(1767) Salon de 1767 « De la manière » pp. 336-339
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(1767) Salon de 1767 « De la manière » pp. 336-339

De la manière

Sujet difficile, trop difficile peut-être, pour celui qui n’en sait pas plus que moi ; matière à réflexions fines et profondes, qui demande une grande étendue de connaissances, et surtout une liberté d’esprit que je n’ai pas. Depuis la perte de notre ami commun, mon âme a beau s’agiter, elle reste enveloppée de ténèbres, au milieu desquelles une longue suite de scènes douloureuses se renouvellent. Au moment où je vous parle, je suis à côté de son lit ; je le vois, j’entends sa plainte, je touche ses genoux froids ; je pense qu’un jour… ah ! Grimm, dispensez-moi d’écrire, ou du moins laissez-moi pleurer un moment.

La manière est un vice commun à tous les beaux-arts. Ses sources sont plus secrètes encore que celles de la beauté. Elle a je ne sais quoi d’original qui séduit les enfants, qui frappe la multitude, et qui corrompt quelquefois toute une nation ; mais elle est plus insupportable à l’homme de goût que la laideur ; car la laideur est naturelle, et n’annonce par elle-même aucune prétention, aucun ridicule, aucun travers d’esprit.

Un sauvage maniéré, un paysan, un pâtre, un artisan maniérés, sont des espèces de monstres qu’on n’imagine pas en nature ; cependant ils peuvent l’être en imitation. La manière est dans les arts ce qu’est la corruption des mœurs chez un peuple.

Il me semblerait donc premièrement que la manière, soit dans les mœurs, soit dans le discours, soit dans les arts, est un vice de société policée. à l’origine des sociétés, on trouve les arts bruts, le discours barbare, les mœurs agrestes ; mais ces choses tendent d’un même pas à la perfection, jusqu’à ce que le grand goût naisse ; mais ce grand goût est comme le tranchant d’un rasoir, sur lequel il est difficile de se tenir. Bientôt les mœurs se dépravent ; l’empire de la raison s’étend ; le discours devient épigrammatique, ingénieux, laconique, sentencieux ; les arts se corrompent par le raffinement. On trouve les anciennes routes occupées par des modèles sublimes qu’on désespère d’égaler. On écrit des poétiques ; on imagine de nouveaux genres ; on devient singulier, bizarre, maniéré ; d’où il paraît que la manière est un vice d’une société policée, où le bon goût tend à la décadence.

Lorsque le bon goût a été porté chez une nation à son plus haut point de perfection, on dispute sur le mérite des anciens, qu’on lit moins que jamais.

La petite portion du peuple qui médite, qui réfléchit, qui pense, qui prend pour unique mesure de son estime le vrai, le bon, l’utile, pour trancher le mot, les philosophes dédaignent les fictions, la poésie, l’harmonie, l’antiquité. Ceux qui sentent, qui sont frappés d’une belle image, qui ont une oreille fine et délicate, crient au blasphème, à l’impiété. Plus on méprise leur idole, plus ils s’inclinent devant elle. S’il se rencontre alors quelque homme original, d’un esprit subtil, discutant, analysant, décomposant, corrompant la poésie par la philosophie, et la philosophie par quelques bluettes de poésie, il naît une manière qui entraîne la nation. De là une foule d’insipides imitateurs d’un modèle bizarre, imitateurs dont on pourrait dire, comme le médecin Procope disait :

" eux, bossus ! Vous vous moquez ; ils ne sont que mal faits. " ces copistes d’un modèle bizarre sont insipides, parce que leur bizarrerie est d’emprunt ; leur vice ne leur appartient pas ; ce sont des singes de Sénèque, de Fontenelle et de Boucher.

Le mot manière se prend en bonne et en mauvaise part ; mais presque toujours en mauvaise part, quand il est seul. On dit : avoir de la manière, être maniéré, et c’est un vice ; mais on dit aussi : sa manière est grande ; c’est la manière du Poussin, de Le Sueur, du Guide, de Raphaël, des Carrache.

Je ne cite ici que des peintres ; mais la manière a lieu dans tous les genres, en sculpture, en musique, en littérature.

Il y a un modèle primitif qui n’est point en nature, et qui n’est que vaguement, confusément dans l’entendement de l’artiste. Il y a entre l’être de nature le plus parfait et ce modèle primitif et vague une latitude sur laquelle les artistes se dispersent. De là les différentes manières propres aux diverses écoles, et à quelques maîtres distingués de la même école : manière de dessiner, d’éclairer, de draper, d’ordonner, d’exprimer ; toutes sont bonnes, toutes sont plus ou moins voisines du modèle idéal. La Vénus de Médicis est belle. La statue du Pygmalion est belle. Il semble seulement que ce soient deux espèces diverses de belle femme.

J’aime mieux la belle femme des anciens que la belle femme des modernes, parce qu’elle est plus femme.

Car qu’est-ce que la femme ? Le premier domicile de l’homme. Faites donc que j’aperçoive ce caractère dans la largeur des hanches et des reins. Si vous cherchez l’élégance, le svelte aux dépens de ce caractère, votre élégance sera fausse, vous serez maniéré.

Il y a une manière nationale dont il est difficile de se départir. On est tenté de prendre pour la belle nature celle qu’on a toujours vue : cependant le modèle primitif n’est d’aucun siècle, d’aucun pays. Plus la manière nationale s’en rapprochera, moins elle sera vicieuse. Au lieu de me montrer le premier domicile de l’homme, vous me montrez celui du plaisir.

Qui est-ce qui a gâté presque toutes les compositions de Rubens, si ce n’est cette vilaine et matérielle nature flamande, qu’il a imitée ? Dans des sujets flamands, peut-être serait-elle moins répréhensible ; peut-être la constitution lâche, molle et replète, étant bien d’un Silène, d’une bacchante et d’autres êtres crapuleux, conviendrait-elle tout à fait dans une bacchanale.

C’est que toute incorrection n’est pas vicieuse ; c’est qu’il y a des difformités d’âge et de condition.

L’enfant est une masse de chair non développée ; le vieillard est décharné, sec et voûté. Il y a des incorrections locales. Le chinois a ses yeux petits et obliques ; la flamande, ses grosses fesses et ses lourdes mamelles ; le nègre, son nez épaté, ses grosses lèvres et ses cheveux crépus. C’est en s’assujettissant à ces incorrections qu’on éviterait la manière, loin d’y tomber.

Si la manière est une affectation, quelle est la partie de la peinture qui ne puisse pécher par ce défaut !

Le dessin ? Mais il y en a qui dessinent rond ; il y en a qui dessinent carré. Les uns font leurs figures longues et sveltes ; d’autres les font courtes et lourdes ; ou les parties sont trop ressenties, ou elles ne le sont point du tout. Celui qui a étudié l’écorché voit et rend toujours le dessous de la peau. Certains artistes stériles n’ont qu’un petit nombre de positions de corps, qu’un pied, une main, un bras, un dos, une jambe, une tête, qu’on retrouve partout. Ici, je reconnais l’esclave de la nature ; là l’esclave de l’antique.

Le clair-obscur ? Mais qu’est-ce que cette affectation de rassembler toute la lumière sur un seul objet, et de jeter le reste de la composition dans l’ombre ? Il semble que ces artistes n’ont jamais rien vu que par un trou. D’autres étendront davantage leurs lumières et leurs ombres ; mais ils retombent sans cesse dans la même distribution, leur soleil est immobile. Si vous avez jamais observé les petits ronds éclairés de la lumière réfléchie d’un canal au plafond d’une galerie, vous aurez une juste idée du papillotage.

La couleur ? Mais le soleil de l’art n’étant pas le même que le soleil de la nature ; la lumière du peintre, celle du ciel ; la chair de la palette, la mienne ; l’œil d’un artiste, celui d’un autre ; comment n’y aurait-il point de manière dans la couleur ? Comment l’un ne serait-il pas trop éclatant, l’autre trop gris, un troisième tout à fait terne ou sombre ? Comment n’y aurait-il pas un vice de technique, résultant des faux mélanges ; un vice de l’école ou de maître ; un vice de l’organe, si les différentes couleurs ne l’affectent pas proportionnellement ?

L’expression ? Mais c’est elle qu’on accuse principalement d’être maniérée. En effet l’expression est maniérée en cent façons diverses. Il y a dans l’art, comme dans la société, les fausses grâces, la minauderie, l’afféterie, le précieux, l’ignoble, la fausse dignité ou la morgue, la fausse gravité ou la pédanterie, la fausse douleur, la fausse piété ; on fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions ; ces grimaces sont quelquefois dans la nature ; mais elles déplaisent toujours dans l’imitation ; nous exigeons qu’on soit homme, même au milieu des plus violents supplices.

Il est rare qu’un être qui n’est pas tout entier à son action ne soit pas maniéré.

Tout personnage qui semble vous dire : " voyez comme je pleure bien, comme je me fâche bien, comme je supplie bien ", est faux et maniéré.

Tout personnage qui s’écarte des justes convenances de son état ou de son caractère, un magistrat élégant, une femme qui se désole et qui cadence ses bras, un homme qui marche et qui fait la belle jambe, est faux et maniéré.

J’ai dit quelque part que le célèbre Marcel maniérait ses élèves, et je ne m’en dédis pas.

Les mouvements souples, gracieux, délicats qu’il donnait aux membres, écartaient l’animal des actions simples, réelles, de la nature, auxquelles il substituait des attitudes de convention, qu’il entendait mieux que personne au monde. Mais Marcel ne savait rien de l’allure franche du sauvage. Mais à Constantinople, ayant à montrer à marcher, à se présenter, à danser à un turc, Marcel se serait fait d’autres règles. Qu’on prétende que son élève exécutait à merveille la singerie française du respect, j’y consentirai ; mais que cet élève sût mieux qu’un autre se désoler de la mort ou de l’infidélité d’une maîtresse, se jeter aux pieds d’un père irrité, je n’en crois rien. Tout l’art de Marcel se réduisait à la science d’un certain nombre d’évolutions de société ; il n’en savait pas assez pour former même un médiocre acteur ; et le plus insipide modèle qu’un artiste eût pu choisir, c’eût été son élève.

Puisqu’il y a des groupes de commande, des masses de convention, des attitudes parasites, une distribution asservie au technique, souvent en dépit de la nature du sujet, de faux contrastes entre les figures, des contrastes tout aussi faux entre les membres d’une figure, il y a donc de la manière dans la composition, dans l’ordonnance d’un tableau.

Réfléchissez-y, et vous concevrez que le pauvre, le mesquin, le petit, le maniéré, a lieu même dans la draperie.

L’imitation rigoureuse de nature rendra l’art pauvre, petit, mesquin, mais jamais faux ou maniéré.

C’est de l’imitation de nature, soit exagérée, soit embellie, que sortiront le beau et le vrai, le maniéré et le faux ; parce qu’alors l’artiste est abandonné à sa propre imagination : il reste sans aucun modèle précis.

Tout ce qui est romanesque est faux et maniéré.

Mais toute nature exagérée, agrandie, embellie au-delà de ce qu’elle nous présente dans les individus les plus parfaits n’est-elle pas romanesque ? Non.

Quelle différence mettez-vous donc entre le romanesque et l’exagéré ? Voyez-le dans le préambule de ce salon.

La différence de l’ iliade à un roman est celle de ce monde tel qu’il est à un monde tout semblable, mais où les êtres, et par conséquent tous les phénomènes physiques et moraux, seraient beaucoup plus grands ; moyen sûr d’exciter l’admiration d’un pygmée tel que moi.

Mais je me lasse, je m’ennuie moi-même, et je finis, de peur de vous ennuyer aussi. Je ne suis pas autrement satisfait de ce morceau, que je brûlerais si ce n’était sous peine de le refaire.