Discours prononcé à Quimper
Que je suis touché, Messieurs, de vos bonnes paroles, et que je sais gré à nos jeunes amis qui, me rendant breton une fois par année, m’ont fait faire connaissance avec cette ville antique et charmante, que je désirais voir depuis si longtemps. Ainsi va la vie. Né à Tréguier, j’ai poussé mes voyages, du côté de l’orient, jusqu’à Antioche, du côté du nord, jusqu’à Tromsoë, du côté du sud, jusqu’à Philé ; et hier matin encore, je n’avais pas dépassé, du côté de l’ouest, la plage de Saint-Michel en Grève. Notre race est coutumière de courir ainsi le monde quand le devoir l’appelle. Elle a raison. Le monde nous écoute volontiers, quand nous lui parlons de ses intérêts généraux ; car nous avons le don de la sympathie, cette intuition, cette illusion si l’on veut, qui, dans tout homme, je dirai presque dans tout être conscient, nous fait toucher une vie sœur de la nôtre, dans toute fleur nous montre un sourire, dans l’univers entier nous fait voir un grand acte d’amour. Ainsi, tout petits que nous sommes, nous avons notre place dans l’agitation générale, et nous y servons.
Laissez-moi même dire que le monde ferait peut-être bien de nous écouter davantage et de tenir plus de compte de nos timides observations. Le mal de notre temps, c’est l’âpreté dans les jugements, quelque chose de rogue et de dur, un ton âpre que l’on aurait tout au plus droit de prendre, si l’on était en possession de la vérité absolue. Et encore !… je crois que celui qui aurait ce privilège serait justement fort modeste. Nous autres, que beaucoup de circonstances ont tenus jusqu’ici en dehors de la grande arène du monde, nous avons des nerfs moins excités, un sens plus rassis. On oublie qu’à la Révolution, la Bretagne, avant la chouannerie, avait été girondine. Nous sommes en tout des modérés. Voilà une attitude que nous ferons bien de garder ; car le siècle, à force d’intransigeance, comme on dit m’a l’air de dégénérer en pugilat. Chacun croit avoir trop raison ; heureux celui qui se résignerait à n’avoir raison que modérément.
La démocratie, par exemple, est certainement un des besoins, et des besoins légitimes de notre temps. Eh bien ! je trouve que nous sommes de très bons démocrates. Je ne connais pas de pays qui ait plus que le nôtre le sentiment de l’égalité. Je passe l’été près de Perros, au milieu d’un hameau de très pauvres gens ; notre petite aisance doit leur paraître de la richesse ; mais, comme dit Dante, « cela ne leur abaisse pas le cil »
. Dès que je leur ai parlé breton, ils m’ont tenu absolument pour un des leurs. Comme, dans « les hauts pays » (
er broïo huel
) où j’ai été, il n’y a qu’à se baisser pour récolter l’or, ils trouvent tout simple que je sois un peu plus riche qu’eux. L’idée ne leur vient pas plus qu’à moi qu’il y ait par ailleurs entre nous quelque différence.
Nous passons dans le monde pour d’affreux réactionnaires ; nous sommes, je vous l’assure, de très bons libéraux. Nous, voulons la liberté pour nous et pour les autres. Ce terrible problème religieux qui pèse comme un spectre sur la conscience du XIXe siècle, nous le résoudrions si nous étions seuls au monde. Nous sommes très religieux ; jamais nous n’admettrons qu’il n’y ait pas une loi de l’honnêteté, que la destinée de l’homme soit sans rapport avec l’idéal. Mais nous admettons parfaitement que chacun se taille à sa guise son roman de l’infini. Nous allons plus loin ; nous admettons, pour ceux qui croient bien à tort qu’eux seuls ont raison, le droit à l’intolérance, pourvu que cette intolérance ne se traduise pas en actes contraires à la liberté des autres. La Bretagne a pu à quelques égards paraître superstitieuse ; elle n’a jamais été fanatique. Pour moi, j’aime mieux la superstition que le fanatisme. Toutes nos vieilles races de l’Occident et du Nord ont été ou sont encore superstitieuses ; c’est l’Orient, le mauvais Orient qui est fanatique. Oui, si nous étions maîtres, nous résoudrions le problème de la liberté religieuse, que ne résoudront jamais ni les sectaires ni les irréligieux. Nous ne croyons nullement manquer de respect à nos pères en agissant autrement qu’ils n’ont agi. Nos pères ont fait ce qu’ils ont cru le meilleur en leur temps ; nous faisons de même. Que feraient de notre temps saint Corentin et saint Tugdual ? Je n’en sais rien vraiment. Tâchons de bien saisir ce que veut l’heure présente. C’est de cette façon que nous avons le plus de chance de nous rencontrer avec eux.
Je crois donc qu’en restant fidèles à notre esprit, nous pouvons rendre au monde de réels services. Notre vieux fonds d’honnêteté, du train dont vont les choses, pourra être plus que jamais utile. C’est là une qualité qui jusqu’ici n’a pas fait grande fortune dans le monde. Mon opinion est que sa valeur montera par suite de la rareté de la denrée. Gardons, gardons ce petit capital. Le monde se vide de dévouement, d’esprit de sacrifice. Nous en aurons longtemps à revendre. On aura besoin de nous. Ce n’est pas le moment de changer.
J’en dirai autant du courage ; nous sommes tous fils de marins et de soldats ; nos pères ont combattu, ont monté à l’abordage. J’ai voulu m’enquérir de ce qui reste de Renans, dans le Goëlo, le pays d’origine de ma famille. Il y en a encore tout un clan. Ils n’ont pas oublié que leurs aïeux, depuis des siècles, avaient pour profession de casser des têtes d’Anglais ou de se faire casser la leur ; c’était honorable, car c’était réciproque. Sur le bateau-torpille qui est venu, il y a quelques mois, s’amarrer au pont de Solferino, à Paris, il y avait un torpilleur du nom de Renan. Ce doit être un bien honnête homme, et qui ne sait pas ce que c’est que la réclame ; car il n’est pas venu me voir. Je vous demanderai tout à l’heure de boire un verre de cet excellent cidre à la santé de Renan le torpilleur. Ce brave homme a eu vraiment une idée de génie. Quel état merveilleusement approprié à nos aptitudes ! Cette invention a vraiment l’air d’avoir été faite pour nous ! Elle attribue sa pleine valeur aux deux grandes choses de ce monde, l’intelligence (c’est-à-dire la science) et le courage. Je voudrais que l’état de torpilleur devînt la profession noble par excellence, celle des grands idéalistes, à qui l’on donnerait le moyen de rêver tranquillement en ce monde, sauf à les engager, aux heures héroïques, avec quatre ou cinq chances contre une de n’en pas revenir.
Voici encore une autre découverte que j’ai faite, au pays de Goëlo. On me parla d’un Renan qui était mort en laissant un avoir d’environ cinquante mille francs. Cela me parut surprenant ; ils sont tous pauvres comme Job. On m’ajouta qu’il avait tout donné à l’Église, ce qui ne m’étonna pas ; mais je voulus savoir comment il avait gagné ce capital énorme. Eh bien ! je vous assure que voici ce qu’on m’a répondu : il était taupier ; il se faisait payer cinq sous par taupe qu’il prenait. Cela m’a fait faire des retours sur moi-même. Moi aussi, j’ai été bon taupier ; j’ai détruit quelques bêtes souterraines assez malfaisantes. J’ai été un torpilleur à ma manière ; j’ai donné quelques secousses électriques à des gens qui auraient mieux aimé dormir. Je n’ai pas manqué à la tradition des bonnes gens de Goëlo.
Voilà pourquoi, bien que brisé de corps avant l’âge, j’ai gardé jusqu’à la vieillesse une gaieté d’enfant, comme les marins, une facilité étrange à me contenter. Un critique de beaucoup de talent me soutenait dernièrement que ma philosophie m’obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie une façon allègre de prendre la vie, dont il ne voyait pas les vraies causes. Eh bien ! je vais vous les dire. Je suis très gai ; d’abord sans doute, parce que, m’étant très peu amusé quand j’étais jeune, j’ai gardé à cet égard toute ma fraîcheur d’illusions ; puis, voici qui est plus sérieux, je suis sûr d’avoir fait en ma vie une bonne action ; j’en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer ; je ne me plains que d’une seule chose, c’est d’être vieux dix ans trop tôt. Je ne suis pas un homme de lettres ; je suis un homme du peuple ; je suis l’aboutissant de longues files obscures de paysans et de marins. Je jouis de leurs économies de pensée ; je suis reconnaissant à ces pauvres gens qui m’ont procuré, par leur sobriété intellectuelle, de si vives jouissances.
Là est le secret de notre jeunesse. Nous sommes prêts à vivre, quand tant de gens ne parlent que de mourir. Le groupe humain auquel nous ressemblons le plus, et qui nous comprend le mieux, ce sont les Slaves ; car ils sont dans une position analogue à la nôtre, neufs dans la vie et antiques à la fois. Nous croyons à la race, car nous la sentons en nous.
C’est ce que je me disais, ces jours-ci à Perros, en retrouvant toute sorte de vieilles petites connaissances, des oiseaux, des fleurs poussant sur les vieux murs, dont j’avais oublié le nom, et, en particulier, ce rocher du groupe des Sept-Îles qui est, au printemps, rempli d’innombrables oiseaux de mer. J’ai demandé à un de mes confrères du Muséum la vérité sur ce point. Ce sont les oiseaux des îles Shetland, qui viennent déposer leurs œufs en cette terre attiédie par le gulf-stream ; là ils éclosent ; puis les oisillons, tout d’une volée, regagnent leurs rochers des mers du Nord. Ah ! voyez, je vous prie, comme ces petits êtres sortent de l’œuf maternel avec une profonde sagesse ! On ne comprend rien à l’humanité, si l’on s’en tient aux vues d’un individualisme étroit. Ce qu’il y a de meilleur en nous vient d’avant nous.
Une race donne sa fleur, quand elle émerge de l’oubli. Les brillantes éclosions intellectuelles sortent d’un vaste fonds d’inconscience, j’ai presque envie de dire de vastes réservoirs d’ignorance. Ne craignez pas que je vienne vous engager à cultiver une herbe qui pousse fort bien d’elle-même ; malgré l’instruction intégrale et obligatoire, il y aura toujours assez d’ignorance. Mais je redouterais pour l’humanité le jour où la clarté aurait pénétré toutes ses couches. D’où viendrait le génie, qui est presque toujours le résultat d’un long sommeil antérieur ? D’où viendraient les sentiments instinctifs, la bravoure, qui est si essentiellement héréditaire, l’amour noble, qui n’a rien à faire avec la réflexion, toutes ces pensées, qui ne se rendent pas compte d’elles-mêmes, qui sont en nous sans nous, et forment la meilleure partie de l’apanage d’une race et d’une nation ?
Merci donc, chers amis, d’avoir ramené pour moi une si précieuse occasion, de me réjouir avec vous et de me retremper au vieil esprit. Votre jeunesse m’enchante, me soutient. Merci, dignes représentants d’une ville qui me sera désormais chère, de cet accueil si aimable. Merci, cher Ilémon ; merci, cher Luzel, de cette fête qui m’a touché profondément au cœur. Je ne sais si j’en verrai d’autres de ce genre. Comme mon âge me conseille de penser à la vie future, je me surprends parfois occupé à garnir ma mémoire des pensées qui devront l’occuper durant toute l’éternité. Eh bien ! je vous assure que cette journée sera des meilleures entre celles dont je veux me souvenir. Votre cordialité, vos marques d’estime comptent entre les récompenses de ma vie, et, quoi qu’en disent les critiques qui voudraient me confiner dans un De profundis perpétuel, je continuerai d’être gai, puisque votre accueil m’assure que, depuis quarante-sept ans que j’ai quitté la Bretagne, je n’ai pas en somme démérité.