(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148

I.

Il y a des noms étrangers qui, à quelques égards, appartiennent ou du moins touchent de près à la France, Le xviiie  siècle en a plusieurs qui ont été, à certains moments, accueillis et presque adoptés par nous ; on en formerait toute une liste depuis Bolingbroke jusqu’à Franklin. En nommant ces deux-là, j’ai nommé deux grands inoculateurs dans l’ordre moral ou philosophique ; mais Bolingbroke en exil, et venu au début du siècle, n’a agi que sur quelques-uns, tandis que Franklin, venu tard, et à une époque de fermentation générale, opéra sur un grand nombre. L’histoire des idées et de l’opinion, dans les années qui ont précédé la Révolution française, ne serait pas complète si l’on ne s’arrêtait à étudier Franklin. Je tâcherai de le faire en m’aidant de quelques travaux publiés récemment sur lui, et surtout en l’écoutant directement lui-même23.

Franklin a écrit ses Mémoires, qu’il n’a malheureusement point achevés. La première partie, adressée à son fils, fut écrite pendant son séjour en Angleterre, en 1774 ; il y donne son histoire détaillée et intime jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Les grandes affaires, dans lesquelles il fut bientôt engagé de plus en plus, lui ôtant tout loisir, il ne reprit son récit que sur les instances de quelques amis, dans son séjour à Passy, en 1784. Cette seconde partie de ses Mémoires, qui le montre s’occupant des affaires d’intérêt public et du ménage politique de la Pennsylvanie, s’étend jusqu’à l’époque de sa première mission en Angleterre (1757), lorsque, âgé déjà de cinquante et un ans, il est chargé par ses compatriotes d’aller y plaider leurs intérêts contre les descendants de Penn, qui abusaient de leurs droits. À partir de là, on n’a plus que des fragments de récits et la correspondance, laquelle, il est vrai, est aujourd’hui des plus complètes et ne laisse rien à désirer. Toutefois le judicieux, le fin et l’aimable guide ne nous tient plus par la main jusqu’au bout, et cela manque. Les deux parties des Mémoires qu’on possède sont, d’ailleurs, bien suffisantes pour nous donner tout l’homme, et pour faire une des lectures les plus originales et les plus fructueuses qui se puissent procurer dans ce genre familier et tout moderne.

Franklin est un des hommes les mieux nommés, et qui a le plus justifié son nom ; car ce mot de Franklin signifiait primitivement un homme libre, un franc-tenancier, jouissant dans un petit domaine à lui de la vie naturelle et rurale. Sa famille était originaire du comté de Northampton, et y possédait, au moins depuis trois cents ans, un petit bien auquel se joignait le produit d’une forge. Ces forgerons cultivateurs étaient des protestants de vieille roche ; ils étaient restés fidèles au dogme anglican, même sous le règne persécuteur de la reine Marie. Vers la fin du règne de Charles II, un oncle de Franklin et son père adoptèrent les dogmes de quelques prédicants non conformistes. Le père de Franklin émigra jeune, en 1682, et emmena femme et enfants en Amérique, dans la Nouvelle-Angleterre. Il s’établit à Boston. Benjamin Franklin y naquit le 17 janvier 1706, le dernier garçon de sa nombreuse famille ; il n’avait que deux sœurs plus jeunes que lui, et en tout seize frères ou sœurs de deux lits différents. Son père, qui était teinturier en Angleterre, s’était fait à Boston fabricant de chandelles et de savon. Il avait d’abord pensé à consacrer Benjamin au service de l’Église, comme étant la dîme de sa famille ; mais, son peu de fortune s’y opposant, il le mit simplement dans son état, l’occupant à couper des mèches et à remplir des moules de suif. Le jeune Franklin avait un goût prononcé pour la marine ; il y eût trouvé une carrière bien propre à exercer ses qualités de hardiesse, de prudence et d’observation continuelle. Son père s’y opposa. Ce père, simple artisan, était, au dire de son fils, un homme de grand sens et d’un esprit solide, bon juge en toute matière d’intérêt privé ou général qui demandait de la prudence. Son avis comptait pour beaucoup, et les personnages du pays ne se faisaient faute, au besoin, de le consulter. Il mourut à quatre-vingt-neuf ans, et la mère de Franklin mourut à quatre-vingt-cinq. Benjamin, dans son humble sphère première, tenait donc d’une forte et saine race ; il en fut le rejeton émancipé, et il la perfectionna en lui.

Cette émancipation de son intelligence semble n’avoir souffert aucune gêne ni aucun retard. Il avait dès l’enfance un goût passionné pour la lecture ; la bibliothèque de son père, on peut le croire, n’était guère riche ni bien fournie ; elle consistait surtout en livres de polémique religieuse. Il les lut ; il lut surtout les Vies de Plutarque, qui, par un heureux hasard, s’y étaient mêlées. Il acheta quelques livres de voyages ; un peu plus tard, un volume dépareillé du Spectateur d’Addison lui tomba sous la main et lui servit à se former au style. Moitié souvenir, moitié invention, il essayait ensuite de traiter à sa manière quelques-uns des mêmes sujets ; puis, en comparant avec l’original, il corrigeait ses fautes, et il lui semblait même quelquefois que, sur des points de détail, il n’était pas toujours battu.

Quand il lisait ce volume dépareillé du Spectateur, il n’était plus dans la boutique de son père. Celui-ci voyant son dégoût pour l’état de fabricant de chandelles, et après avoir essayé de le diriger vers quelque profession mécanique proprement dite (menuisier, tourneur, etc.), le fit engager comme apprenti chez un autre de ses fils imprimeur. Benjamin avait douze ans, et il devait y rester jusqu’à vingt et un. Son grand souci cependant était de se procurer des livres et de se ménager du temps pour les lire, tout en faisant exactement son travail. Ayant lu vers l’âge de seize ans un livre qui recommandait de se nourrir exclusivement de végétaux, il voulut essayer de cette diète toute végétale comme plus philosophique et plus économique. Tandis que ses compagnons étaient hors de l’imprimerie pour prendre leur repas, il y faisait vite le sien qu’il préparait frugalement de ses mains, et il lisait le reste du temps, se formant à l’arithmétique, aux premiers éléments de géométrie, lisant surtout Locke sur L’Entendement humain, et L’Art de penser de Messieurs de Port-Royal.

Jamais esprit plus vigoureux et plus sain ne s’éleva à moins de frais lui-même, et ne réagit sur lui d’une façon plus libre, avec moins de préjugés d’école. Qu’on se représente ce que pouvait être Boston ou toute autre ville de l’Amérique du Nord à cette date. Il y avait tel État où les quakers faisaient à peu près le tiers de la population ; les diverses sectes presbytériennes ou chrétiennes dissidentes avaient la majorité. Dès le premier regard qu’il porta autour de lui sur ces congrégations plus ou moins émanées de Calvin, Franklin ne put en accepter les dogmes antinaturels et écrasants ; il fut esprit fort et déiste, et d’abord il le fut avec ce premier feu et ce besoin de prosélytisme qu’a aisément la jeunesse. Il aimait les disputes sur ces matières et y aiguisait sa subtilité dialectique ; mais il s’efforça peu à peu de s’en corriger. S’étant procuré les Dits mémorables de Socrate par Xénophon, il y prit plaisir et s’appliqua à en reproduire la méthode ; il avoue que ce ne fut point sans en abuser quelquefois. Il s’amusait à tirer de celui avec qui il causait des concessions dont l’interlocuteur ne prévoyait pas les conséquences, et il triomphait bientôt de l’embarras inextricable où il l’avait mis. Un des maîtres imprimeurs chez qui il travailla plus tard à Philadelphie (Keimer) y avait été pris si souvent, qu’il se refusait vers la fin à répondre aux questions les plus simples de Franklin avant de lui demander d’abord : « Que prétendez-vous en conclure ? » Cette méthode un peu scotique et sophistique, à laquelle Socrate lui-même ne me paraît pas avoir entièrement échappé, fut un des travers de jeunesse de Franklin ; il s’en guérit peu à peu, se bornant à garder volontiers dans l’expression de sa pensée la forme dubitative et à éviter l’apparence dogmatique. Il avait beaucoup réfléchi sur la manière de prendre les hommes dans leur propre intérêt, et il avait reconnu qu’il ne faut pas pour cela sembler trop certain et trop assuré de son opinion ; les hommes agréent plus aisément et consentent mieux à recevoir de vous ce qu’ils peuvent croire avoir trouvé en partie eux-mêmes.

Montesquieu, dans les Lettres persanes, a parlé d’un de ces personnages au ton tranchant et absolu comme nous en connaissons encore : « Je me trouvai l’autre jour, écrit Rica à Usbek, dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire si universel. » Franklin était tout le contraire de cet homme-là ; il avait fini par supprimer dans son vocabulaire ces mots certainement, indubitablement :

J’adoptai en place, dit-il, je conçois, je présume, j’imagine que telle chose est ainsi ou ainsi ; ou bien : cela me paraît ainsi quant à présent. Lorsqu’un autre avançait quelque chose que je croyais une erreur, je me refusais à moi-même le plaisir de le contredire brusquement et de démontrer à l’instant quelque absurdité dans sa proposition ; et, en répondant, je commençais par faire observer que, dans certains cas ou circonstances, son opinion pouvait être juste, mais que, dans le cas présent, il me paraissait, il me semblait qu’il y avait quelque différence, etc. J’éprouvai bientôt l’avantage de ce changement de ton. Les conversations où j’entrais en étaient plus agréables ; la manière modeste dans laquelle je proposais mes opinions leur procurait un plus facile accueil et moins de contradiction ; j’avais moins de mortification moi-même quand je me trouvais dans mon tort, et je venais plus à bout de faire revenir les autres de leurs erreurs et de les faire tomber d’accord avec moi quand je me trouvais avoir raison. Et cette méthode, que je n’adoptai pas d’abord sans faire quelque violence à mon inclination naturelle, me devint à la longue aisée et si habituelle que, peut-être, depuis ces cinquante dernières années, personne n’a jamais entendu une expression dogmatique échapper de ma bouche.

Il attribue à cette précaution, après son caractère reconnu d’intégrité, le crédit qu’il obtint auprès de ses compatriotes dans ses diverses propositions d’intérêt public. Il nous dit son secret ; l’artifice est simple et innocent, il vient primitivement de Socrate ; gardons-nous de le confondre, dans aucun cas, avec le mensonge d’Ulysse.

Le frère de Franklin commença vers 1720 ou 1721 à imprimer un journal ; c’était le second qui paraissait en Amérique. Benjamin, qui le voyait faire, qui entendait causer ceux qui y contribuaient de leur plume, et qui lui-même travaillait à l’imprimer, eut l’idée de donner quelques articles ; mais, sentant bien qu’on les refuserait avec dédain à cause de sa jeunesse, si on l’en savait l’auteur, il les fit arriver d’une manière anonyme et en déguisant son écriture. Les articles réussirent ; il en jouit intérieurement, et retint assez longtemps son secret jusqu’à ce qu’il eût épuisé ce qu’il avait à dire. Cependant son frère fut arrêté et emprisonné par ordre du président de l’Assemblée générale du pays pour avoir inséré un article politique d’opposition : il ne fut relâché que moyennant défense de continuer à imprimer son journal. Il éluda cette défense en passant le journal sous le nom de son frère, le jeune Benjamin, auquel il remit à cet effet, et pour la forme, son brevet d’apprentissage avec libération ; il fut convenu toutefois, par un nouvel engagement destiné à rester secret, que Benjamin continuerait de le servir comme apprenti jusqu’au terme primitivement convenu. Ici, nous trouvons l’aveu d’une faute de Franklin, et ce qu’en son langage d’imprimeur il appelle l’un des premiers errata de sa vie. Maltraité par son frère, qui était violent et qui en venait quelquefois aux coups, en l’un de ces jours de querelle il résolut de le quitter, et il s’autorisa pour cela du certificat d’acquittement, sachant bien qu’on n’oserait produire contre lui le second engagement secret.

Les aveux que Franklin nous fait de ses fautes (et nous en trouvons trois ou quatre dans ces années de jeunesse) ont un caractère de sincérité et de simplicité qui ne laisse aucun doute sur la disposition qu’il exprime. Quand Rousseau, dans ses Confessions, nous fait de tels aveux, il s’en vante presque, au même moment où il s’en accuse. Franklin, qui n’a, du reste, à se reprocher que des fautes assez légères, s’accuse moins fort et ne se vante pas du tout. Il dit d’une manière charmante, au début de ses Mémoires, que, si la Providence lui en laissait le choix, « il n’aurait aucune objection pour recommencer la même carrière de vie depuis le commencement jusqu’à la fin, réclamant seulement l’avantage qu’ont les auteurs de corriger dans une seconde édition les fautes de la première ».

Au sortir de l’imprimerie de son frère, ne pouvant trouver d’ouvrage à Boston, il part pour New York, et de là pour Philadelphie, qui va devenir sa patrie d’adoption. Il y arrive dans un assez piteux état, en habit d’ouvrier, mouillé par la pluie, ayant ramé durant la traversée ; il ne lui restait que bien peu d’argent en poche, et il voulut pourtant payer son passage aux bateliers. Ceux-ci refusèrent d’abord, disant qu’il avait payé en ramant ; il insista pour donner son shilling de cuivre : « L’homme, remarque-t-il, est quelquefois plus généreux quand il a peu d’argent que quand il en a beaucoup : peut-être pour empêcher qu’on ne soupçonne qu’il n’en a que peu. » Il fit son entrée dans la ville, tenant trois gros pains qu’il venait d’acheter, un sous chaque bras, et mangeant à même du troisième ; il passa ainsi devant la maison de sa future femme, miss Read, qui était à sa porte, et qui lui trouva l’air un peu extraordinaire. Il avait dix-sept ans, et le voilà seul à faire son chemin dans le monde.

Il entra chez un des deux imprimeurs de la ville, et reconnut bientôt que ces deux imprimeurs entendaient peu leur métier. Il fut remarqué du gouverneur, sir William Keith. En ces pays neufs, il y a moins de distance entre les classes que dans les pays anciens. Ce gouverneur, qui semble le prendre en gré, lui fait de belles promesses et de grandes offres sous main pour l’engager à s’établir à son compte. Après un an de séjour, Franklin va faire une visite à Boston pour obtenir de son père la permission de s’établir ; il est bien vêtu, il a de l’argent en poche et le fait sonner devant ses anciens compagnons d’imprimerie dans une visite à son frère, qui ne le lui pardonne pas. Le père de Franklin, qui ne le trouve pas assez mûr, et qui se méfie d’un certain penchant qu’il lui suppose pour le pamphlet et pour la satire, résiste à la lettre du gouverneur Keith, mais permet toutefois à son fils de retourner à Philadelphie. Franklin y retourne et, tout en restant ouvrier imprimeur, il continue de se former à l’étude, à la composition littéraire ; il se lie avec les jeunes gens de la ville qui aiment comme lui la lecture ; il fait un peu la cour à miss Read ; puis, tenté de nouveau par les promesses du gouverneur, qui lui parle sans cesse d’un établissement, il se décide à faire le voyage d’Angleterre pour y acheter le matériel d’une petite imprimerie.

Il s’embarque pour ce premier voyage d’Angleterre à la fin de l’année 1724 ; il n’avait pas dix-neuf ans. Il trouve en arrivant que les prétendues lettres de recommandation du gouverneur Keith ne sont que des leurres et des mystifications. Il entre dans une grande imprimerie, chez Palmer, puis chez Watts, s’y perfectionne dans son métier, cherche à y moraliser ses compagnons, à leur inculquer une meilleure hygiène, un régime plus sain, et à les prêcher d’exemple. Il voit cependant quelques gens de lettres ; en composant, comme imprimeur, un livre sur la Religion naturelle de Wollaston, il a l’idée d’écrire une petite Dissertation métaphysique pour le réfuter en quelques points. Cet ouvrage, tiré à un petit nombre d’exemplaires, le met en relation avec quelques esprits forts. Bref, dans ce séjour de dix-huit mois à Londres, il se lance en plus d’un sens, il fait quelques écoles, mais aussi il se mûrit vite dans la connaissance pratique des hommes et de la vie.

En partant de Philadelphie, il avait échangé des promesses avec miss Read qu’il comptait épouser. Une des erreurs, un des errata de sa vie, c’est que, dans les premiers temps de son séjour à Londres, il écrit une seule lettre à cette jeune et digne personne, et pour lui annoncer qu’il n’est pas probable qu’il retournera à Philadelphie de sitôt : il résulta de cette indifférence que la jeune fille, sollicitée par sa mère, se maria à un autre homme, fut d’abord très malheureuse, et que Franklin ne l’épousa que quelques années plus tard, lorsqu’on eut fait rompre ce premier mariage et qu’elle eut recouvré sa liberté.

Ici une réflexion commence à naître. Il manque à cette nature saine, droite, habile, frugale et laborieuse de Franklin un idéal, une fleur d’enthousiasme, d’amour, de tendresse, de sacrifice, tout ce qui est la chimère et aussi le charme et l’honneur des poétiques natures. Dans ce que nous allons dire de lui, nous ne prétendons nullement le diminuer ou le rabaisser, mais simplement le définir. Prenons-le en amour. Jeune, il n’éprouve aucun sentiment irrésistible ni entraînant ; il voit miss Read ; elle lui convient, il conçoit pour elle du respect et de l’affection, mais le tout subordonné à ce qui est possible et raisonnable. Arrivé en Angleterre et nonobstant les promesses échangées, il doute de pouvoir les réaliser, et il la prévient honnêtement, sans autrement s’en chagriner beaucoup : « Dans le fait, dit-il par manière d’excuse, les dépenses que j’étais obligé de faire me mettaient dans l’impossibilité de payer mon passage. » Lorsque plus tard il sera de retour à Philadelphie, déjà établi, et qu’il verra miss Read triste, mélancolique, veuve ou à peu près, il reviendra à elle, mais seulement après avoir manqué lui-même un autre mariage, et parce que l’état de célibat lui paraît plein de vices et d’inconvénients4. Il cherchera à corriger de son mieux sa première faute, et il y réussira. Marié à vingt-quatre ans, il trouvera en elle durant des années une tendre et fidèle compagne, et qui l’aidera beaucoup dans le travail de sa boutique. C’est l’idéal ; ne lui demandez pas davantage. Vieux, ayant passé une journée, à Auteuil, à dire des folies avec Mme Helvétius, à lui conter qu’il voulait l’épouser et qu’elle était bien dupe de vouloir être fidèle à feu son mari le philosophe Helvétius, Franklin écrit le lendemain matin de Passy, à sa voisine, une très jolie lettre, dans laquelle il suppose qu’il a été transporté en songe dans les champs Élysées ; il y a trouvé Helvétius en personne, qui s’y est remarié, et qui paraît très étonné que son ancienne compagne prétende lui être fidèle sur la terre. Pendant qu’il cause agréablement avec Helvétius, survient la nouvelle Mme Helvétius apportant le café qu’elle vient de préparer :

À l’instant, continue l’enjoué vieillard, je l’ai reconnue pour Mme Franklin, mon ancienne amie américaine. Je l’ai réclamée, mais elle me disait froidement : J’ai été votre bonne femme quarante-neuf années et quatre mois, presque un demi-siècle ; soyez content de cela. J’ai formé ici une nouvelle connexion qui durera à l’éternité. — Mécontent de ce refus de mon Eurydice, j’ai pris tout de suite la résolution de quitter ces ombres ingrates, et de revenir en ce bon monde revoir le soleil et vous. Me voici : vengeons-nous.

Tout cela est gai, d’une douce et piquante plaisanterie de société, mais le fond du sentiment s’y découvre.

Il y a une fleur de religion, une fleur d’honneur, une fleur de chevalerie, qu’il ne faut pas demander à Franklin. Il n’est pas obligé de comprendre la chevalerie par exemple, et il ne se donne non plus aucune peine pour cela. Quand il s’agira de fonder l’ordre de Cincinnatus, il y sera opposé avec grande raison, mais il ne fera aucune réserve en faveur de la chevalerie, considérée historiquement et dans le passé. Il oubliera lord Falkland, ce chef-d’œuvre de la délicate et galante morale entée sur l’antique loyauté. Il appliquera à l’examen de la chevalerie une méthode d’arithmétique morale qu’il aime à employer, et partant de ce principe « qu’un fils n’appartient qu’à moitié à la famille de son père, l’autre moitié appartenant à la famille de sa mère », il prouvera par chiffres qu’en neuf générations, à supposer une pureté de généalogie intacte, il ne reste dans la personne qui hérite du titre de chevalier que la cinq cent douzième partie du noble ou chevalier primitif. C’est ainsi qu’il ramène tout à l’arithmétique et à la stricte réalité, sans faire sa part à l’imagination humaine.

De même pour la religion. Il y reviendra, après ses premières licences, d’une manière sincère et touchante : je ne sais aucun déiste qui témoigne un sentiment de foi plus vif que Franklin ; il paraît croire, en toute occasion, à une Providence véritablement présente et sensible ; mais là encore, qu’est-ce qui a le plus contribué à le ramener ? Ç’a été de voir que, dans le temps où il était décidément esprit fort, il a manqué à la fidélité d’un dépôt, et que deux ou trois autres libres penseurs de sa connaissance se sont permis des torts d’argent ou de droiture à son égard : « Je commençai à soupçonner, dit-il, que cette doctrine, bien qu’elle pût être vraie, n’était pas très profitable. » Il revient donc à la religion elle-même par l’utilité. L’utile en tout est volontiers sa mesure.

Franklin est par nature au-dessus de tous les soucis des Childe-Harold, au-dessus de toutes les susceptibilités des Chateaubriand. Nous autres qui sommes de race française et prompte, nous voudrions qu’il en eût quelque peu en lui. Le dévouement d’un chevalier d’Assas, la passion d’un chevalier Des Grieux, la poésie de Parisina ou d’Ariel, tout cela se tient dans la pensée, et il nous semble, au moins dans la jeunesse, que c’est manquer d’ailes et d’essor que de ne point passer à volonté d’un de ces mondes à l’autre. Voyons Franklin pourtant tel qu’il est dans sa beauté morale et dans sa juste stature. Cet homme judicieux, ferme, fin, entendu, honnête, sera inébranlable quand l’injustice l’atteindra lui et ses compatriotes. Il fera tout pendant des années, auprès de la mère patrie, pour éclairer l’opinion et conjurer les mesures extrêmes ; jusqu’au dernier moment, il s’efforcera d’atteindre à une réconciliation fondée sur l’équité ; un jour qu’un des hommes influents de l’Angleterre (lord Howe) lui en laissera entrevoir l’espérance à la veille même de la rupture, on verra une larme de joie humecter sa joue : mais, l’injustice s’endurcissant et l’orgueil obstiné se bouchant les oreilles, il sera transporté de la plus pure et de la plus invincible des passions ; et lui qui pense que toute paix est bonne, et que toute guerre est mauvaise, il sera pour la guerre alors, pour la sainte guerre d’une défense patriotique et légitime.

Dans l’ordre habituel de la vie, Franklin reste le plus gracieux, le plus riant et le plus persuasif des utilitaires. « J’approuve, pour ma part, qu’on s’amuse de temps en temps à la poésie, dit-il, autant qu’il faut pour se perfectionner le style, mais pas au-delà. » Il a pourtant lui-même, sans y songer, des formes d’imagination et des manières de dire qui font de lui non seulement le philosophe, mais quelquefois le poète du sens commun. Dans un petit journal de voyage écrit à l’âge de vingt ans (1726), pendant son retour de Londres à Philadelphie, parlant de je ne sais quelle peinture atroce qu’on lui fait d’un ancien gouverneur de l’île de Wight :

Ce qui me surprit, dit-il, ce fut que le vieux bonhomme de concierge qui me parlait de ce gouverneur eût une si parfaite notion de son caractère. En un mot, je crois qu’il est impossible qu’un homme, eût-il toute la ruse d’un démon, puisse vivre et mourir comme un misérable, et pourtant le cacher si bien qu’il emporte au tombeau la réputation d’un honnête homme. Il arrivera toujours que, par un accident ou un autre, il se démasquera. La vérité et la sincérité ont un certain lustre naturel distinctif qui ne peut jamais bien se contrefaire ; elles sont comme le feu et la flamme, qu’on ne saurait peindre.

Indiquant un moyen d’économie pour avoir toujours de l’argent dans sa poche, moyen qui consiste, indépendamment du conseil fondamental du travail et de la probité, « à dépenser toujours un sou de moins que le bénéfice net », il ajoute :

Par là ta poche si plate commencera bientôt à s’enfler et n’aura plus jamais à crier qu’elle a le ventre vide. Tu ne seras pas insulté de tes créanciers, pressé par le besoin, rongé par la faim, transi par la nudité. L’horizon tout entier brillera plus vivement à tes regards, et le plaisir jaillira dans chaque recoin de ton cœur.

Si jamais la doctrine de l’économie est arrivée, à force de contentement et d’allégresse, à une sorte de poésie familière d’expression, c’est dans Franklin qu’il la faut chercher. Une chaleur intérieure de sentiment anime sa prudence ; un rayon de soleil éclaire et égaie sa probité.

Franklin revient de ce premier voyage d’Angleterre à Philadelphie, et, après quelques essais encore, il s’y établit imprimeur à vingt et un ans (1727), d’abord avec un associé et bientôt seul. Il nous fait en quelque sorte son inventaire moral à ce moment décisif de sa vie ; il y énumère ses principes dont il ne se départira jamais :

Je demeurai convaincu que la vérité, la sincérité et l’intégrité dans les relations entre les hommes étaient de la dernière importance pour la félicité de la vie, et je formai la résolution écrite, qui est toujours consignée dans mon livre-journal, de les pratiquer tant que je vivrais.

À cette probité réelle et fondamentale, Franklin tenait aussi à joindre le profit social légitime qui en revient ; mais, en remarquant les petites adresses et les petites industries qu’il mettait à se rendre de plus en plus vertueux au-dedans et à être de plus en plus considéré au-dehors, on ne saurait jamais séparer chez lui l’apparence d’avec la réalité. C’était, si l’on veut, le plus fin et le plus prudent des honnêtes gens, mais aussi le moins hypocrite des hommes.

Afin d’assurer, dit-il, mon crédit et ma réputation comme commerçant, je pris soin non seulement d’être en réalité laborieux et économe, mais aussi d’éviter les apparences du contraire. Je m’habillais simplement, et on ne me voyait dans aucun des lieux de réunion oisive. Je ne faisais jamais de parties de pêche ni de chasse : il est bien vrai qu’un livre me débauchait quelquefois de mon travail, mais c’était rarement, c’était au logis et sans donner de scandale. Et pour montrer que je n’étais pas au-dessus de mon métier, j’apportais quelquefois à la maison le papier que j’avais acheté dans les magasins, à travers les rues, sur une brouette.

On a quelquefois cité cette brouette de Franklin par contraste avec sa destinée future ; mais, on le voit, elle était plutôt, de sa part, une petite adresse très légitime qu’une nécessité de sa position.

En même temps, Franklin formait un club composé des jeunes gens instruits de sa connaissance, pour s’entretenir et s’avancer dans la culture de l’esprit et la recherche de la vérité. Après avoir donné quelques articles dans le journal déjà existant à Philadelphie, il ne tarda pas à avoir lui-même sa gazette, dont il était l’imprimeur, et à disposer ainsi des principaux moyens d’influence et de civilisation dans la ville et dans la province.

Pour juger Franklin littérateur, économiste et auteur de différentes inventions utiles, il convient de se bien représenter ce jeune homme à sa date et à sa place, au milieu de ses compatriotes si rudes, si inégalement instruits et si peu faits à tous les arts de la vie. Franklin parmi eux apparaît comme un éducateur infatigable et un civilisateur. Dans les premiers articles qu’il donnait une fois par semaine dans les gazettes du lieu, il s’efforçait de polir les mœurs, les usages, de corriger les mauvaises et inciviles habitudes, la grosse plaisanterie, les visités trop longues et importunes, les préjugés populaires superstitieux et contraires aux bonnes pratiques. Il ne faut point demander à ces essais une portée générale qu’ils n’ont pas. Plus tard, dans les relations diplomatiques, lord Shelburne, traitant avec Franklin, observait que son caractère principal en affaires était « de ne point s’embarrasser de faire naître les événements, mais seulement de bien profiter de ceux qui arrivaient » ; et il lui reconnaissait la science de la médecine expectative. Dans la première partie de sa vie, bien qu’il paraisse plein d’inventions et un grand promoteur en toute matière d’utilité publique, Franklin ne l’est jamais que dans la mesure immédiate qui est applicable ; il ne sort point du cadre ; il est avant tout pratique.

« Chose étonnante ! a remarqué un des écrivains de l’école de Franklin24, une des passions que l’homme a le moins et qu’il est le plus difficile de développer en lui, c’est la passion de son bien-être. » Franklin fit tout pour l’inoculer à ses compatriotes, pour leur faire prendre goût à ces premiers arts utiles et pour améliorer la vie. Il ne contribua pas seulement à fonder par souscription la première bibliothèque commune, la première société académique (qui deviendra l’université de Philadelphie), le premier hôpital ; il leur apprenait à se chauffer au logis par des poêles économiques, à paver leurs rues, à les balayer chaque matin, à les éclairer de nuit par des réverbères de forme commode. Ce qu’il n’invente pas directement, il le perfectionne, et l’idée, en passant par lui, devient à l’instant plus ingénieuse et plus simple. En entrant dans des détails si minutieux, il sent le besoin de s’excuser, mais il pense que rien n’est à dédaigner de ce qui sert à tout le monde et tous les jours : « Le bonheur des hommes est moins le résultat de ces grands lots de bonne fortune qui arrivent rarement, que de mille petites jouissances qui se reproduisent tous les jours. » Pendant ces années de sa jeunesse et de la première moitié de sa vie, il ne se fait pas un seul projet d’intérêt public en Pennsylvanie sans qu’il y mette la main. Ses compatriotes le savaient bien, et, lorsqu’on leur proposait quelque nouvelle entreprise par souscription, le premier mot était : « Avez-vous consulté Franklin ? qu’est-ce qu’il en pense ? » Et lui, avant de rien proposer directement, avait soin d’y préparer l’esprit public en en écrivant quelque chose là-dessus dans sa gazettef. Il évitait pourtant de signer et de mettre son nom en avant, afin de ménager l’amour-propre des autres. Jamais on n’a mieux usé du journal, ni plus salutairement que lui. En tout, il était rusé pour le bien. Le conseiller, l’instituteur et le bienfaiteur de la cité, voilà, en résumé, son rôle avant la collision des colonies avec la métropole.

Avec cela il a soin de nous avertir que cette application au bien général se faisait sans dommage pour ses intérêts particuliers ; il ne croit nullement que la première condition pour bien faire les affaires du public soit de commencer par mal faire les siennes propres. Il arrivait, par une voie laborieuse, à une fortune honnête et à une indépendance qui allait le mettre en état de se livrer à ses goûts pour l’étude et pour les sciences.

Franklin eut, pendant toute sa vie, une marche constante, progressive, et qui tenait à un plan invariable. Vers l’âge de vingt-quatre ans, il conçut le projet hardi et difficile de parvenir à la perfection morale, et, pour y atteindre, il s’y prit comme un physicien habile qui, moyennant des procédés très simples et de justes mesures qu’il combine, obtient souvent de très grands résultats. Il nous a exposé en détail sa méthode presque commerciale, son livret des treize vertus (tempérance, silence, ordre, résolution, économie, etc.), et le petit tableau synoptique sur lequel il pointait ses fautes chaque jour de la semaine, s’occupant chaque semaine plus spécialement d’une seule vertu, puis passant à une autre, de manière à en faire un cours complet en treize semaines, ce qui faisait juste quatre cours de vertu par an.

Et de même, dit-il, que celui qui a un jardin à sarcler n’entreprend point d’arracher toutes les mauvaises herbes à la fois (ce qui excéderait sa portée et sa force), mais travaille sur un seul carré d’abord, et, ayant fini du premier, passe à un second, de même j’espérais bien avoir l’encourageant plaisir de voir sur mes pages le progrès fait dans une vertu, à mesure que je débarrasserais mes lignes de leurs mauvais points, jusqu’à ce qu’à la fin, après un certain nombre de tours, j’eusse le bonheur de voir mon livret clair et net.

Il nous est difficile de ne pas sourire en voyant cet art de vertu, ainsi dressé par lui pour son usage individuel, et en l’entendant nous dire que de plus, à cette même époque, il avait conçu le plan de former, parmi les hommes de toutes les nations, un parti uni pour la vertu. Franklin eut là son coin de chimère et d’ambition morale excessive, dont les hommes les plus pratiques ne sont pas toujours exempts. Il était très frappé de ce que peut faire de prodigieux changements dans le monde un seul homme d’une capacité raisonnable, quand il s’applique avec suite et fixité à son objet, et quand il s’en fait une affaire. À ses heures de spéculation, il laissait volontiers aller sa pensée, tant dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, à des conjectures et à des hypothèses très hardies et très lointaines. Mais, pour lui qui maîtrisait ses passions et qui se gouvernait par prudence, ces sortes d’aventures d’un moment et d’échappées à travers l’espace n’avaient point d’inconvénients ; il revenait dans la pratique de chaque jour à l’expérience et au possible : ce que ses disciples, nous le verrons, ne firent pas toujours.

Rien donc ne vint à la traverse de ses premiers projets d’amélioration si bien calculés pour l’état social et moral de ses compatriotes. Parmi ses moyens d’action, il faut mettre les Almanachs qu’il publia, à partir de 1732, sous le nom de Richard Saunders, autrement dit le Bonhomme Richard. Franklin avait naturellement ce don populaire de penser en proverbes et de parler en apologues ou paraboles. Je ne rappellerai parmi les proverbes qu’il a frappés et mis en circulation que les plus connus :

L’oisiveté ressemble à la rouille, elle consume plus vite que le travail n’use. La clef dont on se sert est toujours claire.

Pour peu que vous aimiez la vie, ne gaspillez pas le temps, car c’est l’étoffe dont la vie est faite.

Un laboureur sur ses jambes est plus haut qu’un gentilhomme à genoux.

Si vous êtes laborieux, vous ne mourrez jamais de faim : car la faim peut bien regarder à la porte de l’homme qui travaille, mais elle n’ose y entrer.

Le second vice est de mentir, le premier est de s’endetter. Le mensonge monte à cheval sur la dette.

Le carême est bien court pour ceux qui doivent payer à Pâques.

L’orgueil est un mendiant qui crie aussi haut que le besoin, et qui est bien plus insolent.

La pauvreté prive souvent un homme de tout ressort et de toute vertu : il est difficile à un sac vide de se tenir debout.

Plus d’un de ces proverbes, par le sens comme par le tour, rappelle Hésiode ou La Fontaine, mais surtout Hésiode parlant en prose et à la moderne, chez une race rude et positive, que n’avaient pas visitée les Muses.

Quant aux apologues et aux contes, c’était une forme habituelle chez Franklin ; tout lui fournissait matière ou prétexte. Dans sa vieillesse, il ne parlait même un peu de suite que quand il faisait des contes. Il y en a quelques-uns qui, écrits, peuvent sembler un peu enfantins ; il y en a d’autres agréables ; mais la plupart perdent à ne plus être sur sa lèvre à demi souriante. — En voici un, entre les deux, qui peut donner idée des autres :

La dernière fois que je vis votre père, écrivait-il, vieux, à l’un de ses amis de Boston (le docteur Mather), c’était au commencement de 1724, dans une visite que je lui fis après ma première tournée en Pennsylvanie. Il me reçut dans sa bibliothèque ; et, quand je pris congé de lui, il me montra un chemin plus court pour sortir de la maison à travers un étroit passage, qui était traversé par une poutre à hauteur de tête. Nous étions encore à causer comme je m’éloignais, lui m’accompagnant derrière, et moi me retournant à demi de son côté, quand il me dit vivement : « Baissez-vous ! baissez-vous ! » Je ne compris ce qu’il voulait me dire que lorsque je sentis ma tête frapper contre la poutre. C’était un homme qui ne manquait jamais une occasion de donner une leçon utile, et là-dessus il me dit : « Vous êtes jeune, et vous avez le monde devant vous ; baissez-vous pour le traverser, et vous vous épargnerez plus d’un bon choc. » Cet avis, ainsi inculqué, m’a été fréquemment utile, et j’y pense souvent quand je vois l’orgueil mortifié et les mésaventures qui arrivent aux gens pour vouloir porter la tête trop haute.

Il commença à entrer dans les affaires publiques proprement dites en 1736, à l’âge de trente ans, en qualité de secrétaire de l’Assemblée générale. C’était une place pour lui très importante en elle-même, et en raison des affaires d’impression qu’elle lui procurait. La première année il fut choisi sans opposition ; mais, à la seconde, un membre influent parla contre lui, et il s’annonçait comme devant le contrecarrer à l’avenirg. Franklin imagina un moyen de le gagner sans sollicitation ni bassesse, et ce moyen, ce fut de se faire rendre un petit service par lui :

Ayant appris, dit-il, qu’il avait dans sa bibliothèque un certain livre très rare et curieux, je lui écrivis un mot où je lui exprimais mon désir de parcourir ce volume, et où je demandais qu’il me fît la faveur de me le prêter pour peu de jours : il me l’envoya immédiatement, et je le lui renvoyai au bout d’une semaine avec un autre billet qui lui exprimait vivement ma reconnaissance pour cette faveur. La prochaine fois que nous nous rencontrâmes à la Chambre, il me parla (ce qu’il n’avait jamais fait auparavant), et avec beaucoup de civilité ; et il témoigna toujours depuis un empressement à me servir en toute occasion, si bien que nous devînmes grands amis, et que notre amitié dura jusqu’à sa mort. C’est une nouvelle preuve de la vérité d’une vieille maxime que j’avais apprise, et qui dit : Celui qui vous a une fois rendu un service sera plus disposé à vous en rendre un autre, que celui que vous avez obligé vous-même.

C’est par ces degrés de sagacité morale, de sagesse de conduite, de rectitude et d’adresse, d’amour du bien public et de bonne entente de toutes choses, que Franklin se préparait peu à peu, et sans le savoir, au rôle considérable que lui réservaient les événements. Si digne d’estime qu’il fût parmi les siens, il eût pourtant été difficile de deviner en lui, à cette date, celui dont lord Chatham un jour, pour le venger d’une injure, parlera si magnifiquement à la Chambre des lords, comme d’un homme « qui faisait honneur non seulement à la nation anglaise, mais à la nature humaine ».