Préface des « Rayons et les Ombres » (1840)
Les Rayons et les Ombres, in Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, tome II, Paris, Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1909, p. 529-535.
Un poète a écrit le Paradis perdu ; un autre poète a écrit les Ténèbres.
Entre Eden et les Ténèbres il y a le monde ; entre le commencement et la fin il y a la vie ; entre le premier homme et le dernier homme il y a l’homme.
L’homme existe de deux façons : selon la société et selon la nature. Dieu met en lui la passion ; la société y met l’action ; la nature y met la rêverie.
De la passion combinée avec l’action, c’est-à-dire de la vie dans le présent et de l’histoire dans le passé, naît le drame. De la passion mêlée à la rêverie naît la poésie proprement dite.
Quand la peinture du passé descend jusqu’aux détails de la science, quand la peinture de la vie descend jusqu’aux finesses de l’analyse, le drame devient roman. Le roman n’est autre chose que le drame développé en dehors des proportions du théâtre, tantôt par la pensée, tantôt par le cœur.
Du reste, il y a du drame dans la poésie, et il y a de la poésie dans le drame. Le drame et la poésie se pénètrent comme toutes les facultés dans l’homme, comme tous les rayonnements dans l’univers. L’action a des moments de rêverie. Macbeth dit : Le martinet chante sur la tour. Le Cid dit : Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Scapin dit : Le ciel s’est déguisé ce soir en scaramouche. Nul ne se dérobe dans ce monde au ciel bleu, aux arbres verts, à la nuit sombre, au bruit du vent, au chant des oiseaux. Aucune créature ne peut s’abstraire de la création.
De son côté, la rêverie a des minutes d’action. L’idylle à Gallus est pathétique comme un cinquième acte ; le quatrième livre de l’Énéide est une tragédie ; il y a une ode d’Horace qui est devenue une comédie de Molière. Douec gratus eram tibi, c’est le Dépit amoureux.
Tout se tient, tout est complet, tout s’accouple et se féconde par l’accouplement. La société se meut dans la nature ; la nature enveloppe la société.
L’un des deux yeux du poëte est pour l’humanité, l’autre pour la nature. Le premier de ces yeux s’appelle l’observation, le second s’appelle l’imagination.
De ce double regard toujours fixé sur son double objet naît au fond du cerveau du poëte cette inspiration une et multiple, simple et complexe, qu’on nomme le génie.
Déclarons-le bien vite et dès à présent, dans tout ce qu’on vient de lire comme dans tout ce qu’on va lire encore, l’auteur de ce livre, et cela devrait aller sans dire, est aussi loin de songer à lui-même qu’aucun de ses lecteurs. L’humble et grave artiste doit avoir le droit d’expliquer l’art, tête nue et l’œil baissé. Si obscur et si insuffisant qu’il soit, on ne peut lui interdire, en présence des pures et éternelles conditions de la gloire, cette contemplation qui est sa vie. L’homme respire, l’artiste aspire. Et d’ailleurs quel est le pauvre pâtre, enivré de fleurs et ébloui d’étoiles, qui ne s’est écrié, au moins une fois en sa vie, en laissant tremper ses pieds nus dans le ruisseau où boivent ses brebis : — Je voudrais être empereur !
Maintenant, continuons.
Des choses immortelles ont été faites de nos jours par de grands et nobles poètes personnellement et directement mêlés aux agitations quotidiennes de la vie politique. Mais, à notre sens, un poëte complet, que le hasard ou sa volonté aurait mis à l’écart, du moins pour le temps qui lui serait nécessaire, et préservé, pendant ce temps, de tout contact immédiat avec les gouvernements et les partis, pourrait faire aussi, lui, une grande œuvre.
Nul engagement, nulle chaîne. La liberté serait dans ses idées comme dans ses actions. Il serait libre dans sa bienveillance pour ceux qui travaillent, dans son aversion pour ceux qui nuisent, dans son amour pour ceux qui servent, dans sa pitié pour ceux qui souffrent. Il serait libre de barrer le chemin à tous les mensonges, de quelque part ou de quelque parti qu’ils vinssent ; libre de s’atteler aux principes embourbés dans les intérêts ; libre de se pencher sur toutes les misères ; libre de s’agenouiller devant tous les dévouements. Aucune haine contre le roi dans son affection pour le peuple ; aucune injure pour les dynasties régnantes dans ses consolations aux dynasties tombées ; aucun outrage aux races mortes dans sa sympathie pour les rois de l’avenir. Il vivrait dans la nature, il habiterait avec la société. Suivant son inspiration, sans autre but que de penser et de faire penser, avec un cœur plein d’effusion, avec un regard rempli de paix, il irait voir en ami, à son heure, le printemps dans la prairie, le prince dans son Louvre, le proscrit dans sa prison. Lorsqu’il blâmerait çà et là une loi dans les codes humains, on saurait qu’il passe les nuits et les jours à étudier dans les choses éternelles le texte des codes divins. Rien ne le troublerait dans sa profonde et austère contemplation ; ni le passage bruyant des événements publics, car il se les assimilerait et en ferait entrer la signification dans son œuvre ; ni le voisinage accidentel de quelque grande douleur privée, car l’habitude de penser donne la facilité de consoler ; ni même la commotion intérieure de ses propres souffrances personnelles, car à travers ce qui se déchire en nous on entrevoit Dieu, et, quand il aurait pleuré, il méditerait.
Dans ses drames, vers et prose, pièces et romans, il mettrait l’histoire et l’invention, la vie des peuples et la vie des individus, le haut enseignement des crimes royaux comme dans la tragédie antique, l’utile peinture des vices populaires comme dans la vieille comédie. Voilant à dessein les exceptions honteuses, il inspirerait la vénération pour la vieillesse, en montrant la vieillesse toujours grande ; la compassion pour la femme, en montrant la femme toujours faible ; le culte des affections naturelles, en montrant qu’il y a toujours, et dans tous les cas, quelque chose de sacré, de divin et de vertueux dans ces deux grands sentiments sur lesquels le monde repose depuis Adam et Ève, la paternité, la maternité. Enfin, il relèverait partout la dignité de la créature humaine en faisant voir qu’au fond de tout homme, si désespéré et si perdu qu’il soit. Dieu a mis une étincelle qu’un souffle d’en haut peut toujours raviver, que la cendre ne cache point, que la fange même n’éteint pas, — l’âme.
Dans ses poèmes il mettrait les conseils au temps présent, les esquisses rêveuses de l’avenir ; le reflet, tantôt éblouissant, tantôt sinistre, des événements contemporains ; les panthéons, les tombeaux, les ruines, les souvenirs ; la charité pour les pauvres, la tendresse pour les misérables ; les saisons, le soleil, les champs, la mer, les montagnes ; les coups d’œil furtifs dans le sanctuaire de l’âme où l’on aperçoit sur un autel mystérieux, comme par la porte entr’ouverte d’une chapelle, toutes ces belles urnes d’or, la foi, l’espérance, la poésie, l’amour ; enfin il y mettrait cette profonde peinture du moi qui est peut-être l’œuvre la plus large, la plus générale et la plus universelle qu’un penseur puisse faire.
Comme tous les poètes qui méditent et qui superposent constamment leur esprit à l’univers, il laisserait rayonner, à travers toutes ses créations, poëmes ou drames, la splendeur de la création de Dieu. On entendrait les oiseaux chanter dans ses tragédies ; on verrait l’homme souffrir dans ses paysages. Rien de plus divers en apparence que ses poëmes au fond rien de plus un et de plu : cohérent. Son œuvre, prise dans sa synthèse, ressemblerait à la terre ; des productions de toute sorte, une seule idée première pour toutes les conceptions, des fleurs de toute espèce, une même sève pour toutes les racines.
Il aurait le culte de la conscience comme Juvénal, lequel sentait jour et nuit « un témoin en lui-même », nocte dieque suum gestare in pectore testem ; le culte de la pensée comme Dante, qui nomme les damnés « ceux qui ne pensent plus », le gente dolorose ch’anno perduto il ben del intelletto ; le culte de la nature comme saint-Augustin qui, sans crainte d’être déclaré panthéiste, appelle le ciel « une créature intelligente », Coelum coeli creatura est aliqua intellectualis.
Et ce que ferait ainsi, dans l’ensemble de son œuvre, avec tous ses drames, avec toutes ses poésies, avec toutes ses pensées amoncelées, ce poëte, ce philosophe, cet esprit, ce serait, disons-le ici, la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous chacun un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit le prologue et Byron l’épilogue : le Poëme de l’Homme.
Cette vie imposante de l’artiste civilisateur, ce vaste travail de philosophie et d’harmonie, cet idéal du poëme et du poëte, tout penseur a le droit de se les proposer comme but, comme ambition, comme principe et comme fin. L’auteur l’a déjà dit ailleurs et plus d’une fois, il est un de ceux qui tentent, et qui tentent avec persévérance, conscience et loyauté. Rien de plus. Il ne laisse pas aller au hasard ce qu’on veut bien appeler son inspiration. Il se tourne constamment vers l’homme, vers la nature ou vers Dieu. À chaque ouvrage nouveau qu’il met au jour, il soulève un coin du voile qui cache sa pensée et déjà peut-être les esprits attentifs aperçoivent-ils quelque unité dans cette collection d’œuvres au premier aspect isolées et divergentes.
L’auteur pense que tout poëte véritable, indépendamment des pensées qui lui viennent de son organisation propre et des pensées qui lui viennent de la vérité éternelle, doit contenir la somme des idées de son temps.
Quant à cette poésie qu’il publie aujourd’hui, il en parlera peu. Ce qu’il voudrait qu’elle fût, il vient de le dire dans les pages qui précèdent ; ce qu’elle est, le lecteur l’appréciera.
On trouvera dans ce volume, à quelques nuances près, la même manière de voir les faits et les hommes que dans les trois volumes de poésie qui le précèdent immédiatement et qui appartiennent à la seconde période de la pensée de l’auteur, publiés, l’un en 1831, l’autre en 1835 et le dernier en 1837. Ce livre les continue. Seulement, dans les Rayons et les Ombres, peut-être l’horizon est-il plus élargi, le ciel plus bleu, le calme plus profond.
Plusieurs pièces de ce volume montreront au lecteur que l’auteur n’est pas infidèle à la mission qu’il s’était assignée à lui-même dans le prélude des Voix intérieures :
Pierre à pierre, en songeant aux croyances éteintes.Sous la société qui tremble à tous les vents.Le penseur reconstruit ces deux colonnes saintes ;Le respect des vieillards et l’amour des enfants.
Pour ce qui est des questions de style et de forme, il n’en parlera point. Les personnes qui veulent bien lire ce qu’il écrit savent depuis longtemps que, s’il admet quelquefois, en de certains cas, le vague et le demi-jour dans la pensée, il les admet plus rarement dans l’expression. Sans méconnaître la grande poésie du Nord représentée en France même par d’admirables poètes, il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. Il aime le soleil. La Bible est son livre. Virgile et Dante sont ses divins maîtres. Toute son enfance, à lui poëte, n’a été qu’une longue rêverie mêlée d’études exactes. C’est cette enfance qui a fait son esprit ce qu’il est. Il n’y a d’ailleurs aucune incompatibilité entre l’exact et le poétique. Le nombre est dans l’art comme dans la science. L’algèbre est dans l’astronomie, et l’astronomie touche à la poésie ; l’algèbre est dans la musique, et la musique touche à la poésie.
L’esprit de l’homme a trois clefs qui ouvrent tout : le chiffre, la lettre, la note.
Savoir, penser, rêver. Tout est là.