint-père est chez lui, dans son oratoire, tout me l’annonce. Il semble que la convenance du vêtement et du lieu demandoit un vêtement domestique. Que sa mitre, sa crosse et sa croix fussent jettées dans un coin. à la bonne heure.

Carles Vanloo s’est bien gardé de commettre cette faute dans l’esquisse où le même saint dicte ses homélies à son secrétaire… " mais le tableau est pour une sacristie… " mais lorsqu’on portera le tableau dans la sacristie, est-ce que le st entrera tout seul ? Est-ce que son oratoire restera à la porte ? " le littérateur aura donc raison de dire la pauvre chose ; et l’artiste la belle chose que ce tableau ! Et ils auront donc raison tous les deux.

Le livret annonce d’autres tableaux du même artiste sous le même numéro 18. Cependant il n’y en a point.

Par hazard, compteroit-on parmi les ouvrages du mari, ceux de sa femme.