(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, par M. Théophile Lavallée. » pp. 473-494
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire de la maison royale de Saint-Cyr, par M. Théophile Lavallée. » pp. 473-494

Histoire de la maison royale de Saint-Cyr,
par M. Théophile Lavallée.

Je viens de faire une lecture agréable, douce, unie, touchante par moments, qui repose et même qui élève, une lecture que tout le monde voudra faire comme moi. Il s’agit encore de Mme de Maintenon, mais de Mme de Maintenon prise cette fois par son côté le plus positif et qui prête le moins aux discussions, considérée dans son œuvre et sa fondation de Saint-Cyr. M. le duc de Noailles avait déjà, il y a quelques années (1843), donné sur ce sujet un intéressant opuscule par lequel il préludait à son Histoire de Mme de Maintenon : mais aujourd’hui M. Théophile Lavallée publie de la maison de Saint-Cyr une Histoire complète et suivie, et qui peut se dire définitive.

M. Lavallée s’était fait très honorablement connaître jusqu’ici par divers ouvrages consciencieux et utiles, exécutés avec beaucoup de décision et de fermeté. Son Histoire des Français depuis le temps des Gaulois jusqu’en 1830, arrivée à la neuvième édition, présente en quatre volumes l’abrégé le plus succinct et le plus substantiel de nos annales ; l’esprit exact de l’auteur a su réduire tous les faits dans ce court espace sans rien laisser échapper d’important ni de saillant, et, mérite rare ! l’ouvrage garde de l’intérêt au milieu de cette condensation continue et se fait lire. Attaché comme professeur à l’école militaire de Saint-Cyr, M. Lavallée a été naturellement amené à rechercher les origines et les fortunes diverses de cette maison ; il a trouvé à Versailles, soit dans la bibliothèque du séminaire, soit aux archives de la préfecture, un grand nombre de recueils et de pièces originales qui permettent d’établir le récit le plus détaillé avec certitude. En abordant ce sujet délicat, il y a porté de sa rigueur d’historien, et, en retour, ce sujet lui a rendu de sa douceur et de son élégance. Il en est résulté un beau livre, accompagné de tout ce qui peut le faire valoir, plan, vues, gravures, et surtout formé et nourri à chaque page de cette excellente langue du xviie  siècle, que Mme de Maintenon avait amenée à sa perfection et que parlaient les premières élèves de Saint-Cyr.

Il est arrivé à M. Lavallée, en étudiant Mme de Maintenon, ce qui arrivera à tous les bons esprits encore prévenus (et j’en rencontre quelquefois de tels) qui approcheront de cette personne distinguée et qui prendront le soin de la connaître dans l’habitude de la vie : je ne dirai pas qu’il s’est converti à elle, ce serait mal rendre l’impression simplement équitable que reçoit un esprit droit ; mais il a fait justice de cette foule d’imputations fantastiques et odieusement vagues qui ont été longtemps en circulation sur le prétendu rôle historique de cette femme célèbre. Il l’a vue telle qu’elle était, tout occupée du salut du roi, de sa réforme, de son amusement décent, de l’intérieur de la famille royale, du soulagement des peuples, et faisant tout cela, il est vrai, avec plus de rectitude que d’effusion, avec plus de justesse que de grandeur ; enfin, il a résumé son jugement sur elle en des termes précis, au moment de l’accompagner dans son œuvre de tendresse et de prédilection :

Mme de Maintenon, dit-il, n’a donc pas eu sur Louis XIV l’influence malfaisante que ses ennemis lui ont attribuée : elle n’eut pas de grandes vues, elle ne lui inspira pas de grandes choses : elle borna trop sa pensée et sa mission au salut de l’homme et aux affaires de religion ; l’on peut même dire qu’en beaucoup de circonstances elle rapetissa le grand roi ; mais elle ne lui donna que des conseils salutaires, désintéressés, utiles à l’État et au soulagement du peuple, et en définitive elle a fait à la France un bien réel en réformant la vie d’un homme dont les passions avaient été divinisées, en arrachant à une vieillesse licencieuse un monarque qui, selon Leibniz, « faisait seul le destin de son siècle » ; enfin en le rendant capable de soutenir, « avec un visage toujours égal et véritablement chrétien », les désastres de la fin de son règne.

Puis, au seuil de Saint-Cyr, M. Lavallée a eu soin de placer aussi un portrait de l’illustre fondatrice, où revit cette grâce si réelle, si sobre, si indéfinissable, et qui, sujette à disparaître de loin, ne doit jamais s’oublier quand par moments la figure nous paraît un peu sèche ; il l’emprunte aux Dames de Saint-Cyr dont la plume, par sa vivacité et ses couleurs, est digne cette fois d’une Caylus ou d’une Sévigné :

Elle avait (vers l’âge de cinquante ans), disent ces Dames, le son de voix le plus agréable, un ton affectueux, un front ouvert et riant, le geste naturel de la plus belle main, des yeux de feu, les mouvements d’une taille libre si affectueuse et si régulière qu’elle effaçait les plus belles de la Cour… Le premier coup d’œil était imposant et comme voilé de sévérité : le sourire et la voix ouvraient le nuage…

Saint-Cyr, dans son idée complète, ne fut pas seulement un pensionnat, puis un couvent de filles nobles, une bonne œuvre en même temps qu’un délassement de Mme de Maintenon : ce fut quelque chose de plus hautement conçu, une fondation digne en tout de Louis XIV et de son siècle. M. Lavallée établit très bien, dès les premières pages, le caractère historique et politique de Saint-Cyr, et son lien avec les grandes choses du dehors. Sous Louis XIV, et surtout pendant la seconde moitié de son règne, la France, même en temps de paix, fut obligée de garder son attitude militaire imposante, une puissante armée de 150 000 hommes sous les armes. Louvois introduisait dans ce grand corps l’organisation moderne ; mais la base essentiellement moderne, la contribution égale et régulière de tous au service militaire, manquait. La noblesse, qui était et restait l’âme de la guerre, se voyait pour la première fois assujettie à des règlements stricts et à des obligations continues qui choquaient son esprit et qui aggravaient ses charges. La royauté contractait donc envers elle de nouveaux devoirs. Louis XIV le reconnut et eut à cœur de s’en acquitter : 1º en fondant l’Hôtel des Invalides, dont une partie fut réservée pour des officiers vieux ou blessés ; 2º par la formation des compagnies de cadets qu’on exerçait dans les places frontières, et où l’on élevait 4 000 fils de gentilshommes ; 3º enfin, dès que Mme de Maintenon lui en eut suggéré l’idée, par la fondation de la maison royale de Saint-Cyr, destinée à l’éducation de 250 demoiselles nobles et pauvres. L’établissement de l’École militaire vers le milieu du siècle suivant, et dont le principal honneur revient à Pâris-Duverney, fut le complément nécessaire de ces fondations monarchiques, et remplaça ce que les compagnies de cadets avaient d’insuffisant. Toute cette branche de l’éducation militaire sera prochainement traitée par M. Lavallée dans un second ouvrage intitulé l’Histoire militaire de Saint-Cyr ; il n’était pas inutile de montrer dès l’abord le rapport et le lien.

Saint-Cyr, dans la première pensée de Mme de Maintenon, ne s’élevait pas si haut. Mme de Maintenon était sincèrement religieuse ; à peine tirée de l’indigence par les bienfaits du roi, elle se dit qu’elle devait en répandre quelque chose sur d’autres qui étaient pauvres comme elle l’avait été. Cette idée de secourir les demoiselles pauvres pour les préserver des dangers où elle-même avait passé, fut chez elle très ancienne, très naturelle ; elle l’envisageait comme une dette et comme une rançon, devant Dieu, de sa grande fortune. Elle eut l’abord des jeunes filles dont elle payait la pension à Montmorency, puis à Rueil, où elle donna plus de développement à sa bonne pensée. Elle avait toujours eu un grand goût pour élever les enfants, pour les enseigner, les reprendre, les morigéner : c’était un de ses talents particuliers et prononcés : « J’ai grande impatience, écrivait-elle à Mme de Brinon, la première directrice de ces écolières, de voir mes petites filles et de me trouver dans leur étable… J’en reviens toujours plus affolée. » De Rueil, l’institution fut transférée à Noisy, où elle continua de croître : Mme de Maintenon y consacrait tous les moments qu’elle pouvait dérober à la Cour. Elle commençait à s’applaudir de son succès : « Jugez de mon plaisir, écrivait-elle à son frère, quand je reviens le long de l’avenue suivie de cent vingt-quatre demoiselles qui y sont présentement. »

Mme de Maintenon était faite pour ce gouvernement intérieur et domestique ; elle en avait l’art et le don, elle en goûtait tout le plaisir. Ce n’est pas une raison pour y moins apprécier son mérite. De ce qu’elle y cherchait le repos dans l’action, les délices dans la familiarité et dans l’autorité même, de ce que cet amour-propre, dont on ne se sépare jamais, y trouvait son compte, il ne faut pas l’en moins admirer. Un ancien poète, Simonide d’Amorgos, dans une satire contre les femmes, les a comparées, quand elles sont mauvaises, pour leurs défauts dominants, chacune à une espèce d’animaux (ces anciens étaient peu galants) : mais, quand il en vient à la femme sage, utile, frugale, industrieuse, diligente et féconde, il ne trouve à la comparer qu’avec l’abeille. Mme de Maintenon, au sein de ces établissements dont elle était l’âme et la mère, et dont elle ordonnait en tous sens la ruche, peut se comparer à cette abeille infatigable. Telle elle avait été, toute sa vie, dans les maisons où elle avait vécu sur le pied d’amitié, y mettant l’ordre, la propreté, la décence, répandant l’esprit de travail autour d’elle, et en même temps faisant honneur tout aussitôt à l’esprit de politesse et de société. Que sera-ce donc quand elle sera chez elle, dans sa fondation propre, dans sa ruche de prédilection, avec toute sa joie et son orgueil de reine abeille et de mère, ayant une fois réussi à produire le parfait idéal qui était en elle ?

Cet idéal était patriotique et chrétien tout ensemble : un jour, dans un entretien dont les termes ont été recueillis par ses pieuses élèves, et après leur avoir parlé de tout ce qu’il y avait eu de peu médité et de non prévu dans sa grande fortune à la Cour, elle a dit avec un élan et un feu qu’on n’attendrait pas de sa part, mais qu’elle avait dès qu’elle en venait au sujet chéri :

Il en est de cela comme de Saint-Cyr, qui est devenu insensiblement ce que vous le voyez aujourd’hui. Je vous l’ai souvent dit, je n’aime point les nouveaux établissements ; il vaudrait mieux soutenir les anciens. Cependant, sans presque y penser, il se trouve que j’en ai fait un nouveau. Tout le monde croit que, la tête sur mon chevet, j’ai fait ce beau plan ; cela n’est point. Dieu a conduit Saint-Cyr par degrés. Si j’avais fait un plan, j’aurais envisagé toutes les peines de l’exécution, toutes les difficultés, tous les détails ; j’en aurais été effrayée ; j’aurais dit : Cela est fort au-dessus de moi. Et le courage m’aurait manqué. Beaucoup de compassion pour la noblesse indigente, parce que j’avais été orpheline et pauvre moi-même, un peu de connaissance de son état, me fit imaginer de l’assister pendant ma vie. Mais, en projetant de faire tout le bien possible, je ne projetai point de le faire encore après ma mort. Ce ne fut qu’une seconde idée qui naquit du succès de la première. Puisse cet établissement durer autant que la France, et la France autant que le monde ! Rien ne m’est plus cher que mes enfants de Saint-Cyr : j’en aime tout jusqu’à leur poussière. Je m’offre avec tous mes gens pour les servir ; et je n’aurai nulle peine à être leur servante, pourvu que mes soins leur apprennent à s’en passer. Voilà où je tends, voilà ma passion, voilà mon cœur.

Ce fut l’année même de son mariage avec le roi (1684), et comme par une reconnaissance intérieure envers le Ciel, qu’elle s’appliqua à perfectionner l’essai de Noisy et à lui donner cette première forme déjà toute royale qu’il prit dès sa translation à Saint-Cyr. Elle représenta au roi, après une visite qu’il avait faite à Noisy et dont il avait été fort content, que « la plupart des familles nobles de son royaume étaient réduites à un pitoyable état par les dépenses que leurs chefs avaient été obligés de faire à son service ; que leurs enfants avaient besoin d’être soutenus pour ne pas tomber tout à fait dans l’abaissement ; que ce serait une œuvre digne de sa piété et de sa grandeur, de faire un établissement solide qui fût l’asile des pauvres demoiselles de son royaume, et où elles fussent élevées dans la piété et dans tous les devoirs de leur condition. » Le père de La Chaise appuyait le projet ; Louvois se récriait sur la dépense. Louis XIV lui-même semblait hésiter : « Jamais reine de France, disait-il, n’a rien fait de semblable. » C’est par là en effet, et seulement par là, que Mme de Maintenon prétendait manifester sa prochaine, sa secrète et efficace royauté.

L’idée de la fondation de Saint-Cyr fut décidée, et le roi en parla au Conseil le 15 août 1684 ; deux années se passèrent, durant lesquelles on bâtit la maison, on régla les dotations et les revenus et on prépara les constitutions. Les lettres patentes furent délivrées en juin 1686, et la communauté fut transférée de Noisy dans le nouveau domicile, du 26 juillet au 1er août. Pendant les six années qui suivirent, on resta dans les essais et les tâtonnements ; ils furent des plus brillants et même des plus glorieux, et jamais Saint-Cyr ne fit plus de bruit que dans ce temps où il n’était pas encore assis sur ses entiers et ses plus sûrs fondements. Mme de Maintenon avait rêvé une maison qui ne ressemblât à nulle autre, où l’on fût régulier sans y être tenu par des vœux absolus, où l’on n’eût rien des petitesses et des minuties des couvents, où l’on en gardât pourtant la pureté et l’ignorance du mal, en participant d’ailleurs avec prudence, et sous la réserve chrétienne, à toute la fleur de la politesse et du monde. Louis XIV, qui voyait les choses avec un sens pratique et dans l’intérêt de l’État, approuvait que la maison de Saint-Cyr n’eût rien d’un monastère, et il l’eût voulu conserver ainsi. Mais il y avait dans la première recherche de Mme de Maintenon et dans ce mélange de solidité, de raison et d’agrément, une mesure impossible à observer ; il aurait fallu que toutes les maîtresses et les élèves eussent autant de sagesse et de force qu’elle-même. Élever les demoiselles « chrétiennement, raisonnablement et noblement », était le but, mais il y avait à craindre que ce noblement ne menât au mépris de l’humilité, que ce raisonnablement ne menât au besoin de raisonner. C’est dans ces années d’essai, de premier essor et, d’apprentissage de Saint-Cyr, que Mme de Maintenon demanda à Racine de lui composer des comédies sacrées, et qu’eurent lieu les représentations d’Esther. Si Esther, avec ses conséquences mondaines et l’élite des profanes qu’elle introduisait, fut une distraction, peut-être une imprudence et une faute du premier Saint-Cyr, on sent bien que ce n’est pas nous qui en ferons un reproche, et personne au monde n’aura le courage de le blâmer. Esther est restée, aux yeux de tous, la couronne de la maison. Les détails de la composition de cette adorable pièce et des représentations qu’on en fit sont trop connus pour y revenir : ils forment un des plus gracieux épisodes, et le plus virginal assurément, de notre littérature dramatique. Pourtant Mme de La Fayette, en personne sensée, et un peu jalouse peut-être de Mme de Maintenon, y voyait quelque prétexte à dire :

Mme de Maintenon, qui est fondatrice de Saint-Cyr, toujours occupée du dessein d’amuser le roi, y fait souvent faire quelque chose de nouveau à toutes les petites filles qu’on élève dans cette maison, dont on peut dire que c’est un établissement digne de la grandeur du roi et de l’esprit de celle qui l’a inventé et qui le conduit : mais quelquefois les choses les mieux instituées dégénèrent considérablement ; et cet endroit qui, maintenant que nous sommes dévots, est le séjour de la vertu et de la piété, pourra quelque jour, sans percer dans un profond avenir, être celui de la débauche et de l’impiété. Car de songer que trois cents jeunes filles qui y demeurent jusqu’à vingt ans, et qui ont à leur porte une cour remplie de gens éveillés, surtout quand l’autorité du roi n’y sera plus mêlée ; de croire, dis-je, que de jeunes filles et de jeunes hommes soient si près les uns des autres sans sauter les murailles, cela n’est presque pas raisonnable.

Il était donc essentiel, après le succès d’Esther et l’éveil donné à la Cour, de faire un pas en arrière et de rentrer dans l’esprit de la fondation en le fortifiant par des règlements plus sévères. Le danger, en effet, dans ce voisinage de Versailles, était grand ; il importait que la prédiction de Mme de La Fayette ne pût jamais se vérifier, et que les demoiselles de Saint-Cyr ne ressemblassent dans aucun temps à celles de M. Alexandre Dumas. La morale que Mme de Maintenon tira des représentations d’Esther et de l’invasion des profanes fut dorénavant de dire et de redire sans cesse à ses Dames : « Cachez vos filles et ne les montrez pas. »

Du passage de Racine et de celui de Fénelon à Saint-Cyr, il résulta (toujours au point de vue de la fondation et du but) plusieurs inconvénients au milieu des grâces. Fénelon y développa le goût de la dévotion fine, subtile, à l’usage des âmes d’élite ; Racine, sans le vouloir, y fit naître le goût des lectures, de la poésie et de ces choses dont le parfum est si doux, mais dont le fruit n’est pas toujours salutaire. Mme de Maintenon, toute gagnée qu’elle était par eux, reconnaissait avec son bon sens qu’il fallait y remédier et ne pas laisser abonder dans cette veine de jeunes et tendres esprits dont quelques-uns avaient commencé à s’éprendre. Il y avait parmi ces premières élèves et maîtresses de Saint-Cyr une Mme de La Maisonfort, femme distinguée, esprit curieux, amoureux des recherches, et qui était faite pour un tout autre cadre que celui qu’elle s’était choisi ; elle ne pouvait se résoudre à renoncer à la tendresse de son cœur, à la délicatesse de son esprit et de son goût. Mme de Maintenon lui en faisait la guerre dans des lettres très belles et qui ne la convainquaient pas :

Comment surmonterez-vous, lui écrivait-elle, les croix que Dieu vous enverra dans le cours de votre vie, si un accent normand ou picard vous arrête, ou si vous vous dégoûtez d’un homme, parce qu’il n’est pas aussi sublime que Racine ? Il vous aurait édifiée, le pauvre homme, si vous aviez vu son humilité dans sa maladie, et son repentir sur cette recherche de l’esprit. Il ne demanda point dans ce temps-là un directeur à la mode : il ne vit qu’un bon prêtre de sa paroisse.

Cet exemple de Racine mourant n’opérait pas. Mme de La Maisonfort était de ces personnes rares comme on en connaît quelques-unes en tout temps, qui se portent d’abord au sommet de toutes les curiosités de leur époque, juges suprêmes et raffinés des ouvrages de l’esprit, oracles et prosélytes des opinions en vogue : elle eût fait agréablement du jansénisme avec Racine ou avec M. de Tréville, comme elle distillait du quiétisme avec Fénelon, comme au xviiie  siècle elle se fût éprise de David Hume avec la comtesse de Boufflers, comme au xixe elle eût brillé dans un salon doctrinaire, eût discuté sur la psychologie ou l’esthétique, et peut-être eût poussé jusqu’aux Pères de l’Église, non sans effleurer le socialisme en passant. Mme de La Maisonfort, malgré le goût que Mme de Maintenon avait pour elle, dut être retranchée de l’institut de Saint-Cyr.

Un autre esprit, bien meilleur et plus sûr, Mme de Glapion, était elle-même légèrement atteinte : « Je me suis bien aperçue, lui écrivait Mme de Maintenon, du dégoût que vous avez pour vos confesseurs : vous les trouvez grossiers ; vous voudriez plus de brillant et plus de délicatesse ; vous voudriez aller au ciel par un chemin semé de fleurs. » Mme de Glapion trouvait le catéchisme un peu terre à terre, un peu court sur de certains points ; il lui semblait ridicule « que le maître fît des demandes dignes d’un écolier, et que l’écolier fît des réponses d’un maître ». Elle aurait voulu que la question fût faite par l’enfant, et que, d’après la réponse qu’on lui aurait faite, il raisonnât et qu’il avançât ainsi de curiosité en curiosité. Mme de Glapion aurait désiré, on le voit, introduire un peu de la méthode de Descartes dans le catéchisme. Mme de Maintenon ne discutait pas, mais lui opposait l’usage, l’expérience, l’impossibilité de ne pas bégayer en de telles matières :

Toutes ces idées, lui disait-elle, sont des restes de vanité : vous ne voudriez point de choses communes à tout le monde ; votre esprit est élevé, vous voudriez des choses qui le fussent autant que lui : inutile désir ! la plus savante théologie ne peut vous parler de la Trinité autrement que votre catéchisme. Ce que vous sentez là-dessus est encore matière de sacrifice ; il faut, que votre esprit devienne aussi simple que votre cœur… Employez votre esprit non à multiplier vos dégoûts, mais à les vaincre, mais à les cacher en attendant qu’ils soient vaincus, mais à vous faire aimer les plaisirs de votre état.

Mme de Glapion y parvint. Elle fut la consolation de Mme de Maintenon et sa plus sûre héritière ; elle et Mme du Peyrou maintinrent l’esprit d’exactitude et de régularité en même temps que la politesse et les nobles manières de la fondatrice, jusque bien après sa mort. En définitive, les personnes de cette génération, qui avaient goûté Fénelon, Racine, et qui s’en ressouvenaient tout en s’en étant guéries, réalisèrent seules la perfection de l’éducation, de la grâce et de la langue de Saint-Cyr : après elles, on garda encore les vertus essentielles et les règles, mais le charme s’était envolé, et peut-être aussi la vie.

Pendant ces années de labeur et d’essai, Mme de Maintenon ne cessait de visiter, d’animer et de corriger Saint-Cyr : elle y venait de deux jours l’un au moins ; elle y passait des journées entières dès qu’elle le pouvait. Elle se mêlait aux classes, aux exercices, aux moindres services de la maison, n’en estimant aucun au-dessous d’elle :

Je l’ai vue souvent, dit une de ces modestes historiennes citées par M. Lavallée, arriver avant six heures du matin, afin d’être au lever des demoiselles, et suivre ensuite toute leur journée en qualité de première maîtresse, pour pouvoir mieux juger de ce qu’il y avait à faire et à établir. Elle aidait à peigner et à habiller les petites, passait deux ou trois mois de suite à une classe, y faisait observer l’ordre de la journée, leur parlait en général et en particulier, reprenait l’une, encourageait l’autre, donnait à d’autres les moyens de se corriger. Elle avait beaucoup de grâce à parler comme à tout ce qu’elle faisait : ses discours étaient vifs, simples, naturels, intelligents, insinuants, persuasifs. Je ne finirais pas si je voulais raconter tout le bien qu’elle fit aux classes dans ces temps heureux.

— Ces temps heureux, cet âge d’or, ce sont comme toujours les débuts, les commencements, l’époque où tout n’est pas rédigé encore, et où une certaine liberté d’inexpérience se mêle à la fraîcheur première des vertus.

Pourtant, sous la direction du sage évêque de Chartres, Desmarets, Mme de Maintenon dut songer à chercher dans sa fondation moins de singularité qu’elle n’en avait conçu d’abord ; il fut décidé que les Dames institutrices, tout en restant fidèles à la spécialité de leur but, seraient des religieuses régulières et feraient des vœux solennels. Avertie par les premiers relâchements et par les fantaisies légères qu’elle avait vues poindre, elle s’occupa à faire à ses filles un rempart de leurs constitutions et de leur règle ; elle comprit, comme toutes les grandes fondatrices, qu’on n’arrive à tirer de la nature humaine un parti singulier et extraordinaire sur un point qu’en la supprimant ou la resserrant par tous les autres côtés. Cette réforme définitive, cette transformation de Saint-Cyr d’une maison séculière en un monastère régulier, s’accomplit de 1692 à 1694. Le caractère grave de Mme de Maintenon se trouve empreint à chaque ligne dans le petit livre adressé aux Dames et intitulé : L’Esprit de l’institut des Filles de Saint-Louis. La première recommandation qui leur est faite en des termes aussi absolus qu’on peut imaginer, est que rien ne soit jamais changé ni modifié dans leur règle sous quelque prétexte que ce soit : solidité, stabilité, immobilité, c’est le vœu et l’ordre de Mme de Maintenon, et l’institut y est resté fidèle jusqu’au dernier jour. L’institut n’est point fondé pour la prière, mais pour l’action, pour l’éducation des demoiselles ; c’est là l’austérité véritable, c’est là, en quelque sorte, la prière perpétuelle qu’il suffit d’alimenter par d’autres prières rapides et courtes, et répétées souvent du fond du cœur. « Un mélange de prières et d’actions », tel est l’esprit de l’institut. Mme de Maintenon cherche à prémunir ses filles contre les périls qu’elles ont déjà rencontrés : « N’ayez ni fantaisie ni curiosité pour chercher des lectures extraordinaires et des ragoûts d’oraison. » — « Il y a une grande différence entre connaître Dieu par la science, par la pointe de l’esprit, par la subtilité de la raison, par la multiplicité des lectures, ou le connaître par les simples instructions du christianisme. » Dans le blanc des lignes, il me semble lire en caractères plus distincts : « Surtout pas trop de Racine, et plus jamais de Fénelon ! »

Une haute idée, c’est que les Dames de Saint-Louis étant destinées à élever des demoiselles qui deviendront mères de famille et auront part à la bonne éducation des enfants, elles ont entre leurs mains une portion de l’avenir de la religion et de la France : « Il y a donc dans l’œuvre de Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l’esprit d’une vraie foi et d’un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme. »

La fondatrice leur rappelle expressément qu’étant à la porte de Versailles comme elles sont, il n’y a pas de milieu pour elles à être un établissement très régulier ou très scandaleux : « Rendez vos parloirs inaccessibles à toutes visites superflues… Ne craignez point d’être un peu sauvages, mais ne soyez pas fières. » Elle leur conseille une humilité plus absolue qu’elle ne l’obtiendra : « Rejetez le nom de Dames, prenez plaisir à vous appeler les Filles de Saint-Louis. » Elle insiste particulièrement sur cette vertu d’humilité qui sera toujours le côté faible de l’institut : « Vous ne vous conserverez que par l’humilité ; il faut expier tout ce qu’il y a eu de grandeur humaine dans votre fondation. » Quoi qu’il en soit des légères imperfections dont l’institut ne sut point se garantir, il persista jusqu’à la fin dans les lignes essentielles, et on reconnaîtra que c’était quelque chose de respectable en l’auteur de Saint-Cyr que de bâtir avec constance sur ces fondements, en vue du xviiie  siècle déjà pressé de naître, et dans un temps où Bayle écrivait de Rotterdam à propos de je ne sais quel livre :

On fait, tant dans ce livre que dans plusieurs autres qui nous viennent de France, une étrange peinture des femmes de Paris. Elles sont devenues, diton, grandes buveuses d’eau-de-vie et grandes preneuses de tabac, sans compter les autres excès dont on les accuse, comme tyrannie sur leurs maris, orgueil, coquetterie, médisance, impudicité, etc. Vous ne voyez point en France de livres où l’on traite si mal nos femmes du Septentrion. (Lettre du 21 octobre 1696.)

Et ce n’était pas seulement Bayle qui écrivait ces choses, c’était Mme de Maintenon qui le disait aussi et qui reconnaissait cela pour vrai dans les conseils qu’elle donnait à une demoiselle sortie de Saint-Cyr :

Ne soyez jamais sans corps (sans corset, c’est-à-dire en déshabillé), et fuyez tous les autres excès qui sont à présent ordinaires, même aux filles, comme le trop manger, le tabac, les liqueurs chaudes, le trop de vin, etc. ; nous avons assez de vrais besoins sans en imaginer encore de nouveaux si inutiles et si dangereux.

En présence de ce monde qu’elle connaissait si bien, ne croyez pas que Mme de Maintenon voulût former des plantes trop tendres, des femmes frêles, ingénument ignorantes et d’une morale de novices, elle avait plus que personne un sentiment profond de la réalité. Elle voulait que les Dames parlaient hardiment à leurs élèves de l’état de mariage, et leur montrassent le monde et ses conditions diverses telles qu’elles sont : « La plupart des religieuses, disait-elle, n’osent pas prononcer le nom de mariage ; saint Paul n’avait pas cette fausse délicatesse, car il en parle très ouvertement. » Et elle était la première à en parler comme d’un état honnête, nécessaire, hasardeux :

Quand vos demoiselles auront passé par le mariage, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. Il faut les accoutumer à en parler sérieusement, chrétiennement et même tristement, car c’est l’état où l’on éprouve le plus de tribulations, même dans les meilleurs, et leur apprendre que plus des trois quarts sont malheureux.

Et quant au célibat auquel trop de jeunes filles, en sortant, pouvaient être condamnées faute de dot et de fortune (car « ce qui me manque surtout, disait-elle agréablement, ce sont des gendres »), elle y voyait également un état triste. En général, on n’a jamais eu moins d’illusions que Mme de Maintenon. Parlant des hommes, elle les jugeait rudes et durs, « peu tendres dans leur amitié sitôt que la passion ne les mène plus ». En ce qui est des femmes, elle n’avait aussi sur elles que des idées très arrêtées et médiocrement flatteuses : « Les femmes, disait-elle, ne savent jamais qu’à demi, et le peu qu’elles savent les rend communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses solides. » L’éducation de Saint-Cyr, après la réforme, et dans le plein et véritable esprit de Mme de Maintenon s’il avait été constamment suivi, n’eût donc point péché par trop de timidité, de faiblesse et de grâce tendre ; l’austérité seulement en était voilée.

Cette réforme une fois opérée à Saint-Cyr, et l’impression triste qu’en reçurent d’abord celles même qui s’y soumirent étant à peu près effacée, tout fut dans l’ordre, et la joie eut place comme auparavant au milieu de la vie uniforme et occupée. Mme de Maintenon avait, je l’ai dit, le don d’éducation, et elle n’y voulait point de tristesse : il n’y en a jamais dans ce qui se fait pleinement, avec abondance de cœur et dans la voie droite. À un moment ou à un autre, la joie qui n’est que l’épanouissement de l’âme reparaît, et elle ne cesse point de courir à travers les actions. Mme de Maintenon comptait beaucoup sur les récréations pour former agréablement les élèves, pour les avertir de leurs défauts et gagner leur confiance sans paraître la rechercher. Dans le bien qu’elle avait fait à Saint-Cyr, elle comptait pour beaucoup les soins qu’elle avait pris de la récréation :

C’est là, disait-elle, ce qui met l’union dans une maison et en ôte les partialités ; c’est là ce qui lie les maîtresses avec leurs élèves ; c’est là qu’une supérieure se fait goûter et épanouit le cœur de ses filles en leur donnant quelques plaisirs ; c’est là qu’on dit des choses édifiantes sans ennuyer, parce qu’on les mêle avec de la gaieté ; c’est là qu’en raillant on jette de bonnes maximes.

Elle demande partout aux Dames qu’elle a formées le talent de la récréation autant que celui de la classe : « Rendez vos récréations gaies et libres ; on y viendra. »

Louis XIV, à Saint-Cyr, apparaît plein de charme, de noblesse toujours, et parfois d’une certaine bonhomie qu’il n’eut que là. Dans les grands moments, il intervient comme roi : quand on juge à propos de réformer les constitutions, il les relit et les approuve de sa main ; lorsqu’il faut éloigner les Dames récalcitrantes, telle que Mme de La Maisonfort et quelques autres, et employer à cet effet des lettres de cachet, il sait que le cœur des Dames est affligé de cet exil de leurs sœurs, et, après avoir écrit du camp de Compiègne pour motiver sa rigueur, il vient lui-même avec cortège dans la salle de la Communauté tenir en quelque sorte un lit de justice tout à la fois royal et paternel. Pendant la paix, au retour des chasses, il vient souvent trouver Mme de Maintenon en ce lieu de retraite, mais toujours après s’être donné le temps de mettre, par respect pour les Dames, un habit décent. Pendant les guerres, il sait qu’il a à Saint-Cyr dans ces jeunes âmes, filles de Saint-Louis et de la race des preux, « des âmes guerrières, bonnes religieuses et bonnes Françaises ». Il se recommande à leurs prières, les jours de défaite comme les jours de victoire ; il sait que leur deuil est le sien, et que sa gloire est leur joie. Tout ce côté nouveau et particulier de Louis XIV est très délicatement et généreusement touché par M. Lavallée, et, à certains passages, on est surpris de se trouver tout attendri comme le grand roi le fut lui-même.

Louis XIV et Mme de Maintenon croyaient à l’efficacité des prières, surtout à Saint-Cyr : « Faites-vous des saintes, répétait sans cesse la fondatrice à ses filles durant les guerres calamiteuses, faites-vous des saintes pour nous obtenir la paix. » Et vers la fin, quand un rayon de victoire fut revenu, mêlant quelque enjouement dans le sérieux de son espérance : « Il serait bien honteux à notre supérieure, écrivait-elle, de ne pas faire lever le siège de Landrecies à force de prières : c’est aux grandes âmes à faire les grandes choses. »

Dans les dernières années de Louis XIV, Mme de Maintenon n’était heureuse que quand elle venait à Saint-Cyr « pour se cacher et pour se consoler ». Elle le redit sous toutes les formes et sur tous les tons : « Mon grand consolateur, c’est Saint-Cyr ! — Vive Saint-Cyr ! malgré ses défauts, on y est mieux qu’en aucun lieu du monde. » Elle avait goûté de tout ; elle était rassasiée de tout. Comblée en apparence, et malgré son éclat, elle était de ces natures délicates qui sont restées plus sensibles aux secrètes injures du monde qu’à ses grossières offrandes. Entourée à Versailles d’hommes qui ne l’aimaient pas ou de femmes qu’elle méprisait, lisant dans leur cœur à travers leurs hommages intéressés et leurs bassesses, excédée de fatigue et de contrainte auprès du roi et de la famille royale qui usaient et abusaient d’elle, elle arrivait à Saint-Cyr pour s’y détendre, pour s’y plaindre, pour y laisser tomber le masque qu’elle portait sans cesse. Elle y était respectée, chérie, écoutée ; absente, ses lettres lues à la récréation faisaient l’orgueil de celle qui les avait reçues et la joie de toutes ; présente, on se concertait pour éveiller ses souvenirs, pour la ramener sur ses débuts et sur les incidents singuliers de sa fortune, pour la faire parler d’elle-même, ce sujet qui nous est toujours si reposant et si doux. « Nous aimons à parler de nous-même, a-t-elle remarqué, dussions-nous parler contre. » Et elle ne parlait pas contre. S’il est pénible, comme elle l’a dit, de durer trop longtemps, de vivre dans le monde avec des gens de qui l’on n’est pas connu, qui n’ont point été de la vie qu’on a menée autrefois, qui sont en un mot d’un autre siècle, il est très agréable dans la retraite, et sur le banc d’un jardin, de se retrouver devant des âmes toutes neuves et toutes fraîches, qui sont dociles à se laisser former et avides de tout ce que vous leur dites. N’analysons pas trop les divers sentiments de Mme de Maintenon à Saint-Cyr : il suffit que l’effet sur tout ce qui l’entourait ait été fructueux et bon. Sa langue même si pure se répandait sur ces jeunes personnes qui l’écoutaient, et sa grâce inimitable se renouvelait avec naturel dans leur bouche. Plusieurs des Dames de Saint-Cyr étant mortes en ces années, il est dit de l’une d’elles (Mme d’Assy) dans les Mémoires de Saint-Cyr, en des termes légers et charmants :

C’était un esprit doux et bien fait, un bon naturel qui n’avait que de bonnes inclinations ; l’innocence et la candeur étaient peintes sur son visage, qui, jointes à sa beauté naturelle, la rendaient tout aimable. Pendant son agonie, elle devint beaucoup plus belle qu’elle n’avait été dans le temps de sa meilleure santé ; mais c’était une beauté toute céleste qui inspirait de la dévotion, et nous la regardâmes mourir avec ravissement…

La langue de Saint-Cyr forme une nuance à part dans celle du siècle de Louis XIV ; Mme de Caylus en est la fleur mondaine ; on sent qu’Esther y a passé, et Fénelon également. C’est de la diction de Racine en prose, du Massillon plus court et plus sobre, toute une école pure, nette, parfaite, dont était le duc du Maine ; une jolie source, plus vive du côté des femmes, bien que peu fertile. À l’origine, cela promettait plus, et il y a telle de ces Dames (Mme de Champigny) à qui Mme de Maintenon pouvait écrire : « Je n’ai jamais rien vu de si bon, de si aimable, de si net, de si bien arrangé, de si éloquent, de si régulier, en un mot de si merveilleux, que votre lettre… »

À la mort de Louis XIV, et dans le brusque contraste avec des temps si nouveaux, Saint-Cyr passa presque en un instant à l’état d’antiquité et de relique royale. Après Mme de Maintenon, de dignes héritières y maintinrent encore longtemps la culture de l’esprit et la politesse : mais les Dames de Saint-Louis furent surtout fidèles à l’intention de leur fondatrice en ce qu’elles ne firent jamais parler d’elles. Respectées de tous, peu aimées de Louis XV qui les trouvait (cela est assez naturel) trop hautes et trop dignes, et de qui on a recueilli une parole défavorable qui n’est peut-être pas juste, elles disparaissent dans la continuité de leurs devoirs et dans l’uniformité de leur vie. Une lettre d’Horace Walpole qui les visite en antiquaire, une autre lettre du chevalier de Boufflers qui est citée par M. de Noailles, sont les seuls témoignages un peu saillants qu’on ait sur elles pendant de longues années. Quand la Révolution de 89 éclata, l’étonnement dans ce vallon si voisin de Versailles fut grand, plus grand que partout ailleurs : « Saint-Cyr, a dit très bien M. Lavallée, s’était si complètement immobilisé dans le passé, qu’on y tombait brusquement de Mme de Maintenon à Mirabeau. » Depuis ce jour-là, depuis l’abolition des titres de noblesse, il semblait qu’il n’y eût plus d’incertitude que sur le jour précis où l’institut devait périr. Ces Dames pourtant firent une longue et placide résistance qui les maintint dans leur maison jusqu’en 1793 : elles accomplirent et vérifièrent à la lettre la parole de Mme de Maintenon : « Votre maison ne peut manquer tant qu’il y aura un roi en France » ; et elles n’achevèrent, en effet, de périr que le lendemain du jour où il n’y eut plus de roi.

Cependant (admirez le jeu et l’enchaînement des destinées !), parmi les demoiselles qui y étaient élevées à cette date se trouvait Marie-Anne de Buonaparte, née à Ajaccio le 3 janvier 1777 et qui était entrée à Saint-Cyr en juin 1784. Son frère, Napoléon de Buonaparte, officier d’artillerie, voyant qu’après le 10 Août les décrets de l’Assemblée législative semblaient annoncer ou plutôt confirmer la ruine de cette maison, se rendit à Saint-Cyr dans la matinée du 1er septembre 1792, et fit tant, par ses démarches actives auprès du maire de la commune, puis auprès des administrateurs de Versailles, qu’il obtint le jour même d’emmener sa sœur, dont il était comme le père et le tuteur, afin de la reconduire en Corse dans sa famille. — Il ne devait plus revenir à Saint-Cyr, converti par lui en Prytanée français, que le 28 juin 1805, déjà empereur et maître de la France, regardant d’égal à égal Louis XIV.

En 1793, Saint-Cyr dévasté perdit un moment son nom, et la commune ruinée s’appela Val-Libre. — En 1794, pendant qu’on travaillait dans l’église pour en faire un hôpital, la tombe de Mme de Maintenon ayant été découverte dans le chœur, fut brisée, son cercueil violé, ses restes profanés : elle fut, ce jour-là, traitée en reine.

Toutes ces vicissitudes animent la fin de l’Histoire de M. Lavallée. Cette Histoire rappelle assez bien la manière dans laquelle le cardinal de Bausset a écrit la vie de Fénelon : c’est un courant de narration égal et pur. J’y pourrais au plus signaler deux ou trois endroits où il y a tache et où l’accent, selon moi, détonne un peu ; une seconde édition les fera aisément disparaître. Mme de Maintenon est sortie tout à fait à son honneur de cette étude précise et nouvelle ; on peut même dire que sa cause est désormais gagnée : elle nous apparaît en définitive comme une de ces personnes rares et heureuses, qui sont arrivées, dans un sens, à la perfection de leur nature, et qui ont réussi un jour à la produire, à la modeler dans une œuvre vivante qui a eu son cours, et à laquelle est resté attaché leur nom.