(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’état de la société parisienne à l’époque du symbolisme » pp. 117-124
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’état de la société parisienne à l’époque du symbolisme » pp. 117-124

L’état de la société parisienne à l’époque du symbolisme

Il n’est pas inutile de rechercher dans quel milieu et dans quelle atmosphère se poursuivait l’effort de spiritualité du symbolisme.

J’ai, sous les yeux, l’almanach de « Paris-Parisien », pour l’année 1897, publié par la librairie Ollendorff. C’est le manuel du bon ton, l’oracle de la mode, le « vade-mecum » obligé de quiconque se pique d’être « dans le train » et « du dernier bateau ». Tout s’y trouve de ce qu’il est indispensable de voir et de savoir pour prendre figure d’homme du monde et se produire, avec avantage, dans la meilleure société : l’adresse des bons faiseurs, des recettes inédites de parfums, dont l’une est empruntée à M. Paul Bourget, le nom des prédicateurs et des demoiselles en vogue, des modistes et des poètes chez qui il est élégant de se fournir. C’est une encyclopédie si complète du « chic » que les chiens même n’y sont pas oubliés. Célèbres, au même titre que la plupart des gens, grâce au hasard qui les fit naître assistés d’une riche écuelle, ils voisinent avec les notabilités de la science, des lettres, des arts, du barreau, de la finance, de la noblesse et des cabinets particuliers. Louons-les d’avoir daigné consentir à ce partage. Il y a là : « Schamyl », lévrier à la duchesse d’Uzès ; « Sky », toy-terrier à la marquise de Massa ; « Cure-dents », chien de berger à la duchesse de Noailles, etc., une quarantaine environ de toutous d’élite, juste de quoi composer une reluisante Académie. Et, que d’attentions autour de leur auguste personne ! Un magasin d’articles de toilette s’est ouvert à leur intention, galerie d’Orléans, au Palais-Royal, et des artistes peintres se font inscrire, sollicitant la gloire unique de les portraiturer. Tout ceci est déjà bien amusant, mais le plus curieux c’est que ce bréviaire des « snobs » n’entend pas seulement inculquer les bonnes manières ; il veut aussi inculquer les bons principes. Outre les gestes et les détails de toilette, il veut régler la pensée intime et modeler la conscience. Il n’entend pas seulement vendre des recettes inédites de cuisine et de parfums. Il veut vendre la sagesse et la distribue, contre la modique somme de six francs, codifiée en maximes lapidaires. C’est à les glaner au hasard que nous pouvons prendre mesure de la société du temps et découvrir en quoi consistait, aux yeux de l’élite, la vertu du « surhomme » en l’an de grâce 1897. La supériorité intellectuelle et morale se résumait à peu près en ceci :

« Mépriser la politique et aimer le théâtre. — Connaître au moins de vue et de nom les personnages de “la fête” à Paris. — N’aller déjeuner et dîner que dans les restaurants connus. — Faire semblant d’avoir tout lu. — Savoir tous les potins. — Couper les livres des auteurs qui dînent chez vous. — Dîner beaucoup en ville et aller à la messe. — Retenir d’une exposition les tableaux des gens qu’on rencontre dans le monde. — Éviter le solennel et prendre la vie à la blague. »

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Étrange société où connaître les gens qui font « la fête » suffit pour conférer un titre d’excellence. La marque du génie ne sera-t-elle pas alors de faire la fête soi-même ? C’est à quoi le monde s’emploie. On raffole du théâtre. Ses mœurs ont déteint sur tout. L’heure est au cabotinage et à la piaffe. Le Tout-Paris, délivré du cauchemar de Ravachol et de sa bande exterminée, sourd aux premiers grondements de l’affaire Dreyfus, le Tout-Paris s’amuse. À la tête de cette élite évaporée, reluit un président à son image. Le décoratif M. Félix Faure joue au souverain, restaure, à son profit, le cérémonial des cours, fait marquer à son chiffre les serrures de l’Élysée et passe le temps qu’il dérobe aux réjouissances, à imaginer un costume d’apparat aux vives chamarrures dont il puisse se prévaloir aux yeux des foules éblouies. M. Félix Faure rayonne. On l’encense. Il est tellement dans la note. La France est heureuse. Tout lui sourit. Elle a deux bons anges gardiens. M. Hanotaux veille sur ses bonnes relations et M. le sénateur Bérenger sur ses bonnes mœurs. À Paris, M. Lépine assure l’ordre de la rue et la circulation des cortèges de gala. Il a fort à faire. Les marins russes ont passé, déchaînant l’enthousiasme. La visite du tsar et de l’impératrice de Russie a fait délirer les foules, rugir les orchestres et les cuivres. À peine sont-ils repartis qu’on annonce le roi de Siam. Un bruit d’acclamations persiste dans l’air. Un seul point noir : la Marseillaise. Cet hymne est vraiment trop plébéien et se plie mal à saluer les rois. Comment ose-t-on parler de tyrans devant tant de rayonnantes majestés ? La question s’agite, dans la presse aux ordres du gouvernement, d’y adapter tout au moins des paroles plus seyantes. Pourquoi pas reprendre Partant pour la Syrie ou Vive Henri IV qui ont tant charmé nos pères ? Ces messieurs du protocole y songent, tandis que de bonnes âmes proposent qu’en révérence de tant d’amis couronnés, nous grattions les murs de nos monuments et l’Arc de Triomphe, pour en déloger quelques inscriptions suspectes et nous adjurent de voiler la nudité indécente du groupe de Rude que d’honnêtes et pieux regards ne sauraient contempler sans rougir…

On sent bien à toutes ces controverses dont les journaux de l’époque sont pleins que nos dirigeants nous ont amenés à un point culminant de notre histoire. La pensée française, j’entends la pensée officielle — car l’autre, la vraie, continue à sourdre, mais couverte et méconnue — la pensée officielle, dis-je, stagne pour s’adapter au goût du jour et la moralité publique s’en ressent. La fine fleur de la société, en quête de distractions distinguées, imite les grands ducs en tournée, découvre les tsiganes, les lutteurs de chez Marseille, la Goulue, le Pétomane et se donne patience, en accréditant le Moulin Rouge et la foire de Neuilly, d’attendre la Foire des foires, en construction, l’exposition universelle de 1900 qui sera surtout prétexte à villages nègres et à danses du ventre.

Je sais bien que sous cette veulerie apparente, la qualité de la race subsiste et qu’il a suffi d’un coup de clairon en 1914 pour redresser tous les courages et faire craquer ce masque d’indifférence et de niaiserie. Je n’en éprouve pas moins une sorte de stupeur à feuilleter les journaux du temps, pleins de futiles commérages, de faux scandales, de potins d’alcôves et de coulisses comme je le fais en ce moment, dans l’angoisse de l’invasion, tandis que le monde s’écroule, que la grosse Bertha fait rage et que de quart d’heure en quart d’heure, toutes mes vitres tremblent au bruit des détonations. Ah ! que n’est-il encore temps de « prendre la vie à la blague » ?

Je n’ai pas épuisé la liste des commandements de la mode enregistrés par l’almanach parisien. Il en est quelques-uns que j’ai gardés pour la bonne bouche et qui montrent que, si positivement dénuée d’idéal que soit une société, son instinct l’avertit qu’il n’est point de vraie élégance hors du commerce des Muses et que c’est d’elles que l’esprit reçoit son vernis suprême. Voici ce que les snobs de 1897 estiment façonné à leur usage particulier : « Savoir parler de Nietzche, Ibsen, Darwin, Schopenhauer. Blaguer la musique de nos pères, admirer Franck, vibrer à la musique de Wagner, tâcher d’être apte à comprendre Beethoven. Savoir parler des primitifs en peinture. Avoir été à Bayreuth ou y vouloir aller l’année prochaine. Lire les Revues des jeunes. Connaître des poètes symbolistes. »

Nos vieux châteaux s’ouvraient jadis aux trouvères vagabonds. Par un reste de tradition, la noblesse continue à recevoir les poètes dans ses salons, mais à l’heure du thé. Il fut un temps, qui n’est pas loin, où on leur offrait, sans marchander, une hospitalité plus large. Les grandes dames se faisaient gloire de tenir à leur adresse, table d’hôte et y conviaient jusqu’à la bohème des lettres, sans trembler pour leur argenterie. Le troupeau famélique se présentait à l’heure du dîner. Les plus crottés étaient admis comme « plus nature ». Nulle formalité d’invitation, ni de présentation préalable. Nulle autre référence exigée que d’être connu de l’un des assistants. Le fait d’avoir passé une fois sous les yeux de la maîtresse de la maison, conférait aux nouveaux venus le droit d’amener, à leur tour, des convives au prochain festin. Il en était ainsi chez la comtesse de Callias, il en était encore de même, aux débuts du symbolisme, chez la princesse Ratazzi, née Bonaparte et chez Léonide Leblanc. Excellentes personnes que ces deux notabilités d’un monde si différent et qui se distinguaient, l’une par ses petites manies, l’autre par son esprit à l’emporte-pièce.

Lorsque la princesse vous avait permis de s’inquiéter de sa santé ou de ses proches, il était courant d’en recevoir une réponse de ce genre. « Je suis, pour l’heure, assez contente de Messaline, mais Nana me donne de graves soucis. » Un étranger eût pu croire qu’il s’agissait de ses filles. C’étaient ses pieds, sujets aux attaques de goutte, qu’elle avait ainsi baptisés. Léonide Leblanc, dans ses réparties, n’y allait pas par quatre chemins. Durant qu’on instruisait à Trianon le procès du maréchal Bazaine, elle s’était vu, un jour, à cause de l’affluence, refuser l’entrée de la salle d’audience où présidait le duc d’Aumale. Un fauteuil restait libre, pourtant. L’huissier lui fit observer qu’il était réservé à un commensal du duc avec lequel il avait déjeuné le matin même. Une liaison si intime exigeait des égards. « Ah ! il a déjeuné avec le duc, ce matin, riposta Léonide Leblanc, à pleine voix, au milieu de la foule attentive, eh ! bien moi, je couche avec le duc, ce soir ! » et bousculant l’huissier éberlué, elle force la consigne, s’ouvre accès dans la salle et se saisit du fauteuil.

Les poètes eussent dû se montrer reconnaissants vis-à-vis de ces deux bienfaitrices et les tenir en particulière estime, mais on se piquait alors de « rosserie » et la « goujaterie » était assez bien portée. Dans le petit Bottin des Lettres et des Arts (1886), la princesse Ratazzi est classée parmi « les vieilles lunes » et Léonide Leblanc se voyait décerner cet entrefilet au vinaigre : « Étoile pâlissante de l’Odéon, reçoit dans son hôtel, outre la famille d’Orléans, quelques jeunes poètes dont elle emploie la verve à autographier, avec dédicaces, des tambourins, choisis par elle, dans les grands magasins du Louvre. » Il est vrai que les poètes se dénigraient même entre eux. À preuve ces quelques citations du même recueil, fruit de leur collaboration :

Charles Morice. — Lyonnais, il a, de son compatriote Chenavard, l’anachronie et les idées générales.

François Coppée. — Un exemple de ce que peut l’esprit de suite dans le commerce de la lingerie à bon marché. A récemment joint à sa boutique de blanc, un magasin d’accessoires de théâtre et de costumes historiques pour modèles, à l’enseigne de palmes vertes.

Paul Déroulède. — Camelot. Vend des broches tricolores dans la cohue.

Émile Goudeau. — Monologuiste distingué. Rime pourtant moins bien que Paul Bilhaut.

Heredia. — Orfèvrerie, damasquinerie, cuirs cordouans.

Jules Laforgue. — Glabre et dodu jeune homme. Chante à la lune d’insidieuses complaintes. Ce Sélénite est lecteur de l’impératrice Augusta. Ô les affres de cette dame s’il lui lit ses poèmes !

Jules Lemaître. — Appartient à cette catégorie de normaliens — c’est la plus dangereuse — qui feignent de comprendre quelque chose.

Mallarmé. — Issu des amours tératologiques de Mlle Sangalli, du père Didon et de l’illustre Sapeck23.

Rollinat. — Épouvantail pour vieilles dames spirites.

Sully Prudhomme. — Académicien honnête et studieux.

Laurent Tailhade. — Floriculteur mystique. Ne ménage pas suffisamment les susceptibilités des petites dames.

André Theuriet. — Garde champêtre.

Paul Verlaine. — … gîte aujourd’hui place de la Roquette sur laquelle il périra sans doute.

Arrêtons-nous. Le pittoresque a ses excès.