I. Henry Fielding.
Henry Fielding n’est guère connu en France que par une mauvaise imitation de Tom Jones, publiée en 1750 par Laplace, et précédée d’une lettre burlesque adressée à l’auteur par le traducteur. Entre autres choses curieuses et dignes d’être méditées, on y lit en toutes lettres que si Henry Fielding avait eu le bonheur d’écrire pour le peuple le plus spirituel de la terre, il n’aurait pas manqué de supprimer dans son livre tous les passages de mauvais goût que son judicieux imitateur a fait disparaître. Après un certain nombre de compliments, dont Laplace ne néglige pas de s’attribuer une bonne part, il conclut en priant Fielding de lui voter des remerciements pour le service immense qu’il lui a rendu en corrigeant ses principales fautes.
Ceci s’écrivait en 1750. Quatre-vingts ans plus tard, l’année dernière, un homme d’esprit et de goût, qui sans doute alléguerait au besoin d’excellentes excuses, faisait subir aux Contes d’Hoffmann la même mutilation officielle ; outre l’élégance et la facilité du style qui le distinguent de Laplace, il a mis d’avance les rieurs de son côté, en ne confiant pas au public sa supercherie, et surtout il a eu le bon sens de ne pas troubler les mânes d’Hoffmann pour les prier de le remercier.
Or, il n’est guère possible aujourd’hui de prévoir où et quand s’arrêtera cette manie de corriger toute chose, de tout refaire à notre mode, de rétrécir ou d’écourter à coups de ciseaux les meilleurs et les plus beaux livres des nations voisines, et même ceux de notre pays ; car je ne parle pas seulement d’Homère et de Tasso, arrangés par le prince Lebrun, ni de l’Orlando, accommodé au goût de Tressan ; j’entends parler aussi des contes délicieux de Marguerite de Navarre, que l’inépuisable complaisance de M. Van Praet chercherait vainement dans la bibliothèque de la rue de Richelieu, Marguerite elle-même a passé par le supplice des moderniseurs, et aujourd’hui un exemplaire de ses récits naïfs et joyeux, écrits dans la langue railleuse et fine qu’on parlait de son temps, est devenu une rareté bibliographique, dont la valeur intime n’est guère appréciée, malheureusement, que par un petit nombre d’érudits, tels que Nodier, Crapelet ou Sainte-Beuve.
En ce qui concerne Fielding, il faut dire que Laplace a éliminé un bon tiers de l’ouvrage, et arrangé les deux autres. On n’aurait donc du romancier anglais qu’une idée très incomplète, si l’on s’en rapportait à l’imitation populaire que nous avons nommée. Il existe, il est vrai, deux autres traductions du même ouvrage, assez littérales et assez complètes, l’une de M. Laveaux, et l’autre de M. Chéron ; mais ni l’une ni l’autre ne se font lire, et toutes deux sont absolument comme non avenues.
Fielding naquit en 1707 d’une famille noble. Il était fils du général Edmund Fielding, troisième fils lui-même de l’honorable John Fielding, cinquième fils de William, comte de Denbigha, mort en 1655. Il était allié d’assez près à la famille ducale de Kingston, célèbre surtout par l’esprit et la beauté de lady Mary Wortley Montague. La mère de Henry Fielding était fille du juge Gold. Il fut le seul enfant mâle de ce mariage ; mais il eut trois sœurs du côté maternel, l’une desquelles, Sarah Fielding, a écrit l’Histoire de David Simple et quelques autres ouvrages littéraires. Le général Fielding se remaria, et eut de sa seconde femme une famille nombreuse.
La première éducation d’Henry Fielding fut confiée au révérend M. Oliver. Il passa des mains de ce premier maître au collège d’Eton, où il puisa de bonne heure un amour sérieux pour les deux antiquités classiques. Destiné par son père au barreau, il fut envoyé à Leyde pour étudier la jurisprudence, et tous ses biographes affirment, d’un témoignage unanime, qu’il se livra à cette étude avec une ardeur assidue. Au bout de quelques temps, il possédait tout le savoir et toute l’habileté nécessaires pour faire un excellent avocat. Une circonstance imprévue dérangea tous ses projets et tout son avenir. Son père, chargé d’une nombreuse famille, et d’ailleurs insouciant sur la conduite de ses affaires, ne lui fit pas parvenir à temps la somme nécessaire pour continuer ses études. Fielding fut obligé de quitter Leyde et de revenir à Londres, à peine âgé de vingt ans. Si le général eût été un homme rangé, ménagé de son bien, et sérieusement occupé de l’éducation de ses enfants, les plaideurs d’Angleterre auraient eu un avocat de plus ; mais nous n’aurions pas Tom Jones.
Livré à lui-même, libre de toute surveillance, abandonné au milieu de toutes les dissipations et de tous les dangers d’une grande capitale, Fielding contracta sans peine et bien vite des habitudes ruineuses et déréglées. Son père, il est vrai, lui avait promis une pension annuelle de 200 livres sterling ; mais, comme Fielding le dit lui-même quelque part, la payait qui voulait. Dès ce moment, à l’âge de vingt ans, il commença une lutte qui a duré jusqu’à la fin de sa vie, pendant vingt-huit ans, une lutte énergique et courageuse contre la misère et la détresse.
À cette époque, le théâtre avait exercé le talent de Wycherleyb, de Congrevec, de Vanbrughd et de Farquhar. N’ayant d’autre alternative, comme il le dit lui-même, que d’être écrivain ou cocher de louage, Fielding travailla d’abord pour la scène, et dans l’espace de neuf ans, de 1727 à 1736, il fit représenter successivement, et sans trop d’éclat, dix-huit comédies ou farces, aujourd’hui complètement oubliées, à l’exception peut-être de la tragédie burlesque de Tom Thumb, qu’on relit quelquefois, de l’Avare et du Médecin malgré lui, imitées de Molière, et de la Femme de chambre intrigante, empruntée à Destouches.
À quoi faut-il attribuer l’évidente médiocrité des ouvrages dramatiques de Fielding ? et par quelle fatalité malheureuse peut-on s’expliquer que le plus habile romancier de l’Angleterre se soit si longtemps trompé sur sa vraie vocation ?
Y aurait-il donc entre le drame et le roman des différences plus nombreuses et plus réelles encore que les analogies apparentes, et d’ailleurs incontestables, qui les rapprochant l’un de l’autre ? Cervantes et Lesage ont passé par la même épreuve que Fielding. Avant Don Quichotte e et Gil Blas, ils ont longtemps et vainement essayé leur talent sur la scène. Or, qu’en est-il resté ? Numance et Turcaret ! Mais Numance elle-même est plutôt un fragment épique dialogué qu’un drame dans le vrai sens du mot ; et quant à Turcaret, on conviendra sans peine que le roman satirique touche à la comédie par trop de côtés pour décider la question en faveur de Lesage. Que ceux qui, après avoir lu l’admirable récit de Clavijo dans les Mémoires de Beaumarchais, seraient tentés d’en conclure la double aptitude épique et dramatique de l’auteur, réfléchissent un instant sur l’intervalle immense qui sépare le Mariage de Figaro de la Mère coupable.
Pour peu qu’on y songe, en effet, on s’aperçoit bien vite que, selon la nature spéciale des organisations, selon les habitudes des premières années, selon la direction particulière donnée aux idées par les événements de la vie active et réelle, l’esprit est porté, par une prédilection invincible et fatale, vers le drame ou le roman. À de certaines intelligences, qui se mêlent au monde et qui le regardent attentivement, qui s’instruisent paisiblement des anecdotes sans nombre, imperceptibles en apparence, dont toute la vie est faite et tissue, qui forment en se croisant, quand on y regarde de près, la trame de toutes nos journées, qui se plaisent à étudier les caractères jusque dans leurs moindres détails, qui n’assistent jamais à l’incident le plus trivial sans demander compte à toutes les physionomies des sentiments qu’elles trahissent naïvement, ou qu’elles essaient de cacher, mais qu’un œil attentif réussit à surprendre ; à ces sortes d’intelligences le roman convient avant et mieux que toutes choses. Leur vie de tous les jours, si animée qu’elle soit d’ailleurs, n’exclut pas de longues et fréquentes solitudes. Ils aiment à pénétrer les causes, à déduire et à conclure, dans le recueillement, les relations mystérieuses des choses que l’inattention ou l’insouciance considèrent comme absolument étrangères entre elles. Le récit, avec ses nombreux épisodes, avec ses péripéties multipliées, bâtées ou suspendues au gré de leurs caprices, les charme particulièrement. Le costume et la physionomie des acteurs, le paysage où la scène se passe, les rides du front, les plis des lèvres, le regard, le geste, jusqu’aux moindres contractions musculaires, rien n’échappe à la curiosité de leurs descriptions. Ils mènent à loisir l’action qu’ils inventent et qu’ils brodent ; ils s’arrêtent quand il leur plaît de s’arrêter ; ils ont des haltes, des points d’orgue pour se reposer ; à l’exemple d’Hippocrate et de Montesquieu, qui attribuent au climat une si puissante influence sur le développement des maladies et des institutions, ils font intervenir la nature extérieure dans les mouvements des passions. Ils sont et doivent être romanciers.
Il se rencontre aussi des esprits d’une trempe énergique, qui se mêlent à la vie, mais d’une autre façon, plus hardiment, plus vivement que les autres ; qui se souviennent moins, mais qui agissent davantage ; qui se préoccupent plus volontiers des rôles que des caractères ; qui étudient la marche d’un événement, sa physionomie extérieure et corticale, bien plus que ses ressorts intimes, ses causes primitives. À ceux-là, à ces imaginations aventureuses, ce qu’il faut, c’est une action rapide et pressée, dégagée de tous les épisodes vrais ou vraisemblables, qui ne concourent pas directement à l’accomplissement définitif d’un fait unique et souverain, qui domine la fable et qui la relie, qui la resserre et l’étreint, et qui ne permet pas à une seule parcelle de toute la composition de s’en distraire et de s’en écarter. Un dialogue incisif et hardi, de paroles rares, plein d’idées soudaines et nécessaires, qui aille droit au but, qui marche vers la conclusion, qui obéisse comme un héros d’Eschyle, ou comme un soldat musulman, aux lois d’une fatalité irrésistible ; telles sont les conditions auxquelles de pareils esprits peuvent être satisfaits. Menées à bout dans leurs dernières conséquences, et sur différents points du globe, ces dispositions ont donné Shakespearef, Corneille, Schiller, Goethe et Alfieri. La vie de taverne et de braconnier, d’aventures et de joyeuse insouciance, la vie grave et recueillie, une contemplation maladive, une suite non interrompue de tous les genres de bonheur, le goût tardif des études âpres et ardues, après des courses au galop de plusieurs centaines de lieues, suffisent, et au-delà, pour expliquer les différences qui distinguent Othello, Cinna, don Carlos, Gœtz de Berlichingeng et Myrrha.
Et ainsi on ne doit pas s’étonner si Fielding n’a pas réussi au théâtre ; sa vocation et son génie le destinaient à d’autres succès. Quoi qu’il en soit, comme il menait à Londres la vie d’un homme d’esprit et de plaisir, il trouvait dans ses ouvrages dramatiques des ressources, précaires il est vrai, mais rapides, pour subvenir à ses besoins sans cesse renaissants. Il fut même, pendant une saison, directeur d’une troupe de comédiens, réunis à la hâte, et auxquels il voulait faire jouer ses pièces dans la petite salle d’Haymarketh. Mais cette entreprise ne réussit pas, et la troupe fut promptement dispersée. Obligé de flatter les animosités politiques, Fielding se permit, dans deux de ses comédies, Pasquin et le Registre historique, des attaques violentes contre Robert Walpole ; et il contribua beaucoup, par la liberté de ses satires, à l’établissement de la censure dramatique. Cette mesure excita en Angleterre de nombreux murmures et d’amères réclamations ; mais elle n’a pas été abolie, et ne promet pas de l’être de sitôt. Il est douteux en effet que les Chevaliers d’Aristophane, avec les mœurs politiques que le temps nous a faites, fussent possibles aujourd’hui. On peut raisonnablement contester la convenance et l’opportunité de mettre aux prises, dans l’enceinte d’un théâtre les haines des partis, lorsqu’il existe tant d’autres voies paisibles et assurées pour la libre manifestation de la pensée. La comédie ancienne d’Athènes avec ses personnalités nominales, avec ses invectives acérées, qui ressemblent bien plus à un soufflet qu’à une plaisanterie, n’est plus acceptable, et contredirait trop formellement la politesse délicate et grave de nos relations sociales. Que la satire, expression inévitable du mépris et de l’ironie, si elle veut envahir la scène, se contente de la comédie moyenne ou nouvelle ; qu’elle prenne les caractères existants en changeant les noms, ou que partant d’un caractère réel comme d’un type vrai, mais étroit et mesquin, elle se décide à l’idéaliser, à l’agrandir, à déduire et à traduire toutes les conséquences logiques et possibles, dont il est le principe et le germe, qu’il contient et qu’il peut développer ; et à ces conditions, elle obtiendra, sans aucun doute, un succès plus difficile, mais plus durable et plus beau.
En 1736, Fielding épousa une jeune personne de Salisbury, miss Craddock, belle, aimable, et possédant une fortune de 1 500 livres sterling. Vers le même temps à peu près, il hérita, par la mort de sa mère, d’une terre de 200 livres de revenu, située à Stower, dans le comté de Derby. Une pareille fortune, qui de nos jours serait en Angleterre assez médiocre, pouvait à cette époque lui permettre de vivre dans l’aisance et honorablement. Mais Fielding n’était pas guéri de l’imprévoyance habituelle et constante, qui a fait de toute sa vie une loterie perpétuelle, où la sécurité du lendemain servait d’enjeu pour les plaisirs de la journée. Il réalisait personnellement, et avec une littéralité déplorable, le vice tel que l’ont défini les économistes, en ne tenant compte que de l’étroite spécialité qui les préoccupe ; il sacrifiait sans cesse et à tout propos l’avenir au présent. Il quitta Londres pour aller s’établir dans son nouvel héritage ; il prit un équipage, une livrée brillante, des chevaux de main, des meutes ; il tint table ouverte, et mit au rang de ses premiers devoirs une hospitalité homérique. Dans la religieuse manie de Boswellisme qui les possède, ses biographes n’ont pas négligé de consigner une remarque très insignifiante en apparence, mais réellement d’une haute importance, quand il s’agit d’expliquer la ruine d’un homme. La livrée de Fielding était d’un jaune vif, et par conséquent exigeait de fréquents renouvellements. Au bout de trois ans, il se trouva sans terres, sans rentes et sans demeure.
Cette nouvelle misère, qu’il prévoyait tous les jours, qu’il avait vue venir sans crainte, ne réussit pas à l’abattre ; il se remit à l’étude des lois ; et après les épreuves ordinaires, il obtint le titre d’avocat. Il eut alors une profession ; et comme il avait employé à l’étude de la jurisprudence toutes les hautes facultés de son esprit, on pouvait espérer pour lui d’éclatants et légitimes succès ; mais il ne put triompher du préjugé que sa vie antérieure ne justifiait que trop. Les personnes qui, par leur position sociale, auraient pu hâter et favoriser ses débuts, refusèrent toujours de s’employer pour lui. Personne ne voulut croire qu’un homme d’esprit et de plaisir, habitué aux dissipations et aux dérèglements de tout genre, pût apporter, dans les affaires sérieuses et dans la discussion des intérêts, une attention suffisante ; Fielding n’eut pas une seule cause à plaider. Bientôt de violents accès de goutte, souvenirs amers de sa vie passée, le forcèrent absolument de renoncer à l’exercice de sa profession, et ne tardèrent pas à miner sa santé.
Il eut de nouveau recours au théâtre, et il essaya de faire représenter la suite de sa Vierge démasquée. Mais comme un des rôles de la pièce tournait en ridicule un homme de qualité, le lord trésorier refusa son autorisation, Fielding fut alors réduit à vivre de pamphlets, de traités éphémères, d’essais de tous genres ; à quelque heure qu’il l’invoquât, sa plume était toujours prête, et l’aidait à soutenir sa famille.
Au milieu de cette vie laborieuse et précaire, il eut le malheur de perdre sa femme qu’il aimait tendrement. Cette perte inattendue l’affligea si profondément, que ses amis craignirent un instant pour sa raison. Bientôt la nécessité de lutter contre le besoin réussit à le distraire de sa douleur. Il reprit le cours de ses travaux littéraires ; et, vers 1741 ou 1742, il parut comprendre, pour la première fois, sa vraie vocation ; il écrivit son premier roman, et voici dans quelles circonstances :
En 1740, Richardson avait publié Paméla, le plus faible, à coup sûr, de tous ses ouvrages ; ce livre obtint alors un succès éclatant ; non seulement on le vantait dans le monde comme un modèle achevé de toutes les perfections, mais les ministres le citaient dans la chaire sacrée, comme aujourd’hui le révérend Irving cite les poésies de Wordsworth. Le succès de Paméla donna naissance à l’Histoire de Joseph Andrews, et ce dernier livre, commencé avec l’intention de parodier le premier, devint, sous la plume de Fielding, une production originale et complète par elle-même, bien supérieure à l’ouvrage qu’elle voulait tourner en ridicule. Paméla est aujourd’hui à peu près oubliée, et Joseph Andrews se relit toujours avec plaisir. On a fait, il est vrai, sur le personnage d’Abraham Adams, les mêmes critiques que sur celui de Don Quichotte. L’excellent curé, comme l’incomparable chevalier de la Manche, est trop souvent battu ; le rire qu’il provoque est trop souvent troublé par la compassion qu’il excite. Mais, malgré ce défaut qu’on ne saurait nier, Joseph Andrews a remporté sur Paméla la même victoire que Don Quichotte sur les livres de chevalerie. Dans la préface, Fielding déclare qu’il a imité le style de Cervantes ; et, en effet, l’imitation est frappante. Mais on s’aperçoit aussi qu’il a mis à profit la lecture de Scarron, et qu’il emprunte au Roman comique le langage tragi-comique, perpétuelle caricature de l’époque classique. On peut même, sans injustice, l’accuser d’avoir poussé trop loin l’emploi de ce moyen, qui dégénère quelquefois en pédantisme.
Le succès de Joseph Andrews irrita singulièrement Richardson. On sait que l’illustre auteur de Clarisse vivait d’hymnes et d’encens, comme une idole. Trop fier pour paraître s’occuper seulement de la façon dont Fielding l’avait traité, il se plaignit à ses admirateurs des deux sexes de la malheureuse prédilection de l’auteur pour tout ce qui est bas et trivial. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans sa correspondance : « Pauvre Fielding ! Je ne pus m’empêcher de dire à sa sœur à quel point j’étais étonné et affligé de voir combien il aimait et recherchait tout ce
qui est bas et vil. Si votre frère, lui dis-je, était né dans une écurie ou eût été un coureur de mauvais lieux, on l’aurait pris pour un génie, et l’on eût désiré qu’il eût reçu le bienfait d’une éducation soignée et l’entrée de la bonne compagnie. »
Après de telles paroles, faut-il s’étonner si Richardson répétait à qui voulait l’entendre que Fielding était absolument dépourvu de talent et d’invention ; que sa réputation passerait, que le goût en ferait bientôt justice ; qu’on aurait honte de l’engouement qu’il avait excité ; qu’avant dix ans il serait complètement oublié.
Il ne paraît pas que Fielding ait songé un seul instant à se venger de cette amère injustice et de ce dédain injurieux ; et quels que soient les motifs qui l’aient déterminé, dans l’origine, à parodier Paméla, soit qu’il ait voulu profiter d’un succès pour y greffier une plaisanterie, soit que par une malice naturelle il se soit trouvé porté à ridiculiser ce que ses contemporains adoraient comme souverainement beau, et à ruiner par ses sarcasmes ce qu’ils croyaient à l’abri de toutes les railleries, au moins est-il vrai qu’il abandonna le premier le combat ; et, dans le cinquième numéro du Journal Jacobite, il rend hautement justice au mérite éminent de Clarisse, la meilleure, la plus profonde et la plus poétique de toutes les compositions de Richardson, celle qui, avec l’Histoire de Clémentine dans Charles Grandisson i, lui assure l’immortalité.
La noble générosité de Fielding nous oblige à prendre parti pour lui. S’il fut le premier à attaquer, au moins faut-il avouer qu’il combattait avec des armes loyales, et que l’intérêt de sa vanité ne le rendit pas injuste.
Après la publication de Joseph Andrews, Fielding se remit à écrire pour le théâtre, et fit jouer le Jour de Noces. Le manuscrit d’une autre comédie, composée vers le même temps, les Pères, fut perdu par sir Charles Hanbury Williams, et ne fut retrouvé qu’après la mort de l’auteur. La pièce fut jouée au bénéfice de sa famille.
Les biographes de Fielding rapportent, avec de très légères variantes, une anecdote qui prouve à quel point il se souciait peu de sa réputation dramatique. Un jour qu’on répétait le Jour de Noces, Garrick, chargé d’un rôle important dans la pièce, et déjà fort en faveur auprès du public, fit remarquer à Fielding un passage qui lui paraissait devoir déplaire. Il témoigna même la crainte d’être sifflé, et de ne pouvoir pas achever la soirée. Il concluait naturellement en lui conseillant de supprimer le passage dangereux. —
Non ! parbleu, répliqua Fielding, s’il y a une mauvaise scène, laissez-la-leur trouver.
La pièce fut jouée sans aucune correction. La
prophétie de Garrick ne tarda pas à se réaliser, et l’acteur, effrayé des sifflets, se retira dans la chambre verte (le foyer), où Fielding vidait joyeusement une bouteille de champagne. Il achevait son dernier verre lorsqu’il aperçut Garrick à travers les nuages d’une épaisse fumée de tabac. — Eh bien ! s’écria-t-il, qu’est-ce qu’il y a ? que siffle-t-on en ce moment ? — Ce que l’on siffle ? répliqua l’acteur, la scène que je vous avais conseillé de supprimer. Je vous l’avais bien dit. Ils m’ont tellement bouleversé, que je ne serai pas capable de me remettre de toute la soirée. — Ah ! diable ! répliqua Fielding, avec un sang-froid inaltérable ; ils l’ont donc trouvée ?
Vers 1743, Fielding publia un volume de Mélanges, où se trouve, entre autres choses, le Voyage de ce Monde dans l’autre, composition pleine d’une gaîté originale et fine, particulière à l’auteur, mais où l’on ne voit pas bien clairement le but qu’il s’est proposé. Ce fut dans la même année que parut l’Histoire de Jonathan Wild-le-Grand. Ce livre est d’un médiocre intérêt : c’est la peinture grossière et monotone du vice dans toute sa laideur. Il est permis de croire qu’il n’a donné ce titre à son ouvrage que pour spéculer sur la renommée populaire de ce brigand fameux. Contre l’ordinaire de Fielding, on n’y trouve, au milieu des tableaux immoraux, rien qui puisse rappeler au lecteur de meilleurs sentiments. Après avoir fermé le volume, on ne conserve guère dans sa mémoire que le souvenir d’une seule scène, celle entre Jonathan et l’aumônier de Newgate.
Outre ces travaux purement littéraires, Fielding s’employait activement aux controverses politiques de son temps. Il dirigea le Journal Jacobite, que nous avons cité à propos de Richardson. Cette feuille, ainsi nommée par antonomase, se proposait d’éteindre les derniers restes des sentiments jacobites, déjà vaincus et réfutés d’une façon si péremptoire aux champs de Culloden. Le Vrai Patriote et le Champion furent à peu près entièrement rédigés par Fielding. Sa plume soutint avec chaleur ce qu’on appelait alors la cause des whigs, c’est-à-dire la révolution de 1688, et la famille de Hanovre. Son zèle et son dévouement demeurèrent longtemps ignorés et sans récompense, tandis que les fonds secrets allaient enrichir des écrivains d’un rang inférieur dont le nom même est aujourd’hui perdu. Enfin, vers 1749, grâce à l’intervention de M. Littleton, qui depuis reçut le titre de lord, Fielding obtint une pension, et la place, alors peu honorable, de jugé de paix, pour Westminster et Middlesex, avec la liberté d’en tirer tous les profits possibles au moyen des exactions de tous genres.
À cette époque, les juges de paix de Westminster n’avaient d’autre salaire que leur épices, et ainsi ils
étaient directement intéressés à envenimer toutes les querelles soumises à leur juridiction, afin de tirer des voleurs et des filous une subsistance honteuse et misérable. Fielding n’avait jamais été très délicat ni très difficile sur le choix de ses sociétés ; et probablement celles que sa place le condamnait à fréquenter, habituellement ne durent pas lui inspirer des goûts très relevés. On trouve dans la Correspondance d’Horace Walpole avec George Montague, page 58, le passage suivant : « Rigby m’a fait un tableau frappant de naturel. Fielding, à toutes ses autres occupations, a joint, grâce à M. Littleton, celle du juge de paix de Middlesex ; Peter Bathurst et Rigby conduisirent l’autre soir chez lui un domestique qui avait voulu tuer ce dernier. Fielding leur fit dire qu’il était à souper, et qu’il fallait revenir le lendemain matin. Ils ne se rendirent pas à cette excuse assez libre, et montèrent chez lui. Ils le trouvèrent à table avec un aveugle, une fille publique et trois Irlandais. Devant eux étaient un morceau de mouton froid, et un os de jambon dans le même plat, et sur une nappe des moins propres. Il ne se dérangea en rien, et ne les invita même pas à s’asseoir. Rigby, qui l’avait vu venir si souvent chez sir G. Williams emprunter une guinée, et Bathurst, chez le père duquel il avait été trop heureux d’avoir son couvert, ne respectèrent pas davantage cette fière indifférence, et prirent
eux-mêmes des sièges. Alors il s’occupa des fonctions de sa charge. »
Il faut faire dans le récit de cette anecdote, si humiliante qu’elle soit d’ailleurs, la part de l’exagération aristocratique d’Horace Walpole. Réduite à sa juste valeur, elle est loin assurément d’être honorable. Mais on a lieu de se consoler en songeant que Fielding sut conserver des principes inaltérables et purs au milieu des occasions sans nombre de corruption et de débauche que sa charge lui offrait tous les jours.
Il a écrit quelque part, et personne ne l’a jamais contredit :
« Je dois avouer que mes affaires privées au commencement de l’hiver ne m’offraient pas une perspective bien gaie. Je n’avais pas arraché du public et des pauvres les sommes que des gens toujours prêts à piller ont eu la bonté de me soupçonner d’avoir exigées. Au contraire, en tâchant d’apaiser, au lieu d’exciter les querelles des commissionnaires et des mendiants ; ce qui, je rougis en le disant, n’a pas été fait par tout le monde, et en refusant de recevoir un shelling de l’homme qui à coup sûr n’en avait pas un second dans l’univers, j’ai réduit un revenu d’environ 500 livres à un peu moins de 300, et encore le plus clair de cette somme reste à mon clerc. »
Fielding ne se montra pas seulement désintéressé dans l’exercice de sa charge, mais il faut dire encore à sa louange qu’il chercha par tous les moyens imaginables à ralentir les progrès de la dépravation. Il a fait sur la multiplication des filous et des voleurs des recherches ingénieuses et profondes, et plusieurs de ses idées à ce sujet ont été adoptées par les hommes d’état. Il publia aussi une recommandation au grand jury de Middlesex, et il a laissé un manuscrit sur les lois de la couronne. Dans un ouvrage sur la taxe des pauvres, il expose le projet de retenir les indigents dans leurs paroisses respectives, et de les secourir à domicile. Sir Frederickj Morton Eden, qui a écrit après lui sur ce sujet, rend hautement justice au savoir et à l’énergie que Fielding a déployés dans ce traité.
Ce fut au milieu de cette vie précaire, et des ennuis inséparables de son emploi, que Fielding écrivit l’ouvrage qui a fondé sa gloire, et qui assure à son nom l’immortalité. Tom Jones fut publié en 1750 ; on se demande avec étonnement comment il a pu trouver le temps d’écrire ce chef-d’œuvre ; car, outre le mérite admirable de cette composition, il ne faut pas oublier que le texte original est d’une étendue double à peu près de celle d’Ivanhoé k.
L’ouvrage est dédié à l’honorable Littleton, et la dédicace donne à entendre que, sans le secours de ce
généreux protecteur, et celui du duc de Bedford, le livre n’aurait pas été achevé, et que l’auteur leur a dû son existence, tandis qu’il était occupé à l’écrire. Cette page d’une si poignante amertume n’a de comparable que la préface de Melmoth. Mais, en obéissant à son caractère sombre et hautain, Maturin parte de la faim avec d’autres paroles. « Je sais, dit-il, que plusieurs personnes considérables ont blâmé l’auteur de ce livre, ministre de la religion, de profaner son caractère en composant des ouvrages d’imagination. À cela j’ai à répondre pour ma justification que, si ma profession me donnait de quoi manger, je ne composerais pas de romans. »
Qu’il y a loin de cet aveu et de cette apologie à la préface mise en tête de l’édition de Shakespeare, publiée en 1623, huit ans après la mort de l’auteur, par ses camarades Heminge et Condell ! Les joyeux comédiens préviennent le public qu’ils sont convaincus à l’avance du mérite de leur publication ; puis ils ajoutent qu’ils se soucient peu des éloges qu’on pourrait donner au poète, et que la seule chose qui leur importe, c’est qu’on achète ses œuvres. Il était peut-être impossible qu’un juge de paix, un ministre et un comédien tinssent un autre langage !
Il paraît que Ralph Allen, l’ami de Pope, fut aussi un des bienfaiteurs de Fielding ; mais il insista pour n’être pas nommé ; on assure qu’avant de connaître l’auteur personnellement, il lui envoya 200 livres en un seul don.
Walter Scott a judicieusement et nettement indiqué la différence profonde qui sépare Tom Jones des romans de Richardson. Pour la première fois, dit-il, l’Angleterre eut un ouvrage d’imagination, fondé sur l’imitation fidèle de la nature. Et, en effet, quel que soit le mérite éminent de Clarisse, on ne peut nier qu’une foule d’incidents ne soient invraisemblables, et que plusieurs caractères ne soient exagérés. Ce qui frappe au contraire dans Tom Jones, c’est une vérité constante, une vraisemblance qui ne se dément jamais : c’est la nature prise sur le fait, finement observée, et rendue avec une délicatesse sans exemple. C’est en cela surtout que ce livre se distingue de tous les livres du même genre qui l’ont précédé ou suivi.
Le succès de Tom Jones ne fut pas un seul instant indécis, et Millar, l’éditeur, en retira de si grands bénéfices, qu’il ajouta généreusement 100 livres sterling aux 600 qu’il avait données pour acquérir le manuscrit.
L’éloge et la critique de ce roman ont été épuisés en Angleterre par le docteur Murphy, le docteur Blair et l’auteur d’Ivanhoé, et en France par La Harpel et Suard. Cependant, comme les impressions et les souvenirs laissés par cette lecture immense varient nécessairement suivant le caractère personnel du lecteur, il n’est peut-être pas impossible de présenter à ce sujet des remarques nouvelles et vraies, malgré leur nouveauté.
Et d’abord, chacun des livres de l’ouvrage est précédé d’une explication, d’un proœmium apologétique ; car Fielding, qui regardait, et avec raison, l’histoire de Tom Jones comme un genre de littérature absolument nouveau dans son pays, a cru devoir justifier à plusieurs reprises les formes et le plan de sa composition. Ces proœmia, que Laplace a supprimés comme des longueurs inutiles et oiseuses, ne sont pas les parties les moins curieuses et les moins fines de l’ouvrage. Dans les premières pages qui précèdent le premier livre, l’auteur explique les raisons qui l’ont décidé à présenter à son convive littéraire le menu du banquet qu’il va lui offrir, et il suit la comparaison de son récit avec un exploit culinaire si finement, si spirituellement, qu’on ne trouve rien dans toute la littérature anglaise qui se puisse mettre en parallèle, si ce n’est peut-être quelques stances du livre le plus spirituel que l’Angleterre ait jamais produit : je veux parler de Don Juan.
Quant au mérite général du roman, considéré en lui-même, il faut dire qu’il est aussi spirituel que Gil Blas, aussi amusant que Don Quichotte, et qu’il réunit à ce double avantage un intérêt plus habilement et plus constamment soutenu. Chose rare dans les ouvrages de ce genre ! il y a dans Tom Jones un commencement, un milieu et une fin. Les aventures se succèdent comme dans Lesage et dans Cervantes ; mais la succession de ces aventures n’est pas, comme chez l’auteur français et chez l’auteur espagnol, purement fortuite ; il y a une raison logique, une rigoureuse déduction qui les enchaîne ; on trouverait difficilement un épisode ou une page parasite, si l’on excepte l’histoire du Vieillard de la Colline, liv. viii, chap. xi, absolument étrangère au récit principal, comme l’histoire de Leonoram, dans Joseph Andrews, et d’ailleurs amenée dans l’intention évidente de suivre un usage introduit par Cervantes et accepté par Lesage ; toutes les parties de l’ouvrage tendent avec une égale rapidité vers un but unique et commun, la réunion de Tom et de Sophie.
Les différents caractères que Fielding a mis en action sont d’une vérité complète et saisissante. La bonhomie et l’indulgence de M. Allworthyn, le dévouement du garde-chasse Black George, mêlé d’une sordide avarice, sont et demeureront des modèles inimitables. Blifil égale en profondeur et en dissimulation la création si justement admirée de l’Iago de Shakespeare. Sophie est assurément une des héroïnes les plus accomplies et les plus aimables, nées de l’imagination des romanciers. La naissance de son amour pour Tom, l’histoire de l’oiseau tombé dans l’étang, tous les détails qui se rattachent aux premières années des deux amants, éclatent par une simplicité naïve et grave. Le personnage de M. Western, gentilhomme campagnard, sa passion égoïste et despotique pour sa fille, la rudesse de ses manières, son goût pour la chasse et le vin, son indulgence pour les premières faiblesses de Tom Jones, fondée sur l’analogie de leurs talents et de leurs goûts, forment, en se réunissant, un type vivant et complet comme Molière en savait créer.
On a sévèrement blâmé en Angleterre la liaison de Tom Jones avec lady Bellaston. On a prétendu que cet incident avilissait le héros ; mais je ne saurais me ranger à cet avis. C’est à mon sens un trait qui ajoute à la vraisemblance, et, comme tel, j’y renoncerais difficilement, et je le verrais disparaître à regret. Il faut remercier la critique allemande, et en particulier Bouterwek, d’avoir établi nettement la différence qui sépare l’art, sous toutes ses formes, de la morale dogmatique. Les enseignements de la littérature et de la poésie ne doivent jamais être qu’implicites et détournés.
Sous ce rapport, Tom Jones n’est pas plus immoral que Gil Blas. Le style de Fielding est, comme celui de Lesage, d’un naturel exquis, et ses moindres pensées, ses expressions, en apparence les plus indifférentes, sont tellement à leur place, et viennent si à propos, qu’on pourrait difficilement concevoir que l’ordre en fût changé sans préjudice. C’est le style d’une conversation élégante et polie ; rarement celui d’un récit fait avec la prétention de produire un effet donné. C’est une abondance paisible et uniforme, mais sans diffusion et sans prolixité. Pour retrouver de nos jours les traces de cette manière simple et pure, il faut aller chercher en Angleterre Mackenzie et Julia de Roubigné, et en France la prose contenue et arrêtée de Mérimée.
Il faut dire de Tom Jones ce qu’on a dit avec raison de Don Quichotte et de la Divine Comédie. La vie d’un homme ne contient pas deux œuvres pareilles. C’est la condensation et le résumé de toute une existence. C’est le résultat et la conclusion de plusieurs années de passions et de pensées, la formule dernière et complète de la philosophie personnelle que l’on s’est faite sur tout ce que l’on a vu et senti. Et comme le poème de Dante représente sous une forme exquise les hommes et les choses de son temps, comme il renferme et retrace les différents aspects de la vie à l’époque où vivait le poète florentin, Tom Jones a aussi le même caractère : morale et dissolution, apologie et satire des mœurs du temps, licence des classes élevées, tout s’y trouve réfléchi. On ne recommence pas impunément un pareil récit, on est fatalement condamné à le copier. On conçoit que Molière, Calderon et Shakespeare aient glorieusement multiplié leurs œuvres dramatiques. Il n’y a rien dans leur théâtre qui accuse la même faiblesse et le même épuisement que les Eaux de Saint-Ronan et Redgauntlet. Cervantes, Fielding et Lesage, les trois premiers romanciers de l’Europe, n’ont fait qu’un roman ; car le Bachelier de Salamanque, Guzman d’Alfarache et même le Diable boiteux ne sont que de pâles copies de Gil Blas.
Amelia fut le dernier ouvrage important de Fielding ; mais on doit dire, malgré le mérite très réel de cette composition, qu’elle est très inférieure à la précédente. Deux personnages seulement rappellent la vigueur et la précision de l’auteur de Tom Jones, le colonel Bath et le docteur Harrison.
Amelia fut publié en 1751, par Millar. Le manuscrit fut payé 1 000 guinées. Mais, comme le libraire, doué d’un tact plus fin que la plupart de ses confrères, jugeait ce roman inférieur à Tom Jones, il imagina, pour en accélérer le débit, un stratagème assez habile. Dans une vente de livres qu’il fit avant la publication de cet ouvrage, il offrit aux autres libraires les différents articles de son magasin aux termes d’escompte ordinaires, Mais quand il fut question d’Amelia, il mit l’ouvrage à part comme étant si avidement demandé dans le commerce, qu’il ne pouvait le donner aux conditions d’usage. La ruse réussit ; le succès d’Amelia ne fut pas moindre que celui de Tom Jones, et le libraire n’eut bientôt plus rien à craindre.
En 1752, Fielding entreprit le Journal de Covent-Garden sous la direction d’un pseudonyme, Alexandre Drawcansir, l’un des personnages de la Répétition du duc de Buckingham, parodie populaire des pièces de Dryden. Il était merveilleusement propre à ce genre de travail ; il avait l’érudition, les connaissances variées, la vivacité d’esprit, la souplesse et la docilité de mémoire, qui sont les armes naturelles et nécessaires d’un journaliste ; mais il fut bientôt en guerre avec le docteur Hill et avec Smolletto, tous deux engagés dans des entreprises périodiques du même genre. Cette polémique, menée avec aigreur par les deux partis, ne fut pas de longue durée.
Cependant la santé de Fielding s’affaiblissait tous les jours ; il fut bientôt atteint d’une hydropisie ; le duc de Newcastlep, alors premier ministre, réclama ses conseils et son assistance pour mettre fin aux vols secrets, et pour une somme de 600 livres sterling, Fielding s’engagea, et réussit à réduire plusieurs bandes de fripons qui infestaient Londres et les environs.
Son corps épuisé ne put résister à ces derniers efforts. Il essaya vainement les eaux de Bath, et enfin les médecins lui conseillèrent de chercher un climat plus doux. Il obéit à leur avis, et partit pour Lisbonne. Au moment de quitter l’Angleterre, il écrivit d’une main défaillante les lignes qu’on va lire :
« Aujourd’hui, mercredi 24 juin 1754, le soleil le plus triste que j’aie jamais vu s’est levé, et m’a trouvé éveillé dans ma maison à Fordhook ; à la clarté de ce soleil, j’allais, pensais-je, voir pour la dernière fois, en leur disant un dernier adieu, ces objets chéris pour lesquels je me sentais la tendresse d’une mère. Je n’étais nullement endurci par la doctrine de l’école philosophique, qui m’avait appris à supporter la douleur et à mépriser la mort. Dans cette situation, ne pouvant vaincre la nature, je m’abandonnai entièrement à elle, et elle me rendit aussi complètement sa dupe que jamais pu l’être la femme la plus faible. Sous le prétexte de me permettre de jouir encore une fois, elle m’amena à chercher pendant huit heures la société de mes petits enfants ; et, sans aucun doute, j’ai plus souffert dans ce court intervalle que dans toute ma maladie. À midi précis, je fus averti que la voiture m’attendait ; aussitôt j’embrassai mes enfants l’un après l’autre, et je montai dans le carrosse avec un peu de résolution ; ma femme, qui se conduisit véritablement comme une héroïne et un philosophe, quoiqu’elle soit en même temps la mère la plus tendre, me suivit, ainsi que sa fille aînée ; quelques amis m’accompagnèrent, d’autres prirent congé de moi, et j’entendis faire sur ma fermeté un concert d’éloges auquel je savais bien n’avoir aucun droit. »
Nous voyons, dans ce dernier passage, que Fielding s’était remarié. Mais aucun de ses biographes ne fait mention de ce second mariage, et nous n’ayons pu réussir à trouver un seul détail qui s’y rapporte. Miss Craddock était morte avant que la première page de Tom Jones fût écrite. Il est probable que la seconde femme de Fielding n’eut pas une grande influence sur sa destinée ; car, dans le cas contraire, l’Angleterre, qui excelle dans la biographie, et qui a même dépassé l’érudition allemande, dans ce genre de travail, la patrie de Boswell, le plus merveilleux des biographes, n’aurait pas manqué de nous en instruire.
Son habileté à saisir et à peindre les portraits ne l’abandonna pas dans ses derniers moments, et l’on trouve dans son Voyage à Lisbonne, dont nous ayons extrait le passage précédent, les portraits de l’hôtesse grondeuse de l’île de Wight, de l’officier petit-maître qui visite le navire, comparables au curé Abraham Adams et au squire Western. Fielding mourut à Lisbonne, en 1754. Il a emporté son secret avec lui ; et le seul de tous les écrivains anglais qui lui ressemble, Tobias Smollett, est bien loin de son modèle.
En achevant cette dernière page, je ne puis me défendre de consigner ici un synchronisme important dans l’histoire littéraire. En 1749, la même année où M. Littleton obtint pour Fielding une place de juge de paix, la ville de Francfort vit naître Goethe, l’auteur de Wilhelm Meister. Ce rapprochement, puéril en apparence, éveille de sérieuses réflexions sur la destinée diverse de ces deux hommes de génie : la misère et la détresse de l’homme à qui nous devons Tom Jones, comparées au bonheur paisible et inaltérable du ministre d’état de Weimar, renferment à coup sûr une haute leçon, plus concluante que tous les essais passés et à venir, sur les dangers de l’imprévoyance et de la prodigalité.
II. Maturin.
En feuilletant les histoires antiques, je me suis bien souvent demandé pourquoi la biographie, c’est-à-dire l’élément individuel, le portrait et l’analyse de l’âme humaine aux prises avec les mille obstacles de la vie familière et quotidienne, y tenait si peu de place ; pourquoi Xénophon et Thucydide, Tite-Live et Tacite lui-même accordent tant aux choses et si peu à l’humanité ; pourquoi, malgré les lueurs éclatantes qui se projettent sur les caractères mystérieux de Néron et de Tibère, le plus hardi penseur de la Rome impériale répugne si obstinément aux peintures d’intérieur. Plutarque lui-même, qui s’intitule biographe des hommes illustres, ne laisse échapper qu’à regret de sa plume de rhéteur les détails naïfs et simples, plus instructifs cent fois que ces solennels parallèles entre les généraux d’Athènes et de Lacédémone, dont il a légué le modèle aux pédants de collège.
N’est-ce pas que le polythéisme, en plaçant les dieux eux-mêmes sous la domination du destin, enlevait à l’homme son plus beau privilège, le libre arbitre ? N’est-ce pas que dans une société où Thémistocle invoquait le sens obscur d’un oracle, pour décider une expédition, où les plus lointaines campagnes dépendaient de l’ignorance ou de la fourberie d’un aruspice, l’homme n’était qu’un instrument au lieu d’être une volonté ? N’est-ce pas que, dans le monde antique, les générations, au lieu d’être livrées au gouvernement de la raison, n’étaient, aux yeux du philosophe, qu’un océan docile, sillonné douloureusement selon le caprice qu’ils appelaient fatum ?
Avec le christianisme, quel que soit d’ailleurs le jugement que l’on porte sur les destinées ultérieures de la loi nouvelle, l’homme a conquis dans l’histoire l’importance individuelle que les biographies païennes lui refusaient. Avec la liberté, sa douleur est devenue plus auguste et sa joie plus sainte : Napoléon à Sainte-Hélène est plus grand que Marius à Minturnes ; la fortune féerique du général d’Italie nous frappe plus vivement que les aventures militaires du tribun.
Tous ceux qui ont réfléchi deux jours aux différences des deux civilisations s’expliquent facilement la diversité des impressions : Marius suivait le flot populaire, Bonaparte le gouvernait.
Les hommes qui ont reçu le don de la parole, qui dirigent l’opinion par le charme de leur pensée, dont les lèvres éloquentes ne sont ni moins dangereuses ni moins puissantes que le tranchant de l’épée, les orateurs et les poètes ne sont pas mieux traités de l’antiquité que les rois et les guerriers. Pourquoi ? si le défenseur d’Archias, l’accusateur de Catilina avait eu son Boswell, si nous savions la vie familière de Virgile à la cour d’Auguste, comme celle du lauréat de Guillaume IV, que d’énigmes insolubles aujourd’hui dans l’histoire littéraire du paganisme se résoudraient d’elles-mêmes !
Il faut donc reconnaître que la formule religieuse qui a résumé sous un symbole populaire les préceptes d’une morale élevée, a rendu à l’humanité un double service en agrandissant la sphère de ses actions et le cercle de ses études.
Et ce prologue, je l’espère, explique suffisamment pourquoi je me complais si délibérément dans le récit des biographies d’artistes, pourquoi j’essaie si souvent d’interpréter les œuvres qu’ils nous ont laissées par le tableau de leur destinée sociale.
Charles-Robert Maturin, qui fait le sujet de ces nouvelles études est né en 1782, à Dublin. Son père exerçait alors un emploi modique, mais honorable. Dans ses exercices universitaires, le jeune Robert se distingua de bonne heure par une conception rapide, une parole harmonieuse et soudaine, mais plus encore par son indolence et sa mélancolie. En quittant l’université, il entra dans les Ordres, et devint vicar of a curate, c’est-à-dire qu’il suppléa dans ses fonctions ecclésiastiques un ministre de campagne. Comme il arrive d’ordinaire aux âmes tristes, il sentit, à son début dans la vie, le besoin de consolation, de confiance, d’intimité, de sympathie sans réserve. À de pareilles âmes l’amitié ne suffit pas.
Maturin se prit d’amour pour Henriette Kingsburg, sœur de l’archidiacre de Killala, et petite-fille du docteur Kingsburg, qui recueillit des lèvres de Swift les dernières paroles intelligibles et sensées que le doyen de Saint-Patrick ait prononcées ; il eut le bonheur d’épouser son Henriette, et, confiant dans l’avenir, se résigna doucement à la médiocrité de son existence. La vie de famille, entremêlée des travaux de sa place, suffisait à ses désirs. Son intelligence, malgré sa souplesse et son agilité, ne s’employait qu’à mieux comprendre le bonheur modeste qui lui était départi, sans s’élever ou sans descendre, comme on voudra, jusqu’aux rêves soucieux de l’avarice et de l’ambition. Si les choses fussent demeurées en cet état, Maturin aurait continué de vivre au milieu de joies ignorées, entouré d’amour et de caresses, lisant le soir la prière à ses enfants réunis, bénissant Dieu, et s’endormant dans les bras de son Henriette pour rêver à la veille ou au lendemain, à des jours sereins et pareils.
Il y a longtemps qu’on l’a dit, et jamais parole plus vraie ni plus douloureuse ne s’est prononcée : « le bonheur n’a pas d’histoire ». Le père de Robert perdit l’emploi qu’il exerçait avec honneur depuis quarante-sept ans ; dès ce moment, le mari d’Henriette fut obligé de chercher ailleurs que dans les modiques émoluments de son vicariat la subsistance de sa famille. Comme Milton, qui fut maître d’école avant d’être le secrétaire du Protecteur, il ouvrit une classe, prit des pensionnaires, et cette nouvelle industrie, bien que peu lucrative, ne démentit pas ses espérances. Mais il eut l’imprudence de répondre pour les dettes d’un ami ; au jour de l’échéance, le débiteur prit la fuite, et souffrit lâchement qu’on menaçât de la prison ceux qui lui avaient servi de caution : Olivier Goldsmith avait pris gaîment une pareille aventure ; mais il n’était pas marié : il n’avait pas, comme le dit quelque part François Bacon, donné des otages à la fortune. Le poète insouciant du Village abandonné était parti n’emportant avec lui que sa flûte pour défrayer en voyage son sommeil et son souper, et il avait pu continuer librement son aventureux pèlerinage. Mais Robert Maturin avait une femme et des enfants. Il resta, comme il le devait, demanda conseil à la réflexion, et après avoir vendu son école pour acquitter une partie de la dette, il chercha dans sa plume de nouvelles ressources pécuniaires. Il publia successivement la Famille Montorio, le Jeune Irlandais et le Milésien, sans trop de gloire ni de profit ; car la plus avantageuse de ces trois publications, the Milesian, fut acquise en 1811 par M. Colburn pour la modique somme de 80 liv. sterl., 2 000 fr. de notre monnaie.
Dans les rares intervalles de ses leçons de grammaire anglaise et latine, il avait composé une tragédie, Bertram ; les succès récents de Sheilq l’encouragèrent à présenter sa tragédie au théâtre de Dublin. Bertram fut refusé. Instruit que l’auteur de Marmion avait parlé avec éloge de Montorio, il partit pour Londres où se trouvait alors l’illustre poète, et lui soumit le manuscrit de sa tragédie. Walter Scott le recommanda à lord Byron, qui était alors membre du comité de Drury-Lane, et en 1816, Bertram, refusé deux ans auparavant, en 1814, par le directeur de Dublin, fut joué devant un nombreux auditoire, et Kean, à qui était confié le principal rôle de la pièce, enleva les applaudissements de toute la salle.
Le succès de Bertram semblait ouvrir à Maturin le chemin de la fortune ; à la demande de Kean, il écrivit Manuel et Fredolfo, qui furent damnés et qui le méritaient. La voix publique étant unanime, il dut renoncer au théâtre pour toujours, et il ne résista pas à l’avis de la critique.
Les principales situations de Bertram avaient attiré sur Maturin les censures de l’église anglicane. Le succès de cette première tragédie, loin de servir à l’avancement de l’auteur, s’opposa irrévocablement à sa fortune ecclésiastique, comme le Conte du tonneau avait arrêté celle de l’auteur de Gulliver.
Loin de perdre courage, Maturin se remit à écrire des romans. Pour et contre, ou les Femmes, Melmoth, et les Albigeois se rapportent à cette époque de sa vie, et complètent, avec ses sermons et un poème sur l’univers, la série de ses œuvres. Maturin est mort à Dublin en 1825, à l’âge de quarante-trois ans.
On le voit, les événements ne se pressent pas dans la biographie de Maturin. Nous ne sommes plus au temps de Camoëns et de Cervantes. Il n’est plus de mode aujourd’hui d’avoir couru les aventures, d’avoir passé par toutes les chances de la guerre et des voyages, d’avoir dans ses souvenirs un naufrage au retour du Nouveau-Monde ou une captivité en Afrique, pour écrire un roman ou un poème. Comme l’a très justement remarqué un critique érudit et spirituel dont je ne fais que rappeler ici la pensée, le talent littéraire qui, au seizième siècle, à Lisbonne et à Madrid n’était qu’un accident, une aventure ajoutée à mille autres, plus périlleuses et plus pénibles, est devenu parmi nous, depuis la fin du dernier siècle surtout, une profession régulière, capable de remplir tous les instants et de suffire à tous les besoins.
Toutefois, pour compléter ce tableau biographique, et avant d’aborder l’analyse et la discussion des titres, je dois mentionner deux fragments de Maturin, qui servent à dessiner la franchise de son caractère et l’élévation de son jugement. Dans la préface de Pour et contre, voici ce qu’il dit de lui-même : « Aucun de mes précédents ouvrages n’a été populaire, et la meilleure preuve, c’est qu’aucun d’eux n’est parvenu à une seconde édition ; Montorio a bien eu quelque succès, mais un succès de cabinets de lecture ; c’était tout ce qu’il méritait. Ce genre de roman était passé de mode dès mon enfance, et je n’avais pas assez de talent pour le ressusciter. Quand je pense à ces ouvrages maintenant, je ne suis nullement surpris de leur obscure destinée ; car, outre l’absence d’intérêt, ils me semblent manquer de vraisemblance et de réalité. Les caractères, les situations et le langage n’appartiennent qu’à l’imagination. J’ignorais alors le monde, et ne pouvais le peindre. »
À coup sûr, un homme qui estime aussi nettement la valeur de ses premières œuvres, n’est pas un esprit vulgaire. Autant la fausse modestie est ridicule et banale, autant l’aveu public et sincère de ses défauts est digne d’éloges et de sympathie.
Ailleurs, dans la préface de Melmoth, en réponse aux récriminations soulevées par ses romans chez les gens du monde et les membres du haut clergé, il n’hésite pas à proclamer, sans bassesse comme sans vanterie, que si son ministère suffisait à soutenir sa famille, il s’abstiendrait d’écrire des ouvrages d’imagination. Il ne rougit pas de sa pauvreté ; loin de là, convaincu que le travail, c’est-à-dire l’emploi persévérant des forces personnelles dont on peut disposer, n’est qu’une lutte honorable, et vaut mieux cent fois que l’adulation et le mensonge escomptés par de hautains protecteurs, il confesse qu’il ajoute ses poèmes à ses prières, parce qu’il n’a pas d’autre moyen de faire face aux difficultés de la vie.
Il y a dans ces deux fragments une preuve éclatante de clairvoyance et de probité.
Maturin n’est guère connu en France comme un écrivain littéraire. Son livre le plus célèbre, Melmoth, bien que traduit deux fois, ne l’a pas encore été pour les lecteurs sérieux. L’un des deux traducteurs est une jeune femme, à qui le savoir et l’esprit ne manquent pas ; mais son travail, fait avec une excessive précipitation, est fort incomplet : un tiers au moins est supprimé. M. J. Cohen, ancien censeur royal, a été moins prodigue de mutilations ; mais il déclare lui-même qu’il a traduit librement, c’est-à-dire qu’il a passé à côté de l’original toutes les fois que les propriétés du style gênaient le galop de sa plume. Le Milésien, le Jeune Irlandais, ont été plus heureux, et sont échus à l’esprit fin et délicat d’une femme du noble faubourg. Ces deux livres sont mieux et plus fidèlement rendus que Melmoth. Mais ils n’avaient pas en eux-mêmes le germe de la popularité. Les Femmes, Montorio et les Albigeois, traduits ou trahis, selon le proverbe italien, par des plumes anonymes, sont à peu près ignorés de ceux qui ne croient pas, avec Gray, que le paradis consiste dans un bon fauteuil et un roman pendant l’éternité.
Pour prévenir ce désastre qui n’épargne aucune gloire, si haute qu’elle soit, il n’y a qu’un moyen, c’est de flétrir sans relâche l’ignorance du public et l’avarice des libraires. Le mot de Lintot devient plus vrai de jour en jour : « quand ils ont faim, ils savent toutes les langues »
. La traduction des ouvrages étrangers est aujourd’hui une industrie comme le commerce de l’indigo, du coton ou du colza ; elle a ses commis-voyageurs, ses maisons de correspondance, ses entrepôts ; elle soumissionne pour l’exploitation d’un roman de Vienne ou d’Édimbourg,
comme Ouvrard ou Séguin pour les fourrages et les chaussures de l’armée. On ne ferait pas copier lisiblement une liasse de factures ou une correspondance pour le prix attribué aux traducteurs. Qu’ils ignorent ou qu’ils sachent, peu importe. Le libraire va d’abord au meilleur marché ; la besogne se découpe et se partage, et le malheureux auteur, livré comme les prisonniers romains,
dentibus ferarum
, devient ce qu’il peut ; le plus souvent il y perd un membre ou deux, quelquefois même, comme les matrones de la ville éternelle ne sont pas là pour demander grâce et lever le pouce, il expire au milieu d’horribles convulsions. Un jour, c’est un membre de l’Institut qui dépèce Aristophane, et qui, dans la lecture naïve d’un latin mal imprimé, prend un manteau pour une courtisane. Le lendemain, c’est un interprète qui met son esprit à la place du texte, qui oublie le dauphin de la fable, et donne l’étymologie anglaise d’un mot qui n’a jamais existé que dans le latin universitaire.
Il faut donc que le public, instruit par les révélations et les vives réprimandes de la critique, fasse une fois justice de ces scandaleuses spéculations ; qu’il renvoie aux écoles de langue et de grammaire ces forbans littéraires qui naviguent sans lettres de marque ; il faut tuer ces vers qui se logent au cœur des plus beaux fruits pour les ronger ; il faut dessécher cette nouvelle mer morte qui réduit en cendres les plus riches campagnes.
Par malheur la critique est trop souvent complice de ces gaspillages ; elle répugne à publier les secrets d’une industrie dont elle-même a tiré profit. Les exemples abondent ; je choisis celui que j’ai sous la main. Les amis de M. Amédée Pichot, dont M. Paulin Paris a relevé plus d’une fois les étranges bévues, indiquent à plusieurs reprises, et toutes les fois que l’occasion s’en présente, son voyage historique et littéraire comme renfermant les détails les plus précieux sur les mœurs et la littérature de la Grande-Bretagne, et notamment, ont-ils soin d’ajouter, sur sir W. Scott. Ceci ne ressemble pas mal à un traité de géographie qui promettrait la description de l’Europe et notamment de la France. Quelques pages, attribuées à l’auteur d’Ivanhoé et traduites par une plume anonyme, renvoient au voyage historique pour Maturin. J’ouvre le livre, j’y trouve deux pages très lestes où le voyageur veut bien croire que sans le talent de Kean, le public de Londres n’aurait pas été assez fou pour applaudir Bertram. De ses romans il n’est pas dit un mot. Maturin est proposé au pinceau des peintres comme le type de la frénésie ; il faut le représenter l’écume à la bouche. Dans sa verve de bon goût, M. Amédée Pichot va jusqu’à dire qu’il éprouve, à la lecture de Maturin, le même et pénible
sentiment qu’en présence d’un mendiant qui se donne une attaque d’épilepsie pour obtenir une misérable aumône. Je transcris littéralement. — Conclusion : « Si Maturin n’eût été le plus extravagant des auteurs, il serait le plus grand génie de la littérature anglaise. »
— Accorde qui pourra ces deux propositions. J’aimerais autant dire : La Norvèger serait aussi chaude que le Congo, si elle n’était située un peu plus au nord.
Mais comment expliquer le silence du critique sur les mutilations que Maturin a subies ? Le voyage est cité comme un chef-d’œuvre d’érudition et de sagacité dans les mêmes volumes, où le poète anglais se débat entre deux adversaires également terribles, l’ignorance et la hâte. Est-ce que, par hasard, le traducteur et le critique ne seraient qu’une seule et même personne ? Nous livrons ces conjectures à la pénétration des hommes sérieux.
Il est temps de commencer une réaction vigoureuse contre le torrent de la bibliopée. Puisque la littérature se réduit à la librairie et veut rivaliser avec les machines de Watt, il faut en décrire le mécanisme pour rendre la partie égale.
Au train que suivent les choses, la réhabilitation de Maturin ne saurait tarder longtemps. Les mille voix de la presse auront bientôt mis à nu les injustices et les ignorances, et les hommes vraiment littéraires accorderont à l’auteur de Melmoth l’estime et l’admiration qu’il n’a pas même obtenues dans sa patrie.
Mais, comme une admiration solide et durable ne repose que sur la connaissance partiale et incomplète des ouvrages de l’artiste, il importe de rechercher le caractère général et la valeur poétique de ces ouvrages. Or, on ne saurait le nier sans aveuglement, ce qui frappe d’abord dans les plus belles pages de Maturin, c’est une sorte d’exubérance fastueuse, particulière à son pays ; car l’Irlande est dans la Grande-Bretagne la même chose à peu près que la Provence pour nous. Elle se distingue de l’Angleterre et de l’Écosse par l’emphase des images et par le goût des paralogismes : on connaît le mot d’un paysan irlandais, qui se plaignait de ce que ses jambes couraient plus vite que lui. Au parlement et au barreau, l’éloquence irlandaise conserve encore la même exagération. Les plus anciens monuments de la littérature d’Erin révèlent d’une façon éclatante ce génie emphatique et imagé qui s’est perpétué parmi ses enfants. Les pages les plus heureuses des Mélodies ne sont souvent que des pastiches des Irish relics, comme Lalla Rookh une mosaïque assez habile de William Jones et d’Herbelot.
Ce caractère, particulier à l’imagination et à la poésie irlandaise, et qui rappelle assez bien la grandeur efféminée des poèmes persans, a reçu le surnom ironique de luxe. Ce défaut se retrouve jusque dans la prononciation, et c’est ce qui explique l’opposition anglaise contre le talent dramatique de miss Smithson : le public de Londres ne peut lui pardonner son accent.
L’Irlande est aussi riche que l’Armorique en traditions merveilleuses, en origines, en généalogies, que la plus patiente sagacité ne saurait éclaircir. Quelques-uns de ses bardes font descendre sa population d’une colonie milésienne. Le Milésien de Maturin est fondé tout entier sur cette tradition. C’est un livre où étincellent çà et là des pages magnifiques. Il faut même reconnaître que l’intérêt romanesque se soutient assez bien ; mais les caractères manquent de réalité.
Montorio, comme le Moine de Lewis, appartient à l’école d’Anne Radcliffe. Il est de la même famille que les Mystères d’Udolphe. Malgré les éloges indulgents de sir Walter, je me range à l’avis que Maturin lui-même a exprimé dans la préface des Femmes.
Le Jeune Irlandais, quoique le dernier en date, n’est assurément pas le meilleur des six romans de l’auteur. Le style en est plus pur, plus châtié ; mais la composition tout entière manque d’ordonnance et de logique.
Les Albigeois renferment de belles parties ; mais il n’est permis qu’aux prospectus de librairie de comparer cette excursion dans le genre historique à l’épopée si dramatique et si vive d’Old Mortality. Simon de Montfort est loin d’égaler en énergie la grande figure de Balfour.
De ces quatre livres il n’y en a pas un seul qui pût sortir d’une plume médiocre. Mais, si Maturin n’eût pas écrit autre chose dans sa vie, son nom ne devrait pas espérer de vaincre l’oubli. Ce qui manqué à ces romans, c’est la forme, c’est-à-dire l’enveloppe conservatrice. Les plus beaux élans de poésie, les plus riches images, ne suffisent pas à la durée d’une œuvre. Ces qualités ne se laissent apercevoir qu’au petit nombre d’esprits curieux qui se plaisent aux études difficiles, et qui se réjouissent de la découverte d’un talent ignoré comme de la rencontre d’un filon inattendu.
Mais ces titres ne défraieraient pas la persévérance d’un nouvel Addisons, qui tenterait, dans un demi-siècle, de remettre en lumière et en honneur ce nouveau Milton, méconnu de ses contemporains comme son illustre aïeul.
Les Femmes, où se révèle une grâce exquise qu’on ne soupçonnerait pas dans l’auteur de Montorio, où la figure angélique d’Eva se détache avec la pure suavité des meilleures toiles de Metsut, est un poème plus réel et plus riche d’observations sociales que les autres ouvrages de Maturin. La critique anglaise a proclamé, avec une louable impartialité, la ressemblance de Zaïre avec la Corinne de madame de Staël. Il est très vrai, comme l’a remarqué l’auteur de Rob Roy, que cette Sapho irlandaise ne s’inspire pas aux mêmes paysages et aux mêmes passions que l’improvisatrice italienne. À parler le langage de l’enseignement universitaire, il y a plus de sagesse et de sobriété dans les Femmes que dans les autres inventions de Maturin. C’est aussi celui de ses livres qui a obtenu le succès le plus unanime.
Après cette énumération sévère des travaux de Maturin, nous sommes loin, à ce qu’il semble, de pouvoir compter sur la gloire de son nom, comme Homère et Tasso comptaient sur la prise de Troie et de Jérusalem, après le dénombrement de la flotte grecque et de l’armée croisée. Pourtant, il faut bien le dire, un jour la postérité placera Melmoth et Bertram entre Faust et Manfred.
Melmoth et Bertram, tels sont en effet les deux titres qui consacrent littérairement le génie de Maturin, C’est dans ce roman et dans cette tragédie que nous devons chercher le secret et la portée de ses inspirations. C’est là qu’il a déposé les plus riches trésors de sa fantaisie ; Bertram et Melmoth résument toute sa pensée. Ses autres ouvrages ne seront connus dans cinquante ans que des bibliographes érudits. Mais un drame, sur trois, et un roman, sur six, graveront le nom de Maturin dans l’histoire de la poésie anglaise. MM. Taylor et Nodier ont donné, il y a quelques années, une traduction élégante, mais incomplète, de Bertram. L’ingénieux auteur de Trilby a fait précéder ce travail de considérations remarquables par leur tolérance. Mais quoiqu’il m’en coûte de contredire un nom comme celui de Nodier, je ne puis pas me ranger à son avis, et je ne lui pardonne pas plus d’avoir émondé le luxe irlandais de Bertram que je ne pardonne à John Dryden d’avoir modernisé pour les beaux esprits de son temps, les contes joyeux et satiriques de Geoffrey Chaucer, Ce n’était pas sage au Juvénal anglais, à l’auteur de l’Annus mirabilis, de refaire, pour les roués de la restauration, les peintures naïves, composées pour la cour de Richard II ; il n’est pas juste à l’auteur de Thérèse Aubert de corriger, même habilement, le désordre poétique de Maturin.
Coleridge, qui a critiqué sévèrement, mais avec une grande justesse de goût, la fable et le style de Bertram, regrette à ce propos l’importation de la métaphysique germanique dans la littérature anglaise. Il reproche à Sheridan d’avoir traduit le Pizarre de Kotzebue. Je suis volontiers de son avis, mais pour une raison différente, c’est que la pièce de Kotzebue est médiocre. Il retrouve dans les Brigands de Schiller l’idée mère de Bertram. Tout en reconnaissant quelques analogies de pensée entre ces deux ouvrages, je préfère la tragédie anglaise au drame allemand, précisément parce que la métaphysique explicite y est plus rare, plus adroitement déguisée, parce qu’il y a dans Bertram plus de terreur et moins de déclamations. S’il est vrai que Schiller se soit repenti, vers la fin de sa vie, d’avoir écrit les Brigands, il a bien fait ; car cette pièce, malgré sa popularité épidémique, n’a pas de valeur poétique, et se place même fort au-dessous de l’Intrigue et l’Amour. Celui qui a écrit Don Carlos, Wallenstein et Marie Stuart, ne devait pas faire grande estime de ces deux mélodrames.
Mais les mêmes idées, qui dans Schiller ressemblent à une dissertation, prennent dans Maturin la forme vivante et animée d’une légende surnaturelle, et cette différence suffirait pour établir la supériorité de Bertram sur les Brigands. Le style de Bertram n’a peut-être pas toujours le naturel et la simplicité qui conviennent au théâtre ; mais ce défaut est amplement racheté par l’éclat et l’élévation des images, par les lueurs éblouissantes dont le poète éclaire presqu’à chaque instant les remplis les plus mystérieux de la conscience humaine. Pour la marche de l’action, c’est plutôt celle d’une épopée du moyen âge que la déduction rapide et pressée d’un drame conçu selon les exigences du goût moderne ; mais il y a des scènes dignes d’Hamlet et de Macbeth.
Quant aux craintes manifestées par Coleridge, et partagées à ce qu’il paraît par plusieurs de ses compatriotes, je ne les crois pas très fondées. La contagion de la poésie et de la philosophie allemandes n’est à redouter pour personne ; Londres et Paris n’ont rien à craindre de Wieland ou de Kant. Les idées et les sentiments se communiquent de peuple à peuple, mais ne se greffent pas comme les fruits ; chacun n’en prend que ce qu’il veut. Quant aux imitateurs, ils ne sont pas dangereux ; c’est une race impuissante, et qui meurt dans qu’on ait besoin de la frapper. Les romans de M. de Mortonval ne sont écossais que pour son libraire, et n’acclimateront pas les digressions prolixes que repousse la précision de l’esprit français.
Pour ce qui concerne en particulier Bertram, je ne sais rien de moins allemand dans la forme. Il n’y a qu’une imagination d’origine milésienne qui puisse inventer ce monologue où le héros raconte son entrevue avec le démon. Une pareille scène écrite par Schiller aurait eu un tout autre caractère.
Quoi qu’on fasse, le projet de Leibniz ne se réalisera pas plus que le projet de l’abbé philanthrope. Une langue universelle est aussi introuvable que la paix perpétuelle. On pourra constituer l’esprit européen ; mais on n’arrivera jamais à rendre uniforme l’expression de la pensée ou de la fantaisie. L’Europe aura toujours plusieurs langues et plusieurs littératures.
Ainsi Bertram n’est pas plus contagieux pour la France que Schiller ne peut l’être pour l’Angleterre.
Mais au moment où, depuis un siècle bientôt, la patrie de Shakespeare appelle vainement la renaissance de son théâtre, il était digne d’un public lettré, n’en déplaise au goût chatouilleux de M. Pichot, d’encourager hautement une tentative comme Bertram. La régénération dramatique n’est réservée ni à Milman, ni à Knowles, ni à Johanna Baillieu : il est fâcheux que Manuel et Fredolfo n’aient pas répondu au début de Maturin.
On a rapproché de Marlowe, de Goethe et de Byron, Melmoth, qui en effet touche par plusieurs côtés aux créations de ces trois poètes ; dans Melmoth, comme dans les deux Faust, comme dans Manfred, le génie du mal joue un grand rôle. Mais entre toutes les œuvres de la littérature moderne, je n’en sais pas qui ait avec Melmoth une aussi prochaine parenté que l’Élixir du Diable de Hoffmann, qu’un traducteur ignorant a mis, je ne sais pourquoi, sur le compte de Spindler. Dans les deux récits, il y a la même puissance d’évocation ; car je ne puis mieux caractériser la physionomie poétique de ces deux romans qu’en les comparant à des opérations cabalistiques. Paracelse et Raymon Lulle, dans leurs études mystérieuses, n’ont jamais éprouvé de plus vives terreurs que les lecteurs de Melmoth et de l’Élixir du Diable.
Pourtant ici encore la diversité des nations a produit la diversité des poésies ; et puis, quelle différence dans les deux biographies ! quelle immense intervalle entre les joyeux buveurs des tavernes de Berlin et le ministre de Dublin, entre le conteur à moitié ivre, qui fut tour à tour juge, directeur de spectacle et chef d’orchestre, qui voulut rivaliser avec Fidelio, après avoir lutté avec les caricatures de Callot, et le mari pauvre et paisible d’Henriette Kingsburg.
Il y a dans les premiers chapitres de Melmoth une peinture admirablement vraie de la mort d’un avare, et qui prépare le lecteur aux effrayants épisodes qui vont suivre. Quoique, à parler nettement, il n’y ait pas d’exposition dans ce poème surnaturel, cependant la mort du vieil oncle ouvre bien le premier acte du drame.
Dans le cours du récit, Maturin trouve moyen de mêler aux touches les plus sombres les tons les plus frais et les plus jeunes. À chaque pas que nous faisons dans l’enfer, en le suivant, il entrouvre le ciel, et, comme les archanges déchus de Milton, nous marchons au milieu de ténèbres visibles.
Mais les plus belles pages de Melmoth, et aussi, je veux bien l’avouer, les plus désespérantes, sont celles où il retrace, en traits profonds et ineffaçables, les dernières luttes de l’amour contre les angoisses de la faim. Un pareil thème, sous la plume vulgaire de Restif de La Bretonnev, n’exciterait que le dégoût ; sous le pinceau tout-puissant de Maturin, comparable en cette occasion à celui de Salvator, il acquiert une grandeur incalculable. L’esprit se refuse à discuter les limites qui séparent l’horreur de la poésie. Une pareille lecture frappe l’âme de stupeur, comme Prométhée, ou la mort d’Ugolin.
Le caractère saillant de Melmoth, c’est la poésie élevée à l’effroi le plus poignant. Le désordre qui règne dans la succession, en apparence fortuite, des aventures, a donné, à une femme d’esprit, l’idée d’appeler Maturin l’Arioste du crime. Ce n’est qu’un jeu de mots très puéril. Un critique, qui niait la justesse de la comparaison, mais qui voulait en trouver une autre, a nommé l’auteur de Melmoth le Dante des romanciers. À mon avis, il n’a pas été plus heureux, car la Divine Comédie est avant tout une épopée satirique ; bien que le poète florentin prenne pour guide et pour conseil l’ami et le courtisan d’Auguste, le récit de ses voyages n’est pourtant qu’une magnifique et immense vengeance. Jamais le plaisir des dieux n’a été plus largement savouré sur la terre.
Maturin, à qui le temps et la fortune ont manqué pour révéler complètement les mystères de son génie, ne ressemble ni à Dante, ni à l’Arioste. La pauvreté, qui a mis la plume dans sa main, n’a pas permis à sa pensée de germer à son heure, ni de pousser ces moissons dorées à qui la prospérité sert de soleil et de rosée. Déshérité de la gloire qu’il revendiquait, il se consolait dans la société de quelques amis, dans la conversation des jeunes femmes que son affabilité réunissait autour de lui. Il aimait les plaisirs simples ; et ceux qui l’ont connu croyaient voir revivre le digne ministre dont le pinceau de Newton nous a récemment donné un si délicieux portrait : Maturin semblait l’ombre ou le wraith du docteur Primrose.
Que de grandes choses n’eût-il pas faites, s’il avait eu devant lui le monde ouvert, comme le poète illustre qui l’introduisit dans la Chambre verte de Drury-Lane ; s’il avait pu librement promener sa fantaisie de Ravenne à Venise, et voir, comme il savait voir, Lisbonne et Madrid, Séville et Cadix ! Pourquoi Dieu n’a-t-il pas permis que l’auteur de Melmoth pût, comme l’auteur de Lara, accomplir en Europe et en Asie un poétique pèlerinage pour renouveler sa pensée par le spectacle de l’Adriatique et du Bosphore, du Tage et du Guadalquivir ?
Il est donc vrai que la douleur éveille la pensée, mais que l’indigence arrête l’essor de la fantaisie ? Tandis que les oisifs des Trois-Royaumes voyagent, comme leurs malles, dans les capitales du continent, rapportent au retour quelques phrases françaises ou italiennes, pour donner à leurs billets du matin un ton de bonne compagnie, n’était-il pas juste que Maturin pût admirer dans sa vie autre chose que Saint-Patrick et Westminster, qu’il récréât ses yeux du palais ducal des doges ou de la coupole de Sainte-Sophie ?
III. Henry Mackenzie.
On trouverait difficilement parmi les noms célèbres une destinée plus heureuse et plus paisible que celle de Mackenzie. Il a connu la gloire, il en a joui pleinement, et ne s’y est pas livré. Il a vécu longtemps, entouré d’une vénération que l’envie accorde rarement à ceux que la mort n’a pas encore consacrés ; il a entendu ses ouvrages cités parmi les plus illustres de son pays ; on a pu dire de lui, sans exagération ni mensonge, qu’il était entré dans la postérité ; il n’a jamais été troublé dans la renommée auguste et sereine qu’il s’était faite : sa conduite sociale explique en partie ce prodige biographique. Mais je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il a produit trois chefs-d’œuvre dont un seul suffirait aux plus avides ambitions.
Henry Mackenzie naquit à Édimbourg, au mois d’août 1745, le jour même où le prince Charles Stuart descendit en Écosse. Son père, le docteur Joshua Mackenzie, avait épousé Margaret, fille aînée de M. Rose de Kilravock. Élevé d’abord à l’université d’Édimbourg, Henry fut ensuite confié à M. Inglis de Redhall, pour apprendre chez lui la pratique de l’échiquier. Quoique ses goûts naturels, qui de bonne heure l’attachèrent à la littérature, fussent peu en harmonie avec ces occupations fastidieuses, cependant il prit sur lui-même de les suivre assidûment, et en 1765, il se rendit à Londres pour se perfectionner dans la profession qu’il avait embrassée. Pendant son séjour dans cette ville, un ami, frappé de son aptitude singulière, essaya de le retenir et de lui faire accepter un emploi en Angleterre. Mais les sollicitations de sa famille, et surtout la modestie de ses désirs, le rappelèrent promptement à Édimbourg, où il devint d’abord associé, puis successeur de M. Inglis dans l’office d’attorney (procureur) de la couronne.
Toutefois ses travaux habituels ne le détournèrent pas de la littérature. À l’âge de vingt-six ans, il publia The Man of feeling, le premier et peut-être le plus beau de ses livres, dont le titre trouverait difficilement un équivalent dans notre langue, à moins qu’on ne respecte l’ordre même des mots et qu’on ne l’appelle l’homme de sentiment. Ce premier ouvrage ne portait pas son nom ; peu d’années après la publication, un M. Eccles, de Bath, transcrivit le livre entier, de sa main, en y ajoutant des ratures, des intercalations, des corrections, et s’attribua obstinément la composition de Mackenzie, jusqu’à ce que MM. Cadell et Strahan, éditeurs du jeune romancier, jugèrent à propos de détromper le public par un démenti formel.
Enhardi par un premier succès et par la popularité croissante de son nom, Mackenzie publia, quelques années plus tard, The Man of the world, l’homme du monde, et Julia de Roubigné. Sa gloire est toute entière dans ces trois ouvrages ; mais, comme ils forment un ensemble harmonieux et complet, il nous semble convenable d’épuiser la liste des travaux du poète écossais, et le récit de sa biographie, avant d’entamer l’analyse et la critique de cette trilogie morale.
En 1776, Mackenzie épousa miss Penuel Grant, fille de sir Ludovick Grant, baronnet, et de lady Margaret Ogilvy ; il a eu de ce mariage une nombreuse famille.
En 1778, il se forma une société littéraire à Édimbourg. À chacune de leurs réunions, les membres de cette société lisaient quelques essais dans le goût et la manière du Spectateur. Mackenzie, ayant été admis parmi eux, s’empressa de faire lui-même des lectures intéressantes et décida la publication du Mirror et du Lounger, dont il fut l’éditeur et le rédacteur principal.
Lors de l’institution de la société d’Édimbourg, Mackenzie fut élu des premiers, et il enrichit plusieurs volumes des Transactions de communications précieuses, et entre autres d’une biographie élégante et ingénieuse de son ami Abercrombiew, et d’un essai sur la tragédie allemande. — Il fut l’un des fondateurs de la Société des Hautes-Terres (Highland-Society) ; ce fut lui qui publia les transactions de cette société, et il mit en tête de ce volume un morceau remarquable sur la poésie gaélique.
En 1793, il écrivit la biographie du docteur Blacklock, à la prière de sa veuve, pour une édition complète des œuvres de ce poète. Son intime familiarité avec Blacklock lui avait révélé les habitudes, la tournure d’esprit et les sentiments singuliers développés chez le poète par la cécité. Aussi cette biographie est-elle plus curieuse encore par la délicatesse psychologique de l’analyse, que par le récit clair et rapide des anecdotes. C’est dans ce genre de littérature un modèle achevé.
En 1812, il lut à la société royale d’Édimbourg une biographie de John Home, où il a raconté, avec une grâce et un charme inimitables, la vie et les mœurs littéraires de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ce sujet, qui, par lui-même, et traité par une autre main, n’aurait offert qu’un intérêt secondaire, est revenu, sous la plume de Mackenzie, une histoire vivante, animée, assaisonnée de piquants détails, de tableaux familiers, de révélations personnelles ; on voit qu’il a pris plaisir à raconter minutieusement les souvenirs de sa jeunesse. Et cependant, malgré l’entraînement bien naturel chez les vieillards qui parlent de leurs premières années, il n’a jamais dépassé les limites tracées par le cadre même du sujet. Il ne s’est pas fait le héros de ses mémoires. Il avait ajouté à ce travail plusieurs essais sur la poésie dramatique, qui n’ont pas été publiés.
Le recueil complet de ses œuvres, imprimé il y a vingt-cinq ans, contient trois ouvrages destinés au théâtre et un traité politique. Le compte rendu des actes du parlement, en 1784, fut écrit d’après les conseils réitérés de M. Dundas, depuis lord Melville, l’un des plus fidèles amis de Mackenzie. M. Pitt revit lui-même le manuscrit de cet ouvrage avec une attention particulière, y fit plusieurs corrections de sa main, et quelques années après, Mackenzie, sur la recommandation de lord Melville et de Right Hon, George Rose fut nommé contrôleur des taxes pour l’Écosse.
Entre ses ouvrages dramatiques, deux ont été représentés, à savoir : le Prince de Tunis, tragédie fort applaudie à Édimbourg, en 1763 ; l’Hypocrite, comédie jouée une fois seulement à Covent-Garden. Le Père espagnol n’a jamais paru sur la scène, d’après l’avis de Garrick, qui, tout en louant la beauté poétique et l’énergie de quelques scènes, et regrettant de ne pouvoir remplir le rôle d’Alphonse, personnage principal de la pièce, avait déclaré l’ouvrage inacceptable au théâtre, à cause de la catastrophe. La lecture, je l’avoue, m’a rangé à l’opinion de Garrick, mais par des motifs tout différents.
Mackenzie est mort l’année dernière, à l’âge de de quatre-vingt-sept ans ; avec lui s’est éteinte cette génération illustre dont la France peut, à bon droit, réclamer les premières entreprises comme une partie de son patrimoine littéraire. L’auteur de Julia de Roubigné est le dernier portrait de cette glorieuse galerie où figurent Robertson, Smith, Hume, Fergusson. Or, on le sait, c’est de la France qu’est partie la lumière philosophique à laquelle nous devons l’Histoire de Charles-Quint, l’Essai sur les Richesses, l’Histoire des Plantagenêtsx, des Tudors et des Stuarts, l’Histoire de la Société civile et de la République romaine. Si le travail, en se divisant, s’est perfectionné, si Hume, Robertson et Fergusson ont éclairé certaines parties du passé d’un jour plus sûr que l’auteur de l’Essai sur les Mœurs, il ne faut pas oublier non plus que Voltaire a eu le mérite de commencer le mouvement qu’ils ont continué. Si l’ami de madame Du Châtelety avait pu prendre sur lui de restreindre sa dévorante activité dans un cercle plus étroit, si le polémiste ardent qui se dévouait à toutes les idées nouvelles, et qui s’acharnait au triomphe de la civilisation, comme s’il se fût agi d’une cause toute personnelle, avait pu se résigner à n’embrasser, dans le champ de la pensée humaine, que le terrain qui convenait à son génie, l’histoire ou la philosophie par exemple, qui oserait affirmer qu’il n’eût pas dépassé de bien loin Hume et Robertson ?
Je reviens à Mackenzie. Cette rapide esquisse de sa vie suffit à montrer, comme je l’ai dit en commençant, qu’il a trouvé la gloire plutôt qu’il ne l’a cherchée ; qu’il a rencontré la fortune littéraire, sans jamais courir sérieusement les chances d’une mésaventure. Il n’a pas abdiqué ses goûts, il a su se ménager des loisirs pour les satisfaire ; mais il n’a pas sacrifié à des succès douteux le bonheur qu’il avait sous la main : de cette sorte, on le conçoit, il n’a pas multiplié ses œuvres, mais il les a longtemps nourries et méditées avant de les produire sous une forme décisive. Il s’est toujours proposé la poésie pour elle-même, il n’a pas connu l’industrie littéraire.
Sa triple tentative dans la poésie dramatique compte à peine dans la biographie de sa pensée. Il ne paraît pas qu’il ait songé à réparer son échec.
Son talent, révélé en plein dans les trois romans que nous avons nommés, manquait d’une qualité essentielle pour réussir à la scène ; l’esprit de Mackenzie préférait constamment le spectacle mystérieux de la conscience au spectacle bruyant de la vie extérieure ; il aurait difficilement consenti à supprimer les traits délicats aperçus par la réflexion, pour se placer au point de vue impérieusement exigé par l’optique du théâtre. Sa pensée n’était pas assez en dehors pour atteindre d’un seul coup les deux mille intelligences d’un auditoire.
Je crois donc qu’il a bien fait de ne pas pousser plus loin une lutte engagée à l’étourdie, et qui ne convenait pas à ses forces. The Spanish father, le plus remarquable de ces trois essais, ne manque pas seulement d’animation et de rapidité dans la construction de la fable et l’enchaînement des scènes, mais les caractères, pris en eux-mêmes, n’ont pas assez de réalité pour comparaître impunément en chair et en os. Et puis, il s’élève contre cette tragédie un reproche plus grave que toutes ces chicanes de second ordre. Il a choisi dans les romances espagnoles un admirable épisode : la séduction, la fuite, et le meurtre de la Cava, et au lieu d’accepter sans réserve, sans pruderie et sans contrainte, ce qu’il y avait de local, de grand et de singulier dans cette épopée du huitième siècle, il s’est mis à l’ébarber, à lui ôter successivement son âge, son costume, sa physionomie, et jusqu’à la couleur de ses yeux. Il y a bien, je l’avoue, dans cette tragédie injouable, plusieurs beautés éternelles qui ne sont ni d’aucun temps, ni d’aucun lieu. Maïs cela ne suffit pas, surtout lorsqu’il s’agit du passé. Je conçois à merveille que le poète qui s’en prend à son temps, qui choisit autour de lui les acteurs, le costume et le sujet de son poème, néglige volontairement le caractère historique et local, et s’en tienne à peu près à la vérité absolue des sentiments ; mais quand on recule jusqu’aux premières années du huitième siècle, il faut se résigner à vieillir ; autrement le voyage est inutile.
Et je ne serais pas éloigné de croire, que l’étude attentive des hommes et des choses de la vie quotidienne et familière, s’oppose très souvent à la patience des investigations archéologiques et à la vivante reproduction des temps qui ne sont plus. Sans doute, cette incompatibilité que je signale est loin d’être constante et fatale ; mais je ne suis pas sûr que Molière, habitué aux marquis et aux précieuses de 1660, eût jamais réussi à peindre la cour de Charlemagne ou de Louis XI ; et pourtant il y a dans Tartuffe z et dans le Misanthrope aa tous les éléments du drame sérieux. Si Corneille, rompu aux mœurs romaines, eût été prié de créer Alceste ou Célimène, je pense qu’il se fût récusé, et il aurait bien fait.
Bien que le génie de Mackenzie préfère habituellement les caractères sérieux, les idées graves, et tienne peu de compte du côté comique de l’humanité, cependant, dans les deux recueils périodiques qu’il a dirigés, il a tracé plusieurs portraits devenus célèbres à juste titre. Le colonel Caustic et Umfraville sont encore cités aujourd’hui comme des types exquis du caractère baptisé par le poète latin,
laudator temporis acti
.
Je n’ai rien à dire du traité sur les actes du parlement de 1784. On devine bien qu’il ne renferme pas la satire du gouvernement. Un livre corrigé de la main du premier ministre n’est pas suspect de radicalisme. D’ailleurs, Mackenzie n’a jamais eu de passions politiques. Il vivait au milieu du monde, mais ne désirait aucun rôle actif dans les affaires.
Les amis nombreux qu’il a laissés, et qui jouissaient de sa conversation avec une sorte de convoitise, ont été unanimes dans leurs goûts. Tous ont déploré la perte irréparable des anecdotes variées à l’infini que Mackenzie racontait avec un charme si entraînant, et qui maintenant ne trouveront plus d’historien aussi digne que lui de les recueillir et de les fixer. Plusieurs fois le biographe de John Home avait été prié instamment de placer dans un cadre plus vaste les trésors de sa mémoire. Les hommes les plus éminents avaient insisté auprès de lui pour qu’il entreprît une véritable histoire littéraire de son temps. Sans doute, il eût apporté dans ce travail des qualités précieuses. Nous aurions eu sur la seconde moitié du dix-huitième siècle un livre où la critique sociale aurait tenu autant de place que la critique philosophique où poétique, un livre qui fût devenu plus familier aux hommes du monde qu’aux gradués des Universités. Mais, partagé entre les devoirs de sa profession et les distractions inévitables de ses amitiés, Mackenzie ne s’est jamais rendu à ces instances.
Les romans de Mackenzie ont été traduits chez nous il y a quelques années, et n’ont cependant obtenu qu’un médiocre succès. Pour ceux qui connaissent et qui apprécient le mérite particulier qui les distingue, la chose est toute simple. Mackenzie n’est pas seulement un inventeur du premier ordre, un psychologiste profond, un observateur attentif, un peintre fidèle des sentiments les plus délicats et les plus fins ; c’est aussi un prosateur serré, un écrivain concis, qui résume et condense en peu de mots une pensée complexe, qui ne livre au hasard de sa plume aucune phrase flottante et indécise. Il n’est pas seulement poète, il est styliste. Or, la traduction que nous avons, bien que faite avec un soin très suffisant en d’autres occasions, est loin de reproduire la valeur, la netteté, la contenance du style de Mackenzie. Il ne faut pas déduire de là un blâme sévère pour le traducteur, mais seulement l’éloge de l’inviolabilité originale. La première plume venue trouve sa route au milieu des ambages d’une prose redondante ; mais le plus habile écrivain s’égare sans honte dans Julia de Roubigné aussi bien que dans Lara.
Le sujet des trois poèmes inventés par Mackenzie ne se recommande au lecteur ni par la nouveauté du plan, ni par le nombre des épisodes, ni par la singularité des ressorts. Rien au monde n’est plus simple, plus naturel, plus trivial si l’on veut. Or, c’est précisément pour cette raison que j’admire si délibérément the Man of feeling, the Man of the world, Julia de Roubigné, comme j’admire les tableaux de Rembrandt et de Wilkie. Les Politiques de village, le Colin-Maillard, sont aussi des sujets d’une grande trivialité ; mais, pour en tirer ce que Wilkie en a tiré, il fallait être un artiste du premier ordre.
Pareillement, si l’on veut réduire à son origine idéale▶ le type des trois romans de Mackenzie, on voit que, dans le caractère de Harley, il a voulu montrer les souffrances d’une âme délicate et probe en présence de la vie active ; que, dans Sindall, il a voulu peindre l’égoïsme inflexible, établissant son bonheur sur la ruine de tout ce qui l’entoure, et ne reculant devant aucun scrupule pour assouvir ses passions ; et enfin, dans Julia de Roubigné, les conséquences funestes des sentiments les plus élevés, écoutés seuls et sans réserve. Ce dernier roman fut écrit à la prière de lord Kames, ami de l’auteur, qui reprochait à Sindall une trop grande ressemblance avec beaucoup d’autres scélérats célèbres dans les ouvrages d’imagination. Pour le contenter, Mackenzie a créé Julia, Savillon et Montauban.
Si l’on songe maintenant que chacun de ces trois livres égale en intérêt le chef-d’œuvre de Bernardin, que le simple récit, non pas des événements, car il n’y en a pas un seul de quelque importance, mais des impressions éprouvées par chacun des acteurs, suffit au poète pour attacher, pour dominer le lecteur, certes il y a lieu de s’étonner, et de reconnaître que, s’il n’a pas excellé dans la création des machines épiques, il possédait une rare habileté pour s’en passer.
Et en effet, Harley, Sindall et Julia, malgré la vieillesse incontestable de l’idée qu’ils représentent, se révèlent à nous par une poésie admirablement jeune. L’analyse patiente et déliée de leurs douleurs et de leurs joies, la ténuité des incidents où Mackenzie sait découvrir tout un monde de réflexions, de conjectures, de prophéties pour chaque personnage, son attention constante à soutenir l’esprit dans les régions les plus élevées de la rêverie, voilà ce qui supplée chez lui à la rapidité, à la variété, à la complication inattendue des moyens.
Je préfère, je l’avoue, Harley et Julia à Sindall. Je trouve dans ce dernier type une scélératesse trop entière, trop explicite, trop crue. Il me semble que les idées personnifiées, sans voile, sans mystère, sans ambiguïté, violent une des lois primordiales de la poésie, qu’elles affligent au lieu d’émouvoir, qu’elles émoussent l’intérêt en provoquant trop vite le dégoût.
Quelques esprits distingués ont reproché à Julia de Roubigné un caractère quelque peu mélodramatique. Ils n’ont pas voulu pardonner à Montauban ce qu’ils pardonnent à Othello, ils ont condamné dans le héros espagnol ce qu’ils excusent dans le héros maure. Ces reproches ne nous ont pas converti. Il y a quelque chose de si douloureux et de si poignant dans les doutes d’une âme élevée qui, sans pouvoir s’assurer de la trahison qu’elle redoute, ne réussit pas à se convaincre de la fidélité qu’elle exige ; la jalousie, si folle qu’elle puisse être, naît d’un amour si ardent et si exclusif, que le crime commis par elle inspire plus de pitié que d’horreur. Savillon est une fraîche et naïve création. Quant à Julia, je ne connais guère que l’Antigone antique dont les grâces et la piété filiale puissent lui être comparées.
Il règne entre ces trois tragédies domestiques je ne sais quelle merveilleuse harmonie ; il semble que chacune des trois naisse de la précédente. Les souffrances d’une sensibilité exquise, au milieu de la vie commune, préparent par une transition insensible au spectacle de la misère engendrée par l’égoïsme ; et lorsqu’on a suivi pas à pas l’envahissement et le sacrifice de plusieurs destinées, balayées, comme une poussière inutile, par la volonté d’un seul homme, on assiste sans étonnement, mais non pas sans attendrissement, à la ruine successive des plus légitimes espérances ; on regarde sans incrédulité, mais non pas sans frayeur, toutes ces âmes imprévoyantes qui se perdent sans retour, pour s’être confiées sans réserve à la pureté céleste de leurs intentions ; tous ces voyageurs altérés, qui s’abreuvent imprudemment d’espérance et de sérénité, et qui trouvent un glaive meurtrier dans le bâton qui leur servait d’appui.
Je ne sais si je m’abuse ; mais j’entrevois dans cette trilogie psychologique un hymne douloureux et unique sur l’insuffisance et l’obscurité de la vie réelle, un cantique mystérieux où se révèlent à nu, sans rougeur et sans confusion, toutes les angoisses d’un caractère éminent, garrotté dans les liens de la société, une confession à haute voix, sans omission et sans réticences, de toutes les tortures imposées par le frôlement quotidien des caractères vulgaires, des volontés ignobles, des brutales espérances, des mesquines ambitions ou des joies inanimées, des bonheurs sans conscience ; Harley, les victimes de Sindall, Julia, c’est toujours pour moi la même âme immaculée, qui change d’âge et de sexe, mais qui ne change pas de destinée.
Si cette interprétation est vraie, s’il est permis de confondre dans une pensée unique et permanente l’invention de ces trois poèmes, il importe assez médiocrement de rechercher la généalogie littéraire de Mackenzie. Une fois bien assurés de l’originalité intellectuelle et morale de ses ouvrages, nous ne pouvons pas attacher un bien vif intérêt aux analogies prochaines ou lointaines qui l’unissent à d’autres poètes de la même nation.
Car ce que nous poursuivons sans relâche dans la lecture et l’étude des écrivains tels que Mackenzie, c’est, avant tout, la volonté qui a dû préexister à l’inspiration, l’idée fatale, irrésistible qui les amène sur le trépied, la lumière intérieure qui a dû luire au-dedans de leur conscience, avant que leur front ne resplendît et que la parole ne découlât de leurs lèvres ardentes. S’il leur est arrivé, au début de la carrière, d’emprunter pour se révéler un langage qu’ils ont trouvé tout prêt pour leur usage, de recourir à des stratagèmes déjà connus, à des ressorts éprouvés, il ne faut pas leur imputer comme une faiblesse ce qui n’est peut-être qu’une négligence volontaire.
Parmi les noms qu’on a voulu opposer à Mackenzie, pour établir sa descendance et sa parenté, je dois citer particulièrement Richardson et Sterne. Fielding et Smollett, à cause de leur popularité, ont été rappelés à l’occasion de Harley ; en voyant paraître à l’horizon un nouvel astre poétique, on s’est demandé s’il suivait le même itinéraire que les astres anciens. Mais Tom Jones et Roderick Random, comparés à l’Homme de sentiment, ne pouvaient guère fournir qu’un sujet d’antithèses. On ne pouvait pas sérieusement identifier, pendant dix minutes, l’intérêt progressif et gradué, l’entrelacement habile des épisodes, l’entremêlement volontaire des obstacles, le rapide et naturel éclaircissement des problèmes accumulés à plaisir, habitude familière de Fielding, ni la connaissance pratique des hommes et des professions diverses, la reproduction toute flamande des détails de la vie usuelle, qui place Smollett entre Lesage et Teniersab, avec la simplicité, l’innocence et la candeur de Mackenzie.
Richardson et Sterne soutenaient mieux la comparaison. Clarisse et Julia, Tristram Shandy et Harley ne sont pas absolument étrangers l’un à l’autre. Mais il y a, dans la manière de mettre en scène ces personnages de la même famille, une différence si éclatante ; l’accent et le timbre de leur voix, l’attitude et le geste se ressemblent de si loin, qu’on peut hardiment proclamer leur inaltérable individualité. Malgré mon admiration sincère pour le chef-d’œuvre de Richardson, je lui pardonne difficilement d’employer, à la préparation d’une scène sublime, des volumes entiers où le même événement, souvent insignifiant, passe et repasse par la bouche de plusieurs interlocuteurs, seulement pour nous montrer les impressions diverses qu’ils en reçoivent. Une pareille ostentation de talent me semble impardonnable.
Je crois entendre une cantatrice qui, pour dire toutes les notes de son clavier, s’arrête à chaque phrase d’une mélodie, brode le thème, le décompose, le brise, le réunit, le disperse en éclats, le reprend, le ramasse, et ne nous fait pas grâce d’un seul tour de force, jusqu’à ce que l’oreille ait compté tous les prodiges de son gosier. — Dussé-je être accusé d’irrévérence et d’impiété, dussé-je, en relisant Diderot, me sentir excommunié, je n’hésite pas à déclarer que je donnerais de grand cœur les deux tiers de Clarisse pour savourer plus à mon aise les parties que je préfère.
Quant à Sterne, j’en conviens, il peut bien avoir suggéré à Mackenzie, non pas l’idée, mais la forme de son premier livre. À de certains endroits, dans les boutades et les rêveries de Harley, on reconnaît le souvenir de Tristram Shandy. C’est la même singularité dans les fantaisies, la même brusquerie dans les transitions, la même et perpétuelle contradiction entre la suite visible des paroles et la suite invisible des pensées. Mais le style est loin d’être le même : l’ordre et le choix des images, le genre des allusions, le caractère des similitudes, rien de tout cela n’est pareil chez Sterne et chez Mackenzie. L’auteur de Tristram Shandy ne recule devant aucune hardiesse ; il n’arrive jamais à son expression de broncher devant la licence de sa fantaisie ; il se laisse emporter au dévergondage effronté de ses idées, sans jamais songer à les retenir. Une fois qu’il a le pied dans l’étrier, il met la bride sur le cou de sa monture et ne s’inquiète guère du chemin. Comme je n’ai jamais conçu la pruderie dans la critique, je suis loin de reprocher à Sterne l’irrévérence et la liberté de ses inventions ; je le prends à de certaines heures, comme Rabelais et Béroaldeac, et quand il ne m’allèche pas, ce n’est pas à lui que j’en veux pour ma tiédeur et mon indifférence ? je reconnais sans colère que mon esprit demande une autre nourriture, et je la lui donne. Mackenzie, avec moins d’excentricité que Sterne, plus chaste et plus contenu dans ses plus grandes audaces, plus sévère sur le choix des tropes, plus austère dans l’indication des traits ridicules ou tristes de la nature humaine, étonne moins, maïs a peut-être sur Sterne l’avantage de plaire plus constamment. Je n’en conclus pas pour le premier une supériorité absolue ; mais je note cette circonstance comme un résultat naturel des deux procédés.
Il serait fort à souhaiter que Mackenzie devînt parmi nous une lecture plus familière qu’il ne l’a été jusqu’ici. L’habituelle fréquentation d’un esprit de sa trempe aiderait puissamment au discrédit et à la ruine de la littérature qui se fait depuis quelques années, et qui s’adresse aux yeux à peu près exclusivement. Cette solide et savoureuse substance rendrait à la pensée commune l’énergie et la santé qu’elle a si étourdiment compromise dans les débauches et les déportements. Fatigués avec raison des perpétuelles fantasmagories qui prétendent reproduire la vie humaine, depuis le cinquième jusqu’au seizième siècle de l’ère chrétienne, les yeux se reposeraient avec complaisance sur le spectacle douloureux, mais circonscrit, de la conscience humaine.
Sans doute, la réaction, de plus en plus imminente qui doit renouveler les travaux de l’imagination française, se passera bien du secours de Mackenzie ; mais si la popularité accueillait parmi nous toutes les parties intelligibles de la poésie allemande et anglaise, la ruine de la poésie visible, dont nous sommes harassés, ne se ferait pas attendre longtemps.
IV. E. L. Bulwer.
Le premier livre de M. Bulwer, publié en 1827, a passé presque inaperçu. Peu de personnes, à Londres même, se souviennent de Falkland. Il paraît d’ailleurs que l’auteur y attache peu d’importance, puisque, sur le titre de ses derniers ouvrages qu’il n’a jamais signés expressément, il ne rappelle jamais son début littéraire. C’est aussi le seul de ses romans qui n’ait pas été traduit à Paris, bien qu’à coup sûr il en vaille la peine.
L’année suivante, en 1828, parut Pelham, et le lendemain de cette publication, M. Bulwer était décidément un auteur à la mode. Le succès de ce livre se propagea avec une rapidité merveilleuse. Quoiqu’il ne soit guère connu en France que par un travestissement assez médiocre, Paris se trouva cette fois du même avis que Londres. C’est qu’en effet, outre le mérite réel du roman en lui-même, nous vivions alors à une époque de répit pour les haines et les controverses politiques. M. de Villèle était tombé sous les attaques multipliées de la tribune et de la presse, son successeur, M. de Martignac, avait essayé, avec une rare et louable adresse, la réconciliation des deux principes qui, depuis treize ans, se faisaient une guerre acharnée, et dont le duel implacable devait se terminer par la chute et l’exil d’une dynastie. Il avait pris et remplissait avec assez d’habileté le rôle d’entremetteur entre la cour et la nation. Il déguisait à chacune des parties l’étendue et l’inflexibilité de leurs mutuelles exigences ; et grâce à ce manège, plus convenable, il est vrai, aux soubrettes de théâtre, qui veulent raccommoder deux amants brouillés, et spéculer sur une bouderie et un serrement de main, qu’au ministre d’un roi, il avait obtenu une trêve de quelques mois. L’émigration, malgré son aveuglement, n’avait pas pris le change. Son entêtement qui avait tenu bon contre la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire et les Cent-Jours, ne pouvait pas se rendre aux promesses et aux espérances du ministre. Mais l’animosité populaire, fatiguée, malgré la franchise de ses vœux, de toutes les luttes qu’elle avait soutenues depuis trente-neuf ans, presque blasée sur les victoires qu’elle avait remportées, et que deux ou trois roués avaient toujours su escamoter à leur profit, avait posé les armes, et sans quitter la partie, se contentait d’escarmouches inoffensives.
Et ainsi, il ne faut pas une grande pénétration pour comprendre que cet interim était singulièrement favorable aux lectures, aux discussions et aux succès littéraires. Pelham, quoique mutilé avec une liberté plus que cavalière, fût cité partout à Paris, dans les cafés et les salons comme le manuel du dandysme le plus parfait et le plus pur. Pour moi, qui jusqu’ici n’ai pas pu voir de près et par mes yeux le modèle que M. Bulwer a voulu peindre, j’avais lu son livre comme distraction et comme étude, pour compléter mes renseignements sur l’état présent de la littérature anglaise, mais sans y attacher aucune importance sociale. D’ailleurs, à vrai dire, je ne crois pas que l’auteur lui-même ait jugé son livre autrement que moi. Mais un de mes amis, sectateur passionné des belles manières, observateur assidu de toutes les formes du dandysme, qu’on aurait désespéré en critiquant la couleur de ses gants ou le nœud de sa cravate, et qui, depuis deux ans, pour achever son éducation, pour approfondir plus à loisir l’art de saluer et de donner la main, de s’endormir et de se réveiller à propos au milieu d’un récit ou d’une conversation, s’est fait nommer secrétaire d’ambassade, essaya le premier de dessiller mes yeux. Il tombait d’accord avec moi sur la valeur et la durée probable de Pelham : mais pour lui, la question littéraire ne méritait pas dix minutes d’attention. Il prétendait y trouver un traité complet, un enseignement ex professo sur l’élégance et l’aristocratie anglaises. Comme à l’appui de son jugement mon interlocuteur apportait un grand nombre d’explications très fines et très spirituelles, auxquelles je ne savais que répondre ; comme il possédait son Pelham aussi bien que le muphti possède le Coran, ou que le pape l’Évangile ; comme il déroutait toute ma controverse par des citations textuelles qui ne lui manquaient jamais, force me fut de m’engager, malgré moi, dans la voie nouvelle qu’il m’indiquait. Je relus Pelham une seconde fois, en essayant d’y découvrir l’intention aristocratique que je n’avais pas d’abord saisie, et je dois à la vérité de déclarer qu’une seconde lecture n’a pas altéré ma première opinion.
Le héros de M. Bulwer, Henri Pelham, est un dandy achevé, qui peut servir de modèle et d’étude à tous ceux qui, n’ayant rien à faire en ce monde, incapables de haine et d’amitié, ennemis des livres qui les ennuient, des voyages qui les fatiguent, méprisant la vie de famille comme un engagement importun, et la vie politique comme un tracas soucieux, reportent volontairement toute leur activité sur la manière de prononcer un mot, d’écarter les épaules, de lorgner à bout portant une femme qui passe, ou même à qui l’on parle, et préfèrent le mérite d’un jockey à celui de George Canning. À la bonne heure, j’en conviens. Envisagé sous ce point de vue, Pelham serait encore un livre inestimable ; car il est tel chapitre dont la lecture attentive et répétée peut former un jeune homme à l’impertinence, au vice et à l’oisiveté, mieux et plus sûrement que trois duels et six procès de criminal conversation. On y apprend l’art si difficile et si rarement impuni d’éloigner d’une femme à laquelle on veut adresser sans témoins, au milieu de quatre-vingts personnes, des paroles qu’elle ne peut accueillir que par la rougeur ou la moquerie, tous ceux qui l’environnent, en imaginant pour elle, pour sa grâce et sa beauté, pour son esprit et sa jeunesse, des compliments multipliés qui sont autant d’insultes détournées, mais sensibles, pour ses interlocuteurs.
Mais pour peu qu’on poursuive et qu’on soutienne la lecture entière, sans permettre à ses yeux et à son cerveau de broncher un seul instant, si l’on veut bien gouverner sa pensée comme un cheval ombrageux et rétif, je défie qu’on puisse, en dernière analyse, attribuer à M. Bulwer une autre intention que la satire et la comédie.
Oui, l’aristocratie forme le fond de Pelham ; mais l’aristocratie prise par le côté qu’aurait pu choisir Juvénal ou Molière.
Or, comment est-il arrivé que ce livre excite en Angleterre une si réelle et si vive sympathie, tandis que le même sujet traité avec le même talent, si la scène et le héros étaient placés à Paris, n’aurait aucune chance de succès ?
C’est que l’aristocratie anglaise, malgré le rude assaut quelle soutient maintenant, et qui menace de l’abattre et joncher la terre de ses débris, a des racines profondes dans l’histoire et la constitution du pays ; c’est que malgré le péril de mort où l’a jetée sa récente conduite, elle a su depuis l’avènement de la maison de Hanovre, dans la plupart des questions et des accidents qui l’intéressaient personnellement, associer le pays à ses intérêts, ou rattacher à sa cause l’indépendance et la gloire nationales ; c’est que, sans vouloir remonter bien haut, nous pouvons suivre sa destinée depuis cent soixante-quatre ans, compter ses batailles et ses victoires, et nous la verrons toujours active, empressée à la guerre, soit qu’il s’agisse de défendre le sol contre l’invasion étrangère, soit qu’il faille protéger les franchises publiques contre les empiétements d’une royauté jalouse.
Mais en France, à la même époque, tandis que l’aristocratie anglaise chassait Jacques II et donnait le trône à Guillaume III, que faisait notre noblesse ? Elle s’humiliait sous Louis XIV. Le demi-dieu de Versailles n’avait plus besoin, comme à son entrée au parlement, de son fouet et de ses éperons pour imposer silence aux murmures ; sa parole, un pli de ses lèvres, un mouvement de sa paupière suffisait à sa volonté souveraine. Il continuait paisiblement, sans résistance et presque sans péril, l’œuvre commencée par Louis XI et si habilement reprise par le génie de Richelieu.
Et depuis, qu’a-t-elle fait pour se concilier l’estime et la confiance ? qu’a-t-elle opposé à l’impatience populaire ? quel rôle a-t-elle choisi, quand la royauté eut conquis le mépris par la débauche ? le jour où le mépris appela l’insulte, a-t-elle embrassé d’autre parti que la fuite ? Peut-elle revendiquer l’honneur d’un hardi conseil ou d’une vengeance courageuse ? Depuis 1715 jusqu’en 1789, elle n’a rien fait pour éloigner la mort qui l’envahissait.
Aussi, voyez quels fruits a portés sa lâcheté ! voyez la moisson qu’elle recueille pour avoir semé l’aveuglement et l’indifférence ! Elle est morte : il n’y a plus aujourd’hui ni courage, ni pénétration à le dire. Elle a signé elle-même son acte de décès dans la dernière session ; son existence politique n’est qu’une fiction, un thème qui suffit aux sophismes ingénieux de quelques publicistes. Si les noms historiques de la France conservent encore quelque crédit dans les chancelleries étrangères ; si pour complaire aux cours de Russie ou d’Autriche, on daigne encore nommer aux ambassades les ducs et les marquis, ce ressouvenir de l’ancien régime ne peut durer longtemps ; le recensement des emplois diplomatiques en fait foi. Le maréchal Mortier, le maréchal Maison, M. de Barante, n’ont qu’un blason d’hier. Dans quelques années, le roi donnera le titre de duc avec les lettres de créance.
Il faut donc chercher dans l’histoire comparée des deux pays l’explication du succès de Pelham ; car l’importance d’une classe de la société dans la vie civile ne va jamais sans une importance d’une autre nature. Pour qu’un nom, quel qu’il soit, ne se puisse prononcer dans un salon sans produire une sensation marquée, il faut, à coup sûr, que la personne qui le porte, joue dans le monde un rôle spécial, qu’elle puisse disposer d’une influence déterminée, qu’elle soit enfin un objet d’admiration ou d’envie.
C’est pourquoi la noblesse de France, prise en elle-même, étudiée par un poète qui voudrait surprendre et copier les moindres secrets de sa vie ordinaire et quotidienne, ne suffirait pas à défrayer les mille pages d’un roman. On la verrait faire antichambre chez un banquier, solliciter dans les bureaux d’un avocat ministre. Toute sa vie n’est qu’une perpétuelle abdication, mais une abdication sans intérêt et sans majesté, qui ne rappelle en rien celle de Sylla, de Charles-Quint, de Christine on de Napoléon.
Si M. Bulwer eût cherché à Paris l’équivalent de Henry Pelham, malgré la sagacité particulière qui le distingue, il eût bientôt renoncé à son projet. Pour se convaincre en peu de jours de l’inutilité de ses recherches, il n’aurait eu qu’à prendre les journaux de la semaine ; au lieu d’y lire, comme dans le Court Journal, le récit détaillé d’un bal donné à Windsor ou dans les salons d’Almack, il n’aurait trouvé que deux lignes sèches et inanimées sur le bal des Tuileries ou de l’ambassade anglaise.
Pelham est un livre unique, car l’élégance exclusive qu’il représente n’est pas seulement impossible chez nous ; je ne crois pas que les autres capitales de l’Europe fussent moins embarrassées que Paris pour eu fournir le modèle : à Madrid, à Vienne ou à Berlin, l’aristocratie se mêle trop rarement à la classe moyenne pour lui inspirer un intérêt bien vif.
Mais, outre le bonheur et la spécialité du sujet, Pelham est un livre prodigieusement spirituel. Si les comédies de Congreve ne peuvent pas soutenir la comparaison avec les Femmes savantes, il faut reconnaître dans M. Bulwer une finesse et une vivacité dignes d’être opposées, dans quelques pages, à Lesage ou à Beaumarchais. Le héros donne sur sa famille, et en particulier sur sa mère, des détails curieux, et qu’il faut méditer pour bien comprendre sa destinée et son rôle. Il raconte à merveille comment lady Pelham, ayant lu tous les romans historiques publiés depuis dix ans, commence l’éducation de son fils, seule et sans conseil, ou daigne tout au plus prendre quelquefois l’avis d’un oncle du héros, qui a écrit un Traité de cuisine française, ce qui donne à la famille un caractère tout à fait littéraire. Toutes les lettres de lady Pelham adressées à son fils pendant son séjour à l’Université, et son voyage en France, sont des chefs-d’œuvre d’ironie et d’exclusion. Les soins qu’il faut apporter dans le choix de ses amitiés, l’art d’utiliser à son profil les relations les plus indifférentes en apparence, de se lier publiquement avec une femme de ton, pour se ménager l’entrée des meilleures maisons, la tendre mère n’oublie rien. Absente, elle veut encore servir de guide et de mentor à son enfant ; et, pour atteindre ce but honorable, elle ne regrette ni son temps ni son éloquence.
Le voyage de Pelham en France n’est pas la partie la moins intéressante du livre. M. Bulwer retrouve, pour la satire et la caricature de nos salons, la verve et l’entraînement de ses premiers chapitres sur la vie de Cambridge. Mais en admettant la vérité du premier tableau dont je ne suis pas juge, je me crois le droit de contester la fidélité du second. À coup sûr, je ne prétends pas révoquer en doute la vertu
des dames anglaises : la solidité de leur première éducation, la gravité habituelle de leur vie de famille, l’amour qu’on leur inspire de bonne heure pour leurs devoirs d’épouse et de mère, les goûts austères et recueillis qu’on leur enseigne avant de les mener dans le monde, garantissent, au-delà de toutes les prévisions humaines, la pureté irréprochable de leur conduite à venir. Mais tous ces motifs réunis ne justifient pas la grotesque mésaventure du maître de Pelham. Pour qu’une caricature soit bonne et plaisante, elle ne doit être que l’exagération logique d’un trait naturel et saisissable. Sans ce mérite indispensable, Callot, Cruikshank et Grandville n’auraient pas obtenu le succès et la durée qu’ils ont eus. Or, nous ne sommes plus au temps où il pouvait être de bon ton à Londres et à Édimbourg de considérer toute la France comme un peuple de danseurs et de cuisiniers. Autant vaudrait aujourd’hui imiter ce touriste, qui, ayant vu dans une auberge de Calais une servante rousse, écrivit sur son album : « Toutes les françaises sont rousses. »
Depuis quinze ans, nos mœurs ont pris un caractère nouveau. Nous ne sommes plus avantageux et vantards comme sous la régence. Il n’y a plus guère de marquis de Moncade. La fatuité, bannie des premiers rangs de la société, ne s’est pas refugiée chez les maîtres de langue. L’aventure d’un homme qui, à son premier rendez-vous, pour complaire aux
caprices de sa maîtresse, consent à se placer dans un panier, et va par la fenêtre chercher un gant tombé dans la rue, n’est pas même vraisemblable. C’est tout bonnement un hors-d’œuvre, qui a le tort très grave de rappeler un des plus joyeux chapitres de Cervantes, celui de don Quichotte et de Maritorne.
J’aime l’apologie du duel, présentée par Pelham au lecteur, lorsqu’il raconte sa querelle au Palais-Royal ; il fournit pour sa défense d’excellentes raisons. Il comprend très bien la différence des devoirs que le séjour des différents pays impose au voyageur. Mais ici encore, il me semble que M. Bulwer a pris ailleurs que dans la nature les traits de son tableau. Le duel s’efface tous les jours de nos habitudes. Mais une fois qu’il est accepté, d’ordinaire il ne se termine pas par des compliments. J’admets l’opportunité du conseil donné à Pelham par son compatriote ; mais je doute qu’en pareille occasion un homme de rien se conduise autrement qu’un homme de qualité.
Je regrette sincèrement que Pelham ne se compose pas tout entier de satire et de comédie. Sans doute il eût été possible de jeter dans la fable, qui, à vrai dire, n’est pas très solidement nouée, un intérêt dramatique ; mais alors cet intérêt aurait dû planer sur les principaux acteurs. Il aurait dû, au lieu d’être épisodique, pénétrer dans les entrailles mêmes du sujet. Mais, puisque M. Bulwer, comme tout porte à le croire, composait son livre à mesure qu’il l’écrivait, puisqu’il suivait la méthode de Swift et de Smollett, il eût mieux fait de renoncer à la terreur, aux moyens pathétiques, qui gâtent la satire quand ils ne la dominent pas.
Quant au reproche adressé à Pelham par les critiques anglais pour la sympathie personnelle qu’il nous inspire, je suis loin de l’adopter. Je conçois très bien que pour se faire le biographe d’un héros, quel qu’il soit, on éprouve le besoin de s’identifier avec lui, et par cela même de le doter de quelques-unes des vertus qu’on possède ou qu’on révère. Si l’on écrit l’histoire de Pierre-le-Grand ou de Charles XII, involontairement on excuse les cruautés du premier et l’inconcevable étourderie du second. Bien que M. Bulwer ait eu le dessein avoué de tourner en ridicule l’aristocratie anglaise, il ne pouvait réaliser sa volonté sans attribuer à l’idole qu’il voulait briser quelques bonnes qualités. Autrement il eût provoqué du premier coup l’incrédulité. Si, dès les premières pages, il eût représenté Henry Pelham comme insensible et indifférent ; si, à seize ans, il lui eût donné cette langueur fastueuse et apathique que les dandies admirent comme le plus haut degré du ton ; s’il l’eût créé dès son début avec ces vices complets qu’on n’achète jamais qu’au prix de plusieurs passions désastreuses ; s’il lui eût fait un front d’airain, des joues incapables de rongeur, des yeux sans larmes, toutes choses qu’on ne peut espérer qu’après avoir passé par la débauche, le jeu et l’ambition, on aurait eu le droit, en achevant le premier chapitre, de lui dire : « Votre héros est une nature perverse, que nous n’avons vue nulle part. Il est né sous une étoile maudite. Quelles que soient les conséquences que vous prétendiez tirer de votre histoire, nous les récusons d’avance ; car toute histoire emporte avec elle sa moralité, éclatante ou obscure. Vos prémisses sont fausses ; nous nions ma conclusion. »
Le succès de Pelham, dont jusqu’ici nous avons seulement indiqué les éléments possibles, devait trouver dans l’état de la littérature anglaise en 1828, une chance infaillible de popularité. Waverley, écrit en 1805, après avoir, pendant huit ans, inutilement cherché un éditeur intelligent, qui pût deviner et prédire la fortune qui lui était réservée, avait fondé en 1813 l’école historique. Ivanhoé, Guy Mannering, en offrant à la curiosité des lecteurs de Londres et d’Édimbourg, tout à la fois avide et paresseuse, les principaux et les plus dramatiques épisodes de l’histoire d’Écosse et d’Angleterre, sous une forme tantôt épique, comme la passe d’armes d’Ashby et la mort de Reginald-Front-de-Bœuf, tantôt romanesque, comme le croisé soigné par Rebecca, avaient détrôné, sans retour, miss Burney et Anne Radcliffe. L’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, en suivant les traces de l’illustre romancier sans pouvoir marcher du même pas que lui, avaient trouvé le déplorable secret de rendre triviale une route qui n’était familière qu’à celui qui l’avait frayée. L’école historique vieillissait ; les oisifs et les studieux d’Europe étaient rassasiés de tournois, de hauberts et de gantelets. Les poétiques descriptions de la vie des clans ne réunissaient plus qu’à grand-peine à prolonger la veillée.
Au milieu de pareilles circonstances, Pelham, par le choix du sujet, le talent des détails, et la position personnelle de l’auteur, membre de la chambre des communes, devait avoir tous les caractères d’une réaction, et en effet la réaction se fît ; on vit éclore à la suite de M. Bulwer une foule de romanciers dandies, comme on avait vu à la suite de W. Scott naître des chroniqueurs.
Mais il est arrivé aux courtisans des deux rois ce qui arrive trop souvent, lorsque le chef d’une dynastie littéraire témoigne en toute occasion la franchise la plus généreuse, sans livrer cependant le mot d’ordre qui doit leur ouvrir toutes les portes du palais. Ils ont cru qu’il suffisait de mettre à chaque chapitre une course de chevaux, un rout, un duel, des créanciers ou un divorce, comme les premiers avaient cru que Holinshed et Camden devaient les dispenser de tout effort d’invention.
Or, à l’heure qu’il est, Pelham, comme Ivanhoé, n’a encore enfanté que de plates imitations, qui ne l’ont pas fait oublier.
Si W. Scott et Bulwer, au lieu d’écrire ou de dicter les livres auxquels ils doivent leur gloire, sans s’inquiéter des redites, de la diffusion, de la longueur et des ambages de leurs descriptions et de leurs dialogues, sans chercher dans la peinture de leurs caractères, dans la marche des scènes où ils les placent, une rapidité précise, avaient produit laborieusement comme Byron ou Alfieri ; si au lieu de se contenter, pour traduire leur pensée, du premier mot venu, ou, pour suspendre l’attention et la curiosité, du premier moyen qui se présente à leur imagination, ils avaient pris plus de souci du plan et de l’expression dans leurs œuvres, les copistes, effrayés de la difficulté d’un pareil travail, n’auraient pas essayé une tâche au-dessus de leurs forces, et qui eût résisté à leur impuissance, comme la lime au serpent.
Toutefois, Pelham n’ayant rien de commun avec le savoir qu’on peut trouver dans les livres, empruntant à la vie réelle, aux salons et aux boudoirs, tout son charme et tout son intérêt, a dérouté, plus vite encore qu’Ivanhoé, ceux qui voulaient peindre ce qu’il n’avaient pas vu ou ce qu’ils avaient mal regardé. Aujourd’hui la réaction de 1828 est à peu près effacée. Les romans de high life, auxquels M. Bulwer paraît avoir renoncé, ont pris un caractère nouveau, plus grave est plus direct, celui de la satire parlementaire, de la comédie politique.
Depuis quatre ans, l’auteur de Pelham a publié successivement l’Enfant désavoué, Devereux, Paul Clifford et Eugène Aram. Chacun de ces romans, sans révéler littéralement une manière inattendue, indique cependant une grande variété d’aperçus, une faculté puissante dans la création des caractères. Le premier, the Disowned, est inférieur à Pelham. Bien que le stoïcisme romain, la vertu antique de Mordaunt domine réellement le livre, cependant les incidents y sont trop multipliés, les transitions trop brusques, et, comme on l’a dit justement dans la patrie de l’auteur, trop Ariosto-like. Ce roman est d’ailleurs plus voisin du mélodrame que de la tragédie.
Devereux est tout entier consacré à la peinture du passé. Les deux principales figures qui animent la scène sont Bolingbroke et Louis d’Orléans. La fable y est plus habilement et plus solidement nouée que dans les ouvrages précédents. L’unité dramatique y est sévèrement respectée.
Paul Clifford forme avec Pelham un contraste frappant par la nature des personnages. La plupart des acteurs sont tirés de la dernière classe, et parlent le langage du vice. Malgré l’intérêt réel et soutenu qu’il renferme, il doit certainement occuper le second rang parmi les titres littéraires de M. Bulwer. Le travestissement des caractères politiques en bandits de grande route est une invention de mauvais goût.
Eugène Aram, publié le mois dernier, ferme la série que nous avions à parcourir. C’est, après Pelham, le plus important ouvrage de l’auteur. Il n’aurait pas si rapidement commencé sa réputation, mais il la soutiendra plus sûrement.
C’est un poème merveilleux et pathétique, une tragédie de village, où les acteurs sont peu nombreux, et n’empruntent aucun éclat à leur rang social, à l’illustration de leur nom, mais une tragédie si pleine, si rapide, si riche de terreur et de larmes, qu’Euripide ou Shakespeare ne l’auraient pas désavouée. Le sujet choisi par M. Bulwer appartient à l’histoire, et se trouve dans Lloyd et dans Smollett. Les caractères introduits par l’auteur n’ont rien d’exclusif ni de conventionnel, mais possèdent au contraire cette profondeur et cette majesté que l’universalité emporte toujours avec elle. C’est à coup sûr le fruit de longues méditations.
L’auteur annonce dans sa préface qu’il avait d’abord conçu le projet d’écrire Eugène Aram pour le théâtre, et, à moins qu’il n’ait reculé devant les intrigues de la chambre verte, ce que nous ne saurions blâmer, on doit regretter qu’il n’ait pas réalisé sa première intention ; car il y a pour les romanciers des usages depuis longtemps établis, et qui ont presque force de loi. S’ils ont sur les dramatistes le privilège d’appeler à leur aide l’analyse psychologique d’un acteur, la description de son costume, on ne leur permet pas volontiers d’imprimer au héros la même réalité : c’est un tort sans doute, un préjugé que le poète devrait fouler aux pieds ; mais ce préjugé, pour peu qu’on y réfléchisse, s’explique facilement. Comme on est habitué à trouver dans un roman plus de fiction qu’au théâtre, on ne pardonne pas à l’auteur de présenter sous une forme bien nue le vice ou le crime. On est presque tenté d’imputer à sa moralité personnelle les inventions de sa fantaisie.
Et ainsi, si Eugène Aram eût été divisé en actes et en scènes, nul doute que M. Bulwer ne se fût dispensé d’altérer et d’adoucir le caractère primitif et historique de son héros. Il l’eût montré tel qu’il était, comme un meurtrier hardi, plein de courage et de résignation, luttant jusqu’au dernier moment, par l’éloquence et le sophisme, contre l’évidence qui menace sa tête. Il n’aurait pas cru nécessaire, pour partager l’âme de son auditoire entre l’horreur et l’admiration, d’ajouter à cette donnée, assez riche par elle-même, un amour enthousiaste.
Il résulte de cette superfétation un inconvénient assez grave. Bien qu’on connaisse d’avance la vérité réelle, pendant la lecture des deux premiers volumes, l’imagination prend le change sur le mot de l’énigme. On espère toujours découvrir que le meurtre commis par Eugène Aram pourra s’expliquer par l’amour, la jalousie, la vengeance, la défense personnelle, un accident imprévu et fatal. Rien de tout cela : on finit par trouver ce qu’on savait déjà, que le crime a été mis à fin pour de l’argent : est-il possible que le lecteur n’éprouve pas, en voyant approcher le dénomment, un désappointement pénible ?
De toutes les passions humaines, la cupidité est peut-être la seule qui résiste à la poésie, à moins qu’on ne l’attaque du même côté que Plaute.
Le portrait du vieux Lester et de ses deux filles est un beau prologue et qui ouvre simplement la marche du récit. Madeline et sa sœur rappellent peut-être Minna et Brenda, ou du moins, en suivant la poétique opposition des deux caractères, nos souvenirs se reportent involontairement vers les premiers chapitres du Pirate ; mais cette ressemblance n’a rien qui tienne du pastiche. L’entretien d’Eugène Aram avec Houseman, son complice, la découverte des ossements de sa victime, son arrestation et son procès sont de magnifiques épisodes. L’entrevue de Walter, rival dédaigné d’Eugène Aram, avec Madeline, la veille de l’interrogatoire, touche aux dernières limites de la terreur dramatique. Quand Walter, fils de Clarke, de celui-là même qui a péri sous les coups d’Eugène Aram, se jette aux genoux de Madeline et la prie de lui pardonner la mort de son amant, les yeux s’emplissent de larmes, et la critique est désarmée.
Mais quand la lecture est achevée, quand on a fermé le livre et qu’on a mené à bout son émotion et sa tristesse, la raison reprend ses droits ; sans renoncer aux sentiments douloureux, aux poignantes sympathies qu’on a subies en assistant à la destinée d’Eugène Aram, on se demande si ce poème, malgré les nombreux mérites qui le distinguent, est assuré de vivre dans vingt ans, s’il renferme en lui-même les éléments indestructibles qui assurent aux marbres et aux bronzes de la vieille Grèce plusieurs siècles d’admiration. Involontairement on soumet son plaisir à l’analyse et à la réflexion ; on interroge l’histoire de l’art, on se laisse entraîner à de sérieuses comparaisons.
Peut-on croire, peut-on espérer que Pelham et Eugène Aram ne seront pas effacés de la mémoire des lecteurs d’Europe, longtemps avant Werther et Childe-Harold ?
La question, à mon avis, ne saurait être douteuse.
Si je ne prends que le second et le sixième ouvrage de M. Bulwer, c’est qu’à mes yeux ils ont une importance très supérieure aux autres ; Falkland n’est guère qu’une mosaïque de Byron et de René. L’exécution des détails est plus châtiée, mais la composition tout entière manque d’énergie et de portée. Pelham et Eugène Aram résument, quant à présent, les deux idées que M. Bulwer s’est proposé de mettre en lumière depuis quatre ans, la satire et le drame.
Or, il ne faut pas une attention bien sévère pour voir que ces deux livres sont écrits avec une facilité excessive. C’est le langage spirituel, rapide, mais diffus, d’un salon ou d’une promenade ; c’est un récit de conversation plutôt dit qu’écrit. La composition, dans le sens intellectuel et technique du mot, porte bien plus sur la charpente de la fable que sur le style des chapitres et des pages. M. Bulwer s’occupe plutôt de tracer les lignes et l’épaisseur des murs de son édifice, que de surveiller l’architecture définitive, et surtout la sculpture extérieure, qui doit embellir un palais ou une cathédrale, comme l’or et les broderies un manteau ducal.
Si l’on rencontrait par le monde un conteur aussi abondant, aussi riche, aussi habile à vous suspendre à sa bouche, que M. Bulwer, on n’aurait aucun reproche à lui faire. Comme on ne conserverait que l’impression générale de son récit, on oublierait les parties défectueuses pour ne se rappeler que les belles et magnifiques parties. Il lui arriverait ce qui arrive aux conteurs arabes, qui ne disent pas sous la tente deux fois la même épopée, sans y faire de notables changements. Il défierait la critique comme Paganini ou madame Malibran, qui improvisent presque chaque soir de nouvelles variations sur le thème qu’ils nous livrent. Mais une fois que la pensée est écrite irrévocablement, qu’on ne peut plus reprendre, déguiser, dissimuler, par une parole nouvelle, un mot pris en flagrant délit de négligence, alors la question est bien autrement grave. Il ne s’agit plus de bien penser ni de bien dire. Il faut penser et dire, non pas le mieux possible, car cette limite superlative est toujours très contestable, mais au moins de manière à se contenter ; il faut trouver, pour ses idées, un vêtement solide et juste, éclatant et bien pris, sans plis et sans grimace, tel qu’on puisse déclarer, au moment où on l’adopte, qu’on n’en soupçonne pas de meilleur et de plus beau.
À ces conditions, on peut considérer comme définitif le livre que l’on quitte. Cette épreuve de conscience, ce jugement de soi par soi-même, trompent rarement.
Dans le cas contraire, on peut toujours revenir sur une exécution contingente et provisoire. On peut toujours réserver pour des jours meilleurs et plus courageux la ciselure de l’ébauche qu’on a lâchement abandonnée.
Et à supposer, ce que je ne conseillerai jamais à personne, que, six mois plus tard, on veuille reprendre et terminer sur nouveaux frais ce qu’on a laissé imparfait, ressaisira-t-on, pour ce nouveau travail, la trace lumineuse et féconde de ses premières pensées, ne sera-t-on pas frappé de satiété dès les premières heures de cette expiation ?
Si nous connaissions la biographie de M. Bulwer, peut-être que sa vie habituelle expliquerait l’insuffisance, et quelquefois même l’absence de son style ; peut-être que si un nouveau Boswell nous le montrait partagé entre les clubs politiques, les querelles de parlement et la chasse au renard, pariant à Newmarketad sur le jarret d’un cheval pur-sang, parcourant les rues de Bath et de Brighton dans un élégant tandem, menant enfin une existence seigneuriale, nous trouverions tout naturel qu’il jette à la hâte ses idées sur le papier, et qu’il prenne pour nécessaire une expression soudaine.
Mais par malheur ces hypothèses ne sont pas même des conjectures. Nous ne savons rien de l’auteur de Pelham. Bien qu’il siège à la chambre des communes, il ne paraît pas qu’il ait jamais joué aucun rôle politique ; nous pouvons seulement conclure des éloges de la critique écossaise qu’il doit être whig et réformiste. Autrement, comme les Quintiliens d’Édimbourg ne pardonnent pas au torysme, ils eussent fait à M. Bulwer une vive et rude guerre ; car le plus souvent, chez nos voisins, au fond de la plupart des controverses littéraires, il y a un levain théologique ou politique.
Après tout, la paresse ou l’absence de résolution et de volonté n’ont pas besoin, pour se développer, d’équipages, de meutes et de haras. Il y a des cerveaux organisés de façon à ne jamais vouloir qu’à moitié, dans quelque condition qu’ils soient placés. Il y a des oisifs sans fortune plus entêtés dans leur indolence que les heureux.
Seulement, et pour conclure, il serait fort à souhaiter que M. Bulwer voulût bien prendre sur lui d’écrire à l’avenir d’un style plus serré, plus concis, moins incorrect et moins vague, moins semblable à du sable semé de parcelles d’or, et digne enfin d’être comparé aux plis majestueux d’un manteau de pourpre.
V. Fanny Kemble.
Je viens de lire, avec une attention religieuse, le drame historique représenté à Londres, en mars dernier, et qui, s’il faut en croire les revues et les journaux de nos voisins, a obtenu un succès éclatant. Je regrette bien sincèrement de n’avoir pu moi-même assister au François Ier de miss Fanny Kemble ; car son drame, bien qu’il soit exécuté avec une louable conscience, bien que tous les détails en aient été surveillés par l’auteur avec un soin assez rare dans ces sortes de travaux, doit nécessairement se mieux comprendre au théâtre qu’à la lecture, si attentive qu’elle soit d’ailleurs. Francis the first peut cependant légitimement prétendre à être jugé comme un poème, avec toute la sévérité que les œuvres littéraires subissent impunément, et qui souvent réduirait en cendres les ouvrages destinés au théâtre.
Et ainsi, je n’essaierai pas d’apprécier ou de conjecturer, même par induction, l’effet probable de François sur un auditoire anglais, disposé d’avance à l’indulgence et à l’approbation par le nom, la jeunesse et la beauté de l’auteur. Je ne veux pas faire sur un ouvrage applaudi au-delà de la Manche, un feuilleton comme il s’en publie vingt à Paris tous les jours. Je veux analyser et juger le drame de miss Fanny Kemble, comme un livre qui n’aurait rien à démêler avec le décorateur, le machiniste et le costumier. Cependant je n’oublierai pas, et je prie en même temps qu’on se rappelle, que l’auteur compte aujourd’hui vingt et un ans tout au plus, et qu’elle avait dix-sept ans quand elle a commencé l’œuvre publiée cette année seulement par John Murray. C’est une réserve que je crois indispensable dans le double intérêt de l’art et de la critique ; car il y aurait de l’injustice et presque de l’aveuglement à rechercher les motifs et la portée d’une scène, la vraisemblance et la solidité d’une combinaison dramatique avec une logique inexorable lorsqu’il s’agit d’un début, quand on appelle à son tribunal un esprit qui peut subir encore bien des métamorphoses, qui ne connaît guère les réalités de la vie que par les livres, ou tout au plus par ses rêves et ses espérances. Plus tard, quand il aura vieilli, il saura bien lui-même, après le premier éblouissement du triomphe, se demander compte du passé, mesurer rigoureusement ce qu’il vaut, ce qu’il en faut garder, quelles feuilles ont séché, et ne doivent plus reverdir, dans le laurier qu’il croyait impérissable. Il saura bien retrouver dans sa mémoire le spectacle de ses émotions évanouies, et jeter au vent, quand l’heure sera venue, les cendres d’une gloire éteinte.
Donc, il y a dans Francis the first trois sujets bien distincts, trois drames différents, qui ont chacun leur importance et leur valeur ; qui, à la rigueur, comporteraient séparément un développement individuel et complet, qui, seuls et sans le secours des deux autres, suffiraient à remplir la scène, à concentrer la curiosité, à donner enfin une fable avec son exposition, son nœud et son dénouement. Les deux premiers actes sont tout entiers dévolus à la duchesse d’Angoulême et à son amour pour le connétable de Bourbon. Le troisième et le quatrième sont uniquement consacrés à la passion de François Ier pour Françoise de Foix. Le cinquième acte se passe sous les murs de Pavie. Chacune de ces trois actions n’est guère liée aux deux autres que par un rapport de succession, par un accident de temps. Mais vraiment on ne pourrait pas dire que la seconde se déduise de la première, ou la troisième de la seconde. Une femme vieille et passablement laide fait des avances au connétable, et le rappelle du gouvernement d’Italie pour se donner à lui. Sur son refus, auquel, avec un peu de raison, elle aurait dû s’attendre, après avoir vainement essayé de le séduire à sa personne par d’ambitieuses et criminelles espérances, quand elle s’est convaincue, à sa honte, que le duc de Bourbon ne voudrait pas même d’un trône à ce prix ; que la plus riche couronne ne réussirait pas à déguiser sa laideur et sa vieillesse, elle n’écouté plus que sa colère et sa vanité humiliées ; elle le dépouille de ses commandements et de la meilleure partie de ses richesses. Le connétable, poussé à bout, passe à Charles-Quint, et va combattre l’armée française à la tête des impériaux. Sans nul doute, il y a là toute l’étoffe d’une action vivante et animée. En attribuant, avec la partialité que l’art peut toujours se permettre, le premier rôle politique à la duchesse d’Angoulême ; en rejetant dans l’ombre la figure du roi ; en groupant autour de ces deux caractères entre lesquels la lutte est engagée, quelques ambitions subalternes toujours empressées au service des passions royales, si viles qu’elles puissent être ; en donnant pour champ clos à ce duel la France du seizième siècle ; en suivant toutes les chances du combat, jusqu’au moment où le vainqueur oblige le vaincu à lâcher pied pour revenir bientôt plus ardent et plus fort, et pour venger enfin son outrage sur la liberté de son roi, je m’assure que le génie dramatique n’aurait rien à regretter, et n’appellerait à son secours aucune richesse étrangère au sujet. Les épisodes naîtraient d’eux-mêmes. La cour et le peuple se placeraient naturellement sur le second plan. Puis à l’horizon, on découvrirait Charles-Quint et Luther, Henri VIII et le cardinal Wolsey.
Si l’on préfère à ce drame sombre et sanglant la lutte d’une vertu expirante contre la séduction d’un amour royal ; si au lieu d’Agrippine on prend Junie ; si la poésie, cherchant dans le développement et la peinture d’une passion fraîche et jeune tous les ressorts de l’intérêt, compose avec François Ier et la comtesse de Châteaubriant un tableau simple, mais vrai ; si elle voit dans le petit nombre de figures qu’elle doit dessiner la nécessité d’en tracer les contours avec plus de précision et de fermeté, d’en montrer plus à loisir, avec une curiosité plus complaisante, jusqu’aux traits les plus fins ; si elle se complaît dans l’étude approfondie de ces deux physionomies qui contrastent si vivement, un roi qui désire et qui veut, une jeune femme qui résiste, et qui regrette peut-être la faute qu’elle n’ose commettre, placée entre son devoir et sa vanité, qui écoute dans le recueillement la voix impérieuse de sa conscience, mais qui cependant ne peut méconnaître le charme éblouissant de cette autre voix qu’elle refuse d’écouter, ce pourra être une belle et touchante tragédie, à la manière de Sophocle et d’Euripide, imprégnée d’abord d’une chaste vertu, puis couronnée dignement par le remords, et peut-être par le plus résigné de tous les sacrifices, par le renoncement à la vie, par un holocauste expiatoire. Et qu’on ne dise pas que ce serait là une tragédie d’enfants et de jeunes filles, un proverbe bon tout au plus pour les couvents et les pensionnats. Ni les cours, ni les voyages, ni les roueries diplomatiques et parlementaires, ni la plus vieille et la plus intime familiarité avec les livres de toutes sortes, ne suffisent à nous détacher, dans le sens poétique, de la vertu et de ses combats.
Reste un troisième drame, celui qui commence entre le roi et le duc de Bourbon, qui continue entre Lautrec et le duc de Milan, et qui se termine à la bataille de Pavie. Ce serait un drame politique et militaire, où l’amour ne jouerait aucun rôle ; l’ambition et la ruse domineraient la scène. L’Italie se jouerait aux dés. La partie s’engagerait entre l’Espagne et la France ; l’Angleterre compterait les points, et l’Europe placée à la galerie sifflerait le vaincu. Ce dernier sujet ne serait peut-être pas le moins riche des trois. Il n’irait pas si volontiers aux curiosités vulgaires. Il faudrait, pour le comprendre et le suivre, plus d’attention et de sagacité, que pour inventer bien des harangues récitées à la tribune. L’ïambe ou l’alexandrin éclateraient à contenir de pareils colosses, à moins d’être habilement trempés. Pour mouvoir librement tous les fils de cette vaste pantomime, la main devrait être capable d’une rude étreinte. Mais arrivé à ces hautes régions, d’où l’œil découvre les empires et les peuples comme les navires dans le port, on sentirait en soi-même un profond contentement. La vue se réjouirait à manier l’histoire comme les rayons de la lumière.
Miss Fanny Kemble a voulu relier, dans un nœud unique, les trois rameaux dramatiques que nous venons d’indiquer ; elle a voulu réunir en un commun faisceau toutes les branches de l’arbre historique, recueillir et fondre au feu de son imagination les fragments dispersés d’un siècle gisant, pour couler une grande et magnifique statue.
Or, pour mener à fin son projet, qui seul, et quelle qu’en pût être l’issue, a droit à nos éloges, elle a inventé le personnage de Gonzales, qui passe à la cour de François Ier pour un moine espagnol, pour le confesseur de la reine, mais qui, dans la pensée de l’auteur, se joue à la fois de Charles-Quint, de la duchesse d’Angoulême, du roi de France et du connétable de Bourbon, et dont toutes les supercheries aboutissent à venger une vieille injure de famille.
Clément Marot, Triboulet, Marguerite de Navarre, ont dans la tragédie anglaise un caractère constant de réserve et de chasteté. Laval et Lautrec sont généreux et chevaleresques ; la comtesse de Châteaubriant, jusqu’au moment de sa chute, est d’une vertu exemplaire, et même après qu’elle a souillé sa vertu d’une tache ineffaçable, elle garde encore dans toute sa conduite une parfaite innocence. Elle n’a pas l’air d’avoir cédé : à entendre les paroles qu’elle prononce, son crime est presque un rêve.
Il y a dans Francis the first un sentiment dont la peinture, souvent ramenée sur la scène, et quelquefois même au premier plan, éclate par une exquise vérité, et révèle une touche assurée, quoique naïve : c’est l’amour fraternel. L’enfantine confiance de Françoise de Foix dans Lautrec, sa pudique soumission à ses moindres avis, comme à des ordres saints et irrévocables, l’abandon et le laisser-aller de ses aveux, la grâce contenue avec laquelle elle lui explique sa répugnance à le laisser partir, à demeurer seule et sans soutien au milieu des dangers de la cour, sa crainte d’avoir un jour un autre et plus impérieux protecteur que lui, tous ces traits, habilement combinés, composent un ravissant tableau. C’est une belle et touchante étude qui doit être faite d’après nature. Et sans doute on ne doit pas s’en étonner : le cœur et l’imagination d’une jeune fille pouvaient sans violence, sans le secours d’un travail factice, s’élever jusqu’au type le plus complet et le plus pur d’un pareil sentiment. Pour y atteindre d’un seul coup, elle n’avait besoin de recourir à aucune tradition de collège on de bibliothèque ; elle n’avait qu’à descendre en elle-même ou regarder autour d’elle, pour trouver les couleurs et les nuances qui devaient lui servir. Mais l’ambition, l’ardeur de la conquête et des aventures, l’adultère et la jalousie, les trahisons politiques, où vouliez-vous que miss Kemble en trouvât les modèles pour les représenter dignement ?
Le style de Francis the first est partout d’une éblouissante coquetterie. L’auteur n’y regrette ni les draperies ondoyantes et souples, ni l’éclat chatoyant et capricieux des pierreries ; toutes les ruses de la parure la plus habile, toutes les séductions d’une démarche à la fois invitante et réservée y sont prodiguées avec une générosité merveilleuse.
C’est rarement, comme on pourrait s’y attendre, les images douces et modestes qui pourraient convenir à l’élégie. Ce n’est pas non plus le mouvement impétueux et presque militaire d’un hymne ou d’une ode, c’est le sourire apprêté, qui épie le regard pour montrer de belles dents ; c’est une tête qui s’inclina à propos, qui fléchit le cou, comme un cygne, pour dérouler les boucles et les tresses de ses cheveux. À parler littérairement, c’est le style du sonnet.
Or, quoiqu’on ne puisse nier ni le charme, ni la grâce, ni même souvent la force et la portée des sonnets de Pétrarque et de Michel-Ange, de Milton ou de Wordsworth, forcés qu’ils sont cependant d’enfermer leur pensée dans l’étroit espace de deux quatrains et de deux tercets, il leur faut trouver une forme sonore et précise, retentissante et solide, qui donne aux moindres accidents de leurs idées un caractère saisissant, qui grave dans la mémoire, et profondément, ce qu’ils veulent raconter et signifier. Alors ils ne peuvent s’en tenir à la simple succession des images, comme dans le récit ; ils choisissent une figure une et multiple, simple, quoique variée, capable de suivre pas à pas et de reproduire fidèlement toutes les évolutions de la rêverie : ils choisissent un symbole.
Mais ce style qui convient au sonnet, dont le sonnet ne peut guère se passer, quand on l’applique à un récit ou à une action, à l’épopée ou à la tragédie, au roman ou au drame, ralentit singulièrement le mouvement général de l’ouvrage. Une fois entré dans cette voie, qui, bien que belle et glorieuse en soi, n’est pourtant pas la vraie, et ne doit pas vous conduire au but que vous cherchez, vous ne pouvez plus faire acception du caractère et de l’âge des personnages, de la paix ou du tumulte d’une scène, de la hâte impétueuse du dénouement ou du cours tranquille d’une exposition ; vous êtes condamné à l’éternelle et patiente ciselure de toutes les passions et de tous les sentiments. Que votre parole grave ou folle, tendre ou austère, passe par les lèvres de François Ier, ou de Triboulet, de la comtesse de Châteaubriant ou de la duchesse d’Angoulême, elle pourra être belle, mais non pas vivante.
Et je concevrais encore plus volontiers que le cliquetis des images se fît entendre à de fréquents intervalles dans le cours d’un récit ; car alors le poète ou le romancier, deux artistes dont le nom seul diffère, intervient en son nom et pour son compte. En même temps qu’il déroule les plis merveilleux de ses souvenirs, en même temps qu’il nous emmène avec lui sur le navire qu’il gouverne à son gré, et qu’il nomme toutes les villes du rivage, toutes les baies et tous les promontoires qui s’enfuient derrière nous, il a droit d’associer à son enseignement ses passions personnelles ; il peut, à mesure qu’il avance, oublier les passagers qui l’écoutent pour se parler à lui-même, traduire sans réserve et sans réticence les impressions qu’il éprouve en présence du ciel et du paysage.
Qu’il s’agisse d’Achille ou d’Ulysse, d’Énée ou de Satan, de don Quichotte ou de Tom Jones, nous ne pouvons défendre ni à Homère, ni à Milton, ni à Virgile, ni à Cervantes, de prendre parti pour ses héros. En poésie, et surtout en poésie épique, on n’admet pas de prévarication.
Or, dès que le poète accepte un rôle, il est libre, à coup sûr, de le jouer à sa manière, de le composer à sa guise. Si sa pensée, dédaignant les vêtements vulgaires, s’habille d’une image éclatante, comme les rois s’habillent de pourpre et d’or ; si, pour dessiner l’énergie et la grâce de son attitude, elle prend la cotte de mailles ou la toge, il y aurait de l’injustice et de l’ignorance à l’en blâmer : autant vaudrait reprocher à l’oiseau ses ailes.
Pourvu que le poète sache descendre à propos des régions élevées où il plane, quand il nous oublie, pour reprendre l’allure et le pas que nous pouvons suivre, pourvu qu’après nous avoir conduits bien loin au-delà des limites de la réalité, il sache y revenir et y rentrer avec nous, il ne sort pas de son droit ni de son devoir.
Mais le poète dramatique n’a pas les mêmes privilèges. Eût-il en portefeuille les œuvres de Pindare, les sonnets de Pétrarque, fût-il capable de les dépasser, il ne pourra, sous peine de forfaire aux lois de son art, dépenser en aucune occasion les richesses d’un pareil trésor. Il faut qu’il s’efface et disparaisse complètement derrière ses personnages ; qu’il parle avec leur bouche, mais que leur bouche ne se mette jamais au service de sa pensée ; qu’il s’identifie avec eux, mais n’essaie jamais de les absorber en lui-même ; qu’il les domine et les conduise, mais qu’il ne cherche jamais à leur imprimer ses mouvements.
Je sais que des autorités imposantes ne partagent pas mon avis ; je sais que l’Allemagne, l’Italie et la France porteraient au besoin témoignage contre moi ; que Schiller et Manzoni paraissent avoir dérogé aux lois que je prétends établir, ou plutôt que je déduis et que je tâche de traduire. On me citera le marquis de Posa, qui reparaît, à des intervalles réguliers, dans la tragédie de don Carlos, comme le retour de la strophe et de l’antistrophe antique, qui ne participe pas réellement à l’action générale, qui résume et personnifie le poète lui-même avec tous les accidents de temps et de lieu ; type ◀idéal▶ d’un Allemand du dix-neuvième siècle, qui a traversé l’histoire et la philosophie, ayant d’arriver à la poésie : mais, à mes yeux, une pareille exception, si glorieuse et si imposante qu’elle soit, un si flagrant et si réel anachronisme, ne saurait renverser le principe que j’ai posé.
Le marquis de Posa fait de la poésie lyrique tout à son aise, sans guère s’inquiéter des acteurs qui l’entourent. Mais croyez-vous que, s’il était autre, la tragédie de don Carlos en vaudrait moins ? Pour ma part, j’en doute.
Cependant, comme il est impossible de scinder si distinctement les formes de l’imagination, que l’une ne se confonde jamais avec l’autre, il y a dans le drame lui-même quelques rares et solennelles occasions où le poète peut s’avancer sur la scène. S’il y a dans la fable qu’il a nouée un caractère avec lequel il sympathise plus profondément et plus naïvement qu’avec les autres, il peut, à de certains moments, résumer l’action et l’état de sa pensée dans un monologue, comme fait Corneille dans Cinna.
Mais, pour que le monologue soit à sa place et ne fasse pas lâche dans l’étoffe du poème, il ne faut pas que le style en soit soudainement lyrique : il faut qu’il se détache insensiblement du style ordinaire et général de la pièce, avant de prendre un mouvement particulier.
À ces conditions, le monologue permet au poète dramatique de s’élever successivement à toutes les formes de l’ode et de l’élégie. À mesure que l’isolement développe, dans l’acteur qui le représente, une rêverie plus intense et plus ◀idéale▶, il ne doit se refuser aucune image, aucune figure, si riche qu’elle soit.
Maintenant que nous avons épuisé, selon la mesure de nos forces, la double question du plan et du style de Francis the first, considérés en eux-mêmes, il nous reste à envisager deux questions subsidiaires et dont une seule a été soulevée par la critique anglaise.
À quelle période de poésie anglaise se rapporte la tragédie de miss Kemble ? Quelles ressources présentait l’époque historique qu’elle a choisie ?
Une Revue publiée sous patronage de John Murray voit, dans Francis the first, un retour salutaire vers la méthode dramatique de Shakespeare. Je ne crois pas qu’elle entende parler des tragédies proprement dites de Shakespeare, telles qu’Othello, Hamlet, Roméo et Juliette ; car les trois poèmes que nous venons de nommer, surtout le premier et le troisième, se font remarquer par la simplicité du plan, l’unité de l’action, la concentration de l’intérêt. Qu’on prenne dans le théâtre grec, ou dans Racine et Alfieri, qui tous deux, à leur manière, ont voulu renouveler l’antiquité, telle tragédie qu’on voudra, sauf la naïveté familière des détails, qui assure au poète de Stratford un avantage réel et durable, je ne vois aucune différence entre les tragédies anglaises, italiennes et françaises. Le critique de Londres n’a pas voulu non plus rappeler les pièces fantastiques, telles que le Songe d’une nuit d’été. Titania et Obéron n’ont rien à faire avec la tragédie de miss Kemble.
Sans nul doute, il s’agit dans cette comparaison des pièces qui, dans l’édition de 1622, publiée six ans seulement après la mort de l’auteur par Heminge et Condell, deux de ses camarades, s’appellent modestement Chronicles, telles que la Vie et la mort du roi Jean, Richard III, Henri IV. Dans ces chroniques, Shakespeare ne prétend à aucune unité rigoureuse et officielle. Il met l’histoire de tout un règne en dialogue et en action. Il ne choisit pas arbitrairement un épisode ou un personnage, Il ne fait subir aux événements qu’il a sous sa main aucun triage de pruderie ou de dégoût ; il ne répudie rien, ni personne. Scènes d’alcôve et de camp, tout lui est bon pour esquisser à grands traits le siècle auquel il s’en prend. Il entre aux conseils des rois, nous assistons aux débats qui vont décider du destin d’un empire. Puis, quand la bataille est résolue, quand les lances sont aiguisées, que les armées sont rangées dans la plaine, nous le suivons sur une hauteur voisine pour dominer avec lui la scène. Quand la mêlée s’engage, quand les lignes d’acier plient et s’entament, nous pénétrons au milieu des blessés, nous écoutons le râle des morts.
N’attendez pas que le poète oublie le vainqueur ou le vaincu ; Dieu merci ! la passion ne lui manque pas. Il prend parti pour ou contre ses acteurs. Ceux qui l’accusent d’impartialité ne l’ont pas lu ou l’ont bien mal compris ; il n’y a pas une de ses chroniques qui n’ait le sens et l’énergie du plus hardi pamphlet, qui ne flétrisse et ne couronne aussi bien que les vieilles comédies d’Athènes. Mais il tient compte à chacun de son malheur pour juger sa faute, il ne condamne qu’en racontant.
C’est une sorte d’omniscience qui éblouit d’abord et qui trouble la vue. On ne comprend pas du premier coup où le poète en veut venir. Dans ce pêle-mêle confus d’Achilles et de Thersites, dans cette cohue de rois et de populaces, on ne distingue pas d’abord sur quels groupes l’attention va se fixer, Mais peu à peu l’histoire s’explique et s’éclaircit, les groupes se personnifient, les nations s’individualisent ; grâce aux dimensions colossales de l’action, une catastrophe qui ruine un royaume n’a plus que l’importance relative d’une scène ordinaire ; le drame tout entier prend une espèce d’unité involontaire et fatale, unité réelle et providentielle, qui ne résulte pas du choix ou de l’oubli, de la préférence ou du dédain, mais qui se fait d’elle-même, qui ressort des événements ; unité inhérente à l’ensemble, à laquelle tous les détails concourent merveilleusement.
Qu’on ne s’y trompe pas ; bien que les chroniques de Shakespeare ne soient pas, pour la plupart, la meilleure partie de son héritage, bien que je préfère de beaucoup Othello à Richard III, cependant le génie, je dirais volontiers l’instinct dramatique, qui ne l’abandonnait jamais, ne lui permettait pas de mettre en scène l’histoire de son pays, ou l’histoire de Rome, sans qu’une pensée une et grande présidât, presque malgré lui, à toutes ces compositions.
Voyez Coriolan et Jules César. Il ouvre les biographies de Plutarque, et s’en contente sans pousser plus avant ses études. Il n’omet pas une page, pas un trait caractéristique ; il trouve moyen d’enchatonner et de sertir dans sa pièce jusqu’aux moindres anecdotes qu’un autre eût négligées, peut-être, comme indigne de la toge et du cothurne, mais qui ajoutent singulièrement à la vérité naïve de la composition. Il ne dédaigne pas les trivialités qui peuvent compléter l’humanité de ses héros.
Qu’on relise attentivement deux ou trois des chroniques de Shakespeare, et l’on se convaincra facilement de l’exactitude des remarques précédentes ; on aura la certitude qu’il est toujours un, parce qu’il est toujours complet.
Je m’assure donc que l’auteur du Richard III aurait vu dans le règne de François Ier autre chose qu’une trahison, un amour et une bataille. Comme il eût mis dans sa tragédie toutes les tragédies que le siècle contenait, il n’y en aurait pas eu trois, mais une. Sous la toute-puissance de son pinceau, peu à peu des figures, d’abord saillantes et prononcées, se seraient placées sur le second plan, dans la pénombre : la lumière d’abord diffuse et vague se serait insensiblement éteinte aux deux côtés du cadre, et concentrée vers le milieu de la toile.
Car dans une tragédie, comme dans un paysage, il n’y a pas de beauté sans sacrifice. Claude Lorrain et Ruysdael ne donnent pas à toutes les portions de leur tableau la même valeur et la même clarté. C’est un principe qui, une fois violé, met à mort toute poésie.
Or, dans Francis the first, je serais fort embarrassé de choisir entre les trois tragédies que je vous ai dites. Je ne saurais laquelle préférer. Toutes trois ont à mes yeux la même importance. La première et la troisième sont incomplètes. La seconde, sans avoir reçu tous les développements qu’elle comporte, me paraît cependant absorber les plus intimes sympathies de l’auteur. C’est un drame de pudeur et de chasteté, d’amour et de dévouement fraternel. Si la conduite de Françoise de Foix, qui, à mes yeux, voudrait être l’héroïne de la tragédie, eût été telle que nous la représente miss Kemble, peut-être que saint Augustin ne l’eut pas condamnée.
Et quoiqu’on ait volontiers mauvaise grâce à parler du style d’un poète étranger, bien qu’on puisse accuser de pédantisme et de fatuité un critique qui se permet de juger ce qu’il y a de plus délicat et de plus mystérieux, qui n’est pas familiarisé, par la vie de tous les jours, avec l’idiome dont il prétend parler, nous nous hasarderons, cependant, à dire quelques mots du style de Shakespeare, comparé à celui de Francis the first.
Tous les deux sont imagés. Mais comment ? Dans ses chroniques, Shakespeare ne se refuse aucune des vulgarités du dialogue. Il dit bonjour et adieu comme tout le monde. En est-il de même dans Francis the first ? Il joue sur les mots avec Mercutio, dans Roméo ; quand il est au balcon avec Juliette, il rêve comme M. de Lamartine dans les étoiles. Mais au bal, dans le premier acte, il a des paroles comme nous pouvons tous les soirs en entendre, en pressant un gant de femme.
Cette différence ressort de la différence même des systèmes. Venons à la partie technique. Il y a dans Shakespeare quatre formes de langage : la prose qu’il ramène volontiers toutes les fois qu’il revient à des scènes ordinaires ; le vers blanc, le vers héroïque et rimé, et enfin le vers qu’on appelle rythmique, le vers de l’ode et de la ballade. Il emploie indistinctement ces quatre formes, il les quitte et les reprend, les entremêle et les coupe selon son caprice en apparence, mais le plus souvent pour des raisons que l’analyse et la réflexion pénètrent.
Miss Kemble n’a employé que deux formes de langage, la prose et le vers blanc. Parfois il lui arrive de ne pas terminer un vers commencé. Or, il nous semble que ces irrégularités, qui pouvaient trouver leur excuse au seizième siècle dans la précipitation obligée du travail, puisque l’auteur était à la fois poète, acteur et directeur, n’ont pas droit aujourd’hui à la même indulgence. Ce n’est pas par ces côtés-là qu’il faut imiter Shakespeare.
Aujourd’hui que la littérature dans toutes ses branches n’est plus un accident de la vie, mais bien une profession qui remplit toutes nos années, et qui jalouse toutes nos distractions, qui a ses lois, ses préceptes, son code, quand on accepte une forme, quelle qu’elle soit, il ne faut pas la quitter ; il faut choisir, selon la nature et le mouvement de sa pensée, entre la prose et le vers, mais ne pas renoncer capricieusement à l’une ou à l’autre dans le cours de cent cinquante pages.
Voyons quelle a été l’histoire.
Le règne de François Ier s’ouvrit glorieusement par la bataille de Marignan. On sait la lettre pleine de modestie et de dignité qu’il écrivit à sa mère après la victoire. Il n’y oublie aucun de ceux qui l’ont secondé de leurs bras et de leur courage, et trouve des paroles affectueuses pour les récompenser. Le soir même de la bataille, il mit un genou en terre, et se fit armer chevalier par Bayard.
Quatre ans plus tard, en 1519, la mort de Maximilien décida entre don Carlos et François Ier une rivalité qui ne devait finir qu’avec leur vie. Les deux rois se mirent sur les rangs pour l’empire, et c’est à cette occasion que François Ier répondit aux hypocrites politesses de don Carlos par un mot franc et hardi, qui peut servir de symbole à toute sa carrière : « Nous courtisons tous les deux la même maîtresse ; mais que celui des deux qui sera vaincu cède le pas à celui qu’elle préfère. » Sur le refus de Frédéric-le-Sage, don Carlos obtint l’empire. Henri VIII d’Angleterre, troisième compétiteur, manifesta publiquement sa colère, et le double échec qu’ils avaient éprouvé donna lieu à une entrevue célèbre entre les rois de France et d’Angleterre, le camp du drap d’or.
Si je ne me trompe, c’était là un beau prologue pour une tragédie de François Ier ; c’était l’exposition de la lutte qui allait s’engager entre les trois monarques, lutte qui devait remplir trente ans. Il y avait à faire l’analyse de ces trois caractères qui devaient se disputer l’attention de l’Europe. C’eût été un premier acte, à la manière des Chroniques de Shakespeare, où l’intérêt et le mouvement n’auraient pas manqué,
En 1521, Charles-Quint commence la campagne, et fait attaquer le duc de Bouillon. Trente-cinq mille impériaux se jettent sur Mézières qui ne doit son salut qu’à la prudence et à l’intrépidité de Bayard. Battu sur un premier point, l’empereur songe au Milanais, compromis déjà par une administration vicieuse et par les rigueurs excessives de Lautrec. La duchesse d’Angoulême avait dissipé, dans ses prodigalités, quatre cent mille écus destinés à l’armée d’Italie : elle accusa de concussion le surintendant des finances, Semblançay, vieillard austère et intègre, dont elle obtint la tête. Le roi, épris des charmes de la comtesse de Châteaubriant, se montra indulgent pour le frère de sa maîtresse. Le duc de Bourbon, à qui la mère du roi avait souvent témoigné le goût qu’elle avait pour lui, étant devenu veuf, la duchesse d’Angoulême lui offrit sa main ; le duc résista à ses instances, et repoussa même les prières du roi avec mépris. La duchesse humiliée retire au connétable le gouvernement du Milanais, et le ruine. Charles-Quint achète la trahison du connétable, qui trompe, par un lâche mensonge, la crédulité de François Ier, s’enfuit et livre à sa colère dix-neuf complices, après avoir vainement essayé de soulever plusieurs provinces sur son passage. Saint-Vallier, leur chef, est condamné à mort et obtient sa grâce, au moment même où il allait poser sa tête sur le billot, par l’intercession de Diane de Poitiers, sa fille.
Nous sommes maintenant en pleine tragédie. Le connétable commande les impériaux en Italie. Le roi lui oppose le plus présomptueux de ses favoris, l’amiral Bonnivet, et met Bayard sous ses ordres. Bonnivet, dangereusement blessé, remet le destin de l’armée entre les mains de Bayard ; mais il n’était plus temps. Les Français sont forcés d’abandonner l’Italie. Le connétable attaque la Provence, enlève quelques villes, et va mettre le siège devant Marseille. François Ier le chasse, et repasse dans le Milanais. Il prend Milan, que la peste décime, et tient conseil avec ses principaux généraux ; les têtes les plus sages sont d’avis qu’il attende des renforts avant d’aller plus loin. Bonnivet et Montmorency se prononcent pour l’attaque de Pavie. Antoine de Lèves, gouverneur de la ville, donne le temps au connétable d’arriver. Le 24 février 1525, au commencement de la nuit, le combat s’engage avec les impériaux, et dure jusqu’au matin. Les arquebusiers basques nous tuent beaucoup de monde, et visent au cœur les chefs de l’armée. Le duc d’Alençon plie. Trémouille et Foix sont frappés à mort. Bonnivet, désespéré, se précipite au milieu des bataillons ennemis. Le roi, après avoir tué de sa main plusieurs impériaux, reçoit deux blessures, a son cheval tué sous lui, et tombe. Pomperan, le seul gentilhomme qui eût suivi le connétable, lui demande son épée : le roi demande Lannoy, vice-roi de Naples, qui met un genou en terre, et lui donne son épée en échange de celle qu’il reçoit. François Ier est conduit à Madrid, comme prisonnier de Charles-Quint. L’empereur lui impose, pour le rachat de sa liberté, des conditions ignominieuses et inexécutables. Mais Marguerite, duchesse d’Alençon, et depuis reine de Navarre, parvient à le décider au parjure. Si même il faut en croire les mémoires du temps, elle adoucit les ennuis de la captivité au prix de ses devoirs.
François Ier suivit le conseil de sa sœur, ne refusa aucune des promesses qu’il devait violer, et en touchant la terre de France, s’écria : Je suis encore roi. En quelques jours, la noblesse offrit deux millions pour le rachat des enfants de France qu’il avait laissés en otage.
Léon X meurt après un règne glorieux. Clément VII, son successeur, s’allie à François Ier et à Henri VIII contre Charles V. Le 6 mai 1527, le connétable de Bourbon assiège Rome et meurt sur la brèche. Les impériaux mettent la ville à feu et à sang. Clément VIl est prisonnier de Charles V. Lautrec reparaît en Italie, et avec l’assistance d’André Doria et de Gênes, il reprend possession du Milanais. La peste, après avoir éclairci les rangs des impériaux, passe dans nos rangs. Lautrec se brouille avec Doria, qui décide la défection des autres états de l’Italie. Lautrec meurt, et l’armée française est anéantie. L’empereur et le roi de France, après avoir échangé plusieurs provocations ridicules, signent la paix de Cambray, en 1529. Les enfants du roi sont rachetés au prix de 1 million deux cent mille écus. François Ier renonce à ses prétentions sur le Milanais et épouse Éléonore, sœur de l’empereur. La paix européenne paraît assurée pour quelque temps. François Ier, aidé du connétable de Montmorency, remet l’ordre dans les finances. Il donne des fêtes élégantes et somptueuses. Il s’entoure de savants illustres, tels que Budéae et Lascaris, et correspond avec Érasme. Il visite dans leurs ateliers Primatice et Léonard de Vinci. Il commence le Louvre, bâtit les châteaux de Fontainebleau, de Chambord et de Madrid. Il fonde le collège de France. Il forme à sa cour un conseil littéraire, composé des frères Du Bellayaf, de Rabelais, de Marguerite de Navarre et de Clément Marot, qui tous deux prononçaient rarement les chastes paroles que miss Kemble a mises dans leur bouche. C’est à cette époque que François Ier prit une nouvelle maîtresse, Anne de Pisseleu, qu’il nomma duchesse d’Étampes. La comtesse de Châteaubriant était morte pendant la captivité du roi, victime de la jalousie de son mari. Le roi donna des larmes sincères aux cendres de la duchesse d’Angoulême, malgré les torts nombreux qu’il avait à lui reprocher, et maria peu de temps après, Henri, son second fils, à Catherine de Médicis.
L’expédition de Charles-Quint en Afrique ranime les prétentions de François Ier sur le Milanais. Il profite de l’absence de l’empereur pour y rentrer. François Sforce, frappé de terreur, meurt subitement ; mais bientôt Charles-Quint revient et reprend l’Italie. En 1536, il conduit cinquante mille hommes en Provence. Le connétable Anne de Montmorency, instruit que les troupes impériales sont mal approvisionnées, n’hésite pas à sauver la France au prix d’une province, et met le feu aux villes et aux châteaux. La famine chasse l’empereur et l’oblige à repasser les Alpes. Le dauphin François, qui donnait les plus brillantes espérances, meurt empoisonné, à ce qu’on croit, par Montécuculli, son échanson, qui subit le supplice des régicides. Le roi accusait Charles-Quint, et voulait se venger. Mais cependant, par l’entremise de Clément VII, l’empereur et le roi signent, à Aigues-Mortes, une trêve de dix ans.
En 1539, Charles-Quint, au grand étonnement de l’Europe, se confie à la loyauté de son rival, et lui demande passage pour aller réduire les Gantois insurgés. François lui accorde le passage, et demande en récompense l’investiture du Milanais. L’empereur se souvient du serment de Madrid violé, et promet. D’après l’avis du connétable de Montmorency, il n’y eut pas de convention écrite. Charles-Quint apprend que la duchesse d’Étampes agit auprès du roi contre lui ; pour la gagner, il laisse adroitement tomber un diamant magnifique qu’elle ramasse, et qu’il la prie de garder. Il soumet les Gantois, et traite la promesse du Milanais comme François avait traité les promesses de Madrid. Le connétable de Montmorency est disgracié en souvenir de ses conseils.
Landrecies, assiégée par Charles V, et délivrée par le roi, en 1544 ; la bataille de Cerizolles, gagnée en 1545, par le comte d’Enghien ; la ligue de Henri VIII et de l’empereur ; l’envahissement momentané de la Picardie et de la Champagne, jusqu’à la paix de Crespi, et enfin la promesse du Milanais au duc d’Orléans, second fils du roi, complètent l’histoire de François Ier. Il mourut en 4 547, âgé de cinquante-deux ans. Depuis dix ans, sa santé s’était altérée à la suite d’une intrigue galante avec une bourgeoise nommée la Belle Ferronnière ag. Le mari eut recours, pour se venger de sa femme et du roi, à un moyen sur lequel les historiens ne laissent aucun doute. La Ferronnière en mourut, et le roi fut assez mal guéri.
Telle a été la réalité historique que miss Kemble avait choisie. Comme on le voit, elle en a tenu peu de compte. Cependant, en négligeant les événements accessoires qui n’ont pas assez d’importance pour paraître au premier plan, elle pouvait commencer par la bataille de Marignan, et l’élection impériale. Elle avait, pour terminer le premier acte, le camp du drap d’or.
La trahison du connétable de Bourbon pouvait remplir tout le second acte.
La bataille de Pavie et la captivité du roi auraient suffi au troisième acte.
Au quatrième acte, la rentrée du roi en France, le sac de Rome, la mort de Bourbon, de Lautrec, les fêtes de la cour, et le mariage de Henri avec Catherine de Médicis.
Au cinquième, le voyage de Charles-Quint et la mort de François Ier.
Mais l’imagination d’une jeune fille pouvait-elle manier et tailler librement cette étoffe immense ? Je ne sais. Peut-être eût-elle mieux fait de s’en tenir aux amours et à la mort de Françoise de Foix.
En donnant le canevas dramatique de trente années, nous n’avons pas la prétention d’avoir indiqué une recette infaillible, et qui doive, fidèlement exécutée, produire une œuvre de belle et grande poésie. On n’a pas fait une statue quand on a équarri un bloc de Carrare.
Malgré nos remarques, et à cause de nos remarques, Francis the first est et demeure une œuvre très remarquable. Mais puisque miss Kemble ne veut pas suivre la voie de Knowles, de Milman et de miss Johanna Baillie ; puisqu’elle ne s’est pas laissée séduire aux tirades rhétoriques de Virginius et de William Tell ; puisqu’elle ne croit pas que la tragédie biblique, ou la tragédie officiellement et didactiquement morale, soit appelée à régénérer le théâtre anglais ; puisqu’elle ne veut ni de la fureur quelque peu dévergondée d’Otway, ni de la douleur élégiaque de Rowe, ni de l’emphase castillane de Dryden ; qu’elle étudie Shakespeare, et ne cherche pas à l’imiter. Puissent ces lignes, si elles arrivent jusque sous ses yeux, la décider, dans sa prochaine tragédie, à ne peindre que les sentiments qu’elle a éprouvés, ou dont le spectacle familier a pu l’instruire ; qu’elle renonce à vouloir imposer aux siècles évanouis la grâce et la chasteté de sa jeunesse) qu’ils ne peuvent accepter. Si elle n’a pas lu Pantagruel, ou les Nouvelles, ni les Dames galantes, comme je le crois volontiers, qu’elle ne touche à l’avenir qu’aux hommes et aux choses qu’elle aura pu librement étudier, sans renoncer aux attributs de son sexe.
VI. Charles Nodier.
Le temps emporte si rapidement toutes nos impressions, les souvenirs se succèdent et s’effacent avec une si prodigieuse facilité, qu’on a souvent grand-peine, à quelques années de distance, à les rajeunir et les renouveler. Quand les nombreux épisodes d’une vie active et troublée, tristes et graves, ou gais et bouffons, ont rempli notre mémoire et en ont presque chassé les différents spectacles auxquels nous avons assisté dans notre jeunesse, alors nous essayons laborieusement et vainement de reconstruire un édifice dont toutes les pierres ont été dispersées, et si, par un hasard inattendu, quelque puissance mystérieuse nous les rendait séparément, nous ne saurions pas les remettre à leur place.
Il faut donc, et c’est un devoir impérieux, profiter d’hier pour aujourd’hui, et d’aujourd’hui pour demain, écrire et retracer ce qu’on a vu presque au moment où on le voit, prendre sur le fait les physionomies et les caractères qui passent sous nos yeux, les dessiner d’après nature, lorsqu’ils posent à leur insu devant nous, avec laisser-aller, négligemment, mais naturellement, sans grâce ni majesté factice, sans tristesse étudiée, sans gaîté menteuse et coquette. J’imagine que Van Dyck et Velasquez prenaient leurs séances sans prévenir les rois et les princes dont ils nous ont laissé le portrait. Ils surprenaient, à des heures inattendues, les attitudes caractéristiques, l’expression intermittente d’une figure, les regards qui ne voient pas mais qui laissent voir, qui traduisent l’âme involontairement, au rebours de ceux qui, sous l’influence d’une volonté ferme et froide, habile et paisible, la voilent et la déguisent en affectant de la révéler.
Et ainsi le portrait de Charles Ier, un des plus beaux de Van Dyck, nous en dit plus sur la famille des Stuarts, quand on sait le regarder attentivement, que les mille volumes publiés, des deux côtés de la Manche, sur la révolution anglaise. Mais à coup sûr le modèle que l’élève de Rubens nous a transmis n’a pas volontairement livré au pinceau du peintre le secret de ses gestes et de sa nature intime et personnelle. L’élégance, la faiblesse, l’entêtement, le dévouement chevaleresque, la mollesse efféminée, l’intelligence vive et courte, superficielle et paresseuse, qui se lisent dans les traits du monarque ; tout cela, croyez-vous que Van Dyck en ait pris le secret dans une séance officielle ? assurément non. Il a vécu avec son modèle, il l’a épié ; et quand il a pu se dire dans toute la sincérité de sa conscience : Maintenant je sais mon roi par cœur, je le tiens sur le bout du doigt, il s’est mis à l’œuvre, il a commencé en apparence des études terminées la veille ; et voilà précisément pourquoi son portrait est admirable.
Dites à un homme que vous voulez le peindre, et il composera sa figure ; que vous écrirez sa vie, et il mentira tous les jours : à une femme que vous la demanderez en mariage, et elle mettra de la douceur et de la soumission dans les bandeaux de ses cheveux, dans le mouvement de ses coudes, dans l’abaissement de ses paupières, dans la pose de ses genoux et de ses pieds.
C’est que les caractères les plus francs et les plus sincères, les plus primesautiers, les plus soudains, ont une sorte de pudeur, un instinct de mensonge et de dissimulation.
François Bacon dit quelque part que le mensonge est un plaisir, et il a raison. Et malheur à ceux qui méconnaissent la vérité de ces paroles, ils seront dupes toute leur vie. La franchise, même incomplète, est une vertu violente et laborieuse ; c’est peut-être tant pis. À supposer que tout le monde eût naturellement et toujours le cœur sur les lèvres, on ne dépenserait peut-être plus une moitié de la vie pour apprendre comment on se conduira dans l’autre ; je dis peut-être, car cette utopie n’est rien moins que certaine, et, pour ma part, jusqu’à plus ample informé, je me réserve de croire qu’une franchise universelle et constante ne serait pas un moindre embarras qu’une dissimulation adroite et ménagée. Que le lecteur rentre en lui-même, et qu’il se demande avec bonne foi s’il n’a pas cent fois maudit l’indiscrète franchise de ses meilleurs amis. Je lui laisse le loisir de résoudre la question.
De la vie active et réelle je sais peu de choses par moi-même. Je m’éveille tous les jours avec une idée amère et inévitable ; je me demande, et sincèrement, ce qu’il faut souhaiter ; je me propose successivement et de bonne foi une demi-douzaine d’ambitions diverses, et je ne réussis jamais à me décider.
Au rebours de tous les romans publiés en Europe depuis cinquante ans, je suis d’avis que rien n’est si difficile que de devenir amoureux, et je professe qu’il n’y a pas maintenant en France deux cents personnes qui puissent, sans fatuité, se vanter de l’être. Je pardonne qu’on se vante d’un livre, d’un succès au théâtre, à la Chambre, au Conseil, au bal ou aux courses, d’une spéculation à la bourse, d’une maîtresse et d’une bonne fortune ; mais d’une passion sincère et profonde, d’un amour intime et sérieux, qu’on préfère à toutes choses, et pour lequel on oublie tout le reste de bon cœur ! C’est à coup sûr la fatuité la plus réelle, l’outrecuidance la plus fastueuse et la plus arrogante, et souvent le plus impudent mensonge.
Avec ces éléments on ne construit pas facilement une vie heureuse, on n’a pas grande envie d’ajouter aujourd’hui à demain, et demain à aujourd’hui ; mais on peut voir et observer, se souvenir et raconter ; on assiste à la vie sans y participer ; mais on apporte au spectacle de la vie active de singulières et rares conditions d’analyse et d’impartialité ! et puis personne ne se défie de vous ; on ne va sur les brisées de personne ; tout le monde vous connaît et vous tolère, vous coudoie et vous accepte comme une idée inoffensive et paisible. Ambition ou amour, tout passe sous vos yeux avec une entière sécurité, sans défiance et sans masque ; on peut vous confier sans danger l’emploi qu’on recherche et la femme qu’on souhaite, on est assuré d’avance que vous ne serez pas de moitié dans le projet, que vous n’essaierez pas d’escamoter à votre profit une apostille ou un regard.
Donc j’ai connu, et je vois encore très souvent, des hommes dont le nom retentit tous les jours dans les salons et les journaux, dont les paroles et les volontés gouvernent la société où nous vivons. Je n’ai pas vécu dans leur familiarité de tous les jours, comme Boswell avec Samuel Johnson ; trois vies d’homme n’y suffiraient pas ; mais je sais assez de leur vie et de leurs habitudes, de leurs souhaits avortés ou accomplis, de leurs conversations et de leurs confidences, vraies ou apprêtées, de celles qu’ils n’ont pu retenir et qu’ils ont laissé surprendre, et de celles qu’ils ont habilement placées en apparence sur le bord de leurs lèvres, mais qui, dans la réalité, devaient leur rendre le même service que le chien d’Alcibiade.
Connaissez-vous Charles Nodier ? Oui, sans doute : vous l’avez rencontré cent fois sur les quais, feuilletant de vieux livres, dont il connaît le prix mieux que personne, des Elzevir et des Plantin ; étudiant, avec une curieuse minutie, le millésime romain, la couleur du titre ; s’épanouissant, comme un enfant, à la sonorité du papier, aux vergeures distantes et profondes, aux nervures cordonnées et réelles, préférables cent fois, pour la durée et la solidité, aux nervures postiches et menteuses de nos ours.
Vous l’avez coudoyé sur le boulevard, et, sans savoir pourquoi, vous avez remarqué sa figure anguleuse et grave, son pas rapide et aventureux, son œil vif et las, sa démarche pensive et fantasque. Il est grand et vigoureux ; tous les portraits que j’ai vus de lui, depuis celui de Paulin Guérin, envoyé au salon de 1824, jusqu’à celui de Tony Johannot, placé dans le Roi de Bohême, ne donnent de lui qu’une idée très incomplète.
Tout le monde a lu Jean Sbogar, Thérèse Aubert, Adèle, le Peintre de Saltzbourg ; c’est partout et à tout propos, dans la description d’un paysage comme dans l’analyse d’une passion, dans la révélation d’un caractère, dans le récit d’une catastrophe, dans la peinture d’un amour frais et jeune, le même style harmonieux et souple, diapré comme les ailes d’un papillon, nuancé de mille couleurs, délicat et parfumé comme les fleurs d’un gazon au premier jour de mai. Sa parole ne ressemble à aucune autre parole ; il la dévide comme un ruban qui commence on ne sait où, à lui, au dedans de lui-même, dont il ne peut pas même prédire d’avance les couleurs variées, et qui ne finit que lorsque lui-même en tranche la trame, et qui, sans cela, se déroulerait à l’infini et incessamment.
Il a tout étudié, depuis l’entomologie jusqu’à la langue basque. Il peut causer de plain-pied avec M. Latreille et M. Guillaume de Humboldt, ce que ni vous ni moi ne pourrions faire. Il sait les étymologies, les racines et les origines des langues, la paléographie, comme Heyne, Heinsius, ou M. Hase. Il sait l’histoire des Estienne, et des Alde, et des Manuce. C’est un savoir effrayant, et à tel point, qu’il ne sait pas lui-même le nom des livres qu’il a faits. Ce qu’il a publié suffirait seul pour composer une bibliothèque.
Mais comme il a tracé son sillon dans tous les champs de l’intelligence, chacun le connaît par le côté qui le regarde. Aux érudits il se recommande par son Dictionnaire des onomatopées, son Examen critique des dictionnaires de la langue française, par son édition de Philomèle.
Les femmes et les gens du monde ne connaissent de lui que ses romans ; le souvenir de Smarra a troublé plus d’une fois leur sommeil au retour du bal.
Et cependant son nom, répété de bouche en bouche, n’a pas aujourd’hui l’éclat qu’il devrait avoir. Il a touché à toutes les questions qui intéressent l’humanité. De l’art, il en a fait à profusion. Il a donné des pages que Goetheah et Byron ne désavoueraient pas ; il a trouvé, dans la parole humaine, des secrets et des merveilles que Werther et Lara semblaient garder et défendre comme une autre toison d’or.
Aujourd’hui que sa vie s’avance, qu’il peut regarder
en arrière, compter les jours qui ne sont plus, et revenir, par la pensée, sur un passé irrévocablement accompli, il se demande si le siècle est injuste, s’il n’a pas été compris, si l’envie s’est acharnée à ternir son nom. Tout récemment il disait, en parlant de Cyrano : « Je me connais en vieux livres aussi bien que Walter Scott, et j’ai tiré le pistolet aussi bien que lord Byron. »
Et il conclut en déclarant, avec une mélancolique résignation, qu’une fatalité capricieuse préside à la répartition de la gloire.
Qu’est-ce donc qu’il lui a manqué pour vivre glorieux et révéré, pour éveiller et nourrir une curiosité de tous les instants, pour attacher sur lui-même, sur ses œuvres et ses moindres pensées, l’attention de la France et de l’Europe ?
Le savoir et le talent ne lui ont pas manqué ; mais il a divisé sa puissance et son génie en autant de parcelles que Descartes propose de diviser une question dans les premières pages de sa méthode.
Si au lieu de découper sa vie avec une enfantine insouciance entre les insectes, les plantes, les voyages, les étymologies, les origines historiques, la bibliographie, les enthousiasmes de toutes sortes, il eût concentré sa pensée sur un ordre d’idées spécial et un, qui peut dire qu’il n’était pas capable d’Ivanhoé ou de Don Juan ?
Croyez-vous que si Napoléon, au lieu de s’en tenir à sa destinée, celle du plus grand capitaine des temps modernes, eût voulu rivaliser avec Laplace et Lagrange, croyez-vous que l’Europe retentirait de son nom comme elle fait aujourd’hui ? que son seul souvenir suffirait à troubler des populations inquiètes ? que chez les peuplades sauvages du Nouveau-Monde il serait adoré comme un dieu ? que les lettres de son nom seraient épelées à Canton ?
Malgré tout ce qu’on a dit de l’universalité de son génie, il est aujourd’hui reconnu qu’il n’a pas su prévoir le discrédit où David et Girodet sont aujourd’hui tombés. Il n’avait en architecture qu’un goût médiocre et mesquin ; ce qu’il savait en littérature, à en juger par le Mémorial, n’atteignait pas très haut.
Mais il a suivi la voie où ses pieds savaient marcher d’un pas ferme et assuré ! Ses yeux n’apercevaient qu’un point de l’horizon, il ne voyait au ciel qu’une étoile, il n’avait qu’un projet dans sa pensée ; il n’a voulu, toute sa vie, qu’une chose : la puissance ; de l’art, des passions, de la rêverie, du savoir, de la vérité en elle-même, il s’est peu soucié. Il était en musique d’une ânerie ridicule, et Méhul l’a mystifié comme un enfant ; mais pour l’œil de son intelligence l’humanité tout entière n’était qu’une chose qu’il devait remuer. Il avait monstrueusement atrophié toutes les parties de son cerveau qui ne
servaient pas à vouloir, et il a voulu toute sa vie. Tous les jours qu’il a vécu n’ont été qu’une perpétuelle réalisation d’une pensée échappée à Schiller, à propos de Christophe Colomb : « Il est impossible que ce que le génie a voulu ne soit pas. »
Au lieu d’éparpiller sa puissance, de toucher à tout sans rien manier avec résolution et profondément, au lieu de partager sa parole, comme les sept pains merveilleux, à tous les domaines de la pensée, au lieu de colorer du reflet de son éloquence toutes les parties du savoir humain, si Charles Nodier avait voulu réunir toutes ses forces dans une idée unique et constante, si, avec la chaleur de tête de Diderot et l’imagination capricieuse et maladive d’Hoffmann, il avait pris parti entre l’encyclopédie et le violon de Crémone, il aurait eu la destinée retentissante qu’il méritait.
Voilà pourquoi ceux qui le connaissent le trouvent si supérieur à toutes les œuvres qu’il a laissées ; voilà pourquoi sa conversation déborde de si haut et de si loin tous les livres qu’il a faits et qu’il fera. C’est un conteur qui réalise les merveilles de la tente arabe. Quand une fois il commence un récit d’aventure ou de guerre, de sang ou d’alcôve, de voyage ou de prison, vous êtes à lui pour le temps qu’il lui plaira de vous garder ; les heures s’en vont, et on ne les entend pas : selon la belle expression du poète épique, vous demeura suspendu à ses lèvres. Il possède au plus haut degré une qualité merveilleuse, dont le conteur ne peut se passer, mais qui, dans la vie, porte souvent plus de préjudice que de profit ; il a passé en revue une profusion si incroyable de faits et d’idées, il a thésaurisé tant de souvenirs qui se croisent comme la soie d’une broderie d’Orient, qui s’enfouissent mutuellement comme les couches géologiques de notre planète, qui se recouvrent comme les empâtements d’une vieille peinture flamande ; il a tant vu et tant su, il se rappelle tant et de si lointaines choses, qu’il n’est plus capable que de la foi d’imagination, don rare et précieux ! difficile à conquérir, plus difficile à perdre. Il croit à ce qu’il dit, quand il l’a dit ; mais dit-il ce qu’il croit ? Il se défend à sa manière et de toutes ses forces de cette qualité si intimement épique. Il prouve, par d’irrésistibles arguments, la vérité littérale de son dire, et dix minutes après, il vous rejette dans le même doute, et plus profond encore.
Il ne trompe jamais, il est sincère et loyal dans le récit qu’il brode et qu’il ciselle comme un vase de la renaissance, avec toute l’adresse et toute l’exquise élégance de Benvenuto. Mais sa pensée est aujourd’hui arrivée à un tel point de satiété, que le faux et le vrai n’existent plus pour lui ! La passion, la beauté, le merveilleux, le romanesque, voilà le monde qu’il s’est composé à son insu. Heureux ceux qui l’entendent conter !
Mais il lutte contre sa nature ; comme il sent que sa vérité, autrefois vraie pour lui, se lézarde et s’émiette, tombe en ruines, en poussière, et va se disperser sous le souffle du vent, il veut s’en refaire une autre, personnelle, exclusive, incroyable à tous, à laquelle il croira. Il a démontré, avec une rare éloquence, que l’imprimerie a rétréci et ralenti le savoir, que l’instruction, loin de servir au bonheur de sa race, a seulement ouvert les yeux des classes pauvres sur leur misère. Il a voulu réhabiliter Cyrano.
Jusqu’ici il n’avait vu qu’une face de la pensée humaine, les idées ; il s’en est rassasié ; ses yeux se sont usés à les voir dans toutes leurs combinaisons possibles, il n’en veut plus ; il a tellement émoussé sa sensibilité intellectuelle, qu’il lui faut, pour vivre, pour nourrir sa parole, pour remplir ses journées, une série éclatante de paradoxes qui vont à leur tour recevoir, comme une rosée féconde, sa voix si pure et si mélodieuse. Vous avez lu Clémentine, vous lirez Maxime Odin.
VII. A. de Lamartine.
I. Voyage en Orient.
Après un séjour de seize mois en Orient, M. de Lamartine vient de publier les notes recueillies pendant son voyage, écrites au jour le jour, en présence des hommes et des choses qu’il raconte. À l’en croire, il n’a voulu composer ni un livre d’enseignement, ni un poème ; il ne prétend ni à la science ni à l’inspiration. Ce n’est qu’à regret qu’il soumet à l’opinion publique ces feuilles éparses et qui n’auraient jamais dû être réunies. Pourquoi, face à face avec une conviction de cette nature, jugé par lui-même si sévèrement, s’est-il décidé à passer outre ? Croit-il que la multitude trouvera fertiles et dorées les landes qui semblent à sa pensée incultes et désertes ? Espère-t-il, d’aventure, que les débris du festin où il s’est assis seront encore pour le plus grand nombre une nourriture savoureuse ? Je ne sais. J’ai beau chercher en tout sens, j’ai beau interroger, par voie d’induction et de conjecture, la conscience du poète et du voyageur, je ne réussis pas à m’expliquer le motif de sa détermination. Ni enseignement ni poème, c’est-à-dire ni vérité, ni beauté ; qu’est-ce donc ? Est-ce au moins un ensemble de réalités étudiées attentivement, entassées pêle-mêle, mais entières, mais irrécusables, et d’où le philosophe et le poète pourront un jour tirer des leçons et des poèmes enfouis ? Je me résigne difficilement à prendre pour l’expression d’une fausse modestie les très humbles salutations de M. de Lamartine. Mon embarras est grand, je l’avoue. Chacune des paroles prononcées dans la préface de ce voyage par l’illustre auteur des Méditations et des Harmonies, est empreinte d’une telle sincérité, il se condamne avec une candeur si parfaite, il enveloppe toute cette liasse de notes dans un dédain si sûr de lui-même, que je suis volontiers tenté de le prendre au mot. C’est donc un mauvais livre, un livre qui n’apprend rien, qui ne laisse aucune trace dans la mémoire ? Ici, je le sens, il ne faut pas se prononcer à la légère ; il faut mesurer ses coups, pour ne pas frapper à faux. La position littéraire de M. de Lamartine, le rang glorieux qu’il a conquis dans la poésie française depuis 1819, ses tentatives récentes pour atteindre la renommée politique, ou du moins la renommée oratoire, tout m’impose le devoir d’examiner sérieusement les pièces du procès. Assez d’autres approuveront à l’étourdie, sur la signature du livre, assez d’autres se laisseront aller aveuglément à l’indolence de leur admiration. La foule paresseuse qui s’agite dans les salons de Paris, et qui discute à la même heure la couleur d’un ruban, la forme d’un gilet, la créance américaine et la recomposition du ministère anglais, fera bon marché de ses louanges ; elle ne luttera pas contre l’entraînement de ses habitudes. Rien ne s’oppose à ce qu’une voix grave et franche essaie de se faire entendre parmi les chuchotements et les causeries.
Or, savez-vous quels pays M. de Lamartine a visités dans le court espace de seize mois ? Savez-vous quelles villes il a parcourues, quels paysages il a traversés ? La Grèce, la Syrie, la Judée, la Turquie et la Servie.
Pourquoi cette promenade plutôt qu’une autre ? Pourquoi l’Orient plutôt que l’Italie ou l’Allemagne ? Était-ce pour se consoler de sa défaite aux élections ? était-ce pour oublier l’échec de ses nombreuses candidatures, que M. de Lamartine se décidait à fréter un navire ? Allait-il apprendre dans l’agora d’Athènes le secret des désappointements résignés ? Se croyait-il condamné à l’ostracisme par l’inviolable générosité de ses opinions, et voulait-il demander à la patrie de Socrate et d’Aristide une leçon de sagesse et de patience ? ou bien, par un retour naturel vers les premières impressions de son enfance, désirait-il voir de ses yeux et toucher de ses mains le sol merveilleux où s’était accompli le drame de la religion chrétienne ? Éprouvait-il le besoin de consacrer, par un pieux pèlerinage, les croyances de ses jeunes années ? Espérait-il fortifier sa foi contre le doute envahissant ? Allait-il assister à l’agonie du colosse ottoman, écouter le râle d’un empire qui s’éteint, et dérober à la mort le mystère de la longévité ? Voulait-il recueillir, sur la maladie de cette nation qui se décompose, des documents salutaires à la France ? Avait-il dit en lui-même, le 20 mai 1832, en saluant te port de Marseille : Je vais savoir comment s’y prennent les monarchies pour s’user en trois siècles ; je découvrirai dans les yeux du mourant, dans les pulsations ralenties de ses artères, quelles blessures il a reçues, et je rapporterai, à mon retour, des conseils austères pour une monarchie naissante ? Était-ce l’amour de l’art antique, le culte de Phidias et de Polyclète qui le menait aux rives de la Grèce ? Voulait-il contempler, dans une muette extase, les débris du Parthénon ? Voulait-il s’asseoir parmi les marbres inanimés, et demander à ces ruines éloquentes le génie des demi-dieux qui leur avait donné la vie ?
Les questions se multiplient et demeurent sans réponse. Religion, philosophie, histoire, poésie, tout est parti de l’Orient, tout y retourne aujourd’hui, sinon pour s’éclairer, du moins pour s’instruire de sa naissance et de ses premiers bégaiements. Tant de projets peuvent se tourner vers ce berceau de l’humanité, que le voyageur le mieux préparé peut bien changer, chemin faisant, d’ambition et de volonté. Mais ce n’est pas moi qui devinerai quelle pensée a présidé au voyage de M. de Lamartine. J’incline à croire qu’il n’a va dans ce déroulement de paysages qu’une distraction, un délassement, et rien de plus. Il est parti pour ne pas rester, parti parce qu’il ne trouvait plus d’émotions dans le spectacle de l’Italie, parce que Naples et Florence n’avaient plus rien à lui apprendre. La curiosité qui l’entraînait était vague et maladive, et c’est ce qui explique en partie l’extrême rapidité de son voyage. Il ne s’est guère inquiété de pénétrer les institutions et les mœurs qu’il a vues ; il a perpétué le changement, dans l’espérance de perpétuer le plaisir.
Il a traversé au pas de course des nations entières, dont chacune, pour être dignement interprétée, demanderait plusieurs années d’étude. Comme si chacune de ses journées comptait les heures par centaines, comme s’il était sûr que sa pensée ne s’endort jamais, après un séjour de quelques semaines, il se prononce hardiment. Il estime d’un premier regard les traditions qui régissent les familles, les lois qui veulent corriger les traditions sans les détruire ; dans son ardeur de sagacité, il va plus loin, il prophétise l’avenir de ses hôtes. À moins que les langues de feu ne soient descendues sur sa tête, je ne sais comment expliquer l’inépuisable inspiration qui anime le voyageur ; il devine les institutions qu’il coudoie, comme s’il n’avait qu’à fouiller dans ses souvenirs ; il éclaire, il analyse les peuples qui lui donnent asile, comme s’il les connaissait de longue main ; on dirait que toute sa tâche se réduit à vérifier, non pas des idées préconçues, mais des idées lentement développées dans l’étude et le recueillement. Sans doute, en quittant Marseille, il savait l’Orient tout entier. Il avait amassé dans sa mémoire tous les documents rassemblés par l’Allemagne, l’Angleterre et la France ; il avait comparé, contrôlé l’une par l’autre toutes les leçons de l’érudition moderne. S’il en était autrement, il n’oserait pas trancher délibérément comme il fait ; il ne résoudrait pas en quelques mots les questions religieuses, politiques et militaires ; il ne déciderait pas d’un trait de plume les problèmes qui arrêteraient longtemps la sagacité d’un concile, d’un parlement ou d’un conseil de guerre.
Il y a, je l’avoue, dans cette manière leste et hardie de saccager les questions, quelque chose de séduisant pour le grand nombre. La réflexion, je ne l’ignore pas, a ses fatigues et ses ennuis. Trop souvent c’est un labeur ingrat, et qui n’aboutit qu’au doute désespéré ; mais parfois aussi la réflexion est bonne à quelque chose ; il lui arrive de conseiller sagement, et de forcer au silence une idée confuse ou obscure. Cela vaut bien un remerciement, n’est-ce pas ?
Est-ce dans les Antiquités attiques de Stuart que M. de Lamartine a puisé ce qu’il dit des monuments de la Grèce ! Les rapides alternatives de son admiration et de son dédain ont de quoi étonner les plus sereines clairvoyances. Les temples de Thésée, de Minerve et de Jupiter ne trouvent pas grâce devant le goût sévère du voyageur ; il accuse de mesquinerie et de pauvreté ce que tout à l’heure il caressait de ses louanges. Il ne conteste pas la beauté des sculptures qui gisent à ses pieds ; il contemple avec une joie clémente les figures héroïques et divines amoncelées comme une grève sous les pas de son cheval. Mais après une heure tout au plus donnée à l’indulgence, son front se rembrunit, il tance l’art grec ainsi qu’un écolier indocile, il s’apitoie avec colère sur les proportions tout humaines de ces temples déserts. Il regrette de ne pas trouver sur le sol athénien les majestueuses cathédrales de Reims, de Cologne, de Durham, de Westminster et de Milan. Étrange et singulier caprice ! bouderie d’enfant gâté ! Demander au ciel de la Grèce les créations austères de l’Europe du moyen âge ! Vouloir, pour une religion dont la beauté était le premier dogme, les portails, les ogives et les rosaces destinés à multiplier la grandeur du Dieu sans forme et sans séjour ! Par quel renversement d’idées M. de Lamartine est-il arrivé à déplacer ainsi des questions si nettement posées ? Pourquoi ne reproche-t-il pas à l’épopée homérique de ne pas ressembler à la Divine Comédie ou à Lara.
Ce qu’il dit de la Syrie et des établissements religieux assis sur le Liban n’est guère qu’une suite de renseignements recueillis à la hâte, rédigés séparément, et cousus après coup, sans unité, sans prévoyance, sans volonté. Il semble que le voyageur, à peine arrivé à Bayruth, ait prié ses compagnons de faire une battue parmi les anciens du pays, afin de découvrir les légendes et les traditions locales. Pour lui, il ne s’épuise pas en courses haletantes, il accueille, sans trop d’empressement ni de curiosité, les notes qui lui sont apportées ; il les assemble avec une attention indolente ; puis, quand il a noué la gerbe des épis qu’il n’a pas moissonnés, il se repose complaisamment, il s’applaudit dans son œuvre, et le lendemain, au lever du jour, il plie sa tente, et va camper sous les murs de Jérusalem.
Une fois qu’il a touché la Terre-Sainte, le flot de sa pensée ne s’arrête plus. Chacune de ses promenades est un commentaire du Pentateuque, des Rois ou des Prophètes. Il reconnaît à chaque pas les lieux qu’il a visités dans les rêves de son enfance. Il désigne du doigt à ses compagnons la grotte d’Élie, le tombeau des Machabées, le temple de Salomon, comme s’il avait enseveli les guerriers ou sculpté le cèdre pour le sage des sages. Il n’hésite pas un instant à baptiser chacune des pierres qu’il rencontre devant lui. Il dénombre les ruines comme ferait un amiral des vaisseaux de sa flotte. C’est une merveilleuse et imperturbable assurance. D’Anville, parcourant la campagne d’Athènes, n’aurait pas, dans le regard ou dans la voix, plus de hardiesse et de sérénité. Il semble que M. de Lamartine se promène, après un exil de quelques années, dans un parc où il aurait passé sa jeunesse. Il sait l’âge des arbres, il sait quelle main les a plantés. Jamais, je crois, la divination ne s’est montrée si pénétrante.
Ses conjectures sur les ruines de Balbek dépassent de bien haut ses réflexions chagrines sur l’architecture grecque. Il commence par avouer son ignorance ; mais son aveu le met à l’aise. Une fois décidé à ne pas épeler tes questions qui se présentent, il les résout hardiment. Il est peut-être difficile de saisir ce qu’il pense du type de ces monuments gigantesques. L’esprit flotte incertain, et n’ose pas se prononcer. Mais, en revanche, il est impossible de ne pas admirer le dédain dans lequel il enveloppe tous les érudits assez patients pour apprendre la valeur d’un triglyphe ou d’un stylobate. Qu’il vaut bien mieux parler d’architecture sans l’avoir étudiée ! L’étude est un labeur mesquin, c’est le procédé des petits esprits.
Les pensées de M. de Lamartine sur la Turquie ont un caractère plus direct et plus facile à saisir. À Bayruth, à Jérusalem, et parmi les ruines d’Athènes, il soutenait de son mieux son rôle de poète ; l’histoire, le sentiment religieux, suffisaient à défrayer la plupart de ses pages. Sur les rives du Bosphore, sa prédilection pour la discussion politique se déploie plus librement. Il entame d’un ton cavalier, comme pourrait le faire un homme vieilli dans les chancelleries, la question russe, anglaise et française. Nesselrode, Metternich ou Talleyrand hésiteraient à se prononcer ; mais l’illustre voyageur applique à la solution des difficultés militaires et diplomatiques, la seconde vue des prophètes. Là où la sagesse de Montesquieu se déclare impuissante, l’épée d’Alexandre tranche le nœud gordien.
J’arrive aux paysages ; car, outre ses souvenirs, ses pensées et ses impressions, M. de Lamartine nous a donné ses paysages pendant son voyage. J’ai quelque peine, je l’avoue, à concevoir comment il se souvient, pendant son voyage, des hommes et des choses qu’il va visiter, à moins qu’il ne prévoie ce qu’il va voir. Pour les paysages, mon embarras redouble. Est-ce que l’Orient tout entier avait mis, pour recevoir M. de Lamartine, ses vêtements de fête ? Est-ce que les paysages de la Grèce, de la Syrie, de la Palestine et de la Turquie sont rentrés au logis, ou bien ont repris leurs vêtements vulgaires ? — Qu’on ne m’accuse pas de chicaner puérilement. Les choses mal nommées sont rarement bien observées. Plus j’avance dans l’analyse de ce livre, et plus j’ai peine à deviner ce qu’il veut, ce qu’il prétend. De quoi M. de Lamartine s’est-il souvenu ? Des chevaux arabes achetés pendant son voyage. C’est là, si je ne me trompe, le plus clair de ses souvenirs. Je sympathise pleinement avec le plaisir de l’écuyer. J’ai pour les étalons arabes et turcomans de première et seconde espèce une estime très haute ; mais je trouve que cette noble conquête occupe un espace un peu trop large sur la scène où le voyageur s’est placé. Les impressions et les pensées du narrateur ont besoin d’être discutées séparément. Revenons aux paysages.
Je commence par déclarer franchement mon incrédulité. Je ne puis me décider à prendre pour un journal de voyage les descriptions pittoresques datées d’Athènes, de Bayruth, de Jérusalem et de Stamboul. Je ne révoque pas eu doute l’abondance et la spontanéité du génie ; mais il n’est pas plus permis à Claude Lorrain ou au Poussin d’improviser à toute heure du jour, qu’à Platon ou à Kant de continuer sans relâche le Livre des Lois ou la Critique de la raison pure. Le paysagiste, aussi bien que le poète et le philosophe, a besoin de répit, s’il ne veut pas succomber à la tâche. Eh bien ! M. de Lamartine aurait pu se dispenser de nous donner comme spontanées les pages laborieusement négligées qu’il date de Syrie et de Grèce, mais qu’il a parées patiemment. À quoi bon cette coquetterie ? Je me range volontiers à l’avis d’Alceste : le temps ne fait rien à l’affaire. Mais, pour prendre ici le change, il faudrait une singulière inexpérience. Il y a telle page dans les nouveaux volumes de M. de Lamartine, qui a dû être déchirée plusieurs fois avant d’arriver à bien. Je citerais plus d’un éblouissement dont le programme, arrêté dix-huit mois d’avance, ne s’est réalisé qu’au retour.
Je pardonnerais de grand cœur cette petite supercherie, si, dans tout ce désordre arrangé, j’entrevoyais un travail sérieux. Mais, par malheur, il n’en est rien. Ce n’est plus l’inspiration, et ce n’est pas encore la réflexion. C’est une demi-volonté qui défend aux paroles de se confondre et de se contrarier en se pressant, mais trop paresseuse encore pour leur commander de s’ordonner selon des lois prévues. L’étude a disparu, et nous n’avons pas le tableau.
La Grèce, la Syrie et la Turquie offraient au pinceau du paysagiste trois types achevés et distincts. Mais, pour peindre ces trois types, il eût fallu les contempler plus de huit jours, et surtout ne pas se hâter de dessiner. Les premières lignes qui s’offrent à la vue ne sont pas toujours les meilleures. Le modèle ne révèle pas du premier coup son aspect le plus heureux et le plus vrai. Pour avoir méconnu cette leçon donnée par tous les maîtres sérieux, M. de Lamartine a composé sur l’Orient des paysages confus, vagues et luxuriants. La même formule d’admiration et d’extase embrasse tous les spectacles. Qu’il s’agisse des lignes sobres du Parthénon ou des flancs boisés du Liban, des plaines ardentes de la Palestine ou du splendide amphithéâtre de Constantinople, ni la parole ni la pensée ne consentent à se varier. C’est une suite monotone de superlatifs qui s’égorgent, en se succédant. C’est toujours le plus beau et le plus magnifique des paysages. La crédulité complaisante du lecteur ne sait auquel entendre. Les couleurs s’effacent en se multipliant. Quand la mémoire essaie de rassembler ce que l’œil a vu, elle est forcée d’avouer son impuissance. Elle ne réfléchit que des plans ondulés, mais indistincts ; le fleuve de la pensée charrie pêle-mêle le sable des plaines, les cèdres de la montagne, les marbres mutilés, les toitures peintes et dorées ; mais il ne dépose sur la rive curieuse rien qui puisse figurer une ville ou une vallée, un temple ou un monastère. Il y a dans cette confusion désespérée tous les éléments d’une belle et grande peinture ; le temps et surtout la volonté ont manqué à l’achèvement de l’ouvrage. Mais juger comme une esquisse un ensemble de traits dont pas un n’est tracé sans viser à l’effet, ce serait une coupable indulgence.
Est-ce à dire que le journal de M. de Lamartine est absolument dépourvu d’intérêt ? N’y a-t-il aucun profit dans cette lecture ? Non sans doute. Seulement ce journal n’est pas venu en son temps. Le recueil misérable publié par Thomas Moore contient plusieurs lambeaux du journal de Byron. Ces lambeaux n’ont guère par eux-mêmes plus de valeur que le Voyage en Orient ; à la vérité, ils ont pour le philosophe l’inestimable mérite de n’être pas destinés au public ; ils sont vraiment tracés avec désintéressement, pour l’unique mémoire du narrateur. C’est la conscience manuscrite du poète. Mais ils ont en outre un immense avantage sur les fragments de M. de Lamartine ; ils servent de commentaire à des poèmes achevés. Prenez au hasard dans ce journal informe, déchiré par la main d’un ami, telle page que vous voudrez, et vous y trouverez l’explication triviale peut-être, mais à coup sûr intelligible, d’une inspiration qui, sans ce naturel interprète, serait pour nous mystérieuse et impénétrable. Lara n’est pas encore complètement révélé. Mais Manfred, par exemple, est indiqué presque jour par jour dans les notes de Byron. Ce qu’il dit du spectacle de la nature alpestre, et de la merveilleuse harmonie des montagnes désolées, et des âmes désertes ou dévastées par d’invisibles orages, se superpose avec une rigueur toute scientifique à toutes les parties de Manfred. On voit poindre le bourgeon de la pensée. L’épanouissement des premières feuilles, la pousse des branches, rien ne manque à la curiosité du lecteur. L’œil suit d’heure en heure toutes les transformations de la plante. Il semble qu’après avoir assisté à toutes les métamorphoses de la pensée poétique, le procédé soit trouvé. Les âmes simples se persuaderaient volontiers qu’il suffit d’aller voir les Alpes pour en rapporter un autre Manfred, tant le développement des idées poétiques est lent, naturel, continu ; tant il est facile de noter l’itinéraire suivi par l’intelligence de Byron. Il ne reste plus qu’une condition à remplir pour atteindre le poète, une condition bien aisée à définir : voir avec les mêmes yeux que lui, c’est-à-dire avoir vécu comme lui avant de voir, ou, en d’autres termes, être lui avant de regarder. Mais au-delà de cette illusion, bien pardonnable assurément, et qui ne peut enivrer que les orgueils vulgaires, il reste pour les esprits sérieux une instruction solide et durable. Après avoir suivi attentivement la transition de la réalité à la beauté, après avoir appris comment la vie s’élève jusqu’au poème, le lecteur fait un retour sur lui-même, et fouille dans ses souvenirs. Il contemple avec une tristesse résignée toutes les journées ensevelies à jamais, et qui, pour vivre glorieusement, n’attendaient que la fécondation. Il compare page à page le livre de sa conscience avec le livre splendide qu’il vient de parcourir. Et loin de se trouver humilié en rassemblant pour lui seul les épisodes dispersés de cette épopée sans Homère, il se console dans une pensée austère : c’est que peut-être ses souffrances n’avaient pas comblé la mesure, c’est que le vase n’était pas rempli, c’est qu’il n’y avait pas assez de larmes amassées pour déborder en flots harmonieux.
Et puis il y a pour la critique des profits sans nombre dans cette anatomie de la pensée. Bien des questions obscures, bien des problèmes sans issue s’éclairent d’un jour inattendu en présence de ces deux natures dont une seule d’abord nous avait été livrée. Nous avions le poète, et nous l’admirions ; maintenant l’homme est devant nous. Nous pouvons compter les rides de son front, les plis dédaigneux de sa lèvre, les sillons de sa joue amaigrie ; nous touchons du doigt les plaies naguère ruisselantes, aujourd’hui cicatrisées, mais non pas guéries. Nous savons quelle blessure est cachée sous le pli de son manteau, quel souvenir furieux, quelle révolte insolente se dissimule dans son attitude héroïque : il n’est pas moins grand, mais il est mieux compris ; il n’est plus demi-dieu, mais il domine encore le reste de l’humanité de toute la hauteur de ses souffrances ; car la douleur n’est pas un des moindres privilèges du génie.
Plût à Dieu que tous les artistes éminents eussent laissé sur eux-mêmes des notes pareilles à celles de Byron ! Plût à Dieu que Mozart, Raphaël et Milton nous eussent livré le secret de leurs inspirations ! Don Juan, les Loges et le Paradis Perdu ne perdraient rien à ce vivant commentaire du poète glorieux par l’homme misérable. Quelle blonde fille de l’Angleterre a posé devant le maître d’école aveugle pour l’◀idéale▶ figure de la première femme ? Quelle contadine a prêté son visage au favori de Léon X, pour ses divines madones ? Si nous le savions, Milton et Raphaël garderaient encore le rang qui leur appartient dans l’histoire de l’art ; mais nous aurions pour leurs ouvrages immortels une admiration plus familière et plus pénétrante.
Si donc, M. de Lamartine avait écrit sur l’Orient un grand poème égal aux Méditations et aux Harmonies, et qu’il nous eût donné quelques fragments de son voyage, plus naïvement tracés, comme pièces justificatives, comme une confidence tout à la fois modeste et hardie sur les procédés de son intelligence, il y aurait dans cette lecture le double charme d’une révélation et d’une étude. Nous aimerions à épier, dans un esprit d’élite, l’impression des lieux et des hommes, à écouter dans cette âme harmonieuse le retentissement de la vie quotidienne. Il ne l’a pas voulu ; il a interverti l’ordre naturel, l’ordre légitime et logique ; il nous a donné le commentaire d’un livre que nous n’avons pas, les pierres d’un temple qui n’est pas bâti.
Il y a, je ne veux pas le nier, une parenté intime entre les Méditations et l’histoire biblique. M. de Lamartine s’est de bonne heure assimilé la substance la plus précieuse de la poésie chrétienne. Il s’est nourri assidûment du Cantique des Cantiques, et des Psaumes de David. Mais on ne saurait, sans aveuglement, chercher dans le Voyage en Orient l’interprétation et le complément d’un recueil d’élégies dont la plupart appartiennent à des souffrances toutes personnelles. Les Méditations et les Harmonies sont complètes par elles-mêmes, et n’ont besoin d’aucune histoire, ni d’aucune géographie, pour se révéler pleinement. C’est un dialogue de l’homme avec Dieu et la nature, dont chaque verset domine la science humaine, dont l’espérance et la prière sont les thèmes éternels ; c’est une mélodie qui ne s’enseigne nulle part, et dont chaque note jaillit avec les sanglots.
Il semble que M. de Lamartine, plein de confiance dans son génie, ait cru qu’il pouvait le sommer à toute heure de chanter à pleine voix les merveilles de l’Orient. Ce n’est pas moi qui lui conseillerai jamais, non plus qu’aux hommes de sa trempe, une fausse modestie. Quand on est comme lui en possession de l’admiration européenne, il ne faut pas douter de ses forces, il faut marcher hardiment, invoquer son étoile, et ne pas reculer devant l’avenir, dans la crainte de gâter le présent. S’il est sage de s’arrêter à temps et de ne pas découronner, par une ambition démesurée, un front glorieux et vénéré, c’est une misérable pusillanimité de contempler chaque matin l’ombre silencieuse des années évanouies, de s’adorer dans le passé, et de s’agenouiller devant sa renommée, sans essayer de l’agrandir. Les hommes qui se divisent ainsi en deux parts, et qui trouvent en eux-mêmes l’autel et le prêtre, seront toujours, quoi qu’ils fassent, des natures incomplètes et boiteuses. La foule aura toujours le droit de railler leur oisiveté ; et la postérité, fille de leur paresse, oubliera ce qu’ils ont été en voyant ce qu’ils sont. Cette immobilité qu’ils appellent sainte, où ils s’enferment comme dans un tabernacle, ne les défendra pas contre l’ingratitude. Ils assisteront vivants aux funérailles de leur nom, et le flot des générations naissantes les enveloppera comme un immense linceul. — Je remercie donc bien sincèrement M. de Lamartine de ne s’être pas endormi au bruit de son nom, et d’avoir tenté des voies nouvelles. La puissance la plus réelle gagne toujours à s’exercer. Mais dans ces voies nouvelles qu’a-t-il fait ? De ces villes qu’il a parcourues, de ces peuples qu’il a interrogés, quels enseignements ou quels poèmes nous a-t-il rapportés ? A-t-il pris parti pour la réflexion ou l’invention ? A-t-il recueilli, chemin faisant, des données inattendues pour l’histoire des races ? A-t-il ajouté quelque lumière nouvelle aux travaux de l’Allemagne savante ? A-t-il trouvé au berceau du christianisme des légendes ignorées de l’Europe ? Rien de tout cela ; il a murmuré doucement sur les rochers de Josaphat, sur les cèdres de Salomon, des prières à peine articulées.
Il a chanté d’une voix nonchalante le néant des empires ensevelis, la grandeur de Dieu, et la misère de l’homme. Il a répété, comme un écho lointain, les Psaumes du prophète-roi, mais si bas et si doucement, que l’oreille la plus vigilante laisse échapper la moitié des sons qui glissent de ses lèvres. Par malheur, le chrétien, le philosophe et le poète se disputent à chaque page la pensée du voyageur. Après une heure de marche sous le soleil brûlant de Jérusalem, après une fervente invocation à celui qui a souffert et qui est mort pour le salut de tous, le pèlerin oublie tout à coup son rôle, il discute l’authenticité des traditions, il révoque en doute la désignation des lieux, il accuse de mensonge les récits populaires qui se distribuent et se vendent au pied du saint tombeau. Si le temps et l’érudition ne lui manquaient pas, il ramènerait aux proportions de l’histoire humaine la promulgation de la loi nouvelle, il ne verrait plus dans Jésus-Christ que l’héritier de Socrate ; il commenterait le Phédon par l’Évangile, et absoudrait le proconsul romain qui n’a pas hésité devant le supplice d’un nouveau sage pour assurer la sécurité de la métropole. Et qu’on ne dise pas que j’intente gratuitement un procès invraisemblable à la foi de l’illustre voyageur. Qu’on ne dise pas que je déchire à plaisir les pages où sont inscrites les croyances de toute sa vie. La pente de l’incrédulité est glissante et rapide. La discussion, une fois commencée, ne s’arrête plus. Il fallait choisir entre la méditation chrétienne et la restitution archéologique. Vouloir concilier saint Matthieu et Volney, c’est une prétention trop haute, et qui ne peut se réaliser. Dans l’intérêt de son livre aussi bien que de sa pensée, M. de Lamartine devait se prononcer décidément pour la vérification défiante ou pour la foi sans restriction. Dès qu’il doute, il n’a plus le droit de chanter. Le savant impose silence au poète ; l’Évangile n’est plus qu’un beau livre, un roman ingénieux, d’un style pur et châtié ; mais le verset de l’apôtre n’a plus rien d’impérieux. La Passion n’est plus qu’une tragédie, dont les épisodes habilement enchaînés n’ont rien à envier ni au Prométhée d’Eschyle, ni à l’Œdipe de Sophocle.
En se dépouillant de sa crédulité, M. de Lamartine se condamne fatalement au rôle de spectateur. Il s’interdit l’enthousiasme poétique. Ou s’il veut revenir aux inspirations de sa jeunesse, s’il veut recommencer les chants de ses premières années, le cantique s’arrête sur ses lèvres, la prière bégaie sourdement, l’espérance ose à peine s’avouer, le poète a disparu avec le chrétien.
Si la forme seule manquait aux inspirations du voyageur, si la pensée s’offrait à nous demi-vêtue, si elle ne craignait pas de se révéler dans une pudique nudité, si elle se fiait à sa beauté native pour commander à nos yeux l’admiration et la ferveur, ce ne serait plus entre elle et nous une querelle de coquetterie et de dédain : nous pourrions trouver dans la contemplation de cette grâce négligée une joie inattendue et sérieuse. L’âme se reposerait avec bonheur dans ce spectacle familier. Mais rien, chez M. de Lamartine, ne ressemble à l’étourderie, à l’oubli de soi-même. Il ne marche jamais sans composer son attitude. Dès qu’il s’arrête, il pose.
Il est difficile, je l’avoue, de traduire avec précision le caractère de cette pensée vagabonde, et cependant attentive à ne jamais s’oublier. Bien qu’elle manque d’énergie et de vivacité, elle ne se résigne jamais à une complète modestie. Elle a toujours en vue l’âme de ceux qui l’écoutent. Elle ne se résout pas aux mouvements laborieux, mais elle s’agite en tous sens pour stimuler de son mieux une force qu’elle n’a pas. Elle va et vient sans avancer, et quand la sueur ruisselle de son front, elle s’assied triomphante, et donne le signal des applaudissements.
La poésie embryonnaire, qui envahit toutes les pages du Voyage en Orient, n’est pas seulement malheureuse par elle-même, elle atteint jusqu’au passé du poète. Sans doute, les Méditations et les Harmonies ne perdent rien dans cette déplorable défaite. Sans doute, les vrais amis de la rêverie religieuse et tendre ne détacheront pas leur admiration de ces deux beaux monuments ; mais, pour le plus grand nombre, la poésie embryonnaire du Voyage se confondra irrésistiblement avec la poésie vivante et vigoureuse des Méditations et des Harmonies.
M. de Lamartine tient, je le sais, pour sa justification une excuse toute prête. Il entrevoyait au terme de son Odyssée un, enseignement politique. Il fait bon marché lui-même de ses souvenirs, de ses impressions et de ses paysages ; il consent de bonne grâce à demeurer au-dessous de tous les voyageurs qui l’ont précédé ; il se résigne à descendre au-dessous de lui-même, à mêler confusément les couleurs que jusqu’ici il avait si habilement ordonnées, à peindre avec nonchalance et gaucherie les larges horizons qu’il peignait si bien autrefois. Les seules pages qu’il estime sérieusement, les seules qu’il voudrait jeter à l’Europe attentive, sont celles où il expose sa théorie politique.
Quelle est cette théorie ? Je ne parle pas des parenthèses capricieuses où l’auteur veut conquérir l’Asie avec six mille hommes, ou bien imposer au monde entier le christianisme législaté. C’est dans l’épilogue du Voyage que cette théorie se montre franchement, c’est là qu’il faut la prendre. En voici les principales propositions :
1º. L’Asie est déserte, et l’Europe regorge d’habitants. Ne serait-il pas sage de verser en Asie le trop-plein de l’Europe ? Oui, répond M. de Lamartine.
2º. Comment réaliser ce projet ? En assemblant un congrès européen.
3º. Que devra décider le congrès ? La fondation en Asie de villes modèles tellement gouvernées, tellement heureuses, qu’elles entraîneraient, par leur exemple, la conversion de l’Asie entière.
En réduisant à ces trois paragraphes la théorie politique de M. de Lamartine, je suis sûr de ne pas altérer sa pensée. En la dégageant des ambages oratoires, je la présente sous une forme presque scientifique. Je la dépouille, il est vrai, du charme de la diction ; mais, dans de pareilles matières, ce n’est pas l’élégance d’Isocrate qu’il faut chercher, c’est la sagacité de Montesquieu.
Cette doctrine, on le voit, systématise avec une naïveté enfantine la plupart des plaintes et des vœux de Saint-Simon et de Fourier. Elle découpe en projet de loi ce que ces deux philosophes ont demandé à plusieurs reprises ; elle prend par la main le type ◀idéal▶ de la réforme sociale, et lui livre du même coup la royauté diplomatique et administrative du globe. Elle veut relier le genre humain tout entier en une seule famille. C’est un dessein très louable à coup sûr, mais qui prendra sa place à côté de la langue universelle de Leibnizai et de la paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.
Cette politique est aujourd’hui représentée par MM. Janvier, Sauzet et de Lamartine. Elle procède par la prédication, et veut inscrire dans la loi toutes les vérités religieuses et philosophiques. Il n’y a là rien que la philanthropie puisse réprouver. Mais je crains fort que les discussions législatives ne rencontrent dans la politique sociale un embarras plutôt qu’un auxiliaire. Je crains fort que M. de Lamartine, en particulier, ne discrédite et ne démonétise la plupart des vérités qu’il professe et qu’il prêche. En généralisant sur une échelle indéfinie tous les conseils de l’Évangile et de la raison, il arrive, il faut bien le dire, à ce que les Anglais appellent ingénieusement les truisms, à des vérités trop vraies, à des préceptes excellents sans doute, mais applicables seulement en dehors de l’espace et du temps.
Que les ambassadeurs et les ministres sourient dédaigneusement à ces prédications, je ne m’en étonne pas. C’est leur droit et leur devoir. Comment discuter sérieusement le rêve angélique, le rêve céleste que je viens de raconter ? Comment prier la Russie, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal de moraliser l’Orient, de le catéchiser, et d’attendre, l’arme au bras, sans colère, sans impatience, que l’Inde, la Perse, la Turquie et la Syrie, face à face avec la sagesse européenne, abandonnant leurs croyances, leurs institutions, leurs mœurs, s’excitent mutuellement au progrès, au savoir, à l’industrie, et, comme des enfants mutins et repentants, demandent à genoux à entrer dans la famille occidentale ? L’ironie la plus sévère ne peut pas aller au-delà de cette question. Pétrir dans sa main l’humanité tout entière, la modeler au gré de son caprice comme une pâle obéissante, imprimer aux nations la forme de ses rêves ; tarir les mers et rapprocher les continents, abolir les religions dissidentes, confondre les langages, réconcilier les lois ennemies, réunir dans une sympathie permanente les races façonnées dès longtemps à la haine et à la guerre, effacer de la mémoire humaine l’histoire qui perpétue par ses louanges les ressentiments victorieux, assembler un concile souverain et infaillible, un aréopage clairvoyant et loyal, qui veille nuit et jour à l’accomplissement de ses arrêts, c’est un rôle digne d’envie, n’est-ce pas ? C’est un rôle magnifique, glorieux, incomparable, auprès duquel toutes les religions, toutes les lois, toutes les royautés ne sont rien ? Quel acteur assez hardi voudra le prendre ou l’essayer seulement ? De quel masque d’airain couvrira-t-il son visage pour lancer sa voix jusqu’aux oreilles de la foule indifférente ? Dans quel théâtre appellera-t-il ses auditeurs ? Si quelque jour cette moralité devait se jouer, ce serait dans le ciel : Dieu seul serait en scène. C’est donc le rôle de Dieu que vous voulez prendre ? Orgueil ou folie, votre ambition ne mérite pas de réponse.
II. Jocelyn.
C’est un bonheur pour nous d’avoir à parler de Jocelyn, car Jocelyn est un beau livre, et, quoiqu’il plaise à quelques vanités chatouilleuses d’accuser notre sévérité, nous recherchons avidement l’occasion d’admirer. Ce n’est pas notre faute, vraiment, si les grandes et belles choses sont si rares et si difficiles à trouver ; et tel qui blâme notre franchise est au fond du même avis que nous, seulement il n’a pas le courage de l’avouer. Pour notre part, nous avons toujours pensé que, dans la discussion littéraire, la vérité vaut quelque chose de plus que l’élégance des mots, et nous donnerions de bon cœur douze phrases coquettes et parées pour trois paroles raisonnables et justes. Que les ouvriers deviennent artistes, que les rimeurs deviennent poètes, et nous serons des premiers à battre des mains. En attendant que ces merveilles se réalisent, résignons-nous sans dépit et sans impatience aux admirations rares et sincères ; mais ne prostituons pas nos éloges à toutes les rimes alignées militairement, car notre voix, en s’avilissant, perdrait le droit de saluer les gloires sérieuses.
M. de Lamartine occupe dans la poésie française un rang magnifique et incontesté ; grâce à l’abondance et à la naïveté de ses chants, il échappe à toutes les querelles d’école. Comme il a toujours modelé sa parole sur sa pensée, comme il s’est toujours abstenu sévèrement du procédé inverse, il ne donne prise ni aux disciples entêtés du dix-septième siècle, ni aux novateurs superbes du dix-neuvième. Aucun de ces messieurs ne peut le réclamer comme sien ; il est seul et libre dans son génie, et n’accepte aucune fraternité jalouse. Il appartient à cette grande famille des inventeurs disséminée dans le temps et l’espace, sur des points trop distants l’un de l’autre pour que l’imitation ou la rivalité leur soit permise. Il ne relève que de lui-même et du siècle où il est né, et il assiste à la gloire contemporaine sans rien convoiter dans la part qui ne lui est pas échue ; car sa part est au nombre des plus belles, et s’il n’a pas dans ses mains le trésor entier que la popularité distribue à ses favoris, il peut compter son majorat parmi les plus richement dotés.
Comment est-il arrivé aux cimes glorieuses et paisibles où personne ne songe à le troubler ? comment au milieu des invectives, des récriminations et des vanteries, a-t-il su se frayer une route si large et si directe vers le but suprême de toute poésie : l’autorité ? Comment s’est-il dérobé aux lois générales de l’histoire littéraire ? Est-ce en lui-même ou autour de lui qu’il faut chercher la cause de cette exception ? À notre avis, le génie de M. de Lamartine suffit à expliquer ce bonheur singulier. L’auteur des Méditations et des Harmonies n’a jamais tenté volontairement des voies inattendues. S’il a été nouveau, c’était à son insu ; il se livrait à l’élan spontané de sa pensée, et ne prévoyait pas lui-même le but où il marchait. Il n’avait pas arrangé d’avance un système complet et inviolable ; il s’écoulait vivre et reproduisait franchement ses émotions ; mais il n’avait pas divisé sa pensée en compartiments symétriques, et ne casernait pas ses inspirations futures dans les plaines inconnues ; il n’avait pas institué de colonies militaires pour le gouvernement de ses idées à venir. Il consultait son cœur partout et à toute heure, et ne s’efforçait jamais de lutter avec les poètes de tête. C’est là, selon nous, tout le secret de sa popularité. Génie heureux et prédestiné, il n’a eu qu’à être lui-même pour conquérir d’emblée la sympathie et l’admiration. Dans les hautes régions où il planait d’un vol égal et puissant, il ne perdait jamais de vue les sentiments les plus généreux de l’humanité ; il touchait à la fois aux vérités les plus élevées de la philosophie et aux instincts les plus humbles de la vie ordinaire. Il entrevoyait d’un œil serein et découvrait aux yeux éblouis les clartés les plus splendides, mais il ne dédaignait pas d’abaisser son regard vers le spectacle des vulgaires douleurs. Il savait, mais il sentait. Il conversait souvent avec lui-même, et, dans ces entretiens solitaires, il se détachait peu à peu des intérêts mesquins qui préoccupent la société où nous vivons ; mais si haut et si loin qu’il se laissait emporter par ces mystérieux dialogues où l’espérance servait d’interlocuteur au souvenir, il n’oubliait jamais la plaine modeste et nue où se pressait la foule. Lors même qu’il apercevait dans ses rêves radieux des palais de marbre et de porphyre, il ne fermait sa mémoire ni aux toits de chaume, ni aux villes enfumées et poudreuses. Parmi les divines transformations de sa pensée, il gardait encore une place vierge et fidèle pour la douleur qu’il avait connue, et grâce à cette double nature, ou plutôt à cette nature unique, mais complète, il a toujours conservé comme en laisse les intelligences délicates et les intelligences ignorantes. Sans abdiquer aucune de ses facultés, sans condamner à une mort prématurée aucune de ses visions, il a soumis à sa puissance les rêveurs exaltés et les âmes les plus attachées à la terre. Il est demeuré le poète des philosophes, mais il n’a pas cessé d’être le poète des femmes.
Les Méditations et les Harmonies, où le génie de M. de Lamartine se réfléchit tout entier, ont été couronnées d’une gloire méritée, et nous ne pouvons rien désormais pour ces monuments populaires. Les penseurs, aussi bien que la foule, admirent l’expansion et la spontanéité de cette poésie uniforme et variée qui déborde en élégies éplorées, en odes hardies, en hymnes religieux. Nous croirions gaspiller notre temps et nos paroles, en répondant aux clameurs de quelques esprits chagrins. S’il y a vraiment parmi les lecteurs français une centaine d’admirateurs rebelles pour qui les Méditations de 1819 sont très supérieures aux Méditations de 1823, et qui voient dans les Harmonies une véritable déchéance, nous les plaignons bien sincèrement, mais nous ne prendrons pas la peine de réfuter leur opinion. Ou bien ils cèdent à l’entraînement vulgaire, et n’admettent pas le progrès comme compatible avec l’inspiration, ce qui est une billevesée digne des collèges de province ; ou bien ils sont de bonne foi dans leur entêtement, et ils méritent notre pitié, car ils ne comprennent pas comment le génie poétique, en passant par trois points permanents et ineffaçables, peut décrire un cercle incessamment identique et pourtant incessamment renouvelé. Sans doute, dans l’espace d’onze années, M. de Lamartine n’a jamais chanté que Dieu, l’homme et la nature ; sans doute il a toujours vu dans le bonheur douloureux des passions le fondement de la foi religieuse ; mais cette trilogie poétique, sans jamais se démentir, ne s’est pas toujours développée avec les mêmes apparences. En 1819, le poète ne s’était pas encore dégagé des liens sensuels, et il ne jetait sur les promesses de la religion chrétienne qu’au regard furtif et presque mondain. Cinq ans plus tard, en écrivant les Étoiles et le Chant d’amour, il s’élevait jusqu’à la tendresse des cantiques. Enfin, en 1830, dans ses novissima verba, il conciliait toutes les angoisses de la douleur humaine et toutes les espérances de la foi chrétienne ; il se plaçait par ce cri sublime entre Job et Byron. Comme le poète anglais, il touchait les dernières profondeurs du découragement ; comme le poète arabe, il monte jusqu’à Dieu par le mépris des joies périssables. Quiconque ne voit pas l’intervalle qui sépare les premières Méditations des secondes, et les secondes Méditations des Harmonies, n’a qu’un sentiment incomplet de la poésie, et ne peut être admis parmi les juges de M. de Lamartine.
Nous regrettons que l’auteur de ces glorieux monuments, en recueillant les souvenirs de son voyage en Orient, n’ait pas pris soin de les féconder par la lecture, ou de les ordonner par la réflexion ; qu’il ait écrit douze cents pages au courant de la plume, comme si la France entière ne valait pas mieux que les collecteurs d’album ; qu’il ait daté de Jérusalem ou de Constantinople des pages tracées indolemment au château de Saint-Point. C’est une faute grave, et qui de la part d’un esprit éminent a lieu de nous étonner ; car la seule spontanéité qui a suffi au succès des Méditations et des Harmonies ne pouvait suffire au récit d’un voyage. Le poète et le narrateur sont placés dans des conditions bien diverses. Heureusement, si nous en croyons les amis de M. de Lamartine, cette faute sera bientôt réparée : nous aurons de lui un poème sur l’Orient, et le Voyage, qui par lui-même est insignifiant, prendra une valeur inattendue, et servira de commentaire au poème. Nous assisterons à la transformation de la réalité, et le tableau ennoblira le modèle.
En attendant ce poème que nous demandions, et qui expiera les notes dédaigneuses du voyageur, nous avons dès aujourd’hui un magnifique épisode détaché de l’épopée à laquelle M. de Lamartine travaille depuis plusieurs années. Nous ne partageons pas l’opinion de l’auteur sur le rôle du poète dans la société moderne ; nous n’admettons pas avec lui que l’imagination livrée à elle-même soit une lâcheté, une face de l’égoïsme ; nous ne croyons pas que les inventeurs qui mettent la parole au service de leur pensée soient nécessairement des natures incomplètes, s’ils ne joignent l’action à l’enseignement. Pour nous, Homère est aussi grand que Tyrtée ; Marathon n’ajoute rien à la grandeur d’Eschyle, et pour admirer Dante et Milton, nous ne consultons ni les Mémoires de Whitelocke ni les Décades florentines de Machiavel ; nous acceptons l’énergie oratoire de Sheridan, mais sans oublier les échecs parlementaires de Byron ; et ce rapprochement inévitable n’entame pas d’une ligne la gloire poétique de l’orateur mal écouté ; nous persistons, malgré le Miroir du parlement, à mettre Don Juan au-dessus de l’École de la médisance. Que M. de Lamartine se rappelle les jugements littéraires de Napoléon ; et en voyant comment les hommes d’action jugent les hommes d’invention, qu’il accepte comme diverses, sinon comme contradictoires, les destinées de l’imagination et celles de la volonté. Il est permis de rêver la conciliation de tous les rôles, mais l’accomplissement d’un seul suffît à la gloire et à la dignité humaine.
Après ces réserves que nous ne pouvions taire, nous nous empressons de proclamer que le sujet choisi par M. de Lamartine convient merveilleusement à la nature de son génie. Le curé de campagne, tout en plaçant l’imagination du poète sur un terrain nouveau et plus circonscrit, lui permettait de déployer à l’aise les facultés déjà éprouvées par de nombreux triomphes. Les intelligences familiarisées dès longtemps avec les poèmes de Goldsmith, de Wordsworth et de Crabbe pouvaient pressentir que M. de Lamartine, en traitant un sujet déjà plusieurs fois essayé, n’emprunterait rien à la manière de ses devanciers. La sobriété contenue de Goldsmith, la lenteur savante et didactique de Wordsworth, la crudité âpre et impitoyable de Crabbe ne convenaient pas au poète français. D’ailleurs son habitude constante est de chercher en lui-même les éléments qu’il met en œuvre, et je suis sûr que la divine figure de Primerose n’a pas un instant excité son émulation. M. de Lamartine s’est proposé une tâche difficile et inconnue jusqu’ici dans notre littérature : l’épopée domestique. Il pense que le temps des épopées héroïques est passé pour la France et pour l’Europe. Sa décision peut être contestée ; mais sans enfermer comme lui l’activité de l’imagination humaine dans le champ de la poésie humanitaire, surtout sans appauvrir notre langue d’un barbarisme inutile, nous acceptons comme louable et glorieuse l’entreprise qu’il vient d’achever.
Le prêtre dans la société moderne, tel est le sujet de Jocelyn. Dans quelle condition le clergé trouve-t-il à exercer le plus courageusement les vertus évangéliques ? est-ce dans l’épiscopal ? Nous ne le pensons pas : les ouailles du presbytère exigent un dévouement plus assidu que le troupeau tout entier d’un diocèse. M. de Lamartine a donc bien fait, selon nous, de résumer le prêtre dans le curé de campagne ; car cette figure, quoique placée dans les derniers rangs de l’église, occupe le premier rang dans l’enseignement du sentiment religieux, L’évêque, mêlé aux pompes et aux joies de ce monde, coudoyant tous les jours la puissance et la richesse, rencontre bien rarement la douleur sur sa route, et omet, quoi qu’il fasse, la meilleure partie de son rôle, la consolation. Toute sa gloire se réduit à réprimer le vice dès son début, à effrayer par ses avertissements le pécheur endurci, à détourner vers les œuvres de charité l’or distrait de l’opulence inactive. Mais toutes ces tâches, si bien accomplies qu’elles soient, ne valent pas la consolation. À mesure que la civilisation enlace dans son réseau un plus grand nombre de familles, la douleur morale et le bien-être matériel se multiplient dans une proportion à peu près égale. À côté du luxe qui grandit, la pauvreté gémit et s’affaisse. Chaque palais, en s’élevant, écrase plusieurs chaumières ; et quoique la philosophie entrevoie dans l’avenir une égale répartition de lumières et de sécurité, la religion trouve à ses pieds bien des souffrances nées du désir aveugle et avide, bien des âmes jalouses pour qui le spectacle du bonheur et de la richesse est une source de désespoir plutôt que de courage. C’est à ces âmes-là que s’adresse le curé de campagne ; c’est à elles qu’il distribue le pain de la clémence divine. Les villes connaissent la cupidité, le mensonge et le vol ; mais la misère ramenée à ses éléments primitifs, placée en face de l’impossible, trop pure pour engager la lutte avec les lois sociales, n’ayant d’appui qu’en Dieu, appartient au curé de village. Les crimes qui retentissent dans nos tribunaux sont là pour attester cette division de l’humanité.
Je suis loin de reprocher à M. de Lamartine d’avoir donné à Jocelyn une foi tolérante, un christianisme prévoyant et docile, aussi large, aussi amoureux du progrès que la philosophie ou la science elle-même, mais en même temps animé d’une infatigable espérance ; aussi éclairé que le doute, mais plus hardi que lui ; aussi curieux que l’incrédulité, mais plus paisible qu’elle après la découverte ; aussi avide de l’avenir, mais plus fort dans le présent. Sans doute il était poétiquement possible d’accepter plus franchement la donnée catholique ; sans sortir des limites de l’orthodoxie, l’imagination avait encore devant elle un champ assez vaste ; renfermée dans le cercle inflexible de la loi romaine, la lutte du prêtre et de l’homme n’aurait pas été moins terrible et moins poignante ; loin de là. Mais je ne saurais blâmer la préférence de M. de Lamartine. Lors même que le catholicisme flottant de ce nouveau poème ne s’expliquerait pas clairement par la rêverie amoureuse des Méditations et la rêverie religieuse des Harmonies, il faudrait encore l’accepter, non pas comme une vérité absolue, mais comme une vérité relative, comme une expression de la société française au 18e siècle. Si le cadre historique était changé, si Jocelyn, au lieu d’être placé entre Louis XVI et Danton, était contemporain de saint Jérôme, la question ne serait plus la même, et nous aurions le droit d’être plus sévères ; mais après Voltaire et Diderot, Jocelyn ne nous semble pas trop mal affermi dans sa foi. Il n’a ni l’abnégation d’un saint, ni l’ardeur d’une bête fauve ; et en échappant à ce double écueil, il garde toute l’énergie et toute la grandeur de ses facultés. Il ne quitte pas la terre, mais il marche dignement parmi les hommes, sans miracle et sans lâcheté.
M. de Lamartine nous donne Jocelyn comme le journal d’un curé de village ; c’est pourquoi Jocelyn parle toujours en son nom. Cette forme de récit, invraisemblable lorsqu’elle descend aux détails de la vie extérieure, est pleine de charme et de naturel lorsqu’elle se renferme dans la peinture des impressions personnelles. Les épisodes dont se compose ce journal prennent dans la bouche de Jocelyn une grâce et une onction singulière. La fête de village où son âme s’éveille pour la première fois à l’amour est un vrai tableau de maître. Tous les personnages de cette fête respirent le bonheur et la gaîté, mais un bonheur grave, une gaîté pieuse. C’est mieux qu’une kermesse, c’est la grâce majestueuse des Panathénées alliée à l’expansion naïve d’une prière chrétienne. Les jeunes filles qui se parent pour la soirée, et dont les cheveux inondent les épaules, les collines qui versent au hameau le flot débordant des couples amoureux ; plus tard, après l’épuisement des joies brayantes, les murmures et les chuchotements qui se croisent dans l’ombre, les soupirs et les adieux qui se confondent, sont des traits dignes du pinceau le plus habile. La délibération de Jocelyn avec lui-même, le secret éploré qu’il dérobe à sa sœur, le sacrifice auquel il se résigne, et l’innocente raillerie des jeunes filles qu’il abandonne, leurs questions jalouses sur la beauté qu’il dédaigne, complètent avec une admirable simplicité l’exposition de ce poème. La fuite de Jocelyn vers la grotte des aigles parmi les Alpes du Dauphiné, après un séjour de plusieurs années au séminaire, est animée, vive et bien dite. L’hymne à Dieu sur les glaciers des Alpes est à coup sûr, une des plus magnifiques prières qui se puissent rencontrer. Le poète convoque toutes les voix de la nature pour célébrer plus dignement la suprême volonté qui lui a permis de vivre. Il comprend que sa reconnaissance, face à face avec le bienfait qu’il a reçu, n’a que des clameurs muettes pour remercier la source et la cause de toute joie. Après avoir préludé pieusement et comme essayé sa force sur quelques notes tremblantes, il s’enhardit tout à coup, et rayonne dans tous les sens comme une symphonie impérieuse et gigantesque. Il associe à son hymne agenouillé toutes les splendeurs de la création. Il interpelle et prend à témoin de sa gratitude les rochers courbés en voûtes menaçantes, les cristaux glacés suspendus au flanc des montagnes, la neige étendue sous ses pieds en tapis éblouissants, les rayons qui décrivent dans le ciel Tare aux sept couleurs ; de cime en cime, il monte jusqu’à Dieu pour lui ravir le secret d’une prière reconnaissante.
Lorsque Laurence paraît sur la scène, l’esprit du lecteur est si bien préparé, qu’il partage l’erreur de Jocelyn et ne devine pas la femme sous l’enfant. Jocelyn, qui tout à l’heure demandait à Dieu une âme fraternelle où il pût épancher son bonheur et contempler l’image radieuse de ses divines espérances, Jocelyn, en voyant Laurence, ne peut se décider ni pour l’amour ni pour l’amitié. Il est encore si près de Dieu, qu’il ne sait quel nom donner à la joie nouvelle qui lui arrive. La beauté qu’il admire et qu’il adore n’est pour lui qu’une forme de la divinité, et, dans la sincérité de son extase, il se demande si sa piété envers Laurence n’est pas un devoir, s’il pourrait sans crime ne pas prier devant elle comme devant un messager divin. Il étudie tous les traits de cette céleste figure avec une ferveur et une dévotion qui participent à la fois du statuaire, de l’amant et du prêtre ; il suit tous les contours de ce visage resplendissant, il se mire dans les yeux humides de cette lumineuse créature avec l’admiration savante de Phidias, le trouble de Roméo et la ferveur de saint Augustin. Il comprend et il célèbre la beauté comme elle n’a jamais été ni comprise ni célébrée ; et, lorsque la beauté prend le nom d’une femme, il est tellement sanctifié par l’admiration, qu’il ne peut devenir coupable. Tout à l’heure il voyait Dieu luire dans la création, maintenant dans la beauté humaine il l’aperçoit tout entier, et il tombe à genoux comme foudroyé par son nouveau bonheur.
Rappelé à ses premiers engagements par la voix d’un prêtre mourant, il se débat sous la main sévère qui le menace. Il défend jusqu’au dernier moment la félicité sereine qu’il s’était promise ; mais il ne peut résister à la prière suprême du vieillard qui va partir. La victime a besoin d’un consolateur et d’une oreille amie qui entende ses derniers aveux : le bourreau est aux portes de la prison. Jocelyn enverra-t-il au ciel une âme encore chargée des souillures terrestres ? Pour sauver Laurence, il avait juré de l’aimer et de la suivre ; pour sauver le prêtre agonisant, il renonce au monde et au bonheur de l’amour, il s’agenouille, il se relève consacré, il écoute la confession du prisonnier, il partage avec lui le pain merveilleux, et il oublie dans l’orgueil du bienfait la douleur du sacrifice. Ici la déclamation était à craindre ; mais heureusement l’émotion a sauvé le poète et le lecteur. Jocelyn se donne à Dieu comme il s’était donné à Laurence, par générosité : il demeure fidèle à son caractère.
L’homme disparaît enfin. Les épreuves sont terminées, la chair s’est apaisée, le cœur s’attiédit, le prêtre commence, et la transfiguration s’achève, sinon sans secousse et sans angoisses, du moins assez rapidement pour que le récit ne soit pas ralenti. Tout entier à ses nouveaux devoirs, rassuré désormais sur le sort de Laurence, le curé de Valneige ne vit plus qu’en Dieu et pour la seule gloire de l’Évangile. Détaché des joies humaines, qu’il ne dédaigne pas, mais qu’il offre en holocauste à son maître divin, Jocelyn revoit pour la dernière fois sa mère et sa sœur, et se consacre avec un dévouement sans réserve au gouvernement et au salut de ses ouailles. Il instruit les enfants à l’ombre des noyers centenaires, et leur explique en paraboles transparentes les merveilles de la création, les devoirs humains et les promesses de Dieu. Il leur montre du doigt, dans l’azur des cieux étoilés, la trace lumineuse de la volonté divine ; compare les mondes lancés dans l’espace au caillou placé dans la fronde, il interroge ses disciples sur la force du bras divin ; il rapproche du mouvement des navires le mouvement des étoiles, il leur dit que les cieux ont, comme la mer, leurs matelots et leurs pilotes ; et quand il les a bien instruits de l’immensité de Dieu, il les rassure et leur promet le regard vigilant de la Providence ; en leur racontant le dialogue de l’aigle et du soleil il leur prouve que la montagne et la vallée, l’homme et la fourmi, ont aux yeux de Dieu la même importance et la même valeur. Cette parabole est admirable.
Quand le prêtre s’est épanoui dans toute sa splendeur, la souffrance se réveille et l’humanité se remet à gémir. Jocelyn retrouve Laurence, étourdie, insoucieuse, impie, presque perdue ; il entend les voix du monde qui bourdonnent autour de l’idole abandonnée, il va succomber et se repentir du sacrifice. Mais Dieu le soutient et le sauve. Jocelyn retourne à la paix du presbytère, et ne quitte plus Valneige que pour recevoir les dernières paroles de Laurence. L’amant enfoui sous le prêtre, se mordant les lèvres pour ne pas crier, défendant à ses yeux de pleurer, et forçant sa bouche à bénir, à pardonner, sans prononcer une parole de reproche ou de regret, est une scène sublime, neuve dans Jocelyn, même après la mort de madame de Couaën. Dans cette rivalité involontaire entre Lamartine et Sainte-Beuve, il n’y a pas de vaincu.
Nous devons signaler dans Jocelyn une grande nouveauté, un mérite inattendu pour les admirateurs les plus empressés de M. de Lamartine : je veux parler de la réalité du paysage. Jusqu’ici le poète, uniquement occupé de ses sentiments personnels, n’avait saisi dans la nature extérieure que les traits les plus généraux, et ne s’était jamais arrêté à l’étude et à la peinture des détails. Il s’était complu avec une indolence voluptueuse à encadrer sa pensée entre l’azur du ciel et l’or des moissons, entre les flots et les étoiles ; mais bien qu’il professât une prédilection marquée pour le paysage italien, bien qu’il reproduisît en plusieurs endroits les grandes lignes de la campagne romaine, cependant il n’avait rien fait encore pour obtenir le titre de paysagiste. Dans la peinture des objets extérieurs, Jocelyn est un véritable progrès. Le sujet choisi par le poète n’exigeait pas impérieusement la spécialité du paysage. Il était possible d’enfermer le drame entier dans le champ de la conscience. Mais M. de Lamartine en a décidé autrement, et nous devons le remercier de sa préférence. La nature alpestre offre au pinceau de grandes difficultés ; et quoique la parole ait à sa disposition des ressources plus nombreuses que toutes les autres formes de l’invention, quoiqu’il soit donné au poète de réunir dans ses vers la pureté sculpturale, la splendeur pittoresque, les masses de l’architecture et la mélodie musicale, M. de Lamartine, en peignant les Alpes du Dauphiné, avait devant lui un écueil terrible : la monotonie de la grandeur. La perpétuelle succession des tableaux majestueux dont se compose le spectacle des montagnes présente à l’artiste le plus consommé un problème effrayant. Terribles ou gracieuses, les images qui reproduisent un pareil modèle ont toujours à craindre, au bout d’un temps très court, la distraction ou l’indifférence. Comme le seul mouvement possible dans ce paysage est le mouvement des saisons, il est malaisé d’intéresser le lecteur. La neige, la verdure et les torrents, combinés avec la fidélité la plus savante, n’offrent pas un attrait bien varié. Le plaisir du séjour qui demeure dans la mémoire ne passe pas sans résistance dans les vers du poète. L’impression éprouvée, sincère et profonde, se grave lentement dans la pensée du lecteur. Or, nous ne pourrions sans injustice contester le bonheur singulier avec lequel M. de Lamartine s’est acquitté de cette tâche. Il a trouvé, pour la peinture des Alpes des couleurs vraies, éclatantes sans crudité, variées sans mensonge, des lignes grandes sans monotonie, des masses imposantes sans exagération. Il a prouvé qu’il comprenait sévèrement ses nouveaux devoirs. Jusqu’à présent il s’était abstenu de particulariser le paysage qu’il associait à ses émotions, et il était permis d’attribuer cette conduite à la prudence ; pour notre part nous lui savions bon gré de sa réserve, et tout en regrettant plus d’une fois les couleurs précises qui auraient ajouté au relief de la pensée, nous préférions cette sobriété de pinceau aux teintes dures et criardes qui, dans maint poème vanté, tirent l’œil sans le satisfaire. Mais, nous le reconnaissons volontiers, cette prudence n’était pas un calcul du poète impuissant. Le paysage de Jocelyn est là pour le prouver.
L’épisode des Laboureurs, que nous avons omis à dessein en racontant le poème de M. de Lamartine, compte assurément parmi les témoignages les plus précieux de la faculté pittoresque. L’animation et la simplicité se révèlent dans tous les traits de ce magnifique tableau, et si nous ne l’avons pas mentionné d’abord, c’est qu’il ne concourt pas directement au développement de la pensée principale, à la sanctification de Jocelyn. Il renferme bien des germes de paix et de sérénité qui grandissent et fructifient dans le cœur saignant du héros ; mais ce tableau, admirable en soi, nous semble tracé avec une complaisance égoïste. Après la lecture de cet épisode, le souvenir de Léopold Robert se présente naturellement à la pensée. Dans les vers du poète comme dans la toile des Moissonneurs, on trouve une grandeur épique et solennelle, une consécration de la sueur et du travail qui nous reporte aux temps primitifs, Toutefois, malgré l’aveu du poète, je ne crois pas que les laboureurs relèvent des Moissonneurs, je n’admets pas que le peintre puisse revendiquer comme sienne la source première de l’inspiration ; car pour qu’une œuvre soit belle, et l’épisode des Laboureurs est vraiment beau, il faut qu’elle procède directement de l’émotion, et le plus riche tableau ne dictera jamais qu’un médiocre poème. Ce qui me semble plus vraisemblable, c’est que M. de Lamartine, à la vue des Moissonneurs de Robert, ait senti se réveiller en lui un confus souvenir des spectacles champêtres auxquels il avait lui-même assisté, et qu’il ait trouvé dans le triomphe unanime du peintre un motif d’émulation et de courage. Mais, quelle que soit la valeur de nos conjectures, l’épisode des Laboureurs est un morceau digne des Géorgiques.
Le presbytère de Valneige demandait d’autres couleurs, des nuances plus délicates, distribuées avec plus d’avarice ; M. de Lamartine n’a pas failli à cette partie de sa tâche. Après avoir déployé dans la peinture des Alpes toute la richesse et toute la variété de Claude Lorrain et de Salvator, il a trouvé pour la maison et l’enclos de Jocelyn des tons dignes de Ruysdael et de Teniers ; il a passé sans efforts de la grandeur italienne à la naïveté flamande. Cette transition si invraisemblable n’a rien coûté au poète. Son imagination, une fois rassasiée de couleur et de bruit, s’est renfermée sans regret dans le modeste enclos de Valneige. Jocelyn, en écrivant pour sa sœur le tableau de sa vie nouvelle, n’a omis aucun des traits du presbytère. Il pouvait s’en tenir à l’épanchement de ses plus intimes espérances, et rassurer l’âme dont il avait fait le bonheur, en lui racontant la sérénité sans cesse renaissante de ses jours laborieux ; mais, par une générosité que justifie l’absence, et qui n’a rien de puéril pour l’amitié, il essaie d’initier sa sœur à toutes les joies, à tous les moments graves ou riants de chaque journée. Pour elle, il mesure l’ombre des arbres sur le gazon ; pour elle, il suit d’un œil patient le cep doré qui grimpe autour de la fenêtre. Les livres où Jocelyn puise avec une ardeur toujours nouvelle d’intarissables consolations, l’armoire où il renferme le pain du pauvre, le tiroir mystérieux où il enfouit ses épargnes, la vieille Marthe qui révère son maître à l’égal de Dieu, le chien fidèle qui se couche au pied du fauteuil studieux, rien n’a été oublié dans la description de Valneige, et la lettre de Jocelyn lutte de précision avec le pinceau le plus patient. Il y a dans la lecture de cette lettre un bonheur pénétrant, une sérénité plus douce que la résignation, qui rafraîchit l’âme et la détache des passions vulgaires. Les détails se pressent avec tant d’abondance que la curiosité se promène du presbytère à l’enclos avec une joie enfantine. Mais bientôt la curiosité s’apaise ou plutôt se transforme et devient sérieuse ; peu à peu l’âme du lecteur partage toutes les pensées de Jocelyn. Après avoir vécu avec lui, il éprouve une irrésistible sympathie pour ce cœur qui a su consoler son veuvage par la prière, et qui se reprocherait comme une profanation le mépris du bonheur qu’il a sacrifié ; et non seulement nous adoptons les sentiments de Jocelyn, mais encore nous nous surprenons à envier les heures de sa journée et les meubles de sa maison. Or, cette double impression est un triomphe irrécusable pour le talent pittoresque du poète.
La composition de Jocelyn ne mérite pas les mêmes éloges que les épisodes et le paysage. Les diverses parties dont nous avons parlé, admirables en elles-mêmes, ne sont pas ordonnées comme elles devraient l’être. La poésie pas plus que la science ne peut échapper à l’empire de la logique. L’intention, aussi bien que l’enseignement, a ses prémisses et ses conclusions, et si elle ne procède pas par théorème, si elle cache sous l’entraînement et la spontanéité le but volontaire et défini qu’elle se propose, elle n’en est pas moins soumise à la loi de déduction et de progression. Quelle que soit la forme choisie par l’inventeur, dans l’ode comme dans l’épopée, comme dans le drame, chaque partie doit renfermer en elle-même non seulement sa raison d’être, mais encore sa raison d’être là où elle est. La strophe, comme le chant et comme l’acte, n’est bien placée que là où elle est nécessaire : si elle peut être ailleurs, elle est inutile ou du moins est d’une utilité incomplète. Examinée sous ce point de vue, la composition de Jocelyn est loin d’être acceptable. La grâce et la vigueur qui éclatent dans les épisodes de ce beau poème ne peuvent ni atténuer ni excuser la succession presque fortuite qui s’est partout substituée à l’ordonnance, à la génération. Ainsi, par exemple, après la fête du village, nous passons trop rapidement aux adieux de Jocelyn et de sa mère. Si la lutte se prolongeait, si, avant de partir pour le séminaire, Jocelyn assistait au mariage de sa sœur, s’il entrevoyait parmi les compagnes de la jeune épouse l’accomplissement de ses rêves, s’il apercevait sur un visage riant et curieux la beauté virginale et soumise qui lui apparaît chaque nuit, le prix du sacrifice serait doublé par cette découverte. Sans être amoureux d’une femme, car un amour déterminé s’opposerait au serment que l’église réclame, Jocelyn pourrait promener sur l’essaim joyeux des jeunes filles un regard attendri, et mesurer l’avenir dont il se dépouille : son séjour au séminaire prendrait alors une grandeur nouvelle. Le détachement auquel il arriverait par l’étude et la méditation serait acheté par une lutte sérieuse. Et quand la démocratie furieuse, poursuivant dans le clergé le défenseur du trône renversé, dévaste les autels, Jocelyn, malgré l’apaisement de ses passions inassouvies, bénirait la solitude et la liberté vers laquelle il s’enfuit. Sans maudire sa promesse, il accepterait comme un répit innocent la nécessité qui le chasse du séminaire, il respirerait plus à l’aise, et jetterait sur le monde, sur la vie active, sur la famille, sur les joies de la paternité, un regard de convoitise et d’adieu.
Ainsi préparé par une exposition sévère et complète, le nœud du poème se nouerait plus étroitement. Jocelyn rendu à lui-même, appelant à son aide une âme fraternelle, enivré de son bonheur, mais incapable de le porter, ravi en extase par le spectacle de la nature, se baignant dans la lumière et dans l’ombre avec la joie d’un enfant et d’un oiseau, mais irrité de sa joie solitaire, contemplant d’un œil avide la neige qui ruisselle sous les rayons jaloux, les pans de rochers jetés comme une arche merveilleuse au-dessus du précipice, et malheureux de ne pouvoir écouter sur d’autres lèvres le cri qui s’échappe de sa bouche, Jocelyn serait une proie sans défense, une victime désignée à l’amour qui s’approche ; la lutte qu’il aurait soutenue dans le cloître, en usant ses forces, rendrait plus vraisemblables son étonnement et sa crédulité en face de Laurence. S’il avait longtemps combattu pour éloigner les coupables pensées, son aveuglement et sa confiance, sa joie et sa sécurité nous sembleraient plus naturelles. Nous ne songerions pas à le quereller sur les enfantillages qu’il se permet, sur les baisers qu’il reçoit et qu’il donne, sur les regards indiscrets qu’il prolonge et qu’il renouvelle. Nous concevrions volontiers sa candeur imprudente comme une vertu née de l’insomnie et du délire ; après les nuits pleines de fantôme souriants et de caresses terribles, d’embrassements impuissants et de serments inentendus, Jocelyn triomphant et sûr de lui-même, s’applaudissant d’avoir terrassé l’ennemi, et ne craignant plus de le rencontrer, serait un personnage très logique. Mais comme il a passé en quelques heures de la famille au séminaire, comme il s’est reposé dans la prière pendant plusieurs années, nous nous étonnons à bon droit qu’il n’ait pas acquis dans cette longue paix une clairvoyance plus savante ; son empressement à recevoir Laurence dans sa retraite nous paraît dépasser les bornes de la crédulité. Cette remarque passera peut-être pour subtile auprès des lecteurs superficiels, mais nous ne croyons pas qu’elle soit injuste. Loin de là, nous pensons qu’elle se présente d’elle-même ; après plusieurs années de sérénité, une imprudence pareille à celle de Jocelyn n’est pas naturelle. L’âme qui se possède, et qui a longuement médité sur le danger, ne renonce pas à la défiance et ne prend pas le qui-vive pour une lâcheté. Avant de s’aventurer dans une amitié nouvelle, elle s’interroge ; elle ne livre pas sans coup férir la place où elle s’est fortifiée. Si Jocelyn, au lieu de s’abandonner sans trouble au charme tout-puissant de Laurence, avait défendu pied à pied le terrain neutre où il s’était réfugié, son inquiétude et sa résistance auraient ajouté à l’effet de sa joie désespérée lorsqu’il découvre le sexe de Laurence. Enfin, le dénouement gagnerait beaucoup à être présenté selon la méthode que nous proposons. De quoi se compose en effet la troisième partie de ce journal ? N’y a-t-il pas dans les derniers feuillets de ce récit trois moments principaux, à savoir : l’ordination, le séjour de Jocelyn à Paris, et la confession de Laurence ? N’est-ce pas à ces trois scènes que se réduit le dernier acte de cette tragédie psychologique ? Or, je le demande, bien que ces trois moments soient unis entre eux par un lien indissoluble, bien qu’il ne soit pas donné même à la diction éparpillée du journal de les séparer, n’y aurait-il pas un avantage incontestable à les rapprocher l’un de l’autre, à les souder plus solidement encore ? L’émotion ne serait-elle pas plus rapide, plus sûre et plus profonde, si, après la consommation du sacrifice, après le renoncement suprême, Jocelyn, désormais tranquille sur lui-même, continuait de voir chaque nuit en rêve l’image de Laurence, si, au milieu même de ses devoirs évangéliques, il n’abandonnait pas le souvenir de la femme qu’il a aimée, si les enfants qu’il instruit et qu’il prépare à la pratique des vertus sociales lui rappelaient la beauté de Laurence, s’il allait à Paris, pressé par une inquiétude irrésistible, si la destinée de l’absente le poursuivait comme une énigme implacable, s’il la surprenait au milieu des plaisirs, et s’il comprenait qu’elle est devenue voluptueuse et perfide par désespoir ? La résignation où il s’est réfugié ne serait-elle par ébranlée par ce coup inattendu ? Ne se reprocherait-il pas son cruel courage en voyant l’âme qu’il a perdue et qu’il croyait sauver ? Ne se repentirait-il pas amèrement de la paix égoïste qu’il s’est faite ? Ne serait-il pas amené à regretter la vie d’amour et de protection qu’il avait devant lui et qu’il a rejetée comme sacrilège ? Il me semble que cette péripétie ne serait ni sans grandeur ni sans nouveauté. La dernière scène, la scène de la confession ne serait plus un coup de foudre ; le ciel se couvrirait de nuages, l’éclair annoncerait la tempête, le front de la forêt se couronnerait d’une lumière terrible, nos yeux verraient sans surprise le chêne déchiré par le feu divin. Jocelyn, fidèle à Laurence après l’ordination, après l’infidélité de Laurence serait admirablement préparé au rôle sublime qu’il va jouer ; il aurait épuisé la coupe douloureuse et n’aurait plus à choisir qu’entre la folie ou l’apostolat : le prêtre sortirait des cendres de l’homme. Or, tout ceci est en germe dans Jocelyn. Que fallait-il pour mûrir l’épi ? La volonté, c’est-à-dire la composition.
Il nous reste à présenter sur Jocelyn un autre genre de réflexions sur lequel la critique de nos jours n’insiste pas assez, ou plutôt qu’elle néglige entièrement ; nous avons à parler du style. Jusqu’ici, M. de Lamartine ne paraît pas avoir cherché pour ses pensées une forme déterminée ; il se fie à l’abondance de l’inspiration et ne revient guère sur le premier mot qu’il trouve. Persuadé qu’il y a pour tous les sentiments une expression fatale, que la réflexion ne découvrirait pas, et qu’elle ne peut corriger ; habitué à considérer le style comme une cristallisation dont tous les mouvements obéissent à des lois invisibles, il craint en intervenant de troubler les faces qui s’ordonnent d’elles-mêmes. Cette impersonnalité littéraire, que je ne voudrais conseiller à personne, s’applique à la poésie lyrique sans de graves inconvénients. À la vérité, elle ne permet pas à la pensée de se présenter sous sa forme la plus précise ; elle néglige de préparer pour les cristaux les fils, qui, sans troubler la liqueur, servent à régulariser le travail ; mais comme la pensée lyrique est ordinairement très simple, cette imperfection est à peine sensible, ou du moins n’a rien de choquant. Hors de la poésie lyrique, ce procédé entraîne des conséquences désastreuses, Quoique le style de Jocelyn, envisagé dans sa trame générale, ne soit pas inférieur au style des Méditations et des Harmonies, cependant il provoque souvent l’impatience par son incorrection. Quelle est la cause de cet accident ? N’est-ce pas à la différence des sujets qu’il faut attribuer la différence des impressions ? Je n’hésite pas à me décider pour l’affirmative. La grammaire, résignons-nous à l’appeler par son nom, la grammaire est souvent offensée par Jocelyn, parfois même il lui arrive d’être blessé jusqu’au sang, et chacune des plaies qui s’offre à la vue du lecteur excite une compassion mêlée de colère. Dans les Méditations et les Harmonies, la grammaire ne traversait pas toujours impunément la mêlée ; ou détour d’une période, au coin d’une strophe, sur le bord d’une stance, elle recevait sans crier, non pas des balles perdues, mais un charge de cendrée à bout portant ; et, continuant gaîment sa route, comme si elle n’eût pas été touchée, elle semblait à peine sentir l’air cuisant du matin qui pénétrait dans ses veines. Dans Jocelyn, elle n’est pas traitée plus sévèrement, et pourtant on dirait que le poète a tiré sur elle à boulets ramés. Comment expliquer cette illusion ? Le style, si utile en toute occasion, n’est-il pas indispensable dans le récit ? La pensée du narrateur est complexe et multiple, tandis que celle du poète lyrique est simple et uniforme ; a-t-elle besoin d’une expression plus précise ? Nous le croyons. Le solécisme, pardonnable dans une ode, à peine aperçu dans l’élégie est un crime capital dans l’épopée. Or, dans Jocelyn il y a des buissons de solécismes : tantôt les pleurs sont féminisés, tantôt l’indicatif se croise avec l’imparfait, à trois lignes de distance. Le singulier remplace le pluriel pour le besoin du rythme ; ou bien, dans un mot composé, la première syllabe est au pluriel et la seconde au singulier. Quelquefois les verbes qui expriment par eux-mêmes une action complète, prennent un régime inattendu : La terre germe des fruits. L’incorrection est quelquefois poussée si loin que le lecteur a peine à se reconnaître dans cette cohue de mots indisciplinés. Admettrons-nous que M. de Lamartine ait écrit Jocelyn avec moins de loisir et de liberté que les Méditations et les Harmonies ? Croirons-nous qu’il se soit imposé une tâche déterminée, qu’il ait entrepris six mille vers dans un temps donné, et que le courage lui ait manqué ? Une pareille hypothèse serait tout à fait invraisemblable ; car aucun des épisodes de Jocelyn ne porte l’empreinte de la précipitation. On surprend çà et là les traces de la négligence, mais nulle part les traces de la hâte. Je m’en tiens à ma première opinion, je pense que le style épique exige une correction plus grande que le style lyrique.
Il y a dans Jocelyn un autre défaut, qui n’est pas précisément l’incorrection, mais qui appartient à la même famille, et qui relève comme elle de l’indolence ; je veux parler de la prolixité. Quand M. de Lamartine rencontre une idée qui lui sourit, il ne se contente pas de l’aborder, de l’interroger habilement et d’en tirer parti, il ne la quitte pas qu’il ne l’ait épuisée. Au lieu de jeter le raisin après l’avoir exprimé, il s’acharne sur les débris de la grappe, et réussit à gâter son vin. Ceci, je le sais bien, n’est pas un symptôme de faiblesse, mais bien de gourmandise. Toutefois, cette prolixité est, à mon avis, très blâmable ; les idées les plus heureuses gagnent à ce jeu de terribles horions. Quand elles paraissent et viennent au-devant du lecteur, elles sont vaillantes et bien prises, elles se meuvent avec souplesse, elles sont pleines de grâce et d’agilité ; mais condamnées par le poète à une marche forcée, elles perdent bientôt leur fraîcheur et leur bonne mine ; elles maigrissent avant d’avoir touché le but, elles se courbent comme les vieillards et sont essoufflées au terme de leur course. Je n’ignore pas que la concision est une conquête difficile, et qu’il faut, pour réduire sa pensée à des proportions sévères et harmonieuses, un courage inébranlable ; mais la gloire serait sans valeur s’il suffisait de lever la main pour la cueillir. Dans trois pages diffuses il n’y a pas toujours l’étoffe d’une page concise ; bien souvent il faudrait jeter au feu des couplets entiers et recommencer comme si rien n’était fait encore ; c’est à ce prix que s’achète la beauté durable.
Malheureusement l’incorrection et la prolixité ne sont pas les seuls ennemis de M. de Lamartine. Il ne se contente pas d’offenser la grammaire et de noyer sa pensée dans un océan de paroles inutiles ; il néglige volontairement une qualité plus précieuse que la correction et que la concision ; il ne respecte pas l’analogie des images. Familiarisé depuis longtemps avec les ressources du style poétique, il abonde en tropes et en similitudes. Il a toujours au service de sa pensée une douzaine de figures dont chacune suffirait à défrayer plusieurs strophes. Au lieu de choisir parmi ces parures la plus riche ou la plus modeste, selon les besoins de la fête, il essaie successivement les rubis et les topazes, les camées et les pierres gravées, il jette sur les épaules de sa pensée un collier de perles qu’il n’attache pas, une rivière de saphirs et d’émeraudes qui ont le même sort, et toute cette prodigalité reste au-dessous de l’élégance. Il y aurait folie à l’accuser de pauvreté, mais avec ce qu’il dépense il y aurait de quoi vêtir plusieurs familles, et pourtant sa pensée est à peine vêtue, quoique chargée d’ornements.
Le défaut d’analogie est une conséquence presque nécessaire de la prolixité ; aussi ai-je vu sans étonnement dans Jocelyn les images se multiplier, se contrarier, se contredire et souvent s’entre-tuer. Il n’y a dans cette guerre désastreuse rien d’inattendu ni de singulier ; mais en présence d’un pareil spectacle, le silence serait plus qu’une faiblesse, ce serait une lâcheté véritable. Quoique la faute soit signée d’un nom illustre, notre devoir est de la montrer, de la rendre visible à tous les yeux et d’appeler l’attention de la foule comme s’il s’agissait d’une calamité ; car si des hommes tels que M. de Lamartine se permettent de violer les lois de la langue, s’ils s’attribuent le droit de fatiguer leur pensée jusqu’à lui briser les reins, s’ils croient faire preuve d’opulence en lui jetant un manteau bariolé de mille couleurs, que deviendront la langue, le style et la poésie ?
Nous avons dit maintenant toute notre pensée, nous avons exprimé fidèlement notre admiration et notre blâme. Malgré le contraste apparent des idées que nous avons exposées, nous ne craignons pas le reproche d’inconséquence ; car si nous sommes sévères au-delà de toute prévision, nous sommes sûrs en même temps d’avoir admiré au-delà de toute espérance. Quelle est donc notre conclusion ? Jocelyn est un beau poème sans composition et sans style. Y a-t-il beaucoup de livres dont nous puissions en dire autant ?
VIII. Prosper Mérimée.
[I.]
Prosper Mérimée partage avec Charlet et Béranger l’inestimable privilège d’avoir échappé jusqu’ici aux querelles de feuilleton, aux ovations et aux anathèmes de la critique. Depuis sept ans bientôt qu’il est en possession de la sympathie publique, son nom s’est trouvé bien rarement mêlé aux controverses littéraires ; les deux camps ennemis qui se partagent encore aujourd’hui l’art et la poésie, n’ont guère invoqué son autorité pour la proclamer sainte ou impie.
D’où lui vient donc cet étrange bonheur ? Pourquoi, tandis que les professeurs de Sorbonne et d’Académie faisaient la guerre aux Méditations de Lamartine et aux Odes de Victor Hugo, le Théâtre de Clara Gazul, publié en 1825, au milieu des préoccupations politiques les plus puissantes, a-t-il conquis tout d’abord une sorte d’inviolabilité ? Pourquoi, tandis qu’on agitait dans les journaux et les salons la question des unités dramatiques, avec la même ardeur de conviction, le même enthousiasme de prosélytisme, qu’au temps où Pierre Corneille prenait la peine de réfuter, Aristote en main, les pamphlets de M. de Scudéryaj, personne n’a-t-il songé à mettre Joseph l’Estrange, éditeur de œuvres de la spirituelle comédienne, au rang des néophytes ou des excommuniés ?
Il y a deux solutions à cette énigme, une solution littéraire et une solution sociale. En premier lieu, Prosper Mérimée paraît s’être, en général, fort peu soucié des théories poétiques. Il y a cent contre un à parier qu’il consulte rarement La Harpe ou l’abbé Le Bossu. Il est donc tout simple que, vivant fort peu avec les poétiques, il n’ait pas eu à cœur de les réfuter en écrivant ; qu’il ait suivi, en composant des ouvrages d’imagination, son inspiration personnelle, sans s’inquiéter d’heure en heure, et presque de page en page, si telle phrase donnait un démenti au dix-septième siècle de la France, si telle autre donnait la main au seizième siècle de l’Angleterre. En second lieu, et ceci n’est pas moins grave, pour peu qu’on y réfléchisse, il ne s’est pas mêlé aux sociétés littéraires ; il n’a pas encouragé du geste et de la voix, de sa présence et de son sourire, les orateurs de cheminée, les Démosthènes de canapé qui, depuis madame Geoffrin jusqu’à madame de Staël et madame Récamier, ont eu le monopole des succès.
C’est, si l’on veut, une faute impardonnable, une irréparable négligence. À ne consulter que la fortune de son nom, peut-être faut-il le blâmer de n’avoir pas apporté à la réussite de ses écrits plus d’empressement et de sollicitude. Mais aussi n’y a-t-il pas gagné une paix profonde et sereine ? Vivant dans le monde des hommes, au lieu de vivre dans le monde des auteurs, n’a-t-il pas amassé un trésor inépuisable d’anecdotes et d’observations que les livres et les faiseurs de livres ne sauraient suppléer ?
Clara Gazul, comme la plupart des ouvrages réservés à une longue durée, n’a pas eu à son avènement le retentissement et l’éclat auxquels elle pouvait prétendre. Une seule voix, si j’ai bonne mémoire, osa parler pour elle, et cette voix est la même qui révèle aujourd’hui à la France les merveilles encore inconnues de la littérature scandinave. Quand la critique eut désigné du doigt le mérite incontestable du recueil, le public se rangea sans répugnance à l’avis de la critique ; puis tout fut dit, ou, pour parler plus nettement, tout fut oublié. Le volume prit sa place dans les bibliothèques, mais il ne se fit aucun bruit autour du succès : ni sifflets ni battements de main. Il y eut, d’une part, approbation silencieuse, et de l’autre indifférence parfaite.
D’ailleurs il se trouva de bonnes gens, ne lésinant jamais sur une crédulité de plus, qui prirent l’éditeur au mot, et s’imaginèrent bravement qu’ils venaient de lire un recueil de comédies espagnoles. La Biographie de Clara, placée en tête du volume, les dispensait de l’éloge et de la récrimination. Quelques-uns s’aventuraient jusqu’au blâme, et disaient hardiment : « C’est singulier, c’est bizarre, c’est effronté, c’est d’une crudité impudente. » Mais leur conscience patriotique se rassurait bientôt en s’avouant tout bas : qu’après tout c’était une traduction, probablement fidèle, que Joseph l’Estrange ne partageait pas les principes universitaires sur la nécessité de rendre par des équivalents, et jamais par le mot propre, les expressions et les idées contraires au génie de notre langue.
Ils pardonnaient donc volontiers à l’espiègle Clara de ne pas penser aussi chastement qu’une élève d’Écouen ou de Saint-Denis. Ils n’en auraient pas voulu pour leur fille ou leur femme ; mais, à tout prendre, ils la trouvaient amusante et gaie. Le petit nombre des initiés se prêta de bonne grâce à la mystification, et ne livra pas le mot d’ordre. Quant aux hommes de lecture et d’étude, ils ne crurent pas à propos de soulever un voile aussi transparent.
Et vraiment il fallait une ignorance bien complète, ou une complaisance bien entière, pour croire que Clara était née sur le même sol et avait respiré le même air que Lope et Calderon. Précisément à cette même époque on publiait, pour la seconde fois et sous une forme meilleure que la première, les chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. D’ailleurs, le beau travail de Bouterwekak avait déjà été traduit précédemment et donnait sur la scène espagnole des renseignements assez étendus, Wilhelm Schlegel et son Cours de littérature dramatique étaient populaires parmi les lecteurs sérieux. À ces deux sources d’information on pouvait facilement se convaincre, quand bien même on n’eût pas eu le loisir d’étudier les originaux ou les copies que nous en avions, de la différence qui séparait Clara de ses devanciers prétendus.
Ce qui domine, en effet, dans la plupart des ouvrages de la scène espagnole, c’est, pour la composition, une fantaisie capricieuse et vagabonde, souffletant la vraisemblance presqu’à chaque pas, préférant à tout propos l’effet d’une scène à la logique de la fable, et pour le langage, une emphase sonore et solennelle, manquant rarement une tirade, professant pour la réalité des sentiments et des idées un mépris assez hautain, plaçant plutôt la poésie dans les mots que dans la pensée, prodiguant les images et les similitudes, épuisant quelquefois en deux pages toutes les figures de la rhétorique.
Et cependant, malgré tous ces défauts, que l’admiration la plus sincère ne saurait nier, Lope, et surtout Calderon, étonnent constamment par la fécondité des moyens, par la rapidité des incidents, par l’intérêt et la complication de l’intrigue, sauf à trancher le nœud, comme Alexandre, par un coup d’épée. Les comédies et les tragédies jouées à Madrid ressemblent bien plus à des aventures de roman qu’à des épisodes de la vie réelle. Mais aussi on y trouve quelquefois le même plaisir et le même enivrement que dans les contes arabes.
Or, avec un peu de bonne volonté et une médiocre attention, on se serait bien vite aperçu que Clara ne possède aucune de ces qualités. C’est un des esprits les plus français que je connaisse, net, incisif, dialectique, allant droit au but ; son caractère, malgré sa franchise quelque peu masculine, malgré les gros mots qui, en passant par sa jolie bouche, ont presque l’air de demander grâce pour la liberté grande, comme le Suisse qui faisait la partie du chevalier de Grammont, n’est pas absolument impossible à Paris même. C’est un bon garçon, j’en conviens ; mais le type n’en est pas tout à fait perdu chez nous. Il s’effaçait tous les jours, et menaçait de disparaître, lorsque le goût des voyages, en se popularisant chez les femmes de France, est venu dérider leur front, relever leurs paupières, et donner à leur attitude plus de grâce et de vivacité, Clara, si elle venait dans nos salons, trouverait à qui parler sans se renfermer dans les soirées d’hommes.
Le Théâtre de Clara Gazul marque dans la poésie dramatique la même tentative à peu près que le premier et magnifique ouvrage d’Augustin Thierry dans la littérature historique. L’historien et le poète prétendent tous les deux à une réalité complète. Ils veulent donner à l’art qu’ils professent une exactitude et une précision mathématique. Ils recherchent avec une patience curieuse tous les faits qui se rattachent directement ou indirectement à l’idée qu’ils veulent développer. Ils ne regrettent, pour compléter leur érudition, ni les études courageuses, ni les longues méditations. Puis, quand ils sont bien assurés de posséder leur sujet, ils cherchent, pour le montrer, le jour le plus pur ; ils l’éclairent en plein, mais en même temps ils le disposent de façon à composer des lignes simples, un profil sévère, comme celui d’un camée ou d’une pierre gravée.
Je ne sais rien de plus naturel et de plus nécessaire que la bataille d’Hastings, dans Augustin Thierry, ou que l’entrevue de madame de Coulanges et de don Juan. Mais les pages de l’historien et du poète ne sont pas venues du premier coup à cette naïveté qui fait leur plus grand charme. Avant d’arriver à cette forme définitive, elles ont dû subir, dans le cerveau, ou sur le papier, bien des métamorphoses laborieuses. Avant de dépouiller, comme la fonte, toutes les scories parasites qui les enveloppaient, elles ont été soumises plusieurs fois au foyer dévorant qui décompose pour purifier, et ne respecte que les éléments inaltérables.
Mais aussi prenez garde ! n’essayez pas d’aller plus loin que l’ouvrier, maintenant que le métal sort du feu, solide, éclatant et sonore ; un degré de plus, et tout va se briser et se résoudre en ruines.
Ni trop, ni trop peu, telle est la devise constante d’Augustin Thierry et de Prosper Mérimée, Ils se défient de la poésie et ne peuvent lui échapper. Quand une image leur vient en tête, ils ne se laissent pas séduire sans se consulter longtemps. Avant de se passionner pour elle, ils se recueillent et s’éprouvent, et ne s’aventurent qu’à bon escient : et il arrive à cet amour ce qui arrive à tous les amours sérieux et réfléchis : l’éloquence pour lui n’est pas un art, un accident, c’est une nécessité, fatum.
Cette méthode, comme on voit, n’est pas sans analogie avec celle de Tacite et de Montesquieu. Elle répugne, comme les Annales et l’Esprit des Lois, aux développements.
Pour vérifier ces remarques, je choisirai les Espagnols en Danemarck et Inès Mendo, puisque ces deux comédies sont les pièces les plus importantes et les plus longues du recueil.
Sans nul doute, madame de Tourville et sa fille, don Juan et le Résident sont tracés de main de maître, et nous demeurent en mémoire comme si nous les avions connus familièrement. Les politesses prétentieuses et grotesques de Pacaray, ses soupçons et ses frayeurs ; l’entrevue de don Juan et de mademoiselle de Coulanges, la scène du naufrage, l’évanouissement de cette malheureuse femme, honteuse de sa trahison et fière de son amour ; le dénouement militaire de cette rapide comédie, c’est plus qu’il ne faut pour constater le mérite de cette composition.
Mais l’auteur a-t-il assez ménagé les transitions ? n’a-t-il pas procédé à la manière des algébristes ? En négligeant, comme il l’a fait, toutes les idées intermédiaires qui pouvaient servir à établir la vraisemblance et l’authenticité de celles qu’il nous livre, n’a-t-il pas trop compté sur notre attention ? Croit-il donc que sa tâche se borne, comme celle d’un médecin au chevet du malade, à étudier et à décrire les symptômes d’une passion ?
Or, il ne va guère plus avant. Quand à force d’épier en lui-même, ou hors de lui, le trait caractéristique et inévitable de la peur, de l’enthousiasme, de la sympathie, de la tendresse, il a réussi à le surprendre, il s’en contente et s’arrête. Ce n’est là certainement qu’une partie de la poésie, la plus difficile peut-être, la plus rare, la plus essentielle, la plus incontestée, mais non pas la seule. Il en est une autre non moins réelle, tout aussi glorieuse, et, à coup sûr, très utile à l’effet de la première : c’est le développement.
Croyez-vous que les Espagnols seraient moins beaux si les figures étaient moins pressées ? N’y aurait-il pas un charme plus soutenu, si toutes les scènes, qui sont admirablement esquissées, étaient menées à bout, achevées ? Il ne suffit pas d’indiquer une situation, il faut l’approfondir. Il ne suffit pas de donner les symptômes d’une passion, il faut l’expliquer, en donner poétiquement la théorie, montrer par quelles transformations successives elle a passé avant de se révéler et de se trahir. Dialogue ou monologue, peu importe. Une fois que le poète laisse entamer sa fantaisie par de mesquines chicanes sur la vraisemblance, il n’y a plus de poème possible.
C’est pourquoi je regrette que don Juan et madame de Coulanges soient mis en scène avec une sobriété si excessive. Ils ne disent rien d’inutile ; mais disent-ils tout ce qu’il faut ? je ne le crois pas.
Et vous comprenez bien que je ne plaide pas ici la cause du théâtre, car évidemment la pièce a été faite pour la lecture et ne pourrait être représentée.
La Guzla, publiée très obscurément en 1827, n’a pas eu et ne pouvait guère avoir un succès éclatant. On s’en est occupé en Allemagne beaucoup plus qu’en France. Les pièces de ce recueil, données par l’auteur comme traduites d’originaux illyriens, sont inventées avec une grande habileté, et soutiennent glorieusement la comparaison avec les chants klephtiques que M. Fauriel nous a fait connaître, et aussi avec les poésies serviennes et hongroises que le docteur Bowring a publiées à Londres. Goethe, qui avait donné, dans son journal de Weimar, une savante analyse de Clara Gazul, a consacré aussi quelques pages à la Guzla. Il avait de l’auteur un exemplaire du premier livre, et lui avait envoyé en remerciement sa médaille, qui est assez mauvaise. Il reçut pareillement le second livre. Mais il ne put se refuser au plaisir d’avoir l’air de deviner ce qu’il savait parfaitement. Il montra l’identité d’origine de Clara Gazul et de la Guzla par l’anagramme des deux mots. C’est une grande puérilité, mais très pardonnable. Plusieurs pièces de la Guzla ont été versifiées par Mrs Shelley, et presque sans altération. C’est qu’en effet la prose de Mérimée possède dans sa contexture presque toutes les qualités de la poésie rythmique.
La Jacquerie, publiée en 1828, a été, selon toute apparence, composée avant Clara Gazul, car il y a entre ces deux ouvrages une distance lointaine. Si l’on excepte un petit nombre de caractères qui sont énergiquement tracés, c’est une lecture sans attrait et souvent fatigante. Le continuel éparpillement de l’action, la brièveté de la plupart des scènes, et ce qui est pire encore, l’absence de volonté même implicite dans l’œuvre tout entière, la monotone succession des scènes de pillage et de meurtre, constituent, si l’on veut, une réalité possible, mais sans intérêt poétique, sans animation et sans puissance.
Dans une préface d’une douzaine de lignes, l’auteur dit qu’il a voulu suppléer au silence de Froissart. Puisqu’en effet les renseignements historiques sur la Jacquerie sont rares et énigmatiques, le poète avait beau jeu et pleine liberté. Au lieu de perdre son temps à conjecturer et à reconstruire des faits ignorés, il eût mieux fait de les supposer hardiment, de les créer de toutes pièces. L’étude attentive des monuments lui aurait suffi pour se préserver de l’invraisemblance. S’il n’eût mis en œuvre que sa fantaisie, il n’aurait pu se défendre de l’unité, dont l’absence est si regrettable dans la Jacquerie.
La Famille Carvajal est un poème terrible, d’un haut mérite, mais qui ne ressemble pas mal aux écorchés de Géricault. C’est une vérité savante, incontestable, mais perceptible seulement pour quelques rares clairvoyances ; il serait fort à regretter que l’imagination humaine ne s’exerçât que sur de pareils sujets. Cependant, comme l’art consacre tout ce qu’il touche, comme le crime, si hideux qu’il soit, s’ennoblit et s’élève en se poétisant, on ne saurait nier la beauté de Carvajal.
La Chronique du règne de Charles IX, publiée en 1829, est très supérieure au Théâtre de Clara Gazul par l’achèvement et la réalité des détails. Il n’y a pas un chapitre du roman, pris en lui-même, qui ne soit plus patiemment et plus curieusement étudié que les meilleures scènes des Espagnols et d’Inès. L’illusion poétique est plus complète et plus saisissante.
Après avoir fermé le livre, on garde l’image des caractères et des acteurs plus nettement et plus profondément gravée. Diane de Turgis, la première et la plus belle figure du tableau, est vivante, animée, pleine d’amour et d’énergie ; c’est bien la femme galante du seizième siècle, telle que nous l’a montrée Brantôme dans ses délicieuses biographies, où l’ironie la plus caustique et le dédain le plus amer se déguisent si habilement sous l’apparente bonne foi des anecdotes, comme dans Montaigne et dans Plutarque. Il n’y a qu’une lecture attentive et familière des écrivains du temps qui puisse initier l’esprit le plus incrédule à la vraisemblance d’un pareil type, et en même temps révéler l’esprit fin et l’imagination docile qui ont présidé à la création de l’héroïne qui le représente.
Les premières entrevues de la Turgis et de Mergy, les coquetteries et les aveux de la partie de chasse, le rendez-vous et la veille de la Saint-Barthélemy sont admirables de mouvement et de vérité. Jamais peut-être notre langue n’avait si fidèlement raconté toute la partie visible d’une première passion ; la conduite inconséquente et confuse d’un jeune homme qui, pour son début, entame la lutte avec une femme faite, rompue dès longtemps aux intrigues de toutes sortes, menant l’amour militairement, troublant quand il le faut, les rôles des deux sexes, comme fait Rossini pour les instruments et la voix humaine, abrégeant la défense quand l’assaut n’est pas assez vif, supprimant, comme un général d’armée, les marches et contremarches, et offrant de même coup la bataille et la victoire. J’aime, je l’avoue, cette hardie jouteuse qui coupe ses lacets, et renverse les flambeaux. Aussi bien elle avait assez attendu ! Le réveil de Mergy dans les ténèbres, la main mystérieuse qui l’arrête au passage, et l’imprudent baiser qu’il applique sur une peau tannée, renferment, à mon avis, une leçon profitable sur l’ivresse des aventures ; et malgré la singularité des termes, j’adopte volontiers la comparaison du madère et du sirop antiscorbutique.
Le portrait de Diane, et surtout ses yeux, me semblent peints d’après nature. Ses yeux de chatte, humides, veloutés et changeants, me plaisent particulièrement.
L’entrevue du capitaine George avec Charles IX est simple, mais significative. C’est dans le livre entier les seules pages littéralement historiques.
Malheureusement il n’y a pas de roman. Le livre est fait de telle sorte que chacun des chapitres paraît fait pour lui-même et ne se guère soucier du précédent ni du suivant ! C’est une série d’aventures bien dites, mais ordonnées presque au hasard, sans enchaînement nécessaire ; disposées comme les figures d’une toile italienne, de façon à produire un effet individuel, mais sans subordination.
Et ainsi le roman de Mérimée vaut mieux par les détails et vaut moins par l’ensemble que son théâtre.
En effet, la logique dramatique adoptée par l’Angleterre et l’Allemagne, et aujourd’hui acceptée par la France, est plus rapide, plus précise, plus nette que la logique épique. Il y a toujours dans un récit, si réel qu’il soit, une part inévitable de fantaisie à laquelle Prosper Mérimée ne paraît pas vouloir se résigner.
Sans doute ce serait folie la critique de conjecturer dès à présent qu’il ne s’y résignera pas, et que, dans un second roman, il n’imaginerait pas un plan pareil à celui de ses drames, quant aux lignes générales, en ayant soin d’en troubler volontairement l’exécution par des accidents et des épisodes. Il est incontestable qu’un artiste du premier ordre n’est pas longtemps à deviner ce qui lui manque.
Mais, en 1829, il paraissait croire qu’un récit n’a besoin ni de logique ni de fantaisie, et que la vérité des détails suffit. Aujourd’hui, je m’assure qu’il doit avoir changé d’avis.
D’ailleurs, dans sa préface, il paraît s’être jugé lui-même à peu près dans le même sens. Il donne son livre pour un extrait de ses lectures. C’est beaucoup mieux et beaucoup plus qu’un extrait ; mais il semble indiquer qu’il n’a pas eu la prétention de composer un poème, et c’est aussi notre opinion.
Quant à la question historique qu’il a soulevée, je déclare que la polémique engagée à cet égard ne me paraît pas avoir réfuté la solution qu’il propose dans les formes les plus modestes, puisqu’il clôt sa théorie par le plus sceptique de tous les vers de don Juan, en nous priant seulement de « supposer cette supposition ». Il considère la Saint-Barthélemy comme une boutade improvisée, et nie formellement que le coup d’état ait été prémédité longtemps à l’avance. Des exemples récents, qu’il ne pouvait pas invoquer, auraient donné à sa négation une grande autorité. Entre la conduite de Charles IX, en 1573, et celle de Charles X, en 1830, il y a bien quelque analogie, lointaine, si l’on veut, mais du moins très intelligible. La défense du premier contre les huguenots, et celle du second contre les démocrates, avaient acculé les deux rois à la nécessité d’un coup d’état. Mais cette nécessité, à laquelle ils ont cédé, l’avaient-ils prévue ? Charles X pressentait-il à Reims, en 1825, ce qu’il comprenait à peine cinq ans plus tard, à Saint-Cloud ? Des deux côtés, je penche fort pour la négative.
L’épigraphe de Rabelais, placée en tête du roman, explique assez bien comment l’auteur comprend la moralité des actions humaines. Il est certain que l’ignorance atténue singulièrement la culpabilité. Et c’est pourquoi le massacre des janissaires est peut-être une faute moins grave que le renvoi de lord Grey ; car on peut raisonnablement supposer que Guillaume IV est plus éclairé que Mahmoud.
Faut-il regretter que Prosper Mérimée n’ait pas franchement abordé 1572 ; qu’au lieu de prendre la date, il n’ait pas pris le sujet ? Je ne sais. Peut-être son amour excessif de la vérité l’empêchera-t-il toujours de toucher à l’histoire. Réservé comme il l’est, il doit rougir de toutes les profanations du passé qui se multiplient effrontément depuis quelques années.
S’il pouvait dépouiller sa pruderie littéraire, il saurait mieux que personne tailler dans l’histoire des poèmes pleins d’animation et d’intérêt. Mais pour cela il faudrait qu’il imposât silence à son érudition chagrine et querelleuse. S’il savait moins, il oserait davantage ; car, malgré les paroles de François Bacon, qui dit quelque part : « Qu’un peu de sagesse amène au doute, et que beaucoup de sagesse ramène à la croyance »
, ce principe, applicable tout au plus aux idées religieuses, échoue bien souvent contre la timidité de l’imagination.
Pour ma part, j’aime mieux n’avoir pas Catherine de Médicis, que je retrouve quand je veux en feuilletant quelques volumes poudreux, et posséder, comme dédommagement, Diane de Turgis, qui n’est nulle part ailleurs.
Comment est-il arrivé que le public français, si fier de son goût et de sa pénétration, si empressé d’ordinaire à se targuer de sa finesse et de son intelligence, ait attendu, pour faire à Prosper Mérimée sa part de gloire, qu’il renonçât aux ouvrages de longue haleine pour lui faire des contes de vingt pages ?
Je répondrai : Pourquoi le public anglais, qui vante si volontiers l’érudition délicate et le profond discernement de ses universités, a-t-il attendu, pour admirer Milton, l’avis d’Addison ?
J’aperçois, des deux parts, même confusion et même honte.
Oui, ce ne fut qu’en 1829, plusieurs mois seulement après la publication de son roman, que le nom de Mérimée devint populaire, à l’occasion de Mateo Falcone. Mateo est, en effet, un véritable chef-d’œuvre de narration. Il est impossible de pousser plus loin l’artifice des incidents et du style, d’enfermer dans un espace aussi étroit plus d’émotions et d’idées, d’indiquer avec plus de concision et de vivacité, autant de physionomies et de caractères. Je défie qu’on tire d’une donnée si simple un plus riche parti ; à la bonne heure c’est une perle, un diamant, si vous voulez. Mais n’avait-il rien fait avant Mateo ? Rentrez en vous-mêmes, et rougissez.
À ce propos les fureteurs de bibliothèques, grands dénicheurs d’idées qu’ils ne savent pas nourrir, sauveurs de l’art qu’ils ne compromettent jamais par leurs œuvres, ont avisé, dans un volume anglais, l’anecdote qui fait le sujet de Mateo, et je les remercie de leur découverte, car depuis que j’ai lu ce volume accusateur, j’ai pour le récit français un enthousiasme plus sérieux.
Si les vingt lignes du journal de Benson contiennent Mateo, il faut déclarer du même coup que Charlevoix contient les Natchez, et que le Pèlerinage de Byron se trouve dans les itinéraires de Reichard.
Tamango, quoique inférieur à Mateo, se distingue entre toutes les compositions de Mérimée par des qualités particulières : c’est un récit qui commence comme une satire, et qui finit comme une épopée homérique ou dantesque. Malgré l’antipathie bien connue de l’auteur pour les images lyriques, pour les comparaisons solennelles, il cède malgré lui à l’irrésistible majesté de son sujet, et se laisse entraîner aux mouvements de la plus tumultueuse poésie. Il a beau se contenir, se mettre en garde, son front calme et serein, son regard paisible et assuré ne peuvent le soustraire à la lumière éblouissante dont il a lui-même concentré les rayons. L’exemplaire sagesse de son esprit ne réussit pas à le préserver de la débauche. Et tant mieux ! car il y a dans Tamango une magnifique poésie.
La partie de trictrac n’est pas un récit complet. Le commencement surtout est confus ; mais le caractère de la comédienne est parfait. Le suicide du Hollandais, ivre et ruiné, le désespoir et la résignation du malheureux jeune homme qui a triché au jeu et qui se méprise, sans pouvoir convertir à sa haine pour lui-même l’incrédulité frivole de sa maîtresse, sont des traits excellents.
Cependant, malgré le mérite éminent de ces trois compositions, l’engouement des lecteurs pour Prosper Mérimée ne s’est déclaré bien franchement et avec tous les caractères d’une véritable épidémie qu’après le Vase étrusque. Or, je ne crains pas de le dire hautement, et tous les hommes de réflexion et de bonne foi se rangeront à mon avis, le Vase étrusque est le pire, le plus maniéré, le moins vrai, le moins naïf et le moins simple de tous les ouvrages de Mérimée. Sans doute il s’y rencontre des pages d’une nature exquise. Le sujet lui-même, indépendamment de l’exécution, est neuf et bien saisi. Ce n’est pas une donnée commune que la jalousie rétroactive. Les angoisses et les questions inquiètes de Saint-Clair sur l’origine du vase qu’il frappe crescendo comme un tamtam, sont très habilement racontées. Mais les conversations du déjeuner ne valent rien. Le voyage d’Égypte est presque inintelligible pour ceux, qui ne connaissent pas l’original. Le dénouement ne dénoue rien : autant vaudrait Deus ex machina. À tout prendre, c’est un récit plein de coquetterie, de papillotage, de faux goût, et qui fait tache dans les œuvres sévères et châtiées de l’auteur. J’en suis vraiment fâché pour les dames de Paris ; mais la réputation exagérée qu’elles ont faite au Vase étrusque me prouve très clairement qu’elles ne se décident pas toujours, en pareille matière, par des raisons littéraires.
J’en dirai autant du Carrosse du Saint-Sacrement, de l’Occasion et des Mécontents. La Vision de Charles XI est racontée trop sommairement pour que la critique en fasse l’objet du blâme ou des louanges.
Les deux lettres de Mérimée sur l’Espagne sont bien écrites, mais ne sont peut-être pas aussi naturelles qu’on pourrait s’y attendre. L’esprit y gâte souvent l’émotion. Je trouve très inutile, de la part du narrateur, de s’excuser du plaisir qu’il a pris aux combats de taureaux, de citer saint Augustin, de s’excommunier, comme il fait, pour sa cruauté prétendue. Mon Dieu ! c’est un malheur sans doute, mais un malheur avéré que les âmes les plus douces se plaisent au spectacle des luttes sanglantes. Les dames romaines ne rougissaient pas de s’asseoir au cirque, et les femmes de Paris, qui se pressent aux exécutions capitales, n’ont pas le droit de jeter la pierre aux femmes de Madrid.
La série des œuvres est maintenant épuisée. Il faut seulement ajouter à la liste précédente quelques pages sur lord Byron, remarquables par un goût sûr, et où, pour la première fois, le caractère de don Juan et de Childe-Harold est nettement défini ; car avant Mérimée, personne, que je sache, n’avait trouvé dans le double aspect du talent de Byron, la diffusion des idées et la concision du style, la raison de son impuissance épique et dramatique ; et aussi une notice biographique et littéraire sur Cervantes. Ce dernier morceau n’a rien de saillant, si ce n’est la profession de foi du biographe. C’est là que l’auteur énonce catégoriquement son opinion sur la rime et le mètre, et les déclare incompatibles avec le mouvement du dialogue. À cet égard, il me paraît se méprendre complètement ; des exemples imposants le réfuteraient ; et lui-même, s’il pouvait se résoudre à versifier quelquefois sa pensée, gagnerait peut-être une qualité qui lui manque, le développement : le mouvement de la période poétique le contraindrait à multiplier les formes de sa pensée.
Ses amis parlent d’un manuscrit de Cromwell, antérieur à Clara Gazul, mais seulement pour mémoire.
Quant à la biographie de Prosper Mérimée, elle est comme l’histoire des peuples heureux, elle n’existe pas. On sait seulement qu’il a été élevé dans un collège de Paris, qu’il a étudié la jurisprudence, qu’il a été reçu avocat, qu’il n’a jamais plaidé, et les journaux ont pris soin de nous apprendre qu’il est aujourd’hui secrétaire de M. le comte d’Argout.
Ceux qui le connaissent familièrement n’ont jamais vu en lui qu’un homme très simple, d’une instruction solide, lisant facilement l’italien et le grec moderne, parlant avec une pureté remarquable l’anglais et l’espagnol, préférant volontiers entre tous les livres les relations de voyages. Et c’est ce qui explique l’ubiquité de son esprit, car il n’a jamais vu dans sa vie que l’Angleterre et l’Espagne. S’il est vrai, comme on le dit, qu’un séjour de quatre mois à Madrid, à Barcelone, à Grenade et à Cadix, pendant l’année 1830, l’a fait douter de lui-même, et désabusé de ses espérances littéraires ; si depuis qu’il a comparé son premier livre à la réalité, il a pris en pitié toutes les tentatives poétiques, il faut le plaindre, mais ne pas désespérer de sa guérison. Il comprendra, je n’en doute pas, que les études locales, essentielles pour un roman, sont le plus souvent très inutiles pour un drame. Avant un an, soit qu’il reste aux affaires, soit qu’il les quitte, il sera forcé de revenir à la littérature : ce n’est pas à trente ans qu’on renonce à montrer un talent laborieusement acquis ; et s’il ne veut pas s’aventurer dans les tracas du théâtre, il fera pour nos plaisirs des livres excellents et moins contenus que ses précédents ouvrages.
II. La Double Méprise.
Le nouveau livre de M. Prosper Mérimée est un plaidoyer contre l’amour de tête, et, si l’on veut, un sermon contre le désappointement et les douleurs qu’il prépare. La critique littéraire pourra louer librement, dans ce dernier ouvrage, la vraisemblance et la simplicité de l’action, le naturel et la vérité des caractères, l’aisance dégagée de dialogue, l’habile combinaison de traits pris sur le fait. — Et nous ne serons pas les derniers à reconnaître et à proclamer ces précieuses qualités. — La réalité qui se rencontre dans les inventions de M. Mérimée, bien qu’à nos yeux elle ne satisfasse pas à toutes les conditions de la poésie, est cependant un utile secours, un argument formidable contre des inventions plus superficielles, plus éclatantes à la surface ; destinées, par leur nature même, à une popularité plus soudaine, plus facilement pénétrables, mais condamnées, nous l’espérons du moins, à une plus courte durée.
Mais si la réflexion patiente ne devait apercevoir et signaler que ces mérites extérieurs, si l’étude et la comparaison ne devaient surprendre, par l’analyse, que les beautés qui se révèlent à tout le monde, la critique n’existerait plus, elle n’aurait plus ni valeur, ni force individuelle ; elle se confondrait, sans retour, avec les conversations de salon, avec les indécises rêveries de la promenade ; elle aurait beau faire et crier, l’opinion resterait sourde à son autorité.
J’ai donc cherché à découvrir les idées primitives enveloppées dans la Double Méprise. Je l’avouerai sans honte, il ne m’a pas été facile, d’abord, d’isoler nettement ces vérités générales, qui dans ma pensée, avaient dû présider à la conception du roman. — Plus d’une fois je me suis demandé si l’ironie persévérante du narrateur signifiait autre chose que la colère et le dépit ; si la hautaine raillerie de son récit exprimait la sagesse et l’apaisement, ou bien s’il doutait lui-même de la portée de ses sarcasmes ; s’il faisait bon marché de ses aphorismes, et s’il ne serait pas disposé, à la première occasion, à violer les préceptes qu’il posait. À cette heure, je crois qu’il est de bonne foi, qu’il a vu les tourments qu’il décrit, qu’il sait irrévocablement la valeur des principes conclus de l’expérience.
Il me semble que je ne puis mieux faire que d’exposer ces principes dans l’ordre où je les ai successivement aperçus.
Selon l’auteur de la Double Méprise, il est très difficile d’aimer, et plus difficile encore de s’assurer qu’on aime. Je me range volontiers à son avis. — En parlant comme il fait, on peut n’avoir pas pour soi la majorité des salons, et sans doute c’est un malheur ; mais la prudence qui sauve vaut mieux à coup sûr que l’approbation qui aveugle.
Aimer, dans l’acception la plus large du mot, signifie tant de choses, et si diverses, qu’il est nécessaire de bien s’entendre sur les limites et le caractère de l’idée que nous discutons. — Si l’on veut parler de l’entraînement et du plaisir des sens, c’est une question de pure physiologie. Il suffit pour aimer, de posséder une organisation harmonieuse et complète. Mais cette émotion passagère n’a rien à faire avec la philosophie ; elle peut se renouveler fréquemment sans apporter aucun changement notable dans les idées ou les sentiments de celui qui l’éprouve. C’est l’amour antique, une esclave belle et jeune qui entre au lit de son maître, et qui l’endort dans ses caresses. L’amour, tant que la vie intérieure et sociale n’en est pas troublée, mérite à peine d’être nommé. C’est un épisode indifférent qu’il faut abandonner aux professeurs d’hygiène ; on en peut disserter comme de la chasse ou de l’équitation, voilà tout. On peut le soumettre à la diète, blâmer l’abus ou l’abstinence ; mais le cœur et l’intelligence n’entrent pour rien dans la délibération.
Or, on ne saurait le nier, la plupart des hommes ne sont guère capables que de cette espèce d’amour que je viens d’indiquer. C’est pour eux une distraction, un délassement, parfois même une occupation ; ce n’est jamais une pensée sérieuse : c’est un jouet qu’ils prennent et rejettent à leur gré, sans interrompre d’une façon fâcheuse le cours de leurs études ou de leurs ambitions.
Il est donc vraiment très difficile d’aimer. — Mais comment s’assurer qu’on aime ?
Comment se prouver à soi-même qu’on n’est pas la dupe d’une illusion ? Je ne crois pas qu’on puisse résoudre d’un mot cette question embarrassante. Je ne connais pas de symptômes irrécusables au moyen desquels on puisse constater l’existence d’un amour vrai.
Pourtant il est facile d’indiquer des épreuves que la prudence avoue, et qui rendent l’erreur très improbable.
En effet, après l’amour des sens qui résiste aux conseils et meurt souvent avant qu’on ait eu le temps de le blâmer, il y a un autre amour plus dangereux, parce qu’il est plus persévérant, qui n’écoute ni la raison, ni l’amitié, qui va tête levée, et qui provoque sans remords la société qui le réprouve, qui ne tient compte ni des remontrances d’une sagesse étrangère, ni des angoisses de sa conscience, ni de la lumière de chaque jour : cet amour-là s’appelle l’amour de tête.
Parmi les hommes, ceux qui l’ont éprouvé s’en souviennent à peine. Ç’a été pour eux une déception et un désabusement de quelques jours. Ils n’ont guère trouvé d’ennemi qu’en eux-mêmes : leur plus grande douleur a été l’humiliation de leur vanité.
Mais il n’en va pas ainsi pour les femmes. Quand une fois elles ont engagé la lutte, la retraite est difficile. Il ne leur suffit pas de dire : je me suis trompée. — C’est donc à elles surtout qu’il importe de bien savoir à quoi s’en tenir, avant de se livrer. C’est pour elles surtout que l’amour de tête est dangereux.
Ordinairement cet amour débute par l’enthousiasme et s’adresse aux caractères qu’il n’a fait qu’entrevoir. Il se plaît à les revêtir d’une perfection exagérée ; il les agrandit et les exalte pour les adorer ; il les doue libéralement des plus rares qualités. Aux premières interrogations qui voudraient attiédir et rasséréner ses pensées, il répond par le dédain et la colère. Il ne permet à personne d’entamer ou de révoquer en doute l’◀idéale▶ sublimité de son idole. Le premier qui pose la main sur l’autel où se consume son encens est son ennemi déclaré. N’espérez pas qu’il vous pardonne de vouloir dessiller ses yeux : il repousse la lumière que vous lui présentez ; il continue aveuglément la route où il s’est engagé, et ceux qui crient : Prenez garde ! il les appelle blasphémateurs.
Un tel amour, on le comprend sans peine, est rarement payé de retour ; et comment pourrait-il en être autrement ? — Depuis Héliodore jusqu’à mademoiselle de Scudéry, l’intérêt romanesque a presque toujours pris sa source dans l’amour de tête. Je ne veux pas le nier, entre le rhéteur grec et l’euphuiste de la cour de Louis XIV, il s’est rencontré plus d’un descripteur habile qui a su trouver dans cette maladie de l’âme humaine des épisodes pathétiques et déchirants. La matière poétique n’a pas manqué, et ne menace pas encore de s’épuiser. — Mais le point culminant des poèmes consacrés à l’amour de tête a toujours été le désappointement.
Chaque heure de la journée, dans la vie réelle, emporte une des illusions dont l’amour de tête ne peut se passer. Il n’y a pas une femme ou une jeune fille, d’une imagination un peu vive, qui ne trouve au fond de sa conscience l’application et la preuve de ces idées. — Mais pour choisir, entre mille, un exemple éclatant qui puisse illustrer ma pensée, combien de femmes depuis dix ans ont envié le sort de la comtesse Guiccioli ! combien ont rêvé le bonheur à Ravenne ou à Venise, près de l’auteur de Don Juan et de Beppo ! combien ont dit au-dedans d’elles-mêmes : Une nuit dans ses bras, et puis mourir le lendemain ! Les maris et les amants n’en ont jamais rien su ; en voyant passer un nuage sur le front de leurs bien-aimées, en voyant leurs yeux se mouiller de larmes involontaires, ils n’ont pas deviné le secret de leur mélancolie ; au milieu de leurs ardentes caresses, ils n’ont pas soupçonné l’adultère ou l’infidélité ; ils n’ont pas maudit le rival invisible et préféré qui leur dérobait le cœur où ils avaient planté leur espérance. — Et pourtant, si Ravenne et Venise avaient été aux portes de Londres ou de Paris, bien des affections qui ont persévéré auraient été détruites ou dénouées.
Cependant les calomnies envieuses de Leigh Hunt, les caquets puérils de M. Dallas, les minutieuses anecdotes du capitaine Medwin, les rien prolixes de Thomas Moore, les spirituels bavardages de lady Blessington, ont laissé surnager quelques vérités dures sur le compte du noble poète. En lisant, d’année en année, toutes ces indiscrètes confidences, les femmes, qui, dans l’entraînement de leur imagination, avaient dévoué leurs destinées au bonheur du poète errant, qui faisaient de le consoler le premier de leurs devoirs, ont gémi sincèrement sur les ridicules et les petitesses du dieu qu’elles avaient adoré. Elles se sont dit, en s’applaudissant de leur impuissance dans le passé, que le génie, comme le fronton des temples, a besoin de l’éloignement pour ne rien perdre de sa majesté.
Or, ce qui est arrivé aux rivales imaginaires de la comtesse Guiccioli, arrive tous les jours dans la société où nous vivons.
Comme l’amour de tête se développe d’abord dans l’imagination, avant d’envahir les autres facultés de l’âme, il est naturel et nécessaire qu’il domine de préférence les femmes environnées de toutes les conditions extérieures d’une vie heureuse et paisible, c’est-à-dire celles qui, n’ayant pas à former de souhait immédiat, ne trouvent à leurs rêveries d’autre sujet qu’un avenir lointain et impossible.
Elles ne voient pas, dans l’amour tel qu’elles le conçoivent, une consolation une espérance, des jours meilleurs et plus sereins. — Non ; car en regardant autour d’elles, en promenant leurs yeux sur le spectacle habituel où ils se reposent, elles n’aperçoivent que la paix et le calme, l’obéissance et l’harmonie. Elles n’ont pas à vouloir, puisque leurs volontés sont prévues ; leurs désirs sont devinés et satisfaits avant de naître et de s’exprimer. — Mais le repos les fatigue ; le calme les embarrasse et les gêne ; à force de sentir sous leurs pieds une route ouverte et frayée, d’apercevoir à l’horizon un ciel clair et pur, il leur semble qu’elles ne vivent pas, que la moitié de leurs facultés demeurent enfouies et inutiles. Elles appellent de leurs vœux l’heure de la lutte et de la souffrance, comme un devoir glorieux, comme une tâche divine, comme une mission prédestinée qui doit ceindre leur front d’une lumineuse auréole.
Ainsi préparées au malheur qu’elles ne soupçonnent pas, ne vous étonnez pas si elles manquent de prévoyance et de discernement ; si elles baptisent d’un nom angélique le moins digne et le moins capable ; si elles multiplient, pour elles-mêmes, les tortures et les sacrifices avec une prodigalité enfantine ; si elles devancent, dans leur entraînement, l’ardeur paresseuse de l’adversaire qu’elles ont choisi. Elles veulent un maître impérieux et se soumettent avant qu’il ait commandé. — Et quand elles ont fléchi le genou, et baisé la poussière de ses pas, il continue sa route et ne daigne plus même apercevoir la trace de leurs lèvres.
L’amour de cœur, le seul vrai aux yeux du moraliste, diffère des deux passions que nous avons décrites par son origine, son développement et sa durée : c’est à lui seul qu’appartient légitimement le nom d’amour ; les deux autres affections, confondues sous la même désignation, n’ont rien de commun avec lui.
L’amour de cœur est un besoin réel, incontestable. Les âmes élevées, après avoir assuré tous les éléments de la vie individuelle, après avoir pris le rang qui leur appartient dans la société, ne sont pas longtemps à reconnaître qu’il leur manque quelque chose, et que l’égoïsme, si évidemment utile à l’établissement du bien-être immédiat, attriste et rétrécit la carrière qu’ils ont à parcourir. Ils sentent au-dedans d’eux-mêmes une force qui demeure sans emploi, et qui, pour se développer, demande l’intimité d’une âme pareille.
Les joies les plus grandes leur semblent insignifiantes et vides, parce qu’ils ne peuvent les partager ; les triomphes les plus éclatants ne réussissent pas à les distraire ou à les rassasier. — Si le mécompte le plus léger vient déranger leurs espérances, ils s’en affligent puérilement, au-delà de toute vraisemblance, parce qu’ils n’ont personne à qui confier cette frivole défaite.
Alors, s’ils rencontrent une âme dévorée du même besoin d’expansion et de confiance, il s’établit entre eux involontairement, à leur insu, un échange actif de consolations et d’espérances. Peu à peu ils se révèlent mutuellement tous les secrets de leur vie passée ; ils s’expliquent l’un à l’autre, sans réserve et sans détour, tous les problèmes de leurs ambitions et de leurs volontés, impénétrables aux clairvoyances communes, condamnés sans appel par le vulgaire, qui ne les comprend pas ; — et le jour où ces deux âmes se savent bien, elles s’aiment.
Dès qu’elles se sont dévouées l’une à l’autre, elles se consolent naturellement par la révélation assidue de leurs douleurs ; elles espèrent et prennent courage. La vie, incomplète jusque-là, prend un aspect nouveau, et s’enrichit de perspectives inattendues. Les incidents les plus indifférents en apparence acquièrent une importance singulière : chacun des deux y devine ou y cherche l’occasion d’un plaisir ou d’un bonheur pour l’autre.
L’amour de cœur, qui ne débute pas par l’exaltation, comme l’amour de tête, peut cependant atteindre à l’enthousiasme. Pour lui, à la vérité, les extases sont rares et ménagées ; mais quand elles s’apaisent et s’évanouissent, ce n’est pas sans retour et pour ne plus revenir. Comme la vie une fois soumise à cet ordre de sentiments se compose de calme, de paix et de sérénité, il ne regrette ni n’appelle ces heures divines et fugitives, où l’âme oublie le monde entier pour ne plus se souvenir que de la personne aimée.
Il les accueille avec joie comme les bienvenues, mais les voit partir sans larmes et sans colère. Loin de se révolter contre la vie réelle, il l’étudie assidûment pour la dominer, l’assouplir à sa volonté ; il ne détourne pas les yeux de la route où il marche, pour regarder incessamment le ciel où il ne peut monter
Cet amour, le plus sérieux, le plus rare et le plus durable de tous, s’engage lentement, et s’éprouve longtemps avant d’accepter une sanction réelle ; pour lui, le dernier abandon n’est pas un sacrifice, car il ne craint pas les mécomptes.
Ce qu’il ne peut obtenir, il ne l’a pas attendu. Il n’aura pas à pleurer sur sa clairvoyance tardive, sur son espérance déçue.
Il résout victorieusement une question qui a longtemps occupé les écoles de l’antiquité, et qui se débat encore aujourd’hui parmi quelques sophistes entêtés dans l’étude exclusive de la sagesse écrite : il confond et réunit dans une même pensée le devoir et le bonheur.
Car si l’amour des sens et l’amour de tête sont égoïstes, et condamnés au regret des sacrifices ; si le plaisir et l’exaltation, en finissant, laissent au fond de l’âme une tristesse immense et inconsolable ; si la beauté ou le génie sont incapables de réaliser leurs promesses, le cœur, plus sûr de lui-même, plus circonspect dans ses engagements, plus défiant et plus loyal, s’expose rarement au même danger.
Le devoir accompli religieusement, en vue d’un perfectionnement individuel, est laborieux, sévère ; souvent le courage fait défaut avant l’achèvement de la tâche. L’esprit irrésolu, sans quitter la voie où il est entré, marche paresseusement et sans trop s’inquiéter si le but se rapproche.
L’amour de cœur change la nature et le caractère du devoir, en l’identifiant perpétuellement avec le bonheur de la personne aimée.
De ces trois amours, M. Prosper Mérimée a choisi le plus dangereux : l’amour de tête. — Je ne veux pas raconter, même brièvement, la Double Méprise : c’est une lecture de deux heures que je gâterais bien inutilement. — Qu’il me suffise de dire que les trois caractères principaux sont tracés de main de maître.
M. de Chaverny réunit toutes les conditions qui préparent à l’amour de tête. Quand à Darcy, c’est un type achevé de l’égoïsme poli. — Et c’est pourquoi le titre du livre n’est pas justifié, car il n’y a pas double méprise : la déception n’atteint que Julie de Chaverny.
IX. L’homme sans nom.
L’homme sans nom dont je veux parler, et que j’appelle ainsi faute de pouvoir le désigner plus clairement, n’a pas plus de trente ans, au moins je le présume ; car il ne serait pas facile de fixer avec précision l’âge qu’il doit avoir. À huit jours de distance, sa figure se ressemble si peu, que la date de sa naissance semble absolument dépendre de ses rêves et de son sommeil.
Il n’a jamais rien fait, et peut-être ne fera-t-il jamais rien. Ses amis s’en plaignent, et je ne suis pas sûr qu’ils aient raison. Toute sa vie jusqu’ici s’est passée en lectures et en conversations. À seize ans, il a quitté le collège, la tête remplie de plusieurs centaines de poèmes et de romans, et le cœur aussi vieilli que s’il avait déjà éprouvé et analysé les désirs et les affections, contrariées ou satisfaites, qui suffiraient à défrayer plusieurs existences.
C’était un mauvais commencement : lire Don Juan, en même temps et à la même heure que Clarisse ; épeler du premier coup et d’un seul regard la première et la dernière scène de la comédie qui se joue sous nos yeux, c’était le moyen le plus sûr de ne prendre aucun intérêt à la pièce ; mais il n’a voulu écouter ni conseils ni remontrances. Il n’a guère feuilleté Quinte-Curce ni Salluste ; il a mis à profit, pour sa curiosité, un accident de sa première éducation, qui a singulièrement influé sur sa destinée. À neuf ans, il avait étudié une langue moderne, et comme il trouvait l’occasion de se familiariser tous les jours avec les secrets de ce nouvel idiome, de le parler aussi souvent que le sien, il a pu tromper sans peine la surveillance ignorante de ses maîtres. À douze ans, au sortir d’une leçon de catéchisme, il lisait une traduction anglaise de Volney.
Il est entré dans le monde sous de mauvais auspices ; il a provoqué l’étonnement et une curiosité mêlée de défiance. On ne comprenait pas qu’avant d’avoir mis le pied sur la scène, il prétendit établir les lois que l’on doit suivre, et les précautions à prendre, dans le cours des répétitions, pour préparer un succès public.
On le prenait pour un homme corrompu, pour un cœur gangrené, et c’était tout simplement un homme vieilli avant l’âge ; mais je le plaindrai de toutes mes forces le jour où il se laissera prendre à une ambition sincère, à un amour sérieux ; car après avoir expliqué à loisir et si librement, avec une délicatesse si déliée et si subtile, l’art de prendre et de n’être pas pris, il tombera dans une profonde confusion : il lui faudra passer par de poignantes angoisses, par le mépris de lui-même et le sentiment de sa vanité humiliée.
Cependant, s’il continue à vivre comme il fait, s’il ne change pas de méthode et d’habitudes, je ne connais que le suicide qui puisse logiquement terminer son ennui.
Depuis les Études dramatiques de M. Wilhelm Schlegel, qui ont abouti à préférer le Roi de Cocagne au Misanthrope, jusqu’aux préfaces de Manzoni, qui n’ont produit que la froide tragédie de Carmagnola, il a promené ses yeux sur la plupart des pages qui ont amusé le public des lecteurs.
Chaque fois qu’il s’élève un nouveau pouvoir, il s’applique à épier la première seconde de la première heure où il pourra se dire en toute assurance : Celui-ci est aussi méprisable que le précédent.
Toutes les fois qu’il parle de la puissance et de la richesse, on voit qu’il ne conçoit ni les ambitions subalternes ni les simples désirs : il lui faut tout un peuple à gouverner, ou autrement il aimerait autant n’être que portier. S’il songe à des fêtes, c’est dans un palais ; sa fantaisie ne s’arrête pas en chemin, elle compte les bougies et les candélabres par milliers ; des courtisans, il s’en soucie peu, si ce n’est pour les broderies dont leurs épaules sont ourlées. Quant aux femmes, il a pour elles une admiration de poète, de peintre et de statuaire. Je me souviens qu’un jour, il en mit une fort en colère, pour avoir dit d’une jeune fille qui passait : La jambe n’est pas bonne. On avait pris pour du mépris l’expression froide et austère de son jugement, que d’ailleurs on ne voulait pas contredire.
C’est qu’en effet, à force de réfléchir, il a réduit toutes ses émotions en idées. On croit qu’il ne sent rien, et on se trompe : ceux qui le connaissent familièrement sont assurés du contraire. Mais il a une manie, une maladie déplorable, facile à constater, mais difficile à guérir ; il s’arrange toujours pour mettre son esprit au-devant de son cœur : la haine chez lui s’appelle mépris ; l’affection, même la plus vive et la plus sincère, prend le nom d’estime.
Sa préoccupation de l’idée, en tant qu’idée, l’entraîne souvent dans de singuliers égarements ; il prend le vice ou le crime comme matière à discussion : il en fait la théorie, il en développe les principes, et tout cela avec un sang-froid, avec un calme imperturbable. Vous pourriez croire que c’est une plaisanterie, un goût de paradoxe, une fatuité d’un nouveau genre ; eh bien ! il n’en est rien : il est de bonne foi dans sa leçon, quoiqu’il ne la pratique pas. Quand on lui annonce une fraude qui n’a pas réussi, au lieu de la blâmer et d’exprimer hautement son mépris, il explique assez finement comment la dupe aurait dû s’y prendre pour tromper à coup sûr.
S’il écrit ce qu’il a vu et entendu, il y aura, le jour où le livre se publiera, d’étranges désappointements, de singuliers étonnements ; bien des rougeurs monteront aux fronts, bien des mains, qui la veille s’étreignaient avec amitié, ne se toucheront plus ; car il a reçu et provoqué des confidences sans nombre. Je l’ai vu quelquefois, dans une même soirée, changer dix fois de conversation et d’interlocuteur, et le lendemain on devinait, aux paroles contenues qui lui échappaient, qu’il avait passé avec l’indiscrétion et la vanité de curieux marchés qui ne lui avaient rien coûté.
Il a fait partie du cénacle ; mais, autant que j’en puis juger, ce devait être un convive muet. Le jour où fut représentée cette satire si longtemps ajournée de la camaraderie littéraire, aussi souvent amère et spirituelle que juste et mordante, sa première parole fut celle-ci : « Le maladroit ! que n’est-il venu me consulter ; il n’a rien vu. » Il fournirait au besoin des notes précieuses. Je me souviens qu’un jour il m’a conté comment un prêtre du temple expliquait la Genèse de la nouvelle religion ; je n’en sais pas les premiers chapitres, mais les lambeaux qui me sont demeurés en mémoire ne valent pas qu’on en fasse fi. Il était dit dans la prédication qu’il a entendue que Chateaubriandal est un homme de transition dont le nom doit promptement s’effacer ; que Molière manquait de l’élément lyrique, et que c’est grand dommage pour Tartuffe et le Misanthrope, qui ne marchent que d’un pied à cause de cela ; que les Femmes savantes, brodées de quelques odes, feraient bien meilleur effet ; que Lamartine n’a qu’une spécialité monotone ; qu’Alfred de Vigny n’a pas de style, et que sa poésie est par trop racinienne ; que Racine ne connaissait pas le drame, et qu’il aurait dû s’en tenir aux élégies. Je prie Dieu pour qu’un jour il rédige avec soin toutes les vérités nouvelles qu’il a recueillies dans ces agapes littéraires.
Ces jours-ci, quelqu’un me disait qu’il écrit un roman, et je sais curieux de savoir comment il va s’en tirer ; j’ai grand peur qu’il ne réduise l’action et la fable de son récit à rien ou presque rien, et qu’il ne couvre un millier de pages d’idées et de réflexions, qu’il ne fasse exécuter à sa pensée des évolutions innombrables, sans arriver à construire une scène, à raconter un événement. Bien qu’il ait la prétention d’avoir mené à bout plusieurs ordres de sensations, d’avoir empli ses oreilles de symphonies, au point de pouvoir dire que l’Othello est d’une instrumentation maigre ; bien qu’il se vante de trouver au rhum moins de goût qu’à l’eau fraîche, je ne puis que le plaindre de toutes les satiétés qu’il s’est faites. Mais je ne crois pas qu’il ait assez vécu, dans le sens ordinaire qu’on attache à ce mot, pour tracer et peindre un tableau complet, une scène vivante et animée ; et s’il achève ce qu’il a, dit-on, commencé, nous assisterons à un singulier spectacle, à celui dont parle Hoffmann dans les Aventures de maître Floh. Les caractères de son roman ne seront peut-être pas possibles, mais ils seront expliqués ; les passions ne seront peut-être pas vraies dans leur action et leurs résultats, mais il en décrira le mécanisme, il nous fera voir toutes les attitudes qu’un désir ignoble ou généreux peut prendre avant de se montrer : ce sera probablement une perpétuelle et sincère contradiction de toutes les croyances ordinaires, mais sans jactance et sans paradoxe, l’envers de toutes les étoffes qu’on a jusqu’ici regardées sans les retourner, la lie des bouteilles qu’on n’a pas vidées, la vase du fleuve où l’on navigue.
Il est à peu près impossible que vous ne l’ayez pas rencontré à l’Opéra, aux Bouffes, aux Tuileries, dans la rue, par une pluie battante, chez Delacroix ou chez Charlet, un cigare à la bouche ; ou le mercredi chez le baron Gérard, écoutant, en buvant le thé, le récit spirituel d’une anecdote de l’empire.
Sa tête ne manque pas de gravité ; ses yeux sont grands et vifs, bien que réfléchis et calmes. Il a le front élevé, large et découvert, les tempes fouillées et creuses, la chevelure soyeuse et fine, rarement en ordre ; mais on peut reprocher à sa figure une sorte de tristesse emphatique, officielle et déclamatoire. Il s’est fait à son usage un certain nombre de grimaces habituelles qui ont laissé sur son visage des sillons profonds et anguleux ; mais c’est moins un tic que le retentissement obligé des pensées qu’il ne veut pas révéler.
Le plus souvent il va tête baissée, et l’on croirait qu’il se livre à quelque grave méditation. Si vous l’accostez, il vous racontera quelque anecdote graveleuse et cynique, quelque scène ignoble et hideuse, dans laquelle il se complaira. Mais pour peu qu’on l’en prie, il vous parlera volontiers de Kant, de Fichte, ou du dernier protocole du Foreign Office.
Ses manières et ses attitudes sont à la fois hautaines et grossières ; il salue comme un soldai, et il regarde droit devant lui, comme s’il était traîné par une calèche attelée de quatre chevaux. À propos d’une femme qui danse, il vous parle anatomie, et, dix minutes après, il lui adresse des compliments dans le goût de Marivaux.
C’est l’amuseur le plus ennuyeux que je connaisse. Il y a des moments où la conversation lui porte à la tête comme le punch ; il est ivre de sa parole et ne veut plus s’arrêter ; il se drape dans son monologue comme un confident de la Comédie-Française dans le lambeau de laine rouge que figure la pourpre romaine. D’abord il divertit comme un écureuil ou un singe, mais au bout d’une heure, le blasement qu’il professe vous donne des nausées, et on ne l’écoute plus. Quand il s’est bien moqué de ses amis, qu’il aime d’ailleurs et qu’il oblige autant qu’il est en lui, il se moque de lui-même. Il fait l’autopsie de ses moindres souhaits ; il promène le scalpel dans ses moindres ambitions, et il rit quand la fibre de ses vœux se déchire sous le tranchant de sa parole. Singulier plaisir !
Je ne crois pas qu’il ait jamais été timide ; mais il a une telle habitude de vivre au-dedans que la plus simple action extérieure lui semble pénible et laborieuse. Ce qu’on prend pour de la gaucherie, pourrait bien n’être qu’un doute sérieux de lui-même ; peut-être qu’il envisage tous ses mouvements et toutes ses démarches comme des choses folles ; qu’il considère le succès comme invraisemblable : c’est un vrai fakir, et qui vit dès à présent dans l’éternité de sa pensée. Du jour où il cessera d’être l’homme sans nom, quand les marchandes de modes pourront louer sa pensée à tant le volume, ce sera peut-être tout simplement un homme ridicule et médiocre.
X. Benjamin Constant.
Adolphe.
Si Benjamin Constant n’avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France, si ses travaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient pas glorieusement parmi les écrivains les plus diserts et les plus purs de notre langue, s’il n’avait pas su donner à l’érudition allemande une forme élégante et populaire, s’il n’avait pas mis au service de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom serait encore sûr de ne pas périr : car il a écrit Adolphe.
Or il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous rappelle chaque fois que nous sommes témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance. Il n’y a pas une page de ce roman, si toutefois c’est un roman, et pour ma part j’ai grand-peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d’examen de conscience. Qu’il s’agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n’est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d’une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d’adresse aux souffrances du cœur, que chacun de nous est tenté d’y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.
C’est là, il faut le dire, un privilège inappréciable et qui n’est dévolu qu’aux œuvres du premier ordre. Comme il n’y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme tous les mouvements, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile, sont étudiées avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d’année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier regard, mais qui s’épanouit et s’éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s’attiédit.
Adolphe est comme une savante symphonie qu’il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d’embrasser l’inspiration de l’artiste. La première fois l’oreille est frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio. Mais elle ne comprend pas bien la transition des parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondo le chant d’un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte.
Plus tard, elle s’éprend d’une mélodie élégante et simple qu’elle n’avait pas d’abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles découvertes : elle s’étonne de sa première ignorance, et la curiosité se rajeunit à mesure que la pénétration se développe.
Il n’y a dans le roman de Benjamin Constant que deux personnages ; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique ; tous deux, bien que très peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu’ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.
Adolphe et Ellénore ne sont pas seulement réels, ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d’encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidents, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon ? qui sait si le livre n’eût pas perdu à ce jeu dangereux l’autorité lumineuse de ses enseignements ?
Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi, il a rêvé pour l’avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu’il dédaigne aujourd’hui comme s’il les avait usées ; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front.
Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie ; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n’est encore qu’au seuil de ses années.
Habitué dès longtemps à converser avec lui-même, familier aux grandes choses qu’il n’a pas faites, il est tout simple qu’il dédaigne la société réelle qu’il n’a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L’ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque toujours accompagné d’une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur, plus grand, plus beau, plus varié ; comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d’une vie imaginaire ; comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et l’impertinence ne sont chez elles qu’une plainte franche et douloureuse.
Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée ; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris, à conduire pour être suivi, à aimer pour mettre à l’ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant.
S’il avait choisi de bonne heure une route simple et droite, si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu’il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras ; s’il s’était dit chaque jour en s’éveillant : Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai ; s’il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux ; s’il avait préféré délibérément la science, l’action ou l’amour ; s’il avait épié d’un œil vigilant le premier réveil de ses facultés, s’il avait démêlé nettement sa destinée, s’il avait marché d’un pas sûr et persévérant vers la paix sereine de l’intelligence, l’énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait pas.
Une fois engagé dans la voie préférée, l’emploi légitime de ses forces suffirait à l’occuper. L’œil attaché sur l’horizon lointain, mais sûr d’arriver, il ne détournerait pas la tête pour regarder en arrière ; il se résignerait de bonne grâce à la continuité harmonieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui manquerait pas avant de le cueillir.
Mais comme il n’a pas mesuré sa volonté à sa puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s’ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.
Ellénore a déjà aimé ; elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égarements de la passion ; elle s’est isolée du monde entier, pour assurer le bonheur de celui qu’elle a préféré ; elle a renoncé volontairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance : elle a déserté sa famille et son pays ; dans l’ardeur de son dévouement, elle aurait voulu pouvoir renouveler autour d’elle ce qu’elle venait de détruire, afin d’agrandir à toute heure le domaine de son abnégation.
Elle croyait, la pauvre femme, que son enthousiasme ne s’éteindrait jamais ; elle espérait que le cœur en qui elle s’était confiée, ne méconnaîtrait jamais la grandeur de ses sacrifices ; elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de dé : elle avait gagné ; elle avait conquis l’amour d’un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et dans ses rêves elle avait surpris le murmure de son nom ; elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.
L’hostilité assidue, la vigilance envieuse de la société qui la désignait du doigt aux railleries et au dédain, n’avaient pas ébranlé son courage ; elle s’était dit : « J’ai fait un serment, je le tiendrai. La religion de la foi jurée n’est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si ma promesse a été imprévoyante, si j’ai follement engagé mon avenir, c’est à Dieu seul qu’il appartient de me relever de mon serment en m’infligeant l’abandon ; si la malédiction paternelle m’a dégradée, me réhabiliterai-je par l’infidélité ? si l’image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, la désertion de mon amour serait-elle un digne moyen de fléchir l’ombre indignée, et le pardon, si obstinément dénié à la douleur échevelée, sera-t-il plus facile à l’inconstance insoucieuse ?
« Non, j’irai jusqu’au bout : je boirai jusqu’au fond cette coupe d’amertume ; je subirai, sans détourner la tête, les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes, et que j’ai quitté ; ma paupière ne s’abaissera pas devant ces mères orgueilleuses qui parlent bas à l’oreille de leurs filles en me voyant passer : je marcherai près d’elles d’un pas ferme, je sentirai la rougeur monter à mon front, mais je retiendrai mes larmes, et je les accumulerai pour les verser à flots dans le cœur de mon bien-aimé.
« Tous ces biens, dont le mouvant spectacle s’agite autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus voir qu’un seul bien, qu’un trésor unique, le trésor que j’ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfants, les flatteries enivrées, recueillies par les jeunes filles florissantes, et rapportées fidèlement au cœur de l’orgueilleuse mère, rien de tout cela ne m’appartiendra plus : la foule ignorante comptera mes regrets par ses désirs, et je triompherai de sa méprise. Je m’enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s’enfuir sur la route lointaine ces rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux premiers jours, et maintenant pâlissants et confus. Je suivrai d’un œil assuré les feuilles dispersées de mes espérances, si vertes et si humides au matin, et si rapidement séchées avant l’heure du soir.
« Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d’une maison joyeuse, loin de pleurer sur mon isolement, je m’applaudirai, dans le silence de ma pensée, du choix glorieux de mon cœur ; et comparant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n’avoir pas comme moi le vrai bonheur.
« Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j’abaisserai un regard de pitié : car ma vie se partage entre la prière et le dévouement. Et la vie leur est si facile et si bien frayée, qu’elles vous oublient, ô mon Dieu !
« Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour ; permettez qu’il ne souhaite rien au-delà de mon amour, et qu’il ne regarde pas en arrière ; faites qu’il vive tout en moi, comme je vis tout en lui. »
Mais un jour la mesure du sacrifice était comblée : elle a douté de la reconnaissance qu’elle avait méritée : l’inquiétude a rongé le fruit de son amour.
Elle a pleuré, et ses larmes n’ont pas été essuyées ; elle s’est affligée de l’ingratitude, et l’accusé ne s’est pas défendu.
Alors il s’est fait un grand désert autour de son cœur, et chacun de ses soupirs s’est perdu dans le silence. Elle était forte et défiait le danger ; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis, et voilà que tout à coup la vaillance de cette femme s’est affaissée, voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.
Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu’elle a vieilli en un jour ; elle avait l’œil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient, en caractères éclatants, ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s’est voilé, et que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.
Serait-il vrai que la destinée humaine répudie, comme un rêve de jeune fille, les dévouements illimités ? serait-il vrai que l’amour se nourrit d’inquiétudes et d’angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l’atmosphère paisible et sereine de la fidélité ? Je ne veux pas le croire ; car, à ce compte, l’amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l’égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.
Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu’Ellénore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l’ingratitude, elle n’a plus qu’à s’endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pas pour un nouvel amour. Elle n’a plus assez de clairvoyance pour s’interroger sérieusement ; elle n’est plus capable de justice ou d’amnistie. Celui qu’elle a condamné dans son cœur, fût-il moins coupable, ne saurait imposer silence à l’acharnement de ses soupçons. S’il n’a pas vraiment méconnu son amour, s’il n’a pas oublié ses sacrifices, s’il a seulement négligé de la bénir et de la remercier chaque jour comme il devait le faire, peu importe à celle qui souffre ; il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues, l’amour s’éteint et se réduit en cendres.
Quand Ellénore et Adolphe se rencontrent, chacun des deux est préparé à l’enthousiasme et au dévouement. Le découragement et la vanité, qui sembleraient devoir s’exclure, se rapprochent et s’apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Ellénore entre toutes les femmes, non pas pour la relever et la soutenir, car il ne la connaît pas assez pour sympathiser avec son chagrin, mais parce qu’elle a tenu tête à l’orage, parce qu’elle a lutté contre l’envie et la médisance, parce que les yeux sont fixés sur elle, parce que sa fidélité permanente a déjoué bien des ambitions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances.
Ce qu’il faut au cœur d’Adolphe, ce n’est pas un amour mystérieux et timide ; si toute la terre devait ignorer qu’il est aimé, si son bonheur devait rester dans l’ombre, il n’en voudrait pas. Ce qu’il souhaite, ce qu’il appelle de ses vœux et de ses larmes, c’est une lutte publique, un triomphe éclatant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.
Or, pour réaliser ce vœu d’Adolphe, pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore, une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée dans les doctrines de l’obéissance et du devoir, épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur paisible, et défiant les tempêtes qu’elle ne prévoit pas, ne peut dignement lutter avec Ellénore.
Si Adolphe cédait naïvement au besoin d’aimer, il ne marquerait pas si haut le but de ses espérances : il choisirait près de lui un cœur du même âge que le sien, un cœur nouveau, épargné des passions, où son image pût se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale ; il comprendrait de lui-même, il devinerait cette vérité douloureuse et qui n’est jamais impunément méconnue, c’est que l’avenir ne suffit pas à l’amour, et que le cœur le plus indulgent ne peut se défendre d’une jalousie acharnée contre le passé ; il ne s’exposerait pas à essuyer sur les lèvres de sa maîtresse les baisers d’une autre bouche : il tremblerait de lire dans ses yeux une pensée qui retournerait en arrière et qui s’adresserait à un absent.
Mais comme sa tête a voulu avant que son cœur désirât, c’est Ellénore qu’il attaque, et qu’il préfère à toutes les autres.
Il y a dans la possession de cette femme un aliment magnifique pour sa vanité ; il sera envié par ceux-là même qui médisent d’elle, et qui se vengent de ses dédains en redoublant son isolement ; il sera montré au doigt par la ville comme un lutteur adroit, comme un rusé jouteur : chaque fois qu’il entrera dans un salon, il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.
Il ne tremblera pas à la vue de ces convoitises empressées, qui, pour un cœur vraiment épris, sont un supplice de tous les instants. Il ne frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle, où les secrets du foyer se discutent comme la marche d’une armée.
Non ; il s’applaudira de son choix, et lèvera fièrement la tête.
Ellénore verra dans Adolphe un amour jeune et confiant. Déjà fléchissante et ridée, elle sera fière d’avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès de monde. Plus folle et plus imprévoyante qu’une jeune fille, égarée par l’isolement, elle ira jusqu’à espérer de cette aventure une réhabilitation jusqu’ici vainement essayée. Dans la crédulité de son cœur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier ; elle croira que les autres femmes, humiliées de son triomphe, se rallieront autour d’elle.
L’intervalle des années s’effacera. L’entraînement de ces deux cœurs, si différents et si mal connus l’un de l’autre, deviendra peu à peu irrésistible. À force de penser à Ellénore et de publier partout son admiration, Adolphe se convaincra, ou croira se convaincre de la réalité de son amour ; et Ellénore tombera dans le même piège.
Mais après le dernier abandon, le réveil sera terrible. À peine maître de la place qu’il a si vivement assiégée il ne saura que faire de sa victoire. Après avoir sanctionné par la possession un amour si ardemment désiré, il tremblera devant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre, il sentira défaillir son courage et regrettera l’extase qu’il avait à peine espérée.
Ellénore, après la confusion de la défaite, ouvrira les yeux, et cherchera vainement autour d’elle les félicitations respectueuses sur lesquelles elle avait compté ; au fond de son cœur, elle rougira de son inconstance, et doutera d’un bonheur si facile à changer.
Peu à peu, entre ces deux âmes trompées, mais toutes deux trop fières pour l’avouer, il s’établira une intimité douloureuse et résignée, intimité de mensonge et d’hypocrisie, habile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers ; cherchant à se distraire, en affirmant sans cesser ce qu’elle ne croit pas.
Aucun des deux ne voudra être vaincu en générosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son désabusement, chacun redoublera de prévenance et d’entraînement, parlera de l’avenir avec de célestes espérances, traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l’ironie et la jactance, et fera de la ruse le premier de ses devoirs.
Par compassion pour sa victime, Adolphe déguisera son ennui et forcera son regard à sourire. Il étudiera ses moindres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d’un regret. Il s’imposera l’enjouement et la sérénité par délicatesse.
À son tour Ellénore, si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l’ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s’affermira dans cette réserve douloureuse et grimacera l’enthousiasme.
Jusqu’au jour où tous les deux, las enfin de cette pitoyable comédie, jetteront le masque et se verront face à face.
Mais comme ils s’étaient choisis par fierté, ils ne prononceront pas encore le mot d’abandon. Ils renonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se dégrader par une franchise trop hâtée. Ils n’exalteront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation, et ils commenceront une nouvelle épreuve, celle de l’intimité sans amour et sans mensonge.
Et quand les choses en sont venues à ce point, quand l’amour, d’épreuve en épreuve, est arrivé à la satiété, l’enfer a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent, les promesses qui mentent, les reconnaissances oublieuses, les dévouements admirés qui se flétrissent, tout cela n’est rien près de la satiété dans l’amour.
L’enthousiasme où l’âme s’est laissé emporter dans les premiers jours de l’engagement, a métamorphosé à son insu toutes ses facultés. La vie entière est changée, et ne peut revenir à ses premières émotions sans d’horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nouveau, un sens imprévu. Habitués que nous sommes à écouter dans un autre cœur le retentissement de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité épuisée de lassitude, fléchit et s’affaisse, l’ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.
Chaque jour, les deux forçats rivés à cette chaîne qu’ils pourraient briser, mais qu’ils gardent par ostentation et par entêtement, s’éveillent en maudissant. Chacun entrevoit la vérité, et rougirait de la dire. Chose étrange ! ils s’étaient promis une mutuelle confiance, une franchise assidue, et voilà qu’ils persévèrent dans le mensonge, et qu’ils se glorifient dans l’hypocrisie, ils avaient juré de ne jamais voiler aucune de leurs pensées, et voilà qu’au-devant de leurs cœurs ils placent une triple haie de sourires, de regards et de serments ; voilà qu’ils commandent aux yeux et aux lèvres de jouer le bonheur absent.
S’il arrive à l’un des deux d’oublier un instant la servitude où il s’est cloué, au premier mouvement de liberté le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il se remettait en marche, et commençait un nouveau pèlerinage : il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie, qu’à peine il eût sentie, tant elle était légère, et qui aujourd’hui lui pèse et l’accable.
Mieux vaudrait cent fois la solitude avec ses découragements et ses défaillances ; car dans l’intimité rassasiée toute la vie se ternit et se désenchante, toutes les heures de la journée contiennent des supplices prévus et inévitables. Il n’y a plus de jalousie, car chacun des deux captifs aspire à l’affranchissement, mais il s’établit entre ces deux colères honteuses d’elles-mêmes une sorte d’émulation : c’est à qui inventera pour l’autre une question injurieuse, un soupçon insultant : comme si elle se repentait d’avoir obéi, la femme donne à toutes ses prières la forme d’un commandement. Si elle surprend dans le regard qu’elle épie un projet où elle ne soit pas de moitié, elle s’empresse aux larmes comme à une vengeance, elle lui inflige comme un châtiment ses caresses menteuses. Pour justifier son ennui et son abattement, elle interroge comme un juge toutes les actions qu’autrefois elle approuvait sans contrôle. Dès qu’il fait un pas, il trouve devant lui un œil curieux qui attend sa réponse ; s’il s’échappe un instant, il trouve au retour une bouche impérieuse dont chaque baiser est un ordre sans réplique. Elle voudrait lui trouver des torts pour éviter ses reproches, et, dans l’espérance de surprendre une faute, elle interroge toutes les minutes de sa journée.
Au moins dans la solitude, après les défaillances désespérées, après les renoncements éplorés, il arrive à l’âme de refleurir et de relever sa tige. Elle aspire librement l’air qui l’environne, elle s’épanouit sous la chaude haleine qui ride l’eau en passant, et lui porte une vapeur féconde.
Mais dans l’intimité sans amour, rien de pareil n’est possible. Il n’y a pas une heure d’abandon et de rêverie. Le silence est une plainte et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une invective. S’il pleure, elle l’accusera de faiblesse et de lâcheté. Si, face à face avec l’horrible vérité, il retient sur ses lèvres l’aveu près de lui échapper, si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une bénédiction impuissante, elle s’emporte, elle implore sa colère : elle s’irrite de cette douleur si peu virile, et lui souhaiterait de l’orgueil afin de le combattre.
Que faire contre les larmes ? quelle défense opposer à cette affliction qui se confesse ? Quand les larmes ne se mêlent pas à des larmes amies, quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l’homme s’avilit aux yeux de sa maîtresse : il se dégrade, il abdique sa grandeur : le nuage grossit et devient un orage. Si elle eût pleuré, il était sauvé ; mais elle a vu sa douleur sans la partager, elle l’a jugé, elle a mesuré sa force : il est perdu.
Après le premier apaisement, le mensonge recommence, car il faudrait une haute sagesse, un courage bien rare, pour céder sans autre combat un sol si longtemps défendu.
Mais le mensonge d’abord si ingénieux à se parer, si riche en métamorphoses, si habile à se déguiser, si fécond en ressources, devient, de jour en jour, plus maladroit et plus facile à surprendre : il n’est plus qu’une habitude et se passe de volonté.
Le qui-vive perpétuel de cette intimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adversaires. Ils n’ont plus besoin de s’interroger pour deviner leur mutuelle pensée : ils se disent adieu dans chacun de leurs embrassements.
Heureux, trois fois heureux ceux qui n’ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps ! car ils ont au moins, pour se consoler pendant le reste de la route, le souvenir du bonheur passé ! ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui : ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme, et en parlent, sans amertume, comme d’un fils emporté par la guerre.
Mais combien rompent au lieu de dénouer ! combien, s’acharnant à leur amour, bâtissent des haines implacables sur des intimités obstinées !
Si elle se séparait de lui le jour où elle est sûre de son abandon, elle pourrait encore espérer sur la terre des jours sereins et paisibles ; si elle acceptait franchement la destinée qu’elle s’est faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait froidement la route parcourue, il y aurait encore pour elle des chances de salut ; mais elle sait qu’elle n’est plus aimée, et elle pardonne. Au lieu de réhabiliter celui qui la trompait, elle devient pour lui un objet de pitié.
S’il aimait une autre femme, s’il s’était laissé prendre à une affection passagère, je concevrais le pardon : ce serait générosité pure, et la reconnaissance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais pardonner l’abandon, pardonner le délaissement qui n’a pas un autre amour pour excuse, pardonner l’hypocrisie, c’est une folie sans remède, c’est s’avilir pour quelques jours de répit, c’est appeler sur soi le mépris, c’est mériter l’oubli.
Or, il n’y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaçables : c’est un livre plein d’enseignements et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de ces conseils ; à mesure qu’on vieillit, on s’aperçoit qu’il y en a beaucoup d’oubliés.
Et pourtant je ne suis pas sûr qu’il y ait dans notre langue trois poèmes aussi vrai que celui-là.
XI. Sainte-Beuve.
Volupté.
Le roman que je viens de lire est bien ce que j’attendais : le poète et le critique sont résumés dans ce livre, et transformés sans altération notable. La connaissance des choses humaines y est plus complète et plus à nu, mais poursuivie et systématisée d’après les mêmes principes. Les sentiments et les opinions sur l’ordre social où nous vivons s’y révèlent plus nettement, mais sans troubler la continuité harmonieuse de la vie littéraire de l’auteur.
Oui, nous sommes heureux de le reconnaître, et ce bonheur est assez rare pour qu’on prenne la peine de le signaler, le roman de Sainte-Beuve ne dément pas une seule des espérances qu’il donnait il y a dix ans, à l’époque de ses débuts. C’est une conclusion logique et glorieuse dans la série des tentatives intellectuelles qu’il a courageusement abordées en 1824.
Aussi, pour bien comprendre et pour expliquer le sens intime du roman, il faut rappeler sommairement les travaux et les volontés de l’auteur. Envisagé de cette sorte, Volupté n’a plus rien d’obscur ni de mystérieux : c’est dans l’ordre humain et dans l’ordre littéraire une œuvre inévitable et prévue ; c’est, sous la forme du récit, l’expression plus familière et plus vive, plus abondante et plus accessible, des idées révélées déjà sous la forme dialectique et sous la forme lyrique. Détaché de l’unité à laquelle il se rapporte, ce livre court le danger d’être mal compris. Rapproché des prémisses dont il est le complément, il s’éclaire d’un jour lumineux et paisible.
Je répugne volontiers à publier ce que je sais des contemporains. Quand je posséderais toute la vie privée des hommes dont le nom est aujourd’hui célèbre, je me garderais bien de la révéler. Mais je crois qu’en de certaines circonstances, l’homme importe à l’explication de l’artiste ; et, par exemple, à moins de supposer à Sainte-Beuve un caractère spécial, choisi, exceptionnel, il est impossible de comprendre ses pèlerinages et ses dévotions. Il y a en lui un mélange heureux d’enthousiasme et de curiosité qui se renouvellent à mesure qu’ils s’apaisent, et qui enrôlent son esprit et ses études au service de toutes les gloires naissantes ou méconnues. Ce n’est pas tout : cette singularité d’intelligence ne dénouerait qu’à demi le problème de ses travaux. Il est doué d’une abnégation bien rare en ce temps-ci. Quoiqu’il ait foulé aux pieds bien des cendres qu’il ne prévoyait pas, il ne recule, Dieu merci, devant aucune ingratitude. Il ne perd pas son temps à supputer les oublis dont il a peuplé sa mémoire. Il dit la vérité pour le plaisir de la dire. Il popularise les noms dédaignés par l’ignorance ou la frivolité, sans trop se soucier du destin réservé à son dévouement. Le témoignage qu’il se rend à lui-même d’avoir bien fait, et courageusement, suffit à le contenter, et à le soutenir dans les luttes nouvelles.
Chaque fois qu’il agrandit pour la foule curieuse, moins prodigue de louanges que de railleries, le cercle de la famille littéraire, il s’applaudit et se repose, sans réclamer un prix plus glorieux et plus pur, sans demander aux disciples qu’il initie, aux dieux nouveaux qui n’avaient pas d’autels avant ses prédications, une longue reconnaissance, une solide amitié.
Il marche par le chemin qu’il a choisi, et se fait une gloire involontaire de toutes les gloires qu’il a révélées, Quand il rencontre sur sa route un poète dont la voix est à peine entendue, il s’applique sans relâche à grossir son auditoire, il construit de ses mains un théâtre, il place lui-même les vases d’airain qui doivent enfler le son et le porter aux oreilles les plus rétives. Puis, quand le peuple s’est assis pour écouter, il épie d’un œil vigilant sur les figures étonnées l’inintelligence ou l’inattention, et, comme le chœur de la tragédie antique, il moralise la foule et déroule devant elle le sens mystérieux des symboles poétiques dont elle se laisse éblouir sans les comprendre.
Comptez parmi nous ceux qui se résignent au rôle du chœur antique ; comptez ceux qui suivent l’histoire et ne s’y mêlent pas ; comptez ceux qui expliquent la chute et l’élévation des trônes, et ne prétendent pas à la royauté ! et pourtant le rôle du chœur est un rôle grave et sérieux, plein d’ampleur et de majesté, mais qui va mal aux égoïsmes hâtés de notre temps. Chacun pour soi et Dieu pour tous, c’est là ce qui se lit au fond des amitiés les plus bruyantes. Triste vérité ! mais qu’il ne faut pas nier. Ordinairement, le blâme et l’éloge départis aux contemporains ne sont guère que des contrats passés avec la vanité. En élevant sur un piédestal ceux qui gisaient dans le sable, le plus grand nombre songe à soi et se promet bien de monter au même rang.
Or, parmi les désintéressements littéraires je n’en sais pas de plus éclatant que celui de Sainte-Beuve :
depuis dix ans, il n’a pas écrit une page qui ne rende témoignage pour lui, et malheureusement aussi contre bien d’autres. Il a tendu à bien des grandeurs chancelantes une main fraternelle, dont l’étreinte s’est relâchée, sans qu’il y eût de sa faute. Il a secouru bien des naufragés qui ont oublié le nom de leur sauveur en touchant le rivage. Il a couvert de la pourpre impériale bien des soldats obscurs avant son acclamation, et qui se sont éloignés de lui en disant comme un des Césars à son lit de mort :
Je sens que je deviens dieu.
Mais, à chaque nouvelle défaite, son courage grandissait pour tenter un nouveau pèlerinage, et marcher à de nouvelles découvertes. Avant lui, la critique française, lorsqu’elle n’était pas savante ou acrimonieuse, n’était guère qu’un blutage assez vulgaire de préceptes et de formules dont le sens était perdu. C’est à Sainte-Beuve qu’il faut rapporter l’honneur d’avoir mis la poésie dans la critique ; c’est lui qui le premier a fait de l’analyse des œuvres littéraires quelque chose de vivant et d’animé, capable d’intéresser par soi-même, en dehors de l’œuvre qui servit de point de départ. Son tableau du seizième siècle et ses Portraits prouvent assez, quoique diversement, ce que j’avance. Bien que la partie plastique de la poésie occupe, dans le premier de ces ouvrages, une place importante et presque souveraine, pourtant il est facile de deviner, à chaque page, que, si l’auteur estime si haut la naïveté de l’expression, ce n’est pas de sa part un caprice puéril, et qu’il poursuit sous la simplicité du mot la simplicité du sentiment. D’ailleurs, lorsque parut ce premier livre, en 1828, toutes les questions de plastique poétique étaient encore flagrantes. On se battait pour des droits encore mal définis. La querelle était bariolée de blasons inexpliqués ; à ces obscures familles qui s’échauffaient à l’orgueil sans produire leurs titres, il fallait un d’Hozier pour les mettre d’accord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il a retrouvé les origines de notre poésie ; il a dressé l’arbre généalogique de nos franchises, que le temps et les commentaires avaient enfouies ; il a nommé les aïeux inconnus d’André Chénier et de Molière ; il a franchi Malherbe pour atteindre Régnier.
Il s’est chargé de légitimer historiquement l’école poétique de la restauration, que la foule prenait pour une invasion d’usurpateurs ; il a tiré de la poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées, les constitutions méconnues de la vieille France ; il a réconcilié les novateurs avec les amis du passé, en distribuant à chacune de ces têtes plébéiennes les perles et les fleurons qui manquaient à leurs couronnes de fer.
Ce premier travail achevé, il s’agissait de juger le passé d’après les principes aujourd’hui reconnus. Après avoir rattaché le dix-neuvième siècle au seizième, il fallait estimer les deux siècles intermédiaires d’après leur parenté plus ou moins prochaine avec les premiers ou les derniers noms de la famille française, et surtout, ce qui était plus important et plus difficile, d’après le rang qu’ils occupent dans la grande famille humaine. Cette seconde moitié de la tâche n’a pas été moins glorieusement accomplie que la première. Une fois résolu à chercher constamment l’homme sous l’artiste, en même temps qu’à préciser la généalogie de tous les noms, Sainte-Beuve a courageusement pratiqué le double devoir qu’il s’était imposé. Chacune des individualités qu’il a choisies lui devient, pour quelques semaines, un monde de prédilection, une atmosphère préférée où il respire à pleins poumons, un paysage chéri dont il étudie curieusement les moindres ondulations, un fleuve bienheureux dont il suit le cours et les sinuosités les plus capricieuses. Chacune de ses études est un véritable voyage. Il nous revient de ces lectures aventureuses comme d’une course lointaine : il secoue de ses pieds le sable des rivages ignorés ; il rapporte à sa main la tige des plantes inconnues qu’il a cueillies sur sa route. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, comme tous les voyageurs lointains, il s’imprègne des mœurs et des passions des peuples qu’il a visités, s’il lui arrive de vanter tour à tour les temples de Bombay, de Memphis et d’Athènes, et de confesser tant de religions qu’on le prendrait pour un impie.
Non, cette perpétuelle mobilité n’est qu’une bonne foi constante. Sainte-Beuve ne perd jamais de vue, dans chacune de ses initiations, les paroles de François Bacon :
Oportet discentem credere.
Il croit à Saint-Martin et à Lamartine, il croit à Chateaubriand et à Lamennais, il croit à Diderot et à l’abbé Prévost ; mais croire, pour lui, ce n’est qu’une manière de comprendre. Il croit pour savoir ; il étudie avec le cœur, comme les femmes ; il se livre comme elles pour obtenir. La foi nouvelle qu’il accepte n’a rien de factice ni d’irrésolu ; à force de contempler son nouvel ami, il se transforme en lui ; il se met à vivre de sa vie ; il évoque les ombres d’une société qui n’est plus ; il réveille les passions éteintes ; il reconstruit les caractères et les volontés impossibles aujourd’hui, et tout cela de si bonne grâce, avec un naturel si parfait, que nous cédons à l’illusion comme lui. Chacun des modèles qu’il fait poser devant nous gagne notre affection en révélant à nos yeux des mérites inattendus.
Il se peut que des intelligences plus sévères et moins expansives répudient quelques-unes des admirations de Sainte-Beuve. Il y a des âmes sérieuses, pleines de candeur et d’austérité tout à la fois, qui ne se résignent pas à la sympathie aussi facilement que lui ; mais il désarme le blâme par la sincérité de ses opinions. Il est heureux d’admirer comme d’autres sont heureux de comprendre.
C’est pourquoi je m’explique sans peine qu’il ait omis jusqu’ici dans ses études les natures trop distantes de la siennes, celles surtout qui se sont produites au milieu du bruit et des pompeux spectacles ; s’il lui arrive presque toujours d’aimer pour comprendre, on peut dire avec une égale vérité qu’il ne comprend guère que ceux qu’il aime.
Dans la poésie lyrique, Sainte-Beuve a eu pareillement deux moments bien distincts, mais non pas contradictoires. Dans les morceaux publiés sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme dans le tableau du seizième siècle, il semble plutôt préoccupé du mécanisme de la versification que du fond même des pensées. Il s’applique avec une curiosité amoureuse à reproduire tous les rythmes essayés au temps de la renaissance par Baïf, Ronsard et Du Bellay. L’esprit tiède encore de cette laborieuse exploration qu’il vient d’achever, il s’empresse de consigner les résultats de ses études dans une lutte assidue avec les modèles qu’il a quittés tout à l’heure. C’est ainsi que faisait Warton, en étudiant l’histoire de la poésie anglaise.
Que si l’on veut pénétrer sérieusement le caractère intérieur des poésies de Joseph Delorme, on s’aperçoit bien vite que l’auteur a surtout cherché à traduire, sous une forme naïve et harmonieuse, le journal de ses impressions personnelles. Si l’on excepte en effet l’ode à la rime, qui, par la prestesse des évolutions et la variété des similitudes, ressemble volontiers à une gageure, on retrouve presque à chaque page le retentissement d’une pensée qui étonne d’abord par sa nudité, mais qui bientôt, lorsque les yeux sont façonnés à ce nouveau spectacle, nous attache et nous intéresse par sa nudité même.
C’est une révélation franche et hardie, dédaigneuse des réticences, pleine de mépris pour la périphrase, préférant le mot vrai aux images les plus élégantes ; c’est une causerie domestique.
Dans les Consolations, l’élément humain s’est complètement dégagé des questions de rythme, de césure et de rime. L’artiste est sûr de l’instrument qu’il manie ; il choisit volontiers les plus simples mélodies ; il ne paraît guère songer qu’à lui-même. Ce qu’il dit, ce n’est pas pour plaire, car s’il voulait plaire, il le dirait autrement.
Il connaît tout le manège de la coquetterie poétique ; il s’est rompu de bonne heure aux ruses les plus difficiles de l’expression. S’il procède avec une austérité continue, c’est qu’il a subi depuis un an une métamorphose irrésistible ; c’est que livré à lui-même, loin du monde qu’il a toujours mal connu, en société de ses livres chéris qu’il devait bientôt épuiser, las de mordre au fruit de la science, il est monté jusqu’à Dieu pour lui demander compte de sa misère et de son impuissance ; c’est qu’il s’est réfugié dans les mystiques entretiens pour échapper au doute qui le rongeait.
Si j’insiste délibérément sur le caractère religieux des Consolations, c’est que ce livre contient le germe entier de Volupté ; c’est qu’on y voit déjà le cœur se débattre sous les sens, et se révolter contre l’avilissement du plaisir.
Envisagées poétiquement, les Consolations, malgré l’empreinte personnelle qui les distingue en ce temps d’imitation et de prosélytisme, sont unies à l’École des Lacs, et en particulier à Wordsworth par une étroite parenté. Sainte-Beuve, comme le poète anglais, ennoblit par la pensée qu’il y mêle, plutôt que par l’expression dont il les décore, les sujets les plus vulgaires, les accidents les plus indifférents de la vie quotidienne.
Je sais qu’on a reproché aux Consolations de ressembler trop directement à la prose. Je sais qu’à de certains esprits habitués dès longtemps à la pompe de l’alexandrin, ces confidences familières ont paru presque triviales ; mais ceci, je crois, est plutôt l’effet de la surprise que le symptôme d’un réel mécontentement. Le même dédain pourrait se manifester en présence d’un Hobbema, chez un homme qui n’aurait vu jusque-là que des Claude Lorrain.
Et puis, dans son amour pour les simples paysages de l’école flamande, Sainte-Beuve ne s’interdit pas l’essor d’une pensée plus élevée. Il y a dans les Consolations deux pièces qui se distinguent entre toutes par la naïveté du début, le progrès lent et mesuré des premières pensées, et aussi, je dois le dire, par la magnificence et la sublimité de la confusion : je veux parler des premières amours d’Alighieri et de Béatrice, et de la monodie désespérée de Michel-Ange. À coup sûr il est impossible de commencer plus familièrement que ne le fait Sainte-Beuve dans ces deux morceaux. Il traduit presque littéralement un sonnet de Buonarroti, une page de la Vie nouvelle. Il épelle le thème qu’il a placé sur son pupitre, il le commente et le décompose nonchalamment ; on dirait qu’il promène au hasard ses doigts sur le clavier. Mais peu à peu il s’exalte, il s’enivre de sa pensée, le son grandit et monte jusqu’au faîte ; le murmure qui tout à l’heure chuchotait à nos oreilles s’enfle jusqu’à la menace ; nous étions dans une prairie, au bord d’un limpide ruisseau, et voici que nous sommes transportés sur la crête d’un rocher, au bord d’un fleuve écumant. Ceci, qu’on y prenne garde, est une grande habileté, est très rare, je vous assure : c’est le procédé familier aux grands symphonistes de l’Allemagne.
Il y a dans ces deux morceaux assez de poésie pour défrayer bien des poèmes. Quant au caractère mystique du recueil entier, qui a paru à quelques personnes plutôt découragé que fervent, il n’y a qu’une réponse à faire, c’est que les plus fermes espérances, qu’elles s’adressent à Dieu ou bien à un cœur préféré, ont leurs défaillances et leurs abattements ; c’est qu’il n’y a pas de prière possible dans une perpétuelle glorification.
Des Consolations au roman la transition est toute naturelle. Le sujet, qui d’abord ne se révèle pas en plein, mais qui se dessine et se précise au bout de quelques pages, n’est autre que la lutte des sens et de la volonté : c’est le duel du plaisir et de l’intelligence, de la mollesse et de la réflexion du corps, et de l’âme, le combat acharné de la volupté contre l’amour. Ceci pourra sembler singulier aux esprits inattentifs ; mais, avec un peu de complaisance, et surtout de bonne foi, on se convaincra bien vite de la réalité de la guerre que Sainte-Beuve a choisie comme sujet d’étude poétique.
Croyez-vous que l’amour pour le poète, pour l’artiste, pour le philosophe, pour le prêtre, pour l’homme qui pense et qui veut, pour l’homme enfin qui est vraiment un homme, se réduise au plaisir et à l’effémination des sens ? Croyez-vous que l’ivresse et l’oubli, l’exaltation et l’épuisement, l’entraînement et la prostration suffisent à réaliser l’amour tel que l’ont conçu, tel que l’ont éprouvé Pétrarque et saint Augustin, ces deux grands maîtres dans la science d’aimer ? oh ! que non pas ! la tâche n’est pas si facile.
Loin de là, et pour peu qu’on ait vécu pour son compte, ou qu’on ait seulement regardé vivre autour de soi, on ne tarde pas à le reconnaître les plaisirs trop hâtés, le gaspillage des sens, les ivresses trop rapides et mal choisies, avilissent l’âme, l’épuisent et l’endorment ; et quand vient l’heure d’aimer sérieusement, quand il s’agit d’engager sur un nom le reste de ses années, ce n’est qu’à grand-peine que l’âme se réveille pour essayer cette vie nouvelle et glorieuse, cette vie d’épreuve et de dévouement : le plus souvent le courage lui manque à moitié chemin. En vue du port qu’elle aperçoit, elle ralentit la manœuvre et se laisse démâter, elle retourne paresseusement aux vagues tumultueuses de ses plaisirs.
Sans doute il y a des voluptueux qui se purifient dans un amour sérieux ; sans doute il y a des âmes qui, après s’être longtemps flétries dans le plaisir se rajeunissent et se renouvellent dans le dévouement et l’abnégation. Mais combien, au lieu de se transformer et de dépouiller le vieil homme, flétrissent à leur image l’âme qu’ils ont choisie, qui devait les régénérer, et qui devient leur proie !
C’est qu’en effet la métamorphose est laborieuse, c’est qu’au-delà de certaines limites elle est tout à fait impossible ; c’est que la volupté, analysée dans ses intimes éléments, n’est qu’un monstrueux égoïsme, une perpétuelle immolation aux sens inapaisables ; c’est que le plaisir irrité à toute heure, impuissant à contenter sa colère, éteint une à une toutes les facultés généreuses de notre âme ; c’est qu’il supprime d’un coup les deux tiers de notre vie, l’avenir auquel il n’a pas le temps de songer, le passé dont le souvenir troublerait sa joie au lieu de l’aviver.
Il est donc naturel que le voluptueux recule devant la tâche imposée à l’amant, qu’il pâlisse et trébuche devant l’abîme de résignation et de lutte ouvert à ses pieds. S’il tremble à la seule pensée de frayer la route à celle qu’il a choisie, c’est que ses pieds amollis dans le repos ne sont pas de force à saigner impunément, c’est qu’il craint pour ses pas chancelants les cailloux et les ronces, c’est que ses yeux baignés dans l’ombre d’une alcôve enivrée ne supporteraient pas la lumière éblouissante de la plaine, c’est que ses bras usés dans les étreintes furieuses soutiendraient mal la femme préférée.
J’ai connu des caractères singuliers, d’une paix austère et permanente, à peine au seuil de leurs années, dédaigneux de la jeunesse qui s’agitait autour d’eux, empressés à vieillir avant l’âge, ambitieux de sentir sous les tresses dorées de leur chevelure les pensées qui d’ordinaire ne mûrissent que sous les fronts chauves et ridés ; ceux-là prenaient la volupté par son côté impitoyable et terrible : ils tuaient leurs sens pour dégager leur âme ; ils déchiraient le corps pour ouvrir à l’intelligence des horizons plus larges, de plus lointaines perspectives. Au-delà du plaisir qu’ils se prescrivaient et qu’ils menaient à bout, ils apercevaient l’atmosphère sereine de la réflexion. Quand ils ont voulu se mettre à aimer, quand ils ont compris que l’intelligence livrée à elle-même, abreuvée de vérité, ne suffisait pas à remplir la vie, ils ont trouvé dans l’amour une vie nouvelle et qu’ils avaient prévue. Ils avaient mesuré la tâche, ils avaient l’œil paisible, et leur paupière ne s’est pas abaissée convulsivement. Ils avaient compris que la volupté a deux sens, l’un grossier, vulgaire, qui se révèle au plus grand nombre, c’est le plaisir égoïste ; l’autre ◀idéal▶, poétique, supérieur à la vie commune, c’est la volupté dans l’amour. Ils avaient pressenti que le plaisir acheté par le dévouement et le sacrifice, préparé par la persévérance et les mutuels épanchements, acquiert une saveur nouvelle, et que les voluptueux ne soupçonnent pas. Aussi quand ils ont essayé l’amour, ils l’avaient deviné, et sans peine ils ont triomphé de leurs sens avilis. Ils avaient conservé soigneusement l’étincelle précieuse qui devait rallumer les cendres de leur jeunesse. Au jour du réveil, ils ont retrouvé ce qu’ils avaient dédaigné dans leur folie orgueilleuse, la faculté d’aimer.
Mais ce n’est pas à cette volupté réfléchie que s’en est pris Sainte-Beuve ; il sait bien que le plaisir ainsi accepté plutôt que poursuivi n’est qu’une cruelle initiation qui mérite plus de compassion que de colère.
Amaury, le héros du roman de Sainte-Beuve, placé entre trois femmes, toutes trois dignes d’être aimées, les perd toutes trois par son irrésolution et ses caprices. Livré de bonne heure aux faciles plaisirs, il s’y amollit et s’y énerve, et lorsqu’il cherche en lui-même la force de vouloir et d’aimer, il ne la retrouve plus, il entame la destinée de trois femmes sans compléter la sienne. Tout le roman est là. De la volupté à l’impuissance d’aimer, de l’irrésolution à la nullité, la transition est logique, irrésistible. Les trois caractères qui se dévouent à l’amour d’Amaury, et qu’il n’accepte pas, parce qu’une fois avili par l’effémination, il tremble de s’engager et de vouloir, sont tracés habilement, simples, vrais et bien distincts. La première, Amélie de Linier, est une jeune fille candide et pure, attachée à ses devoirs, résignée à l’obéissance, soumise à la destinée que Dieu lui a faite, qui suivrait Amaury dans ses plus hardies entreprises, mais qui souhaite un rôle à l’homme qu’elle aime, parce qu’elle ne conçoit pas la dignité virile sans la volonté ; son ambition ne va pas jusqu’à surprendre à son profit toutes les facultés d’Amaury ; elle veut la première place dans son cœur ; dans le monde, elle ne veut pour elle-même que le second rang. Elle est libre, elle pourrait devenir la femme d’Amaury ; mais le voluptueux demande deux années de répit. Deux ans dans la vie d’un homme sans volonté, sans prévoyance, c’est un monde pour l’oubli et les mauvais desseins. Bientôt Amélie est détrônée par madame de Couaën. Cette nouvelle figure, pour l’achèvement de laquelle le poète a dépensé le meilleur de ses forces, est plus grande, plus ◀idéale▶ que la première : sa mélancolie est pleine de superstitions et de pressentiments ; elle se laisse aller à aimer Amaury sans craindre un seul instant que cette nouvelle affection puisse troubler la paix de ce qui l’entoure. Elle aime saintement, pour le bonheur d’aimer ; ce qu’elle offre et ce qu’elle demande ? c’est un dévouement sans réserve, mais chaste, mais religieux, mais contenu dans les limites austères du devoir : elle ne connaît pas l’entraînement des sens, et ne songe pas à le redouter. La troisième figure, moins poétique peut-être que les deux autres, madame de R…, intéresse pourtant par la franchise même de sa légèreté. Elle est d’une coquetterie naïve, incapable d’un amour sérieux mais capable cependant de pleurer l’abandon. Son amour, on le comprend sans peine, est plutôt dans sa tête que dans son cœur ; c’est un type qui se rencontre assez souvent, et que Sainte-Beuve a fidèlement reproduit d’après nature. Sans doute madame de R… n’est pas digne de lutter dans le cœur d’Amaury avec Amélie ou madame de Couaën ; mais pour l’irrésolu voluptueux c’est une occasion naturelle d’oublier son second amour comme il avait oublié le premier, et c’est pourquoi il faut remercier l’auteur de l’avoir placé près des deux autres.
Amélie, pour un homme familier aux secrets de de l’amour, représente le bonheur paisible, sans lutte, sans péripétie, l’amitié dans l’amour, la sérénité des jours pareils et prévus. Madame de Couaën résume idéalement l’amour romanesque, mêlé de larmes sanglantes et de célestes sourires ; la possession de madame de R… ne serait tout au plus qu’une aventure de quelques semaines.
Entre ces trois amours, Amaury, on le voit bien, préfère le second, le plus grand, le plus difficile ; mais il recule devant le danger, et n’offre pas le combat. Le cœur d’Amélie se laisse trop facilement pénétrer, et n’offre pas à son avide curiosité assez d’éléments d’excitation ; et puis, pour l’obtenir, il faudrait s’engager sans retour, et le voluptueux ne veut pas même engager le lendemain. Madame de R… ne refuse pas de se livrer ; mais elle veut être dignement gagnée, et s’accommoderait mal d’un cœur partagé. Elle surprend dans le cœur d’Amaury deux images rivales de la sienne, et qui rendraient son règne impossible ; elle ne peut pas se méprendre sur les vrais sentiments de l’homme qu’elle a distingué ; elle devine son hésitation et ses lâchetés ; elle serait folle vraiment de céder à des attaques si mal conçues et si mal poursuivies.
Ces trois amours sont décrits dans le roman de Sainte-Beuve avec une exquise délicatesse.
Un jour ces trois femmes se rencontrent, et sans plaintes, sans récriminations, sans aveu, elles comprennent la secrète rivalité qui les sépare ; ce jour-là est un jour décisif pour Amaury. Témoin de ces trois douleurs qu’il a faites, il s’afflige et s’apitoie sur lui-même, il maudit sa misère et son infirmité. Il s’éloigne avec un effroi religieux de ces trois plantes flétries au souffle de son amour impuissant. Il se retire de la vie où il n’a plus de rôle à jouer, il se réfugie en Dieu ; et pour que rien ne manque au châtiment de sa lâcheté, à peine a-t-il été ordonné prêtre, qu’il assiste aux derniers moments de madame de Couaën ; il récite sur sa dépouille la prière des morts, et renvoie au ciel cette âme dont il n’a pas voulu.
Il y a dans tout ceci une haute moralité. Cette histoire très simple aboutit à une conclusion lumineuse, à un enseignement sévère, à une leçon évidente : Amaury manque sa destinée faute d’avoir voulu.
Aimer, savoir, qu’est-ce après tout sans la volonté ? une occasion de vivre, mais non pas la vie elle-même. Vérité simple, et que beaucoup pourtant révoquent en doute, ou ne soupçonnent pas.
Si j’ai négligé dans cette rapide analyse toute la partie locale et historique du roman ; si j’ai omis le portrait de madame de Couaën, celui de madame de Cursy, celui de Georges Cadoudal, c’est que ces trois figures ne sont pas sur le premier plan du tableau, c’est qu’elles servent plutôt à l’encadrement de l’action qu’à l’action elle-même, c’est que dans la destinée d’Amaury ces trois noms sont plutôt des accidents que des ressorts.
L’épilogue tout entier est magnifique d’élévation, d’abondance et de verve. Dès qu’Amaury, en expiation de sa jeunesse livrée aux vents capricieux de la volupté, pour racheter ses années perdues, a choisi la prière comme un dernier et inviolable asile, comme un rocher inexpugnable et que les flots du monde baignent incessamment sans jamais l’ébranler, il se régénère et se relève, il se renouvelle et se transfigure : le voluptueux redevient homme.
Le style de ce roman participe des qualités habituelles à l’auteur. La grâce, la pureté qui lui sont familières se retrouvent dans ce livre. Mais il y a lieu, je crois, à faire quelques remarques techniques sur la trame intérieure du langage appliqué au récit et en particulier au roman.
La forme choisie par l’auteur admet, je le sais, toutes les variétés, toutes les nuances du style, depuis le familier jusqu’au lyrique, depuis le simple et le nu jusqu’à l’épique et au pittoresque ; mais ne convient-il pas de ménager soigneusement la transition d’une nuance à l’autre ?
Dans la succession même des nuances, n’y a-t-il pas une loi ? Et cette loi, qu’elle est-elle ? N’est-ce pas la sobriété ? La nuance lyrique en particulier ne doit-elle pas se produire avec une avarice réfléchie ? Et s’il arrive qu’elle se répande avec une abondance luxuriante, n’entache-t-elle pas de mesquinerie et de nudité les nuances voisines et plus simples ? Pour le récit, par exemple, ne serait-il pas utile de s’interdire les images fréquentes et vivement accusées ? Ne faut-il pas réserver les similitudes pour la peinture du paysage, les symboles pour la révélation du monde intérieur, qui, sans le secours de la poésie, ne pourrait jamais s’éclairer que d’un jour incomplet ?
Chacune de ces questions est grave, et ne se résout pas à la course. Aussi, en les faisant, nous éprouvons le besoin de les justifier. Parfois il nous a semblé que les pages les plus belles de ce livre gagneraient singulièrement à se simplifier. Il y a dans une œuvre de longue haleine, une perspective poétique dont il faut tenir compte. La condensation, utile dans une ode, et qui s’accommode volontiers du mouvement des strophes, ne convient pas toujours à la prose du roman ; souvent le style trop chargé d’images plie sous le faix et ralentit la pensée. La diffusion, en atténuant la crudité des couleurs, ajoute à l’harmonie de la composition, et rend la lecture à la fois plus rapide et plus facile.
Mais s’il est nécessaire au romancier d’apporter dans l’emploi des images d’infinis ménagements, il doit éviter avec un soin pareil de les briser en les variant, de les obscurcir en les superposant : or je dois déclarer franchement que Sainte-Beuve a plusieurs fois mérité ce reproche. Il lui arrive de choisir des images dans des ordres de pensées, souvent très distants l’un de l’autre, et de mettre une comparaison abstraite à côté d’une comparaison visible ; de cette sorte, la première perd son autorité, et la seconde sa grâce.
Et puis il répugne généralement à continuer, à soutenir la similitude qu’il a choisie ; on dirait qu’il craint de la puériliser en la déroulant. Les nombreux exemples qu’il a sous les yeux expliquent sa frayeur, mais ne la justifient pas ; sans doute il est arrivé de nos jours à des artistes éminents d’abuser du style visible, et de parfiler leur pensée au point de la rendre insaisissable.
C’était de leur part une grande faute d’entamer le tissu à force de l’amincir pour l’étendre ; mais le danger peut être évité, et Sainte-Beuve, mieux que personne, connaît le moyen de n’y pas succomber.
Cette brièveté volontaire dans les similitudes, en multipliant les facettes et les tons du style, lui ôte une partie de son unité. La prose prend alors un aspect chatoyant qui fatigue l’œil et déroute l’attention. Au lieu d’un métal poli qui réfléchirait la lumière en la brisant sous des angles simples et prévus, nous avons un métal capricieusement taillé, où les rayons se croisent en mille routes.
Ces reproches, que nous croyons sérieux, s’expliquent par une disposition particulière à l’esprit de Sainte-Beuve. En présence de sa pensée, comme devant les caractères qu’il étudie, sa curiosité tient du tressaillement, il aperçoit du même coup plusieurs faces diverses, également éblouissantes, et qui le séduisent avec une égale puissance : tantôt c’est le côté sensuel, tantôt c’est le côté ◀idéal▶.
Dans son ardeur mobile, il ne choisit pas assez délibérément le côté qu’il veut peindre, et comme un enfant placé entre deux fruits également dorés, il va de l’un à l’autre, sans se décider pour l’idée. Cette disposition est, dans l’ordre intellectuel, quelque chose qui correspond assez bien au chatoiement du style, dans l’ordre littéraire.
Mais ces chicanes qui sans doute sembleront niaises au plus grand nombre, à force d’être subtiles et procédurièrement déduites, Volupté est un beau livre, et comme il s’en fait peu dans ce temps-ci, un livre plein de substance, nourri de pensées et surtout de sentiments vrais, surpris par la nature, étudiés avec une précision médicale : c’est un livre humain où ruisselle le sang des blessures, où l’artiste a laissé les lambeaux de son cœur, comme la brebis les lambeaux de sa toison dans la haie qu’elle franchit.
XII. George Sand.
[I.] Indiana et Valentine.
Indiana et Valentine ont soulevé, comme on devait s’y attendre, plusieurs questions morales et religieuses. La critique européenne, et en particulier la critique française, n’ont pas encore secoué leurs vieilles habitudes. Malgré les vives et hautaines remontrances des esprits éminents qui, depuis un demi-siècle, ont mis l’histoire et la philologie au service de la raison, malgré les protestations formelles et précises de Warton et de Tyrwhitt, des frères Schlegel et de Goethe, les salons et les universités, les oisifs et les studieux s’obstinent encore à voir dans un ouvrage d’imagination un plaidoyer pour ou contre la vertu, une thèse favorable ou hostile aux lois de la société. C’est donc un devoir pour nous, impérieux, irrésistible, d’ajouter notre voix aux voix illustres que nous venons de nommer, et de revendiquer, à leur exemple, les franchises et les privilèges de l’art.
Parce qu’il a plu au précepteur d’Alexandre d’indiquer un but moral à la tragédie, parce que dans une phrase assez vague jetée presque au hasard, dans le plus incomplet et le moins authentique de ses ouvrages, il assigne a la poésie dramatique une sorte de pédagogie, tous les blutteurs de préceptes littéraires s’évertuent à l’envi à vouloir moraliser la fantaisie, la plus libre et la plus vive de toutes les facultés humaines. Ils ne reconnaissent pas à l’imagination le droit de choisir partout, dans les plus hardis comme dans les plus chastes épisodes de la vie, un sujet d’exercice ; ils proscrivent d’un trait de plume les joyeuses inventions du génie antique, toutes les fois qu’il s’attaque aux parties honteuses ou coupables du rôle humain. Ils condamnent sans les entendre Aristophane et Lucien ; ils ne font pas grâce aux hardiesses de Pétrone. Ils citent les joyeusetés de Rabelais aux assises de leur impassible raison, et mettent hors la loi Pantagruel et Panurge.
Pour nous, qui voyons l’art de plus haut, à qui l’intime et familière société des poètes, des statuaires et des peintres, a révélé depuis longtemps la véritable destination de l’imagination sous toutes ses formes, nous ne laisserons jamais échapper l’occasion de nier de toutes nos forces le caractère dogmatique et didactique auquel on voudrait la contraindre. L’art est par lui-même une forme complète, indépendante de la pensée ; s’il emprunte à la réalité ou à l’histoire, à la vérité ou à la philosophie, des idées qui ne sont pas de son domaine immédiat, c’est pour se les assimiler, pour les faire siennes, c’est parce que la beauté, attribut exclusif de l’objet qu’elle se propose, ne peut se dégager absolument des autres éléments de la pensée.
C’est pourquoi, en ramenant l’attention sur ses deux livres de M. G. Sand, nous croyons devoir subordonner la question sociale à la question littéraire.
Ce n’est pas notre faute si des esprits distingués, préoccupés de controverses religieuses, ont vu, dans ces deux récits, écrits avec une simplicité si rare de nos jours, l’occasion de discuter et de défendre la discipline ecclésiastique du mariage. Nous respectons leurs convictions, parce qu’elles sont sérieuses et sincères ; mais nous ne croyons pas qu’il faille estimer la valeur d’un roman d’après sa conformité avec le dogme et la liturgie chrétienne.
Indiana et Valentine sont deux fables différentes pour un lecteur qui ne voit dans un livre que l’intérêt et le plaisir des incidents, la complication et le jeu des ressorts, et le dénouement clair et décisif de l’action qu’il a suivie. Ces différences très réelles et dont il faut tenir compte au poète pour l’en féliciter, s’évanouissent au jour de la conscience, au regard de la réflexion. Derrière ces deux fables on retrouve une même et commune idée, qu’elles traduisent et développent chacune à leur manière ; cette idée, c’est l’adultère.
Or, aux yeux de la loi, l’adultère est une faute, aux yeux de la religion, c’est un crime. Cependant ce n’est ni avec la religion, ni avec la loi que nous devons le juger ici. Ce n’est ni à saint Augustin, ni à Montesquieu, que nous devons emprunter les arguments de la discussion.
Non ; comme la beauté suprême, vers laquelle doit tendre incessamment le génie du poète, n’est autre chose que la suprême vérité, révélée par l’inspiration et l’éloquence au lieu d’être démontrée par le procédé lent et successif de l’enseignement, la critique n’a qu’un devoir, ce n’est ni celui du légiste, ni celui du prêtre, c’est celui de l’historien. Elle n’a pas à s’inquiéter si l’Évangile ou le Code condamne l’adultère : elle accepte la faute sans la juger. Elle la voit s’accomplir sous ses yeux, elle constate impartialement les métamorphoses que le temps et les hommes ont apportées dans l’institution du mariage ; et, quand elle sait bien sûrement ce qui est, elle compare la réalité à l’invention, l’histoire à la poésie ; elle pèse dans sa balance la fidélité, la clairvoyance, la véracité du peintre, et prononce sans passion et sans injustice.
Oui, nous, le reconnaissons volontiers, avant l’établissement de la loi chrétienne, l’adultère n’avait qu’une importance médiocre et tout à fait secondaire. Chez les peuples d’Asie, instituteurs de la Grèce ; dans la Grèce, institutrice de Rome ; dans la ville éternelle dont l’Europe a recueilli l’héritage, la femme n’était qu’un plaisir. Esclave soumise, sa beauté ne lui donnait qu’un empire de quelques instants. Elle obéissait, mais ne se dévouait pas. Aussi voyez comme les plus grands noms de l’antiquité se jouent du mariage ! Périclès a deux fils, et il répudie sa femme pour vivre avec Aspasie, et pas une voix dans Athènes ne s’élève pour le condamner. Aspasie était plus belle, plus ingénieuse, plus éloquente, et cela suffit à son excuse.
La loi chrétienne, en substituant le dévouement à l’obéissance, en plaçant l’âme au-dessus des sens, a fait du mariage une institution sérieuse. Avant que l’Évangile n’eût pris possession du trône des Constantins, le mariage n’avait rien de sacré ; il a reçu de la loi nouvelle un caractère auguste, inviolable, et de ce jour seulement l’adultère est devenu un crime.
Depuis saint Jérôme jusqu’à Lamennais, la religion et avec elle l’adultère ont subi bien des variations. Depuis le cinquième siècle jusqu’à la fin du quinzième, le châtiment a participé de la rudesse des mœurs : la jalousie se vengeait par le cloître ou le meurtre.
Avec François Ier, l’adultère s’est assis sur le trône. Il est devenu un délassement, une partie de plaisir, une fête joyeuse : le comte de Châteaubriant passait volontiers pour un fou. En quittant les élégantes galeries de Chambord pour les monotones solennités de Versailles, il a pris un aspect nouveau. Sous Louis XIV, l’adultère n’était plus un plaisir, c’était une profession. Sous la régence et sous Louis XV, il y a eu progrès : la profession s’est changé en devoir. Au temps de Bussy, les maris trompés se comptaient comme les chevrons ; Voisenon et Collé auraient couvert de huées les vertus scrupuleuses ou les vices poltrons. Les calomnies dirigées contre Marie-Antoinette n’ont pas de valeur historique. Le directoire et les premières années de l’empire ont voulu recommencer la régence, mais n’y ont pas réussi. Avec la restauration nous sont revenus l’austère gravité, et aussi, nous devons l’avouer, le charlatanisme d’hypocrisie, qui ont marqué les dernières années de Louis XIV ; après l’impuissante singerie de madame de Pompadour, nous avons grimacé les pruderies de madame de Maintenon.
Telle est en peu de mots l’histoire de l’adultère en France ; et si l’on y prend garde, c’est aussi celle de la religion. À Chambord, c’est la joviale indulgence du curé de Meudon ; à Versailles, la hautaine colère et les sanglantes réprimandes de Bossuet ; après l’évêque de Meaux, le cardinal Dubois.
Aujourd’hui la religion ne vit plus guère que par la morale ; le dogme et le mystère ne rencontrent plus que de rares crédulités : ce n’est plus le prêtre qui flétrit l’adultère, c’est la société.
Mais en même temps qu’elle condamne la violation du serment, elle ne fait rien pour en assurer le respect.
Tous ces préceptes sur la sainteté du mariage se réduisent à peu près aux lignes concises et sévères de l’Esprit des Lois, à savoir que la femme a plus d’intérêt que l’homme à la continence et à la chasteté, ce n’est plus l’Évangile qui parle et qui commande un immuable dévouement, c’est le législateur qui conseille la vertu comme un bon calcul.
Ce précepte, malgré son aridité, malgré l’absence de sanction, aurait bien quelque importance, si l’éducation lui venait en aide, si la vie de famille et les enseignements des premières années préparaient les jeunes esprits, non seulement à l’intelligence, mais bien aussi à l’accomplissement du principe.
Mais, que voyons-nous dans le monde au milieu duquel nous vivons ? Pour les hommes il n’y a qu’un but avoué, la richesse. L’ambition, il faut le dire, l’ambition vraie, devient plus rare tous les jours, et sera bientôt introuvable ; la tribune, le conseil, les ambassades se ravalent au niveau des vulgaires industries. Pour les femmes, elles ont à choisir entre deux partis, la curiosité ou la coquetterie. Si elles ne prennent intérêt à rien ni à personne, si, pour se dispenser de mal vouloir, elles occupent leurs journées de visites sans nombre, de promenades sans but ; si elles multiplient leurs liaisons pour échapper par la légèreté aux dangers de l’intimité, on les proclame prudentes ; si, moins réservées, moins sûres d’elles-mêmes, elles s’aventurent jusqu’à plaire, encore faut-il qu’elles se défient des moindres amitiés, qu’elles s’arrêtent à temps, afin d’obtenir un établissement avantageux. Celles qui ne sont ni curieuses ni coquettes sont inestimables, infiniment rares, et presque ridicules par leur singularité.
Le mariage est pour l’avarice des hommes une spéculation, et rien de plus ; pour les curieuses, un ennui inévitable ; pour les coquettes, un piège où elles succombent, parce qu’elles ne peuvent briser le lendemain leurs habitudes de la veille : les fêtes du monde ne sont autre chose qu’un perpétuel et public démenti aux maximes de la société. — L’union consacrée par la loi et par l’église, qui devrait adoucir pour tous deux les douleurs du pèlerinage, c’est pour l’homme le sommeil des sens qui s’endorment dans la possession pour se réveiller bientôt, et chercher le plaisir dans la nouveauté ; pour la femme, un marché qu’elle signe aveuglément sans prévoir les obligations qu’il entraîne.
Dans une pareille société, l’adultère est inévitable, puisqu’au lieu d’associer la femme à la destinée qu’il s’est faite, l’homme traite le mariage comme le bail d’une ferme ; il est tout simple que chacun d’eux viole le contrat, car le double serment n’est le plus souvent qu’un double mensonge.
Indiana et Valentine, en traduisant sous la forme dramatique ce vice de la société moderne, n’ont pas voulu le défendre et l’amnistier. Loin de là, dès les premières pages, on reconnaît le cri d’une conscience impitoyable et sévère ; mais le poète ne peut manquer à la vérité, et tant pis pour la vérité si elle est triste, tant pis pour la société, si elle cache sous l’éclat de ses fêtes, sous l’austère gravité de ses paroles, les douleurs de la honte et les remords de l’hypocrisie.
Indiana débute par un prologue plein de naturel et de fidélité ; nous pénétrons dans le ménage du colonel Delmare, vieille gloire émérite des beaux jours de l’empire, forcé par les défiances de la restauration de se réfugier dans l’industrie ; bourru, borné, sévère pour lui-même, impitoyable aux faiblesses qu’il ne comprend pas ; impérieux, exigeant, et marié, par un de ces mille hasards dont se compose la vie du monde, à une femme jeune, vive, d’une imagination mobile, d’une beauté plus ◀idéale▶ que visible, plus belle pour la rêverie que pour les sens. Cette femme c’est Indiana ; auprès d’elle, ou plutôt entre elle et son mari, l’auteur a placé un caractère singulier, recueilli en lui-même, avare de paroles, et en apparence incapable de pensée, Ralph dévoué sans retour à l’impossible conciliation du colonel et de sa femme, apologiste désintéressé de leurs fautes mutuelles.
Jusqu’ici, vous le voyez, le drame n’est que nécessaire, mais il n’est pas encore engagé ; c’est, si vous le voulez, l’exposition, mais la liste des acteurs n’est pas complète.
Ce nouvel acteur ne tarde pas à paraître, c’est Raymond de Ramière ; mais il n’entame pas d’abord le rôle qui lui est destiné : en joueur habile et prudent, il prend de la société tous les plaisirs qu’elle peut lui donner, sans négliger un seul de ceux qu’il rencontre sur la route.
Madame Delmare est charmante ; Raymond ne l’ignore pas ; mais c’est peut-être une vertu sévère, difficile, inexorable, qui sait ? le siège de la place peut durer longtemps. En attendant, ne fût-ce que pour ne pas désapprendre, Raymond s’en prend à Noun, délicate et ardente jeune fille, née sous le ciel des colonies, élevée avec Indiana, sa compagne, sa servante et son amie, pour qui l’amour est une frénésie plutôt qu’une passion. Noun ne résiste pas longtemps, et se livre à Raymond. Cette liaison, prenez-y garde, bien qu’elle manque d’élévation et de poésie, n’est pas inutile à l’intérêt du récit. Pour Raymond, Noun est une distraction, ce n’est pas une affaire ; mais il est utile, pour la suite du poème, d’établir nettement le caractère de Raymond, de dessiner en traits profonds et ineffaçables, l’égoïsme à l’aide duquel il échappe à toutes les angoisses de la passion, et profite sûrement de toutes les faiblesses de son adversaire.
Trompée par de fausses indications, la jalousie du colonel s’éveille, et, loin de prévenir la faute d’Indiana, hâte sa chute par un redoublement de tyrannie. Raymond épie froidement les alternatives de résignation et de révolte qui déchirent le cœur de la jeune femme ; et, quand le temps est venu, il se déclare. Noun essaie en vain de le ramener à elle, ses caresses furieuses ne réussissent pas à précipiter les pulsations d’un cœur qui n’a jamais battu que pour sa beauté, et fatigué maintenant d’un plaisir trop facile ; l’infortunée jeune fille passe rapidement du désespoir à la folie, et se noie. Ceci est un ressort hardi, mais indispensable selon moi : Raymond, une fois débarrassé de ce premier obstacle, doit marcher pins sûrement à son but. Dès ce moment, la tragédie n’attend plus.
Raymond obtient sans peine plusieurs rendez-vous avec Indiana. La vertu de la jeune femme, loin de céder aux premières attaques, trouve dans l’amour même un moyen de résistance. Aimer, pour Indiana, c’est une chose si belle et si grande, si passionnée et si chaste à la fois, qu’elle croirait déshonorer l’amour en lui donnant asile ailleurs que dans son âme ; ce dévouement sans réserve au bonheur d’un autre, ce sacrifice irréfléchi, imprévoyant, de toute son existence, voudrait-elle le dégrader pour le plaisir des sens ? Comme il arrive dans ces sortes de luttes, elle refuse tout à son amant, hormis le dernier abandon qu’un amant puisse prétendre. Comme les femmes vraiment éprises, elle s’excite à la défense en livrant aux baisers de Raymond ses lèvres et ses épaules : elle espère l’apaiser à force de caresses.
Qu’arrive-t-il ? vous le prévoyez déjà, et tant mieux ! car ceci prouve que la fable est logique. Raymond se lasse de la résistance d’Indiana. En tacticien consommé, il lui avoue ses liaisons avec Noun, il lui avoue qu’il a passé toute une nuit dans ses bras. Il espère, et l’événement ne dément pas ses prévisions, il espère qu’Indiana estimera plus haut son amour, à qui les sens et la plus exquise beauté ne suffisent pas ; Noun était plus belle qu’Indiana, c’est son âme, sa vie tout entière qu’il veut étreindre et absorber dans ses embrassements : Indiana est bien près de céder.
Mais tout n’est pas fini : si elle se livrait, ce ne serait là qu’un drame vulgaire. À quoi servirait l’égoïsme de Raymond ? le colonel est ruiné, il veut quitter la France.
Indiana résiste aux ordres de son mari, s’échappe de sa prison et se réfugie chez son amant. Raymond revient du bal, trouve sa maîtresse qui l’attend depuis cinq heures, et qui vient lui demander protection. Ce nouvel embarras déconcerte ses calculs : il voudrait profiter de l’occasion, mais échapper à l’avenir ; il la renvoie et lui recommande ses devoirs : c’est un infâme ! mais il a raison.
Indiana veut se tuer. Ralph la sauve d’elle-même et la décide à partir avec son mari, près duquel il excuse son absence. Une lettre de Raymond la ramène en France : elle accourt, elle fait trois mille lieues pour arriver à lui, pour se donner tout entière. Raymond est marié ! Ici tout semble terminé, mais non : Ralph, qui jusque-là s’est résigné au rôle d’esclave, qui a vu Raymond aimé d’Indiana, et qui, malgré sa haine, n’a pas trahi le secret, Ralph se révèle enfin. Il n’y a plus de bonheur au monde pour celle qu’il aimait d’un amour désespéré, mais qu’il savait heureuse d’un autre amour ; il lui propose un double suicide. Ils se préparent tous deux solennellement à leur dernière heure. Ils veulent aller mourir au Nouveau-Monde, en face d’une nature vierge, comme si loin des villes ils étaient plus près de Dieu ! Après une confidence entière et sans réserve de sa passion, Ralph emporte dans ses bras Indiana, qui n’a répondu que par des prières à son nouvel amant. Leur double suicide devait les fiancer dans l’éternité ; leurs embrassements les arrêtent sur le seuil de la mort ; ils vivent, et se consolent dans un amour désormais sans obstacle.
On le voit, le livre devait finir avec le mariage de Raymond. C’était un dénouement sombre, impitoyable, à la manière d’Eschyle ; l’expiation pour le crime voulu, le châtiment terrible pour une faute à qui le temps seul avait manqué : le bonheur est de trop dans les dernières pages.
Mais Indiana n’en demeure pas moins un développement de l’adultère ; c’est un grand poème, et très vrai, où bien des familles peuvent lire la destinée qui les attend.
Valentine, pour la composition et le style, est supérieure à Indiana. Les caractères sont mieux dessinés, leur silhouette est plus vive, plus nette, mieux arrêtée ; l’action est mieux conduite, et le livre ne finit vraiment qu’à la dernière page. On y sent à chaque pas l’expérience et la sécurité. La plume et la pensée, plus sûres d’elles-mêmes, s’abandonnent plus rarement aux inutiles effusions qui ralentissent le récit, et qui, loin de servir de halte et de point d’orgue, trahissent la jeunesse de l’écrivain. Habilement ménagées, ces interventions directes du narrateur, qui se peuvent comparer aux rentrées d’instruments dans un concerto, délasseraient le lecteur pour l’attacher plus intimement ; trop multipliées, elles révèlent une timidité maladroite, qui s’oriente à chaque pas.
La fable de Valentine, aussi simple que celle d’Indiana pour la construction générale, admet pourtant un plus grand nombre de personnages.
Au premier plan, il n’y a que deux acteurs, Valentine et Bénédict ; celle qui doit succomber et celui qui doit triompher : le vainqueur et la victime. Mais outre ces deux figures principales, il y a, pour couvrir la toile, plusieurs autres types finement indiqués, et qui donnent à tout le récit un naturel parfait.
Athénaïs, Louise, la marquise et la comtesse de Raimbault, le père Lhéry, Pierre Blutty, Valentin se groupent à merveille et composent un monde tout entier, au milieu duquel l’auteur nous introduit si facilement, et en apparence avec si peu de préparation et d’artifice, qu’on a peine à ne pas croire à l’existence réelle de tous ces personnages. On croit les reconnaître et s’en souvenir, comme si on avait vécu avec eux plusieurs années.
L’idée mère, l’idée génératrice de Valentine, c’est comme dans Indiana, la violation du serment, la lutte de l’amour contre la loi, le duel implacable de la passion contre la société. Si jusqu’ici je n’ai rien dit de M. de Lansac, le mari de Valentine, c’est qu’en vérité son rôle est par trop médiocre. Il est si rarement en scène, qu’il est presque réduit à une sorte d’existence abstraite : c’est plutôt un chiffre, une lettre algébrique qu’un homme vivant de notre vie, animé de nos ambitions. Quand il paraît, il n’est pas inférieur à la mission que l’auteur lui attribue ; mais il ne paraît pas assez souvent, il est trop exclusivement le mari qu’il fallait à Valentine pour faillir ; il est composé tout d’une pièce, sa physionomie est celle d’un automate dressé au rôle de mari : c’est un diplomate, et je veux bien que l’habitude de discuter les questions de politique européenne le façonne à l’indifférence, à l’impassibilité ; mais au moins devrait-on surprendre parfois, derrière ce procédurier de paix et de guerre, quelques restes du vieil homme. Tel qu’il est, il simplifie, je l’avoue, les préparatifs de la catastrophe ; mais je l’eusse mieux aimé plus complexe et plus actif.
La marquise de Raimbault est une ingénieuse création qui serait prise pour une caricature, si l’auteur n’avait le soin de la risquer en scène qu’à de rares intervalles : c’est un esprit sans cœur, le modèle ◀idéal▶ des femmes du dix-huitième siècle.
La comtesse de Raimbault, sa fille, a peut-être le même inconvénient que M. de Lansac : elle est hautaine, arrogante, fière de son nom comme une parvenue qui a troqué sa dot contre un blason ; mais les perles toutes neuves de sa couronne de comtesse ne suffisent pas à excuser la sécheresse de son cœur. Qu’elle soit méchante, je le veux bien ; mais cette complète absence des sentiments maternels n’est-elle pas une justification trop éloquente de la perte de ses deux filles ?
Louise, sœur aînée de Valentine, est un personnage très vrai, dont chacun de nous peut retrouver le type dans la société. La honte d’une première faute l’a rendue timide et défiante ; elle est encore capable d’amour, mais elle craint de s’y livrer ; elle résiste, par une raison factice, par une froideur que son cœur dément, aux attaques de Bénédict ; elle invoque le souvenir de ses premiers malheurs, comme une protection toute-puissante et qui doit la sauver. Plus contenu, plus réservé, plus hypocrite dans son expression, l’amour chez les femmes de cet âge a quelque chose de maladif et de furieux. Comprimé douloureusement, il double ses forces ; et, quand il déborde, il prend un caractère singulier d’animosité : on dirait alors que la femme se venge.
Mais je dirai de Louise ce que j’ai dit de M. de Lansac et de la comtesse de Raimbault. Bien que ce dernier type soit très supérieur aux deux premiers pour la vie et la vérité, cependant il a un inconvénient très grave de favoriser trop directement les desseins du poète : l’indifférence du mari, la dureté de la mère et l’exemple de la sœur, c’est trop.
Toutes les femmes, en lisant Valentine, seront tentées de se dire : Je suis sûre de moi, je n’aurai jamais à combattre un pareil front d’armée. Mon mari ne vaut rien et m’abandonne ; mais je me réfugierai dans le cœur de ma mère ; je m’abriterai de ses conseils ; le bon exemple de ma sœur me sauvera.
Valentine, ainsi placée, malgré la netteté, la précision et le charme que l’auteur lui attribue, malgré la grâce de son caractère, la vivacité de son imagination, la pure limpidité de ses pensées, l’élévation de ses espérances, ne semble plus avoir, au premier aspect, qu’une existence impersonnelle : les hommes et les choses lui sont tellement hostiles qu’elle n’a plus qu’à céder. Cependant le poète réussit à nous attacher au sort de Valentine par le développement successif de ses douleurs. Il y a tant d’art et de poignante vérité dans le tableau de sa conscience, qu’on oublie, en lisant au fond de son cœur, tous les artifices de l’avant-scène. L’excès d’adresse se corrige et s’efface par le naturel et l’exquise vraisemblance de la figure principale.
Bénédict est une création d’autant plus surprenante qu’il rappelle parfois plusieurs types connus, sans jamais se confondre avec eux et s’y absorber. Sa pauvreté, ses accès frénétiques, ses tristesses, son isolement, ont bien quelque parenté avec le Saint-Preux de Jean-Jacques, avec l’Antony de Dumas, le Didier de Victor Hugo ; mais cette analogie n’altère pas l’originalité de la physionomie.
Athénaïs, la jeune fermière que Bénédict doit épouser, est un portrait plein de fraîcheur, pris sur le fait et copié sur la nature avec une fidélité qui ferait honneur au pinceau de Wilkie. Elle sert à dessiner le caractère de Bénédict, et n’a que l’importance qui lui convient ; elle est fière de sa parure, de sa beauté, de sa jeunesse, de sa fortune, des jalousies qu’elle excite ; mais au fond, bonne fille, capable d’un amour ordinaire, plutôt disposée à reconnaître, par la soumission et les caresses, le bonheur qu’on lui donnera, sans s’inquiéter d’où il vient, qu’à choisir un homme entre tous, à l’exclusion du reste du monde, pour lui dévouer son âme, sa beauté, son existence, son avenir. Elle est née sous une heureuse étoile : si toutes les femmes lui ressemblaient, il serait impossible d’écrire un roman.
Maintenant que nous avons jugé le mérite individuel de tous les acteurs, il est facile de pressentir notre opinion sur le drame lui-même. L’exposition est bonne ; la fête de village fait passer devant nos yeux les figures que j’ai décrites. Le baiser de Bénédict sur le front de Valentine est une heureuse invention. Il est tout simple qu’un villageois qui a connu, pendant quelques années seulement, les cercles de la ville, prenne pour un être supérieur à lui, une jeune fille de haute naissance. L’amour, dans le sens poétique, n’est pas loin de l’adoration. Chacun des deux amants doit se croire au-dessous de l’autre. Il faut que l’homme admire dans celle qu’il chérit la pureté du cœur, et la femme la profondeur de l’intelligence.
Le mariage d’Athénaïs avec Pierre Blutty est un épisode bien amené et utile. Les journées que Bénédict passe entre l’amour si différent, mais également sincère de ces trois femmes, ont le malheur très pardonnable de ressembler à la féerie ; mais, au fond de ses souvenirs d’enfance, le cœur retrouve quelques journées pareilles, poèmes obscurs, indéfinissables, à qui le poète seul a manqué. Les progrès de la passion chez Valentine, de cet amour qui domine les deux autres, sont racontés avec un grand charme de naïveté, et remplis d’observations fines, délicates : c’est une étude que les plus habiles moralistes ne dédaigneraient pas d’avouer.
La nuit qui décide le sort de Valentine et de Bénédict est à coup sûr une des plus admirables créations de la poésie moderne.
Je ne sais guère de comparable à cette scène magnifique, que le cinquième acte de Roméo. Quand Valentine, entre le sommeil et le délire, prodigue à Bénédict des baisers et des caresses qu’elle croit légitimes, quand elle écarte elle-même, d’une main impatiente, les voiles que son amant égaré avait mis entre sa faiblesse et le danger de sa beauté ; lorsque sa bouche, traduisant une à une les illusions de son rêve, révèle à Bénédict la réalité désespérante de son bonheur, que ses lèvres couvrent de baisers le front brûlant de celui qu’elle préfère, qu’elle avoue hautement comme le maître de sa destinée, comme son Dieu ; qu’elle attire, sur son sein, comme un époux aimé à qui elle ne doit rien refuser, l’homme qui ne peut la posséder sans crime, on cède à l’irrésistible émotion de la vérité. Il est impossible de pousser plus loin l’ardeur et la chasteté de la poésie. Valentine enivre Bénédict du parfum de ses cheveux ; elle étreint sa poitrine contre la sienne, leurs haleines se confondent, leurs dernières forces s’éteignent dans le plaisir ; dans la colère de son bonheur, Bénédict mord l’épaule de Valentine. À chaque instant le tableau menace de devenir lascif, et pourtant il n’y a pas une page qui ne soit d’une irréprochable pureté.
Le retour de M. de Lansac, son entrevue avec sa femme dans le pavillon, les regards qu’il promène impassiblement du front de Valentine à la glace qui lui cache Bénédict, sa harangue sur les devoirs du mariage, son adresse à profiter de la fausse position de Valentine, sont des traits de main de maître. « Soyez tranquille »
est sublime. Elle comprend que son amour pour Bénédict lui défend d’appartenir à M. de Lansac, qu’il faut choisir entre ces deux lits pour échapper à la prostitution ; c’est bien, et admirablement vrai.
Ses prières et ses larmes aux genoux de son maître légal, pour qu’il la sauve d’elle-même, et sa réponse pleine de fierté quand elle surprend dans ses paroles une misérable idée de libertinage, complètent merveilleusement le dévouement de cette belle âme.
Quand l’adultère se consomme, il est devenu nécessaire. La résistance est épuisée. Valentine est seule et sans défense. Tout lui manque à la fois : il faut qu’elle choisisse entre mourir et se donner ; elle se livre à Bénédict. C’est un dénouement bien amené, mais qui, à mon avis, contredit formellement l’épigraphe du livre. Tant que dure le combat, il y a, je l’avoue, du courage dans la défense de Valentine ; mais, quand elle capitule, sa défense est devenue impossible. Elle a résisté dans sa faiblesse ; mais il n’est pas juste de dire qu’elle succombe dans sa force, à moins qu’on n’appelle du nom de force la sécurité mensongère d’un cœur qui croit avoir tué la passion, parce qu’il a longtemps lutté corps à corps avec elle. C’est une erreur à mon avis ; car au commencement de la guerre les forces sont neuves, après plusieurs engagements l’énergie s’émousse, et plus d’une femme s’est rendue d’épuisement et de fatigue.
Ceci, du reste, n’est qu’une chicane mesquine, et ne trouble en rien la beauté générale du livre.
Je n’attache pas grande importance à la mort de Bénédict. C’est une mort vulgaire ; mais comme elle vient vite, bien qu’elle soit quelque peu mélodramatique : cela ne vaut pas la peine de blâmer. L’aveu de Louise à Valentine est terrible et d’un bel effet.
À tout prendre, Valentine mérite plus de réprimandes et plus d’éloges qu’Indiana. Il y a dans le dernier venu plus d’habileté dans les belles parties, mais aussi il y a plus d’accessoires inutiles. Il y a plus de ressorts superflus et défectueux ; mais les parties irréprochables dominent de bien haut les beautés d’Indiana.
Qui a fait ces deux livres ? Il faudrait une grande inexpérience pour ne pas reconnaître, à de
nombreux indices, la touche d’une main de femme. Un homme n’aurait jamais consenti à peindre impitoyablement l’égoïsme de Raymond, ni à écrire cet aphorisme brutal : La femme est imbécile par nature.
Un homme n’aurait pas trouvé la sublime promesse de Valentine : Soyez tranquille !
il aurait mis à cela plus d’adresse et de naïveté : le métier se serait passé du cœur.
Quel que soit l’auteur de ces deux beaux livres, voici les conjectures auxquelles je m’arrête. Ce doit être une femme d’une sensibilité vive, mais qui de bonne heure aura eu la direction personnelle de ses actions. Cette liberté prématurée a donné à son esprit un caractère quelque peu viril. À côté d’un sentiment qui part d’un cœur emprisonné sous un corset, il s’en rencontre parfois qui indiquent un hardi cavalier, la cravache à la main, courant à travers champs, de grand matin, humant l’air à pleins poumons, sautant les fossés au risque de rompre le cou de son cheval. C’est tour à tour la naïveté de Longus, l’entraînement de Manon Lescaut, puis les tons crus et hardis de Beyle ou de Mérimée. Il est impossible d’avoir plus d’éloquence avec moins de style.
Parmi les livres de femmes, je préfère de beaucoup Indiana et Valentine aux livres de miss Burney ou de madame de Tencin. J’y trouve à la vérité moins de qualités littéraires que dans Delphine et dans Corinne, mais des qualités poétiques bien supérieures ; car les deux romans de madame de Staël ressemblent trop souvent à l’enseignement universitaire, ou à l’improvisation d’un salon de beaux esprits et de bas-bleus. Pour moi, je n’hésite pas à le déclarer, Indiana et Valentine se placent sur la même ligne que Clémentine et Clarisse, et j’excepterai toujours des deux chefs-d’œuvre de Richardson les deux tiers au moins qui gâtent le troisième ; c’est du dernier que j’entends parler. Les parties paisibles d’Indiana et de Valentine se peuvent comparer aux meilleures pages de madame de Souza, d’Eugène de Rothelin, et d’Adèle de Senange : c’est la même éloquence de cœur, la même puissance et la même simplicité d’expression.
C’est donc un livre de femme ; car c’est aux femmes seulement qu’il est donné d’avoir de l’esprit avec le cœur. L’homme au contraire mêle son esprit et l’artifice de sa pensée à l’expression de tous les sentiments. Il combine, il arrange ses moindres effusions. Souvent même dans le tête-à-tête il préfère l’effet à la vérité ; à plus forte raison dans un livre.
Sans doute la pratique et l’étude pourront révéler à l’auteur d’Indiana et de Valentine, de nouvelles ressources qu’elle ignore aujourd’hui. Mais le perfectionnement artificiel de son talent vaudra-t-il ses hardiesses ignorantes ?
II. Lélia.
Lélia n’est pas le récit ingénieux d’une aventure, ou le développement dramatique d’une passion : c’est la pensée du siècle sur lui-même, c’est la plainte d’une société à l’agonie, qui, après avoir nié Dieu et la vérité, après avoir déserté les églises et les écoles, se prend au cœur et lui dit que ses rêves sont des folies.
Et pour que ce cri douloureux témoignât par lui-même de sa franchise, c’est la bouche d’une femme qui l’a proféré.
Ce n’est donc pas un roman ou un poème ordinaire, et l’on ne doit y chercher ni les épisodes qui excitent la curiosité oisive, ni les traits de réalité extérieure que chacun retrouve dans sa vie personnelle.
Non, tous les caractères de Lélia sont des symboles philosophiques, et représentent, sous une forme ◀idéale▶ et complète, un sentiment particulier, développé isolément, à l’exclusion des sentiments qui pourraient le contrarier, le rétrécir, en diminuer l’éclat et la portée.
Lélia signifie l’incrédulité du cœur, née de l’amour trompé. Elle n’a aimé qu’une fois dans sa vie, mais elle s’est livrée à cette première passion avec un abandon sans réserve ; elle a aimé vaillamment ; elle a placé sur l’homme qu’elle avait préféré, toutes ses forces et toutes ses facultés ; elle ne lui a refusé aucune des joies qu’il souhaitait ; elle n’a reculé devant aucune souffrance ; elle s’est résignée sans murmure à l’égoïsme du plaisir qu’elle ne pouvait partager ; elle ne s’est pas révoltée contre les extases voluptueuses où son âme ne pouvait atteindre ; elle a espéré courageusement que l’homme à qui elle se dévouait, lui tiendrait compte de sa persévérance et de ses sacrifices. Longtemps elle a cru que le cœur qu’elle avait divinisé se confierait en elle, et ne se méprendrait pas sur la nature de ses résistances. En confessant naïvement l’inhabilité de ses sens, elle s’est dit que sa franchise et sa loyauté allaient resserrer les liens de cet amour irréalisable pour elle, mais accompli et réalisé pour l’homme de son choix.
Elle s’est trompée. D’abord il a flétri du nom de pudeur hypocrite, sa froideur et son indifférence. Honteux de l’impuissance de ses caresses, il a bientôt tremblé devant ce perpétuel dévouement qui le menaçait d’une reconnaissance infinie et d’une vénération éternelle. Il s’est recueilli en lui-même, et il s’est dit : « Arrêtons-nous tandis qu’il en est temps encore : cette femme ne peut m’aimer comme je le veux ; rien ne l’attache à moi que l’entêtement et l’orgueil du sacrifice. Chaque fois qu’elle se débat dans mes bras, et qu’elle frémit sous mes étreintes ardentes, je crois lire dans ses yeux le dédain et le mépris de ma nature brutale et grossière. Elle semble se complaire dans son immuable supériorité ; elle me livre sa beauté, et n’accepte pas en échange des joies pareilles aux miennes ; elle ne peut descendre jusqu’à être ma maîtresse ; voudrait-elle s’élever jusqu’à être mon Dieu ? serai-je assez imprudent pour me soumettre au despotisme de sa vanité ? essayons encore d’éveiller ses sens engourdis. »
Et comme il n’a pas réussi, il est arrivé que les désirs de Lélia, ne rencontrant dans la réalité rien qui pût les éteindre et les amortir, ont été s’agrandissant, s’exagérant tous les jours. Alors elle s’est follement aventurée jusqu’à provoquer les caresses qu’elle avait d’abord repoussées, jusqu’à prodiguer les baisers que d’abord elle n’accordait qu’à regret. Lélia, chaste et contenue, a pris l’ardeur dévorante de son âme, pour l’effronterie lascive des sens qui lui manquaient ; c’était jouer son amour sur un dernier coup de dé : elle a perdu ; et dès ce jour, il n’a plus été en son pouvoir de continuer le sacrifice qui faisait son orgueil et son bonheur.
Son amour s’est dénoué sans lutte, sans tortures ; elle s’est détachée de l’homme à qui elle s’était donnée, comme un fruit mûr se détache de la branche : elle avait fini son épreuve ; elle n’avait plus, elle le croyait du moins, rien à lui demander, rien à apprendre, rien à espérer : elle s’est résignée.
Une fois trompée, sans vouloir renouveler l’expérience, elle a prononcé sur les passions humaines l’anathème des vieillards et des incrédules ; elle a cru que tous les hommes étaient pareils à celui qu’elle avait aimé ; elle s’est persuadé que l’égoïsme était une loi inviolable et constante, et présidait sans relâche à toutes les promesses, à tous les serments.
Tout le caractère de Lélia repose sur ce premier désappointement de ses légitimes espérances ; elle n’aperçoit plus dans la vie qu’un douloureux pèlerinage vers un but obscur, impénétrable ; elle n’a plus qu’une seule conviction, le mépris ; qu’une seule joie, l’ironie.
Mais le mépris se ment à lui-même, quand il croit se suffire ; il se trompe et s’abuse, quand il entrevoit dans la perpétuelle négation des joies qui s’agitent autour de lui, l’inaltérable durée du repos qu’il ambitionnait.
Mais l’ironie elle-même, si ardente et si hautaine dans ses premiers engagements avec la confiance et la crédulité, ne tarde pas à rougir de la mesquinerie de ses plaisirs, elle est bientôt honteuse de l’étroit horizon embrassé par son regard : son œil s’effraie en plongeant dans cette coupe qu’elle croyait pleine, et qui se tarit si vite.
Le mépris et l’ironie de Lélia ont le sort que la raison pouvait prévoir : ils s’épuisent et s’appauvrissent ; ils ne tombent pas sans retour, mais ils chancellent et ne défendent plus contre les dangers d’une séduction nouvelle, l’âme imprudente qui les vénérait comme des remparts inexpugnables.
Lélia se croyait sûre de son indifférence : elle avait connu l’égoïsme et le défiait hardiment. En face d’un dévouement sincère, d’une complète abnégation, d’un renoncement généreux, d’une adoration fervente et soumise, tous ses plans de bataille deviennent inutiles et impuissants ; elle a beau faire, elle ne peut pas chasser de son cœur la compassion pour la souffrance ; elle ne peut demeurer sans pitié pour ces douleurs qu’elle ignorait, elle ne peut refuser l’imprudente sympathie de son cœur à ces promesses imprévoyantes et téméraires ; elle avait gémi sous l’empire absolu d’un maître de son choix, elle s’était révoltée contre son impassible volonté, qui absorbait la vie de son esclave, sans jamais lui permettre d’entamer le domaine de sa pensée ; mais quand elle voit à ses genoux une âme jeune et confiante qui demande à obéir et à se dévouer, qui offre en holocauste sur l’autel du malheur son avenir tout entier, qui jure de gravir avec elle les sentiers escarpés où il lui plaira de marcher, Lélia commence à croire qu’elle a peut-être prononcé un anathème injuste et impie.
Un jour elle espère qu’elle pourra aimer, et que Dieu viendra en aide à son impuissance ; elle pleure sur le front d’un homme agenouillé, elle essuie avec ses cheveux les larmes qui se mêlent aux baisers ; elle prie avec ferveur, elle implore l’avarice du ciel pour la tiédeur de son sang : le ciel refuse de l’entendre ; elle repousse les caresses qu’elle avait appelées, elle se résigne de nouveau, elle redevient Lélia.
Sténio débute dans la vie. Son âme s’est pourrie assidûment d’espérance et de poésie ; il croit à l’amour, au bonheur, à la durée des promesses, à l’inviolable sainteté des serments ; il remercie Dieu de sa naissance, il se glorifie dans sa jeunesse et sa beauté ; il prend possession du monde où il vient d’entrer, comme si ce monde était à lui ; il salue le soleil et les étoiles, comme des lampes suspendues à la voûte d’un palais qui lui appartient ; il sent au-dedans de lui-même la puissance d’aimer, de donner le bonheur, et son âme impatiente déborde en hymnes et en cantiques.
La première fois qu’il rencontre sur sa route une femme belle et grave, il ne s’inquiète pas de savoir pourquoi son œil est calme, pourquoi sa démarche est lente et mesurée, pourquoi sa lèvre prononce toutes les paroles sans frémissement : il la voit triste et il veut la consoler ; il croit que la douleur a besoin d’être soutenue, et il lui offre son appui ; il ignore, le pauvre enfant, que souvent les peines amères se complaisent dans la solitude, et s’obstinent à refuser le dévouement qui veut les secourir.
Quand il devine sur le front de sa bien-aimée un secret irrévélable, qui la met plus haut ou plus bas que lui, qui lui défend de se confier sans réserve, mais qui peut-être la fait rougir ; quand il a vainement essayé de lire dans le pli de sa bouche dédaigneuse, dans son regard clair et paisible, le mystère de ses préoccupations et de ses absences ; quand il s’est vainement demandé pourquoi elle semble alternativement défier l’attention et trembler devant elle, pourquoi elle parle tantôt comme si elle voulait dérouler publiquement toutes les pages de sa conscience, tantôt comme si elle voulait soustraire à la curiosité jalouse toutes les heures de ses journées, toutes les espérances de son cœur, toutes les vanités de sa pensée, alors il tombe dans un étonnement profond, dans une frayeur infinie.
D’une voix entrecoupée par les sanglots et les larmes, il interroge le cœur de celle qu’il a préférée ; il a hâte de savoir d’où elle vient, et où elle va, si elle est en communion avec l’enfer ou avec le ciel, s’il doit la bénir comme l’envoyée de Dieu, ou fuir sa trace comme celle d’un esprit de ténèbres. Pourquoi, s’écrie-t-il, pourquoi n’avez-vous prié hier avec nous, pourquoi vos lèvres sont-elles demeurées muettes tandis que les saints cantiques montaient vers le Seigneur ?
Pourquoi êtes-vous demeurée debout, tandis que nos fronts étaient courbés dans la poussière ?
Il ne sait pas que le malheur nie Dieu pour ne pas le maudire.
Pourtant, à force de soumission et de constance, il ébranle à la fin la porte du sanctuaire jusque-là fermée à ses plaintes et à ses espérances ; il surprend dans les yeux qu’il vénère à l’égard de la divinité un sourire moins triste et plus indulgent ; il sent sa main frémir sous une timide étreinte, il croit que le marbre va s’animer sous ses baisers. Déjà ivre d’orgueil et de joie, il remercie Dieu de l’avoir choisi pour le rajeunissement d’une âme grande et désolée : il est fier de la mission qu’il va remplir ; il oublie toute sa vie passée, pleine de néant et de misère, peuplée de frivoles souvenirs et d’espérances éphémères : il croit sentir qu’il entre dans la durée. Déjà il félicite sa volonté persévérante de la puissance qui vient de lui échoir. Aveugle ! insensé ! qui regarde le ciel, et qui n’aperçoit pas l’abîme ouvert sous ses pieds ! il s’évanouit aux genoux d’une maîtresse adorée, la tête enveloppée dans les tresses parfumées de sa chevelure, le front brûlant de ses chastes caresses, mais il est le jouet d’une horrible déception, et il se réveille dans les bras d’une courtisane impure.
Il avait aspiré l’âme de sa bien-aimée sur ses lèvres, et voici qu’il sent sur sa bouche l’haleine chaude d’une femme débauchée qui n’a pas d’âme pour aimer, et qui a passé un bail avec le plaisir.
Sténio ne résiste pas à cette cruelle épreuve : il s’était élevé trop haut pour ne pas faire une chute mortelle. Après avoir plané si longtemps dans les régions éthérées de la divine espérance, il ne peut vivre impunément dans l’atmosphère épaisse et lourde des passions humaines : il n’a qu’un moyen d’oublier le ciel où il n’a pu monter, c’est de tuer son âme dans l’impudicité.
Et comme il accepte bravement sa destinée nouvelle, comme il ne veut pas revenir sur ses pas, il marche la tête haute, le front découvert, il se plonge sans hésitation et sans frayeur dans les honteuses voluptés qu’il avait dédaignées jusque-là. Puisque Dieu lui refuse la gloire de consoler le malheur, puisqu’il a plu à son caprice de ne pas donner à sa voix l’accent qui devait convaincre l’incrédulité, qu’a-t-il à faire désormais sur la terre ? quelle femme pourrait-il aimer, puisqu’il n’a pas su fléchir et amener à lui celle qu’il avait choisie comme la plus belle et la plus grande ?
Sténio poursuit courageusement le suicide auquel il s’est résolu : il éteint une à une toutes les illusions de sa jeunesse ; il achète pour sa couche embaumée les plus illustres naissances, les pudeurs les plus rebelles, les vertus les plus obstinées ; il s’acharne au plaisir et à l’avilissement. Quand sa raison se réveille et hasarde une remontrance, il s’enivre et impose silence à sa raison : plongé dans un sommeil stupide, il résiste impassiblement aux lascivetés les plus habiles.
Et un jour il s’aperçoit que ses sens sont morts pour le plaisir comme son âme est morte pour l’amour.
Sa vie est finie, son génie s’éteint, sa lyre se brise ; l’idée même de Dieu et des châtiments qui le menacent, ne peut plus l’enchaîner sur la terre : au-delà comme en deçà, la douleur désespérée, le doute conclut pour l’enfer : Sténio se tue.
Mais pourquoi a-t-il perdu courage après une première épreuve ? pourquoi n’a-t-il pas aimé une femme plus jeune et plus confiante ? pourquoi n’a-t-il pas offert son dévouement et sa soumission a une âme encore neuve, qui n’aurait pas eu de secret à cacher, qui lui aurait livré sans réserve tous les trésors de sa conscience, qui aurait mis sous ses yeux sa vie tout entière, souvenirs, espérance, humiliation et vanité ?
C’est que les choix du cœur ne se prescrivent pas ; c’est que l’adoration et la confiance ne se peuvent distribuer comme les lambeaux d’une tunique ; c’est que le bonheur de se sentir vivre dans un autre est si exquis et si poignant tout à la fois, qu’on a grand-peine à le recommencer sur nouveaux frais ; c’est que la discrétion d’un cœur préféré vaut mieux encore que les épanchements d’une âme vulgaire.
Trenmor a connu la plus terrible de toutes les passions, le jeu. Il avait en lui-même une puissance de génie et de volonté capable de réaliser les plus grandes pensées, les plus gigantesques entreprises. S’il avait été placé de façon à employer légitimement ses facultés éminentes, il aurait pu gouverner les peuples, changer les lois, ébranler les trônes ou les raffermir, travailler à l’éducation des sociétés, marquer toutes ses journées par un acte de sagesse ou de force.
Mais, parmi les ambitions qui se trouvaient à sa portée, il ne s’en est pas rencontré une seule qu’il jugeât digne de convoitise et de fidélité, pas une à laquelle il voulût engager sa vie. Il a choisi le jeu comme un défi perpétuel porté à la destinée. Les méditations de la pensée, les inspirations et les extases de la fantaisie pouvaient n’exciter, parmi la foule, qu’une sympathie incertaine et passagère. À quoi bon risquer sa puissance pour un salaire aussi douteux ? à quoi bon aventurer, pour cette capricieuse récompense, tous les trésors de son énergie ?
Trenmor a préféré le jeu pour ses émotions qui vieillissent en deux nuits plus que l’amour et l’ambition en dix années de triomphes et d’angoisses. Il a vu l’or ruisseler sous ses doigts en flots abondants et pressés, il s’est vu riche à pouvoir acheter des nations, et le lendemain il n’avait pas un lit où poser sa tête, pas une table où s’asseoir.
Il a volé, il a été au bagne, il a souffert, il a porté courageusement la peine de son crime ; il s’est purifié par l’expiation ; il s’est réhabilité par la torture. En traversant la honte, en épuisant l’infamie, il s’est renouvelé, il a dépouillé, lambeaux par lambeaux, tous les restes du vieil homme ; il s’est élevé jusqu’à l’auguste résignation du sage : le joueur est devenu Socrate.
Les passions ne lui sont plus qu’un enseignement lumineux dont il éclaire tous les jours le sanctuaire de sa pensée. Il a touché le port, il se repose et regarde paisiblement les vagues mugissantes qui viennent mourir à ses pieds.
Magnus est une nature infirme et boiteuse, capable d’abnégation et d’enthousiasme ; crédule, superstitieux, mais impuissant et mal habile, demandant à la prière la force et l’énergie, qui ne sont que dans la volonté. Il sent que sa destinée isolée, douloureuse, trouverait dans l’amour une consolation et une espérance. Il révère la beauté comme l’œuvre de Dieu. Il comprend qu’une sainte affection, un dévouement illimité pourrait le régénérer, lui donner courage.
Mais il entrevoit confusément que la femme, en le soumettant à ses caprices, pourrait le détourner des voies divines. Il croit, et comme il se sent faible, comme il n’espère pas dompter et ramener à ses convictions le scepticisme railleur de celle qui, par un regard, lui a révélé toute sa puissance et tous ses doutes, il fuit devant le danger, il se retire du monde pour ne pas y périr.
Il se confie dans la solitude pour guérir les plaies de son cœur. Il creuse le marbre avec ses genoux, il appelle Dieu à son aide pour terrasser l’ennemi, pour triompher de Satan.
La solitude ne lui est pas bonne : au lieu de raffermir et de fortifier son esprit, elle égare ses facultés en les exaltant. Son imagination malade et furieuse peuple ses nuits de fantômes menaçants. L’insomnie et le jeûne courbent son front vers la terre, et blanchissent ses cheveux. Ses tempes se creusent et son sang ne se refroidit pas : il devient fou.
Pulchérie, dont le caractère ne se dément pas un seul instant durant le cours entier du poème, signifie le bonheur des sens, le plaisir matériel élevé à sa plus haute puissance, l’énergie harmonieuse de l’organisation la plus complète et la plus capable de résister à la vie extérieure. C’est le corps sans l’âme. Son rôle est purement passif. Elle assisté à l’action plutôt qu’elle n’y participe. Mais c’est un type logique et vrai.
Puisque chacun des types qui s’appellent Lélia, Sténio, Trenmor, Magnus, Pulchérie, représente individuellement une idée philosophique, il est tout simple et naturel que l’action engagée entre ces divers personnages, obéisse à des lois particulières, émanées du principe même qui a présidé à la création de ces types. Comme pas un des acteurs n’est emprunté immédiatement à la vie réelle et quotidienne, on n’a pas lieu de s’étonner si l’antagonisme symétrique inventé par le poète se pose et s’accomplit d’une façon générale, absolue, sans tenir un compte bien scrupuleux des conditions ordinaires de l’espace et du temps.
Ce qu’il faut et ce qu’on est en droit d’exiger, c’est que chacun des types demeure fidèle à son origine et à sa mission, c’est qu’il ne dévie pas de la route qui lui est tracée par la nature même de ses facultés.
Or, dans Lélia, ce droit n’a pas été méconnu.
Dans le premier acte de cette tragédie, car je ne puis nommer autrement le poème que j’ai sous les yeux, Sténio et Lélia entament franchement la lutte qui doit aboutir à la chute de l’un des deux. Sténio espère et se confie. Lélia ne croit plus, et prend en pitié tous ceux qui persévèrent. Aux questions pressantes de Sténio, elle répond d’abord par un silence indulgent et réservé. Elle ménage la lumière à ses yeux ignorants. Puis, peu à peu, elle soulève un coin du voile. Après quelques révélations incomplètes et craintives, à mesure que son âme s’irrite et s’afflige de n’être pas devinée, sa main s’enhardit et projette sur le visage étonné de Sténio des gerbes d’une lumière éblouissante. Sténio commence à soupçonner la profondeur de l’abîme qu’il a voulu sonder.
Chacun des deux caractères se dessine nettement avec une impitoyable précision. Au bout d’une heure il est déjà impossible de ne pas pressentir que l’une de ces deux idées doit absorber et anéantir l’autre.
Sans doute l’esprit ne se refuse pas à concevoir le duel ◀idéal▶ de ces deux types. Il est permis à la réflexion de se figurer dans le recueillement de la conscience le combat invisible de ces deux principes opposés, d’assister sans témoins aux coups qu’ils se portent, de les voir chanceler et fléchir, de prophétiser le triomphe ou la défaite ; mais cette simplicité possible, ne suffirait probablement pas à l’expression complète de la pensée poétique.
Placé entre Lélia et Sténio, Trenmor semble destiné à la mutuelle interprétation de l’espérance et de l’incrédulité. Il retrouve l’une dans ses souvenirs, et l’autre dans sa conscience. Il s’est confié comme Sténio, il se défie comme Lélia. En prenant la main des deux adversaires, on croirait qu’il n’a qu’à parler pour les réunir.
Pourtant il n’en est rien. Trenmor sert à l’explication de Lélia et de Sténio, mais il n’affaiblit et n’efface aucun de leurs traits. Sa parole majestueuse et sereine force l’incrédulité à l’indulgence, et l’espérance au respect. Mais sa biographie, racontée à Sténio par Lélia, loin d’entamer l’individualité du narrateur, devient au contraire une occasion de franchise et de naïveté. En justifiant son amitié pour Trenmor, Lélia éclaire d’un jour sûr et progressif tous les secrets de son caractère.
Sous ce rapport, on ne saurait trop louer l’utilité dramatique de Trenmor. Sans lui, Sténio ignorerait éternellement la prédilection maladive de Lélia pour la force, même égoïste et criminelle, et son mépris pour les facultés secondaires, quelle que soit d’ailleurs la légitime régularité de leur développement.
Quand Trenmor a complété pour nous la physionomie intellectuelle de Lélia, Pulchérie paraît sur la scène, et l’entretien des deux sœurs nous apprend tout ce qu’il y a d’angoisses et de blasphèmes dans cette organisation mutilée, harcelée sans relâche par des désirs infinis, humiliée à toute heure par l’impuissance de ses facultés.
Lélia ne s’indigne pas contre l’impudicité réfléchie de Pulchérie, dont elle accepte la nature comme une destinée irrésistible, inévitable, dont elle envie les ressources infinies, mais sans les flétrir. Elle proclame la pauvreté de ses joies, la ridicule ambition de ses rêves ; mais elle ne songe pas un seul instant à se placer au-dessus de Pulchérie. Elle ne peut descendre jusqu’à elle ; mais elle ne la croit pas au niveau de son mépris.
Ainsi Trenmor et Pulchérie sont placés aux côtés de Lélia, comme deux splendides candélabres : ils promènent sur son visage des lueurs éblouissantes et durables. Ils ne laissent inaperçu aucun trait de sa figure. Le sage nous enseigne la pensée de cette âme solitaire ; la courtisane ouvre à nos yeux le cœur qui se dévore, le cerveau qui s’épuise en aspirations sans cesse renaissantes.
Cependant Sténio, fier de sa jeunesse et de la sincérité de son dévouement, persiste dans son entreprise. Il veut dompter Lélia ; il veut assouplir cette incrédulité rebelle.
Au milieu de la folie bruyante d’une fête, il la suit et se trouve seul avec elle. Il espère qu’elle va enfin se livrer. Le drame est arrivé à sa péripétie. Mais Lélia, telle que nous la savons par Trenmor et Pulchérie, ne peut appartenir à Sténio. Par les sens qu’elle n’a pas, elle est moins qu’une femme. Par l’élévation absolue de ses idées, elle est plus qu’un homme. Elle ne peut pas se résigner au plaisir. Elle prolonge l’illusion de Sténio avec une générosité stoïque. Elle cède sa place à Pulchérie. Sténio croit toucher au bonheur, il croit réaliser l’◀idéale▶ volupté de ses rêves ; mais tandis qu’il promène sur la femme qui a dormi dans ses bras, un regard curieux et enivré, il entend le chant mélodieux de Lélia qui retentit sous ses fenêtres. Il s’est souillé à la réalité.
Je ne crois pas qu’on puisse nier le progrès dramatique de cette fable ; jusqu’ici, on le voit, chacun des types est demeuré fidèle au symbole qu’il enveloppe. Les idées ont été s’agrandissant, s’éclaircissant de plus en plus. Il faut maintenant que l’évolution s’achève, il faut que la volonté divine dénoue le nœud qu’elle a noué.
C’est-à-dire, qu’il doit y avoir dans la fin de chaque personnage un sens aussi pur, aussi nettement saisissable que dans le rôle même qu’il a joué ; c’est-à-dire, que pas un d’entre eux ne doit disparaître sans que ses dernières paroles résolvent l’énigme de sa vie.
Or, la conclusion de Lélia ne laisse pas dans la nuit et l’ignorance, une seule partie du problème.
Magnus, qui jusqu’à présent ne s’est pas mêlé activement à la conduite de la tragédie, puisqu’en apparence il n’a servi qu’à sauver Lélia des ruines de l’abbaye où elle s’était réfugiée, Magnus reparaît au cinquième acte, courbé sous une caducité précoce, chauve avant l’âge, brisé par la continence et la dévotion ; il a cherché un asile contre les passions humaines, dans un couvent de camaldules. Sténio, conduit par Trenmor, qui l’a surpris dans l’épuisement d’une orgie, Sténio interroge Magnus sur le fruit de ses abnégations. Le moine effrayé répond au désespoir par le doute. Sténio, convaincu sans retour de l’impuissance et de la folie des désirs humains, retourne à Dieu pour lui demander raison de sa raillerie.
Lélia s’agenouille sur le corps de Sténio, dépose un baiser sur ses lèvres, avoue son amour et justifie sa rigueur. Elle n’a pas voulu être à Sténio, parce qu’elle a respecté en lui la pureté ◀idéale▶ que le plaisir devait troubler ; elle a repoussé ses caresses pour lui apprendre à distinguer le bonheur de la volupté.
Magnus, dont la raison est égarée par un sacrifice au-dessus de ses forces, donne la mort à Lélia, et Trenmor vient méditer sur le double châtiment de l’espérance aveugle, et de l’incrédulité hautaine.
Il me semble que ce dénouement réalise pleinement l’attente du lecteur, et respecte jusqu’à la fin l’ensemble des symboles exprimés par la conception de Lélia.
Quant à la philosophie qui se mêle au dialogue, à la trame du récit, aux monodies de Lélia et de Sténio ; si la pensée de l’auteur n’emprunte pas toujours la forme la plus précise et la plus nette, au moins devons-nous dire que sa parole et les images qu’il appelle à son aide, ont quelque chose de saisissant et de compréhensif qui étonne d’abord, mais qui peu à peu sert merveilleusement au relief de ses idées.
Il y a dans Lélia deux morceaux qui se distinguent entre tous, par la vigueur et la portée : l’un, placé dans la bouche de Lélia, sur l’avènement et la chute des religions ; l’autre dans la bouche de Sténio, sur la destinée de don Juan, et sur la leçon qu’on en peut retirer.
Quand Lélia analyse, une à une, toutes les idées amères et décourageantes qui ont traversé son âme dans la solitude, elle commente admirablement une parole de François Bacon ; l’auteur du Novum organum avait dit qu’une philosophie médiocre mène au doute, et qu’une philosophie plus profonde ramène à Dieu. Lélia se trouve naturellement amenée à la pensée du logicien anglais. Elle raconte ses études, les consolations et les croyances qu’elle y a puisées ; comment, à mesure qu’elle est devenue plus savante, elle est devenue en même temps plus sainte, plus religieuse.
Ce qu’elle dit sur l’analogie probable des conquérants, des législateurs et des prophètes dans les desseins providentiels, est d’une vérité haute et lumineuse. J’ai surtout remarqué un magnifique tableau du christianisme. On peut prédire à la biographie entière de Lélia, un rang éminent parmi les meilleures et les plus durables créations de notre langue.
L’apostrophe de Sténio à don Juan, qu’il a pris pour modèle et pour maître, réfute éloquemment les hymnes et les panégyriques adressés au héros de Mozart et de Byron. Sténio, près de mourir, comprend clairement que la débauche n’est qu’un défi insensé ; que l’inconstance délibérée mérite les châtiments les plus terribles, et que le libertin qui croit à l’impunité de ses trahisons, n’est qu’un lâche et un aveugle.
Si, après avoir achevé la lecture de Lélia, on essaie de se recueillir et de se demander la signification de ce poème mystérieux, on s’écrie avec effroi : Bienheureux ceux qui ne savent pas ! bienheureux ceux qui se confient et qui espèrent, qui n’aperçoivent pas toutes les misères de leur nature, toutes les plaies honteuses de leur cœur !
Et pourtant il vaut mieux savoir, il vaut mieux sonder les blessures.
Car ceux qui ne savent pas, sont des enfants dignes de compassion.
Quand ils trébuchent au piège qu’ils n’ont pas aperçu, il faut les plaindre et leur tendre la main. Il faut les aider à se relever, les tirer de l’abîme, les consoler et leur montrer la route. L’ignorance dont ils sont punis a fait longtemps leur vie meilleure et plus douce. Ils ont marché longtemps, n’apercevant au ciel aucun nuage, ils ont cru à l’éternelle sérénité de l’atmosphère où ils respiraient. L’orage les a surpris, et ils se sont prosternés pour implorer la puissance divine. Pour que leur prière soit exaucée, pour qu’ils méritent, par leur patience et leur résignation, d’être secourus de la bonté céleste, ils ont besoin d’abord d’une âme fraternelle, plus savante et plus sûre d’elle-même, façonnée au malheur, qui les conseille et les guide.
Ceux qui ont vécu, qui ont subi les tempêtes et compté les écueils, et qui pourtant se hasardent résolument sur les mers où ils ont échoué, appellent sur eux-mêmes le dédain et la raillerie, s’ils désespèrent après un nouveau naufrage ; l’admiration et l’enthousiasme, s’ils affrontent hardiment le danger, s’ils se laissent meurtrir sans pleurer, s’ils voient couler leur sang et se déchirer leurs membres sans blasphémer.
Si dans l’égarement de leur vanité, ils ont cru que les vents contraires épargneraient leur navire, et se tairaient pour ne pas déranger leur voyage, ils sont fous, et notre pitié ne peut les atteindre. S’ils ont compté sur leur prudence pour défier le péril et dompter les flots obstinés, nos sarcasmes ne peuvent descendre jusqu’à eux pour les frapper.
Mais il y a des âmes énergiques pour qui la douleur est une excitation nécessaire ; il y a des caractères prédestinés qui ne peuvent se passer des émotions d’une lutte perpétuelle, qui n’auraient pas le courage de continuer à vivre si leurs journées étaient pareilles et harmonieuses, si leurs pas ne s’imprimaient que dans un sentier frayé. Il semble à ces caractères que le repos et l’uniformité dans le bonheur sont une lâcheté digne de mépris.
Je ne sais pas si Dieu leur tiendra compte de cette ardeur dévorante ; je ne sais pas si l’éternelle sagesse ne jugera pas comme la sagesse humaine que ce gaspillage de force morale, loin d’être une magnificence imposante, n’est qu’une prodigalité insensée.
Quoi qu’il arrive, ils offrent en expiation de leurs fautes les tortures et les angoisses de leurs insomnies. Pour les condamner, il faudrait ne pas les connaître. Pour leur faire l’aumône d’une amnistie, il faudrait ignorer que depuis longtemps ils se sont placés au-dessus de l’approbation aussi bien que du dédain.
Lélia, nous l’espérons, sera pour les intelligences les plus diverses, pour ceux qui ont vécu et pour ceux qui ont à vivre, un enseignement profitable.
La critique entêtée dans les traditions littéraires, reprochera, sans doute, à plusieurs chapitres de Lélia la diffusion et la prolixité, elle s’évertuera à démontrer que chaque personnage, au lieu de parler pour son interlocuteur, a souvent l’air de parler pour lui-même.
Elle prouvera, sans trop de peine, que l’action réelle, celle qui s’adresse à la multitude et aux curieux, se brise fréquemment.
Je ne crois pas qu’il soit utile de disputer des accusations de cette nature. Il faut plaindre sérieusement ceux qui cherchent partout une distraction et un plaisir ; mais en pareil cas la colère serait folie.
Oui, Lélia, j’en conviens, par la forme lyrique des apostrophes, par la forme dialectique de ses plaintes, alterne entre Manfred et le Phédon am. Valait-il mieux opter pour l’un des deux ? Eût-il été plus sage de supprimer le syllogisme grec pour laisser à la mélancolie anglaise plus de grâce et de liberté ? Ou bien, dans l’intérêt de la vérité, le prestige de la poésie ne devait-il pas s’effacer devant l’évidence pure et sereine ?
Ces questions, à mon avis, se résolvent en se posant. Elles ne vont à rien moins qu’à ruiner toutes les philosophies qui ne sont pas Platon, toutes les poésies qui ne sont pas Byron.
Il y a bien assez de livres, Dieu merci, qui sont faits à l’image du passé, qui se modèlent servilement sur une forme consacrée. Quand il se rencontre un esprit original et indépendant qui donne sa pensée comme elle vient, qui la livre entière et franche, sans s’inquiéter de son unité apparente avec ses aspirations vers la vérité, et ses nonchalances de rêverie, il ne faut pas le chicaner sur le mécanisme de sa puissance. S’il lui plaît à de certaines heures de déduire ses idées avec les rigueurs de la logique la plus précise, ou bien s’il lui prend fantaisie de s’ébattre et de se jouer dans les mille détours de son imagination, de broder la trame de son discours de perles et de diamants, laissez-le faire, laissez-vous charmer, si vous ne voulez pas mériter le nom d’ingrats.
Après Indiana et Valentine, Lélia est-elle un progrès ? y a-t-il dans ce troisième livre des qualités plus éminentes et plus solides que dans les deux premiers ? l’auteur a-t-il révélé dans sa manière des ressources inattendues ? Je pense très sincèrement que Lélia est un poème d’une plus haute portée, d’une plus vaste contenance que les deux poèmes précédents. Je ne lui prédis pas le même genre de popularité ; mais qu’importe ? Si la foule n’applaudit pas d’abord, parce qu’elle aura besoin d’être initiée, elle suivra docilement, et ne sera pas avare de louanges, lorsqu’elle aura vu les esprits déliés et délicats se rallier autour de Lélia, et détailler patiemment toutes les beautés diverses que l’auteur a semées à profusion.
Et puis heureusement il y a dans Lélia bien des pages d’une psychologie naïve, qui, pour être comprises, se passent très bien du secours de l’érudition et de l’étude.
Les femmes surtout, qui excellent dans l’observation et l’analyse des sentiments, ne consulteront pas pour décider leurs sympathies, les systèmes littéraires ou philosophiques.
Elles noteront d’une main attentive tous les passages où elles auront trouvé l’expression et le souvenir de leur vie passée, le tableau de leurs souffrances. Elles auront des larmes et de la vénération pour l’impuissance qui se proclame, et qui révèle toutes ses misères.
Elles s’étonneront d’abord de la hardiesse de l’aveu ; quelques-unes rougiront d’avoir été devinées, et seront presque irritées de l’indiscrétion ; mais rentrées en elles-mêmes, elles verront dans Lélia plutôt une apologie qu’une accusation.
III. Jacques.
Tous les personnages de ce livre sont à la fois très simples et très nouveaux. Jacques, Fernande, Octave et Sylvia ne rappellent tout au plus que par de lointaines analogies les précédentes créations de l’auteur. Comme dans Indiana et Valentine, les caractères et l’action se distinguent par une réalité spontanée ; comme dans Lélia, l’◀idéal▶ est si habilement mêlé au dialogue, aux descriptions, à la fable elle-même, que la pensée du lecteur chemine alternativement, sans fatigue et sans secousse, de l’émotion à la rêverie, de l’enthousiasme à la curiosité.
Jacques a été soldat : il s’est de bonne heure initié à la souffrance et à la résignation ; il a trente-cinq ans, et son cœur a traversé déjà bien des épreuves douloureuses ; il ne s’est pas dit comme les stoïques : la sagesse repose tout entière sur le silence des passions ; il n’a pas cru que la paix et le bonheur n’appartenaient qu’à la réflexion austère et désintéressée. Il a vu, dans chacune de ses illusions évanouies, un enseignement impitoyable ; mais il ne s’est pas découragé. Déçu dans ses espérances d’amour et de fidélité, il ne s’est pas guéri d’aimer ; il s’est remis à la tâche, il a recommencé la lutte comme un athlète hardi ; il a regardé d’un œil serein et paisible le sang qui ruisselait de ses blessures ; il a senti l’air frais et cuisant se glisser dans les profondeurs de ses plaies furieuses, mais il s’est confié en lui-même, il n’a pas fléchi avant l’heure, et quand la cicatrice, lente à se fermer, a mis un terme à la souffrance, il ne s’est pas tourné vers ses souvenirs pour se conseiller la lâcheté.
C’est-à-dire, qu’il a compris dès le premier jour que le devoir est d’agir et de vivre ; pour lui, la sagesse suprême, la plus haute dignité, la consécration, c’est le dévouement poussé à ses dernières limites.
Il a aimé plusieurs fois, et plusieurs fois il a été trompé ! Il a vu se détacher de lui bien des affections qu’il réservait à de plus longues espérances ; il a vu tomber avant le temps bien des plantes florissantes qu’il avait arrosées de ses larmes, et qui promettaient de grandir à l’ombre de son nom.
Si Jacques était arrivé par la déception à cette tristesse incrédule et défiante qui raille les passions et les prend en pitié ; s’il n’avait puisé dans la mémoire toujours présente de ses malheurs et de ses désappointements que le mépris et l’ironie ; si, résolu à l’inaction, il s’était mis à rire de ceux qui croient et persévèrent, il n’y aurait dans l’invention de ce personnage rien d’inattendu ni de nouveau : ce serait tout simplement un souvenir de Byron. Mais Jacques est monté plus haut que la tristesse, plus haut que l’incrédulité. Il a dépassé la défiance et l’ironie. Il compatit sérieusement à ceux qui persévèrent et se confient ; mais il ne raille pas leur espérance. Il voit plus loin, mais ses pieds suivent la même route.
Il ne croit plus à l’éternelle durée des affections humaines ; mais il rougirait de lui-même, s’il abandonnait la partie. Il a promené autour de lui un regard lent et curieux : il a compté les ambitions tumultueuses qui s’agitaient au sein de la foule et tentaient de la dominer ; il a suivi sans trouble et sans jalousie l’avènement et la chute des noms qui se disaient illustres ; et il n’a pas voulu d’une pareille destinée. Il s’est mêlé aux esprits ardents qui ne vivent que pour la vérité ; il s’est complu quelque temps dans le spectacle de leurs pieuses extases ; il n’a pu se défendre d’une sympathie généreuse pour leurs projets d’enseignement et de réforme, mais il a compris que la vie toute entière n’est pas dans l’étude, et il a reculé devant l’oisiveté du cœur.
Il veut encore aimer, il aimera, quoi qu’il en arrive. Il se consultera longtemps avant de s’engager ; il ne prendra pas pour un entraînement sérieux, pour une passion irrésistible, le charme d’une beauté passagère, d’un regard humide et voilé, les tresses blondes et soyeuses jetées sur l’épaule comme un manteau. S’il doit encore aimer, il saura pourquoi ; il ne cédera pas imprudemment à l’ivresse des sens ; il ne se mettra pas à la poursuite du plaisir ; il cherchera le bonheur.
Mais Jacques peut-il être heureux ? Est-il possible d’aimer sans croire à l’éternité de l’amour ? Prévoir la fin d’une affection naissante, n’est-ce pas désespérer ? N’y a-t-il pas dans cette sagesse austère et résignée quelque chose qui repousse l’amour au lieu de l’attirer ? Cette lumière éblouissante et pure, qui projette ses rayons dans les profondeurs de l’âme, n’est-elle pas trop ardente pour la sève d’une passion dévouée ? Qui tentera de résoudre ces énigmes obscures ? Quelle raison, assez sûre d’elle-même, osera s’engager dans le dédale de ces questions impénétrables ? Est-ce que Dieu nous aurait défendu de savoir et d’aimer tout à la fois ? Est-ce qu’il faut tuer le cœur pour vivifier l’intelligence ? ou bien faut-il imposer silence à la pensée et museler sa curiosité, pour aimer librement, sans prévoyance et sans crainte ? Faut-il ignorer les mers pour affronter la tempête ? faut-il compter les écueils pour ne pas quitter la plage ?
Ce n’est pas moi qui trancherai ce nœud inextricable, ce n’est pas moi qui mettrai d’accord le cœur et la pensée, ce n’est pas moi qui réconcilierai la prévoyance et l’entraînement. Non : dans les douleurs auxquelles j’ai assisté, dans les récits éplorés que j’ai entendus, dans les larmes que j’ai vu couler, je n’ai pas appris le secret de la sagesse heureuse.
Mais le poète a le droit de franchir les doutes du philosophe : quand la réflexion hésite, l’invention peut passer outre. Ainsi a fait George Sand. Il a mis au cœur de Jacques une soif insatiable d’aimer, et dans sa pensée une prévoyance paisible et sereine. Il lui a donné le courage qui s’empresse au-devant du danger, comme s’il ne le soupçonnait pas ; mais il n’a pas cru devoir le déshériter de ses souvenirs vigilants, de sa science encore toute saignante, et qui devrait lui conseiller le repos.
Ainsi posé, le caractère de Jacques est une création grande et singulière ; quel que soit le drame où s’engagera cet acteur, il ne pourra manquer d’exciter un intérêt sérieux.
Il sait, il aime, il prévoit ; au jour du malheur que fera-t-il ? aura-t-il le droit de se réfugier dans la colère et la vengeance ? pourra-t-il, sans se dégrader, démentir par l’étonnement la sécurité de sa pensée ?
Fernande a seize ans. Elle s’éveille à la vie, crédule et confiante ; elle est pleine de grâces et de puérilité. Sa rêverie ingénue ne va pas au-delà du bonheur. Elle croit aux amours éternelles, à la sérénité permanente des affections, aux fidélités joyeuses. Elle n’entrevoit dans l’avenir qu’une fête perpétuelle ; sa voix, comme celle des oiseaux sous la feuillée, ne s’élève que pour remercier Dieu et le glorifier dans sa reconnaissance.
Ses premières années n’ont été troublées par aucun enseignement prématuré. Son âme impatiente n’a pas devancé les jours inconnus. Elle ignore les brûlantes insomnies et les aspirations délirantes ; elle a dormi innocente et pure sans jamais demander à Dieu de changer sa destinée. Ses jours harmonieux et pareils ont passé sans bruit et sans murmure comme l’eau d’une source vive sur la grève et la mousse.
Heureuse et fière entre toutes les filles de son âge, elle attend l’amour pour s’épanouir, comme la fleur de la prairie attend le soleil et la rosée ; sa beauté grandit sans regret et sans colère ; son œil se voile et sa joue se colore, mais ses larmes et sa rougeur ignorent le chagrin et la honte. Elle frémit sous le vent qui agite ses cheveux, sa lèvre frissonne et pâlit comme sous un baiser ; mais quand l’air s’apaise, quand les feuilles se reposent, Fernande s’étonne de son émotion, et ne cherche pas dans un avenir impénétrable le secret de cette passagère inquiétude.
Elle n’a pas dépravé son âme au récit des passions égoïstes ; elle n’a pas maudit la société qu’elle ignore ; elle n’a pas appris dans ses lectures clandestines, à défier le monde et à le mépriser ; elle ne s’est pas imposé, comme un point d’honneur, l’isolement et la lutte.
C’est à peine si elle conçoit le courage, tant elle est loin de prévoir la douleur ; la jactance, qui court au-devant du danger, étonnerait sa candeur sans éveiller son envie.
Elle acceptera l’amour comme un bienfait, mais comme elle n’a rien dans ses souvenirs que l’ignorance et la sérénité, elle ne choisira pas, elle se donnera ingénument, elle ouvrira son cœur parce qu’elle a besoin de se confier. Elle révélera sans confusion et sans crainte tous les secrets de sa pensée. Elle se sent faible et née pour l’obéissance ; le jour où elle rencontrera une âme plus forte que la sienne, un caractère plus aguerri, une intelligence plus large et plus sûre d’elle-même, elle s’inclinera comme devant un maître attendu dès longtemps ; elle remettra entre ses mains le fardeau de sa destinée, et dans sa joie naïve, elle n’ira pas jusqu’à prévoir l’heure de la révolte et de la désertion.
Elle ne sait pas que l’amour sans discernement est une imprudence désastreuse ; qu’il faut choisir avant de s’engager, mesurer sa force avant de commencer le pèlerinage. Pauvre chère enfant, elle aimera de toute son âme ; elle se livrera tout entière et prononcera les plus terribles promesses, comme s’il s’agissait seulement du soir et du lendemain.
Elle croit qu’un seul amour épuisera toute la sève de son âme, et qu’un pareil bonheur ne se recommence pas. Elle n’a pas deviné, dans les rides inscrites au front des femmes de trente ans, la mobilité des affections qui se disaient éternelles. Elle n’a pas lu, dans les regards sombres et mornes qui semblent épeler incessamment une invisible sentence, la confusion des souvenirs et des promesses qui se heurtent et se disputent la conscience, comme une proie sans cesse renaissante.
Changer, pour Fernande, c’est un mot qui n’a pas de sens. La fidélité n’a pas même pour elle le caractère d’un devoir ; c’est une loi fatale, irrésistible ; c’est un besoin du cœur. Elle concevrait le dévouement dans la mobilité, elle ne le conçoit pas dans la constance.
Il semble à cette âme ingénue, que l’amour une fois essayé ne permet pas une nouvelle épreuve, que toutes les facultés, appauvries par l’effusion et l’intimité, sont mises hors de combat, et que la paix est un devoir pour cette armure brisée.
Elle n’a jamais rêvé ces passions boiteuses qui se partagent entre le souvenir et l’espérance, ces joies pleines de remords et d’inquiétude, qui regrettent la veille et doutent du lendemain.
Elle croirait souiller ses lèvres et profaner sa beauté, en subissant les caresses d’un nouvel amant.
Elle ne comprend pas qu’après une première déception, il soit possible encore de jouer sa vie et son bonheur sur une autre promesse : elle ira donc les yeux fermés au-devant de l’amour.
Elle se présentera chaste et confiante aux yeux d’un époux. Au-delà du paisible horizon de la famille, elle n’entreverra que malheur et désolation, Elle s’interdira comme un crime, les lointains voyages, les périlleuses excursions ; elle enfermera tous ses rêves dans le cercle auguste de la maternité.
Si le désabusement doit un jour l’atteindre, si l’expérience doit dessiller ses yeux et lui montrer que tout passe et se renouvelle, que les serments les plus sincères s’écrivent sur le sable et s’effacent au souffle du vent, que les plus solides espérances sont bâties sur un sol qui se dérobe, et disparaissent comme le sillage d’un vaisseau, que fera donc cette âme ingénue ?
Quand elle saura comme la bonne foi se trompe elle-même, combien il est difficile de se connaître et de se sonder ; quand elle aura mesuré l’abîme de doute où s’agitent les vérités les plus évidentes, quel parti prendra donc ce caractère généreux qui se croyait sûr de lui-même ?
Fernande se résignera-t-elle à la trahison ? Honteuse de son erreur, essaiera-t-elle de perpétuer par la ruse et le mensonge un amour qui, depuis longtemps, aura déserté son cœur ? Marchera-t-elle sur les traces de ces femmes sans courage qui rougiraient de l’inconstance, et qui se glorifient dans l’hypocrisie ?
Ou bien, candide et pure jusque dans le désabusement, viendra-t-elle confesser au pied de son idole que son encens est épuisé et que sa voix n’a plus d’hymnes à chanter ?
Octave a aimé longtemps, avec un acharnement invincible, une femme supérieure à lui par l’intelligence et la volonté. Il a résisté courageusement à ses dédains, à sa colère, et même à son abandon.
Dompté de bonne heure par celle qu’il avait choisie, il a vu l’amour dans l’adoration plutôt que dans l’intimité. Il n’a jamais senti sur son cœur les battements d’un cœur égal et pareil. Il n’a jamais réussi à briser la barrière qui le séparait de sa maîtresse. Il avait beau s’agenouiller, elle demeurait debout. Chaque fois qu’il essayait d’écarter le voile mystérieux de sa pensée, la nuit redoublait autour de lui. Le cœur qu’il interrogeait, loin de se confesser à haute voix et de redescendre avec lui le cours entier des années révolues, s’armait de résistance, et, comme outragé par sa curiosité, retournait obstinément à sa discrète solitude.
L’amour n’a donc été pour Octave qu’une suite d’extases et d’humiliations. L’excellence de sa nature a tenu tête à l’orage. Malgré les vents contraires qui ébranlaient son espérance et menaçaient de la déraciner, il s’est confié en Dieu, dont la clémence vigilante sourit aux affections sincères. À peine s’est-il résigné le jour où s’est brisée la dernière branche.
En lisant son arrêt tracé par une main chérie, il a prié le ciel de ramener à lui l’âme dédaigneuse de sa bien-aimée. Il s’est promis de ne plus l’interroger, et d’accepter le passé sans le connaître. Il a fait serment de la suivre et de ne jamais la guider : il a volontairement abdiqué le rôle viril et hardi, pour accepter celui de l’obéissance dévouée.
Vains efforts ! elle n’a pas même voulu de sa soumission. Que faire alors ? Courbé sous le malheur et la désolation, Octave ne doit-il jamais relever la tête ? Est-il condamné à ne jamais rencontrer une âme sœur de la sienne ? L’adoration a-t-elle épuisé toutes ses forces ? N’a-t-il pas chance d’oublier le dédain dans la domination, ou seulement dans la confiance ? Tel qu’il est, fatigué par une affection répudiée, il se laissera prendre aux événements, sans pouvoir les corriger et les conduire.
Sylvia ne peut pas aimer, parce qu’elle a rêvé l’amour impossible. Le type ◀idéal de l’homme qui doit enchaîner son cœur est placé trop haut et bien au-delà de son atteinte. Sa fierté impatiente a refusé de plier devant les misères mesquines qui ne manquent pas aux plus grands caractères. Pour justifier son isolement et sa tristesse, elle a compté d’un œil impitoyable toutes les faiblesses de l’humanité ; elle a épié avec une attention vigilante l’égoïsme caché sous l’énergie, l’ambition déguisée sous le dévouement, l’ivresse des sens travestie en admiration et en flatterie.
Belle et enviée, facile à l’enthousiasme et pourtant réfléchie, entourée d’hommages, elle a pesé dans le silence les applaudissements de la foule ; elle s’est demandé ce que valait l’amour de ces parleurs emmiellés, et elle s’est étonnée de son indifférence.
Sa pensée indocile voulait un Dieu ou un esclave. Dieu ne pouvait descendre jusqu’à elle ou l’élever jusqu’à lui. Mais un jour l’esclave s’est rencontré. Sylvia s’est résignée à commander, et quelques jours ont suffi à sa volonté pour se lasser de l’obéissance.
Elle a sillonné de ses caprices le cœur qu’elle avait choisi ; elle a vécu libre et adorée ; elle a lu dans le regard fidèle de son amant la divinité de sa puissance ; chaque jour, à son réveil, elle a retrouvé la prière sur les lèvres qui la couvraient de baisers.
Mais sa force, dont elle était si glorieuse, demeurait oisive et inutile. Sa vie toute frayée lui défendait la lutte qu’elle avait si longtemps espérée ; pas une ronce sur sa route que sa main pût écarter ; partout une plaine unie et bordée de frais ombrages ; à la fin de chaque jour un abri sûr et paisible. Quelle honte, n’est-ce pas, pour celle qui voulait le combat et les blessures ? Elle se trouvait malheureuse dans la paix et la sécurité, et ne comprenait pas que le bonheur était au-dessous de ses vœux. Elle rougissait du facile contentement qu’elle n’avait pas souhaité, et soupirait après la gloire douloureuse qui lui échappait.
Son insatiable ambition s’exaltait de jour en jour et s’épuisait en desseins irréalisables. La jeunesse et la beauté lui semblaient peu de chose. Ce qu’elle appelait de ses larmes désolées, c’était l’amour de son âme elle-même, de son âme vieillie avant l’âge. Chacune des caresses qu’elle recevait la dégradait à ses yeux. L’émotion et l’extase de son amant la mettaient de niveau avec les autres femmes. Elle se savait, elle se croyait du moins bien au-dessus d’elles et de leurs joies, et cette égalité fatale la révoltait comme un châtiment immérité.
Nul amour humain ne pouvait combler l’abîme creusé autour d’elle. Sa fierté solitaire agrandissait d’heure en heure l’espace qui la séparait de la foule, et rendait la mésintelligence de plus en plus irréconciliable.
Sylvia n’était plus une femme. Le dédain avait tari chez elle les sources de la tendresse. Le pardon qu’elle accordait n’était qu’une pitié insultante. Ses lèvres ne pouvaient plus prononcer des paroles d’amnistie. Son œil clair et calme ne pouvait plus se voiler de larmes amoureuses.
La grandeur envahissante de sa pensée avait franchi les limites désignées par la main divine. À force d’élargir le cercle de son mouvement, elle avait aboli jusqu’aux dernières traces du sexe de Sylvia.
Pour ce malheur volontaire il n’y a pas de consolation. Cette solitude inguérissable ne doit plus espérer qu’en Dieu. C’est pourquoi Sylvia n’essaiera plus aucun rôle. Majestueuse et sereine comme une statue antique, elle assiste à la vie sans joie et sans souffrance. Le battement égal et monotone de ses artères attiédies protégera son front contre la rougeur. Elle verra sans pleurer s’accomplir sous ses yeux les infortunes les plus inattendues. Sa bouche scellée par l’indifférence ne s’ouvrira pas pour retarder le coup qui doit trancher le bonheur d’un ami. Sylvia ne tentera pas d’enrayer une passion qui se hâte ; elle ne sortira pas de son immobilité pour faire rebrousser chemin à la flamme qui s’avance. Elle contemplera l’incendie, et c’est à peine si elle regrettera la moisson dévorée.
C’est avec ces personnages que George Sand a construit son nouveau roman, et la fable qu’il a inventée n’est pas moins simple et moins nouvelle que le caractère de ses acteurs.
Au début du livre, on voit naître, grandir et s’exalter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Fernande pour Jacques. Les progrès insensibles de cette passion, si obscure et si paisible à l’origine, si ardente et si aveugle au bout de quelques semaines, sont analysés, décrits et racontés avec une exquise délicatesse. Tous les secrets de la jeune fille, toutes ses craintes, ses espérances, ses retours sur elle-même, sa confiance irréfléchie, sont dévoilés avec un naturel si parfait, que les cent premières pages de Jacques ressemblent plutôt à un journal qu’à un roman.
Au fond de toutes les passions naissantes, on le sait, il y a un mélange de crainte et de curiosité. L’admiration ne suffit pas à produire l’amour. La plus excellente nature, la plus franche bienveillance n’éveille tout au plus qu’une sérieuse amitié. La beauté du regard ou l’éclat du génie ne vont pas au-delà de l’intérêt ; et s’il est arrivé à quelques femmes de devenir amoureuses par les yeux ou la pensée, elles ont été punies sévèrement de leur méprise, et les joies de leur vanité se sont évanouies comme un rêve.
C’est une vérité misérable, j’en conviens, mais une vérité authentique : pour exciter l’amour d’une jeune fille, il faut allier la force à la singularité. Ce n’est guère qu’à cette double condition qu’on peut amener l’émotion jusqu’au roman. Cela explique pourquoi des caractères du premier ordre, dévoués, sincères, affectueux, mais simples et uniformes, passent leur vie à rêver l’amour, à le mériter sans jamais l’obtenir, comme si la vérité pure, sans le secours du mensonge, était inacceptable.
Jacques est fort et singulier ; c’est plus qu’un amant pour Fernande, c’est un ange, c’est un Dieu ; elle remet sa vie entre ses mains, et lui demande un amour éternel. C’est là, si l’on veut, l’exposition.
La réponse du vieux soldat est sublime de prévoyance et de générosité. Il ne s’abuse pas sur la durée de l’enthousiasme. Il sait que l’amour de Fernande périra. Il sait que sa confiance si expansive aujourd’hui cédera bientôt la place à la discrétion, à la réserve, peut-être même à la feinte. Il est sûr de lui-même, il est sûr de Fernande à l’heure présente ; mais que peut-il sur l’avenir qui ne lui appartient pas ? que peut-il sur les hommes et les événements ? Il aura beau garder son trésor, il aura beau guetter, comme un laboureur vigilant, le nuage qui viendra de l’horizon, il ne pourra fléchir l’inclémence du ciel.
Il promet donc à Fernande de l’aimer fidèlement ; mais il promet en même temps de ne jamais la contraindre, de ne jamais entamer sa liberté. Il ne sera ni son mari ni son maître. S’il consent à s’unir à elle par un lien indissoluble aux yeux des hommes, c’est pour lui assurer sa fortune et son nom. Mais il veut être son amant, il veut la traiter comme une maîtresse adorée, et le jour où son amour deviendra importun à Fernande, le jour où elle ne sera plus que sa femme, il se résignera à n’avoir plus pour elle qu’une affection paternelle. Il continuera de la protéger et de la servir, mais il rougirait de lui imposer ses caresses, et de souiller sa beauté par une volonté tyrannique.
C’est à peine si Fernande comprend le sens caché au fond de ces paroles prophétiques. Elle pleure et s’afflige comme si Jacques doutait d’elle et de lui-même. Mais la divine sérénité des promesses de son amant, et surtout la grandeur de son caractère effacent bientôt cette première inquiétude. Elle aime, elle est aimée ; le présent est pur, l’avenir sera pareil ; à peine si les flots se rident sous le vent, n’est-ce pas folie de craindre l’orage ? n’est-ce pas lâcheté de trembler ?
Jacques épouse Fernande. Le premier jour de leur bonheur est une page divine. — C’est là, je crois, un second acte bien rempli.
Mais il y a dans l’amour qui unit deux âmes inégales, des chances nombreuses de désabusement. L’âge et le caractère de Jacques, qui lui donnent sur Fernande une éclatante supériorité, produisent bientôt en elle une défiance qui grandira de jour en jour. Elle n’a pas de souvenirs ; elle vit tout entière dans le présent, et ne comprend rien aux chagrins irrévélables de son mari. Elle voudrait ramener la paix et le bonheur sur son front obscurci, et sa tendresse, importune à force d’être active, excite chez celui qu’elle aime l’impatience et la colère. Elle s’étonne et s’accuse ; elle implore son pardon, et son humilité est une nouvelle injure.
Elle se débat vainement contre la douleur qui envahit son âme. Elle voudrait effacer de la mémoire de Jacques tous les jours où elle n’était pas. Elle voudrait qu’il eût commencé de vivre le jour où elle l’a connu ; mais ses larmes ne peuvent rien contre le passé irréparable.
Un jour une mélodie tire des yeux de Jacques des pleurs inattendus. Fernande se remet à chanter, et Jacques s’enfuit pour cacher son émotion. Plus de doutes, ses pleurs s’adressent à une maîtresse absente ; il la regrette, et ne se trouve pas heureux.
Dès ce moment Fernande est jalouse, jalouse du passé qu’elle ne connaît pas. Elle dévore ses larmes pour ne plus offenser celui qu’elle révère plus encore qu’elle ne l’aime. Elle craint de l’affliger par ses questions. Elle impose silence à sa curiosité. Elle tâche de se composer un bonheur discret et solitaire. Peu à peu elle s’éloigne de Jacques et s’habitue à vivre loin de lui. Elle rougit sous son regard comme sous l’œil d’un maître qu’elle ne peut tromper. Elle arrive à le trouver trop parfait, trop grand, trop irréprochable ; elle mesure la distance qui les sépare pour excuser son affliction ; elle se dit qu’elle n’est pas faite pour lui, qu’elle est trop peu de chose pour remplir sa vie. Et le jour de cet aveu, elle est perdue. — C’est là le troisième acte.
Jusqu’ici, on le voit, l’action est vive et dégagée. Les caractères de Jacques et de Fernande ne se démentent pas un seul instant et demeurent fidèles au début. Une fois séparés, ils ne doivent plus se rejoindre. Le lac une fois troublé ne reviendra plus à sa limpidité première.
L’intimité, si douce aux amours naissantes, si pénible aux amours qui se dénouent, est un fardeau trop pesant pour Jacques et pour Fernande. Jacques appelle auprès de lui Sylvia, sa sœur bien-aimée. Il espère qu’elle distraira Fernande, lui enseignera la force et le courage, et consolera sa jalousie en lui montrant qu’il y a des larmes pour l’oubli comme pour le regret. Si nous ne pleurions que les images chéries, nos yeux désapprendraient les larmes. Mais l’oubli qui engloutit tant de bonheurs et d’espérances, l’oubli imprévu et fatal n’est pas une de nos moindres douleurs. Si l’homme est petit par la brièveté de ses affections, s’il doit rougir de la violation de ses promesses, n’est-ce pas une honte aussi que le prompt effacement de ses regrets ? Le temps est un rude moissonneur qui fauche nos afflictions et nos joies ; qui noue, comme une gerbe mûre, nos serments les plus sincères, et qui les emporte avec lui.
La jeunesse et la beauté de Sylvia déplacent la jalousie de Fernande au lieu de l’apaiser. Les caresses familières de Jacques, partagées entre deux femmes, sont une énigme impénétrable pour le cœur de la jeune fille. Mais son inquiétude ne tient pas contre l’amitié dévouée de Sylvia ; elle se confie à elle, elle lui révèle ses chagrins, et lui demande conseil.
Arrive Octave qui voudrait ressaisir l’amour de Sylvia. Il ne se montre pas d’abord, il se déguise et guette sa maîtresse ; mais, après bien des poursuites inutiles, il se décide à invoquer la médiation de Fernande. Il s’adresse à elle pour fléchir Sylvia. Fernande se laisse attendrir et accorde un rendez-vous. Ce premier pas, loin d’être une faute à ses yeux, est une action glorieuse et méritoire ; elle souffre tant de ne plus être aimée comme elle voudrait l’être ; elle mettra tout en usage pour réunir deux amants ; elle écoute les plaintes et les confidences d’Octave ; elle compare les dédains de Sylvia et les impatiences de Jacques, et s’étonne de la singulière parenté de ces deux caractères ; elle compatit sans réserve aux douleurs qu’elle a connues. Peu à peu elle se laisse aller elle-même aux plaintes et aux confidences ; elle oublie son rôle de médiateur désintéressé. Au lieu d’intercéder pour Octave, comme elle devrait le faire, elle prend plaisir à parler d’elle-même et de son abandon.
Qui ne sait comme les pleurs mènent aux baisers, comme les cœurs s’embrasent en s’épanchant, comme la mutuelle confiance s’exalte jusqu’à l’extase, comme l’amour grandit à notre insu et nous maîtrise avant que nous ayons pu le deviner ? On croit demander des consolations, on s’afflige ensemble avec une entière bonne foi, et l’on ne parle que pour s’écouter.
Les rendez-vous se multiplient. Octave et Fernande sont encore purs. Jacques et Sylvia séparent encore ces deux cœurs qui ne se savent pas ; mais Jacques les a surpris. Il a vu Octave baiser la main de Fernande, il se croit trahi : il part. Il est trop fier pour avouer ses soupçons, trop généreux pour les vérifier. C’est une grande vertu et une grande faute ; combien de jalousies n’ont été impuissantes que pour s’être avouées trop tard !
En son absence, le danger grandit, Sylvia réfute ses craintes et le ramène à Fernande ; mais le mal est irréparable.
Fernande essaie en vain de lutter contre l’amour d’Octave. Elle épuise à le guérir et à le consoler, les forces qu’elle devrait employer contre elle-même. Il veut partir désespéré, et c’est elle qui le retient. Il tremble de flétrir son bonheur, et de ternir le nom de Jacques, et c’est elle qui l’accuse de lâcheté ; elle lui promet la tendresse d’une sœur, et le supplie de rester, comme un ami nécessaire à sa vie de tous les jours.
Octave se rend aux prières de Fernande, il promet de l’aimer saintement et de respecter le serment qui les sépare.
Mais à son tour Fernande sent fléchir son courage et se décide à partir. Elle s’en va pour ne pas céder, et ses adieux sont plus terribles encore que sa présence. Elle écrit ce qu’elle n’oserait dire, elle avoue son amour et sa faiblesse.
Jacques assiste vivant à la ruine de ses espérances, il voit tomber pierre à pierre l’édifice de son bonheur, et il n’avance pas la main pour étayer le mur qui s’écroule.
Il se résigne. Il permet la lutte à Fernande sans une parole, sans un regard d’encouragement. Il la remercie de résister, mais il est sûr d’avance de l’issue du combat. Il sait que son honneur aux yeux du monde comptera parmi les dépouilles de vaincu.
La désertion de Fernande donne à l’amour d’Octave une animosité nouvelle. Il est redouté, il triomphera. Il poursuit la fugitive, il organise un plan d’attaque, il déploie autour d’elle un réseau invisible qui doit couper sa retraite et qu’elle ne pourra franchir. Toléré, son amour se serait peut-être attiédi. Repoussé violemment, il est monté jusqu’à la colère. Le plus innocent et le plus candide des hommes, provoqué dans ses derniers retranchements, se conduira avec la science consommée de Lovelace. Il prendra tout à Fernande hormis elle-même ; il éveillera les soupçons de la famille où elle s’est retirée ; il livrera son nom aux railleries de toute une ville ; il rendra le retour impossible comme s’il avait vaincu, et pourtant il respectera la chasteté expirante de sa maîtresse.
Jacques apprend ce qui se passe par un ami, et ses informations vont plus loin que la réalité ; mais il cache à tous la sinistre nouvelle. Il revoit Fernande comme si elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Il la baise au front comme une fille pure et bénie. Il ne permet pas à son visage de se plisser sous la douleur. Il est sûr que sa perte est consommée : la défense est désormais inutile. Fernande s’est détachée de lui. Il était trop vieux pour la comprendre et la garder. Dieu punit, en la lui ravissant, la témérité de ses espérances. Il a trop compté sur la loyauté de son amour, il n’a pas surveillé assez religieusement l’ange qu’il avait reçu dans sa maison : l’ange a repris son vol : est-ce l’heure de la colère ou du repentir ?
La prophétie de Jacques s’est accomplie ; mais le malheur a gagné de vitesse la prévoyance du sage. Depuis longtemps, le navire était démâté ; les voiles déchirées pendaient par lambeaux ; le pilote pressentait le naufrage, mais il espérait encore quelques heures de répit.
Ira-t-il jouer sa vie contre celle d’Octave ? Ce serait là le rôle naturel et prévu d’un amour égoïste ; mais si le sort le favorisait, s’il tuait l’amant de sa femme, Fernande lui serait-elle rendue ? tuerait-il du même coup l’amour de Fernande ? irait-il, couvert de sang, lui redemander sa tendresse évanouie ? userait-il de sa force brutalement comme un libertin courageux ? consentirait-il à recevoir ses baisers tremblants et à lire dans ses yeux le regret du mort dont il aurait pris la place ?
Il y a, je le sais, des hommes qui ne comprennent pas autrement la dignité virile.
Mais si l’amour vulgaire n’est qu’un égoïsme exalté, l’amour vrai s’élève jusqu’à l’abnégation. Jacques demande à Octave s’il veut prendre sur lui l’avenir de Fernande ; il reçoit sa promesse, et renonce à se venger.
Son cœur saigne et se déchire ; mais il se trouve heureux de souffrir pour celle qu’il aime. Il pardonne, et défend à Octave de révéler ce qui s’est passé entre eux ; car la honte briserait Fernande.
Qu’elle soit heureuse par un autre ! qu’elle vive près de lui sans remords et sans humiliation ! qu’elle se confie aveuglément dans la crédulité de celui qu’elle a trompé ! qu’elle accuse son indifférence ! qu’elle impute à l’oubli, au dédain, à l’ingratitude, la générosité qui la protège ! qu’elle soit heureuse, mais qu’elle ne devine jamais le secret de son bonheur ! qu’elle ignore jusqu’au dernier jour ce que son repos a coûté de larmes ! qu’elle ne rougisse pas de son nouvel amour ! qu’elle engage son cœur comme un bien qui lui serait rendu ! qu’elle recommence une vie nouvelle ! qu’elle refleurisse dans un air plus vif et plus fécond, et que le souvenir du passé ne tarisse pas la sève de son espérance !
Ici commence pour Jacques une lutte nouvelle et non moins difficile. Il a triomphé de lui-même et de sa vengeance ; il a laissé vivre celui que le monde appelait son plus mortel ennemi ; il a respecté comme un trésor inviolable son rival préféré : maintenant c’est le monde qu’il faut combattre ; c’est à la raillerie insultante et grossière qu’il faut imposer silence.
Il a brisé les derniers liens qui l’attachaient à la terre : il peut jouer sa vie contre le premier venu, sans tressaillement et sans crainte. Il n’est plus rien pour Fernande ; mais elle est sacrée pour lui, comme le marbre d’un tombeau. Malheur à celui qui profanerait son nom ! Si Jacques est resté désarmé devant l’abandon, son œil s’allume et son bras se lève pour défendre de la honte les cendres de son amour.
Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, la férocité qui reprend le dessus. S’il avait soif de sang, que ne prenait-il celui d’Octave ? Non, c’est un sentiment plus généreux et plus haut. Il ne touchera plus les dalles du temple ; les portes du sanctuaire se sont fermées derrière lui ; le dieu qui demeure n’entendra plus ses prières. Mais si la foule ignorante veut souiller l’autel, n’est-ce pas au prêtre exilé qu’il appartient de la châtier ?
Il faut plaindre ceux qui ne protègent pas leurs souvenirs ; car ils méritent vraiment une pitié sérieuse. Railleurs imprévoyants qui foulent aux pieds leurs enthousiasmes d’hier et qui flétrissent d’avance leurs adorations du lendemain, qui se croient sages parce qu’ils se méprisent !
Je conçois donc très bien le réveil de Jacques, et je ne m’étonne pas qu’il mette l’épée à la main pour une femme qui vivra loin de lui. C’est le dernier cri de la chair, le dernier soupir de l’humanité : le sang se glace, les artères s’arrêtent, le regard immobile agrandit les orbites, le front s’élève, les tempes se dépouillent, le bronze est figé, il n’y a plus qu’une statue.
Ainsi transfiguré, quel sera désormais le rôle de Jacques ? Il a fait pour le bonheur de Fernande tout ce qu’il pouvait faire. Sa vie est inutile et vide. Nul autre amour ne peut ranimer ses forces et lui rendre parmi les hommes une place digne de lui.
Il est de trop sur la terre ; sa divine abnégation n’a pas cicatrisé sans retour les craintes qu’il espérait guérir. Son nom, inscrit sur les murs enflammés, réveille en sursaut les convives. Il faut qu’il s’en aille et ne revienne plus ; il faut qu’il leur fasse à tous deux un sommeil serein et des jours sans nuages.
Dieu tarde bien à le rappeler. Lui ferait-il un crime de hâter le voyage ? après l’attente résignée, quelques jours de plus ou de moins pèseront-ils dans la balance ? l’expiation n’a-t-elle pas devancé la faute ?
Jacques se tue avec l’espérance de retourner à Dieu.
Je ne crois pas qu’il y ait en ce temps-ci beaucoup de poèmes comparables à celui que je viens d’analyser. Je n’ai rien dit des épisodes gracieux, dont le récit est entremêlé ; je n’ai tracé que les grandes lignes, pour mieux saisir et mieux expliquer l’idée générale qui a présidé à toute la conception. Cette idée, c’est le pardon, c’est la déception réhabilitée par la grandeur généreuse et dévouée, c’est l’abandon et l’infidélité offrant à une belle âme l’occasion d’une lutte sublime et d’un renoncement surhumain.
Si jamais donnée fut hardie, c’est à coup sûr celle de Jacques ; si jamais donnée fut menée à bonne fin, c’est à coup sûr celle de ce livre. Comme un fruit mûr et savoureux, la pensée première a livré tout ce qu’elle contenait. Le dessin était beau, l’édifice n’a pas trompé l’ambition de l’architecte.
Le style de Jacques obéit à la pensée, et ne la gouverne jamais. Il est, comme celui d’Indiana, de Valentine et de Lélia, abondant, pittoresque, ingénieux en ressources, habile à tout dire, simple et hardi, et pourtant plein de coquetteries mélodieuses ; mais il y a progrès évident du côté de la précision et de la pureté.
Quoique rien, à coup sûr, ne soit plus spontané que les œuvres de George Sand ; quoique, selon toute apparence, il ne prenne pas grand souci des questions littéraires qui s’agitent autour de ses livres, il ne tiendrait qu’à nous de voir dans le style de Jacques une protestation énergique contre le style popularisé par un patronage illustre, qui pare et drape la pensée au lieu de la vêtir en se modelant sur elle.
Envisagé sous ce point de vue, qui n’a rien d’invraisemblable, le style de Jacques n’a pas moins de valeur et de nouveauté que l’invention du livre lui-même. On y entrevoit toujours l’idée sous l’image ; ailleurs et trop souvent l’image envahit l’idée, la dissimule au point de la faire oublier, et parfois même se complaît dans une ostentation égoïste.
Le style de Jacques est, comme le livre, éminemment humain ; c’est une lampe d’albâtre qui laisse entrevoir la lumière intérieure ; le style populaire aujourd’hui, incrusté de pierreries étincelantes, réfléchit les rayons qui lui viennent du dehors ; c’est un vase précieux, mais opaque, et qui ne laisserait pas deviner la flamme, s’il la contenait.