(1890) L’avenir de la science « XIV »
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(1890) L’avenir de la science « XIV »

XIV

Je sortirais de mon plan si je hasardais ici quelques idées d’une application pratique. Au surplus, ma complète ignorance de la vie réelle m’y rendrait tout à fait incompétent. L’organisation, exigeant l’expérience et le balancement des principes par les faits existants, ne saurait en aucune façon être l’œuvre d’un jeune homme. Je ne ferai donc que poser les principes.

Que l’État ait le devoir de patronner la science, comme l’art, c’est ce qui ne saurait être contesté. L’État, en effet, représente la société et doit suppléer les individus pour toutes les œuvres où les efforts isolés seraient insuffisants. Le but de la société est la réalisation large et complète de toutes les faces de la vie humaine. Or il est quelques-unes de ces faces qui ne peuvent être réalisées que par la fortune collective. Les individus ne peuvent se bâtir des observatoires, se créer des bibliothèques, fonder de grands établissements scientifiques. L’État doit donc à la science des observatoires, des bibliothèques, des établissements scientifiques. Les individus ne pourraient seuls entreprendre et publier certains travaux. L’État leur doit des subventions. Certaines branches de la science (et ce sont les plus importantes) ne sauraient procurer à ceux qui les cultivent le nécessaire de la vie : l’État doit, sous une forme ou sous une autre, offrir aux travailleurs méritants les moyens nécessaires pour continuer paisiblement leurs travaux à l’abri du besoin importun.

Je dis que c’est là un devoir pour l’État, et je le dis sans aucune restriction 121. L’État n’est pas à mes yeux une simple institution de police et de bon ordre. C’est la société elle-même, c’est-à-dire l’homme dans son état normal. Il a par conséquent les mêmes devoirs que l’individu en ce qui touche aux choses religieuses. Il ne doit pas seulement laisser faire ; il doit fournir à l’homme les conditions de son perfectionnement. C’est une puissance plastique et bien réellement directrice. Car la société n’est pas la réunion atomistique des individus, formée par la répétition de l’unité ; elle est une unité constituée ; elle est primitive.

L’Angleterre, je le sais, comme autrefois à quelques égards l’ancienne France, suffit à presque tout par des fondations particulières, et je conçois que, dans un pays où les fondations sont si respectées, on puisse se passer d’un ministre de l’Instruction publique. L’État, je le répète, ne doit que suppléer à ce que ne peuvent faire ou ne font pas les individus ; il a donc un moindre rôle dans un pays où les particuliers peuvent et font beaucoup. L’Angleterre, d’ailleurs, ne réalise ces grandes choses que par l’association, c’est-à-dire par de petites sociétés dans la grande, et je trouve pour ma part l’organisation française, issue de notre Révolution, bien plus conforme à l’esprit moderne.

C’est surtout sous la forme religieuse que l’État a veillé jusqu’ici aux intérêts suprasensibles de l’humanité. Mais du moment où la religiosité de l’homme en sera venue à s’exercer sous la forme purement scientifique et rationnelle, tout ce que l’État accordait autrefois à l’exercice religieux reviendra de droit à la science, seule religion définitive. Il n’y aura plus de budget des cultes, il y aura budget de la science, budget des arts. L’État doit subvenir à la science comme à la religion, puisque la science, comme la religion, est de la nature humaine. Il le doit même à un titre plus élevé ; car la religion, bien qu’éternelle dans sa base psychologique, a dans sa forme quelque chose de transitoire ; elle n’est pas comme la science tout entière de la nature humaine.

La science n’existant qu’à la condition de la plus parfaite liberté, le patronage que lui doit l’État ne confère à l’État aucun droit de la contrôler ou de la réglementer, pas plus que la subvention accordée aux cultes ne donne droit à l’État de faire des articles de foi. L’État peut même moins, en un sens, sur la science que sur les religions ; car à celles-ci il peut du moins imposer quelques règlements de police ; au lieu qu’il ne peut rien, absolument rien, sur la science. La science, en effet, se conduisant par la considération intrinsèque et objective des choses, n’est pas libre elle-même d’obéir à qui veut bien lui commander : si elle était libre dans ses opinions, on pourrait peut-être lui demander telle ou telle opinion. Mais elle ne l’est pas ; rien de plus fatal que la raison et par conséquent que la science. Lui donner une direction, lui demander d’arriver à tel ou tel résultat, c’est une flagrante contradiction ; c’est supposer qu’elle est flexible à tous les sens, c’est supposer qu’elle n’est pas la science.

Certains ordres religieux qui appliquaient à l’étude cette tranquillité d’esprit, l’un des meilleurs fruits de la vie monastique, réalisaient autrefois ces grands ateliers de travail scientifique, dont la disparition est profondément à regretter. Sans doute il eût été bien préférable que ces travailleurs eussent été indépendants 122, ils n’eussent pas porté dans leur œuvre autant de patience et d’abnégation ; mais ils y eussent certainement porté plus de critique. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que l’abolition des ordres religieux qui se livraient à l’étude et celle des parlements, qui fournissaient à tant d’hommes lettrés de studieux loisirs, n’aient porté un coup fatal aux recherches savantes. Cette lacune ne sera réparée que quand l’État aura institué, sous une forme ou sous une autre, des chapitres laïques, des bénéfices laïques, où les grands travaux d’érudition seront repris par des bénédictins profanes et critiques. À côté de l’œuvre savante de l’architecte, il y a dans la science l’œuvre pénible du manœuvre, qui exige une obscure patience et des labeurs réunis. Dom Mabillon, dom Ruinard, dom Rivet, Montfaucon n’eussent point accompli leurs œuvres gigantesques s’ils n’eussent eu sous leurs ordres toute une communauté de laborieux travailleurs, qui dégrossissaient l’œuvre à laquelle ils mettaient ensuite la dernière main. La science ne fera de rapides conquêtes que quand des bénédictins laïques s’attelleront de nouveau au joug des recherches savantes et consacreront de laborieuses existences à l’élucidation du passé. La récompense de ces modestes travailleurs ne sera pas la gloire ; mais il est des natures douces et calmes, peu agitées de passions et de désirs, peu tourmentées de besoins philosophiques (gardez-vous de croire qu’elles soient pour cela froides et sèches ; au contraire, elles ont souvent une grande concentration et une sensibilité très délicate), qui se contenteraient de cette paisible vie, et qui, au sein d’une honnête aisance et d’une heureuse famille, trouveraient l’atmosphère qu’il faut pour les modestes travaux. À vrai dire, la forme la plus naturelle de patronner ainsi la science est celle des siné-cures. Les sinécures sont indispensables dans la science ; elles sont la forme la plus digne et la plus convenable de pensionner le savant, outre qu’elles ont l’avantage de grouper autour des établissements scientifiques des noms illustres et de hautes capacités. Il n’y a que des barbares ou des gens à courte vue qui puissent se laisser prendre à des objections superficielles comme celles que fait naître au premier coup d’œil la multiplicité des emplois scientifiques. Il est parfaitement évident que le service de telle bibliothèque, qui compte dix ou douze employés, pourrait se faire tout aussi bien avec deux ou trois personnes (et, de fait, il n’y a sur le nombre que deux ou trois employés qui fassent quelque chose). Certaines gens en concluraient qu’il faut supprimer tous les autres. Sans doute, si on ne se proposait que de satisfaire aux besoins matériels du service. Chose singulière ! La science, la chose du monde la plus vraiment libérale, n’est largement patronnée qu’en Russie !

Certes il est regrettable qu’il faille descendre à de telles considérations. Mais, dans l’état actuel de l’humanité, l’argent est une puissance intellectuelle et mérite à ce titre quelque considération. Un million vaut un ou deux hommes de génie, en ce sens qu’avec un million bien employé on peut faire autant pour le progrès de l’esprit humain que feraient un ou deux hommes de premier ordre, réduits aux seules forces de l’esprit. Avec un million, je ferais pénétrer plus profondément les idées modernes dans la masse que ne ferait une génération de penseurs pauvres et sans influence. Avec un million, je ferais traduire le Talmud, publier les Védas, le Nyaya avec ses commentaires et accomplir une foule de travaux qui contribueraient plus au progrès de la science qu’un siècle de réflexion métaphysique. Quelle rage de songer qu’avec les sommes que la sotte opulence prodigue selon son caprice on pourrait remuer le ciel et la terre ! Il ne faut pas espérer que le savant puisse sortir de la condition commune et se passer du pain matériel. Il faut encore moins espérer que les riches, qui sont exempts de ce souci, puissent jamais suffire aux besoins de la science. Les grands instincts scientifiques se développent presque toujours chez des jeunes gens instruits, mais pauvres. Les riches portent toujours dans la science un ton d’amateur superficiel d’assez mauvais aloi 123. On n’a jamais reproché à la religion d’avoir des ministres soumis comme les autres hommes aux besoins matériels et réclamant l’assistance de l’État. Quant à ceux qui ne voient dans la science que l’argent qu’elle procure, nous n’avons rien à en dire : ce sont des industriels, comme tant d’autres, mais non des savants. Quiconque a pu arrêter un instant sa pensée sur l’espoir de devenir riche, quiconque a considéré les besoins extérieurs autrement que comme une chaîne lourde et fatale, à laquelle il faut malheureusement se résigner, ne mérite pas le nom de philosophe. Les grands traitements scientifiques, et surtout le cumul, auraient sous ce rapport un grave inconvénient, le même que les grandes richesses ont eu pour le clergé : ce serait d’attirer des âmes vénales, qui ne voient dans la science qu’un moyen comme un autre de faire fortune ; honteux simoniaques qui portent dans les choses saintes leurs grossières habitudes et leurs vues terrestres. Il faudrait qu’en embrassant la carrière scientifique on fût assuré de rester pauvre toute sa vie, mais aussi d’y trouver le strict nécessaire ; il n’y aurait alors que les belles âmes, poussées par un instinct puissant et irrésistible, qui s’y consacreraient, et la tourbe des intrigants porterait ailleurs ses prétentions. La première condition est déjà remplie. Pourquoi n’en est-il pas de même pour la seconde ?