(1907) Jean-Jacques Rousseau pp. 1-357
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(1907) Jean-Jacques Rousseau pp. 1-357

Au lecteur

1º J’ai pu me tromper sur quelques faits. Ceci n’est point une « biographie critique » de Rousseau : mon principal objet a été l’histoire de ses sentiments.

2º Ce ne sont que des « conférences ». J’y ai cherché avant tout la simplicité et la clarté ; et le ton est le plus souvent celui d’une causerie un peu surveillée.

J. L.

Première conférence.
Les six premiers livres des « Confessions »

Au risque d’être encore accusé de critique impressionniste, personnelle, subjective, je dois vous faire un aveu. Lorsque je choisis pour sujet de ce cours Jean-Jacques Rousseau, ce ne fut point d’abord dans une pensée d’extrême bienveillance pour le citoyen de Genève.

Pourtant, je l’avais beaucoup aimé autrefois, quand j’avais plus d’illusions que je n’en ai aujourd’hui. Mais j’ai fait des expériences, j’ai vu de près des réalités que je n’avais aperçues que de loin ; j’ai touché du doigt les conséquences de certaines idées de Rousseau. Et c’est pourquoi, quand je promis de parler de Jean-Jacques, je me proposais d’étudier surtout en lui le père de quelques-unes des plus fortes erreurs du xviiie et du xixe  siècle.

Mais il fallait d’abord le relire, ou, soyons sincère, le lire sérieusement et complètement. Or il m’est arrivé une chose que je n’avais pas prévue. Tandis que je cherchais dans cette longue lecture des raisons de le condamner, oh ! je les trouvais abondamment, puisqu’elles y sont ; mais en même temps je sentais trop bien comment ces idées lui étaient venues, par quelle fatalité de tempérament ou de circonstances, à la suite de quels souvenirs, de quelles déceptions, de quels regrets, même de quels remords. Puis, ce qu’il eut de candeur et de véritable piété me touchait malgré moi ; et je connaissais de nouveau que cet homme, de qui l’on peut croire que tant de maux publics ont découlé (à son insu, il est vrai, et principalement après sa mort) fut sans doute un pécheur, et finalement un fou, mais non point du tout un méchant homme, et qu’il fut surtout un malheureux.

Et puis son cas est si singulier ! Il est même unique dans notre littérature et, je crois bien, dans toutes les littératures du monde. Ce vagabond, ce fainéant, cet autodidacte qui, après trente ans de rêvasserie, tombe un jour dans le plus brillant Paris du xviiie  siècle, et qui y fait l’effet d’un Huron, mais d’un Huron vrai et de plus de conséquence que celui de Voltaire ; qui commence à publier vers la quarantaine ; qui écrit en dix ans, péniblement et parmi des souffrances physiques presque incessantes, trois ou quatre livres, — lesquels ne sont pas autrement forts ni rares de pensée, mais où il y a une nouvelle façon de sentir et comme une vibration jusque-là inconnue ; puis qui s’enfonce dans une lente folie, — et qui se trouve, par ces trois ou quatre livres, transformer après sa mort une littérature et une histoire et faire dévier toute la vie d’un peuple dont il n’était pas : quelle prodigieuse aventure !

Donc, je résolus d’aborder l’œuvre de Jean-Jacques d’une âme égale, craignant de m’irriter inutilement contre un mystère.

Je dus ensuite me mettre au courant des dernières études publiées sur Rousseau. J’eus alors le soupçon qu’une étude nouvelle était peut-être superflue. Mais, à ce compte-là, on ne ferait jamais rien.

Là-dessus je cherchai un plan. Je voyais bien déjà les principales idées à développer. Je pouvais montrer à ma manière soit l’unité, soit l’incohérence de l’œuvre de Rousseau ; — expliquer, comme M. Lanson, que tout, dans Rousseau et même le Contrat social, se rapporte à un seul principe ; ou, comme Faguet, que tout s’y rapporte en effet, excepté le Contrat social ; — suivre, à propos de chacun de ses livres, la fructification posthume des erreurs qu’il y a déposées ; — ou bien démontrer que Jean-Jacques, quel qu’il soit d’ailleurs, est dans le fond, avant et après tout, un protestant chez qui le protestantisme a prématurément produit ses extrêmes conséquences ; — ou bien encore étudier, dans sa vie et dans ses livres, l’histoire d’une âme, d’une pauvre âme, une très lente mais très véritable évolution morale… Et je pouvais grouper, sous ces divers chefs, tout ce que m’aurait suggéré la lecture de Rousseau. — Le plus simple était d’ailleurs, à première vue, de présenter d’abord sa vie, puis ses ouvrages.

Mais j’ai vite senti que cette méthode usuelle, et qui convient à presque tous les écrivains, ne convient peut-être pas à Rousseau, parce que Rousseau n’est pas un écrivain comme un autre.

Les grands classiques sont pour nous tout entiers dans leurs œuvres. Cette œuvre étant toute objective, quand nous l’avons définie, nous avons tout dit sur eux ; et la connaissance de leur vie, même agitée, n’ajouterait pour nous rien d’essentiel à la connaissance de leurs ouvrages. J’en dis autant des écrivains du xviiie  siècle et des encyclopédistes eux-mêmes. La vie des Diderot, des d’Alembert, des Duclos est la vie commune aux gens de lettres de ce temps-là. La vie de Voltaire est amusante ; mais, quand nous ne la connaîtrions pas, son œuvre n’en serait pas moins facile à comprendre et à juger. Quant à Montesquieu et à Buffon, leur biographie ne communique, pour ainsi parler, avec leurs livres que par les loisirs et la sérénité qu’assurait à leur pensée leur condition de gentilhommes riches…

Mais Rousseau est le plus « subjectif » de tous les écrivains. C’est un homme qui n’a guère parlé que de lui, un homme qui a passé son temps à « expliquer son caractère ». Tous ses ouvrages étaient déjà des sortes de confessions. Mais en outre, il a pris soin d’écrire lui-même ses Confessions expresses, et quelles confessions ! Les plus sincères, je ne sais, mais à coup sûr les plus détaillées, les plus complaisantes, les plus impudentes sans doute, mais aussi les plus candides apparemment et peut-être les plus courageuses, et en tout cas les plus singulières et les plus passionnantes qui aient jamais été écrites.

Je crois donc qu’une étude sur Jean-Jacques pourrait être une biographie morale continue, où l’histoire de ses livres se mêlerait intimement à l’analyse de ses Confessions. Et c’est ce que j’essayerai de faire.

 

Je voudrais aujourd’hui suivre les Confessions de Jean-Jacques jusqu’à son dernier départ des Charmettes. Il avait alors vingt-neuf ans. Ce sont donc, proprement, ses « années d’apprentissage ».

Que le plus beau livre de Rousseau ait été sa confession, c’est-à-dire le récit de sa vie la plus intime et la description de son « moi » le plus secret, c’est déjà très curieux. Si le romantisme est, comme on l’affirme, l’étalage de l’individu dans la littérature, les Confessions de Jean-Jacques fondaient donc, du premier coup, le romantisme et en donnaient un modèle qui n’a pu être dépassé. Et, en outre, que Jean-Jacques ait eu l’idée d’écrire ce livre, et qu’il l’ait écrit comme il l’a fait, et qu’il se soit jugé lui-même intéressant à ce point pour les autres hommes, cela seul est une grande lueur sur son caractère, puisque c’est le plus fort témoignage de l’orgueil maladif et délirant qui en formait presque tout le fond. Les Confessions sont, dans leur essence même, un livre d’impudeur : ce livre est donc bien le père de la moitié de la littérature du siècle dernier.

Il commence ainsi : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur. » Et notez qu’il a raison. Rien de tel avant ni après lui. Je ne vous rappellerai pas le caractère religieux et même théologique des pudiques confessions de Saint-Augustin. Montaigne dans ses Essais, Retz dans ses Mémoires ne confessent que des faiblesses ou des fautes qui ont un certain air et qui ne déshonorent point. Mais Rousseau confesse, et sans les atténuer, des choses honteuses, des péchés, des péchés mortels. Et, comme il le prédisait, son entreprise n’a pas eu d’imitateurs. Car sans doute, après lui, la bonde est ouverte à ce genre immodeste des « confessions » : mais ni Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, ni Lamartine dans les Confidences, ni George Sand dans l’Histoire de ma vie, ni Renan dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse n’auront le courage de nous confesser des secrets honteux ou simplement ridicules, (et si vous en concluez que la matière leur en a fait défaut, c’est donc que vous avez de très bonnes âmes).

C’est pourquoi je comprends l’exaltation de cette première page, et cette invocation à Dieu qui se termine ainsi :

Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité : et puis qu’un seul te dise s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.

Qu’est-ce à dire ? Ce cri veut nous étonner et sent son charlatan. Mais songez d’où venait Rousseau, où il avait vécu, à qui il se comparait : et vous verrez que ce qu’il exprime là, c’est, en somme, — retournée dans l’expression, — la pensée de Joseph de Maistre : « Je ne sais pas ce qu’est le cœur d’un coquin ; je sais ce qu’est le cœur d’un honnête homme : c’est affreux. »

Et d’ailleurs, je le dis parce que cela est vrai, Jean-Jacques, quand il commença d’écrire les Confessions, à Motiers, en 1762, était devenu un fort honnête homme. Les maladies, la persécution avaient développé ses sentiments religieux. Il était déjà dans cette disposition d’esprit presque mystique qui sera si sensible dans ses Dialogues. Il me semble que les Confessions, œuvre d’un pénitent superbe qui s’oppose à tous les autres hommes et en appelle aux siècles futurs, ont tout de même aussi, dans bien des pages, quelque chose d’une confession religieuse.

Cela seul me ferait assez croire à leur vérité, qui du reste a été peu contestée, sauf sur des points de chronologie, et qui s’est vue confirmée presque toutes les fois qu’on a pu contrôler les récits de Jean-Jacques par des lettres de lui et de ses correspondants ou de ses contemporains.

Il est certain cependant que les Confessions, qui sont surtout psychologiques, sont encore en plus d’un endroit, et par la force des choses, apologétiques (surtout la seconde rédaction). Puis, Rousseau écrit ses confessions de mémoire ; il en écrit les premiers livres quarante, trente et vingt ans après les événements. Et nous savons comme il est difficile de se souvenir, et à quel point la mémoire déforme les choses.

Mais, d’abord, lorsqu’il nous raconte des actes avilissants, il n’y a pas apparence qu’il les invente (à moins que certains aveux pénibles ne soient là pour faire croire à la vérité du reste) ; mais il y a apparence, au contraire, qu’il s’en est nettement souvenu, justement à cause de leur caractère humiliant. (Eh ! n’avons-nous pas tous, ou presque tous, dans notre passé, de ces choses dont on dit « qu’elles ne s’oublient pas », de ces souvenirs affreusement désagréables, qui nous reviennent presque tous les jours quand nous sommes seuls un peu longtemps, ou bien que nous rappelons exprès pour nous dégriser ?…) — Pour l’ensemble, j’estime que, si la véracité de Jean-Jacques peut être en défaut, il faut croire du moins à sa sincérité.

Joignez qu’il a, au plus haut point, le souvenir des lieux, qui l’aide à garder celui des faits ou des sentiments. En voici un exemple (et où nous trouvons aussi, dans la vision et dans l’accent, un je ne sais quoi qu’on ne connaissait pas trop avant Jean-Jacques, et qui sera, si vous voulez, le commencement de l’impressionnisme).

Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux. Je vois une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon ; je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin de le lui dire… (Livre I).

« J’ai besoin de le lui dire. » Ô individualisme ! ô romantisme !

Et encore (souvenir de la maîtrise d’Annecy, avec le bon M. le Maître (M. Nicoloz)) :

… Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée, M. le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur ; l’orgueil avec lequel j’allais, tenant une petite flûte à bec, m’établir dans la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait fait exprès pour moi ; le bon dîner qui nous attendait ensuite ; le bon appétit qu’on y portait ; ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu’un dimanche de l’Avent j’entendis de mon lit chanter cet hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette église-là… etc. (Livre III).

Mais je ne puis vous lire ainsi toutes les Confessions et je le regrette. Je ne puis que les analyser ; et combien de détails charmants, étranges, émouvants ou irritants je laisserai de côté ! — Pour plus de clarté, et pour fixer vos propres souvenirs, il me paraît indispensable de faire un sommaire très bref des faits principaux relatés dans ces six premiers livres qui nous occuperont aujourd’hui.

 

Livre I. — Jean-Jacques naît à Genève le 28 juin 1712, d’un horloger. Sa mère meurt en le mettant au monde. — Son père lui fait lire des romans à sept ans. Il l’abandonne à huit ans, une affaire d’honneur l’obligeant à s’expatrier.

On le met en pension, de huit à dix ans, à Bossey, chez le pasteur Lambercier, qui lui apprend la religion. Ici se placent diverses anecdotes, notamment celle de la fessée donnée par mademoiselle Lambercier.

On le retire de Bossey. Il reste deux ou trois ans, à Genève, chez son oncle Bernard. Il va de temps en temps à Nyon, où est son père ; est amoureux de mademoiselle Vulson et polissonne avec mademoiselle Gothon. Il est ensuite placé chez un greffier pour y apprendre le métier de procureur. Il s’en fait renvoyer et entre chez un graveur, qui le maltraite. Un soir, après une promenade dans la campagne, il trouve la porte de la ville fermée. Et il quitte Genève le lendemain pour courir fortune à travers le monde.

 

Livre II. — Il rôde autour de Genève, se présente au curé de Confignon, qui l’adresse à madame de Warens, à Annecy. Cette dame, nouvelle convertie, l’envoie à Turin dans l’hospice des Catéchumènes. Il se laisse convertir, cherche sa vie dans Turin, passe quelques semaines chez la jolie marchande madame Bazile, puis est laquais chez la comtesse de Vercellis. Ici se place l’histoire du ruban.

 

Livre III. — Après cinq ou six semaines passées sans occupation et signalées par de singulières fantaisies sensuelles, il entre chez le comte de Gouvon, toujours comme laquais, mais pour qui on a des égards. Il est amoureux de mademoiselle de Breil, une des filles de la maison. Le fils du comte, l’abbé de Gouvon, s’intéresse à lui, et lui apprend l’italien. On se chargeait de son avenir : mais un beau jour il décampe avec un camarade des rues (à près de dix-huit ans), repris par son besoin de vagabondage.

Il retourne à Annecy, près de madame de Warens ; se laisse nourrir, mais lit, travaille. On le met au séminaire ; il n’y reste pas. Il reçoit des leçons de musique du professeur des enfants de chœur de la cathédrale, un M. Nicoloz, qu’il appelle « M. le Maître ». Il s’engoue d’une espèce de musicien bohème, Venture. Puis, M. le Maître étant obligé de quitter Annecy, Jean-Jacques l’accompagne jusqu’à Lyon, où il l’abandonne au coin d’une rue en peine crise d’épilepsie, ou peut-être de delirium tremens. (Ce M. le Maître était bonhomme, mais fortement ivrogne.)

Là-dessus, Jean-Jacques revient à Annecy, et n’y retrouve plus madame de Warens.

 

Livre IV. — Il attend des nouvelles de madame de Warens à Annecy. Ici se place la partie de campagne avec mesdemoiselles Galley et de Graffenried.

Chargé de conduire à Fribourg la Merceret, femme de chambre de madame de Warens, il passe par Genève, voit son père à Nyon (pour la première fois, je crois, depuis huit ou neuf ans), et se rend de Fribourg à Lausanne, où, sous le nom de Vaussore, il montre la musique sans la savoir et donne même un concert (chez M. de Treytorens). Il va à Vevey (patrie de madame de Warens), passe l’hiver de 1731-1732 à Neuchâtel, où il continue de donner des leçons de musique. (Il finissait par l’apprendre en l’enseignant.) Vie pénible, détresse. Il fait la connaissance d’un archimandrite qui quêtait pour le « rétablissement du Saint-Sépulcre » ; va à Fribourg, à Berne, à Soleure, où M. de Bonac, ambassadeur de France, le retient. Puis M. de Bonac l’envoie à Paris pour être précepteur. Jean-Jacques fait la route à pied ; ne s’entend pas avec le père de son élève, apprend que madame de Warens est retournée en Savoie, et repart à pied de Paris. Après quelque séjour à Lyon, il arrive chez madame de Warens, qui venait de se fixer à Chambéry. Elle lui obtient un emploi dans le cadastre.

 

Livre V. — Il donne des leçons de musique à des jeunes filles. Pour le mettre en garde contre les séductions de certaines de ses élèves, madame de Warens devient elle-même son initiatrice. Il se laisse faire ; il accepte même le partage avec le jardinier Claude Anet. — Il fait un voyage à Besançon pour prendre des leçons de composition de l’abbé Blanchard ; va voir un parent à Genève et son père à Nyon (deuxième visite) ; revient à Chambéry ; fait plusieurs voyages à Genève, à Lyon, à Nyon, tantôt pour son plaisir, tantôt pour les affaires de madame de Warens. Un accident le rend aveugle pendant quelque temps. Ensuite il tombe sérieusement malade. Madame de Warens le guérit, et tous deux vont habiter les Charmettes, campagne près de Chambéry (fin de l’été 1736).

 

Livre VI. — Aux Charmettes. Maladie bizarre. Il retourne l’hiver à Chambéry, puis, dès le printemps, aux Charmettes. Il lit beaucoup et tâche d’y mettre de la méthode. Au mois d’avril 1738, il va à Genève pour toucher enfin sa part de la succession de sa mère. Il la rapporte à madame de Warens. Sa maladie s’aggrave. Il s’imagine avoir un polype au cœur et va consulter à Montpellier. En route, aventure avec madame de Larnage. Il reste deux mois à Montpellier, revient près de madame de Warens, et trouve sa place prise par le coiffeur Wintzenried. Il n’accepte pas ce nouveau partage ; passe une année à Lyon, chez M. de Mably, comme précepteur de ses deux enfants ; revient en 1741 aux Charmettes, y retrouve la même situation et madame de Warens refroidie. Il invente un nouveau système pour noter la musique, croit sa fortune faite, et se met en route pour Paris. Il a vingt-neuf ans.

Ce simple canevas des faits, ce résumé des agitations extérieures de Rousseau jusqu’à la trentaine nous présente déjà l’image d’un errant et d’un déclassé. Mais pénétrons plus avant, et, sous les faits, et grâce, en partie, à ses propres commentaires, voyons l’homme lui-même dans la complexité de sa nature.

Rousseau (ceci n’est point inutile à rappeler), est d’origine française et parisienne. Sa famille était établie à Genève depuis 1529. Son bisaïeul et son trisaïeul avaient été libraires : profession à demi libérale et proche des lettres.

Autre remarque, essentielle celle-là : Rousseau est né protestant. Son grand-père maternel était pasteur. C’est le protestant pur, je veux dire conséquent avec le principe de la Réformation, qui écrira le récit de la mort de Julie, la Profession de foi du Vicaire Savoyard, les Lettres de la Montagne.

Puis, nous trouvons chez Jean-Jacques un Genevois très imprégné des mœurs et de l’esprit de sa petite république, — et qui se souviendra avec tendresse, dans la Lettre à d’Alembert, d’avoir participé, enfant, aux fêtes civiques de sa ville. C’est ce petit Genevois qui écrira le Contrat social.

Notons encore, chez lui, le rejeton d’un sang aventureux. Sa mère, jolie, vive, lettrée et musicienne, très entourée, semble avoir fait innocemment scandale dans la ville de Calvin. Son père, horloger et maître de danse, léger et romanesque, fut quelque temps (de 1705 à 1711) horloger du sérail à Constantinople. Un frère de Jean-Jacques tourna mal et disparut. Un de ses oncles était allé chercher fortune en Perse.

Il y a ensuite, dans Jean-Jacques, un pauvre enfant très déraisonnablement élevé, passant des nuits à lire des romans avec son père, nourri de d’Urfé et de La Calprenède (avec du Plutarque, il est vrai, par-dessus), abandonné par son père à l’âge de huit ans, et qui, à partir de dix ans, ne fut plus élevé du tout et devint, il le dit lui-même, à plusieurs reprises, un polisson, un larron, un parfait vaurien.

Il y a aussi un enfant, puis un adolescent, puis un homme d’une sensibilité extraordinaire, et extraordinairement imaginative, — cette sensibilité qui le fera se jeter dans les bras de ses amis en les arrosant de larmes, et mouiller de pleurs tout le devant de son gilet le jour où lui vint la première idée de son Discours sur les Sciences et les Arts. Sensibilité étroitement jointe à un orgueil également extraordinaire, par la conscience qu’il a de cette délicatesse de nature et aussi de sa supériorité intellectuelle. Et, par un jeu naturel, les blessures de sa sensibilité exaspèrent son orgueil, et son orgueil lui rend plus douloureuses les blessures de sa sensibilité. — Et c’est « l’homme sensible » qui fera du sentiment le fondement de la morale, et qui écrira la plus grande partie de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile.

C’est justement par cette sensibilité et cet orgueil que s’explique la plus mauvaise action de son adolescence, « l’histoire du ruban ». C’est à Turin, après la mort de cette madame de Vercellis dont il était laquais-secrétaire. Dans le désordre qui suit cette mort, Jean-Jacques vole un « petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux ». On le trouve, on veut savoir où il l’a pris. On l’interroge devant la famille assemblée. Il balbutie et dit enfin que c’est la jeune cuisinière Marion qui lui a donné ce ruban. On les confronte ; elle nie, Jean-Jacques persiste ; on les congédie tous les deux. « J’ignore, dit Rousseau, ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se placer… Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter ? » (Et, là-dessus, libre à nous d’imaginer quelque historiette « en marge des Confessions », où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique… Mais ce serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l’écrirai pas.)

Il reste que l’acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement significatif du fond même de sa nature, — sensibilité, imagination, orgueil, — et cela, par l’explication même qu’il en donne et qui me paraît, ici, toute la vérité :

Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment (celui où il accusa faussement Marion) ; et, lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée : je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit et je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner… Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne craignais pas la punition : je ne craignais que la honte, mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer dans le centre de la terre : l’invincible honte l’emporta sur tout ; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment.

(Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s’agit d’un « petit ruban » et « vieux », qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu d’importance à l’histoire que, quelques semaines après, il procura à Jean-Jacques une place excellente… Jean-Jacques aurait-il dramatisé ? C’est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c’est qu’il mène un terrible repentir… Il assure que le désir de se soulager par cet aveu a beaucoup contribué à la résolution qu’il a prise d’écrire ses confessions ; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions, il va jusqu’à dire qu’il considère la calomnie de David Hume sur son compte, trente ans après, comme le châtiment direct du mensonge qu’il fit lui-même contre la pauvre Marion.)

Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l’indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, maître de musique, on peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu’il peut, un errant, un chemineau. C’est son goût dominant. Quand il s’enfuit de Genève, à seize ans : « L’indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul sentiment qui m’affectait. J’entrais avec sérénité dans le vaste monde. » Ailleurs il dit que ce qu’il aime dans ses courses solitaires, c’est « la vue de la campagne, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance ». C’est aussi la paresse et la rêverie. Il goûte tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l’abbé de Gouvon, une situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n’a pas dix-huit ans), il lâche tout pour suivre une espèce de voyou genevois, nommé Bascle, dont il s’est épris, et avec qui il court le pays en montrant une machine de physique amusante.

(Notons ici un autre trait de caractère : sa facilité à s’engouer. Il s’éprend de Bascle, comme il s’éprendra de Venture, le musicien bohème, comme il s’éprendra d’abord de Diderot, de Grimm et de tant d’autres. Il a un grand besoin d’aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête des gens ; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à peu suivi de sensibilité défiante ; car il trouve bientôt chacune de ses idoles inférieure à l’idée que son imagination s’en était formée ; ou bien son orgueil craint très vite que l’idole ne lui rende pas son affection ou même ne se moque de lui.)

Reprenons. C’est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du monde, c’est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son intelligence et son amour de la nature, et d’avoir inventé, ou peu s’en faut, la poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il parle déjà comme parlera René : « … J’étais inquiet, distrait, rêveur ; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n’avais pas d’idée, et dont je sentais pourtant la privation… »

C’est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de la Nouvelle Héloïse, et les Rêveries d’un promeneur solitaire.

Ce que Jean-Jacques doit encore à ses années de bohème, c’est d’avoir vu de tout près les vies humbles ou modestes, — et aussi (car il a été deux fois laquais dans de grandes maisons) d’avoir connu et observé les vies brillantes dans des conditions qui ont déposé en lui une amertume dont il fera plus tard de l’éloquence. Sur cette souffrance intime, il s’arrête peu, sans doute parce que ces souvenirs lui sont particulièrement pénibles, plus pénibles encore, sans doute, que le souvenir de ses actions honteuses : mais on devine ce que ce garçon orgueilleux et d’un si beau génie, d’ailleurs de naissance libre, petit-fils de libraires et de pasteurs, a dû ressentir sous la livrée, même quand « on le dispensait d’y porter l’aiguillette » et que cette livrée « faisait à peu près un habit bourgeois ». Mais il a beau vouloir se taire là-dessus, certains traits qui lui échappent révèlent sa rancœur :

… Sur la fin, dit-il, madame de Vercellis ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j’étais que sur ce qu’elle m’avait fait, et à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paraître autre chose… Je crois que j’éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m’a traversé toute ma vie et qui m’a donné une aversion naturelle pour l’ordre apparent qui le produit.

(Cela, parce que, comme il le dit plus loin, « il y avait tant d’empressés autour de madame de Vercellis proche de sa fin, qu’il était difficile qu’elle eût du temps pour penser à lui Jean-Jacques ».) Ainsi il en veut à toute la société que madame de Vercellis ne l’ait pas distingué davantage. — Ainsi encore, chez les Gouvon-Solar, lorsque, servant à table et interrogé par le vieux comte, il explique la devise des Solar (« Tel fiert qui ne tue pas »), et recueille l’admiration de la compagnie : « Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et vengent le mérite avili des outrages de la fortune ». Et je rappelle aussi son cri, lorsqu’il entre chez le comte de Gouvon : « Encore laquais ! » Et il apparaît que, si c’est le vagabond qui écrira l’admirable Cinquième Rêverie, c’est beaucoup l’ancien laquais qui écrira le Discours sur l’inégalité et qui fondera sur l’égalité la théorie du Contrat social.

Par là-dessus, ou, pour mieux dire, sous tout cela, il y a un malade.

Il faut, ici, que j’insiste et que je précise. La pathologie d’un Bossuet ou d’un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies : mais la pathologie de Jean-Jacques, c’est presque tout Jean-Jacques. (Son œuvre elle-même apparaît dans la littérature comme une éruption morbide.)

Je naquis, dit Jean-Jacques, infirme et malade… Je suis né presque mourant… J’apportais le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée.

Cette maladie congénitale était une rétention d’urine, dont il souffrit toute sa vie et qui s’aggrava après trente ans.

Ajoutez une autre infirmité, que je ne sais comment définir, et que vous devinerez par cet aveu qui se rapporte au temps où Jean-Jacques allait de l’Ermitage à Eaubonne voir madame d’Houdetot :

Je rêvais en marchant à celle que j’allais voir, à l’accueil caressant qu’elle me ferait, au baiser qui m’attendait à mon arrivée… Ce seul baiser… avant même de le recevoir, m’embrasait le sang… J’étais obligé de m’arrêter, de m’asseoir… De quelque façon que je m’y sois pu prendre, je ne crois pas qu’il me soit jamais arrivé de faire seul ce trajet impunément.

Ajoutez encore un mal bizarre qui le prit un jour aux Charmettes, et qu’il décrit ainsi :

Un matin que je n’étais pas plus mal qu’à l’ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite… Mes artères se mirent à battre d’une si grande force, que non seulement je sentais leur battement, mais que je l’entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela ; et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir : un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d’une eau courante, un sifflement très aigu, et le battement que je viens de dire… Ce bruit était si grand, qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me rendit, non tout à fait sourd, mais dur d’oreille, comme je le suis depuis ce temps-là. (Livre V des Confessions)

Il dit que, depuis trente ans jusqu’au moment où il écrit, ses battements d’artères et ses bourdonnements ne l’ont pas quitté une minute. Il y revient au livre VI, où il parle aussi de « vapeurs », des « pleurs qu’il versait souvent sans raison de pleurer », de ses « frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau ».

Je passe ses autres maux : coliques néphrétiques (croit-il) à partir de 1750, esquinancies fréquentes, hernie à quarante-cinq ans, etc. (sans compter un accident de laboratoire qui, aux Charmettes le rendit aveugle, dit-il, pendant six semaines). En somme, et pour ne retenir que ses maux durables : rétention d’urine (soit par vice de conformation, soit par mouvements spasmodiques), neurasthénie profonde, artério-sclérose, voilà son lot.

Il est aisé de voir la répercussion de ces misères physiques sur son être moral.

D’abord sa neurasthénie nous fournit l’explication la plus indulgente des menus vols de son enfance et de sa jeunesse, et aussi de certains actes d’impudence et de hâblerie, comme lorsque, à Lausanne, il compose et donne un concert sans savoir la musique, ou lorsque, pendant son voyage de Montpellier, il se fait passer pour un Anglais jacobite sans savoir un mot d’anglais. Sa neurasthénie permet de substituer aux mots désobligeants de menteur et de voleur ceux de « simulateur » et de « cleptomane ».

Puis, il se peut que la première de ses infirmités ait contribué à son goût de la solitude et notamment de la promenade à pied, et de la promenade solitaire, et de la promenade dans la campagne et dans les bois, où l’on n’est gêné par personne, où l’on peut s’arrêter quand on veut. Il nous dira lui-même qu’après le succès du Devin du Village, ce fut cette infirmité, plus que sa fierté d’homme libre, qui l’empêcha de demander une audience au roi.

Mais surtout ses maux physiques ont profondément agi sur sa sensibilité, sur sa vie passionnelle, et par conséquent sur ses livres eux-mêmes.

La vie passionnelle de Jean-Jacques est bien curieuse et bien triste. Sa sensualité s’éveille à dix ans, sous la fessée qu’il reçoit de mademoiselle Lambercier (une fille de trente ans). Je ne puis décidément descendre dans les détails et dans ce qu’il appelle « le labyrinthe obscur et fangeux de ses confessions ». Mais il faut pourtant indiquer ce qui est. Il a une enfance et une adolescence vicieuses : les jeux avec mademoiselle Gothon, ses détestables habitudes, ses extravagances exhibitionnistes à Turin, dans les allées sombres et près de ce puits où les jeunes filles viennent chercher de l’eau. Et avec cela, corrompu et d’une dépravation maladive, il garde jusqu’à vingt-deux ans ce que j’appellerai son innocence. Pourquoi ? Par une timidité qui est évidemment un effet de son état pathologique. C’est pour cela qu’à vingt-deux ans, à la fois vicieux et intact, il arrive aux bras de madame de Warens pour y connaître l’amour dans des conditions qu’il n’est guère possible de ne pas qualifier de déshonorantes. C’est pour cela aussi que, madame de Warens et Thérèse mises à part, Jean-Jacques n’a eu de sa vie d’autre « aventure d’amour » que sa rencontre avec madame de Larnage, laquelle, il est vrai, y mit beaucoup du sien, car il crut d’abord qu’elle voulait se moquer de lui. (Le pauvre Jean-Jacques raconte cette unique aventure avec orgueil, et il ajoute : « Je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir. ») — Et c’est pour cela encore que, plus tard, il se condamnera à Thérèse. Et ces choses en expliquent d’autres, soit dans la Nouvelle Héloïse, soit même dans l’Émile.

(Je n’oublie pas d’ailleurs qu’à cette timidité nous devons la grâce de son idylle chez madame Basile, la petite marchande italienne.)

J’ai nommé plusieurs fois madame de Warens. Elle est assez singulière pour qu’on dût s’arrêter sur elle. Mais vous la connaissez. Je n’ai pas à vous rappeler sa naissance protestante, son mariage, sa fuite de Vevey, à la suite d’on ne sait trop quel incident domestique, son recours au roi de Sardaigne, sous les auspices de qui elle se convertit au catholicisme et qui lui fait une pension de deux mille francs. Elle travaillait elle-même dans les conversions (comme on le voit par sa première rencontre avec Jean-Jacques), quoique son catholicisme fut extrêmement latitudinaire. Elle était d’une activité brouillonne, s’occupait de pharmacie et de chimie, désordonnée, chimérique, crédule aux aventuriers et aux inventeurs, et toujours dans les entreprises. — En amour, un vieux monsieur lui avait appris dans sa jeunesse que l’acte est chose indifférente en soi, et elle l’avait cru. Elle se donnait à ses amis pour leur faire plaisir et pour se les attacher, et elle n’était pas regardante sur leur condition sociale. Elle se disait, avec cela, de tempérament froid. Bref, elle était en amour un homme, — un peu comme notre George Sand, mais moins décemment : car madame de Warens ne redoutait pas d’être indulgente à plusieurs à la fois.

Rousseau l’a aimée profondément ; mais la nature de cette affection est bien marquée par les noms qu’ils se donnaient : « maman » et « petit ». La première fois qu’il la voit, elle a vingt-huit ans, il en a seize. C’est un petit vagabond totalement abandonné, très timide. Elle est la première femme élégante et belle, et riche (à ses yeux) qu’il ait rencontrée. Et tout de suite elle est bonne pour lui, et d’une bonté simple et maternelle. Elle tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour elle, et qui durera longtemps, — c’est l’adoration.

Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux :

C’était un passage derrière sa maison… Prête à entrer dans l’église, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je me figurais une vieille dévote bien réchignée ; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup d’œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu’elle lit tout entière, et qu’elle eût relue encore si son laquais ne l’eût avertie qu’il était temps d’entrer. Eh ! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune, c’est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous donne à déjeuner ; après la messe, j’irai causer avec vous.

Et un peu plus loin :

Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.

Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu’elle était boulotte.

Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu’elle lui explique cela gravement et posément, et qu’elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu’il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d’appeler sa maîtresse « maman », et qu’il découvre un jour qu’il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu’il l’admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet ; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l’histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd’hui d’un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n’est qu’à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s’est formé son esprit, est d’une neuve et franche saveur ; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain ; que, lorsqu’il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois (« Elle me dit que je n’y perdrais rien ») il n’accepte pas ce partage ; et je n’oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d’argent : il n’en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix ans, presque uniquement de madame de Warens, qu’il était trop son obligé pour pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d’elle la fidélité ; qu’ainsi son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans les apparences ; — et que cela eut, sur sa conception de l’amour, des conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.

Enfin, — et pour achever l’énumération de tous les hommes qu’il porte en lui, — s’il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un catholique.

Il se convertit au catholicisme, — encore presque enfant, il est vrai, — pour obéir à la belle dame d’Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n’en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l’histoire de l’abominable Maure, — écrivant à trente-cinq ans de distance, — exagère-t-il, par un retour d’antipapisme, le cynisme de l’administrateur de l’hospice des Catéchumènes, et surtout l’étrange placidité de l’ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n’en sais rien. Ce qui m’étonne le plus, c’est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s’occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis, si ce n’était pour se faire des créatures et, par conséquent, les suivre et les aider ? Il est vrai que les plus pieuses institutions peuvent devenir purement mécaniques et dégénérer jusqu’à oublier leur objet.

Mais, quoi qu’il en soit de tout cela, une chose est sûre : c’est que Jean-Jacques a été catholique pendant vingt-six ans (de 1728 à 1754), et qu’il a vécu, les dix premières années, dans une atmosphère purement catholique. Il passe deux mois environ au grand séminaire d’Annecy pour être prêtre. A Annecy, à Chambéry, aux Charmettes, il pratique sa nouvelle religion. Il y connaît des prêtres ou des religieux, qu’il déclare avoir été excellents pour lui. Après l’accident de laboratoire qui faillit lui coûter les yeux, il écrit son testament avec tous les termes et formules de la piété catholique, et il fait de petits legs à des religieuses, à des capucins, à d’autres moines. Lorsque madame de Warens entreprend de faire béatifier M. de Bernex, l’ancien évêque d’Annecy, Jean-Jacques atteste par écrit un miracle de ce bon évêque (il s’agit d’un incendie éteint par les prières de l’évêque et de madame de Warens !) — « Alors sincèrement catholique, dit Jean-Jacques, j’étais de bonne foi. » Il commence ainsi le récit d’une promenade avec « maman » :

Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire dans une chapelle attenante à la maison.

Il écrit dans le même livre VI :

Les écrits de Port-Royal et de l’Oratoire, étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m’avaient rendu demi-janséniste.

Il avait la terreur de l’enfer :

Mais mon confesseur qui était aussi celui de maman, contribua à me maintenir dans une bonne assiette.

Et, parlant du Père Hémet et du Père Coppier :

Leurs visites me faisaient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes !

Enfin, nous verrons que Jean-Jacques, de son propre aveu, n’eut jamais à se plaindre du clergé catholique (le mandement contre l’Émile excepté), mais qu’il eut fort à se plaindre des ministres protestants.

Tout ce que je veux dire ici, c’est que, chez lui, l’empreinte catholique est superposée à l’empreinte protestante ; que sa sensibilité même est plutôt catholique. Nous expliquerons cela en son lieu : mais pourquoi ne dirai-je pas dès maintenant qu’il y a, dans sa facilité à se confesser, et à se confesser d’une certaine manière, et à l’espèce de plaisir qu’il y prend, quelque chose au moins comme la dépravation d’une sensibilité catholique, — disposition qui n’est pas rare, dit-on, chez certaines pénitentes à qui la confession auriculaire permet de goûter une seconde fois leur péché, jusque dans la honte de l’aveu ?

Tel est l’homme, — oh ! avec de la candeur, de la bonté, et même déjà des velléités de réforme morale, — et aussi avec cette singulière atténuation que c’est par lui seul que nous savons ses hontes, — mais enfin tel est l’homme, enfant et adolescent vicieux, vagabond indiscipliné, — paresseux, faible et chimérique, — menteur et larron, la dernière fois voleur de vin à vingt-huit ans, chez M. de Mably, — protestant compliqué d’un catholique, — transfuge excusable, mais transfuge de sa patrie et de sa religion, — longtemps amant tolérant d’une femme excellente et déconsidérée dont il est l’obligé — d’ailleurs profondément malade, perdu de névrose, candidat à la folie, — tel est l’homme qui, à vingt-neuf ans, s’en va chercher fortune à Paris et qui, quelques années plus tard, entreprendra la réforme de la société et s’établira professeur de vertu.

Deuxième conférence.
Rousseau à Paris. — Thérèse

J’ai décrit l’étrange garçon, plein de bizarreries, de souillures et d’orgueil, qui à vingt-neuf ans vient à Paris, pour y chercher simplement fortune (dans la musique ou dans les lettres), en attendant qu’il s’établisse, huit ans plus tard, réformateur des mœurs et professeur de vertu. Mais il faut bien dire que, pendant ces huit années, il n’y songe pas du tout.

Quel était ce monde des lettres où le vagabond de Genève, des bords du lac Léman, de la Savoie, du Piémont et de Turin, le rêveur des Charmettes et l’amant de madame de Warens allait entrer ? — Si l’on met à part le seigneur de Ferney, et Montesquieu et Buffon, gentilshommes un peu dédaigneux qui, la plupart du temps, travaillaient enfermés dans leur retraite, — ce monde-là, c’était alors une vingtaine d’écrivains qui se rencontraient dans trois ou quatre cafés et qui étaient familiers chez une douzaine, au plus, soit de fermiers généraux, soit de grands seigneurs et de grandes dames, de ceux et de celles qui se piquaient de liberté d’esprit, et qui se plaisaient à protéger les gens de lettres parce qu’ils les trouvaient amusants, et aussi par un sentiment assez proche de ce que nous appelons aujourd’hui le « snobisme ». Ce qui est sûr, c’est qu’un écrivain de ce temps-là, qui voulait arriver, était condamné aux relations aristocratiques.

Le futur auteur du Discours sur l’inégalité et du Contrat social n’échappe point à cette obligation, et d’ailleurs ne cherche point à y échapper. Et pourtant, nul n’est moins fait que lui pour cette vie de salon, de conversation, et de plaisirs à la fois raffinés et futiles. — Il était plébéien de goûts et d’esprit, réellement ami de la simplicité, d’ailleurs extrêmement timide. Il nous parle des balourdises qu’il fait dans les premiers dîners élégants où il est admis. Il nous répète à satiété, dans cinquante passages de ses Confessions et de ses lettres (ce qui prouve peut-être qu’au fond il en souffrait) qu’il est timide et gauche, qu’il manque de conversation et d’à-propos, et que, pour parler quand même, il dit souvent des sottises…

Mais, d’autre part, il a une figure intéressante, des yeux d’un éclat extraordinaire ; et de temps en temps, quand les choses le touchent, il lui arrive d’être éloquent pendant quelques minutes, avec un effort qui donne alors plus d’accent à sa parole. On le considère avec curiosité. Et lui, qui s’en aperçoit, il s’y prête, et, sentant qu’il ne sera jamais « comme les autres », un causeur étourdissant comme Diderot ou fin et froid comme Grimm ou d’une brusquerie savoureuse comme Duclos, il se résoudra à paraître de plus en plus singulier et « à part », car cela aussi est un succès. Mais avec cela, je le répète, jusqu’en 1749, ses ambitions sont purement musicales et littéraires.

J’arrivai, dit-il, à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource.

Ce « projet de musique » est un nouveau système de notation par les chiffres (le même système, je crois, qui a été repris et perfectionné par Galin-Paris-Chevé, et recommandé maintes fois par Francisque Sarcey). — Il lit son projet, le 22 août 1742, à l’Académie des sciences, sans succès. Il semble porter assez bien cette déception ; et, comme il manque un peu de ressort, il partage son temps entre la lecture et le jeu d’échecs.

Mais les personnes auxquelles il était recommandé, et aussi ses visites aux académiciens, lui ont fait faire des connaissances. — Au reste il dit lui-même : « Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable et qui s’annonce par des talents est toujours sûr d’être accueilli. » (C’est aujourd’hui un peu changé.) Donc il rencontre et fréquente Fontenelle, Mably, Marivaux, Bernis, l’abbé de Saint-Pierre, Diderot et, un peu plus tard, Grimm.

Peu après l’échec de son mémoire sur la musique, comme il attendait tranquillement la fin de son argent, un jésuite, le Père Castel lui dit un jour : « Je suis fâché de vous voir vous consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. » Ainsi parla ce jésuite. C’est à lui que Jean-Jacques dut la connaissance de madame de Beuzenval, de madame Dupin, de M. de Francueil et, par celui-ci, de madame d’Épinay et de madame d’Houdetot.

Jean-Jacques suit avec M. de Francueil un cours de chimie. Il tombe dangereusement malade et, dans le transport de sa fièvre, compose des chants et des chœurs. Ces idées lui reviennent dans sa convalescence ; il médite un plan et commence l’opéra des Muses galantes. Nous voilà bien loin encore du Discours sur l’inégalité.

Naturellement il devient amoureux, — sans nul danger pour elle, — de madame Dupin (l’aïeule de George Sand). Car il ne peut voir une grande dame sans en tomber amoureux et sans bâtir là-dessus des projets. Il y a dans Jean-Jacques comme un Julien Sorel sans volonté (ce qui, à vrai dire fait une différence notable.) Il écrit :

Elle me permit de la venir voir. J’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine, je mourais d’envie de lui parler, je n’osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente était une porte ouverte à la fortune ; je ne voulais pas risquer de me la fermer… Madame Dupin aimait avoir tous les gens qui jetaient de l’éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé ; milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. Monsieur de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Sollier, monsieur de Fourmont, monsieur de Bernis, monsieur de Buffon, monsieur de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners…

Voilà donc Rousseau dans le plus grand monde, et, s’il faut le dire, dans le plus voluptueux et le plus corrompu, et qui s’y trouve fort bien. Oui, nous sommes loin de Jean-Jacques citoyen de Genève et philosophe selon la nature.

Cependant, ces dames s’occupent de lui, lui cherchent une situation. Vers avril ou mai 1743, il va rejoindre, en qualité de secrétaire, M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Il y passe dix-huit mois. Jean-Jacques s’étend avec complaisance sur cette période de sa vie.

A la vérité, il ne dit pas un mot de la beauté de Venise, tant célébrée depuis un siècle par les écrivains, et avec des mots si pâmés !

Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, écrivait en 1454, dans les Passages d’outre mer faits par les Français, livre publié en 1518 :

Venise est une belle cité grande comme la moitié de Paris, assise sur la mer, tout environnée d’eau qui court la plupart des rues de la ville ; et vont les petits galions et bateaux parmi les dites rues ; et il y a des ponts, tant grands que petits, tant de bois que de pierre, environ de douze à quinze cents. Et c’est la ville la plus peuplée qu’on puisse guère voir, car on n’y voit point de jardins ni de places vides… Et il y a les plus belles boutiques de toutes marchandises qu’on puisse guère trouver, et la plupart des métiers sont faiseurs de soie et de velours. Et il y a quantité de belles maisons qu’on appelle palais ; … et chaque seigneur a sa barque pour aller où il veut. Et dit-on qu’il y a plus de bateaux à Venise qu’il n’y a de chevaux ni de mulets à Paris. Et il y a au corps de la ville environ cent vingt églises, etc.

Et Sébastien Mamerot décrit ensuite sèchement et minutieusement les mosaïques de Saint-Marc.

Or, Jean-Jacques, l’aïeul des romantiques dont Chateaubriand est le père, ne nous en dit pas même autant. Justement parce qu’il est, comme descriptif, un précurseur, il ne s’attache encore qu’aux objets simples : lacs, forêts, montagnes modérées, et n’a pas eu le temps de raffiner et de renchérir. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que Venise, au milieu du xviiie  siècle était une ville extrêmement vivante, que ses palais étaient neufs ou nettoyés et ne menaçaient pas ruine, et qu’elle n’avait donc pas alors ce charme de l’agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter.

Mais, surtout, au moment où il nous parle de son séjour à Venise, Jean-Jacques est trop rempli du souvenir des fonctions qu’il y exerçait, pour se soucier de Saint-Marc, du pont des Soupirs, des canaux et des gondoles. Visiblement, il est fier d’avoir été secrétaire d’ambassade (car il en faisait les fonctions), d’avoir un jour occupé un poste honorable, officiel, dans la société régulière. Écoutez le ton, l’accent :

Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m’avait doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avais reçu de la meilleure des femmes (madame de Warens avait peut-être été quelque peu agent diplomatique secret du roi de Sardaigne), ce que celle que je m’étais donné à moi-même m’avait fait être, et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseils, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, me tentaient de les imiter : loin d’en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l’ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendait de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l’affection de tous les Français établis à Venise.

Et il énumère ses services. Le ton, le sérieux, l’air de satisfaction profonde, rappellent Chateaubriand racontant son ambassade à Londres. (Combien Chateaubriand, ce fils aristocrate de Jean-Jacques, lui ressemble, c’est ce qui apparaît à mesure qu’on lit davantage l’un et l’autre.)

Mais, si nous en croyons Jean-Jacques, son patron M. de Montaigu était un homme grossier, avare, ignorant et un peu fou1. Il dut se séparer de lui, sans pouvoir, dit-il, se faire payer ses appointements. De retour à Paris, il demande inutilement justice de son ambassadeur. Les refus qu’il éprouva (il faut dire que, tout en faisant fonction de secrétaire d’ambassade, il n’était que secrétaire de l’ambassadeur) laissèrent dans son âme, dit-il, « un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du faible et à l’iniquité du fort ».

C’est dommage. S’il avait pu s’entendre avec M. de Montaigu, si Rousseau, content d’être quelqu’un de classé et d’officiel avait pu poursuivre sa carrière diplomatique (et il est probable que ses puissantes amies de Paris l’eussent fait avancer rapidement), il eût pris goût de plus en plus à sa profession, il eût envoyé à son ministre des rapports d’un style admirable ; il se fût adonné à l’économie politique pour laquelle il avait du penchant, mais il n’y eût pas cassé les vitres ; il n’eût pas écrit l’Inégalité, l’Émile ni le Contrat, et nous y aurions perdu au point de vue littéraire, mais nous y aurions gagné à quelques autres égards, et il n’eût pas épousé Thérèse Levasseur.

Mais achevons les souvenirs vénitiens de Jean-Jacques.

Dans cette ville d’amours et de plaisirs, dans cette Venise de Casanova (qui s’y trouvait en même temps que Rousseau), la vie amoureuse de Jean-Jacques se réduit à peu. Le malheureux nous dit lui-même qu’il n’avait pas renoncé à ses habitudes honteuses. Sa seule rencontre effective, pendant ces dix-huit mois, est avec une personne qu’on appelait la Padoana. Une rencontre plus célèbre est avec Zulietta. Je vous renvoie au texte du récit ; mais je dois vous en citer du moins le commencement :

J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté… A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. (Nous retrouvons ici la névrose que j’ai signalée l’autre jour.) Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines, et, prêt à me trouver mal, je m’assieds, et je pleure comme un enfant.

Ne nous y trompons pas : bonnes ou mauvaises, c’est peut-être la première fois qu’on ait écrit des paroles de ce sentiment, de cet accent, de cette couleur. Et, si je ne m’abuse, pour obtenir ce ton, il a fallu (Rousseau écrit cela à cinquante-cinq ans) toute une vie de timidité douloureuse dans les choses de l’amour, et de sauvagerie, et de sensibilité et d’imagination d’autant plus excitées ; il a fallu un demi-siècle de maladie, et de désir non contenté — et du génie par là-dessus.

Rousseau continue :

Qui pourrait deviner la cause de mes larmes et ce qui me passait dans la tête en ce moment ? Je me disais : Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle ; les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle, etc.

Sentez-vous que c’est là la première rédaction parfaite d’un des thèmes sur lesquels les romantiques ont vécu : l’attendrissement, volontiers solennel et mystique, sur la courtisane ; le respect de la femme déchue, plus touchante et même plus vénérable d’être déchue ; — oh ! mon Dieu, très bon sentiment, si l’on n’avait tout de même un peu trop abusé de cette substitution du sentiment à la raison. Thème romantique, ai-je dit : cela est si vrai, et la page de Jean-Jacques sur Zulietta était si nouvelle et parut si insensée quand les Confessions furent connues, que La Harpe y vit un des signes les plus probants de la folie de Rousseau. — Thème romantique, — qui dévie dans le récit de, Jean-Jacques, car il s’avise ensuite d’attribuer à quelque défaut physique secret la vile condition où Zulietta est réduite, — mais thème essentiellement romantique dans les lignes que j’ai citées. Jean-Jacques près de Zulietta, n’est-ce pas déjà Rolla près du lit de Marion ? et ne saisissez-vous pas une ressemblance de sentiment et de ton entre la méditation, encore tempérée, de Jean-Jacques, et les effusions miséricordieuses et effrénées de Rolla :

Ô Chaos éternel, prostituer l’enfance !…
Pauvreté ! Pauvreté ! c’est toi la courtisane,
C’est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant
Que la Grèce eût jeté sur l’autel de Diane !…

Et plus loin :

Jacque était immobile et regardait Marie…
Il se sentait frémir d’un frisson inconnu.
N’était-ce pas sa sœur, cette prostituée ?…

Oui, il me semble bien que l’emphase, la déraison et ce que j’appellerai la disproportion romantique entre les sentiments et les choses est déjà dans cet épisode de la Zulietta.

Nous arrivons à Thérèse.

De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s’installe de nouveau à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne. Les pensionnaires mangeaient avec l’hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était « officier de monnaie. » Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu’elle avait « beaucoup d’enfants », sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques :

La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai : il n’y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auraient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu’elle n’osait exprimer de bouche, n’en devinrent que plus pénétrants.

Bref, il lui fait la cour… Il lui déclare d’avance que « jamais il ne l’abandonnera et que jamais il ne l’épousera ». Elle hésite. Un jour enfin, « elle lui fit en pleurant l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance et de l’adresse d’un séducteur ». Il s’écrie joyeusement : « Ce n’est que cela » ? Ils « se mettent » ensemble. Mais, jusqu’en 1749, il garde sa chambre à l’hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère. « Sa demeure devint presque la mienne. » En 1749 seulement, il s’installe avec elle dans un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, « jusqu’à son délogement pour l’Ermitage ».

Arrêtons-nous sur Thérèse.

Je crois bien qu’aucun des critiques ou historiens de Rousseau n’a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse : « Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort. » Il me semble qu’on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D’autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l’occasion de l’acte le plus coupable qu’il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu’il ait formé cette liaison, cela s’explique aisément ; et il aurait pu tomber plus mal.

Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n’est pas laide sur le seul portrait qu’on ait d’elle, et qui la représente à cinquante ans environ.) Nous parlant une fois de Diderot, Jean-Jacques nous dit, dans un esprit de rivalité assez divertissant :

Il avait une Nanette ainsi que j’avais une Thérèse ; c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable…, au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, etc..

Il fallait bien que Thérèse ne fût pas si désagréable, puisque les belles dames lui faisaient des caresses, que madame de Boufflers à Montmorency allait goûter chez elle, et que la maréchale de Luxembourg l’embrassait comme du pain. — Même plus tard, et quand Thérèse a dépassé la cinquantaine, un jeune Marseillais, M. Eymar, venu à Paris en 1774 pour visiter Rousseau, nous dira : « Madame Rousseau était bien loin de ressembler au portrait hideux qu’un poète célèbre a fait d’elle dans ses satires (sans doute Voltaire dans la Guerre de Genève), je ne la trouvai ni jeune ni belle, bien s’en faut ; mais je la trouvai honnête, polie, vêtue proprement dans sa simplicité, et ayant toute l’allure d’une bonne ménagère. »

Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.

Que cherchait Rousseau quand il la rencontra ? Une infirmière et une servante autant qu’une compagne.

Thérèse avait eu un malheur ? Tant mieux ! « Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie. » Pourquoi ? C’est sans doute parce qu’il avait craint une autre chose qu’il nous dit sans ambages. Mais c’est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur. — Et selon moi, c’est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.

Thérèse était une ouvrière en linge, — une grisette, — ignorante et d’esprit fort simple :

Je voulus, dit-il, d’abord former son esprit ; j’y perdis ma peine… Son esprit est ce que l’a fait la nature ; la culture et les soins n’y prennent pas. Je ne rougis point d’avouer qu’elle n’a jamais bien su lire, quoiqu’elle écrivît passablement… Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mois de l’année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. Autrefois, j’avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j’ai vécu.

Excellent, tout cela ! et c’est bien ce qu’il lui fallait. Il avait alors trente-trois ans. Or il nous dit qu’à partir de trente ans sa maladie s’aggrava. Il lui fallait une infirmière. Il lui fallait une femme qui lui fût inférieure socialement et de toutes façons ; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n’eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.

Et il la choisit aussi parce qu’elle était ignorante et « stupide », comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n’eût pas de frais à faire ; une femme aussi dont la simplicité d’esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement… Au reste son cas, ici, n’est pas extraordinaire : on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête, — pour être plus tranquilles…

Rousseau n’épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil : « Que ne me suis-je marié, me direz-vous ? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu’aucun devoir m’y oblige. » — Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg : « Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion. » Mais en 1745 Rousseau était encore catholique : cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n’épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu’elle dépende toujours de lui ; peut-être pour n’avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.

Il n’épouse pas Thérèse. Mais certainement il l’aime.

Non d’amour. Il dit au livre IX :

Que pensera le lecteur quand je lui dirai que, du premier moment que je la vis jusqu’à ce jour (environ 1769) je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu ?

Mais il l’aime, on n’en peut guère douter, d’une grande affection. Avant de rappeler sa première rencontre avec elle, il nous dit : « Là m’attendait la seule consolation réelle que le ciel m’ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rendit supportable. » Il écrit cela après vingt-quatre ans d’union. — Il dit un peu plus loin : « Le cœur de ma Thérèse était celui d’un ange. » — Dans vingt passages des Confessions, dans cinquante passages peut-être de ses lettres, (et de toutes les époques), il parle de ses bonnes qualités, de ses vertus, notamment de « son bon cœur, de son affection, de son désintéressement sans exemple, de sa fidélité sans tache ». — Il dit bien, dans une note écrite après 1768 : « Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l’avais cru » ; mais il ajoute aussitôt : « Mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime et l’aura tant que je vivrai. » — Il s’occupe beaucoup d’elle. Après sa fuite de Montmorency, il la recommande tendrement à madame de Luxembourg et à une supérieure de couvent. Une des raisons qui lui font choisir pour séjour Motiers-Travers, c’est qu’il y a, aux environs, une église catholique où Thérèse pourra aller à la messe. A Motiers même, quand il se croit prêt à mourir, il assure l’avenir de Thérèse ; il la recommande à un curé qui avait été bon pour elle dans le voyage qu’elle avait fait pour rejoindre Jean-Jacques en Suisse… Et l’on pourrait citer vingt faits de cet ordre.

Il la voyait par ses meilleurs côtés. Il disait ce que disent souvent des hommes supérieurs vivant avec une bête : « Elle est simple, mais elle a beaucoup de bon sens, un instinct très sûr. » Jean-Jacques, adorateur de la nature et de l’instinct, devait le dire d’autant plus. — Après avoir parlé des pataquès de Thérèse, il ajoute :

Mais cette personne si bornée et, si l’on veut, si stupide, est d’un conseil excellent dans les occasions difficiles… Devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui ont attiré l’estime universelle, et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.

Il y a bien ce passage du livre IX :

On connaîtra la force de mon attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans le plus fort de mes misères, sans que jusqu’au moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé un mot de plainte à personne.

Mais ces « plaies » et ces « déchirures », il ne nous en dit plus rien. — Ce qui est sûr, c’est qu’il a conservé jusqu’au bout, jusqu’à la mort, ses sentiments pour Thérèse. — Le prince de Ligne le visite à Paris vers 1770 et cause longtemps avec lui. « Sa vilaine femme ou servante, dit-il (Thérèse approchait alors de la cinquantaine), nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu’elle faisait sur son linge ou sur la soupe : il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s’il en avait parlé. » — Et Corancez, l’un des fondateurs du Journal de Paris, Corancez, qui avait épousé la fille d’un Genevois ami de Jean-Jacques, Corancez qui a connu intimement Jean-Jacques dans ses dernières années, nous dit expressément : « Il n’avait de confiance qu’en elle. »

D’autre part, Thérèse, sans doute, bien des fois lui nuisit malgré elle. D’abord elle avait sa mère, qui jouait à la dame, et qui était fort rapace. Rousseau nous dit :

Sitôt qu’elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée mariée au directeur des carrosses d’Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ses affamés.

Et plus loin :

Il était singulier que la cadette des enfants de madame Levasseur (Thérèse), la seule qui n’eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu’après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu’elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups.

Il en faut conclure que Thérèse était une assez bonne bête. Seulement, stylée par sa mère, elle acceptait, sans le dire à Jean-Jacques, des cadeaux de ses riches amies. — Plus tard, à l’Ermitage, il paraît bien que, jalouse de madame d’Houdetot, elle fut maladroite, bavarde, indiscrète. — Ce n’est pas tout. Jean-Jacques, dans l’endroit même où il vante le bon sens de Thérèse, nous dit :

Souvent, en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même ; elle m’a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m’a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément.

Aïe ! Cela signifie sans doute qu’elle lui a dit un jour, je suppose : « Tu ne vois donc pas que madame d’Épinay te traite comme un valet ? » ou : « Tu ne vois donc pas que ce monsieur Grimm est jaloux de toi ? » un autre jour, à Motiers : « Tu ne vois pas donc pas que ce Montmollin s’entend avec ceux de Genève ? » un autre jour, s’ennuyant à Wootton : « Est-ce que tu crois que ce monsieur Hume est tant que cela ton ami ? » enfin, qu’elle entretenait volontiers sa défiance, par bêtise, pour le garder, pour se faire valoir, ou parce que la tête de tel ou tel ne lui revenait pas, ou parce que tel ou tel l’avait traitée avec trop peu d’égards. — Et, parce que Jean-Jacques avait absolument besoin d’elle, il la croyait.

Oui, tout cela est possible ; mais, avec tout cela, il me paraît certain que Thérèse lui a été réellement dévouée. Et, si cela lui fut facile dans les premières années, quand elle était son obligée, quand elle le voyait devenir célèbre, quand les belles dames s’amusaient à causer avec elle, je crois qu’elle y eut ensuite quelque mérite. À dater de sa retraite en Suisse, il me semble bien que Rousseau fut à son tour l’obligé de Thérèse. À partir de 1755, il ne la traite plus que comme sa sœur. Elle pourrait le quitter ; les amis de Rousseau ne la laisseraient pas mourir de faim, et du reste elle a un métier et pourrait vivre de son travail. Elle reste. Elle le suit à travers tous ses exils. Elle le rejoint en Suisse ; elle le rejoint en Angleterre ; elle le rejoint à Trye, à Bourgoin, à Monquin ; elle le suit à Paris, à Ermenonville ; elle recueille son dernier soupir. — Un seul moment de refroidissement, au bout de vingt-quatre ans d’union, en 1769. C’est à Monquin. Jean-Jacques lui propose de se séparer, et lui promet d’assurer sa vie, dans une lettre admirable. Thérèse refuse, Thérèse reste.

Ils demeurent en somme presque parfaitement unis, mieux unis que la plupart des ménages réguliers, pendant trente-trois ans. La mort seule de Rousseau délie Thérèse.

C’est peut-être qu’ils étaient unis par un crime, par un crime cinq fois répété, et que cela est un lien sérieux.

Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750 : il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.

Qui nous l’a dit ? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au xviiie  siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L’anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré, — donc entre 1749 et 1756, — il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d’un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).

Où je veux en venir ? Voici.

Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d’improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres… Mais voilà ! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux ; de quelque côté qu’on le prenne ; cela semble pire, — à cause de la représentation précise qu’on s’en fait, — que l’abandon même d’une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature, — contre cette nature dont Jean-Jacques est l’apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.

Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi :

— Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, « pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n’étais ». — « Je le dis à tous ceux à qui j’avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l’appris dans la suite à madame d’Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde. » — Cela est un peu étrange : car, qu’il l’ait dit « sans nécessité et pouvant le cacher », cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s’amusaient à visiter Thérèse ne s’étaient aperçus d’aucune des cinq grossesses. En somme, si l’on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s’il ne l’avait pas dit, personne ne s’en serait douté.

(Thérèse l’avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté : mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)

En 1761, madame de Luxembourg a l’idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet :

Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n’ai pas même gardé la date de leur naissance.

Cela est-il bien possible ? et Thérèse aussi l’a-t-elle oubliée ? — Il se souvient pourtant que le premier enfant est né « dans l’hiver de 1746 à 1747, ou à peu près ». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que « cette marque était un chiffre qu’il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l’enfant ».) Les autres enfants n’avaient aucune marque.

Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l’aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s’il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.

Rousseau écrit alors à la maréchale : « Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude. » (Et cela est vrai : où, dans quel état allait-il retrouver, s’il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans ? et comment aurait-il été absolument sûr que c’était bien lui ? etc…) — « Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l’effet de vos premiers soins ; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage. »

Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin. L’a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg ? Ou cette sage-femme était-elle morte ? En tout cas Rousseau savait bien qu’elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.

Oh ! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu’il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç’avait été une invention.

Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse :

— Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans autre liaison que celle de Thérèse ; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies, — ne se pourrait-il pas qu’une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant ? — De là, cette réplique qu’on peut appeler triomphante : la fable des cinq enfants, et, parce qu’il n’aurait pas pu les montrer et que, d’autre part, l’horreur d’un tel aveu en impliquait la véracité, l’histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et « simulateur » comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d’être soupçonné d’une des disgrâces les plus mortifiantes pour l’orgueil masculin.

L’hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D’après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu’elle était enceinte, qu’elle était accouchée chez une sage-femme et qu’elle avait fait porter l’enfant aux Enfants-Trouvés. Le principal argument de madame Macdonald, c’est que Rousseau avoue qu’il n’a vu aucun de ses cinq enfants. — Cette machination se serait faite d’accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein ? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.

Une telle hypothèse souffre d’étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l’abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l’abandon de ces enfants qu’il croyait avoir. Donc, elle ne l’absout pas.

Ici, se place naturellement une autre explication, — qui était celle de Victor Cherbuliez : — Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n’était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.

Je ne repousse pas absolument cette hypothèse ; mais elle soulève encore bien des objections. — D’après Tronchin, Rousseau n’était pas impropre à avoir des enfants ; il y fallait seulement certaines conditions, qu’il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité. — Et, d’autre part, s’il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa « fidélité sans tache » ? — A moins de supposer encore une fois qu’il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d’être ridicule…

Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d’ailleurs n’est pas à moi tout seul) me plairait mieux. — Mais j’ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l’année 1746, j’ai trouvé un papier2 portant cette mention : « 2795. Marie-Françoise Rousaux » (ce dernier mot rayé et surchargé du mot « Rousseau » correctement écrit). « Un garçon le 19 novembre 1746. » Puis, d’une autre écriture et d’une autre encre : « Joseph Catherine a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre. » — Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l’année 1746, j’ai lu ceci : « Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46 ; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu’au 14 janvier 1747, jour du décès, 1 mois 23 jours. »

Cela est impressionnant. La marque de reconnaissance a disparu. Mais la date concorde avec l’indication de Rousseau. « Marie-Françoise », prénoms de la déposante, sont aussi ceux de la mère Levasseur. — D’autre part, pourquoi ce nom de « Joseph », et surtout pourquoi ce prénom féminin de Catherine donné à un garçon ? Je n’en sais rien. Et l’on doit remarquer aussi que le nom de Rousseau est et était fort commun. — C’est égal : la date, le nom de famille, les prénoms de la déposante, cela fait trois, concordances singulières.

Mais alors, si l’homme de confiance de madame de Luxembourg a vu ce papier et ce registre, comment a-t-il déclaré n’avoir rien trouvé du tout ?… Faut-il voir là un mensonge charitable de madame de Luxembourg qui n’a pas voulu dire à Rousseau que l’enfant était mort ?

Quant aux autres enfants, s’il n’y en a nulle trace dans les registres, c’est peut-être que la déposante ou l’administration leur avait donné, comme cela se faisait, un faux nom de famille. — Je ne sais rien, vous ne savez rien, nous ne savons rien.

Allons ! je vois bien qu’il faut admettre l’histoire, — sur laquelle, au surplus, aucun des plus grands admirateurs de Rousseau, au xviiie  siècle, excepté Sébastien Mercier, n’a jamais eu de doutes.3 Voyons maintenant comment il la raconte lui-même, et quelles explications et excuses il nous donne successivement dans ses Confessions, dans ses lettres et dans ses Rêveries. (Car il y revient très souvent, et cela peut montrer également la préoccupation de soutenir l’imposture ou le trouble d’une âme peu à peu envahie par le remords.)

La première fois qu’il en parle dans ses Confessions (un peu plus de vingt ans après l’acte), c’est d’un ton léger et presque avec désinvolture. Il s’excuse sur l’influence de la mauvaise compagnie qu’il rencontrait à la table d’hôte de madame La Selle :

J’y apprenais des foules d’anecdotes très amusantes, et j’y pris aussi, peu à peu, non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j’y vis établies. D’honnêtes personnes mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires ; et celui qui peuplait le mieux les Enfants Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna, je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens, et je me dis : « Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit, on peut le suivre. » Voilà l’expédient que je cherchais. Je m’y déterminai gaillardemment sans le moindre scrupule ; et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur( !) Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre.

On la mène chez une sage-femme prudente et sûre, la Gouin, où elle fait ses couches. — « L’année suivante (1748), même inconvénient et même expédient, au chiffre près qui fut négligé. » (Donc insouciance plus grande encore.) « Pas plus de réflexion de ma part4, pas plus d’approbation de celle de la mère : elle obéit en gémissant. »

En 1760, troisième enfant, troisième dépôt (sans chiffre, donc sans intention de reprise en des jours meilleurs). Cette fois, il en donne pour raison, qu’en livrant ses enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever lui-même, en les destinant à devenir ouvriers ou paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortune, « il crut faire un acte de citoyen et de père et se regarda comme un membre de la république de Platon ».

Dans la lettre à madame de Francueil, 21 avril 1751, voici les raisons qu’il donne : 1º sa misère ; 2º il n’a pas voulu déshonorer Thérèse, (ce qui est assez plaisant) ; 3º il n’aurait pu nourrir ses enfants qu’en devenant fripon ; 4º on est très bien aux Enfants-Trouvés. Les enfants ne sortent des mains de la sage-femme que pour passer dans celles d’une nourrice. Rousseau sait bien que ces enfants ne sont pas élevés délicatement : tant mieux pour eux ! Ils en deviendront plus robustes. On n’en fait pas des messieurs, mais des paysans ou des ouvriers. Ils seront plus heureux que leur père.

Chemin faisant, il prévient une objection : « Il ne faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir. — Pardonnez-moi, madame, la nature veut qu’on en fasse, puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde : mais c’est l’état des riches, c’est votre état qui vole au mien le pain de mes enfants. » (Ceci est écrit après le Discours sur les sciences et les arts.)

Enfin, cinquième raison, déjà donnée : il a cru agir comme un citoyen de la république de Platon.

(Il aurait pu ajouter encore cette excuse, — qui est de M. Gustave Lanson, — que, dans sa vie de vagabond, il avait appris à user sans scrupule des établissements de charité.)

Madame de Francueil aurait pu lui répondre que ses raisons ne valaient pas le diable. La misère ? Rousseau, au moment de la naissance des deux premiers enfants, gagnait neuf cents, puis mille francs chez madame Dupin. Il eût pu gagner davantage s’il n’eût pas été paresseux. Ces dames faisaient d’ailleurs des cadeaux à Thérèse, et auraient été charmées de s’occuper des enfants. Il dit qu’elles ne les auraient pas fait élever en honnêtes gens ? La raison est un peu faible. — Il est célèbre en décembre 1750. Il a, peut-être avant 1752, une place lucrative, celle de caissier du fermier-général Francueil. Et en 1753, le Devin du Village lui rapporte de cinq à six mille francs. Il pouvait donc élever au moins ses deux derniers enfants. Mais sans doute le pli était pris. Et puis, il ne voulait pas commettre d’injustice envers les trois premiers. N’était-il donc pas devenu, dans l’intervalle, l’apôtre de l’égalité ?

Quant au bonheur qui est l’apanage des enfants trouvés… La plaisanterie est lugubre.

Dans la Neuvième Rêverie (1776, deux ans avant sa mort), autre explication :

La mère les aurait gâtés ; sa famille en aurait fait des monstres… Je frémis d’y penser ; ce que Mahomet fit de Séide n’est rien auprès de ce qu’on aurait fait d’eux à mon égard.

Enfin, rappelons ce passage du livre IX des Confessions :

Je n’avais point de famille ; Thérèse en avait une, et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j’en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n’aurais-je point donné pour me faire l’enfant de sa mère ? Je fis tout pour y parvenir et n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos intérêts ; cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un, différent du mien, contraire au mien et même à celui de sa fille, qui déjà n’en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire ; et je voyais avec douleur qu’épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de la détacher de sa mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance et l’en estimai davantage ; mais son refus n’en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux. Enfin, si, grâce à son bon naturel elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du moins pour empêcher en grande partie, l’effet des bonnes maximes que je m’efforçais de lui inspirer… Les enfants vinrent ; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à une famille si mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des enfants trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n’osai lui dire. J’aimai mieux être moins disculpé d’un blâme aussi grave et ménager la famille d’une personne que j’aimais.

Sur quoi Émile Faguet, qui s’est occupé de la question dans le Journal des Débats du 18 juin 1906, conclut ainsi :

« Ou je me fais bien illusion, ou, pour qui sait lire, cela veut dire : Absolument subjuguée par une famille de bandits qu’elle aima toujours plus que moi, Thérèse se privait pour eux et me volait et dépouillait pour eux. Vous comprenez bien que cette famille n’a pas voulu que Thérèse eût d’enfants, qui auraient pris part au gâteau et qui auraient, d’autre part, peut-être détaché Thérèse de sa famille par l’affection qu’elle aurait eue pour eux. La famille de Thérèse n’a pas voulu que Thérèse eût d’enfants. Lui obéissant toujours, et craignant peut-être que sa famille ne les assassinât, Thérèse m’ordonna de les abandonner. Partie par amour pour elle, partie pour ne pas avouer que je lui obéissais comme elle obéissait à sa famille, je n’ai jamais voulu dire que c’était elle qui avait exigé leur sacrifice. »

Il reste que Rousseau aurait abandonné cinq enfants par peur de Thérèse et surtout de la mère Levasseur, en somme par faiblesse, passivité, aboulie. Il est possible.

Il a connu le remords, du moins à partir de 1769. Il écrit à Moultou (14 février 1769) :

C’est bien malgré elle (Thérèse), c’est bien malgré nous qu’elle et moi n’avons pu remplir de grands devoirs : mais elle en a rempli de bien respectables.

Et il ajoute cette phrase que j’avoue ne pas bien comprendr :

Que de choses qui devraient être sues vont être ensevelies avec moi ! Et combien mes cruels ennemis tireront d’avantages de l’impossibilité où ils m’ont mis de parler ! ( ?)

Et dans l’admirable lettre à Thérèse, quand il songe à se séparer d’elle : « Nous avons des fautes à pleurer et à expier. » Des mots comme celui-là, dans une lettre intime, me paraissent une meilleure preuve des enfants abandonnés que les récits des Confessions.

Et dans la lettre à madame de Chenonceaux (17 janvier 1770 :

Jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer (atténuer) mes fautes. J’aime mieux les expier que les excuser.

(Il est vrai qu’après cela il revient à ses mauvaises excuses.)

Enfin, dans sa lettre du 26 février 1770 à M. de Saint-Germain, qui est une sorte de confession général :

L’exemple, la nécessité, l’honneur de celle qui m’était chère me firent confier mes enfants à l’établissement fait pour cela, et m’empêchèrent de remplir moi-même le premier, le plus saint des devoirs de la nature. En cela, loin de m’excuser, je m’accuse… Je ne fis point un secret de ma conduite à mes amis, ne voulant pas passer à leurs yeux pour meilleur que je n’étais. Quel parti les barbares en ont tiré ! Avec quel art ils l’ont mise (ma conduite) dans le jour le plus odieux !… Comme si pécher n’était point de l’homme, et même de l’homme juste ! Ma faute fut grave sans doute, elle fut impardonnable, mais aussi ce fut la seule, et je l’ai bien expiée.

Il n’y a peut-être pas là « contrition parfait », mais enfin, il y a trouble et repentir, — comme aussi dans l’audacieuse allusion qu’il fait publiquement à l’abandon de ses enfants, au livre Ier de l’Émile. — Si l’histoire des cinq enfants abandonnés était une « simulation », il faut avouer que Jean-Jacques l’aurait soutenue avec une stupéfiante et miraculeuse vraisemblance.

Hélas, je vois bien qu’il faut le croire… Et alors, de quelque indulgence qu’on se veuille munir pour lui, il paraît tout de même offensant à la fois et sinistrement comique que ce soit entre deux abandons de nouveau-nés, au retour du peu austère château de Chenonceaux où il avait fait la petite comédie de l’Engagement téméraire et les petits vers de l’Allée de Sylvie pour plaire aux belles dames ; — que ce soit dans sa chambre de la rue Plâtrière, dictant ses périodes à la mère Levasseur qui venait tous les matins allumer son feu ; — que ce soit dans ces conditions qu’il ait écrit son vertueux Discours, — ah ! si vertueux ! — sur la corruption des mœurs par les sciences et les arts.

Troisième conférence.
Le « Discours sur les sciences et les arts ». — La réforme morale de Rousseau

J’ai traité aussi complètement que j’ai pu la question de Thérèse et de l’abandon des cinq enfants. J’ai présenté les diverses explications que donne Rousseau, et celles qu’il ne donne pas. Mais en voici une autre, d’ordre général, et qui rend compte de beaucoup d’actes de sa vie.

Nous avons, de Joubert, une longue lettre (six ou sept pages) à Molé sur Chateaubriand, écrite le 21 octobre 1803, et qui est une merveille d’analyse, on pourrait dire d’anatomie psychologique.

Nous y lisons vers la fin :

Il y a dans le fond de ce cœur (le cœur de Chateaubriand) une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j’en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu’il aura faites, parce que à la conscience de sa conduite, qui exigerait des réflexions, il opposera toujours machinalement le sentiment de son essence, qui est fort bonne.

Il me semble que cela convient singulièrement aussi à Rousseau. Et voici un passage des Confessions qu’on dirait écrit exprès pour illustrer par Rousseau la remarque de Joubert sur Chateaubriand.

C’est dans le voyage que fit Jean-Jacques à Genève en 1754. Il revoit madame de Warens, tout à fait déchue :

Ah ! écrit-il, c’était alors le moment d’acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent.

(Là, décidément, il exagère, car enfin le remords de ses enfants abandonnés a dû ou aurait dû être pire ; mais il passe sa vie à exagérer.)

Je méritai par là, continue-t-il, les châtiments terribles qui depuis lors n’ont cessé de m’accabler. Puissent-ils avoir expié mon ingratitude ! Elle fut dans ma conduite ; mais elle a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d’un ingrat.

Autrement dit : «  J’ai pu agir comme si j’étais un ingrat ; mais je n’ai pu être un ingrat puisque j’ai un bon cœur ». Ou bien encore : « J’ai abandonné mes enfants, mais je n’ai pu être un mauvais père, parce que je suis un homme plein de sensibilité. » C’est là de la psychologie proprement vaudevillesque : car notez que c’est tout à fait la logique de Jobelin dans Le plus heureux des trois : « Nous t’avons trompé, Marjavel !…Je n’ai pas de remords parce que je me repens. » Ainsi Jean-Jacques, pénétré de sa bonté intime, se juge toujours sur ses sentiments, non sur ses actes. C’est extrêmement commode. C’est en somme une déviation profane de la doctrine de l’« amour pur » de Molinos et de madame Guyon, doctrine où les actes sont indifférents pourvu qu’on aime Dieu. Tant il est vrai que toutes les erreurs laïques correspondent à quelque forme d’hérésie !

Nous nous souviendrons de cela quand nous rencontrerons dans Émile la morale du sentiment et l’invocation à la conscience.

En attendant, reprenons Jean-Jacques où nous l’avons laissé. Il vient donc de se « mettre » avec Thérèse. Il mène une vie simple et toute populaire, qu’il nous décrit de façon savoureuse :

Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité ; nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servant de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants, et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas composés, pour tous mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage, et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ! Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer et sans nous douter de l’heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis.

(Ah ! que vient faire cette vieille ?…) C’est égal, cette simplicité de goûts, très sincère chez Jean-Jacques, est un de ses charmes, et que rien ne pourra lui enlever.

Cependant, à travers des découragements et des paresses, il cherche à se faire sa place, soit dans la musique, soit dans la littérature, et particulièrement au théâtre ; et c’est à cela qu’il songe entre 1741 et 1749.

Plus tard, il répétera à satiété que son cas est unique, qu’il n’a jamais pensé à la gloire, qu’il n’a pris la plume que vers quarante ans, et pour son malheur. Cela n’est pas vrai. — De bonne heure il a eu la passion et le don de la musique, et il a rêvé d’être compositeur. De bonne heure aussi, et malgré des études fort capricieuses et incomplètes, il a écrivaillé en prose et en vers, et il a rêvé d’être poète, et surtout auteur dramatique.

A son arrivée à Paris, il avait en portefeuille non seulement Narcisse, petite comédie en prose dans le goût de Marivaux écrite à vingt ans, mais des poésies, des élégies, des vers amoureux, et une tragédie sur la Découverte du Nouveau Monde. Et, de 1741 à 1749, il écrit des épitres en vers, la Dissertation sur la musique moderne, le Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, une petite comédie intitulée les Prisonniers de Guerre, l’opéra des Muses galantes, le Persifleur, premier numéro d’un écrit périodique qui n’eut pas de second numéro, l’Allée de Sylvie, l’Engagement téméraire, comédie en trois actes, en vers ; et j’en passe.

En 1745 il entre en rapports avec Voltaire, et il retouche pour lui la Princesse de Navarre qui reparaît à Versailles sous le titre de Fêtes de Ramire. — En 1747, son père meurt ; cela lui vaut un peu d’argent, dont il envoie une partie à madame de Warens. — La même année, il présente inutilement sa comédie de Narcisse aux Italiens.

Ses dîners avec Thérèse, sur la malle, dans l’embrasure de la fenêtre, ne l’empêchaient pas d’aller « dans le monde ». Il devient, je l’ai dit, secrétaire de madame Dupin. Francueil l’introduit chez madame d’Épinay. Il fait la connaissance de madame d’Houdetot la veille même du mariage de celle-ci. Il soupe chez mademoiselle Quinault.

Et sans doute il fréquente Grimm, Diderot, Condillac, dîne avec eux toutes les semaines au Panier Fleuri (restaurant du Palais-Royal), connaît d’Alembert et l’abbé de Raynal, et est considéré comme du parti des « philosophes » ; et sans doute, Diderot exerce quelque influence sur lui ; et sans doute la religion de Jean-Jacques, jusqu’ici demi-protestant, demi-catholique, tourne au déisme pur, — à un déisme, il est vrai très sincère, très pieux et même tendre : mais enfin, il n’y a pas un brin ni de révolte sociale, ni même de paradoxe, dans les petits vers de l’Allée de Sylvie ni dans les vers un peu chétifs de l’Engagement téméraire, écrit pendant un automne qu’il passa en très brillante compagnie, au château de Chenonceaux, et joué en 1749, chez madame d’Épinay à la Chevrette. Le futur citoyen de Genève y tint lui-même un rôle. Le sujet est encore dans le goût de Marivaux. L’« engagement » dont il s’agit est l’engagement que prend un amoureux de ne montrer aucun amour pour sa maîtresse pendant un jour, moyennant quoi elle l’épousera. Et quant à l’Allée de Sylvie, c’est à peu près, avec moins de souplesse, du ton et de la force de la Chartreuse de Gresset.

Bref, Rousseau est un homme d’allure un peu singulière, il est vrai, mais qui fait de la musique amoureuse et des petites comédies galantes, — la musique avec quelque originalité, les comédies comme tout le monde, et plutôt un peu moins bien, — et qui paraît ne songer qu’à l’Opéra, aux Italiens et à la Comédie-Française. — Cela, jusqu’en novembre 1749.

Mais en octobre 1749, il arrive ceci.

Quelques mois auparavant, Diderot avait publié la Lettre sur les Aveugles à l’usage de ceux qui voient. C’était à propos de l’opération de la cataracte pratiquée par M. de Réaumur sur un aveugle-né. Réaumur, malgré les demandes, n’avait invité presque personne à la séance où il leva le premier appareil. De là, à la première page de la Lettre, cette plaisanterie de Diderot : « M. de Réaumur n’a voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence ». Dans ces « yeux sans conséquence », madame du Pré de Saint-Maur reconnut les siens. Cette dame était l’amie de Réaumur et aussi du comte d’Argenson, ministre de la guerre. Elle fut ulcérée.

Il faut dire aussi que certaines idées de la Lettre sur les Aveugles pouvaient paraître hardies. Bref, on fit des perquisitions chez Diderot, sous prétexte de rechercher le manuscrit d’un conte, l’Oiseau bleu, qui contenait, disait-on, des allusions à madame de Pompadour. En réalité, c’était pour mettre l’embargo sur les matériaux de l’Encyclopédie. Diderot est arrêté le 29 juillet et conduit au donjon de Vincennes. Un mois après, on lui donna le château et le parc pour prison, avec permission de voir ses amis. Il resta là jusqu’au 3 novembre.

Et maintenant, écoutons Rousseau, puis Marmontel, puis Diderot.

Et ne vous plaignez pas que je fasse trop de citations : car ce premier ouvrage de Rousseau : le Discours sur les sciences et les arts, celui qui a commencé sa gloire et déterminé l’esprit de ses autres ouvrages, il s’agit de savoir dans quelles conditions, comment et pourquoi il l’a écrit, et à combien peu il a tenu qu’il ne l’écrivît pas ou qu’il l’écrivît autrement :

… Tous les deux jours, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui (Diderot), l’après-midi (à Vincennes).

Cette année 1749 l’été fut d’une chaleur excessive…

(La question du Mercure est d’octobre, et octobre n’est pas l’été ; mais peu importe. Rousseau écrit cela vingt ans après les événements.)

On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de paye des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs 5.

A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme… En arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire, Diderot l’aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu.

Il écrit cela en 1769. Il avait déjà raconté la chose en 1762, dans sa Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, et avec plus d’échauffement encore :

« … Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture… » Et il parle de palpitations, d’éblouissements, d’un étourdissement semblable à l’ivresse, et il dit qu’il se laisse tomber sous un des arbres de l’avenue et qu’il y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en se relevant, il aperçoit tout le devant de sa veste mouillé de ses larmes sans avoir senti qu’il en répandait.

Tout ça pour aboutir à la prosopopée de Fabricius !

Tel est le récit de Rousseau. Mais il y a celui de Marmontel dans ses Mémoires (livre VII).

Voici le fait dans sa simplicité tel que me l’avait raconté Diderot et tel que je le racontai à Voltaire.

J’étais (c’est Diderot qui parle) prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m’y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l’a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu’il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? Quel parti prendrez-vous ? lui demandai-je. Il me répondit : Le parti de l’affirmative. — C’est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n’y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche et fécond. — Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil… Ainsi, dès ce moment, ajoute Marmontel, son rôle et son masque furent décidés.

Et je sais bien qu’il faut prendre garde que Marmontel tient le fait d’un ennemi de Jean-Jacques et le rapporte à un autre ennemi de Jean-Jacques.

Enfin, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, chap. 67, au cours de la diatribe la plus violente contre Rousseau, Diderot dit simplement ceci :

« Lorsque le programme de l’Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu’il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui-dis-je, c’est celui que personne ne prendra. — Vous avez raison me répliqua-t-il. »

Voilà les trois versions. Celle de Rousseau est d’un ton bien excessif, et sans doute l’incident s’est amplifié et embelli dans sa mémoire. Il a voulu que son premier livre notable ait été conçu tragiquement et avec fracas. Les deux autres versions sont, l’une d’un malveillant (et de seconde main), l’autre d’un ennemi, mais d’un ennemi qui, je crois, avait de la sincérité. Je ne me prononce point. Je remarque seulement que la version de Jean-Jacques ne diffère pas radicalement de celle de Diderot. Jean-Jacques dit lui-même : « Diderot m’exhortade donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. » Cela semble indiquer que Rousseau hésitait. Le parti auquel il s’arrêta, ce parti dont devait dépendre le reste de son œuvre et de sa vie, il serait vraiment curieux que Rousseau ne l’eût pris que par un hasard et sur le conseil d’un autre.

S’il avait pris l’autre parti, s’il avait répondu que les sciences et les arts favorisent les mœurs, ou s’il avait adopté une thèse mitigée (et pourquoi non ? l’auteur de Narcisse et des Muses galantes ne pouvait être alors un bien farouche ennemi des arts), il aurait eu le prix tout de même à cause de son excellent style, mais sa vie eût été aiguillée dans une autre direction…

Et s’il n’avait pas lu le numéro fatidique du Mercure de France ?…

Je sais bien ce que ces déductions sur des hypothèses ont de futile. Mais ici il s’agit à la fois d’un homme de génie et dont l’influence a été prodigieuse, et d’un homme de peu de volonté, et d’un homme dont on peut dire que ses œuvres expriment sa vie individuelle et les incidents de cette vie et sont à peu près toutes des « œuvres de circonstances ». Et la grandeur des conséquences fait qu’il devient émouvant de les voir sortir de si petites causes et si accidentelles, — et comme tout s’enchaîne, et comme tout est fatal ; — ou providentiel.

En tout cas cet écrit de cinquante pages, dont la première conception a bouleversé l’auteur jusqu’à lui faire tremper de larmes le devant de son gilet, paraît aujourd’hui assez peu de chose : une déclamation d’école. En voici l’analyse.

Deux parties.

La première partie est une série d’affirmations. « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos arts et nos sciences se sont avancés à la perfection. » Cela est prouvé par l’histoire (l’histoire comme on l’enseignait dans les collèges). Voyez l’Égypte, la Grèce, Rome, l’Empire d’Orient, même la Chine.

Et voici la contre-épreuve « Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre des peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l’exemple des autres nations. » Tels furent les premiers Perses, tels furent les premiers Romains. Et ici se place la prosopopée : « Ô Fabricius, qu’eût pensé votre grande âme… »

« Voilà comment, conclut Rousseau, le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. »

La seconde partie est un essai d’explication de cette malfaisance des sciences et des arts.

L’origine des sciences est impure. « L’astronomie est née de la superstition (comment ? il ne le dit pas) ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice (allusion à un passage d’Hérodote) ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. » (Ainsi parle cet homme modeste.) Bref « les sciences et les arts doivent leur naissance à nos vices. »

— Mais alors ce ne sont donc pas nos vices qui doivent naissance aux sciences et aux arts ?

— Si fait ; car, à leur tour, les sciences et les arts ont pour effets : la perte du temps, à cause de leur inutilité ; le luxe qui amollit. (Les peuples sans luxe ont été forts : ainsi la Perse de Cyrus, les Scythes, l’ancienne Rome, les Francs, les Saxons, les Suisses contre Charles le Téméraire, les Hollandais contre Philippe II.) Les sciences et les arts ont encore pour effets : la corruption du goût par le désir de plaire (ici, quelques remarques vraies), la diminution des vertus militaires, enfin la frivole et dangereuse éducation donnée aux enfants (ici encore de bonnes réflexions).

Les philosophes sont des charlatans. L’invention de l’imprimerie est une chose bien regrettable.

Il finit par une contradiction. Car il exalte tout de même Bacon, Descartes, Newton. Il distingue les faux savants ou philosophes et les vrais, et souhaite que les vrais dirigent les États : mais à quoi les reconnaîtra-t-on ? et qui les désignera ? Et puis, la science n’est donc pas toujours et nécessairement funeste ?

Ce premier discours est donc bien une déclamation pure, un morceau de rhétorique, et où éclate déjà une grande déraison et quelque niaiserie. Aucune précision. Rousseau paraît supposer que le « rétablissement des sciences et des arts » (par la diffusion des débris de l’ancienne Grèce après la prise de Constantinople), s’est opéré tout d’un coup et a instantanément corrompu les mœurs, et il ne se demande même pas ce qu’étaient « les mœurs » auparavant. Il ne pense pas à distinguer entre les sciences et les arts, dont il semble pourtant que l’influence corruptrice ne saurait être tout à fait la même. Il ne s’avise pas non plus que la corruption par les sciences ou les arts ne peut guère être que la corruption d’un petit nombre, d’autant que, par « corruption », il paraît surtout entendre les conventions, préjugés et mensonges mondains, le luxe, la mollesse, la frivolité et les artifices de la vie de salon, bref les vices ou travers du monde très restreint où il vivait lui-même. Il ne s’avise pas que dix-huit millions de paysans ou d’artisans de France échappaient presque totalement à cette corruption-là, et que la petite bourgeoisie n’en était que modérément atteinte ; que d’ailleurs le mal et le bien s’entremêlent si inextricablement dans les effets attribuables aux arts et aux sciences qu’il est en tout cas impossible de les démêler ou de démontrer que le mal l’emporte. — Bref la thèse de Rousseau n’est qu’un vague lieu-commun, très fatigué déjà à cette époque, presque aussi fatigué que le lieu-commun de la thèse contraire.

Le lieu-commun de Rousseau (l’innocence de l’état de nature opposée aux vices de la civilisation) était déjà un peu partout (dans les Lettres Persanes par exemple, deuxième partie de l’Histoire des Troglodytes, ou dans Marivaux : L’Ile des Esclaves, l’Ile de la Raison), et ne tirait pas autrement à conséquence.

(Aujourd’hui, que nous sommes quelques milliers d’auteurs, dont deux ou trois cents célèbres, il est clair qu’un morceau comme le premier Discours de Jean-Jacques passerait totalement inaperçu. — La question, d’ailleurs, que Jean-Jacques y résout si facilement ressemble à ces questions banales, inutiles et insolubles que les « reporters » posent aux écrivains, justement parce qu’elles prêtent à un bavardage indéfini.)

Mais, si le lieu-commun est banal, on pouvait l’illustrer de peintures précises et assez probantes, car le temps y prêtait ; et peut-être n’avait-on pas encore vu la haute société aussi pervertie, sinon par les « sciences et les arts », du moins par les raffinements de l’esprit et par une culture trop tournée vers le seul agrément.

Ce que Rousseau omet de faire, Duclos le fait, exactement à la même époque, avec beaucoup de sagacité et quelque vigueur dans ses Considérations sur les mœurs (1751). D’abord Duclos distingue Paris et la province et, dans Paris même, il considère seulement quelques groupes. Et Duclos saisit et définit fort bien les vices ou défauts caractéristiques de cette société restreinte : non pas tant encore le dérèglement des mœurs (dont je ne pense pas que Rousseau se crût exempt) que la vanité, la frivolité, l’abus de l’esprit, le « persiflage » (ce que nous appelons aujourd’hui la « blague »), la sécheresse et la dureté du cœur (ce que Gresset avait peint en 1745 dans le Méchant), le tout mêlé a des prétentions « philosophiques ».

Rien, ou presque rien de tout cela dans le Discours de Jean-Jacques qui, au surplus, n’est nullement un observateur.

D’où vient donc que l’effet du Discours sur les sciences et les arts ait été tel que Garat, dans son Mémoire sur M. Suard, ait pu écrire :

C’est à ce moment même qu’une voix qui n’était pas jeune et qui était pourtant tout à fait inconnue, s’éleva, non du fond des déserts et des forêts, mais du sein même de ces sociétés, de ces académies et de cette philosophie où tant de lumières faisaient naître et nourrissaient tant d’espérances… Et, au nom de la vérité, c’est une accusation qu’elle intente, devant le genre humain, contre les lettres, les arts, les sciences et la société même… Et ce n’est pas, comme on le dit, le scandale qui fut général, c’est l’admiration et une sorte de terreur qui furent presque universelles.

Comment expliquer cela (à supposer que Garat n’exagère point) ?

C’est qu’il y avait, dans ce premier livre de Rousseau, l’accent et le style.

Il y avait l’accent de l’homme de lettres qui n’a pas réussi, du malade qui n’est bien que dans la solitude, de l’homme timide qui a souvent souffert dans les belles compagnies ; l’accent de l’ancien vagabond et du plébéien révolté ; bref, l’accent d’un homme qui prend au sérieux le lieu-commun auparavant inoffensif. — Au reste on peut dire que presque toute son œuvre, — et c’est par là qu’elle a séduit la bêtise humaine, — est d’un homme de génie qui a pris, pour la première fois, d’antiques plaisanteries ou fantaisies au sérieux.

D’autre part, le morceau assez banal où vibrait cet accent-là devait être lu, d’abord, justement par cette petite minorité de privilégiés pour laquelle la thèse de Rousseau se trouvait être partiellement vraie. Et, en outre, il s’élevait du premier coup contre quelques-unes des idoles les plus chères à cette élite : la « philosophie », la science, que l’on commençait à « adorer », et la foi au progrès. Cette gravité et cette véhémence de sermonnaire devaient à la fois secouer et séduire des gens qui n’allaient plus guère au sermon… De là le scandale et l’espèce de terreur dont parle Garat. (Tel, un peu, le succès des premiers écrits évangéliques de Tolstoï dans les salons parisiens.)

Et puis il y avait le style. Il n’a pas encore toutes les qualités que possédera plus tard le style de Jean-Jacques. Mais il est beau dans sa tension, il a le mouvement oratoire, la phrase fortement rythmée. Il s’opposait, avec un air de nouveauté, au style court et fin qui était alors le plus à la mode. — J’ajoute qu’on y trouve déjà les apostrophes, l’abus de certains mots comme « vertu » et « nature », l’emphase et la fausse rudesse républicaine qui caractériseront si fâcheusement, quarante ans plus tard, l’éloquence des jacobins et des sans-culottes. C’est Jean-Jacques qui a fourni à la Révolution son vocabulaire.

Comment, dans la tête du fade versificateur de l’Engagement téméraire, s’était secrètement formée cette prose-là, si pleine, si suivie, si robuste, si grave ?

Repassons, si vous le voulez, l’histoire des lectures de l’autodidacte Rousseau (je ne parle que de ses lectures françaises).

A six ans, il lisait avec son père l’Astrée et les romans de La Calprenède. — A sept ans, Ovide et Fontenelle, mais aussi Plutarque, La Bruyère, Molière et le Discours sur l’Histoire universelle. — De douze à seize ans, tout un cabinet de lecture, au hasard. — Plus tard, et surtout aux Charmettes, en même temps qu’il apprend le latin, il lit Le Sage, l’abbé Prévost, les Lettres philosophiques de Voltaire, mais aussi (avec Locke et Leibnitz) les ouvrages de Messieurs de Port-Royal, Descartes Malebranche, etc…

En somme, peu de livres contemporains, mais à peu près tout le xviie  siècle dévoré dans la solitude, loin de Paris. C’est bien à ce siècle que Rousseau doit sa formation littéraire. Et c’est pour cela, — et aussi parce qu’il avait un don, — que, lorsqu’il se met à écrire en prose, il retrouve la phrase et le ton des écrivains du xviie  siècle. J’ai dit que son style avait un air de nouveauté : c’est pour cela. Il remonte plus haut que Marivaux, que Fontenelle, que Voltaire, même que La Bruyère. Il renoue une tradition. — Et il est vrai qu’il y ajoute quelque chose, parce qu’il se sert d’une forme traditionnelle avec une âme neuve.

Donc, tel qu’il est, le Discours de Rousseau, couronné par l’Académie de Dijon le 23 août 1750, obtient du premier coup un succès inouï.

Des hommes considérables ou notables en publient des critiques : le roi Stanislas (aidé d’un père jésuite), le professeur Gautier, Bordes, académicien de Lyon, Lecat, académicien de Rouen, Formey, académicien de Berlin, sans compter Voltaire, d’Alembert, Frédéric II, qui, à l’occasion en disent leur mot. Rousseau réplique successivement à Stanislas, à Gautier et à Bordes. Toutes ces réfutations et répliques ne prouvent pas grand chose ni d’un côté ni de l’autre, la question étant posée en termes trop généraux et d’ailleurs, je crois, insoluble. Mais, naturellement, dans cette polémique, Rousseau rétorque mieux qu’il n’est rétorqué, parce qu’il a plus de talent. Il ne remarque pas que ces « lettres », dont il veut démontrer la malfaisance, il leur doit pourtant d’être vainqueurs contre elles-mêmes.

Et alors il arrive que les répliques de Rousseau sont meilleures et plus intéressantes que son Discours. — D’une part, obligé de mieux méditer son sujet, de le serrer davantage, il atténue habilement et sans trop en avoir l’air ce qu’il y avait tout de même d’un peu gros dans la première expression de son facile paradoxe, et il le rend par là plus acceptable. Ainsi, dans sa réponse au roi Stanislas, après avoir écrit :

Quoi ! faut-il donc supprimer toutes les choses dont on abuse ? Oui, sans doute, répondrai-je sans balancer, toutes celles qui sont inutiles, toutes celles dont l’abus fait plus de mal que leur usage ne fait de bien ;

il ajoute aussitôt :

Arrêtons-nous un instant sur cette dernière conséquence, et gardons-nous d’en conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les universités et les académies. Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien.

On respire, on se dit : « Ah ! bien, bien ».

D’autre part, tandis qu’il défend et cherche à faire accepter son idée, son idée le travaille, et d’elle-même fructifie en lui. Son futur Discours sur l’inégalité est déjà presque contenu dans ses réponses à Stanislas et à Bordes. — Par exemple, dans sa réponse à Stanislas :

Ce n’est pas des sciences, me dit-on, c’est du sein des richesses que sont nés de tout temps la noblesse et le luxe. Je n’avais pas dit non plus que le luxe fût né des sciences, mais qu’ils étaient nés ensemble et que l’un n’allait guère sans l’autre. Voici comment j’arrangeais cette généalogie. La première source du mal est l’inégalité : de l’inégalité sont venues les richesses… Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté. Du luxe sont venus les beaux-arts, et de l’oisiveté les sciences.

Autre exemple. La croyance à la bonté naturelle de l’homme était impliquée, mais non formulée dans le Discours. C’est dans une note de la Réponse à Bordes que Rousseau dit pour la première fois : « Je pense que l’homme est naturellement bon ».

Troisièmement, à mesure qu’il essaye de préciser l’idée de son premier Discours, les sentiments dont cette idée n’est que le produit et l’expression deviennent en lui plus profonds et plus violents. Il prend l’offensive partout où il en trouve le joint. Le ton est plus frémissant dans les Réponses et surtout dans les Notes que dans le Discours lui-même. Voici une note de la Réponse à Bordes :

Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L’argent qui circule entre les mains des riches et des artisans pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur, et celui-ci n’a point d’habit parce qu’il faut du galon aux autres. (A la vérité il n’explique pas comment.) Le gaspillage des matières qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité… Il faut des jus dans notre cuisine, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.

Oh ! mon Dieu, vous trouverez cela dans La Bruyère, et vous n’aurez pas besoin de le chercher longtemps dans Bossuet et dans Bourdaloue. Mais ici il y a, ce me semble, l’esprit et le ton révolutionnaire, il y a, malgré la tenue du style, ce que j’appellerai le « coup de gueule » ; il y a le terrible raccourci sophistique : « Voilà pourquoi… » Ce morceau-là dut secouer délicieusement pas mal de petites femmes de la noblesse, et pareillement de la finance.

Enfin, le premier Discours de Rousseau s’empare de Rousseau lui-même. Par un phénomène connu d’autosuggestion, Jean-Jacques se façonne d’après son livre. Il veut ressembler à l’idée que ce livre donne de lui. Il veut en réaliser l’épigraphe :

Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis .

Il entreprend sa réforme morale.

Il ne faut oublier ni son origine et son vieux fond protestant, ni sa période de pratique catholique et le temps où il composait des prières pour madame de Warens. Je crois qu’il n’avait jamais cessé d’être préoccupé de « vie morale ». Plusieurs fois il avait eu des velléités de réforme, et fait des efforts et des tentatives dans ce sens.

Par exemple, après son aventure avec madame de Larnage (l’unique aventure agréable de sa vie), il avait promis d’aller rejoindre cette dame chez elle à Saint-Andiol. Le moment venu, il hésite, et il nous en apprend les raisons. Il s’était donné à madame de Larnage pour un Anglais, et il craint d’être démasqué. Puis, il sait que madame de Larnage a une fille de quinze ans, et il craint d’avance d’en tomber amoureux, de la séduire, et de « mettre la dissension, le déshonneur et l’enfer dans la maison ». (Raison plaisante : le pauvre Jean-Jacques n’était pas en amour un tel foudre de guerre.) — Enfin, dit-il :

A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mon devoir, à cette maman si bonne6, si généreuse, qui, déjà chargée de dettes, l’était encore de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif qu’il l’emporta à la fin. En approchant de Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du bourg Saint-Andiol et de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure… de me dire : Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir.

Allons, la petite Larnage l’a échappé belle ! — Et là-dessus Jean-Jacques se met à méditer, jure de « régler désormais sa conduite sur les lois de la vertu… et de n’écouter plus d’autre amour que celui de ses devoirs ».

En effet (car les actes vertueux s’enchaînent comme les autres) lorsque, de retour à Chambéry, il trouve sa place occupée par le perruquier Wintzenried et que madame de Warens lui assure que « tous ses droits demeurent les mêmes et qu’en les partageant avec un autre il n’en sera pas privé pour cela », Jean-Jacques, qui avait accepté le jardinier, n’accepte pas le coiffeur. Il se précipite aux pieds de madame de Warens, il «  embrasse ses genoux en versant des torrents de larmes » et lui tient ce discours étonnant : « Non, maman, je vous aime trop pour vous avilir ; votre possession m’est trop chère pour la partager ». Beau mouvement, que madame de Warens ne lui pardonna jamais.

Oh ! Jean-Jacques en avait eu plus d’un, de ces beaux mouvements. Mais, jusque-là, cela avait peu de suite. Cette fois, après le Discours sur les sciences et les arts, c’est tout à fait sérieux. Il veut décidément être un autre homme, et pour toute sa vie. Il nous explique cela au livre VIII des Confessions, mais mieux encore dans la Troisième Rêverie, où il idéalise décidément son passé et se voit tel qu’il aurait voulu être. — Il est déterminé, non seulement par les belles phrases de son propre Discours, mais par son passé religieux qui lui remonte au cœur :

Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même…, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien (épigramme suggérée par son résidu protestant) et bientôt, gagné par l’habitude, mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion… Les instructions, les exemples de madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres… me rendirent dévot presque à la manière de Fénélon.

Et, plus loin, pour signifier sa réforme, il emploie des expressions solennelles, presque toutes d’un caractère religieux :

Tout contribuait à détacher mes affections de ce monde… Je quittai le monde et ses pompes… Une grande révolution venait de se faire en moi, un autre monde moral se dévoilait à mes yeux… C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde…

Et, de loin, il le croit.

En réalité, sa réforme fut, d’abord, surtout extérieure. Et on ne saura jamais, et sans doute lui-même n’a jamais su pour quelle part y entrait le désir de se distinguer et le désir d’être meilleur.

Il faut dire que c’est au sortir d’une « grave maladie » (mais chez lui on ne les compte plus) qu’il forme le dessein d’accorder sa vie avec ses maximes « sans s’embarrasser aucunement du jugement des hommes », — « dessein le plus grand peut-être, dit-il, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu ».

D’abord il renonce à la politesse. Mais il a la franchise de nous en donner cette raison :

Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis caustique et cynique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer.

Il y arrive à peu près, mais non entièrement. Madame d’Épinay dit de lui dans ses Mémoires : « Il est complimenteur sans être poli ». Combinaison bâtarde. Le contraire serait plus digne d’un sage.

Il réforme son costume :

Je quittai, dit-il, la dorure et les bas blancs ; je pris une perruque ronde ; je posai l’épée ; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable : Je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est.

Il ne veut plus de cadeaux et devient très ombrageux sur ce point. Cela ira, comme on le voit cinquante fois dans sa correspondance, jusqu’à la susceptibilité la plus maladive. Il est vrai que Thérèse continuera à en recevoir, mais à l’insu de Jean-Jacques.

Il quitte l’excellente place de caissier qu’il avait chez le fermier-général Francueil, moitié (car il explique loyalement les deux motifs) parce que l’emploi était trop assujettissant et ne lui donnait que du dégoût, moitié parce que « ses principes ne se pouvaient plus accorder avec un état qui s’y rapportait si peu ».

Et, pour gagner sa vie, il s’établit copiste de musique (à dix sous la page, un peu plus que le tarif ordinaire). — Et il n’a pas fait ce métier en passant, durant une seule saison, le temps d’étonner ses contemporains. Il a vécu en partie de ce métier-là pendant des années et, semble-t-il, le reste de sa vie, à l’exception des années passées en Suisse, en Angleterre et en Dauphiné. Et le plaisir d’étonner est bien évident : mais, très réellement aussi, cette occupation, qui d’ailleurs ne l’assujettit point, est conforme à son goût. Il est paresseux et calligraphe.

Remarquez que les poètes ont presque tous de magnifiques écritures et s’y complaisent. Les manuscrits de Racine, de Hugo, de Leconte de Lisle, de Hérédia sont admirables. De même ceux de Rousseau. Il faisait lui-même, pour ses amies, des copies calligraphiées de ses ouvrages. Il a copié deux fois — pour madame d’Épinay, pour madame de Luxembourg, — les douze cents pages de la Nouvelle Héloïse ; il a copié au moins trois fois, les cinq cent quarante pages de ses Dialogues. Cet ancien apprenti graveur aimait à tracer de beaux caractères, surtout quand ces beaux caractères formaient des phrases dont il était l’auteur. Mais on peut prendre plaisir aussi à dessiner de belles notes, avec de belles clefs, de belles accolades, de belles croches, de beaux dièzes… Le jeune Marseillais Eymar s’émerveillera, en 1774, sur la perfection des copies musicales de Rousseau.

Cette espèce de « conversion » de Jean-Jacques n’avait évidemment pas grand rapport avec celle de Pascal ou de Rancé. Aussi jamais réforme morale n’eut un tel succès mondain. Rousseau huron, Rousseau impoli, Rousseau sans épée et sans montre, et surtout Rousseau copiste de musique mit en l’air tout le Paris-élégant de ce temps-là. Toutes les belles dames voulurent de la musique copiée de sa main. — Si Tolstoï s’établissait cordonnier à Paris, toutes nos belles socialistes iraient lui commander des bottines.

Rousseau jouit profondément de cette curiosité suscitée par sa conversion.

Ma chambre, dit-il, ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s’emparer de mon temps… Je ne pouvais refuser tout le monde… Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.

Or, au moment même où il obtient ce succès de vertu, nous sommes bien forcés de croire (car ces choses se passent en 1750 et 1751) qu’il venait de mettre ou qu’il allait mettre aux Enfants-Trouvés son troisième ou quatrième enfant.

C’est que sa réforme n’est point intérieure, ou du moins ne l’est pas encore. En dépit de son goût pour la solitude matérielle, il n’est préoccupé que de l’impression qu’il fera sur les autres. Il dit qu’il secoue le joug de l’opinion, qu’il la brave : mais la braver de cet air, c’est toujours songer à elle. Une réforme morale aussi peu discrète, aussi peu silencieuse, est bien suspecte. — Au moment où il tâche de descendre en lui-même, l’opération est faussée par ce fait que, s’il s’examine, c’est pour se confesser non à un seul, ni à un homme revêtu d’un caractère sacré, mais à tout le monde, et qu’il est moins attentif à recueillir le fruit moral de son examen qu’à saisir les effets publics de sa confession. A cause de cela, et parce que, tandis qu’un de ses yeux est tourné en dedans, l’autre louche vers l’extérieur, on peut dire que ce solitaire qui s’est tant raconté ne s’est peut-être pas très bien connu et s’est presque constamment illusionné sur son propre compte. S’aimer à l’excès empêche de se connaître, et réciproquement. A peine a-t-il résolu d’être meilleur qu’il se croit déjà meilleur.

Le grand ennemi des sciences et des lettres, des arts et du luxe est plus que jamais répandu dans le monde du luxe, des lettres, des sciences et des arts. Il grogne d’être envahi, mais il se laisse envahir. Il continue à faire de la littérature et de la musique. Il fait jouer Narcisse (sans succès) à la Comédie-Française en 1752. Vers le même temps, il compose le Devin du Village. Et la contradiction est si flagrante entre ses maximes et ses occupations que lui-même s’en aperçoit et qu’il écrit, pour s’en justifier, la curieuse préface de Narcisse, imprimée en 1753.

Il y reprend d’abord sa thèse. Il affirme que le goût des lettres « ne peut naître que de deux mauvaises sources, à savoir l’oisiveté et le désir de se distinguer » (désir dont apparemment il était lui-même exempt). Quant à la science, « elle n’est pas faite pour l’homme en général, il s’égare sans cesse à sa recherche. » La philosophie est destructrice des usages et des coutumes… Ici, lui échappe cette magnifique affirmation traditionaliste :

Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à quelques égards, tourne toujours au préjudice des mœurs ; car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons.

Enfin, la philosophie rend l’homme orgueilleux et dur : « … La famille, la patrie deviennent pour lui des mots vides de sens : il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme : il est philosophe. »

Ainsi, de la partie saine de l’âme de Rousseau, de son vieux fond héréditaire jaillissent parfois de belles lueurs.

Mais, ajoute-t-il, quand un peuple a été corrompu à un certain point par les sciences et les arts, mieux vaut encore les garder… Car les sciences et les arts, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose ; elles introduisent à la place la politesse et les bienséances ; et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule.

Et plus loin :

Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions.

Et enfin :

Il est très essentiel de se servir aujourd’hui des sciences et des lettres comme d’une médecine au mal qu’elles ont causé, ou comme de ces animaux qu’il faut écraser sur la morsure.

Allons ! on peut s’entendre. Et Jean-Jacques peut, en toute sûreté de conscience, continuer à faire de petites comédies et de petits opéras.

Narcisse ou l’amoureux de soi-même est un marivaudage insignifiant. — Le Devin du Village, beaucoup meilleur, et surtout par la musique, — où l’on voit un vieux paysan, qui passe pour sorcier, enseigner à Colette le moyen de reprendre Colin en excitant sa jalousie, — est une paysannerie enrubannée à laquelle ressembleront beaucoup les petits opéras comiques de Favart. On ne conçoit pas bien, à la vérité, en quoi ce joli spectacle, à la fois très factice et assez voluptueux, avec sa musique tendre et ses danses de villageoises de théâtre, peut remédier aux maux affreux causés par la science et les arts. Mais il est certain que le succès du Devin a été une des grandes joies de Rousseau.

Le Devin fut joué d’abord en 1752, à Fontainebleau, devant la cour. Les huit ou dix pages des Confessions où notre sauvage nous raconte cette représentation respirent à chaque ligne l’ivresse vaniteuse d’un auteur fieffé. Il avait gardé son costume d’ermite, et avait sa barbe et sa perruque ronde « assez mal peignée », dit-il ; le roi, la reine, la famille royale, tous les plus grands seigneurs et les plus grandes dames le regardaient comme un animal curieux : quel bonheur ! « … Je me livrais pleinement, dit-il, au plaisir de savourer ma gloire… Ceux qui ont vu cette représentation doivent s’en souvenir, car l’effet en fut unique. »

Et voici le revers, — lamentable, hélas ! — Le duc d’Aumont lui fait dire de se trouver au château le lendemain, et qu’il le présenterait au roi, et qu’il s’agissait d’une pension, et que le roi voulait l’annoncer lui-même à l’auteur. Et maintenant écoutez :

Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d’angoisse et de perplexité pour moi ! Ma première idée, après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m’avait fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle et qui pouvait me tourmenter le lendemain, quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles et qui m’empêchait d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre auquel j’aurais préféré la mort.

Puis, il craint d’être gauche, de manquer de présence d’esprit, de laisser échapper quelque balourdise. « Je voulais, dit-il, sans quitter l’air et le ton sévère que j’avais pris, me montrer sensible à l’honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle et méritée. » Et Jean-Jacques a peur de rater son affaire. — Enfin, il se souvient, à propos, de ses principes. S’il accepte cette pension, « adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d’indépendance et de désintéressement ? » Bref, il se dérobe. Et nous ne saurons jamais, et lui-même probablement n’a jamais su si c’est par fierté républicaine qu’il a refusé l’audience et la pension, ou par crainte d’avoir besoin de sortir pendant l’audience.

Quelques mois après, le Devin est joué à Paris. Rousseau eut cent louis du roi, cinquante louis de madame de Pompadour, cinquante louis de l’Opéra, cinq cents francs du libraire Pissot, d’autres profits encore. — Peut-être ce succès eût-il décidément détourné Jean-Jacques vers le théâtre et la musique. Peut-être fût-il devenu une sorte de Grétry ou de Gossec. Peut-être se fût-il résigné à remédier toute sa vie à la malfaisance des arts en faisant des comédies et des opéras. Tout le poussait de ce côté, son goût et son intérêt. Il eût d’ailleurs gardé le bénéfice de ses singularités extérieures : sa perruque ronde, sa barbe et ses boutades eussent contribué à ses succès de joueur de flûte…

Mais l’Académie de Dijon le guettait.

L’Académie de Dijon le relance, en posant cette question dans le Mercure de novembre 1753 : — Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Et si elle est approuvée par la loi naturelle ? »

Évidemment l’Académie de Dijon, fière de son lauréat et du bruit qu’il faisait, posait cette question pour Jean-Jacques. Au surplus les éléments de sa réponse prévue sont déjà épars dans ses répliques à Stanislas et à Bordes. Jean-Jacques répondra. Il ne peut pas ne pas répondre. C’est fini, il est prisonnier de son rôle.

L’Académie de Dijon était composée, j’imagine, de fort braves gens, et très conservateurs, encore que touchés, peut-être, de l’esprit du temps ; de riches bourgeois, de magistrats, d’anciens officiers, de vertueux ecclésiastiques7. Et ce sont ces braves gens qui, ressaisissant Jean-Jacques, le contraignent, pour ainsi dire, à écrire le plus outré et le plus révolutionnaire de ses ouvrages et le plus gros, avec le Contrat Social, de conséquences lointaines et funestes !…

A moins qu’il n’y ait eu, dans cette benoîte Académie de Dijon, quelque homme particulièrement pervers, et que nous ne connaîtrons jamais.

Quatrième conférence.
Le « Discours sur l’inégalité ». — Rousseau à l’Ermitage

La question de l’Académie de Dijon était celle-ci :

« Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Et si elle est autorisée par la loi naturelle ? »

La réponse de Rousseau, dans ce qui se rapporte directement à la question de l’Académie, est celle-ci : — 1º L’origine de l’inégalité, c’est la propriété, établie et maintenue par la vie sociale. — 2º L’inégalité est réprouvée par la loi naturelle, car les hommes, à l’état de nature, sont égaux, isolés et bons : c’est la société qui les a corrompus.

Mais le Discours de Rousseau est simplement intitulé : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. — Ce titre même indique qu’il ne répond pas méthodiquement aux deux questions de l’Académie de Dijon. Il ne répond pas par des définitions ni par des raisonnements, mais par des affirmations, des descriptions, et des tableaux. Il répond en faisant, à sa façon, l’histoire de l’humanité depuis les premiers âges, un peu comme Lucrèce au Livre V de son poème, ou comme Buffon dans la Septième époque de la Nature, mais avec plus de développement et dans un autre esprit. Son Discours est, en somme, un poème, c’est le roman de l’humanité innocente, puis pervertie.

Commençons, dit Rousseau, par écarter tous les faits (comme c’est rassurant !), car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques (à la bonne heure), mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

Nous voilà prévenus. Il raconte ce qu’il suppose, et l’on peut bien dire ce qu’il rêve. Je disais bien : — « Lisons son Discours comme un roman. » — Il continue :

Ô homme, voici ton histoire, telle que j’ai cru la lire, non dans les livres de tes semblables qui sont menteurs, mais dans la nature qui ne ment jamais.

C’est à merveille ; mais qu’est-ce que la « nature » ? — Je puis vous dire dès maintenant que je ne crois pas que Jean-Jacques ait donné nulle part une définition précise, scientifique, de ce mot mystérieux dont il a usé si frénétiquement. Il poursuit :

Il y a un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter : tu chercheras l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée !

Cherchons-le donc. — Rousseau entre alors dans sa « première partie » : l’histoire de l’humanité primitive, jusqu’à l’établissement de la propriété.

En considérant, dit-il, l’homme tel qu’il a dû sortir des mains de la Nature…, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous ; je le vois se rassasier sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits.

Il nous le montre ensuite :

Imitant l’industrie des animaux… s’élevant (le mot y est) jusqu’à l’instinct des bêtes… réunissant en lui les instincts propres à chaque espèce animale… se nourrissant également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouvant par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut le faire aucun d’eux.

Ces premiers hommes sont nécessairement et héréditairement robustes. Sur ce point déjà, ils ne peuvent que dégénérer :

Le corps de l’homme sauvage, étant le seul instrument qu’il connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables ; et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité que la nécessité l’oblige d’acquérir. S’il avait eu une hache, son poignet romprait-il de si fortes branches ? S’il avait eu une fronde, lancerait-il de la main une pierre avec tant de roideur ? S’il avait eu une échelle, grimperait-il si légèrement sur un arbre ? S’il avait un cheval, serait-il si vite à la course ?

Donc (et je ne force point la pensée de Rousseau, et je n’en tire que la conséquence la plus proche), hache, fronde, échelle, domestication du cheval, autant d’inventions tout à fait regrettables. L’homme naturel ne peut pas faire un seul progrès sans déchoir.

Il plaît ensuite à Rousseau d’affirmer que l’homme à l’état sauvage n’a pour ainsi dire pas de maladies ni d’infirmités, et que la mort lui vient presque toujours par la vieillesse. (Lucrèce n’est pas de cet avis. Il dit que les premiers hommes « ne mouraient pas beaucoup plus que les civilisés », non nimio plus. Donc, ils mouraient au moins autant.)

Jean-Jacques poursuit :

La plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature.

« Solitaire », car il nous explique ailleurs que l’homme de la nature ne s’embarrasse pas d’une femelle à demeure, et que, lorsque ses petits peuvent trouver eux-mêmes leur nourriture, il les laisse aller de leur côté. — Rousseau reprend et redouble :

Si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé.

Voilà une phrase qu’il a dû écrire avec délices, pour ennuyer les philosophes et pour étonner les belles dames. Elle n’est d’ailleurs qu’impertinente et n’a pas grand sens, si, d’une part, on ne voit pas en quoi la réflexion et ce qui en découle empêche nécessairement l’homme d’être en santé ; si, d’autre part, l’homme ne peut pas plus s’empêcher de réfléchir que de manger et de boire, et si l’exercice de son esprit lui est apparemment aussi naturel que l’exercice de ses membres. — Mais Jean-Jacques est lancé : il va, il va ! Il affirme que toute invention est au moins inutile :

Il est clair, que le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en cela des choses peu nécessaires, puisqu’il s’en était passé jusqu’alors, et qu’on ne voit pas pourquoi il n’eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu’il supportait dès son enfance.

Donc, l’immobilité intellectuelle serait le souverain bien. — Rousseau reconnaît qu’une qualité distingue l’homme de l’animal : la faculté de se perfectionner. Mais, si elle « distingue » l’homme de l’animal, c’est donc qu’elle est « naturelle » à l’homme, qu’elle est conforme à la « nature », donc respectable. Jean-Jacques ne se fait pas cette objection, et poursuit intrépidement :

Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulait des jours tranquilles et innocents.

(Qu’en sait-il ?) Mais ce n’est pas tout, et il n’a pas encore épuisé son facile paradoxe. Il se demande comment l’homme a pu tant progresser. Il répond : — Par la parole. Mais comment l’homme a-t-il inventé la parole ? — On ne sait pas. Il est presque impossible de s’en rendre compte. Rousseau écrit ici, sur l’origine du langage, quelques pages que je trouve excellentes. Mais écoutez sa conclusion :

On voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels et de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité et combien elle a peu mis du sien pour en établir les liens.

Autrement dit : — L’homme, en inventant le langage, a été contre le vœu de la nature ; et la preuve, c’est que cette invention lui a donné un mal de tous les diables. — Ainsi, après avoir regretté, dans le premier Discours l’invention de l’imprimerie, Rousseau déplore ici l’invention du langage.

Ce point réglé, il affirme de nouveau que les hommes à l’état sauvage étaient heureux. — N’ayant d’ailleurs entre eux aucune sorte de relations morales ni de devoirs communs, ils ne pouvaient être ni bons ni méchants et n’avaient ni vices ni vertus. Ils n’avaient que la pitié, sentiment naturel. (L’avaient-ils tous ? Qu’est-ce qu’il en sait ? Et, s’ils ne l’avaient pas tous, il y avait donc déjà des bons et des méchants.) Mais, rendons-lui la parole :

C’est la pitié qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix. (Vraiment ?) C’est elle qui détourne tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère trouver la sienne ailleurs. (Et s’il ne l’espère pas ?)

Mais les souffrances, les violences et les désordres de l’amour ? — C’est bien simple : les premiers hommes en étaient exempts. Ce sont la société, la civilisation et les lois qui ont créé ces désordres… N’ayant pas d’idée de la beauté, le sauvage ne choisit pas :

Il écoute uniquement le tempérament qu’il a reçu de la nature, et non le goût qu’il n’a pu acquérir, et toute femme est bonne pour lui… Chacun attend paisiblement l’impulsion de la nature et s’y livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et, le besoin satisfait, tout le désir est éteint.

Rousseau affirme ensuite que l’inégalité est beaucoup moindre dans l’état de nature où les hommes vivent épars et n’ont qu’un « minimum » de besoins, et il conclut ainsi sa première partie :

Après avoir montré que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de nature, et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine et ses progrès… et à considérer les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, et rendre un être méchant en le rendant sociable.

Et il ajoute (ce qui n’est point inutile) que ce ne sont d’ailleurs que des « conjectures ».

La deuxième partie est une large esquisse de l’histoire politique de l’humanité. Elle commence par ce passage à effet :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez aveugles pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ! etc.

Après ce coup de tam-tam, il revient en arrière, reprend l’histoire humaine où il l’avait laissée, et poursuit la lamentable énumération des odieux progrès de l’humanité.

Car chaque progrès amène sa misère :

Les hommes, jouissant d’un plus grand loisir, l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités… Mais ensuite on était malheureux de les perdre sans être heureux de les posséder.

… Les hommes connaissent la préférence dans l’amour. Mais la jalousie s’éveille avec l’amour, et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.

… On s’accoutume à s’assembler… Chacun commence à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique a son prix… Mais ensuite, chacun punissant le mépris qu’on lui avait témoigné, les vengeances devinrent terribles et les hommes sanguinaires et cruels.

Et ainsi de suite. — (Rousseau établit ici une distinction, sur laquelle il reviendra très souvent, entre l’égoïsme de l’homme sauvage et solitaire, égoïsme utile et inoffensif, et l’amour-propre des hommes vivant en société, et qui est funeste.)

Cependant, Rousseau arrive à l’étape du développement humain où il aurait voulu que l’humanité se fût arrêtée. C’est après les commencements de l’agriculture et de la vie en tribu, et avant l’institution de la propriété individuelle. A vrai dire, on ne voit pas du tout pourquoi il juge que ce fut le meilleur moment de l’humanité, puisqu’il nous a dit auparavant que les prétendus progrès qui l’avaient amenée là étaient autant de désastres… Quoi qu’il en soit, voyons son idéal :

Ainsi, quoique les hommes fussent devenus moins endurants et que la pitié naturelle eût déjà subi quelque altération, cette période de développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre… dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l’homme, et qu’il n’a dû en sortir que par quelque funeste hasard… L’exemple des sauvages, qu’on a presque toujours trouvés à ce point, semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été, en apparence, autant de pas vers la perfection de l’individu, et, en effet, vers la décrépitude de l’espèce.

Et Rousseau continue à nous raconter ce qu’il lui plaît. — De la culture des terres s’ensuit nécessairement leur partage, et, par conséquent, la propriété. — De la propriété naissent les concurrences, les rivalités. Il y a bientôt des riches et des pauvres. La lutte devient atroce. — Alors les riches et les habiles proposent d’établir un gouvernement et des lois « dans l’intérêt de tous ». — Alors naissent les cités et les États. — Alors éclatent les guerres nationales. — Alors les peuples choisissent des chefs pour défendre leur indépendance. — Alors le chef devient tyran. — Déclamation sur la liberté (que l’homme n’a jamais le droit d’aliéner). — Déclamation contre le despotisme. — Cependant l’inégalité s’accroît et se multiplie, et avec elle tous les vices…

Et voici la conclusion et le résumé de l’ouvrage ; conclusion remarquable de lourdeur et, à un moment, d’obscurité :

Il suit de cet exposé que l’inégalité, étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des lois. Il suit encore que l’inégalité morale autorisée par le seul droit positif est contraire au droit naturel toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique, cela veut dire, je pense : toutes les fois qu’un individu puissant socialement se trouve être faible d’esprit ou de corps ; distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi les peuples policés, puisqu’il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.

Sur quoi l’on pourrait dire : — L’hérédité, dont vous citez un inconvénient possible, et l’inégalité des biens peuvent être contre la justice ou la raison, non contre la nature. Tantôt vous opposez la nature à la raison ; tantôt vous les identifiez. Alors on ne comprend plus.

Le Discours sur l’inégalité a cent dix bonnes pages. Je vous l’ai analysé fidèlement, et en me servant autant que possible des phrases mêmes de Rousseau, que j’ai tronquées quelquefois, mais seulement pour les abréger, jamais pour en altérer le sens.

Et là-dessus je songe :

— Voilà donc un des ouvrages les plus fameux du xviiie siècle ; celui qui a définitivement fondé la gloire de Rousseau, et qui, quarante ans après, a peut-être le plus agi (avec le Contrat social) sur la sensibilité et l’imagination des hommes.

Quelle pauvreté, pourtant, sous son apparente insolence ! Toute la thèse est fondée sur l’opposition de la nature, qui serait le bien, et de la société, qui serait le mal : et l’auteur ne définit même pas ce mot de « nature ». Dieu sait pourtant s’il a besoin d’être défini ! Pour Buffon, la nature paraît être l’ensemble des forces dont se compose la vie de l’univers. Pour Diderot, la nature c’est l’athéisme, c’est le contraire des institutions et des lois, et c’est, finalement, le plaisir. Pour Rousseau, il semble bien que la nature, ce soient les instincts et les sentiments avec lesquels l’homme vient au monde. Or, le désir de durer, celui de ne pas souffrir, celui de vivre en société, celui même d’étendre son être, de posséder, de se distinguer et de dominer sont apparemment et ont été de tous temps parmi ces instincts. Mais, aux yeux de Rousseau, l’invention même de la hache et de la fronde, celle de l’agriculture et de la navigation sont autant de déchéances ; le choix dans l’amour est une déchéance ; la formation de la famille est une déchéance ; la vie sociale est une déchéance ; la notion du bien et du mal est une déchéance. Il nous accorde, il est vrai, que le meilleur moment de l’humanité, ç’a été le commencement de la vie en tribu et de la civilisation agricole et patriarcale ; mais, cette concession même, ce qu’il a dit auparavant lui retire le droit de la faire ; et son idéal c’est, qu’il le veuille ou non (ou bien il a menti auparavant), une humanité composée de sauvages épars dans les forêts, sans habits, sans armes, ni bons ni méchants, solitaires, immuables, et qui ne réfléchissent point. Comme si cela était intéressant, et comme si cela valait même la peine qu’il y eût une humanité sur la terre ! C’est cette stagnation dans une vie de demi-brutes qui serait contraire à la « nature » !

Et pourquoi, dit-il, la préférer ? Parce que, affirme-t-il, l’égalité est mieux sauvegardée dans cet état primitif. D’abord, il n’en sait rien : car l’inégalité des forces musculaires, en un temps où elle ne peut guère être compensée par l’intelligence, pourrait bien être la plus dure de toutes. Comme si, d’ailleurs, l’égalité, — et l’égalité dans l’ignorance et dans l’abrutissement, — était nécessairement le bien suprême, auquel tous les autres devraient être sacrifiés ! A vrai dire, ce culte est bien étrange dans un livre qui prétend découvrir et honorer les intentions de la « nature », laquelle apparaît si évidemment mère et maîtresse d’inégalité à tous les degrés de l’être.

Notez qu’il n’est guère possible que cette niaise adoration de l’égalité soit sincère chez un homme qui sent sa supériorité intellectuelle et qui en jouit avec un orgueil démesuré. — A moins qu’il ne soit dans la disposition d’esprit de ce jeune socialiste qui, dans une réunion politique, répliquait à un de mes amis : « Mais ce que nous voulons, ce n’est pas que tout le monde soit heureux, c’est que tout le monde soit aussi malheureux que nous. »

Mais non, ce ne peut être cela, puisque Rousseau, au contraire, ne s’intéresse qu’à notre bonheur. Tout simplement, c’est que son rôle le tient. C’est qu’il lui faut étonner les marquises, les fermiers généraux et les philosophes. C’est qu’il lui faut renchérir sur le Discours des sciences et des arts. Ah ! le pauvre homme, comme il s’y applique ! Ce n’est pas le paradoxe léger, si cher à son temps. C’est le défi à la raison, tout cru, tout nu, et sans esprit, puisque Rousseau n’en a pas et qu’il est condamné au sérieux dans l’absurde. — Mais on est vraiment étonné d’une pareille débilité de pensée, après les grands livres du xviie  siècle et ceux même de Montesquieu et de Buffon. Que ce livre ait eu un tel retentissement et une telle influence, voilà une des plus fortes démonstrations qu’on ait vues de la bêtise humaine.

Mais on peut dire aussi :

— Oui, le Discours sur l’inégalité pourrait être une chose assez plate, sans le style, l’accent, le frémissement intérieur. Les objections sans fin qu’on y peut faire paraissent naïves et superflues parce qu’elles sont trop faciles, — si faciles qu’on rougit de les énoncer si on a l’esprit un peu délicat. Il faut prendre le livre autrement. Il faut le considérer comme une sorte de poème, comme une vision de nabi, de prophète en chambre, bien ordonnée et écrite en style didactique et tendu. L’intransigeance, l’intrépidité, l’insolence du paradoxe finit par avoir une espèce de grandeur. Les idoles du temps, Science, Progrès, Philosophie, y sont méthodiquement souffletées. L’ouvrage, vu de loin, prend, avec un peu de bonne volonté, des aspects de récit biblique, de mythe religieux. Rousseau recule seulement l’époque de la Chute. L’état de grâce, c’est l’état de nature ; le péché originel, c’est la civilisation qui, engendrant l’inégalité, tue la fraternité. C’est la civilisation qui, pour notre malheur, a cueilli les fruits de l’arbre de la science.

Croyez bien que Rousseau se divertit à rêver. Mais, au surplus, voyez comme, en ayant l’air de le bousculer et de le braver, il reste dans l’esprit du temps. Être réactionnaire au point d’aspirer à un idéal disparu depuis cinq ou six mille ans, c’est être révolutionnaire, puisqu’il faut, pour y retourner, démolir ce qui nous en a éloignés. Qu’il s’agisse de faire l’âge d’or, ou de le refaire, c’est la même action, vers la même chimère. — Aujourd’hui encore le rêve révolutionnaire, — l’égalité des gamelles avec le moindre effort pour chacun, — n’est-il pas, comme celui de Jean-Jacques, un idéal régressif ?

D’ailleurs (et nous l’avons déjà vu à propos de son premier Discours), Jean-Jacques a bien soin, — dans sa correspondance, dans sa Lettre à d’Alembert, même dans le Contrat social et, plus tard, dans le troisième Dialogue, — d’atténuer l’absurdité de son paradoxe. Déjà, dans le Discours sur l’inégalité, en dépit des exigences de la logique, il se garde de nous offrir comme idéal la vie solitaire de l’homme orang-outang : il s’arrête à la vie pastorale, à l’« âge d’or » des poètes classiques. Au fond, sa pensée est celle-ci (c’est Faguet qui la résume avec une extrême clémence) : « Conviction que l’homme est, au moins, trop social, qu’il faudrait au moins restreindre l’état social à son minimum, revenir, sinon à la famille isolée, du moins à la tribu, au clan, à la petite cité ; qu’ainsi diminueraient la lourdeur de la tâche, et l’intensité de l’effort, et l’énormité des inégalités entre les hommes ; qu’ainsi seraient atténués les besoins factices, gloire, luxe, vie mondaine, jouissances d’art, qu’ainsi l’homme serait ramené à une demi-animalité intelligente encore, mais surtout saine, paisible, reposée, affectueuse, qui est son état de nature, en tout cas son état de bonheur. »

Voilà qui va bien. C’est ainsi qu’il nous arrive, à vous, à moi, d’être excédés de ce qu’il y a de factice dans nos mœurs, de penser que nous nous passerions facilement des derniers bienfaits de la science appliquée, puisque nous nous en passions avant ; que l’humanité tourne probablement le dos à son bonheur ; que la civilisation industrielle est un mal, comme aussi ces amas démesurés d’hommes qui forment les grandes villes et les grandes nations ; qu’il serait bon de revenir à la vie naturelle et rustique, etc. Mais ce ne sont là que des impressions sans conséquence et vite effacées. Joignez qu’on ne sait pas bien où finit la nature et que les développements même de l’humanité que nous appelons artificiels sont encore naturels dans leur origine, aussi naturels que les sentiments primitifs d’où, au bout du compte, ils sont sortis.

Seulement, si Rousseau s’était contenté d’exhorter ses contemporains à la simplicité des mœurs et de leur recommander la vie de la campagne ou des petites cités, cela n’aurait pas semblé bien original et n’aurait pas fait beaucoup de bruit. Sa pensée aurait paru assez humble s’il ne l’avait pas follement outrée. Et c’est pourquoi il a d’abord donné son coup de gong. — Mais il est tout de même fâcheux que les plus chauds amis de Rousseau soient obligés, dans leurs commentaires, de distinguer entre ce qu’il a dit (et qui est souvent inepte) et ce qu’il a probablement pensé. Ils semblent faire ce raisonnement : « La preuve que ce qu’il a dit n’est pas ce qu’il a voulu dire, c’est que ce qu’il a dit est par trop facile à réfuter. Un esprit un peu fin ne le prend pas au mot ; ce serait grossier. » — Soit. Qu’on le prenne comme on voudra, et plus tard, hélas, des brutes le prendront au mot, (et non pour le réfuter), cette différence entre la pensée et la parole, c’est du charlatanisme ; et il n’est presque pas possible de lui donner un autre nom. — Et c’est, en effet, le nom que lui donnait la partie la plus sensée de la société d’alors, et notamment le groupe de madame du Deffand et des Choiseul.

Mais il est clair que ce charlatanisme fut une des causes les plus déterminantes du succès de ce Discours sur l’inégalité. — En outre, ce Discours est un des ouvrages de Rousseau où il y a le plus d’âpreté et d’amertume et où vibre le plus l’accent révolutionnaire. Cela est beaucoup plus rare dans ses autres livres. D’où lui venait donc ce ton ?

Rousseau prend soin, dans les Confessions, de nous dire, à trois ou quatre reprises, que c’est telle aventure de son enfance ou de sa jeunesse qui a éveillé en lui, pour toute sa vie, la haine de l’injustice. Mais je crois bien que ce sont là des réflexions « après coup ». Les traits qu’il cite : la fessée injuste donnée par l’oncle Bernard, l’histoire du paysan qui, terrifié par le fisc, cache ses provisions, ses démêlés avec M. de Montaigu, ce n’est peut-être pas de quoi déterminer une vocation de révolutionnaire. Il y a bien ses ressouvenirs de laquais, et l’aigreur que lui donnaient ses infirmités… Mais ce qui paraît plus vrai, ou aussi vrai, c’est que cette âpreté lui a été soufflée par Diderot, que cela amusait. Jean-Jacques nous le dit dans deux notes des Confessions :

Je ne sais pas comment toutes mes conférences avec Diderot tendaient toujours à me rendre satirique et mordant, plus que mon naturel ne me portait à l’être.

Et encore :

Diderot abusait de ma confiance pour donner à mes écrits ce ton dur et cet air noir qu’ils n’eurent plus quand il cessa de me diriger.

Quoi qu’il en soit, ce qui dans le Discours sur l’inégalité a probablement le plus secoué le beau monde, et ce qui a le plus agi quarante ans plus tard, ce sont probablement des lieux-communs emphatiques ou violents comme ceux-ci (j’en indique seulement le début et comme la première modulation) :

Sur la liberté :

Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mors, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment la verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point la tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille…

Sur les riches :

… Je prouverais enfin que, si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité et la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés et que, sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux, si le peuple cessait d’être misérable…

Sur les tyrans :

… C’est du sein de ce désordre et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degrés sa tête hideuse, et dévorant tout ce qu’il aurait aperçu de bon et de sain dans toutes les parties de l’État, parviendrait enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple, et à s’établir sur les ruines de la république…

Et enfin il y a, partout répandu dans ces pages d’où est absent « l’esprit de finesse », ce culte stupide de l’égalité que nous retrouverons dans le Contrat social, et qui porte en lui une grande force de propagande parce qu’il répond moins au sentiment de la justice qu’aux instincts envieux. — En somme, on voit déjà dans ce second Discours (et mieux que dans le premier) que c’est bien Rousseau qui donnera le ton à la Révolution et qui approvisionnera les hommes de 93 de clichés et de lieux-communs, semeurs de haines aussi aveugles que ces lieux-communs sont brutaux et sommaires.

Cette fois, l’Académie de Dijon ne couronna pas le discours de Rousseau. Si « éclairée » qu’elle fût, ce n’est pas ce discours qu’elle avait espérée.

 

Les années qui suivent sont, je pense, parmi les moins malheureuses de la vie de Jean-Jacques. Il jouit de se sentir si bon, — et célèbre par-dessus le marché. Il se souvient de sa petite patrie, de Genève, où l’on commence à être fier de lui. Il dédie le Discours sur l’inégalité à « la République de Genève ». Il n’avait plus la foi catholique, si jamais il l’avait eue intégralement. Jugeant qu’un homme doit croire en Dieu et, pour le reste, suivre la religion de sa patrie, il s’en va à Genève pour y rentrer publiquement dans la religion protestante et y reprendre son titre de citoyen ; et il a la joie de revenir en triomphateur dans cette ville d’où il s’était échappé, vagabond de seize ans, vingt-six années auparavant.

En allant à Genève, il avait passé par Chambéry et revu madame de Warens :

Je la revis. Dans quel état, mon Dieu ! Quel avilissement ! Que lui restait-il de sa vertu première ?… Je lui réitérai vivement et vainement les instances que je lui avais faites plusieurs fois dans mes lettres de venir vivre paisiblement avec moi, qui voulais consacrer mes jours et ceux de Thérèse à rendre les siens heureux.

Quel charmant tableau ! Et plus loin, il nous fait ce petit récit, où il apparaît que Thérèse aussi était une « femme sensible » :

Durant mon séjour à Genève, madame de Warens fit un voyage en Chablais et vint me voir à Grange-Canal. Elle manquait d’argent pour achever son voyage ; je n’avais pas sur moi ce qu’il fallait pour cela ; je le lui envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre maman ! Que je dise un trait de son cœur. Il ne lui restait pour dernier bijou qu’une petite bague ; elle l’ôta de son doigt pour la mettre à celui de Thérèse, qui la remit à l’instant au sien en baisant cette noble main qu’elle arrosa de larmes.

Et je ne vous dirai pas si cela est touchant ou comique — attendu que je n’en sais rien. Mais nous retrouverons dans la Nouvelle Histoire ce galvaudage des idées de morale et cette espèce de sécurité béate dans les situations équivoques.

A Genève donc il est fort bien reçu. Il se sent chez les siens. Il retrouve en lui-même son premier fond protestant et républicain. Il revient très content. C’est vers cette époque (1755) qu’il commence à traiter Thérèse comme une sœur ; soit (car avec lui on ne sait jamais) parce que sa santé ne lui permettait plus de la traiter autrement, soit pour cette autre raison, fort honorable, qu’il nous donne : « Je craignais la récidive (c’est-à-dire de nouveaux enfants), et, n’en voulant pas courir le risque, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence ». Il jouit de son héroïsme, il jouit de ses singularités, il jouit de la beauté de son masque qu’il ne distingue plus lui-même de son visage. Il vit dans un état d’exaltation, d’enthousiasme moral, qui dura « quatre ans au moins », dit-il d’abord, ou « près de six ans », dit-il à la page suivante.

Écoutez ce morceau magnifique :

Jusque-là j’avais été bon : dès lors je devins vertueux ou du moins enivré de la vertu…

(Oh ! que ce n’est point la même chose ! et que l’ivresse et la vertu vont mal ensemble ! Boileau, ce parfait Honnête homme, se dit seulement « ami de la vertu », ce qui est déjà bien joli.)

Cette ivresse avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai rien, je devins en effet tel que je parus, et pendant quatre ans au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de beau et de grand ne peut entrer dans un cœur d’homme dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d’où naquit ma subite éloquence, voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasait…

J’étais vraiment transformé ; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. Je n’étais plus cet homme timide et plutôt honteux que modeste, qui n’osait ni se présenter, ni parler, qu’un mot badin déconcertait, qu’un regard de femme faisait rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portais partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle était simple et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle, me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences comme j’écraserais un insecte entre mes doigts. Quel changement ! Tout Paris répétait les âcres et mordants sarcasmes de ce même homme qui, deux ans auparavant et dix ans après, n’a jamais su trouver la chose qu’il avait à dire ni le mot qu’il devait employer.

Tudieu ! quel homme ! Et que va-t-il faire, ce terrible auteur des deux Discours, ce contempteur les mœurs, des maximes et des préjugés de la civilisation, ce fanatique de vertu, de sincérité et d’indépendance, et enfin cet amant de la solitude et cet adorateur de la nature ? Il pourrait vivre dans son austère petite patrie retrouvée ; il pourrait accepter la place de bibliothécaire que lui offrent ses vertueux concitoyens. Il serait bien là. L’ancien petit ami de la grosse Warens, l’amant de Thérèse, oublieux de ses cinq infanticides probables, enseignerait la morale à l’univers entier, du pied même de la chaire de Calvin. Mais voilà ! Il serait trop loin de Paris et de ce beau monde qu’il méprise. « Tout Paris » ne pourrait plus « répéter ses âcres et mordants sarcasmes ». — Au moins, s’il lui faut à la fois le voisinage de la grande ville et la solitude, la banlieue de Paris à cette époque est charmante et encore toute campagnarde. Il pourrait y louer une maisonnette et un jardin, dont il payait le loyer de ses propres deniers, et où il serait chez lui, et où il ne devrait rien à personne. Ce serait le bon sens, ce serait la sagesse.

Mais, parmi les grandes dames chez qui il continue de fréquenter, — et qui pourtant pratiquent les maximes, étalent les mœurs et mènent la vie qui lui sont le plus en horreur, — il y en a une, madame de la Live d’Épinay, une petite femme noiraude, raisonneuse, esprit fort, écrivailleuse et sensuelle, femme d’un de ces fermiers-généraux dont le métier même devrait paraître particulièrement infâme à l’auteur des deux Discours. Il va souvent chez elle, au château de la Chevrette, où il rencontre la plus brillante et frivole compagnie, et où il lui est arrivé de jouer lui-même un rôle dans sa comédie de l’Engagement téméraire. Cette petite femme ardente est curieuse de Rousseau. Elle dit de lui, dans ses Mémoires, après leurs premières rencontres :

Il est complimenteur sans être poli ou au moins sans en avoir l’air (j’ai déjà cité ce mot pénétrant). Il paraît ignorer les usages du monde ; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint brun ; et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu’il a parlé et qu’on le regarde, il paraît joli ; mais lorsqu’on se le rappelle, c’est toujours en laid. (Il est vrai qu’elle le déteste au moment où elle écrit ses Mémoires.) On dit qu’il est d’une mauvaise santé, et qu’il a des souffrances qu’il cache avec soin, par je ne sais quel principe de vanité ; c’est apparemment ce qui lui donne, de temps en temps, l’air farouche… On dit toute son histoire aussi bizarre que sa personne, et ce n’est pas peu.

Et plus loin :

Vous n’imaginez pas combien j’ai trouvé de douceur à causer avec lui.

Bref, madame d’Épinay en tient un peu pour Jean-Jacques. C’est surtout, semble-t-il, curiosité et vanité. Elle veut avoir « son grand homme ». Elle l’appelle déjà « mon ours ».

Un jour qu’ils se promenaient tous deux, ils avaient poussé jusqu’au réservoir des eaux du Parc, qui touchait la forêt de Montmorency, et où était un joli potager, avec une petite loge fort délabrée, qu’on appelait l’Ermitage. « Ah ! madame, avait dit Rousseau, quelle habitation délicieuse, voilà un asile tout fait pour moi ! » Madame d’Épinay n’avait pas relevé le propos. Mais, quelque temps après, Jean-Jacques, refaisant avec elle la même promenade, trouve, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve. « Mon ours, voilà votre asile ; c’est vous qui l’avez choisi, c’est l’amitié qui vous l’offre. » — Je ne crois pas, raconte Rousseau, avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému : je mouillai de pleurs la main bienfaisante de mon amie.

Madame d’Épinay nous dit qu’il y avait cinq chambres (fort proprement meublées par elle), une cuisine, une cave, un potager d’un arpent, une source, et la forêt pour jardin. Jean-Jacques ne payait pas de loyer. Il payait les gages du jardinier, mais avec l’argent que madame d’Épinay lui remettait pour cela. Seulement, il dut plusieurs fois avancer l’argent. N’importe : le grand ennemi des inégalités sociales, l’homme qui se disait si jaloux de son indépendance restait, même financièrement, l’obligé et l’on peut bien dire le parasite d’une femme de traitant.

D’autre part, le petit monde, le cercle de madame d’Épinay offrait, — comme eût dit Rousseau de tout autre cercle du même genre, — le spectacle des plus mauvaises mœurs. M. d’Épinay, toujours chez quelque fille d’Opéra, avait, paraît-il, communiqué à sa femme une maladie que celle-ci avait transmise à Francueil. Après avoir été la maîtresse de Francueil, elle allait être celle de Grimm. Sa belle-sœur, madame d’Houdetot était la maîtresse de Saint-Lambert. Sa cousine mademoiselle d’Ette était la maîtresse de Valory, etc., etc… C’est dans l’intimité de ce monde, aussi élégant et cultivé que vicieux, qu’allait vivre le dénonciateur de l’influence corruptrice des sciences et des arts, l’homme qui se disait « enivré de vertu » ; et l’homme enfin qui avait écrit, vous vous en souvenez : « Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain. »

Il s’installe à l’Ermitage le 9 avril 1756, avec Thérèse et la mère Levasseur, après s’être beaucoup fait prier, assure-t-il. Mais enfin il s’installe.

Pourquoi ? Parce que, bien qu’orgueilleux, il est vaniteux aussi ; parce qu’il est étrangement faible ; parce qu’il n’a jamais eu de volonté ; parce qu’il rêve sa vie au lieu de la vivre ; parce qu’il se rêve lui-même au lieu de se connaître, et parce qu’il a le don de ne pas voir les réalités comme elles sont.

Donc, il s’installe à l’Ermitage. Et il a grand tort. Il y eut mille ennuis (beaucoup par sa faute) et ce fut là que commença à se développer en lui, de façon inquiétante, la folie de la persécution.

Sur le séjour de vingt mois que fit Rousseau à l’Ermitage, nous avons le livre IX des Confessions, les Mémoires de madame d’Épinay et les Mémoires de Marmontel passim, notamment le début du livre VIII, où Marmontel est l’interprète de Diderot.

Quand on a lu tout cela, on s’y embrouille un peu. J’ajoute que les Mémoires de madame d’Épinay sont « romancés » et suspects, et que Marmontel, quand il rapporte ce qu’il ne sait pas directement, m’inspire beaucoup de méfiance.

Enfin, voici l’essentiel et, je crois, le vrai.

Lorsque Rousseau était arrivé à Paris, et ensuite à son retour de Venise, il avait été très bien accueilli par les hommes de lettres. Les encyclopédistes voyaient en lui une recrue ; puis, le sachant malade, très sensible, très susceptible, ils étaient assez disposés à le ménager. Peut-être s’amusaient-ils entre eux de ses bizarreries. Mais ils n’y mettaient, je crois, nulle malveillance. Voici une page de Marmontel qui semble bien donner là-dessus la « note juste » :

Ce fut là8 que je connus Diderot, Helvétius, Grimm, et Jean-Jacques Rousseau, avant qu’il se fût fait sauvage. Grimm nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et à ce dîner de garçons régnait une liberté franche, mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que fort sobrement… Il n’avait pas encore pris couleur, comme il a fait depuis, et n’annonçait pas l’ambition de faire secte. Ou son orgueil n’était pas né, ou il se cachait sous le dehors d’une politesse timide, quelquefois même obséquieuse et tenant de l’humilité. Mais, dans sa réserve craintive, on voyait de la défiance ; son regard en dessous observait tout avec une ombrageuse attention. Il n’en était pas moins amicalement accueilli : comme on lui connaissait un amour-propre inquiet, chatouilleux, facile à blesser, il était choyé, ménagé avec la même attention et la même délicatesse dont on aurait usé à l’égard d’une jolie femme bien capricieuse et bien vaine, à qui l’on aurait voulu plaire. Il travaillait alors à la musique du Devin du Village et il nous chantait au clavecin les airs qu’il avait composés. Nous en étions charmés. Nous ne l’étions pas moins de la manière ferme, animée et profonde dont son premier essai en éloquence était écrit. Rien de plus sincère, je dois le dire, que notre bienveillance pour sa personne et que notre estime pour ses talents.

(Cela doit être vrai, on le sent. Nous avons vu cela. Il nous est arrivé à tous d’être particulièrement gentils pour un confrère de talent à qui nous savions un sale caractère.)

Telles étaient encore, ce semble, les dispositions de ses amis, lorsque Jean-Jacques vint à l’Ermitage.

Rousseau dit que, tout de suite après le Devin ils avaient été jaloux de lui parce qu’ils n’auraient pas su, eux, faire un opéra-comique. Il dit aussi qu’ils lui en voulaient de sa réforme morale, qu’ils ne lui pardonnaient pas sa vertu. Cela est bien peu croyable. Sa célébrité subite a pu les ennuyer un moment ; mais je crois qu’ils ne lui furent ennemis que plus tard, après qu’il les eut lassés par ses défiances et ses noires humeurs, et surtout après qu’il se fut déclaré nettement et solennellement contre le parti des philosophes.

Mais, auparavant, ils pouvaient bien le taquiner quelquefois comme d’Holbach qui se divertissait à le faire « monter à l’échelle » parce que c’est seulement dans ces moments-là que Rousseau était éloquent : ils n’avaient point encore de mauvais sentiments pour lui. Je me figure qu’ils se disaient simplement : — Voilà un homme bizarre, mais d’un beau talent. Sa tête va achever de se détraquer l’hiver dans cette solitude. Et quelle compagnie pour lui que Thérèse et sa mère ! Si on pouvait le détacher de Thérèse, ou tout au moins le ramener à Paris !

Or, la mère Levasseur avait soixante-dix ans et était impotente. Ils imaginèrent de dire que c’était conscience d’obliger cette vieille femme à passer l’hiver dans un isolement complet, loin de tout secours. Ils pensaient sans doute que Thérèse voudrait suivre sa mère et que Rousseau viendrait lui-même à Paris, dont le séjour serait meilleur pour son cerveau, et où il aurait d’autre société que celle des deux « gouverneuses ».

Mais ils s’y prirent mal. Ils eurent avec les deux femmes des conférences secrètes dont Jean-Jacques eut vent. Avec lui, Diderot se montra indiscret et despotique, à son ordinaire. Jean-Jacques fut vivement blessé. Dès lors, il croit à un complot formé par ses amis (Grimm, Diderot, d’Holbach) pour le rendre odieux. Plus tard il fera entrer tout l’univers dans ce complot.

Il entendait vraiment trop peu la plaisanterie. Une fois, — toujours pour le décider à rentrer l’hiver à Paris, — Diderot lui écrit :

Le Lettré9 a dû vous écrire qu’il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil.

La plaisanterie était amicale et gentille puisque c’était une allusion aux habitudes aumônières de Jean-Jacques. Il l’accueillit de la façon la plus rogue et répondit fort lourdement :

Il y a ici un vieillard respectable qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis que des cent liards que j’aurais distribués aux gueux des remparts… C’est à la campagne qu’on apprend à servir l’humanité : on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes.

De même, Diderot ayant écrit par hasard dans ses Entretiens sur le Fils naturel : « Il n’y a que le méchant qui soit seul », Rousseau prit cela pour lui et cria comme un assassiné. Ah ! ce n’était pas un monsieur commode.

L’autre épisode de son séjour à l’Ermitage, ce sont ses amours avec madame d’Houdetot.

Les études sur ce sujet sont abondantes. La dernière est le livre précis et solide de M. Eugène Ritter : J.-J. Rousseau et madame d’Houdetot. Mais voici, je crois, tout ce qu’il vous importe de savoir, et ce qui me semble la vérité.

En l’absence de son amant Saint-Lambert, qui est à l’armée, madame d’Houdetot, belle-sœur de madame d’Épinay, trente ans, brune, beaucoup de cheveux, louche et marquée de la petite vérole, agréable avec cela, libre, gaie, très bonne femme, fait des visites à Rousseau dans son Ermitage — (la première fois, crottée comme un barbet). Lui, va la voir à son château d’Eaubonne. Il s’enflamme, il croit aimer pour la première fois, et que c’est la grande passion. Il nous parle de son « tendre délire », et de ses « érotiques transports ». Il écrit à madame d’Houdetot des lettres brûlantes. Elle s’amuse de ses entreprises auxquelles elle n’a pas de peine à se dérober. En somme, Rousseau la chauffe pour Saint-Lambert.

Cependant on se doute de quelque chose dans le petit cercle de la Chevrette. A table, on se moque de lui à mots couverts. Madame d’Épinay est un peu jalouse. Elle déteste d’ailleurs madame d’Houdetot. Elle « potine » avec Thérèse, que Jean-Jacques, je l’ai dit, ne traite plus que comme une sœur, et qui souffre probablement, elle aussi, de cette aventure. Thérèse détourne des lettres de madame d’Houdetot et les montre à madame d’Épinay.

Puis, Saint-Lambert est averti, soit par une lettre anonyme de Thérèse, ou simplement (selon M. Ritter), par une indiscrétion de Grimm. Saint-Lambert est un sage, un homme qui « ne se frappe pas ». Il sait du reste que Jean-Jacques n’a pu aller très loin. Néanmoins, il lui bat froid à son retour, et madame d’Houdetot aussi : de quoi (détail charmant) Jean-Jacques se plaignit à Saint-Lambert lui-même. Tout ce qu’il a gagné à cette vaine excitation, il nous apprend que c’est une « descente » qui vient s’ajouter à ses autres maux.

Là-dessus, madame d’Épinay devant aller à Genève, consulter Tronchin (peut-être sur une grossesse que sa maladie rendait dangereuse), dit un jour à Rousseau : « Ne viendrez-vous pas avec moi, mon ours ? » Rousseau n’en a nulle envie. Déjà, il s’est aperçu qu’il s’est donné des chaînes. Combien de fois a-t-il été appelé à la Chevrette au moment où il avait envie d’écrire, ou de rêver dans les bois, ou simplement de rester chez lui ! Diderot, indiscret et impétueux comme toujours, — ce bourdonnant Diderot dont le style même vous tutoie et vous tape sur les cuisses, — le somme de payer sa dette à sa bienfaitrice en l’accompagnant. Grimm, — l’Allemand profiteur et sournois, l’amant de madame d’Épinay, — l’en presse de son côté. Rousseau lui répond par une longue lettre explicative, gauche et fière, d’où j’extrais ce passage délicieux :

… Madame d’Épinay, souvent seule à la campagne, souhaitait que je lui tinsse compagnie. C’était pour cela qu’elle m’avait retenu… Il faut être pauvre, sans valet, haïr la gêne et avoir mon âme, pour savoir ce que c’est pour moi que de vivre dans la maison d’autrui. J’ai pourtant vécu deux ans dans la sienne, assujetti sans relâche avec les plus beaux discours de liberté, servi par vingt domestiques et nettoyant tous les matins mes souliers, surchargé de tristes indigestions et soupirant sans cesse après ma gamelle…

Il aurait dû s’en aviser plus tôt. Dès qu’il s’en avise, il devrait partir, coûte que coûte. Mais il reste sur les prières de madame d’Houdetot, qui craint des « histoires ». Et il attend que, sous l’influence de ce mauvais chien de Grimm, madame d’Épinay, qui est déjà à Genève, lui signifie son congé.

Et, le 15 décembre 1757, en plein hiver et par la neige, il déménage, — beaucoup trop tard pour sa dignité. Où va-t-il ? A Paris, où l’on peut si bien vivre seul ? Dans quelque maisonnette de la banlieue, dont le propriétaire serait un bourgeois inconnu, à qui il n’aurait nulle obligation ? Non, mais à Montlouis, près de Montmorency, dans une maison que lui loue M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé, et tout proche du château du maréchal et de madame de Luxembourg, dont il sera encore, et quoi qu’il fasse, l’obligé, et qui lui feront du mal sans le vouloir. Mais quoi ! On dirait que cet ami des sauvages et cet homme d’une indépendance si farouche ne peut absolument pas se passer de la compagnie et de la protection des grands.

C’est donc à Montmorency que nous le retrouverons, — à Montmorency où il continuera à devenir meilleur à mesure qu’il deviendra plus fou.

Cinquième conférence.
La « Lettre sur les spectacles ». — Rousseau à Montmorency

Voilà donc Rousseau installé, en plein hiver, dans la maisonnette de M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé. Je crois que, là du moins, il payait un petit loyer :

M. Mathas me fit offrir une petite maison qu’il avait à son jardin de Montlouis à Montmorency. J’acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut fait.

Tout d’abord il fut très malade. Il nous le raconte, comme toujours, avec une précision voulue dans le détail rebutant. Il y met, je pense, une sorte de bravade et de coquetterie amère :

A peine fus-je installé dans ma nouvelle demeure, que de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se compliquèrent avec l’incommodité nouvelle d’une descente qui me tourmentait depuis quelque temps sans que je susse que c’en était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir et m’éclaira sur mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l’appareil des infirmités de l’âge10 rassemblé autour de moi, me fit durement sentir qu’on n’a plus le cœur jeune impunément quand le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit point mes forces, et je passai toute l’année 1758 dans un état qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière.

Et voici une lettre, encore plus douloureuse, adressée à un médecin inconnu (probablement Thierry) et datée du 10 mai 1758 (ce qui prouve que Jean-Jacques se trompe quelquefois sur les dates, puisque tout à l’heure il plaçait la crise quatre mois plus tôt).

L’eau de chaux ne m’ayant rien fait, je l’ai quittée. Le lait ayant tout à fait supprimé les urines, j’ai été forcé de le quitter aussi. Il s’est formé depuis quelque temps une enflure dans le bas-ventre, un peu au-dessus de l’aine gauche. Cette enflure est en ligne droite et dans une direction oblique. Elle rentre quand je suis couché et reparaît à l’instant que je me lève. Ce n’est point une descente11. Elle n’a que la douleur sourde et légère qui, depuis quelques années, ne me quitte point dans cette région. Du reste l’urine diminue en quantité de jour en jour, et sort plus difficilement, excepté quand elle est tout à fait crue et couleur d’eau claire : alors elle sort avec un peu plus d’abondance et de facilité. Mais en quelque état que ce soit, il faut toujours presser le bas-ventre pour la faire sortir. Je vous dis cela, persuadé que mon mal n’a jamais été connu de personne et qu’on en pourrait peut-être tirer quelques observations utiles à la médecine. Je ne vous consulte point d’ailleurs ; je n’attends ni ne veux plus aucune espèce de soulagement de la part des hommes, mais seulement de Celui qui sait consoler les maux de cette vie par l’attente d’une meilleure.

Je prends soin de noter souvent, à la rencontre, ses maladies et ses infirmités parce qu’il ne faut jamais oublier qu’il fut en effet toute sa vie un malade et un infirme, et de façon cruelle et humiliante. Cela nous conseille l’indulgence dans les moments où nous sommes tentés de nous irriter contre lui. Et cela explique en lui bien des choses : ses humeurs, ses brusqueries, et son goût de la solitude, et les diversions qu’il cherchait dans l’occupation mécanique de copiste ; l’excès même de son orgueil, la conscience de son génie lui étant une revanche de ses misères physiques ; ses frémissements passionnés d’ermite et d’abstinent ; le refuge qu’il demande au rêve. Et, aussi, cela rend ses sentiments religieux plus vrais et plus touchants, et presque héroïques, dans son parti-pris, son optimisme quand même.

Il revint de cette crise, comme de tant d’autres. Et il avait le soulagement d’être débarrassé de la mère Levasseur. Avant de quitter l’Ermitage, il l’avait fait partir pour Paris avec quelque argent et s’était engagé à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant qu’il en aurait lui-même. (Il faut dire que Grimm et Diderot faisaient déjà à madame Levasseur une petite pension, si on en croit madame d’Épinay).

Peu de temps après son arrivée à Montlouis, il reçut le volume de l’Encyclopédie qui contenait l’article de d’Alembert sur GENÈVE. Dans cet article, « concerté avec des Genevois du plus haut étage », et où Voltaire avait mis la main, d’Alembert conseillait l’établissement d’un théâtre à Genève.

Le sang de Rousseau ne fit qu’un tour. Il sentait Voltaire là-dessous, Voltaire magnifiquement installé aux portes de Genève, qui attirait chez lui les principaux de la ville pour leur donner la comédie sur son petit théâtre, et qui avait évidemment entrepris de corrompre la cité de Calvin. Or cette cité était aussi celle de Rousseau. Il y avait reçu, quatre ans auparavant, l’accueil le plus flatteur. Il résolut donc de défendre la pudeur de Genève, et écrivit sa Lettre à d’Alembert.

Les relations de Rousseau avec Voltaire remontaient au temps (vous vous en souvenez) où Rousseau arrangeait la Princesse de Navarre sous le titre de Fêtes de Ramire. Ils s’étaient ensuite rencontrés dans quelques salons de Paris ; et il est bien clair qu’ils n’avaient pas dû « s’accrocher ».

Puis, en 1756, Rousseau avait un jour reçu le poème de Voltaire sur le Désastre de Lisbonne (la ville à moitié détruite en 1755 par un tremblement de terre et un incendie ; trente mille hommes écrasés ou brûlés). Voltaire avait écrit là-dessus deux cent cinquante vers élégants et fluides. — d’ailleurs convenablement spiritualistes, — où il se refusait à reconnaître que « tout fût bien », même au sens de Leibnitz et de Pope, et concluait qu’il ne faut pas dire : « Tout est bien », mais : « Un jour, tout sera bien ».

Ce pessimisme, quoique mitigé, avait paru odieux à Rousseau : et alors (chose vraiment admirable), Rousseau, pauvre, infirme et malade, avait écrit à l’auteur une longue lettre qui contient déjà plusieurs des principaux éléments de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, — et où il démontrait que « de tous les maux de l’humanité, il n’y en avait pas un dont la nature ne fût disculpée, et qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même ». — Il soutenait même expressément que la destruction de Lisbonne et de ses habitants, c’était encore la faute des hommes, puisque c’était la faute de la civilisation. Il faisait remarquer que ce n’était pas la nature qui avait rassemblé à Lisbonne vingt mille maisons de six à sept étages et que, si les habitants eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été moindre et peut-être nul : « Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que si rien n’était arrivé. »

Voltaire répondit à Rousseau, en peu de lignes, qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse. Cette réponse devait être le délicieux et pervers Candide (1759).

Dans les pages des Confessions où il raconte cet incident, Rousseau nous dit, avec plus d’esprit qu’il n’a coutume d’en montrer :

Frappé de voir ce pauvre homme12 accablé pour ainsi dire de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie, et trouver toujours que tout était mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même, de lui prouver que tout était bien. Voltaire en paraissant toujours croire en Dieu n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt.

On sent bien ici l’abîme qui sépare ces deux hommes. N’y eût-il pas eu entre eux rivalité littéraire, Voltaire représente justement ce que Rousseau déteste le plus : la vie sociale dans ce qu’elle a de plus artificiel et de plus corrupteur, l’ironie et l’impiété ; Voltaire, aimable et méchant, Rousseau, désagréable et bon ; Voltaire, riche et aristocrate, Rousseau pauvre et plébéien ; Voltaire spirituel et léger, Rousseau grave et même solennel ; Voltaire réaliste en politique, Rousseau chimérique ; Voltaire despotiste et qui se contenterait de réformes prudentes, Rousseau républicain du pays d’Utopie ; Voltaire impie, Rousseau religieux ; Voltaire ami de l’ordre avant tout, — mais voulant ruiner, du moins dans les hautes classes, la religion qui soutient l’ordre ; Rousseau menaçant cet ordre, — mais défendant le sentiment religieux : si bien que, chacun d’eux ne réussissant que dans la partie négative de sa tâche, l’un portera à la religion, et l’autre à l’ordre social nécessaire, des coups que, pour ma part, je déplore avec simplicité.

 

Mais revenons à la Lettre sur les spectacles ou Lettre à d’Alembert. C’est un des ouvrages les plus connus de Rousseau. Il ne manque guère de figurer dans les programmes de la licence et de l’agrégation. Dieu seul sait le nombre des dissertations qui ont été composées par de bons jeunes gens sur le « paradoxe du Misanthrope ». Et c’est pourquoi je me contenterai presque de résumer la Lettre sur les spectacles. Voici.

Le théâtre est le plus artificiel de tous les arts, celui où il y a le plus de feinte et de simulation, puisque, d’abord, l’écrivain dramatique prétend y faire une représentation directe de la vie, et que l’acteur y fait un personnage qu’il n’est point dans la réalité, et plie à ce jeu son corps même et son âme. Bref le mensonge y est complet. L’homme y est aussi loin que possible de l’état de nature. Le théâtre est l’extrême fleur de la civilisation. Sur cela seul Rousseau pourrait le condamner, mais il lui plaît d’entrer dans le détail.

La tragédie est mauvaise. Le spectateur y dépense inutilement sa provision de pleurs et de pitié, et il n’en a plus pour les souffrances réelles. Ou bien il admire les beaux scélérats, et il s’accoutume aux horreurs.

La comédie est mauvaise. Sa morale, ce n’est point qu’il ne faut pas être vicieux, c’est qu’il ne faut pas être ridicule. Elle conserve les conventions et les préjugés mondains. Elle enseigne les manières du monde, qui ne sont que mensonges ; elle ne parle que d’amour et de galanterie ; elle consacre le règne des femmes ; elle abaisse les mœurs et amollit les cœurs.

On objecte Molière. Ah ! oui, parlons-en ! Son théâtre est une école de vices. La bonté et la simplicité y sont constamment raillées. Les sots y sont les victimes des méchants. On y tourne en dérision les droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs, etc.

Voyez le Misanthrope même, son chef-d’œuvre. Cette comédie nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre. Son objet n’est pas de former un honnête homme, mais un homme du monde :

Par conséquent (écrit Rousseau), il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules ; et il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant de ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. C’est ce qu’il a fait dans le Misanthrope.

Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste dans cette pièce est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. (Sous-entendez : « Donc l’auteur ridiculise la vertu ».) C’en est assez pour rendre Molière inexcusable.

C’est un syllogisme. Mais il cloche. On n’a qu’à dire (et des milliers de candidats à la Licence ès lettres l’ont répété depuis cent ans) qu’Alceste est sans doute un homme vertueux et qu’il est aussi un personnage parfois ridicule ; mais qu’il n’est pas ridicule en tant qu’il est vertueux. Il n’est ridicule qu’en tant que certaines de ses colères sont excessives dans la forme et disproportionnées avec leur objet. Mais ce n’est rien dire : car, justement, Rousseau ne souffre point cette idée, qu’Alceste puisse paraître ridicule, même dans ses exagérations. Que dis-je ! il ne reconnaît même pas qu’Alceste exagère.

Il ne veut pas que nous nous permettions de sourire d’Alceste tout en l’aimant bien. Il ne veut pas, il ne peut pas admettre ce tour et cette attitude d’esprit qui font qu’on raille parfois ce qu’on respecte, et qu’on prétend le respecter tout de même. Il la connaît, cette attitude-là. Ses meilleurs amis l’ont eue envers lui, Jean-Jacques. Ils l’aimaient et le respectaient, mais en s’amusant de lui imperceptiblement. Et Jean-Jacques en a conclu qu’ils étaient des hypocrites, et qu’ils le haïssaient, et qu’ils conspiraient contre lui. Au fond, il se reconnaît avec complaisance dans Alceste. Or, qu’Alceste soit ridicule, et par conséquent Jean-Jacques, Jean-Jacques n’admet pas ça. Ou, si cela est, c’est donc que le siècle est bien infâme.

Notons ici un assez curieux exemple de la diversité des jugements humains. Rousseau a fait au théâtre de Molière à peu près le même reproche d’immoralité que, de nos jours, Brunetière (et aussi Faguet, et avant eux Louis Veuillot) : mais pour des raisons si différentes, — du moins verbalement !

Molière paraît condamnable à Rousseau, parce qu’il a eu pour idéal, dans son théâtre, l’homme de société. Mais, au contraire, Molière inquiète Brunetière parce qu’il a été le disciple de la nature. En sorte qu’on ne sait pas s’il faut reprocher à Molière d’avoir adoré la nature ou de l’avoir dédaignée. C’est apparemment que la « nature » n’est pas tout à fait la même chose pour Jean-Jacques et pour notre contemporain. Toute bonne pour l’un, elle ne vaut pas le diable, ou plutôt elle est le diable, pour l’autre… Ô nature, qu’es-tu donc ? Nous voudrions bien le savoir. Mais si tu es tout, comme il est probable, nous n’en serons pas plus avancés. En tout cas Rousseau, qui a tant parlé de toi, aurait bien dû songer un jour à te définir.

Continuons le résumé très sommaire de la Lettre sur les spectacles.

« Donc, le théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. »

En outre, le théâtre avilit et corrompt les comédiens et les comédiennes par leur métier même, qui est un travestissement de leur être véritable, et qui est, en outre, pour les femmes, une prostitution de leur personne physique. — Et tout cela est quelquefois vrai, et tout cela ne l’est pas toujours. Et Rousseau se rencontre ici avec Bossuet, comme il s’était rencontré avec Pascal à propos des effets de la représentation dramatique des « passions de l’amour ».

Encore, continue Rousseau, le théâtre peut-il être un moindre mal dans l’affreuse corruption des grandes villes. Mais quel divertissement funeste pour les petites cités !

Et il se ressouvient de sa patrie ; et il évoque la vie pastorale, patriarcale, idyllique, simple et parfaite des vertueux « Montagnons », qui sont une tribu des environs de Neuchâtel. — Après quoi, il explique en combien de façons et à combien de points de vue (moral, social, civique, économique) l’établissement d’un théâtre à Genève, — petite ville de vingt mille âmes, — nuirait à Genève. Et ici, il ne me paraît pas qu’il ait si grand tort.

Mieux valent encore pour Genève, continue-t-il, ses petites « sociétés » ou « coteries » traditionnelles : sociétés d’hommes et sociétés de femmes (car Rousseau juge bon que les deux sexes, en général, vivent séparés l’un de l’autre). Dans les cercles de femmes, on médit un peu : mais les femmes y font en quelque sorte la police morale de la ville ; dans les cercles d’hommes, on boit abondamment, mais avec innocence. Et ici se place un éloge du vin, qui a de la grâce et quelque chose d’attendrissant, venant d’un homme qui buvait surtout de l’eau et du lait, et n’a jamais bu plus de sa demi-bouteille de vin.

— Mais quoi ! s’écrie Rousseau, ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? — Au contraire, il en faut beaucoup. Les Genevois ne sont pas encore assez vertueux pour que Rousseau leur propose les danses nues des jeunes filles de Sparte, et il le regrette. Mais ils ont déjà des revues, des prix publics, des rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. Il faut multiplier les fêtes de ce genre.

Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. (Que vient faire ici l’inégalité ? Oh ! que voilà déjà bien une phrase de 93 !)

— Non, peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes. C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur… Que vos plaisirs ne soient pas efféminés ni mercenaires ; que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne ; qu’ils soient libres et généreux comme vous ; que le soleil éclaire vos innocents spectacles : vous en formerez un vous-même le plus digne qu’il puisse éclairer.

Tout ça, pour des espèces de fêtes de comices agricoles ou de fanfares de pompiers, — fêtes dont je ne dis point de mal, et où il m’est arrivé de prendre part non sans plaisir, mais où l’on sait bien enfin que l’important est de boire.

Pour l’hiver, Rousseau imagine d’autres divertissements. Il propose notamment des bals entre jeunes gens et jeunes filles à marier, que présiderait un magistrat nommé par le Conseil.

Je voudrais qu’on formât dans la salle une enceinte commode et honorable, destinée aux gens âgés de l’un et de l’autre sexe, qui, ayant déjà donné des citoyens à la patrie, verraient encore leurs petits enfants se préparer à le devenir.

Et, là-dessus, il s’exalte d’une manière bien surprenante :

Je voudrais que personne n’entrât sans saluer ce parquet, et que tous les couples de jeunes gens vinssent, avant de commencer leur danse et après l’avoir finie, y faire une profonde révérence pour s’accoutumer de bonne heure à respecter la vieillesse. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à cette assemblée un certain coup d’œil attendrissant, et qu’on ne vît quelquefois couler dans le parquet des larmes de joie et de souvenir, capables d’en arracher à un spectateur sensible… Je voudrais que tous les ans, au dernier bal, la jeune personne qui, durant les précédents, se serait comportée le plus honnêtement et aurait plu davantage à tout le monde, fut honorée d’une couronne par la main du magistrat, et du titre de reine du bal, qu’elle porterait toute l’année. Je voudrais qu’à la clôture de la même assemblée on la reconduisît en cortège, etc..

(Holà ! et l’égalité, monsieur, et l’égalité !)

Ô Sparte ! ô Lycurgue ! ô Plutarque ! Ô présence du « magistrat » là où il n’a que faire ! Ô publicité et réglementation des sentiments intimes et des scènes familiales !

Comme Rousseau, par ses deux premiers Discours donnera son vocabulaire à la Révolution, par la Lettre sur les spectacles il donnera à la Révolution ses fêtes, — de même qu’il lui donnera, par le Contrat social, sa conception de l’État.

Sur le fond même de la Lettre sur les spectacles, je crois bien, comme Rousseau, que le théâtre ne peut rien, ou ne peut pas grand’chose, pour corriger les mœurs ; mais peut-il tant que cela pour les corrompre ? Je ne sais, personne ne sait. Oh ! que de distinguo il faudrait ici ! Généralement, le théâtre ne réussit qu’en se conformant à la morale du public assemblé ; et c’est presque toujours ce qu’il fait. Il ne vaut que ce que vaut le public lui-même. — Rousseau, qui croit les choses mauvaises à proportion qu’elles s’éloignent de l’état de nature, estime le théâtre le plus dangereux des divertissements parce qu’il en est le plus artificiel ; mais ce jugement ne repose que sur l’excellence présumée de ce mystérieux « état de nature ».

Le théâtre est un plaisir qu’on prend en public et en commun. Or, il paraît bien que les hommes assemblés n’acceptent et n’approuvent que des mœurs et une morale moyennes. Il est donc probable que le théâtre ni ne corrompt les mœurs ni ne les améliore. — On a dit cent fois ces choses, et mieux que je ne saurais faire.

En tout cas la condamnation prononcée par Rousseau paraît bien stricte si l’on considère le théâtre de son temps, le théâtre antérieur à 1758. Elle semblerait peut-être moins injustifiée si l’on songeait à certaines pièces d’aujourd’hui : et encore on ne peut pas dire qu’elles dépravent le public, puisqu’elles se conforment simplement à sa dépravation. — Mais le théâtre qu’on jouait du temps de Rousseau ? Le théâtre avant 1758 ? — Je ne parle point de Corneille, de Racine, de Molière, ni même de Regnard. Le goût d’entendre les trois premiers vaut tout de même autant que l’ivrognerie ou que les libertés des danses populaires ; et quant à Regnard, il n’y a que Jean-Jacques pour prendre au tragique l’immoralité du Légataire. Mais peut-on dire que les tragédies de Campistron, de Lagrange-Chancel, de Longepierre, de Lafosse, de Dauchet, de Duché, de Lamotte, de Lefranc de Pompignan, de Lanoue, de Marmontel, de Crébillon, et de Voltaire lui-même, fussent si dangereuses à entendre ? Et les comédies de Lesage, de Legrand, de Dufresny, de Dancourt, de Destouches, de Marivaux, de Gresset ! Vous n’y trouverez pas un adultère consommé, et la courtisane n’y est encore désignée que par de décentes périphrases…

Chose à noter : le moment où Jean-Jacques brandit ses foudres contre le théâtre est un des moments les plus chétifs et les plus inoffensifs de la comédie en France. Après Lesage, Dancourt et Marivaux, qui avaient de la saveur, la comédie se traîne dans de fades portraits, dans de petites satires de mœurs et dans de petites intrigues amoureuses ! Elle est menue et galante. Et il est vrai qu’elle parle beaucoup d’amour, et qu’elle conseille tout au moins une sensualité légère. Mais on ne voit pas bien pourquoi Rousseau s’insurge là contre, et nous retrouvons ici une de ses habituelles contradictions ou équivoques.

Pascal, et Bossuet, et Bourdaloue, et bien d’autres docteurs chrétiens, avaient défini et réprouvé le pouvoir amollissant et corrupteur de la comédie. Ils le faisaient au nom d’un dogme. Les « passions de l’amour », ils les appelaient « concupiscence ». Mais, lui, Jean-Jacques, au nom de quoi condamne-t-il les trop douces impressions qu’on peut recevoir au théâtre ? Au nom de la nature, dont le théâtre, assure-t-il, nous éloigne ? Mais il paraît pourtant bien que le désir et la volupté sont dans la « nature », puisque, précisément, pour les prédicateurs, « combattre la nature » veut souvent dire « combattre les désirs des sens ». De quelle « nature » nous parle donc Rousseau ? Jamais, jamais nous ne le saurons.

(Lui-même, en réalité, ce n’est pas au nom de la « nature », mais c’est, au contraire, au nom de son vieux protestantisme hérité qu’il condamne le théâtre.)

Avec tout cela, la Lettre sur les spectacles se lit encore avec plaisir. Cela est tout genevois et tout protestant, mais d’un Genevois presque souriant et d’un protestant détendu. Ce n’est plus l’exagération folle et sombre du Discours sur l’inégalité. Tout n’y est pas paradoxe ; et les paradoxes mêmes y contiennent une part de raison. C’est d’ailleurs celui de ses livres que Rousseau a écrit avec le moins d’effort (en trois semaines). Il se répand en vingt digressions ; il se joue, autant qu’il peut se jouer. On sent que cela a été écrit entre deux « parties » de la Nouvelle Héloïse.

L’ouvrage eut beaucoup de succès et provoqua des réponses ; notamment une de Marmontel et une de d’Alembert.

La réponse de Marmontel est une réfutation sensée et un peu superficielle, un morceau d’honnête professeur. Mais la réponse de d’Alembert est distinguée et fine, et pleine de ces malices sournoises qu’on appelle aujourd’hui des « rosseries ». Ce n’est pas mon objet de les recueillir. J’en veux pourtant citer une, — atroce, celle-là, si, comme je le crois, c’est une allusion à l’abandon des enfants de Rousseau. Et ce doit bien être cela ; car, si on lit la page qui précède, on reconnaît que le trait est préparé de loin, qu’il ne venait point nécessairement, qu’il a été voulu et prémédité. Voici : D’Alembert vient de reprocher à Rousseau d’avoir adopté et défendu, dans sa Lettre, le préjugé du temps sur l’éducation des femmes. Et là-dessus il s’écrie :

Philosophes, c’est à vous de détruire un préjugé si funeste, c’est à ceux d’entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d’être pères d’oser les premiers secouer le joug d’un barbare usage, en donnant à leurs filles la même éducation qu’à leurs autres enfants… On vous a vus si souvent, pour des motifs très légers, par vanité ou par humeur, heurter de front les idées de votre siècle : pour quel intérêt plus grand pouvez-vous les braver que pour l’avantage de ce que vous avez de plus cher au monde, pour rendre la vie moins amère à ceux qui la tiennent de vous ?…

(Notez que d’Alembert devait connaître l’abandon des enfants, puisque Rousseau l’avait raconté quelques années auparavant à Grimm, à Diderot, à madame d’Épinay, à madame de Francueil, etc.)

Je passe d’autres sournoiseries moins envenimées. Mais d’Alembert ne pouvait manquer d’opposer l’auteur du Devin à l’auteur de la Lettre sur les spectacles ; et c’est ce qu’il fait en termes bien spirituels :

La plupart de nos orateurs chrétiens, en attaquant la comédie, condamnent ce qu’ils ne connaissent pas : vous avez au contraire étudié, analysé, composé vous-même, pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver ; et vous décriez nos pièces de théâtre avec l’avantage non seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait… Oh ! je sais bien, les spectacles, selon vous, sont nécessaires dans une ville aussi corrompue que celle que vous avez habitée longtemps ; et c’est apparemment pour ses habitants pervers, car ce n’est pas certainement pour votre patrie, que vos pièces ont été composées : c’est-à-dire, monsieur, que vous nous avez traités comme ces animaux expirants qu’on achève dans leurs maladies de peur de les voir longtemps souffrir. Assez d’autres sans vous auraient pris ce soin ; et votre délicatesse n’aura-t-elle rien à se reprocher à notre égard ? Je le crains d’autant plus que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de si heureux essais comme musicien et comme poète, est du moins aussi propre à faire au spectacle des partisans que votre éloquence à lui en enlever. Le plaisir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre ; et vous aurez longtemps la douleur de voir le Devin du Village détruire tout le bien que vos écrits contre la comédie auraient pu nous faire.

C’est d’un joli persiflage, et qui devait enrager Rousseau. Et sans doute il peut répondre, et il avait à peu près répondu, en effet, dans la préface de Narcisse : « J’ai fait du théâtre, mais qui ne pouvait plus nuire à des êtres aussi corrompus que vous ; et d’ailleurs je n’en fais plus. Et puis, d’avoir manqué à mes préceptes, cela doit-il m’empêcher de les proclamer si je les crois vrais ? N’importe, il reste que cet homme qui condamne le théâtre, a fait des comédies, et précisément de ce tour artificiel et galant qu’il blâme si fort ; il reste qu’il a fait le Devin, qui, par sa musique, ses danses et ses belles filles exposées, a dû conseiller la sensualité et amollir les cœurs un peu plus peut-être que le Misanthrope ; il reste qu’il a écrit le Discours contre les arts au moment où il faisait du théâtre ; la Lettre à d’Alembert tout de suite après en avoir fait ; le Discours sur l’inégalité au moment où il était le protégé des grands, — et son traité de l’Éducation quelques années après avoir abandonné son cinquième enfant… Et tout cela est gênant, et je ne sais si jamais vie humaine s’est passée dans de telles contradictions, et divisions contre soi-même. Et si Jean-Jacques n’en avait que faiblement conscience, c’est donc bien, comme je le crois, qu’il était né avec « le coup de marteau ».

 

Mais rejoignons-le dans sa petite maison de Montlouis.

Il y mène une vie assez tranquille les premiers mois. Il fait des connaissances dans le voisinage. Il se lie avec le Père Berthier, oratorien, et surtout avec M. Maltor, curé de Groslay. Encore un bon prêtre, et qui est charmant pour lui. Au reste Jean-Jacques, de son propre aveu, n’en a guère rencontré que de tels.

Cependant madame d’Épinay regrette de l’avoir si durement traité. Saint-Lambert et madame d’Houdetot ne lui en veulent plus. Ils l’invitent à dîner à Paris. Tout se passe très bien. Jean-Jacques est lui-même étonné qu’après de tels orages de passion cette entrevue le laisse si paisible. Il s’avise de trouver Saint-Lambert admirable. Il voit déjà madame d’Houdetot entre Saint-Lambert et lui, comme il verra Julie d’Étanges entre Wolmar et Saint-Preux.

Il fait la connaissance de Malesherbes, qui lui facilite beaucoup l’impression de la Nouvelle Héloïse (parue en 1760 chez Rey, à Amsterdam) et qui indique lui-même les corrections à faire pour que l’ouvrage ait libre cours en France. — Malesherbes lui offre une place de rédacteur au Journal des Savants. Rousseau refuse. Il ne saurait pas écrire à jour fixe et sur un sujet donné. « On s’imaginait, dit-il, que je pouvais écrire par métier comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. »

Il commence l’Émile tout de suite après la Nouvelle Héloïse.

On vient le voir de Paris, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour le laisser mieux jouir ensuite de sa solitude. Cependant, pour la vingtième fois, il fait des projets de retraite définitive et de renoncement. Il est déterminé, dit-il, « à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à se renfermer pour le reste de ses jours dans la sphère étroite et paisible pour laquelle il se sentait né… »

Il est surtout dégoûté de vivre avec et chez les gens du monde. Il se souvient de tous les ennuis que cela lui a valus à la Chevrette ou à Eaubonne, et il nous donne là-dessus des détails d’une franchise amusante :

Vivant avec des gens opulents sans tenir maison comme eux, j’étais obligé de les imiter en bien des choses ; et de menues dépenses, qui n’étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables… Seul, sans domestique, j’étais à la merci de ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes grâces pour n’avoir pas beaucoup à souffrir… Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit, n’ont aucune idée juste sur cet article et à force de vouloir économiser ma bourse elles me ruinaient. Si je soupais un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener ; elle était fort aise de m’épargner les vingt-quatre sous du fiacre ; quant à l’écu que je donnais au laquais et au cocher, elle n’y songeait pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à l’Ermitage ou à Montmorency ; ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m’aurait coûté, elle me l’envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dîner, et un écu qu’il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disait en elle-même : ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon et pendant ce temps-là sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas aussi que durant ce temps-là je ne travaillais point et que mon ménage et mon loyer, et mon linge et mes habits n’en allaient pas moins ; que je payais mon barbier à double et qu’il ne laissait pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en aurait coûté chez moi… Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d’Houdetot à Eaubonne, où je n’ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu’à la Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur qui ne sait se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne et qui vous sert en rechignant.

Non, non, il n’ira plus chez les gens du monde. Il a enfin reconquis sa liberté et il la gardera. Son éternel dessein de réforme morale paraît sérieux cette fois. On dirait qu’il va devenir capable de « vie intérieure ». Le libraire Rey le pressant d’écrire les « Mémoires de sa vie », il raille la « fausse naïveté » de Montaigne, qui a soin de ne se donner que des défauts aimables, «  tandis que je sentais, dit-il, moi qui me suis cru toujours et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux ». Et cette fin de phrase impliquerait quelque connaissance de soi et quelque humilité, s’il n’y avait tant d’orgueil, — ou peut-être simplement de gageure, — dans le commencement. N’importe, il n’a jamais paru si sage, et est bien décidé à vivre dans son coin.

 

Mais, au commencement de l’été, le maréchal et la duchesse du Luxembourg arrivent à leur château, qui est proche de la maisonnette de Montlouis, et voilà ses projets de retraite renversés. Le duc et la duchesse lui font quelques avances, et presque aussitôt il reprend ses chaînes. Chaînes moins lourdes, il est vrai, que celles de la Chevrette, Jean-Jacques fait ses conditions : on ne le recevra que dans l’intimité ; on ne l’obligera pas à être des soupers. Il semble d’ailleurs que monsieur et madame de Luxembourg aient été beaucoup moins indiscrets avec lui que naguère madame d’Épinay. Mais, tout de même, ce n’est déjà plus la liberté. Notre faux Huron ne pouvait s’empêcher ni de la désirer, ni de l’abdiquer en des mains aristocratiques. Et tant de récidives nous feraient croire que, dans le fond, il aimait cette servitude-là.

Il est vrai qu’il était tombé, cette fois, sur des gens qui ne la lui faisaient pas trop sentir.

Le maréchal de Luxembourg était un excellent homme, de façons simples et cordiales. Il prit tout de suite Jean-Jacques par sa bonhomie. Il l’appelait son cher ami. Jean-Jacques se mit à l’adorer, car il allait toujours, pour commencer, jusqu’à l’adoration. Mais tout de même le rang du maréchal lui en imposait. Il paraît, dans ses lettres, songer à ce rang plus que n’y songeait le bon maréchal lui-même. Et cependant Jean-Jacques veut garder l’allure d’un homme libre, que les grandeurs n’éblouissent point. Et de là bien des embarras :

Vos bontés, écrit-il au maréchal, m’ont mis dans une perplexité qui augmente le désir de n’en être pas indigne. Je conçois comment on rejette avec un regard froid et repoussant les avances des grands qu’on n’estime pas : mais comment, sans m’oublier, en userais-je avec vous, monsieur, que mon cœur honore, avec vous que je rechercherais si vous étiez mon égal ? N’ayant jamais voulu vivre qu’avec mes amis, je n’ai qu’un langage, celui de l’amitié, de la familiarité. Je n’ignore pas combien, de mon état au vôtre, il faut modifier ce langage : je sais que mon respect pour votre personne ne me dispense pas de celui que je dois à votre rang… Je suis toujours dans le doute de manquer à vous ou à moi, d’être familier ou rampant…

Et ça continue. Mon Dieu, que d’histoires ! et que cela est lourd ! — Dans une autre lettre :

Ah ! monsieur le maréchal, vous ne songez pas combien il m’est doux de voir que l’inégalité n’est pas incompatible avec l’amitié, et qu’on peut avoir plus grand que soi pour ami.

Encore ? Il passe son temps à rappeler au bonhomme qu’il est maréchal et duc. (Ah ! nous sommes loin, ici, de la jolie attitude si aisée de Voltaire avec les grands seigneurs.)

Un jour, le Genevois Coindet étant venu montrer au maréchal des projets d’estampes pour la Nouvelle Héloïse, le maréchal le retint à dîner, et, comme Coindet était obligé de retourner à Paris de bonne heure, il dit à la compagnie : « Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis ; nous accompagnerons monsieur Coindet ». Le maréchal ne pensait faire là rien de sublime. Mais, après nous avoir raconté le fait, Jean-Jacques ajoute : « Pour moi, j’avais le cœur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. » Cela est d’un bon cœur ; mais c’est trop, décidément, c’est trop.

Quant à la maréchale, vous la connaissez. Besenval, parlant du temps où elle était duchesse de Boufflers, nous la peint comme un monstre de débauche, d’ivrognerie et de méchanceté. Vous en penserez ce que vous voudrez. Et il est vrai que Besenval ajoute : « Je ne lui connais qu’un seul mérite, c’est la manière dont elle a élevé la duchesse de Lauzun sa petite-fille… On ne peut disconvenir qu’elle ne soit un chef-d’œuvre d’éducation et la femme la plus parfaite qu’on ait connue. » (Quant au maréchal, Besenval nous le donne pour un homme extrêmement « borné »).

La maréchale avait cinquante et un ans quand Rousseau entra dans sa quasi-intimité. Elle avait eu publiquement le maréchal pour amant avant de l’avoir pour mari. Elle était encore belle, très spirituelle, et d’un esprit mordant, mais qui commençait à s’adoucir. Après la mort du maréchal (1764) elle devint, paraît-il, tout à fait bonne, d’une bonté faite d’une longue expérience. Sous Louis XVI, elle fut considérée comme l’oracle du bon ton et de l’urbanité, comme celle qui maintenait les règles de la « parfaitement bonne compagnie ». — « Le genre de madame Geoffrin était une espèce de police pour le goût, comme la maréchale de Luxembourg pour le ton et l’usage du monde. » Ainsi s’exprime le prince de Ligne. La maréchale eut l’esprit de mourir en 1787.

Son rôle mondain impliquait une rapide intelligence des hommes, beaucoup de tact et de souplesse. Elle n’eut aucune peine à prendre Jean-Jacques, et elle lui fut bien meilleure que n’avait été l’inquiète et tourmentante madame d’Épinay, d’ailleurs grande dame de second ordre. Avec l’ombrageux Jean-Jacques, la maréchale fut toute simplicité, toute sérénité, toute tolérance, montra une admiration qui semblait absolument involontaire et se garda d’avoir trop d’esprit. — L’agréable portrait qu’il nous fait d’elle se termine ainsi : « Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. »

Il ne lui déplaisait pas. Il avait pour lui sa bizarrerie, sa réputation d’ours de génie, son étrange talent (et de tout temps les belles dames ont aimé avoir chez elles leur homme célèbre). Mais en outre il faut bien admettre que sa personne avait, non seulement de la saveur, mais un charme réel : car nous voyons que jamais les enthousiastes de ses livres ne se sont refroidis sur lui quand ils l’ont connu, — ou que le refroidissement n’est venu qu’à la longue.

Voilà donc, encore une fois, Rousseau captif et obligé d’un grand seigneur et d’une grande dame. Il accepte de loger dans un délicieux petit château du parc de Montmorency pendant qu’on répare sa maisonnette de Montlouis. Il va tous les jours chez le maréchal et madame de Luxembourg. Il y va dès le matin ; il y dîne ; il y passe l’après-midi ; souvent il y soupe. « Je ne la quittais presque point », dit-il. Il lit tous les matins, à la maréchale couchée, le manuscrit de la Nouvelle Héloïse ; et ça dure longtemps. Il en écrit pour elle une belle copie calligraphiée, « à tant la page ». Quand la lecture de la Nouvelle Héloïse est terminée, il se met à lui lire l’Émile.

Madame de Luxembourg s’engoua de la Julie et de son auteur ; elle ne parlait que de moi, ne s’occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journée, m’embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j’eusse toujours ma place à côté d’elle ; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c’était la mienne, et les faisait mettre ailleurs.

La petite maison de Montlouis réparée, il y rentre, mais en gardant la jouissance, à son gré, du délicieux petit château. — Soit au petit château, soit à Montlouis, monsieur et madame de Luxembourg lui amènent leurs visiteurs. Ce sont les plus grands seigneurs, et toujours ce sont les plus grandes dames. Car, ne nous y trompons pas, Rousseau a été infiniment plus choyé par ces gens-là que Voltaire. Et Thérèse leur donne à goûter, et les grandes dames embrassent Thérèse, après avoir mangé ses fraises à la crème.

Jean-Jacques vit dans l’enchantement. Mais il tient à nous faire savoir que tout cet éclat ne l’éblouit point et qu’il garde, au milieu de tant de gloire, sa simplicité. (La même note un peu niaise se retrouvera dans Chateaubriand.)

J’interpelle, dit Jean-Jacques un peu solennellement, tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais aperçus que cet éclat m’ait un instant ébloui ; que la vapeur de cet encens m’ait porté à la tête ; s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, etc..

Et il se sait un gré extrême de souper quelquefois avec son voisin le maçon Pilleu après avoir dîné chez les Luxembourg. Il trouve cela admirable, il n’en revient pas.

Donc, jamais il n’a été plus heureux. Mais il va le payer, et bientôt.

Et les seigneurs et les dames qui l’applaudissent, le choient et l’embrassent, le paieront aussi, — plus tard.

 

La Nouvelle Héloïse, imprimée à Amsterdam, paraît en France au début de 1761 avec un succès prodigieux. Émile est prêt quelques mois après. Rousseau voudrait, par prudence, le faire imprimer et publier, comme la Julie, seulement à l’étranger. Mais, prenant ses intérêts plus que lui-même, madame de Luxembourg et Malesherbes veulent que l’Émile soit publié régulièrement en France en même temps qu’en Hollande. Malesherbes propose lui-même les corrections nécessaires. Et, comme l’impression traîne et que Rousseau ne sait pas ce qui se passe, il meurt d’inquiétude. Mais quoi ! Malesherbes, directeur de la librairie, la maréchale et même le prince de Conti se sont chargés de tout, lui répondent de tout.

Tout de même, cette impression traîne bien ! Rousseau retombe malade. Cette fois il croit avoir la pierre. Le maréchal lui amène le célèbre frère Côme. Le frère Côme (Rousseau, je le répète, n’a jamais eu qu’à se louer des prêtres ou religieux catholiques) parvient à le sonder, et déclare « qu’il n’y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d’une grosseur surnaturelle, et que Rousseau souffrirait beaucoup, mais qu’il vivrait longtemps ».

Et l’impression de l’Émile traîne toujours !… Il paraît enfin, en mai 1762. Mais des bruits inquiétants circulent. Le 8 juin, dans la nuit, au moment où Rousseau, selon sa coutume, lisait la Bible avant de s’endormir, il est averti qu’il est décrété de prise de corps. Il faut qu’il file : il ne résiste pas. Adieux attendrissants. La maréchale, madame de Boufflers, madame de Mirepoix qui se trouvent là, l’embrassent en pleurant, et le bon maréchal le conduit lui-même jusqu’à une chaise de poste déjà prête.

Pourquoi Rousseau était-il décrété ? Par ce que le Parlement préparait alors l’expulsion des Jésuites et qu’on voulait accorder aux dévots une petite compensation en frappant un philosophe déiste. « Politique de bascule. »

On n’avait pas alors la liberté de la presse. Nous avons la liberté de la presse, mais nous n’avons pas la liberté de conscience, ni la liberté d’association, ni la liberté d’enseignement. On ne peut pas tout avoir.

Voilà donc le pauvre Rousseau en fuite. Cette fuite allait le condamner à huit années nouvelles de vie errante, et à la folie définitive.

Madame de Luxembourg, le prince de Conti et Malesherbes étaient responsables vis-à-vis de Jean-Jacques de cette cruelle aventure. Mais ils durent être fort embarrassés. Évidemment il n’avait pas dépendu d’eux d’empêcher le décret du Parlement. — Au moins, direz-vous, auraient-ils dû le prévoir. — C’est bien mon avis. Mais, maintenant que c’était chose accomplie, que pouvaient-ils faire ? Rien, sinon conseiller à Rousseau la fuite, lui en laisser le temps et lui en procurer les moyens. C’est ce qu’ils firent ; et c’est probablement aussi ce que le Parlement désirait.

Rousseau ne pouvait se défendre sans découvrir madame de Luxembourg, le prince de Conti et Malesherbes. Il ne se défendit point. Il se conduisit en fort honnête homme. Dans cette circonstance, ses puissants amis furent bien réellement ses obligés. Ils étaient tenus de lui rester fidèles et même reconnaissants. Ils le furent, oui, — mais pas assez peut-être, et pas assez longtemps. Mais l’éloignement, les années, la défiance croissante de Jean-Jacques leur sont peut-être une excuse.

Au surplus, c’est bien sa faute !

Écoutez cette phrase, qu’on sent avoir été écrite avec un sensible plaisir :

… Cette terrasse me servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, monsieur le duc de Villeroy, monsieur le prince de Tingry, monsieur le marquis d’Armentières, madame la duchesse de Montmorencey, madame la duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et d’autres personnes de ce rang (il faudrait ajouter le prince de Conti) qui, du château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de Montlouis.

Diable ! c’est encore mieux qu’à l’Ermitage. Mais qu’est-ce que Jean-Jacques va faire dans ce monde-là ?

Ils ont des façons parfaites, c’est vrai, et personne ne sait mieux qu’eux et mieux qu’elles tourner un compliment. Mais enfin ces seigneurs et ces dames sont des privilégiés entre les privilégiés. Ils représentent tout ce que Rousseau, dans ses premiers ouvrages, dit exécrer le plus : les mensonges et la corruption mondaine et l’inégalité la plus insolente. Ce luxe, ce raffinement, cette « vie inimitable » ne peut que rappeler à Jean-Jacques l’amas prodigieux d’injustices et de misères qu’elle suppose au-dessous d’elle et dont elle se nourrit. Et pourtant, il ne peut plus vivre, dirait-on, qu’avec ces coûteux aristocrates, ces scandales de richesse et ces scandales d’inégalité… Il est permis à un pauvre sceptique de voir tout le monde : mais à un apôtre !

Nous sommes de faibles créatures, et nous devons tâcher de comprendre toutes les contradictions. Mais il y en a aussi de trop « voyantes », de trop éhontées, et que, vraiment, un peu de probité et de bon goût devrait faire éviter ! Je n’aime pas plus Rousseau chez les Luxembourg que je n’aime un socialiste millionnaire, un gentilhomme anarchiste ou un prêtre qui fait le badin et l’émancipé.

Mais eux, de leur côté, ces princes, ces ducs et duchesses, ces comtesses et ces marquis, — dans un temps où ces noms signifiaient quelque chose, — qu’ont-ils affaire avec Jean-Jacques ? Rien que pour vivre, pour rester ce qu’ils sont, ils ont besoin de l’ordre social et politique d’alors, et ils ont besoin de l’Église. Qu’ils se soucient du bien public, qu’ils soient, politiquement, avec Voltaire, avec Montesquieu, plus tard avec Turgot, c’est bien. Mais cet excentrique, ce détraqué les menace directement et dans ce qu’ils ont de plus précieux ; il menace la vie élégante ; il menace, de loin, la propriété même, et tout l’ordre existant, et l’Église et l’éducation traditionnelles et nationales. Et ils le trouvent bizarre, mais sympathique, et ils l’accablent de caresses. — Est-ce donc qu’ils poussent la générosité et l’abnégation jusqu’à se vouloir détruire eux-mêmes ? Non ; mais, n’ayant plus de foi, ils ne savent pas. Ce sont des snobs, et qu’on a revus. Ils se piquent de liberté et de hardiesse d’esprit. Ils croient d’ailleurs n’applaudir qu’à des phrases amusantes, qui les brusquent agréablement. Ils ne savent pas que dans une trentaine d’années les plus grossières de ces phrases, après avoir pénétré dans les cerveaux des avocats, des procureurs, des professeurs, des hommes de lettres, descendront dans des têtes plus obscures et se traduiront par des actes aveugles.

L’excellent, le vertueux M. de Malesherbes, qui s’est donné tant de peine pour faire imprimer la Julie et l’Émile, sera envoyé à l’échafaud par des scélérats ivres de Jean-Jacques.

En 1760, Amélie de Boufflers, petite-fille de la maréchale, future duchesse de Lauzun, avait onze ans. « Elle avait une figure, une douceur, une timidité virginale… » Un jour Rousseau la rencontra seule dans l’escalier du petit château… Faute de savoir que lui dire, il lui proposa un baiser que, dans l’innocence de son cœur, elle ne refusa pas. — Trente-trois ans après, la duchesse de Lauzun, la plus pure et la plus douce parmi les femmes connues du xviiie siècle, était condamnée à mort par des hommes qui étaient de fervents adorateurs de Rousseau.

Si l’on se remémore rapidement l’enchaînement mystérieux et fatal des effets et des causes, serait ce pure déclamation que de dire : — Ce baiser donné à la petite Amélie de Boufflers par Jean-Jacques, — qui, lui non plus, ne savait pas, — c’était déjà le baiser de la guillotine ?

Sixième conférence.
La « Nouvelle Héloïse »

Ceux qui veulent absolument ramener à une seule et même théorie tous les livres de Rousseau, nous assurent que le sens de la Nouvelle Héloïse est celui-ci : « Si nous ne pouvons revenir à l’état de nature, corrompu par la société, chacun de nous peut, même dans l’état actuel de la civilisation, refaire en lui l’homme naturel. » Et ils pensent que Rousseau devait forcément, après le Discours sur l’inégalité et la Lettre sur les spectacles, écrire la Nouvelle Héloïse, comme il devait nécessairement écrire ensuite l’Émile et le Contrat social.

Je le veux bien, mais je n’en suis pas sûr. Il me semble (et nous l’avons vu jusqu’ici) que les livres de Rousseau ne découlent point d’un même système préconçu (quoi qu’il en dise, après coup, dans ses Dialogues), mais qu’ils sont tous des œuvres de circonstances, j’entends des circonstances de sa vie individuelle. Le même tempérament, la même espèce de sensibilité et, en général, les mêmes sentiments et les mêmes rêves se retrouvent bien, plus ou moins, dans tous ses ouvrages ; cela était inévitable. Ses livres sortent de la même source profonde et trouble : mais je ne vois pas bien qu’ils s’engendrent logiquement l’un l’autre. (Je reviendrai là-dessus dans mes conclusions.)

Voyons comment est née Julie ou la Nouvelle Héloïse. Il nous le raconte au livre IX des Confessions, abondamment et un peu confusément.

C’était au mois de juin. Il était à l’Ermitage. Il faisait de longues promenades dans les bois. Il rêvait. Il lui semblait, dit-il, que « la destinée lui devait quelque chose qu’elle ne lui avait pas donné ». Quoi ? L’amitié et l’amour, surtout l’amour. « Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour, je n’eusse pas du moins une fois brûlé de sa flamme pour un objet déterminé ? » Il revoyait toutes les femmes qui lui avaient donné de l’émotion dans sa jeunesse, « mademoiselle Galley, mademoiselle de Graffenried, mademoiselle de Breil, madame Basile, madame de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu’à la piquante Zulietta ». (Il oublie carrément madame de Warens.)

Hélas ! il a beau évoquer tous ses souvenirs d’amour. Cela est assez maigre, et il le sait bien. Ces aventures ont à peine été des ébauches. Il n’y a qu’avec la facile madame de Larnage, qui avait tant de bonne volonté… Mais ce n’a guère été qu’une rencontre d’auberge. — « J’ai passé ma vie, dit-il quelque part, à convoiter et à me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. » Oh ! avoir enfin un bel amour ! Mais Jean-Jacques a quarante-cinq ans ; il est trop tard ; et puis il ne voudrait pas faire de peine à Thérèse.

Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur… J’imaginai deux amies… Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. (Parbleu !) Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus… Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiais avec l’amant et l’ami le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, en lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais.

Après quoi il leur cherche un séjour, songe pour eux aux Iles Borromées, et finalement les place à Vevey, au bord de son cher lac. Il se mit alors, dit-il, à écrire au hasard, rien que pour « donner l’essor au désir d’aimer qu’il n’avait pu satisfaire et dont il se sentait dévoré ». Il assure que les deux premières parties de Julie ont été écrites de cette manière, « sans qu’il eût aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu’un jour il serait tenté d’en faire un ouvrage en règle ».

Il considère si peu son roman commencé comme un développement ou une application de sa doctrine, qu’il le regarde, au contraire, comme une sorte de démenti à son rôle public :

Après les principes sévères que je venais d’établir avec tant de fracas, … après tant d’invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant que de me voir tout à coup m’inscrire parmi les auteurs de ces livres que j’avais si durement censurés ? Je sentais cette inconséquence dans toute sa force.

Cela paraît bien prouver que Rousseau n’avait d’abord conçu que les deux premières parties de Julie, qu’il ne les avait conçues que comme un roman d’amour, et que les intentions moralisatrices ne lui vinrent qu’après coup.

En attendant il revoit à la Chevrette, puis à l’Ermitage, madame d’Houdetot. Immédiatement son idéal se concrète en elle. Il se figure Julie sous ses traits. Quelle occasion de s’essayer à ces sentiments exaltés qu’il veut exprimer dans son livre ! Dans leurs rendez-vous mystérieux, dans leurs conversations brûlantes (du moins de sa part à lui) tandis que madame d’Houdetot s’amuse et qu’elle se distrait de l’absence de Saint-Lambert, Jean-Jacques, en réalité, travaille à son roman. Et cela explique qu’il se soit si vite consolé de l’échec de cette grande passion. Ce n’était que de la littérature.

Cependant, ce qu’il a écrit jusqu’ici de la Julie, au hasard et sans suite, ne fait même pas une histoire. Mais, « à force, nous dit-il, de tourner et retourner mes rêveries dans ma tête, j’en formai enfin l’espèce de plan dont on a vu l’exécution ». Et alors il nous dit qu’il se propose, dans son roman, deux objets. Le premier, c’est de montrer à un siècle corrompu, en se mettant à sa portée, qu’on peut se relever d’une chute, et que même une erreur d’un moment peut être la source d’actes sublimes. « Si Julie eut été toujours sage, dira-t-il dans sa Seconde Préface, elle instruirait beaucoup moins, car à qui servirait-elle de modèle ? » — Et son second objet, c’est de rapprocher les croyants et les athées dans une estime réciproque ; d’apprendre à ceux-ci qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite, et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être un coquin. Julie dévote est une leçon pour les philosophes, et Wolmar athée en est une pour les intolérants. — Le reste, et notamment le rappel à la vie simple, à la vie rurale et familiale, et à la pureté du foyer domestique, ne serait donc venu que subsidiairement.

Voilà ce que dit Rousseau au livre IX des Confessions. Cela est plausible. Mais je crois que le roman de Julie s’est formé dans son esprit plus simplement encore.

Tout ce que je retiendrai de son récit, c’est qu’il a conçu Julie au printemps, parmi les fleurs et les arbres, pendant des mois de rêverie et d’exaltation sentimentale, et que c’est avant tout son propre roman qu’il a rêvé.

Dans ces promenades à travers bois, il se souvient de sa jeunesse vagabonde, qui se transfigure à ses yeux. Or, un des rêves qu’il avait fait le plus souvent dans ce temps-là, — et qu’il a réalisé avec madame d’Houdetot tant bien que mal, et trop tard, à quarante-cinq ans, — c’est d’être aimé d’une belle aristocrate. Évadé de Genève, errant par la Savoie et le Piémont, il ne pouvait presque rencontrer un château dans la campagne sans faire ce rêve :

J’entrais avec sécurité dans le vaste monde… Mon mérite allait le remplir… En me montrant j’allais occuper de moi l’univers… Mais il ne me fallait pas tant… Un seul château bornait mon ambition : favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du père et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage.

Un peu plus tard, à Turin :

Mon hôtesse me dit qu’elle m’avait trouvé une place et qu’une dame de condition voulait me voir. A ce mot je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j’en revenais toujours là.

Mais surtout il se souvient de mademoiselle de Breil, chez les Gouvon, où il était laquais :

Mademoiselle de Breil était une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez grande, très blanche, avec des cheveux très noirs et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté. L’habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquait sa jolie taille, dégageait sa poitrine et ses épaules, et rendait son teint encore plus éblouissant par le deuil qu’elle portait alors. On dira que ce n’est pas à un domestique de s’apercevoir de ces choses-là (phrase pénible)… A table, j’étais attentif à chercher l’occasion de me faire valoir. Si son laquais quittait un moment sa chaise, à l’instant on m’y voyait établi : hors de là, je me tenais vis-à-vis d’elle, je cherchais dans ses yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son assiette. Que n’aurais-je point fait pour qu’elle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot ! Mais point ; j’avais la mortification d’être nul pour elle ; elle ne s’apercevait pas même que j’étais là.

Une fois pourtant, et une autre fois encore, il attire son attention, et dans des conditions flatteuses pour lui : « Elle jeta les yeux sur moi. Ce coup d’œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. » Et la seconde fois :

Ce moment fut court, mais délicieux, à tous égards… Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d’un ton de voix aussi timide qu’affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant, je fus saisi d’un tel tremblement qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu’au blanc des yeux.

Ruy Blas… c’est bien Ruy Blas, Ruy Blas sous son vrai nom, dans sa première condition et non encore déguisé en don César… Mais sans doute la mère avait remarqué quelque chose et elle parla à la petite. Jean-Jacques eut beau, ensuite, s’attarder quand il pouvait dans l’antichambre de madame de Breil : il n’obtint plus une seule marque d’attention de la part de la fille. Même, deux fois, madame de Breil lui demanda d’un ton fort sec « s’il n’avait rien à faire » — « Il fallut, dit-il, renoncer à cette chère antichambre. » Et il conclut : « Ici finit le roman. »

Eh bien, il me paraît clair que les deux premières parties de la Nouvelle Héloïse, c’est l’achèvement de ce roman, du roman de toute sa jeunesse, et que ce n’est pas autre chose, et qu’il le conçoit et même l’écrit d’abord, pour son plaisir, et sans s’inquiéter de la suite.

Il faut que Jean-Jacques soit aimé de ce qu’il appelle dans les Confessions la « demoiselle du château » ; et il faut qu’il la possède. Après, on verra. Et voici comment cela s’arrange dans sa tête.

Personnages : lui, Jean-Jacques, sous le nom de Saint-Preux ; Julie d’Étanges ; le baron d’Étanges son père, gentilhomme plein de préjugés (cela est impliqué par la donnée même de l’histoire) ; la baronne d’Étanges, mère indolente et effacée (pour faciliter et expliquer certains faits). Enfin, comme personnages accessoires : la piquante Claire, en contraste avec la tendre Julie ; l’énergique et froid lord Édouard, en contraste avec le faible et ardent Saint-Preux. — Cadre : le paysage que Jean-Jacques aime et connaît le mieux : les bords du lac Léman.

Le roman sera par lettres, pour plus de commodité, pour que l’auteur y puisse déborder à son gré, et parce que la forme oratoire ou lyrique (discours ou effusions) est celle qui lui est le plus naturelle. Le roman procédera un peu de la Clarisse Harlowe de Richardson, et un peu, très peu, de la Marianne de Marivaux. Ajoutez, si vous voulez, de vagues et très indirects souvenirs des romans du xviie  siècle qu’il lisait, enfant, avec son père.

Mais, pour que la séduction de Julie soit plus vraisemblable, l’auteur prête à Saint-Preux une condition sociale un peu plus relevée que n’était celle de Jean-Jacques à Turin. Saint-Preux est un jeune bourgeois, d’état civil incertain, — instruit, intelligent, — d’ailleurs seul au monde, comme Ruy Blas, Didier et leurs frères romantiques ; plébéien juste assez pour que le préjugé social s’oppose à ce qu’il épouse Julie. — D’autre part, Julie a été élevée par une servante qui était une commère assez cynique. — En l’absence du baron, la baronne d’Étanges, étrangement imprudente, a prié Saint-Preux de donner des leçons à Julie. Saint-Preux à vingt ans, Julie en a dix-huit. On prévoit ce qui arrivera.

Cela ne tarde pas beaucoup. Après quelques lettres fort longues et une résistance assez courte, Julie, avec la complicité de son amie la piquante Claire, va retrouver, un soir, Saint-Preux dans un bosquet, lui applique un baiser sur la bouche, et s’enfuit. Après quoi (et ici je copie simplement les titres de quelques chapitres) « elle exige que son amant s’absente pour un temps, et lui fait tenir de l’argent pour aller dans sa patrie vaquer à ses affaires. — L’amant obéit, et, par un motif de fierté lui renvoie son argent. — Indignation de Julie sur le refus de son amant. Elle lui fait tenir le double de la première somme. — Son amant reçoit la somme, et part. » Eh bien, quoi ? Les arguments de Julie sont fort persuasifs, je vous assure ; et puis, Jean-Jacques n’a-t-il pas été jadis, sans nul embarras, l’obligé de madame de Warens ?… Et pourquoi soulève-t-il ici cette question inattendue sinon parce qu’il se souvient ?…

Pendant l’absence de Saint-Preux, le baron d’Étanges revient à la maison. On lui parle des mérites de Saint-Preux. Il déclare à ce propos qu’il ne donnera jamais sa fille à un roturier, mais qu’il veut la marier à un gentilhomme de ses amis. Julie tombe malade, rappelle secrètement Saint-Preux, et « elle perd son innocence ».

Elle donne un second rendez-vous à son amant. Mais elle le remet ensuite et oblige Saint-Preux à s’absenter deux jours pour une bonne action qu’il serait inutile de vous expliquer. Le ciel les récompense d’ailleurs de ce sacrifice, car l’absence de Saint-Preux les sauve d’un grave péril.

Et Julie à son tour le récompense de sa vertu par un rendez-vous nocturne et tout à fait sérieux. Je passe quelques épisodes. — Puis Julie est enceinte, puis elle fait une fausse couche, tout cela secrètement. — Puis, mylord Édouard, l’ami de Saint-Preux, ayant conseillé au père de Julie de la marier avec son maître d’étude, le baron fait une scène terrible à sa femme et à sa fille ; et la subtile Claire parvient à faire filer Saint-Preux, qui se rend à Paris. Julie, auparavant, lui a juré que sans doute elle ne l’épouserait pas sans le consentement de son père, mais qu’elle ne sera jamais à un autre sans le consentement de Saint-Preux.

Et voilà le roman, — tant refait depuis, — du maître d’étude et de la jeune noble. Je n’en ai retenu que les faits essentiels : car, dans cette surabondante Julie qui contient douze cents pages, il n’y en a pas quatre cents qui se rapportent à l’« histoire » elle-même ; et je viens de vous en analyser le premier tiers.

Ce premier tiers est, de beaucoup, le plus ennuyeux (sauf les digressions : le voyage de Saint-Preux dans le Valais et les lettres qu’il envoie de Paris). — Et pourtant c’est probablement la partie de son livre que Rousseau a écrite avec le plus de fièvre. C’est de ce premier volume de l’Héloïse que madame d’Épinay a dit dans ses Mémoires : « Après le dîner nous avons lu les cahiers de Rousseau. Je ne sais si j’étais mal disposée, mais je ne suis pas contente. C’est écrit à merveille, mais cela est trop fait et me paraît sans vérité et sans chaleur. Les personnages ne disent pas un mot de ce qu’ils doivent dire. C’est toujours l’auteur qui parle. » Et madame du Deffand pensait à peu près de même, et madame de Choiseul, et même Diderot (alors encore ami de Jean-Jacques). Dans toute l’œuvre de Rousseau ce volume est, avec certains chapitres de l’Émile, celui sur lequel il est le plus facile de s’égayer. L’excitation y est purement verbale. On y remarque trois choses déplaisantes (au moins) : l’abus du mot de vertu et l’équivoque continuelle sur ce mot ; l’indélicatesse des sentiments ; l’avènement définitif du style déplorable des « hommes sensibles ».

1º Il est inouï qu’un garçon et une fille qui font ce que font Saint-Preux et Julie, et qui ne pensent qu’à ça, parlent de vertu à ce point. — Ils disent quelque part que, pour avoir eu une défaillance, ils n’en sont pas moins vertueux sur le reste et n’ont pas perdu pour cela le droit d’aimer la vertu. Évidemment : mais leur faute n’est pas seulement une faiblesse de la chair, à quoi nous pourrions être indulgents ; elle se complique d’un assez lâche abus de confiance, Saint-Preux étant le précepteur de Julie : et c’est ce dont ils n’ont pas l’air de se douter. Cela rend plus fâcheuses encore leurs éternelles invocations à la vertu et leur donne un air, soit d’hypocrisie, soit d’inconscience, également regrettable… Oui, c’est vraiment désobligeant, cette manière de fourrer la vertu où elle n’a que faire. C’est chose de Rousseau et du xviiie  siècle. Rien de semblable au xviie  siècle, ni dans l’antiquité.

En somme, c’est toujours la grande équivoque de toute la vie de Rousseau, équivoque que j’ai déjà signalée. Saint-Preux et Julie se croient vertueux parce qu’ils « adorent » la vertu et qu’ils se sentent un bon cœur. Ils sont bien à l’image de leur père : de beaux sentiments, de beaux discours, et une vilaine vie (du moins jusqu’à quarante ans).

2º En second lieu, Julie manque étrangement de délicatesse morale. Elle paraît d’abord beaucoup trop informée de ce qu’elle va faire ; elle appelle trop les choses par leur nom. Elle dit lourdement : « Ma vertu, … mon innocence, … mon déshonneur… » Elle parle de ses « désirs » vaincus, des « plaisirs du vice ». Elle dit à Saint-Preux (avant la chute) : « Tâche, cher ami, de calmer l’ivressedes vains désirs. » Elle dit, en parlant de sa virginité : « Nous autres jeunes filles, nous nous trouvons dès le premier âge chargées d’un si dangereux dépôt !… » Il n’est pas non plus délicieux de la voir écrire à son amant en lui donnant rendez-vous dans un chalet : « Oh ! la nature !… C’est là qu’on n’est que sous ses auspices et qu’on peut n’écouter que ses lois ». Et il est moins délicieux encore de l’entendre disserter avec Saint-Preux sur certaines erreurs des sens :

Je me souviens des réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ces tristes plaisirs n’auraient que de n’être pas partagés, c’en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et méprisables… Malheureux ! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir ! Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes.

Cela est vraiment extraordinaire sous la plume d’une jeune fille de dix-huit ans !13

Mais là encore elle est bien à l’image de son père. L’impudeur de Julie nous fait ressouvenir que celui qui la fait parler n’est venu qu’après de longues souillures à l’amour normal et qu’il l’a connu pour la première fois dans des conditions tranquillement cyniques et avec une femme pour qui l’amour n’était qu’un geste comme un autre.

3º Enfin, dans les deux premières parties de la Julie, plus que partout ailleurs, c’est l’affreux épanouissement de l’abominable style des « hommes sensibles ». Ce style implique cette convention, que toujours, partout, en toute occasion, les sentiments naturels, affections de famille, tendresse maternelle, paternelle, filiale, conjugale, amour, amitié, pitié, humanité ne peuvent être éprouvés qu’avec une extrême intensité, ni exprimés que dans le style le plus noble, le plus solennel, le plus emphatique, coupé quelquefois d’exclamations, d’apostrophes, de suspensions, de frémissements, de silences… Ce style, à vrai dire, préexistait à Jean-Jacques. Il se trouvait un peu dans les romans de l’abbé Prévost, et surtout dans Diderot. Mais Jean-Jacques en a fait, dans le premier tiers de la Julie, un triomphal et effarant abus. Voici quelques courts exemples de ce style, pris véritablement au hasard, car on le trouve presque à chaque page.

Julie vient de revoir son père (qu’elle ne doit pas aimer autrement, d’après ce que nous savons) :

Ô toi que j’aime le mieux au monde après les auteurs de mes jours, écrit-elle à Saint-Preux, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contraster mon âme ?… Tu voudrais que mon cœur s’occupât de toi sans cesse ; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dénaturée, à qui les feux de l’amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d’un amant rendraient insensible aux caresses d’un père !

Et que dites-vous de ce délire de Saint-Preux :

Quelle taille enchanteresse !… Au devant deux légers contours… Ô spectacle de volupté !… La baleine a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois !… Dieux ! dieux ! que sera-ce quand…

Et la phrase ne s’achève pas. — Du même Saint-Preux :

Oh ! si bientôt tu pouvais tripler mon être !… Si bientôt un gage adoré… Espoir trop tôt déçu, viendras-tu m’abuser encore ?… Ô désirs ! ô crainte ! ô perplexités !…

De Julie (tableau de famille) :

… Je feignis de glisser ; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon père ; je penchai mon visage sur son visage vénérable, et dans un instant, il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes ; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu’il était lui-même soulagé d’une grande peine ; ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie !

Et cætera, et cætera.

Je crois, pour moi, que ce style emphatique et pleurard est sincère chez Rousseau ; que ce style sans naturel lui est naturel. Pourquoi ? Parce qu’il était malade, atteint d’une profonde névrose ; parce qu’il avait, au sens exact du mot, une sensibilité morbide ; parce que lui-même fondait réellement en larmes à la moindre occasion. Mais hélas ! on l’imita, et ce fut affreux.

Au temps de Louis XVI, et plus encore sous la Révolution, presque toute la littérature fut infestée de cette sensibilité à la Rousseau. Elle n’avait guère de la sensibilité que le nom : c’était surtout l’application à paraître éprouver jusqu’à l’excès les émotions altruistes, parce qu’on tenait cet excès pour honorable. Il y entrait donc beaucoup d’artifice et de vanité et, par suite, très peu de bonté réelle, puisque cette préoccupation d’être, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une posture qui vous fit honneur, était contradictoire à la vraie bonté qui suppose justement l’oubli de soi ou du moins l’effort de s’oublier. Et c’est pourquoi leur « sensibilité » n’empêcha nullement les hommes de la Révolution d’être sans pitié. — Puis, cette sensibilité étant une mode et, par suite, étant affectée par les êtres les plus médiocres, avait rapidement revêtu une forme d’une exprimable sottise. — Et enfin, comme cette sensibilité passait pour noble, elle entraîna la « noblesse du style », telle que la concevaient les sots, c’est-à-dire la plus emphatique et la plus niaise phraséologie, un charabia sans nom. Par là, quelques-uns des écrivains de la seconde moitié du xviiie  siècle nous paraissent plus éloignés de nous, plus étrangers, plus iroquois que les « précieux » ou les « burlesques » du xviie  siècle ou les pédants du xvie . Lisez un peu, pour voir, le théâtre de Sébastien Mercier, ou la correspondance amoureuse ou même familiale de certains Conventionnels, et certains romans oubliés du temps de la Terreur. — Rousseau n’a pas seulement légué à la Révolution son vocabulaire politique, ses fêtes et sa conception de l’État : il lui a transmis le style bête.

 

Voilà donc terminée la première période des amours du maître d’étude et de la jeune fille noble. Cela est glacial (Jean-Jacques ne l’ayant écrit qu’avec sa tête, et d’après l’amour artificiel, livresque et voulu qu’il avait conçu pour madame d’Houdetot) ; et cela est souvent ridicule, et cela est souvent ennuyeux. Et je suis content d’en être sorti : car ce qui viendra après sera fort beau d’abord, et ensuite un peu fou, mais toujours intéressant.

Les deux amants séparés, l’un à Paris, l’autre à Vevey, Rousseau se demande ce qu’il va faire de Julie. Notez que, précisément à ce moment-là, son artificielle passion pour madame d’Houdetot est fort calmée. — Je ne pense pas que l’idée lui soit venue un seul instant de marier, après quelques péripéties, Saint-Preux et son élève : ce dénouement serait par trop fade. — Non : mais, arrivé là, il se ressouvient de son rôle de réformateur des mœurs et de professeur de vertu. Et pourquoi disons-nous « son rôle » ? Il n’était pas modeste, il se connaissait lui-même très incomplètement, mais il avait fini par être sincère dans son projet de réforme et de perfectionnement intérieur. Sa propre vie, quand nous l’embrasserons dans son ensemble, nous apparaîtra comme une évolution, comme un effort, souvent plein d’illusions, mais enfin comme un effort vers la vertu, comme une lente sortie hors de sa fange première, comme une montée que n’arrêtera point sa folie peu à peu croissante ; au contraire.

Et alors (j’en suis persuadé) il a l’idée de rapprocher la vie de Julie de la sienne. Julie aussi est un être malheureux et faible, qui a mal commencé. Eh bien, sa vie, comme celle de Rousseau, sera l’histoire d’une évolution morale, d’une « conversion » (c’est le vrai mot). Et même il s’avisera (après coup, je le crois) qu’il n’a fait Julie d’abord coupable que pour la convertir.

« Je sens deux hommes en moi », dit Saint-Paul dans son Épitre aux Romains. Je vous ai dit qu’il y avait bien plus de deux hommes dans Jean-Jacques. C’est le vagabond plein de désirs, l’amoureux qui n’a jamais été rassasié, l’ancien laquais épris de la fille de la maison, c’est cet homme-là qui a écrit les deux premières parties de la Julie. C’est l’amant de la nature et de la vie simple qui décrira la vie qu’on mène dans la maison de Clarens. C’est le rêveur orgueilleux et romanesque qui nous racontera le ménage compliqué Wolmar-Saint-Preux-Julie-Claire. — Et, en attendant, c’est le Genevois, c’est le protestant attendri de catholicisme, c’est l’homme profondément religieux qui « convertit » Julie d’Étanges.

Il la convertit en la mariant à M. de Wolmar.

Les faits sont assez habilement arrangés pour nous faire accepter ce mariage. Madame d’Étanges meurt ; elle meurt des duretés de son mari, mais surtout de la faute de sa fille, et du secret qu’elle garde et qui l’étouffe. Julie, désespérée, se fait rendre sa parole par Saint-Preux. Après un temps convenable, — et avec l’assentiment de Saint-Preux absent, qui à la vérité ne peut le lui refuser, — elle se résigne à épouser M. de Wolmar, cet ami dont son père lui avait parlé. Ce qui la décide, c’est que son père l’avait promise à Wolmar riche, et que maintenant Wolmar est ruiné. Mais enfin elle va au mariage comme à un sacrifice.

C’est ici que Rousseau a une idée admirable (C’est peut-être l’endroit de son œuvre où émerge de la façon le plus inattendue son fond traditionaliste, offusqué le plus souvent par son âme de révolte). — La cérémonie du mariage opère sur l’âme sérieuse de Julie à la manière d’un sacrement comme le signe sensible de quelque chose de profond, de sacré, de nécessaire, de conforme aux destinées et aux intérêts de l’humanité. La cérémonie du mariage fait comprendre à Julie le mariage.

Elle ne l’avait point prévu :

Dans l’instant même, écrit-elle à Saint-Preux, où j’étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Mais, — douloureuse comme elle est, et préparée par la douleur, — elle sent, en entrant dans l’église, une sorte d’émotion qu’elle n’avait jamais éprouvée… Puis, le jour sombre de l’église, le profond silence des spectateurs, le cortège de ses parents… tout donne à ce qui va se passer un air de solennité qui l’excite à l’attention et au respect :

La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Écriture, ses chastes et sublimes devoirs, si importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes : tout cela me fit une telle impression que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature.

Et encore :

Je crus me sentir renaître, je crus recommencer une autre vie.

Puis, rentrée à la maison :

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Être qui soutient ou détruit, quand il lui plaît, par nos propres forces, la liberté qu’il nous donne. Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont, toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille et la société. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de loi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes affections conformes à ta volonté constante ; et ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie.

— Mais, direz-vous, les théories de Rousseau ? — Quelles ? — L’opposition de la nature et de la société, et que la société a corrompu la nature. Le mariage est bien, je pense, une institution sociale, et cependant le mariage épure Julie. Elle dit elle-même qu’une puissance inconnue a rétabli ses affections « selon la loi du devoir et de la nature ». « La nature et le devoir », qui ne peut être ici qu’un devoir social : Rousseau y songe-t-il ? La nature et la société ne sont donc plus ennemies ? Une institution sociale peut donc être bienfaisante ? La société ne corrompt donc pas nécessairement la nature ? — Eh bien, quoi ? Rousseau se contredit, c’est évident. Et c’est pour cela que cette troisième partie de la Nouvelle Héloïse est une si belle chose. Et elle renferme bien d’autres contradictions encore aux théories habituelles de Jean-Jacques.

Julie aime son mari parce qu’elle est sa femme et qu’elle veut l’aimer. Telle, la Pauline de Polyeucte. Et ainsi, pour une fois, Rousseau se rencontre avec Corneille. L’amour de Julie pour Wolmar n’est peut-être que de l’amitié et de la tendresse. Mais elle dit ce mot d’un bon sens éminent : « L’amour n’est pas nécessaire pour former un heureux mariage », et cet autre mot d’une sagesse plus haute encore, et qui ruine la « morale du sentiment », et qui condamne toute la vie de Rousseau lui-même, et les trois quarts de son œuvre :

Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer étant femme, à la même présomption qui me perdit, étant fille.

Et de quelle magnifique façon, dans cette troisième partie, les sophismes et les impures sentimentalités du premier volume, — chères pourtant à Jean-Jacques quand il les écrivit, — sont balayées comme par un vent fort et salubre ! Déjà, on voyait poindre, dans les premières lettres de Saint-Preux et même de Julie, la théorie de la fatalité de l’amour et presque du droit souverain de la passion : « N’as-tu pas, disait Saint-Preux, suivi la plus pure loi de la nature ? Comment veux-tu qu’une âme sensible goûte modérément des biens infinis ? » Et encore : « Connaissez-le enfin, ma Julie ; un éternel arrêt du ciel nous destina l’un pour l’autre : c’est la première loi qu’il faut écouter ». Et, Julie tombée, il recommençait à parler de vertu, et elle aussi. — Mais écoutez Julie mariée :

Je frémis quand je songe que nous osions parler de vertu. Savez-vous bien ce qui signifiait pour nous un terme si respectable et si profane, tandis que nous étions engagés dans un commerce criminel ? C’était cet amour forcené dont nous étions embrasés l’un et l’autre qui déguisait nos transports sous ce saint enthousiasme, pour nous le rendre encore plus cher et nous abuser plus longtemps… Il est temps que l’illusion cesse.

Et Julie dit encore à Saint-Preux :

Quand, avec les sentiments que j’eus pour vous et les connaissances que j’ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de choisir un mari, ce n’est pas vous que je choisirais, c’est M. de Wolmar.

Et elle lui dit même ce mot définitif : « Si le ciel m’ôtait cet époux, ma ferme résolution est de n’en prendre jamais un autre. »

Pourtant (et cela est fort bien vu), Julie n’atteint pas tout d’un coup à la parfaite sagesse. Elle a l’imprudence de dire : « Soyez l’amant de mon âme », parole dangereuse qui se répercutera dans des centaines et des milliers de romans du xixe  siècle. Ce n’est pas tout. Quand elle s’est laissée marier, n’ayant encore qu’une conscience hésitante et divisée, elle avait juré à son père de ne pas avouer sa conduite passée à M. de Wolmar. Maintenant qu’elle réfléchit et qu’elle a trouvé sa lumière, ce secret lui pèse cruellement. « Car, dit-elle, une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je dois à mon mari. » Elle croit devoir consulter là-dessus Saint-Preux lui-même. La question est du plus haut intérêt. Elle est du même ordre (malgré les différences de détail), que celle qui est agitée dans Monsieur Alphonse, dans le Jacques de George Sand, dans la Dame de la Mer d’Ibsen, même dans la Princesse de Clèves.

Saint-Preux déconseille à Julie l’aveu, pour des raisons spécieuses. Elle répond, il réplique. La discussion est très serrée et fort belle. Julie, incertaine encore, attendra. Mais elle a le courage de donner à Saint-Preux un congé définitif : « Il est temps de devenir sage. Voilà la dernière lettre que vous recevrez de moi, je vous supplie de ne plus m’écrire. » Saint-Preux veut se tuer. Il ne se tue pas, mais il s’embarque pour trois ans.

Julie a maintenant vingt-huit ans. Voilà six ans qu’elle est mariée. Son secret lui pèse de plus en plus. Ce qui lui ferme la bouche, c’est la crainte d’affliger trop son mari. Mais elle a un enfant ; cela lui rend du courage. Elle avoue tout à Wolmar. Mais la « scène de l’aveu », que nous attendions, est malheureusement esquivée ; et nous ne l’apprenons que par cette étonnante lettre « de M. Wolmar à l’amant de Julie » :

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la plus chérie des femmes vient d’ouvrir son cœur à son heureux époux (c’est-à-dire de lui raconter, je pense, qu’elle a reçu Saint-Preux dans sa chambre et dans son lit de jeune fille, qu’elle a été enceinte de lui et qu’elle a fait une fausse couche). Il (l’heureux époux) vous croit digne d’avoir été aimé d’elle, et il vous offre sa maison. L’innocence et la paix y règnent ; vous y trouverez l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. Consultez votre cœur, et, s’il n’y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d’ici sans y laisser un ami. — Post-scriptum de Julie : — Venez, mon ami, nous vous attendons avec empressement. Je n’aurai pas la douleur que vous me deviez un refus.

Et ainsi, après cent cinquante pages de lumière presque pure, de raison émue et, somme toute, de vérité humaine, nous rentrons dans la chimère, et dans la plus désobligeante.

Pourquoi ? C’est que Rousseau aime Saint-Preux, qui est lui-même faible, passif, plaintif, incertain et passionné. Qu’est-ce qu’il va faire de Saint-Preux ? Il ne peut pas le renvoyer faire le tour du monde ; il n’a pas le courage de le faire mourir ; il ne veut pas le guérir d’une passion qui se doit à elle-même d’être incurable… Alors ? — S’il le ramenait à Clarens, près de Julie, près de Wolmar ? Pourquoi pas ? Tout le monde serait content. Nous n’avons pas affaire à des gens ordinaires. Jean-Jacques se rappelle l’imperturbable Saint-Lambert. Est-ce que Saint-Lambert, les premiers jours passés, se sentait gêné entre madame d’Houdetot et lui, Jean-Jacques ? ou madame d’Houdetot entre Jean-Jacques et Saint-Lambert ? ou Jean-Jacques entre Saint-Lambert et madame d’Houdetot ? Et lui-même, autrefois, s’est-il senti gêné entre madame de Warens et Claude Anet ? ou Claude Anet entre lui et madame de Warens ? ou madame de Warens entre lui et Claude Anet ? Est-ce qu’on ne s’accommode pas de toutes les situations, quand on est sincère et vertueux ? — Il oublie que ni lui ni Anet n’était le mari de la dame des Charmettes. Il oublie, pour l’autre trio, que lui, Jean-Jacques, n’était pas et n’avait pu être l’amant de madame d’Houdetot, et que Saint-Lambert était bien rassuré sur ce point. N’importe. Pourquoi Wolmar ne serait-il pas un Saint-Lambert supérieur, Saint-Lambert tel qu’il aurait pu être ?

C’est dit. Il réunira, pour qu’ils soient heureux, et pour arroser leur bonheur de ses larmes, tous ceux qu’il aime : Julie, son mari, son amant, — et plus tard, Claire d’Orbe, sa confidente et sa complice. Et tous ces gens vivront très bien ensemble, car tout est pur aux purs, et, parmi les devoirs de la vertu, Jean-Jacques omet délibérément la fuite des tentations.

Et alors ce qui arrive est vraiment inouï.

Si M. de Wolmar a été si peu troublé par l’aveu de Julie, c’est qu’il savait déjà tout, — tout — lorsqu’il l’a épousée. Dès qu’il apprend d’elle-même qu’elle a eu un amant, il lui dit (comme vous avez vu) : « Faisons-le venir. » Saint-Preux revient donc. A peine une nuance d’embarras à la première entrevue. Mais bientôt Julie se remet à parler de son passé avec Saint-Preux devant son mari. Et, comme l’ancien amant se tient un peu sur la réserve : « Embrassez-la, dit Wolmar, appelez-la Julie. Plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. »

Ils vivent tous trois dans de continuels attendrissements, dont voici un exemple (extrait d’une lettre de Saint-Preux à mylord Édouard). Saint-Preux, au cours d’une conversation, a dit tristement à Julie : « Madame, vous êtes épouse et mère, ce sont des plaisirs qu’il vous appartient de connaître. »

Aussitôt, continue-t-il, M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant : Vous avez des amis ; ces amis ont des enfants ; comment l’affection paternelle vous serait-elle étrangère ? Je le regardai, je regardai Julie ; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant que, les embrassant l’un après l’autre, je leur dis avec attendrissement : « Ils me sont aussi chers qu’à vous ! »

Et, peu de temps après, Wolmar demande à Saint-Preux d’être le précepteur de ses enfants.

Une autre fois, comme ils visitent ensemble un nouveau jardin que les Wolmar ont fait aménager : « Je n’ai qu’un reproche à faire à votre Élysée, dit Saint-Preux en regardant Julie : c’est d’être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l’autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés ? » (Vous vous rappelez le baiser échangé jadis dans un de ces bosquets ?). Alors M. de Wolmar intervenant : « Jamais ma femme depuis son mariage n’a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J’en sais la raison, quoiqu’elle me l’ait toujours tue. Vous qui ne l’ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes ; ils sont plantés par les mains de la vertu. » — Quelle « santé », ce Wolmar !

Wolmar en donne d’autres témoignages. Un jour, il leur annonce qu’il va s’absenter une semaine, et qu’il lui plaît qu’ils restent ensemble.

Pendant son absence, au cours d’une promenade en barque, les deux amants subissent une assez forte tentation, dont ils triomphent, naturellement. A part cela, ils passent leur temps à déplorer ensemble l’incrédulité de Wolmar, homme parfait, mais athée. Et ce souci commun de l’âme de Wolmar est encore un lien de plus de Julie avec son ancien amant, et qui pourrait devenir dangereux si, à ce moment-là, ils avaient des corps…

Ici, Rousseau se trouve, pour la quatrième fois, assez embarrassé. Que va-t-il faire maintenant de son trio ?… Voici : il va le renforcer en quatuor ; créer une situation morale encore plus compliquée, et dont il puisse extraire encore des attendrissements et encore des discours. La « piquante » Claire, qui avait épousé un monsieur d’Orbe, est devenue veuve. Elle revient à Clarens. C’est d’abord toute une journée d’effusions et de transports à quatre.

Cependant, — pour changer un peu, — Saint-Preux est parti pour Rome, où l’appelle mylord Édouard. Wolmar, ayant vu Saint-Preux désespéré au moment de partir, lui donne de loin ces conseils délicats : « … Faites votre sœur de celle qui fut votre amante… Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome : vous songerez moins la nuit à ce qui s’est fait à Vevey. »

Mais Saint-Preux est bientôt de retour. La piquante Claire, à force d’avoir été la confidente et la complice des amours de Julie, s’est brûlée à la flamme. Julie s’aperçoit que Claire aime Saint-Preux. Elle veut les marier, car elle sent elle-même que « ça ne peut pas durer comme ça ». Elle en fait d’abord la proposition à Claire, qui fait des façons, qui «  ne veut pas d’un cœur usé par une autre passion ». — Puis, elle tâte Saint-Preux ; elle craint, dit-elle, que, s’il n’épouse pas Claire, il ne se rabatte sur les bonnes de la maison. Saint-Preux se dérobe, alléguant qu’il n’est pas encore assez sûr de lui : « La blessure guérit, mais la marque reste. »

Vous avez remarqué que, dans toute la seconde moitié du roman (six cents pages), tous les personnages sont dans une situation fausse, et cela par leur volonté : Julie entre son mari, son ancien amant, et son amie finalement amoureuse de cet amant ; Saint-Preux entre son ancienne maîtresse, le mari d’icelle, et son amie devenue amoureuse de Saint-Preux ; Wolmar entre sa femme, l’ancien amant de sa femme, et l’ancienne complice de sa femme ; Claire, enfin, entre son amie et l’ancien amant de cette amie, duquel elle est amoureuse… Et ils vivent tous quatre, serrés les uns contre les autres, dans la plus étroite intimité.

Oh ! je sais bien que tout arrive dans le monde des sentiments, et que la psychologie n’est pas une science exacte. Mais, tout de même, tandis qu’ils se promènent, mangent, conversent et s’attendrissent à journée faite, inévitablement les mêmes images précises, concrètes, s’éveillent sous leurs fronts ; et chacun d’eux sait que ces images s’éveillent aussi dans l’esprit des trois autres. Je ne parle pas de l’excellent Wolmar, qui recule les limites connues de l’excentricité philosophique : mais il est bien à craindre que Saint-Preux, rappelé, ne redevint d’abord l’amant de Julie, ou qu’il ne fût l’amant de Claire, ou qu’il ne descendit aux servantes, comme le redoute la prévoyante Julie, — et peut-être tout cela successivement, — si ces gens-là étaient dans l’humanité moyenne. Mais justement ils n’y sont point (et Rousseau a voulu que ce fût leur marque à tous dans ce troisième volume) ; justement ils s’en distinguent avec éclat ; justement, dans leurs souffrances mêmes, ils jouissent de se sentir exceptionnels et d’être follement romanesques, et « tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d’imagination, à n’être pas comme les autres » (Faguet).

Bref, ils ressemblent à leur père Jean-Jacques. Jean-Jacques aime, comme eux, et pour eux comme pour lui-même, les situations bizarres… D’abord, parce qu’il en a l’habitude, ayant été souvent amoureux toléré de femmes qui avaient des amants ; puis, parce que nous l’avons toujours vu étrangement exempt de jalousie charnelle (et j’ai essayé de dire pourquoi) ; enfin, parce que ces situations anormales et compliquées donnent lieu à des sentiments rares, qui par là lui semblent sublimes.

Et c’est ainsi qu’il a conduit ses personnages dans une impasse… Arrivé à ce point, il ne sait décidément plus que faire d’eux. Les faire faillir ? Mais alors à quoi bon tout le sublime qui est avant ? — Les laisser vieillir, s’apaiser, se détendre ? Fi ! — « La situation ne comporte pas de dénouement logique » (Faguet).

Julie donc se jette à l’eau pour sauver son petit garçon. Elle y gagne un mal que l’auteur ne spécifie pas, et qui est apparemment une pleurésie. Sur son lit de malade elle s’attendrit, devant son mari, sur son premier amour ; elle débite d’avance l’essentiel de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, et elle meurt.

Voilà, je crois bien, comment cette histoire s’est formée et développée dans l’imagination de Jean-Jacques, s’est pour ainsi dire nourrie de Jean-Jacques lui-même, presque au jour le jour, et sans un plan bien arrêté d’avance. Je ne sais pas si j’ai su vous le faire voir.

Je n’ai considéré que l’action même du roman, — « l’histoire ». Elle serait intéressante sans les déclamations, qui nous semblent aujourd’hui bien surannées, du premier volume. L’action est simple ; les situations et les faits y sont produits par les sentiments. — Wolmar paraît bien n’avoir jamais pu exister : mais Claire est assez vivante ; Saint-Preux est un des premiers types du héros romantique, faible, inquiet, plein de désirs et d’impuissance ; et Julie, sermonneuse, mais charmante, offre l’exemple, assez rare dans les romans, d’un personnage qui évolue, puisque c’est une jeune fille passionnée et déraisonnable, lentement transformée par sa fonction d’épouse et de mère. Tout cela, on l’a dit bien souvent. Si la Nouvelle Héloïse se réduisait à l’histoire passionnelle de Julie, de Saint-Preux, de Wolmar et de Claire, la Nouvelle Héloïse aurait quatre cents pages, et serait un livre plus parfait, et d’aspect plus classique en dépit d’une composition peu serrée.

Mais la Nouvelle Héloïse a douze cents pages ; la Nouvelle Héloïse est un énorme livre, éloquent et désordonné, où l’auteur a déversé tout ce qui lui est venu. Outre « l’histoire » elle-même, il y a les discours, descriptions et digressions de toute sorte : le voyage de Saint-Preux dans les montagnes du Valais ; l’épisode du mariage de Fanchon ; la dissertation sur la musique française et la musique italienne ; la discussion sur le duel ; les lettres de Saint-Preux sur les mœurs parisiennes ; la discussion sur le suicide ; la description de la vie qu’on mène chez Wolmar, qui est un véritable traité d’économie domestique (en cent vingt pages et deux parties) ; la discussion sur l’art des jardins ; la description de vendanges ; les considérations sur l’éducation des enfants, sur le caractère des Genevois, sur la prière, sur la liberté ; la profession de foi spiritualiste de Julie à son lit de mort, etc., etc.. (je ne retiens ici que les faits réellement extérieurs à l’action elle-même) — et enfin le récit des Amours de mylord Édouard, où l’on voit une fille galante refuser d’épouser son amant et se racheter par le sacrifice, ce qui est donc encore une histoire de relèvement, — et comme un premier crayon de toutes les « dames aux camélias » qu’on a vues depuis.

Tout cela éloquent, harmonieux, et tout cela sincère et presque ingénu ; et dans tout cela bien des choses que nous remarquons à peine, à moins d’être avertis, mais qui étaient neuves alors : un roman qui n’est pas parisien ; l’amour, le mariage, l’adultère pris au sérieux ; un roman plein de pensées (les personnages y étant tous des raisonneurs) et plein de paysages (les personnages vivant dans la plus belle nature) et plein de lyrisme (les personnages, et surtout l’amant, qui est le plus souvent passif, s’y complaisant à des effusions sur les thèmes de l’absence, du désir, du regret, du souvenir, de la nature indifférente ou consolatrice, etc.).

Et c’est pourquoi, — quelque tendresse qu’on ait pour la Princesse de Clèves ou Manon Lescaut, — il faut bien dire que, tout de même, la Nouvelle Héloïse est d’un autre ordre et qu’elle renouvelle le roman, tant elle le hausse, l’élargit et le diversifie.

Nous ne pouvons plus bien concevoir l’effet que produisit la Julie. Comparez-la seulement aux Égarements du cœur et de l’esprit, ou même à Marianne. La littérature du temps était, avouons-le, un peu desséchée. Le vagabond, le rêveur, le solitaire Rousseau y rouvrit de larges sources neuves.

De la Julie se répandirent dans toute la société d’alors le goût de la nature, de la vie campagnarde (ce qui est fort bien), le culte de la sensibilité (ce qui ne serait pas mal), mais de la sensibilité se croyant une vertu (ce qui est dangereux). On fut plus touché, j’en ai peur, des sophismes du premier volume et des paradoxes psychologiques du troisième que de la morale excellente et traditionnelle qui se rencontrait dans le tome du milieu. Et il arriva bientôt que les formes du roman auparavant en faveur, le roman naïvement romanesque et le roman franchement libertin (qui du moins étaient faciles à distinguer) cédèrent le pas au roman à la fois sérieux et menteur. Et ainsi, au cours des âges suivants, tous les romans où sont affirmés la fatalité et le droit de la passion, tous les romans de mésalliances sociales ou morales, tous ceux où l’amour triomphe, souvent contre la raison, des préjugés ou des convenances de classes, et ceux où le vice parle le langage de la vertu, et ceux où abondent les courtisanes touchantes, et ceux où les personnages se font une morale particulière, supérieure à la morale commune, prennent le sentiment pour la conscience et commettent des actions douteuses avec des discours et des gestes avantageux, tous ces romans où règne ce que j’appellerai « l’illusion sur la moralité des actes », les Indiana, les Lélia, les Jacques et leurs innombrables petits… on peut dire que, directement ou non, — et sans que peut-être ce soit « la faute à Rousseau », — ils découlent de la Nouvelle Héloïse, mère gigogne des sophismes romantiques et des rêves orgueilleux.

Mais, pour ne point finir sur ces mots trop maussades, pour vous faire sentir au bout d’un siècle et demi quel accent nouveau apportait la Julie, je veux vous lire un de ces morceaux que j’appelais « lyriques », une page qui semble un thème tout prêt pour les vers de quelque poète de 1830, — qui d’ailleurs n’auraient pas valu cette prose. (C’est, dans la sixième partie, une lettre de Saint-Preux à madame de Wolmar, dans un moment où il est amoureux à la fois de Julie et de Claire) :

Femmes ! femmes ! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l’amour sont également nuisibles, et qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément ! Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés ! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à son charme trompeur ! C’est lui qui produit les tempêtes qui tourmentent le genre humain. Ô Julie ! ô Claire ! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi ! J’ai vécu, dans l’orage, et c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur ! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste océan. L’un n’a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de long cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit ne pas sortir de la place, et l’on arrive au bout du monde.

Septième conférence.
« Émile »

Nous avons vu que, en 1758 probablement, Rousseau, ayant terminé la Nouvelle Héloïse, se mit à écrire Émile ou de l’Éducation.

Qu’il l’ait écrit, on peut penser que cela était à peu près inévitable.

On s’occupait de plus en plus, depuis une soixantaine d’années, des choses de l’éducation. Pour ne citer que les principaux livres écrits sur ce sujet, il y avait eu l’Éducation des filles de Fénelon ; Télémaque (1699) ; le Traité des Études du bon Rollin ; les Pensées sur l’éducation, de Locke (traduction française, 1728) ; les Avis d’une mère à son fils et les Avis d’une mère à sa fille de madame de Lambert (1734). Les mères philosophes, comme madame d’Épinay et madame de Chenonceaux, consultaient continuellement Jean-Jacques sur ces questions.

Dans les Mémoires de madame d’Épinay, il y a un chapitre amusant où cette dame visite, avec Duclos, le précepteur de son fils, le doux et paresseux M. Linant, et où l’on voit, par les propos de Duclos, que les plus raisonnables « hardiesses » de l’Émile étaient, comme on dit, « dans l’air ».

— Monsieur, dit Duclos au précepteur, peu de latin, très peu de latin ; point de grec, surtout… De quoi cela l’avancerait-il, votre grec ?… Il ne s’agit pas ici d’en faire un Anglais, un Romain, un Égyptien, un Grec, un Spartiate, … mais un homme à peu près bon à tout. — Mais, monsieur, objecte le pauvre Linant, ce n’est pas là une éducation ordinaire… Il faut réformer et refondre, pour ainsi dire, un caractère… — Qui diable vous parle de cela ? reprend Duclos… Gardez-vous-en bien, il ne faut pas vouloir changer le caractère d’un enfant ; sans compter qu’on n’y réussit jamais, le plus grand succès qu’on puisse s’en promettre, c’est d’en faire un hypocrite… Non, monsieur, non ; il faut tirer tout le parti possible du caractère que la nature lui a donné ; voilà tout ce qu’on vous demande, etc.

Une autre fois, dans le temps que Rousseau habite l’Ermitage, madame d’Épinay a avec lui un entretien où nous voyons déjà poindre l’idée de l’Émile (Mémoires de madame d’Épinay, tome III, lettre à Grimm.)

Joignez à cela, dans la Nouvelle Héloïse (Partie V, lettre 3), à propos des enfants de Julie, une quarantaine de pages, qui sont presque une première version du premier volume de l’Émile mise dans la bouche de monsieur et de madame de Wolmar, — version moins systématique et plus vraie. On y trouve déjà, toutefois, des axiomes tels que ceux-ci :

Tous les caractères sont bons et sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n’y a point, dit-il, d’erreur dans la nature ; tous les vices qu’on impute au naturel sont l’effet des mauvaises formes qu’il a reçues. Il n’y a point de scélérat dont les penchants mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus, etc.

Rousseau lui-même avait été précepteur (chez M. de Mably, à Lyon, pendant une année environ). Il aimait enseigner. Depuis que la gloire lui était venue, il était, aux yeux de tous les agités, le professeur public de vertu, le réformateur de la société. Or la société peut être réformée surtout par l’éducation. Rousseau devait donc faire son traité de l’éducation ; il n’y pouvait guère échapper. Et il devait nécessairement concevoir l’éducation comme l’art de respecter chez l’enfant la nature, de la laisser se développer à l’aise, en se contentant de la défendre contre la pernicieuse influence des conventions sociales. Il y était obligé par ses premiers livres.

Et il y était obligé aussi par sa propre expérience. Lui-même s’était développé tout seul, non pas, il est vrai, tout à fait en dehors de la société, mais un peu en marge et, dans tous les cas, en dehors de la famille et en dehors du collège. Il n’avait reçu l’enseignement ni des parents, ni des maîtres, sauf pendant les deux années passées chez le pasteur Lambercier, et d’ailleurs en jeux et en promenades beaucoup plus qu’en leçons. Depuis l’âge de dix ans, il n’avait lu que ce qui lui plaisait. Il n’avait reçu de leçons que des choses. Ses propres sottises l’avaient formé, lui avaient appris la morale et la vie. Et de cette éducation sans famille, ni collège, ni précepteur, était sortie cette merveille de sagesse, de vertu, de sensibilité : lui, Jean-Jacques. C’est donc cette éducation-là qu’il donnera à son disciple imaginaire ; mais, ces leçons des choses que Rousseau enfant et adolescent a reçues du hasard, c’est lui-même qui les ménagera méthodiquement à son élève. On verra, pour ainsi dire, Jean-Jacques à cinquante ans précepteur de Jean-Jacques à dix ans, à quinze ans, à vingt ans ; et ce sera très beau ; et tout portera ; et Jean-Jacques aura l’infini plaisir, là encore, d’être toujours en scène, et à tous les âges, et de ne jamais sortir de lui-même.

Entrons maintenant dans l’analyse de l’Émile.

(Je ne dois pas omettre que vers la trentième page du livre I, Jean-Jacques a le courage de faire allusion à ses propres enfants.)

Celui, dit-il, qui ne peut remplir les devoirs de père, n’a point le droit de le devenir. (Il avait écrit le contraire, en 1751, dans sa lettre à madame de Francueil.) Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteur, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé.

Et là-dessus on peut également dire, selon qu’on lui est ennemi ou indulgent, que c’est grande impudence à lui d’écrire un traité de l’éducation après avoir abandonné ses cinq enfants, — ou qu’il l’écrit dans une pensée d’expiation.

Commençons. — L’objet de l’éducation est de former non un citoyen, ni l’homme de telle ou telle profession, — mais un homme. (Je ne sais pas s’il ne serait pas plus simple et plus sûr de former d’abord l’homme d’un pays, d’une religion, d’une profession, et si « l’homme » tout court ne viendrait pas par surcroît : mais passons.)

Dans l’ordre naturel, dit Rousseau, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… Vivre est le métier que je veux apprendre à mon élève. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne… Celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé, d’où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices.

Mais cet objet de l’éducation, comment le réaliser ?

Dans l’article : Économie politique écrit pour l’Encyclopédie (en 1745, je crois), Rousseau pensait que l’objet de l’éducation est de former des citoyens, et il réclamait l’éducation en commun, et l’éducation par l’État. Mais il paraît qu’il a réfléchi. Dans une société corrompue, l’éducation publique ne peut être que corruptrice. Rousseau décrira donc l’éducation d’un seul enfant par un seul maître. Chose assez vaine, et d’où il n’y aura pas grandes conclusions à tirer, — l’auteur, d’une part, imaginant un cas exceptionnel, et l’éducation, d’autre part, devant évidemment être applicable à des ensembles d’individus nombreux, réels et divers. — Ici, encore, passons, et voyons l’éducation idéale selon Rousseau.

Il y faut d’abord certaines conditions : 1º pour l’élève ; 2º pour le maître.

L’élève que Rousseau choisit, Émile, est né sous un climat tempéré. Il est vigoureux et sain ; riche (« parce que nous serons sûrs au moins d’avoir fait un homme de plus, au lieu qu’un pauvre peut toujours devenir homme de lui-même ») ; noble (parce qu’Émile n’aura pas le préjugé de la naissance et que ce sera toujours « une victime arrachée à ce préjugé ») ; orphelin (Émile a encore son père et sa mère ; mais il est orphelin en ce sens que ses parents remettent tous leurs droits aux mains de son précepteur).

Sa mère doit le nourrir elle-même. Si sa santé ne le lui permet absolument pas, Rousseau donne ses conseils sur le choix de la nourrice, sur son alimentation, etc. Pas d’emmaillotement ; beaucoup d’eau froide. L’enfant doit habiter la campagne : « Les hommes ne sont pas faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver… Les villes sont les gouffres de l’espèce humaine. »

« Pour qu’un enfant pût être bien élevé, a dit Jean-Jacques dans le passage des Mémoires de madame d’Épinay que je rappelais tout à l’heure, il faudrait commencer par refondre la société. » Or, on ne le peut pas. Donc, pour empêcher que la société ne corrompe en lui la nature, il n’y a qu’un moyen : c’est de l’isoler de la société, — et même de ses parents, nécessairement imbus de préjugés sociaux, — et de le confier totalement à un précepteur, avec qui il devra passer sa vie.

Ceci nous amène aux conditions requises pour le précepteur ou « gouverneur ».

Un gouverneur ! s’écrie Rousseau. Oh ! quelle âme sublime !… En vérité, pour faire un homme, il faut être père ou plus qu’homme soi-même.

Le gouverneur doit être jeune, pour devenir, à l’occasion « le compagnon de son élève ». Il ne sera pas appointé. Ce sera un ami des parents, célibataire et de loisir, qui, par goût, se chargera de l’éducation de l’enfant, et consacrera à cette tâche la meilleure partie de son existence.

Pour moi, je lis ces choses-là avec un peu d’inquiétude. On ne peut pas dire ici : « C’est sans doute un système idéal d’éducation, mais duquel on peut rapprocher, dans une certaine mesure, l’éducation de tous les enfants. » On ne peut pas le dire, puisque ce système implique, — essentiellement et pour commencer, — l’isolement et la richesse. — C’est donc un rêve pur. Mais quel rêve ? Celui d’une éducation plus qu’aristocratique. De telles conditions y sont requises qu’il n’y aurait, dans tout le royaume de France, que quelques centaines d’enfants qui pussent recevoir une éducation de cette sorte. Applicable seulement à une si petite minorité, cette éducation, si elle réussit, donnera une espèce de « surhommes », — de surhommes sensibles et pleurards selon la conception de Rousseau, mais guéris du mensonge social et fidèles à la nature, — et dont le petit groupe, produisant d’autres surhommes, arrivera peut-être lentement à réformer la société elle-même. — Est-ce là la pensée de Rousseau ? Je ne sais pas. Lui non plus. Même, on s’aperçoit dans la suite que ces conditions posées avec tant de rigueur et de solennité (isolement complet, gouverneur volontaire et perpétuel), ne sont pas indispensables aux parties les plus sensées de son plan. Mais quoi ! Il rêve, et cela l’amuse.

Donc, l’enfant ainsi isolé, il s’agit de laisser la nature agir sur lui, et seulement d’en protéger le développement contre les influences funestes.

Mais la nature, qu’est cela ? — Nous l’avons souvent demandé à Rousseau. Cette fois enfin il nous répond ; et c’est, je crois, la seule fois dans toute son œuvre.

Mais peut-être, dit-il lui-même, ce mot de nature a-t-il un sens trop vague ; il faut tâcher de le fixer… Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance, nous sommes affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d’abord selon qu’elles nous sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, et enfin selon le jugement que nous en portons sur l’idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne. Ces dispositions s’étendent et s’affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles et plus éclairés ; mais, contraintes par nos habitudes, elles s’altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération, elles sont ce que j’appelle en nous la nature.

 

Je ne vous donne pas cela pour une merveille de clarté et de précision, mais enfin on en peut extraire ceci : « La nature, c’est la disposition à rechercher ce qui nous est agréable, ce qui nous convient, et, ce que nous croyons être le bonheur ou la perfection, et à fuir le contraire de tout cela. »

Mais alors, pourquoi, après avoir dit (première ligne de l’Émile) : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses », Rousseau ajoute-t-il : « Tout dégénère entre les mains de l’homme », entendez : de l’homme vivant en société ? Il est pourtant bien clair que l’homme est naturellement social ; que la vie en société s’explique elle-même (pour reprendre la définition de Jean-Jacques) par une « disposition à rechercher le bonheur » et qu’elle est donc, elle aussi, naturelle.

C’est (dit Rousseau, et il est revenu vingt fois sur cette distinction), c’est que le désir de se conserver et d’être heureux, bref l’égoïsme naturel à l’homme est forcément inoffensif quand l’homme vit isolé, dans l’état sauvage. Mais cet innocent égoïsme devient malfaisant lorsque les hommes vivent ensemble : car alors l’égoïsme de chacun se heurte à celui des autres et se transforme en amour-propre, vanité, orgueil, cupidité, haine, envie, etc. Et c’est ainsi que la nature est corrompue par la société.

— Mais, reprendrons-nous, il n’en est pas moins vrai que la société est dans la nature ; que la société est la nature encore. Lorsque les théologiens parlent des suites du péché originel ; lorsque les moralistes parlent des instincts égoïstes et de l’animalité qui est en nous ; et lorsque les uns déclarent la nature mauvaise, et lorsque les autres la jugent fort mêlée, il est bien évident qu’ils ne parlent pas de l’homme préhistorique, vivant (si toutefois il y a jamais vécu) dans un état d’isolement dont nous ne savons rien, mais, de l’homme vivant avec ses semblables, car c’est là seulement que nous pouvons observer la « nature ». Et, là, nous ne pouvons vraiment pas dire que la nature est bonne : mais nous sommes bien obligés de reconnaître qu’elle est plus ou moins bonne ou mauvaise selon les individus, — et que, justement, l’objet de l’éducation est et a toujours été de la combattre sur certains points, de la réformer, de l’épurer.

Mais Rousseau dirait sans doute : Cela m’est égal. J’appelle naturel ce qui est bon, ce qui me ressemble. Je dis que ce qui n’est pas bon n’est pas naturel. La nature est bonne ; la société n’est pas naturelle puisqu’elle n’est pas bonne ; j’éléverai Émile selon la nature. — A quoi l’on n’a plus rien à répondre, puisque tout cela n’est plus que jeu et abus de mots, et que Rousseau appelle les choses comme il lui plaît.

Reprenons l’histoire de l’éducation d’Émile ; nous aurons peut-être quelques surprises.

Pour que l’enfant se développe « selon la nature », c’est bien simple, il ne faut rien lui apprendre, Rousseau appelle cela l’« éducation négative ».

Il faut, d’une part, le laisser libre autant que possible, le laisser jouir du bonheur propre à son âge. Mais il faut aussi, d’autre part, le soumettre directement à la leçon des choses, en sorte qu’il apprenne lui-même, à ses dépens, ce qu’il doit rechercher ou éviter. Les choses sont souvent hostiles. Il est excellent qu’il en pâtisse, qu’il s’habitue tout seul à resserrer sa vie, à distinguer ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas, à accepter la nécessité. Ainsi, à l’enfant élevé selon la nature, la première leçon muette est une leçon de résignation.

Ô homme, dit Rousseau, resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras pas misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir ; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n’épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t’a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant qu’il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir ne s’étendent qu’aussi loin que tes forces naturelles, et pas au-delà ; tout le reste n’est qu’esclavage, illusion, prestige…

Et il démontre, fort éloquemment, que les puissants et les souverains eux-mêmes subissent cette condition sans qu’ils s’en doutent. Et pour conclure :

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin pour la faire de mettre les bras d’un autre au bout des siens… L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut… Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance.

Par suite :

Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses… Ne lui commandez jamais rien… Qu’il sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort… Aucune leçon verbale. Aucun châtiment, puisqu’il ne comprendrait pas, n’ayant pas encore de sens moral. « Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme un châtiment, mais il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. »

Le précepteur ne doit intervenir que de deux manières :

1º Pour protéger l’enfant contre lui-même quand il pourrait se blesser, se faire mal. Alors, que le maître dise simplement « non », sans autre explication.

2º Pour faire gagner du temps à l’enfant (qui a toute la vie à apprendre tout seul, ce qui pourrait être long), le précepteur doit le placer ingénieusement dans des circonstances telles, que la nécessité l’instruise ; et peut même préparer, aménager ces circonstances.

Rousseau en donne plusieurs exemples. Il machine, avec la complicité du jardinier, tout un petit drame pour apprendre à Émile que le travail est le fondement de la propriété. — Émile reçoit de temps en temps des billets d’invitation pour un goûter, une partie sur l’eau, etc. Il cherche quelqu’un qui les lui lise ; on se dérobe ; alors l’enfant se décide à apprendre à lire. — Ou bien, Émile ayant le caprice de déranger son maître à toute heure pour qu’il le conduise à la promenade, on laisse un jour l’enfant sortir seul : mais, à peine a-t-il fait quelques pas dans la rue du village, qu’il entend à gauche et à droite des propos désobligeants : « Voisin, le joli monsieur ! Où va-t-il ainsi tout seul ? il va se perdre. — Voisin, ne voyez-vous pas que c’est un petit libertin qu’on a chassé de la maison de son père, etc. » C’est le gouverneur lui-même qui a préparé cette comédie… (Que d’artifices, Seigneur ! où il ne fallait qu’une taloche !)

En dehors des interventions de ce genre, le précepteur laissera agir la nature. — Pas de langues, pas de géographie, pas d’histoire. Pas de livres, pas de lectures jusqu’à dix ans. Émile n’apprendra rien par cœur, pas même les fables de La Fontaine, parce qu’il n’est pas capable de les entendre. Mais on dirigera soigneusement, toujours sans en avoir l’air, l’éducation de ses sens. D’excellentes pages là-dessus. On l’amènera (car il ne s’agit pas de l’y contraindre) à vivre beaucoup en plein air, à exercer beaucoup son corps. Comme nourriture, des légumes, des fruits, le régime végétarien.

En somme, ne vous y trompez pas, cette éducation, où on laisse tant de liberté à l’enfant, est des plus rudes. Il est très fâcheux pour Émile qu’il y ait eu jadis une ville-couvent du nom de Sparte. — Les leçons de sagesse que donnent les choses sont parfois brutales. On n’oblige point Émile à travailler : mais, s’il casse exprès une vitre de sa chambre, on ne la remet pas ; et tant pis pour lui s’il attrape un gros rhume ! La tendresse paraît singulièrement absente de cette pédagogie. On y voudrait un petit reste de faiblesse maternelle. Et l’on se ressouvient que Rousseau ne connut ni sa mère, ni ses enfants.

Cet homme est plein d’imprévu ! Bien qu’il n’ait nulle part formulé expressément cette sottise : « le droit au bonheur », il est certain pourtant que, dans tous ses livres, son objet est le bonheur des hommes. Ici, son objet est le bonheur d’Émile. Et voilà que, chemin faisant, ce bonheur devient simplement la moindre souffrance. L’art d’être heureux est l’art de supporter, l’art de resserrer sa vie. C’est la patience, la résignation, même la passivité ; une sorte de stoïcisme ou plus exactement de fakirisme que Rousseau a toujours porté en lui : admirable philosophie de malade, de solitaire replié sur soi ; mais, en tout cas, philosophie d’homme fait, et bien triste et bien désenchantée pour un jeune enfant.

Rousseau mène ainsi son élève jusqu’à douze ans. Arrivé là, il contemple son œuvre avec admiration. Émile est bien portant, vigoureux, franc, loyal. Il a du bon sens, de la fierté, de la volonté. Rousseau le voit ainsi parce qu’il le veut, et parce qu’il lui a plu que la « nature » fût « bonne » chez Émile. Autrement ce beau système d’éducation eût pu tout aussi bien donner un polisson ou un crétin.

Car enfin, ce qui réussit si bien pour Émile réussit fort mal pour Victor et Victorine, dans Bouvard et Pécuchet. Et pourtant les deux bonshommes de Flaubert possèdent leur Rousseau. Même ils en font des résumés :

Pour qu’une punition soit bonne, il faut qu’elle soit la conséquence naturelle de la faute. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra pas : qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cédez-lui : une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail : l’ennui de soi-même l’y ramènera.

Mais Victor ne souffre point du froid ; son tempérament peut endurer les excès, et la fainéantise lui convient admirablement.

Alors ?…

Au livre III, de douze à quinze ans, se fait l’éducation de l’intelligence et de la réflexion, — toujours par les choses mêmes, par l’expérience directe, sans livres, — avec le moindre effort possible pour l’élève.

On lui apprend notamment l’astronomie, la géographie, la physique, la chimie : ou plutôt on s’arrange de façon que les circonstances et le besoin les lui apprennent. On feint de s’égarer dans une promenade, pour qu’il essaye de s’orienter ; et ainsi on lui glisse l’astronomie en douceur. — Il y a toute une histoire compliquée et vraiment grotesque, où le gouverneur s’entend secrètement avec un joueur de gobelets pour apprendre la physique à Émile tout en corrigeant sa vanité. Ainsi, par grand respect de la nature, on lui enseigne les choses sans les lui enseigner tout en les lui enseignant par de subtils détours.

On met aux mains d’Émile Robinson Crusoë, et on lui fait réaliser ce roman autant qu’il se peut. On lui persuade (fort bon, cela) d’apprendre un métier manuel, — un métier honnête, bien entendu, — « non celui de brodeur, par conséquent, ou de doreur, ou de tailleur, ou de musicien, ou de comédien, ou de faiseur de livres », — mais celui de menuisier.

Nous voilà au Livre IV, où Émile fait l’éducation de sa sensibilité, et où son précepteur le forme aux sentiments sympathiques et sociaux.

Émile a quinze ans ; âge dangereux. (Rousseau, insiste beaucoup sur cette période délicate de la vie d’Émile. Peut-être y a-t-il là un ressouvenir de sa propre adolescence.) Émile est encore ignorant. Il faut prolonger cette ignorance. Mais si c’est impossible ?… Rousseau hésite… Puis il se reprend, et se fait fort de maintenir l’innocence d’Émile jusqu’à vingt ans.

Par quels moyens ? Rousseau songe un moment à montrer à Émile un hôpital d’« avariés »… Mais le mieux, pour garder Émile pur (et ce souci est beau, et il n’y a pas de quoi sourire), c’est encore d’éluder sa sensualité par sa sensibilité, et de faire dériver celle-ci vers les sentiments affectueux : reconnaissance, amitié, pitié, amour du peuple, amour de l’humanité. Ici se placent des propos éloquents et généreux :

C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n’est pas peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter… Fût-il plus malheureux que le pauvre même, le riche n’est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s’appesantit sur lui. Il n’y a point d’habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l’épuisement, de la faim ; le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l’exempter des maux de son état… Respectez votre espèce ; songez qu’elle est composée essentiellement de la collection des peuples ; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n’y paraîtrait guère, et que les choses n’en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent ; faites en sorte qu’il ne se place dans aucune classe, mais qu’il se retrouve dans toutes ; parlez-lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l’homme.

Cependant, le moment est venu de faire connaître les hommes à Émile : d’abord par l’histoire, et surtout par Plutarque.

Et le moment est venu aussi de lui faire connaître Dieu. C’est ici que son gouverneur lui rapporte la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

Ici, le gouverneur enseigne enfin, il n’y a pas à dire… Jamais Émile, livré à la seule nature, n’aurait trouvé de lui-même une si belle démonstration d’un Dieu personnel, de l’immortalité de l’âme et de la vie future. Alors, pourquoi ne lui avoir pas enseigné cela plutôt ? cela, et quelques autres choses bonnes à connaître ? Que de temps de gagné !

Rousseau répond :

A quinze ans, Émile ne savait point s’il avait une âme, et peut-être à dix-huit ans n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne. En tout cas, si on lui avait dit ces choses-là plus tôt, il ne les aurait pas comprises.

Qui sait ? Il en aurait compris ce qu’il aurait pu. Le même Rousseau écrit au livre II des Confessions :

Quand j’ai dit qu’il ne fallait point parler aux enfants de religion si l’on voulait qu’un jour ils en eussent, et qu’ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j’ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience ; je savais qu’elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.

Oui, nous savons que Jean-Jacques était un enfant de génie. Mais Émile, ce cher Émile, est-il donc un petit idiot ?

Mais laissons la Profession de foi du Vicaire Savoyard, que je traiterai à part, et continuons de suivre Émile dans son développement.

Émile est de plus en plus tourmenté par la crise de la dix-huitième année. Comment « étendre chez lui, jusqu’à vingt ans, l’ignorance des désirs et la pureté des sens » ?

« Couchez dans sa chambre ; qu’il ne se mette au lit qu’accablé de sommeil, et qu’il en sorte à l’instant qu’il s’éveille. » Puis, il faut l’emmener hors des villes, l’exercer à des travaux pénibles, l’envoyer à la chasse, et lui parler éloquemment.

« Lui parler éloquemment ? » Cela rappelle Bouvard et Pécuchet s’évertuant à moraliser Victor : « Fénelon recommande de temps à autre une « conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule… Bouvard et Pécuchet firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor… » Etc. — Peut-être bien qu’en ces matières et dans la plupart des cas rien ne vaut ni ne remplace le commandement catégorique d’une foi religieuse. Mais c’est ce que la « nature » ne fournit pas : au contraire.

Reprenons. Si Émile continue d’être tourmenté, il n’y a plus qu’une ressource : son gouverneur partira avec lui, à la recherche d’une compagne, et fera durer la recherche.

De même qu’on avait combiné d’avance de petits drames pour apprendre à Émile enfant ce que c’est que la propriété, ou pour lui ôter l’envie de sortir sans son gouverneur, ou pour lui enseigner à la fois la physique et la modestie, — ainsi le mariage de l’heureux jeune homme sera l’effet d’une machination longuement préparée par son maître.

Voici. Le gouverneur connaît depuis longtemps la jeune fille qui convient à son élève et qu’il lui destine ; il connaît ses parents, il sait où elle demeure. Mais il la décrit d’abord à Émile comme un objet imaginaire, dont la pensée combattra l’impression des objets réels. Il dit négligemment : « Pour lui donner un nom, mettons qu’elle s’appelle Sophie ». Et il part avec son élève à la recherche de la jeune personne qui ressemblera le mieux à cette Sophie de ses rêves.

Émile et son précepteur vont donc à Paris. Émile voit le monde, la société. Élevé comme il l’a été, la société et le monde n’ont plus de danger pour lui. Il les voit comme ils sont, méprisables et ridicules. Il est de plus en plus sensible à la vie simple et rurale. Et nous rencontrons ici le « couplet » de la « maison blanche avec des contrevents verts » et l’apostrophe à Paris :

Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris. Nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi !

Et, n’ayant pas trouvé à Paris même la plus faible représentation de la Sophie idéale, ils s’en vont la chercher à la campagne.

Et maintenant, en attendant qu’Émile la rejoigne, transportons-nous auprès de la vraie Sophie, chez ses bons parents, dans sa jolie maison rustique.

Rousseau nous dit quelle a été l’éducation de cette jeune personne et quelle doit être l’éducation des filles. C’est l’éducation la plus strictement traditionnelle, la plus différente qu’il se puisse de l’éducation d’Émile.

La « nature » nous signifie assez qu’elle n’est pas « féministe ». Rousseau ne l’est pas non plus ; il ne l’est pas du tout, pas même un peu. — Et l’on peut s’étonner que sa turlutaine d’égalité ne lui ait pas soufflé l’idée d’égaliser les deux sexes. Il semblait que pas une chimère ne dût manquer à sa collection. Il a pourtant « raté » celle-là. Rousseau n’est pas féministe. Il est même anti-féministe. C’est sans doute parce qu’il a beaucoup aimé les femmes. Il pense ou sent, sur ce point, comme Michelet, comme Sainte-Beuve, comme tous ceux qui, très touchés du féminin, auraient voulu, non pas atténuer, mais au contraire entretenir et même accentuer les différences entre les deux sexes.

Rousseau pousse si loin ce sentiment (déjà exprimé dans la Lettre sur les spectacles et ailleurs) qu’il ne retient pour les filles absolument aucun des procédés qu’il applique à l’éducation des garçons ; comme si les deux sexes n’avaient intellectuellement rien de commun, et comme si rien de ce qui convient à l’un ne pouvait convenir à l’autre.

Tandis que le gouverneur d’Émile lui accordait toute la liberté possible et voulait qu’il ne fût jamais puni que par les choses, et tandis qu’il excitait son élève à penser par lui-même et à se mettre au-dessus du jugement des hommes, — deux Muses sévères, la Contrainte, et le Respect de l’Opinion, président à l’éducation des filles :

Les filles doivent être gênées de bonne heure… La dépendance est un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir… (On peut les punir, elles.) — … Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu’elles ne cessent jamais d’être assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et qu’il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. — Il n’importe pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu’elle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde… L’apparence même est au nombre des devoirs des femmes… La femme, en faisant bien, ne fait que la moitié de sa tâche, et ce qu’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet… Toute l’éducation des femmes est relative aux hommes.

Pour le surplus, la femme doit plaire. Elle doit soigner sa toilette, pratiquer les arts d’agrément… — Pour la religion : — « Toute fille doit avoir la religion de sa mère, toute femme celle de son mari. » — « Puisque l’autorité doit régler la religion des femmes, il ne s’agit pas tant de leur expliquer les raisons qu’on a de croire, que de leur exposer nettement ce qu’on croit. » — Pour la culture de leur esprit : — Pas de livres abstraits, pas de sciences… « Leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique… Toutes leurs réflexions, en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet. » etc.

Rousseau, dans ce livre V, parle souvent comme un Chrysale supérieur. C’est là encore un réveil de son âme traditionnelle et ancestrale, comme dans la troisième partie de la Julie. Mais je crois aussi qu’il le fait un peu exprès pour ennuyer ses belles amies. Oh ! que ses belles amies l’agacent par ressouvenir ! Oh ! qu’il en a assez de ces femmes émancipées, de ces femmes philosophes et athées et qui croient avoir l’esprit libre ! Il raille, dans une page fort belle, ce type prétendu distingué et respectable de la femme qui manque à la pudeur et au devoir féminin, mais qui a, dit-on, les vertus d’un honnête homme. Il ne croit pas à ces vertus : « Le grand frein de leur sexe ôté, dit Rousseau, que reste-t-il qui les retienne ? et de quel honneur peuvent-elles faire cas, après avoir renoncé à celui qui leur est propre ? » Et tant pis pour madame d’Épinay, et pour madame d’Houdetot, et même pour madame de Luxembourg !

Mais venons à Sophie elle-même.

Son portrait est long, mais agréable. En voici un petit extrait :

… Sophie n’est pas belle, mais auprès d’elles les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d’elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect ; mais plus on la voit, et plus elle s’embellit ; elle gagne où d’autres perdent ; et ce qu’elle gagne elle ne le perd plus… Sans éblouir elle intéresse, elle charme, et l’on ne saurait dire pourquoi… Sophie aime la parure et s’y connaît… mais elle hait les riches habillements… Sophie a des talents naturels… Sophie est extrêmement propre. Cependant cette propreté ne dégénère pas en vaine affectation ni en mollesse… Jamais il n’entra dans son appartement que de l’eau simple ; elle ne connaît d’autres parfums que celui des fleurs ; et jamais son mari n’en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l’attention qu’elle donne à l’extérieur ne lui fait pas oublier qu’elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles ; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille l’âme ; Sophie est bien plus que propre : elle est pure.

Délicieux en somme, avec ses lenteurs, tout ce portrait physique et moral de Sophie. Je le résume ainsi : un ensemble de qualités moyennes d’où se dégage un charme supérieur… Je ne vois Sophie qu’avec des jupes rayées de rose, et beaucoup, beaucoup de linge frais, et des yeux facilement humides.

Sa mère était pauvre, mais « de condition ». Son père était riche ; il est à demi ruiné : mais il possède encore la jolie maison aux contrevents verts, un beau jardin, des prés, des champs. Tous deux sont bons et respectables. Sophie est élevée selon les principes exposés ci-dessus. On la gronde et on la punit parfaitement, puisqu’elle n’est qu’une fille. Son père lui tient les discours les plus tendres et les plus sensés du monde. Il y a là tout un tableau d’intérieur charmant et cordial, un joli coin de roman bourgeois, — et qui était neuf alors.

Quelques indélicatesses de touche viennent le gâter un peu. Sophie languit. Elle est malade d’être fille. L’auteur nous parle trop des « sens » et des « désirs » de Sophie, et même de son « tempérament combustible ». Et nous savons bien que les jeunes filles peuvent avoir des sens et des désirs, mais nous aimons à les supposer comme engourdis, et il ne nous est pas très agréable qu’on nous en parle sans détour.

On s’inquiète, on interroge Sophie, et elle laisse échapper son secret. On lui a donné à lire le roman de Fénelon, et elle aime Télémaque ! Et c’est cela qui la consume.

Or voici que Télémaque et Mentor, c’est-à-dire Émile et son gouverneur, surpris et mouillés par un orage, viennent demander l’hospitalité aux parents de Sophie. Tout cela a été combiné entre le gouverneur et le père. Les voyageurs séchés, on se met à table. On cause ; le père de Sophie est amené à raconter ses malheurs, et les consolations qu’il a trouvées dans son épouse :

Émile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari qu’il a saisie, et de l’autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l’arrosant de ses pleurs…

(Tableau à la Diderot et à la Greuze. Vous connaissez, et nous avons défini, à propos de la Nouvelle Héloïse, ce genre de sensibilité.)

… Sophie, le voyant pleurer, est prête de mêler ses larmes aux siennes… La mère voit sa contrainte, et l’en délivre en l’envoyant faire une commission.

Ici, écoutez bien, nous approchons d’un coup de théâtre :

Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : — Sophie, remettez-vous… A ce nom de Sophie (vous vous rappelez que c’est ainsi qu’il nommait sa chimère), à ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile. Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui le porte, etc.

Vous pensez peut-être qu’arrivé là, le gouverneur du jeune homme va le laisser enfin tranquille. Oh ! que non pas ! Le gouverneur juge à propos, vu la « combustibilité » de leur tempérament, qu’Émile s’installe à deux lieues de Sophie, et qu’ils ne se voient que deux ou trois fois par semaine. Puis, un jour, il tient à Émile un discours, fort beau en vérité, admirable même et du plus pur stoïcisme, où il l’exhorte à quitter Sophie pendant deux ans, afin d’assurer par une épreuve leur futur bonheur. Et il persuade Émile, et Émile persuade Sophie, parmi des « torrents de pleurs ».

Émile voyage donc « pour étudier les gouvernements et les mœurs ». Il rapporte de ses voyages un résumé du Contrat social — et cette pensée, entre autres, qui est peut-être vraie, mais qui semble peu démontrable : « La France serait bien plus puissante, si Paris était anéanti ».

Et l’on marie enfin Émile et Sophie. Et vous croyez que, cette fois, le rôle du précepteur est terminé, et que c’est aux jeunes gens de « gouverner » eux-mêmes leur bonheur conjugal ? Non ; et l’œil de l’inlassable précepteur est encore dans leur alcôve. L’impudeur naturelle de Jean-Jacques abonde d’autant plus en conseils aux jeunes mariés, qu’il n’a pas été marié, lui ; que son initiation par madame de Warens fut passive et cynique, et qu’il n’a pas eu à initier Thérèse, et que, de par sa vie privée, il ne paraît guère mieux qualifié pour l’éducation des époux que pour l’éducation des enfants. Mais passons ! Ou plutôt disons que, là encore, il rêve sa vie, qu’il se donne le spectacle de ce qu’il n’a pu faire, et qu’il s’étend peut-être sur les jeunes amours d’Émile et de Sophie par un sentiment amer de regret et de revanche.

Donc, il les prend à part pour leur recommander d’être toujours amants, même dans le mariage. « Obtiens tout de l’amour, dit-il à Émile, sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces. » Et il précise, et il insiste ; et Émile se récrie, et Sophie honteuse tient son éventail sur ses yeux. Et, quelques jours après, comprenant, à la figure d’Émile, que ses conseils ont été pris trop à la lettre par Sophie, et comprenant aussi que la délicate Sophie veut ménager son époux, il lui fait entendre que le chaste Émile a des réserves, et vingt autres indécences en style noble… De sorte que l’infortuné garçon, — que Rousseau a voulu si libre, si indépendant des hommes, jamais puni, jamais réprimandé, — a finalement son gouverneur pour belle-mère ; et quelle belle mère ! — et qu’on ne sait quand il pourra s’en dépêtrer, et qu’il sera sans doute élève toute sa vie.

(Mais, avec cela, je ne dois pas omettre que le discours du gouverneur contient d’excellents conseils pour le temps où les époux seront calmés, et que cela ressemble à certains chapitres de Michelet, et que Michelet, dans l’Amour, a emprunté beaucoup, beaucoup, au livre V de l’Émile. Michelet me paraît d’ailleurs, malgré la différence des génies, le plus fidèle continuateur de Rousseau au xixe  siècle.)

Voilà ce livre célèbre… Oh ! il renferme des idées excellentes. L’allaitement maternel, l’eau froide, le plein air, c’est très bien. Très bien aussi d’aimer l’enfance et de la vouloir gaie et heureuse. Il est bien encore de croire que faire un homme, ce n’est pas fabriquer une machine, mais développer un être vivant. Les études progressives, proportionnées au développement physique et moral de l’enfant ; l’enseignement expérimental, par la vue et le contact des choses ; le pas donné à l’éducation sur l’instruction ; la réaction contre l’éducation mondaine, et aussi contre l’éducation par les livres et surtout par les manuels (à laquelle est présentement en proie notre société de fonctionnaires), le dessein de former un homme complet et armé pour la vie… tout cela est louable et juste.

Seulement, l’allaitement maternel, l’eau froide, l’air et l’exercice, c’était déjà prescrit par Tronchin ; et, pour le reste, c’était déjà un peu partout, et c’était notamment, et plus qu’en germe, dans Rabelais, dans Montaigne et dans Locke. Et il est bien vrai que Rousseau a mis sa marque éloquente sur ces préceptes connus : mais, il reste, ici encore, que ce qui est bon lui appartient peu, et que ce qui lui appartient paraît d’une absurdité insolente.

Ce qui lui appartient, c’est l’idée antinaturelle d’une prétendue éducation selon la nature, qui exigerait la dépossession des parents et le sacrifice total de la vie du maître à un seul élève ; et c’est l’idée d’une éducation qui, si elle était réalisable, empêcherait chaque génération de profiter du labeur et de la pensée des morts.

L’utilité de l’éducation, sinon son objet même, c’est précisément de dispenser l’enfant de refaire tout le travail des pères : et voilà que Rousseau prétend l’obliger à refaire lui-même ce travail. Mais en même temps, comme il sent que ce serait un peu long, il triche. Nul enseignement ne comporte plus d’artifice que cet enseignement qui croit respecter la nature. Le gouverneur en est réduit à « truquer » les choses et la vie autour de son élève. Il ne l’instruit pas, non ; il ne le punit pas : mais en réalité il le mystifie et il l’asservit. — comme Fénelon le duc de Bourgogne. Or, si l’élève doit arriver finalement à penser comme son gouverneur, ce n’était peut-être pas la peine de prendre tant de détours. Toute cette éducation est mensonge. Le mensonge est l’âme des trois quarts de l’œuvre de Jean-Jacques.

Ou bien, si cette éducation n’est pas l’asservissement entier de l’élève au maître, elle tend à la rupture de toute tradition. Or la tradition économise le temps en transmettant des parents aux enfants des opinions toutes faites. Elle unit ainsi et fait concorder l’effort des générations successives. Enseignez aux enfants les croyances des pères. Ils s’en déferont plus tard s’ils veulent : mais, si la plupart s’y tiennent, quelle force la communauté humaine dont ils font partie ne retire-t-elle pas de cette continuité ! Que deviendrait un peuple, si chaque enfant devait être laissé libre de juger la vie et de se faire tout seul une religion et une morale ? Émile est gentil, très gentil : mais que dirait son maître si Émile, à dix-huit ans, l’envoyait promener avec son déisme et la profession de foi du vicaire savoyard ? Quel vaurien pourrait devenir Émile s’il n’était pas si bien né, ou s’il n’avait pas le plus impérieux, en réalité, des précepteurs ? — Ou anarchiste, ou séïde du maître : voilà la destinée d’un enfant élevé strictement selon Rousseau.

Rien donc n’a pu être appliqué de l’Émile, hormis ce qui était indiqué déjà dans Locke, Montaigne, Rabelais. Mais de la partie originale, de la partie propre à Rousseau, je le répète, on n’a rien pu retenir.

Rien ? je me trompe. On a retenu le pire. Il en est resté cette niaiserie : le respect de la liberté de l’enfant, la crainte d’attenter à sa conscience ; par suite, nul enseignement religieux, — et pourquoi n’ajoute-t-on pas : nul enseignement moral ? — jusqu’à ce qu’il soit capable de choisir lui-même sa religion ou sa philosophie, ou de s’abstenir volontairement de tout choix. Ce qu’on appelle aujourd’hui la neutralité et qui est en fait l’irréligion de l’école est bien en germe dans l’Émile, est certainement impliqué par le système d’éducation de Rousseau ; — et nous commençons, je crois, à en entrevoir les résultats, — résultats qu’on se garde bien d’atténuer en récitant du moins aux adolescents, — comme Rousseau fait pour Émile, — la Profession de foi du Vicaire Savoyard, devenue « cléricale ».

Émile eut un grand succès, moindre pourtant que celui de la Nouvelle Héloïse. Mais Émile, plus austère, passa pour le chef-d’œuvre de l’auteur. Les femmes n’y virent que le roman de Sophie et l’allaitement maternel ; et, à l’Opéra, les belles dames, ces années-là, se firent apporter leurs petits enfants au fond de leur loge, et leur donnèrent à téter pendant les entr’actes. — Quant aux hommes, ils virent dans Émile ce qu’ils voulurent, car il y a de tout.

Je veux du moins vous faire connaître l’interprétation d’Émile par ce bon Musset-Pathay (le père d’Alfred de Musset) qui publia en 1825 une histoire apologétique de Rousseau. C’est bien simple. Rousseau, avec le coup d’œil du génie ; prévoyant toute la Révolution française, a voulu élever Émile, jeune noble, de façon qu’il pût se tirer d’affaire, quels que fussent les événements. Et c’est pourquoi il lui a appris, notamment, le métier de menuisier. Émile serait donc un traité d’éducation pour les jeunes gentilshommes en vue de la catastrophe révolutionnaire. Évidemment Musset-Pathay pensait au duc d’Orléans (Louis-Philippe), formé autrefois par madame de Genlis selon quelques-uns des préceptes de Jean-Jacques. C’est assez curieux.

Mais l’idée essentielle, originale et absurde de l’Émile se plie si mal à la pratique, que Jean-Jacques, consulté par des mères, des abbés précepteurs, même des princes, fait ce qu’il avait déjà fait à propos du Discours sur les sciences et du Discours sur l’inégalité : il avoue sa propre outrances ou bien il l’atténue, ou même il se contredit. — A madame de T… (6 avril 1771) il conseille nettement d’éloigner et de mettre en pension un enfant indisciplinable, et ne se soucie nullement de laisser faire la nature chez ce jeune vaurien. — A l’abbé M… (28 février 1770) il écrit (et je ne sais trop s’il n’y met pas une ironie sourde de pince-sans-rire, bien que ce sentiment lui soit, en général, très étranger) :

S’il est vrai que vous ayez adopté le plan que j’ai tâché de tracer dans l’Émile, j’admire votre courage : car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu’il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires et faire un petit talon rouge que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu’un homme manqué… Vous ne pouvez ignorer quelle tâche immense vous vous donnez : vous voilà, pendant dix ans au moins, nul pour vous-même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à votre élève ; vigilance, patience, fermeté, voilà surtout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre ; oui, de tout perdre, entièrement tout : un moment d’impatience, de négligence ou d’oubli peut vous ôter le fruit de dix ans de travaux, sans qu’il vous en reste rien du tout, pas même la possibilité de le recouvrer par le travail de dix autres. Certainement, s’il y a quelque chose qui mérite le nom d’héroïque et de grand parmi les hommes, c’est le succès d’une entreprise pareille à la vôtre. Etc.

Cela est fou. De qui Rousseau se moque-t-il ? Si l’éducation d’un seul petit bonhomme veut cette abnégation totale et ce travail herculéen de dix années, l’abbé M… n’a qu’à y renoncer. Peut-on avouer plus clairement qu’Émile n’est que le roman de l’éducation ?

Enfin, dans un journal sur le séjour de Jean-Jacques à Strasbourg en 1765, on lit ceci :

Monsieur Anga lui a rendu visite et lui a dit ; — Vous voyez, monsieur, un homme qui a élevé son fils selon les principes qu’il a eu le bonheur de puiser dans votre Émile. — Tant pis, monsieur, lui répondit Jean-Jacques ; tant pis pour vous et pour votre fils.

Mais Rousseau détruit encore mieux l’Émile par un autre roman dont il n’a écrit que deux chapitres et qui est intitulé : Émile et Sophie ou les Solitaires.

Émile et Sophie sont mariés. Ils ont un fils. Vous pensez que, pétris par Jean-Jacques, ils sont pour jamais sages et heureux. Mais ils viennent à Paris. Ils voient le monde. Ils se dissipent. Un jour Sophie se refuse à son mari. Cela dure plusieurs mois. Pressée de questions, elle finit par dire : « Arrêtez, Émile, et sachez que je ne vous suis plus rien : un autre a souillé votre lit, je suis enceinte, vous ne me toucherez de ma vie. »

Quoi ! cette Sophie si charmante et si bien élevée… Oui, c’est une manie de Rousseau. Il faut que Sophie soit souillée comme Julie, afin de pouvoir remonter à la vertu comme Julie, — et comme Jean-Jacques lui-même, dont je vous ai déjà dit que la vie est une évolution morale, une purification achevée par la démence.

Émile s’enfuit désespéré. Puis il réfléchit, il se rappelle les leçons de stoïcisme de son maître ; il trouve des excuses à Sophie ; il admire même ce qu’elle a gardé de franchise et de vertu dans la faute. Il lui pardonne, mais il s’en ira, loin, avec son fils.

En attendant, il travaille, à quelques lieues de Paris, chez un menuisier, pour fatiguer son corps et épuiser sa peine. Sophie l’y retrouve, n’ose entrer dans l’atelier, mais s’écrie à mi-voix, en regardant l’enfant dont elle est accompagnée : « Non, jamais il ne voudra t’ôter ta mère ; viens, nous n’avons rien à faire ici. »

Et, en effet, Émile renonce à emmener l’enfant et part seul, à pied. Puis il s’engage comme matelot, est pris par un corsaire. Captif en Alger, il se signale par sa patience, sa douceur, son courage, et devient l’esclave du dey, qui a de la considération pour lui.

Ici s’arrête le roman, et nous nous disons : A quoi a servi l’éducation si spéciale d’Émile, puisque, venu à Paris, il s’est mis à y vivre comme tout le monde ? — Elle lui a servi, dira Rousseau, à se ressaisir, à se montrer juste et bon envers Sophie, à se conduire courageusement en Alger. — Mais un homme bien né n’aurait-il pu faire exactement les mêmes choses, quand même il eût été élevé au collège de Navarre et selon les anciennes méthodes. Alors ?…

Mais il y a de vraies beautés dans ce fragment de roman ; mais l’adultère y est pris très au sérieux dans un temps où il n’excitait d’ordinaire que des plaisanteries (au moins chez les hautes classes) ; mais Émile trompé pardonne à sa femme presque dans les termes et par les considérants d’un mari de Dumas fils ; mais, déjà, dans la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques nous avait montré une courtisane encore plus héroïque que la Dame aux camélias ; mais, plusieurs années auparavant, dans une note de la Réponse à Bordes il avait déclaré que la trahison du mari est aussi coupable que celle de la femme, et que femme et mari se doivent une fidélité égale… Car cet homme, qui a écrit à lui tout seul plus de sottises, beaucoup plus, que tous les autres grands classiques ensemble, est aussi celui qui a ouvert à la littérature et au sentiment le plus de voies nouvelles… C’est ainsi.

Huitième conférence.
Le « Contrat social ». — La « Profession de foi du Vicaire savoyard »

A mon avis, le Contrat social est, avec le premier Discours, le plus médiocre des livres de Rousseau. Il en est, sous une forme sentencieuse, le plus obscur et le plus chaotique. Et il en a été, dans la suite, le plus funeste.

C’est aussi l’ouvrage qui s’insère le moins facilement dans sa biographie, celui dont on voit le mieux qu’il aurait pu ne pas l’écrire. Le Contrat social ne s’explique pas, comme les deux Discours, comme la Julie, comme l’Émile, comme les quelques autres ouvrages qui suivront, par quelque circonstance impérieuse ou persuasive de la vie de Jean-Jacques.

Le texte définitif du Contrat social a dû être rédigé immédiatement avant ou après l’Émile. Mais le Contrat est un fragment d’un grand ouvrage antérieur : les Institutions politiques, commencées par Rousseau à Venise (1744). Le Contrat est donc le seul ouvrage de Rousseau (avec les Rêveries) qui n’ait pas été conçu et écrit sous le coup de la passion.

Je crois simplement que Rousseau à Montmorency reprit et revit, vers 1760-1761, ses vieux cahiers de Venise, parce qu’il était très touché de la gloire de Montesquieu (qu’il raille sans le nommer au livre II du Contrat). Puis, il était encore dans sa période d’adoration pour Genève. Ce qu’il édifie dans le Contrat social, c’est le gouvernement de Genève idéalisé.

Idéalisé ? Comment ? — Genève était un gouvernement démocratique, mais atténué. — En dehors des « habitants », c’est-à-dire les étrangers domiciliés dans la république, et des « natifs », ou fils d’« habitants » (deux classes qui comptaient peu) il y avait les « citoyens », fils de bourgeois et nés dans la ville, et les « bourgeois », fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés à l’étranger, ou étrangers ayant acquis le droit de bourgeoisie. Ces deux classes : les « citoyens » et les « bourgeois », formaient ensemble le corps électoral : environ quinze cents votants (on n’était électeur qu’à vingt-cinq ans). Mais, seuls, les « citoyens » pouvaient être membres du gouvernement (appelé « Petit Conseil »).

Or, lorsque Rousseau avait publié le Discours sur l’inégalité, il l’avait dédié à la République de Genève, et particulièrement aux membres du Petit Conseil. Mais ils avaient, paraît-il, reçu froidement cette dédicace ; et, tandis que tout le peuple de Genève s’échauffait pour Jean-Jacques, eux seuls avaient montré quelque réserve. Jean-Jacques, nous le savons, leur en avait gardé rancune ; et il est donc fort possible qu’en poussant à la démocratie toute pure son tableau idéalisé d’une petite république, il ait voulu ennuyer un peu ces membres privilégiés du Petit Conseil, qu’il avait inutilement traités dans sa dédicace de « magnifiques et souverains seigneurs ».

Ce n’est que par là, je crois, qu’on peut « insérer », comme je disais, le Contrat social dans la vie personnelle et intime de Jean-Jacques : Jean-Jacques veut démocratiser Genève par rancune des sentiments trop tièdes du gouvernement genevois à son égard. — Il n’est pas impossible.

D’autre part, il n’était pas nécessaire sans doute, mais il était assez naturel que Rousseau, censeur des mœurs dans ses premiers livres, précepteur d’amour dans la Julie, oracle de l’éducation dans l’Émile, sentît le besoin d’être enfin législateur, pour achever sa mission de bienfaiteur de l’humanité. Car tous ces emplois se tiennent. — Lui-même avait dit dans l’Émile (et l’on y peut voir une amorce au Contrat social) :

Comment faire pour que l’homme, dans l’état civil, reste aussi libre que possible, ne subisse pas des volontés particulières et arbitraires, ne subisse que des volontés générales ? Il faut substituer la loi à l’homme ; armer les volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action de toute volonté particulière.

Bref, c’est l’homme d’un rôle qui a écrit le Contrat social, et c’est aussi l’homme froissé par les « magnifiques seigneurs » de Genève ; et c’est le Genevois, fils d’une très petite république ; et c’est plus encore le protestant. La « souveraineté du peuple » est un dogme protestant, opposé par les pasteurs du xviie  siècle au despotisme de Louis XIV. Le ministre Jurieu avait dit en propres termes : « Le peuple est la seule autorité qui n’ait pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes. »

Et, si c’est le protestant qui a écrit le Contrat, ce n’est donc point l’apôtre de la nature ; et il paraît en effet impossible de faire rentrer ce livre dans la théorie exposée par les deux Discours. Car le gouvernement « selon la nature », le gouvernement « naturel », — de quelque façon qu’on l’entende, — ce ne peut évidemment pas être la démocratie absolue, tardif et artificiel produit des métaphysiques politiques, (et qui n’a jamais été réalisée même dans les petites républiques de l’antiquité, où il y avait les « esclaves ») : le gouvernement selon « la nature », ce serait le gouvernement le plus ressemblant à l’immémoriale et naturelle institution de la famille ; ce serait le gouvernement d’un seul, ce serait la monarchie, — et cela de l’aveu même de Rousseau qui, dans le Discours sur l’inégalité, considère comme le meilleur et le plus heureux le régime patriarcal de la tribu.

Et maintenant voici le dessein du Contrat social, dégagé de toutes les digressions qui l’obscurcissent. Je veux citer d’abord une partie des principes posés par l’auteur, et d’où le reste est déduit :

L’homme est né libre, et partout il est dans les fers (« né libre » ne me présente aucun sens ; mais passons). Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore… Qu’est-ce qui peut le rendre légitime (« le », c’est-à-dire ce changement de l’homme né libre en homme qui n’est plus libre, c’est-à-dire, au bout du compte, le gouvernement, l’institution sociale) ? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Il y a, à l’origine des sociétés, un pacte, connu ou supposé. Comment doit se formuler ce pacte ? Quelles en doivent être les clauses, — et ensuite le fonctionnement ?

… La difficulté peut s’énoncer en ces termes :

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

… Les clauses de ce contrat, bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ; car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et, la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. (Rousseau en est sûr…) De plus, chacun, se donnant à tous, ne se donne à personne ; et, comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.

(Oh ! c’est d’une excellente logique, et c’est très bien sur le papier.)

… A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix ; lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie, sa volonté…

Cet être collectif est appelé État quand il est passif, souverain quand il est actif… A l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État.

Et voici comment le système doit fonctionner, pour que les hommes soient aussi heureux et, paraît-il, aussi libres que possible.

Le peuple fait la loi en tant que souverain. — Le peuple obéit à la loi en tant que sujet. — Le peuple applique la loi en tant que prince ou magistrat, en nommant, pour l’appliquer, non pas des « représentants », mais des « commissaires ».

C’est le gouvernement direct et continu du peuple par le peuple.

Et voici ce qui est impliqué dans ce système :

1º L’égalité absolue des citoyens. — Pour que cette égalité demeure, il ne faut pas que le citoyen fasse partie d’un autre groupe que l’État, qu’il subisse une hiérarchie privée. Donc, aucune société partielle, aucune association, aucune corporation. « Autrement, on pourrait dire qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. »

Quant à l’inégalité des fortunes… Le communisme est enveloppé dans Rousseau. Il dit dans le Contrat (L. 9) :

L’État, à l’égard de ses membres, est maître de leurs biens par le contrat social… Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public.

Et il avait dit dans l’Émile (V) :

Le souverain (c’est ici le peuple) peut légitimement s’emparer des biens de tous, comme cela se fit à Sparte, au temps de Lycurgue.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, il écrivait à la fois le poème et le traité du gouvernement domestique ; et cela supposait à la fois l’inégalité assez grande des fortunes et une sévère hiérarchie, et il en résultait un groupement naturel, économique et moral, qui formait évidemment une « société partielle », interposée entre l’individu et l’État. Et ce groupement semblait à Rousseau utile et délicieux.)

2º Le système implique la souveraineté du peuple. Cette souveraineté va loin.

On convient, dit Rousseau, que tout ce que chacun aliène, pour le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté : mais il faut convenir aussi que le souverain (c’est-à-dire le peuple en tant que souverain) est juge de cette importance.

Bref, c’est le peuple qui décidera ce qu’il convient de laisser de liberté et de biens à chaque citoyen ; et cela fait frémir.

(Et pourtant, dans ce même Contrat social, Rousseau refuse au peuple la prévoyance et la clairvoyance, et l’appelle « une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon. »)

3º Troisièmement et corollairement, le système implique le droit illimité du peuple souverain, même sur la conscience. Le peuple impose sa loi, même en matière philosophique et théologique. Jean-Jacques rétrograde jusqu’à Calvin. Il rétablit l’union du temporel et du spirituel, dont la séparation avait été, selon Auguste Comte, le chef-d’œuvre du moyen âge.

Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain (au peuple souverain) de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de la religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle.

Il indique les dogmes de cette religion civile : « l’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ». Et il conclut ainsi sur ce point :

… Sans pouvoir obliger personne à croire à ces dogmes, le peuple peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas (formule terriblement ambiguë et inquisitoriale), qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

Quand on se rappelle que les « dogmes » en question, outre l’existence de Dieu et la vie future, comprennent la sainteté du contrat social et des lois, on croit entendre ici les considérants des arrêts qui, trente ans plus tard, enverront tant de gens, — parmi lesquels Malesherbes, André Chénier et Lavoisier, — à la guillotine pour cause d’incivisme ; ce qui donne bien de la saveur à la phrase où Rousseau, tout de suite après, condamne l’intolérance.

Remarquons en passant que ce ne sont pas les athées que les fils politiques de Rousseau prescriraient aujourd’hui : au contraire. Ainsi varie la folie humaine.

Donc, Rousseau décrète la mort contre l’athée relaps.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, le vertueux Wolmar est athée, et serait donc proscrit de la Genève idéale et condamné à mort s’il y rentrait. Et Jean-Jacques admire Wolmar. Partout ailleurs que dans le Contrat, Jean-Jacques n’est pas intolérant. Il prêche même la tolérance avec une sincérité émue dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Et justement, lui qui condamne dans le Contrat ceux dont la croyance n’est pas conforme à son orthodoxie, il sera condamné, et à cause du Contrat et à cause de la Profession de foi, par deux autres orthodoxies, celle du Parlement de Paris et celle du Petit Conseil de Genève. Si bien qu’il pourra se dire : Patere quam fecisti legem . Mais assurément il ne se le dira pas.)

Ainsi, le peuple souverain, qui ne devait prendre à chaque citoyen que la part de sa liberté « dont l’usage importe à la communauté », lui prend finalement tout. — Et, comme sans doute Rousseau prévoit qu’il y aura de mauvais esprits qui essayeront de résister ou de se dérober, il imagine par surcroît un tas de magistratures imitées des républiques antiques pour maintenir l’ordre : — la dictature, bien entendu, dans les grandes crises ; mais aussi la censure, pour surveiller les mœurs, dénoncer les méchants et réglementer ce qui pourra rester de plaisirs aux malheureux citoyens, — et le tribunat, « conservateur des lois et du pouvoir législatif » et qui « servira quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement » (c’est-à-dire le peuple contre ses commissaires), comme faisaient à Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait à Venise le Conseil des Dix ; et quelquefois à maintenir l’équilibre de part et d’autre, comme faisaient les Éphores à Sparte. (Sentez-vous se dresser ici, déjà, l’appareil du gouvernement de la Terreur ?) — Autant de tyrannies ajoutées, et bientôt substituées, plus dures encore, à celle de l’État.

Il est clair qu’après cela il ne peut rester une parcelle de liberté aux citoyens, si ce n’est à ceux qui sont de la clientèle des magistratures gouvernantes.

Quant à l’égalité, voilà longtemps qu’il n’y en a plus trace dans la démocratie pure inventée par Jean-Jacques. Et cependant, ici comme dans les deux Discours, l’égalité semble son suprême idéal. Pourquoi ? je n’en sais rien. Amour des symétries abstraites ?… A moins de supposer qu’il y eût dans son cœur plus d’envie, plus de rancune des abaissements de sa jeunesse qu’il n’en a laissé paraître dans ses livres : car, il faut le reconnaître, jamais ce sentiment d’envie n’y est confessé. Pourquoi donc cette superstition de l’égalité ?

L’égalité n’est pas un droit (quoique la Révolution en ait fait le premier des « droits de l’homme ») ; et elle n’est pas un fait de nature, ô Jean-Jacques, prêtre de la nature ! (Tout ce qu’on peut dire, c’est que le désir de l’égalité coïncide, dans certains cas, avec le désir de la justice).

Elle n’est pas un droit. — « Vous imaginez-vous qu’un homme puisse dire en venant au monde : — J’ai droit à ce qu’aucun homme ne me soit supérieur, n’ait plus de puissance que moi » ! (Faguet.) Cela n’a aucun sens. Ce qui est vrai, c’est ceci : — Les hommes ont le devoir de ne pas aggraver les inégalités naturelles et fatales entre les hommes. Le mot droit n’a de sens qu’en corrélation avec le mot devoir.

L’égalité n’est pas non plus un fait de nature. Rousseau ne l’a pas trouvée même chez les hommes primitifs, cela est trop évident. A moins qu’on ne veuille simplement dire : — « Tous les hommes naissent en pleurant, tous meurent dans l’angoisse et la souffrance ; tous sont soumis aux mêmes nécessités naturelles, etc.. » Mais, de cela même, s’il y a quelque chose à tirer pour le moraliste et pour le chrétien, il n’y a rien à tirer pour l’État.

Je dirai toute ma pensée : — Pourquoi regretter qu’il en soit ainsi ? Ou pourquoi s’irriter contre ce qui ne peut absolument pas être autrement ? Et enfin pourquoi l’égalité paraît-elle délicieuse et désirable à Rousseau, et l’inégalité odieuse ? — L’égalité réelle entre les hommes n’existerait que par leur complète similitude. Et cela ne se conçoit même pas. Les inégalités natives, sauf les cas extrêmes, ne sont pas nécessairement intolérables. On est inégaux, mais on vit tout de même, et on vit sans en souffrir. On est inégaux, mais on est surtout différents. — La page de La Bruyère (De l’homme, § 131) : « Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble de mille manières différentes et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment ainsi les divers états et les différentes conditions, etc. », n’a pas cessé d’être vraie depuis la Révolution. — Louis Veuillot a écrit : « Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m’en mettrais pas. » Moi non plus.

Tout ce que doit la société, ai-je dit, c’est, autant que possible, — entendez : autant que le permet l’intérêt général, — de se garder d’ajouter, à l’inégalité qui vient de la nature, un surcroît d’inégalité qui viendrait des lois ; c’est, autant que possible, d’appliquer à ses membres un traitement égal.

Or cela est possible dans la vie civile. L’égalité devant le Code, quoiqu’elle soit souvent un leurre, nous paraît chose due. Voltaire ne réclamait que cette égalité-là. Nous l’avons. — Au-delà, c’est la chimère. L’égalité politique (suffrage universel) crée des inégalités pires. L’égalité économique, ou collectivisme, serait un fonctionnarisme, donc une hiérarchie, et ramènerait à l’inégalité.

Le Contrat social démontre avec éclat le premier point (que l’égalité politique crée des inégalités pires).

Avant les premières sociétés, au temps des sauvages épars, l’inégalité existe dès qu’ils se rencontrent, et (quoi qu’en dise Rousseau) la plus brutale des inégalités, celle de la force ou de l’adresse physique.

On peut sans doute supposer, à l’origine des sociétés, une sorte de contrat tacite, mais qui, les apports étant inégaux, laisse inégaux les contractants ; où les forts et les habiles ont le commandement et la puissance, et les autres seulement un peu de sécurité. (Au reste, sur ces inconnaissables origines, je ne vois rien de plus raisonnable que les hypothèses de Buffon dans la septième Époque de la Nature.)

Mais Rousseau, veut qu’un contrat où les forts auraient bénévolement consenti à se considérer comme les égaux des faibles et n’auraient réclamé aucun privilège, il veut qu’un tel pacte ait pu être conclu ou sous-entendu. — ou (mettons tout au mieux) qu’une société puisse être organisée comme si ce pacte avait été conclu. Soit.

Tous les citoyens, égaux entre eux, votent les lois (et élisent en outre ceux qui sont chargés de les appliquer). C’est le régime du gouvernement direct par le suffrage universel (qu’il est assez étonnant que Rousseau ne nomme pas, soit de ce nom, soit d’un autre équivalent). Mais il est évident que les votes ne seront pas unanimes. Le suffrage universel, c’est la toute-puissance de la moitié des citoyens plus un, et l’autre moitié moins un subit donc des lois qu’elle n’a pas voulues. Et ainsi (je vous dis là des choses bien connues, mais il faut bien les répéter ici), le suffrage universel, — déjà sous le régime parlementaire, mais à beaucoup plus forte raison sous le régime du gouvernement direct par le peuple, — aboutit nécessairement à la tyrannie d’un parti. (Sans compter qu’il aboutit, d’une façon générale, à l’asservissement ou plutôt à la submersion des capables par les incapables, qui sont les plus nombreux.) — Et nous voudrions bien savoir, comment, dès lors, les votants de la minorité pourraient bien demeurer les égaux des votants de la majorité, lesquels peuvent littéralement tout contre les vaincus du suffrage.

Rousseau connaît l’objection. Il la formule ainsi :

Hors le contrat primitif (où l’unanimité est nécessaire) la voix du plus grand nombre oblige tous les autres ; c’est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas la sienne. Comment les opposants sont-ils soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?

Et voici sa réponse :

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande, ce n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ; mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’aurais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre (IV, 2). (C’est le « droit divin » de la majorité.)

Franchement, cette page n’offre aucun sens. Qu’est-ce donc que la « volonté générale » ? Nous comprenons, par le chapitre précédent, que c’est la volonté de ce qui est conforme à l’intérêt général, et que chaque citoyen a toujours et nécessairement cette volonté-là. Soit. Mais qui décidera ce qui est conforme, sur tel point, à la volonté générale ainsi entendue ? Ce sera forcément la majorité ; et, comme elle n’est pas infaillible, elle aura donc seulement signifié ce qui est conforme, sur ce point-là, non à la volonté générale, mais à la volonté de la majorité, et rien de plus ; et la minorité n’en sera pas moins lésée.

Au reste Rousseau, après son énigmatique raisonnement, veut bien ajouter :

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale (c’est-à-dire, d’après lui-même, la clairvoyance, la justice et le désintéressement) sont encore dans la pluralité. Quand ils cessent d’y être, quelque parti qu’on prenne, il n’y a plus de liberté.

Mais comment maintenir dans la pluralité « tous les caractères de la volonté générale » ? Autrement dit, comment faire que la majorité soit toujours « clairvoyante, juste et désintéressée » ? Rousseau ne répond pas parce qu’il n’y a rien à répondre.

En somme, le régime rêvé par Rousseau est tellement horrible, que lui-même, avec son humeur et son orgueil, n’aurait pas pu y vivre un seul jour. — Pourquoi donc l’a-t-il rêvé ? Comment ce solitaire, cet homme de tempérament anarchiste, peut-il bien nous proposer cet étatisme exorbitant ?

Je vous l’ai dit : pour contredire Montesquieu, pour ennuyer le Petit Conseil ; et aussi pour les mêmes raisons qui font que, de nos jours, les anarchistes ont l’air de s’entendre avec les collectivistes. Ils ont sans doute cette pensée secrète qu’ils n’auront qu’à gagner dans une société totalement égalisée, où nulle force, nul groupe traditionnel ne s’opposera à l’accroissement de leur individu14. Ainsi, « le socialisme de Rousseau n’est peut-être que le moyen de son individualisme » (Brunetière). D’ailleurs Rousseau ne légifère pas pour lui, mais pour les autres, ce qui le met bien à l’aise.

Et enfin il n’en est point, à une contradiction près. Le Contrat social est remarquable d’incohérence et d’obscurité. — Tantôt Rousseau suppose le « Contrat », tantôt il paraît croire à sa réalité historique. — On ne sait jamais bien s’il constate ou s’il édicte, s’il est Aristote ou s’il est Lycurgue. — C’est un mélange confus de théorie et d’observation prétendue. — Il conseille aux citoyens, sitôt le pacte social conclu, de choisir un législateur, à la manière de Lycurgue ou de Solon ; il est lui-même ce législateur : mais, si le peuple est incompétent pour faire sa Constitution, comment se trouve-t-il ensuite si merveilleusement compétent pour faire ses lois ? — Après avoir raillé Montesquieu sur la division des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), il y revient lui-même en séparant les pouvoirs délégués aux commissaires de la nation, etc., etc.

Je vous avoue que je flaire dans le Contrat social quelques traces de dérangement d’esprit. Il y a des choses que Rousseau y a mises, comme ça, — et bien qu’elles contredisent par l’esprit la plus grande partie de son œuvre, — parce qu’elles lui ont passé par la tête, — ou parce qu’elles sont remontées en lui d’un vieux fond atavique. J’ai déjà noté la confusion calviniste de la politique et de la morale. Il y faut joindre un passage tout à fait odieux, — dont on retrouverait peut-être l’origine chez quelque écrivain protestant, — un passage où tout l’antipapisme de sa première éducation lui revient (avec le désir peut-être de flatter ses coreligionnaires de Genève) ; où il refuse aux « chrétiens romains » la possibilité d’être de bons citoyens parce que le chef de leur religion ne réside pas dans leur patrie ; où enfin, après avoir explicitement banni les athées de sa république, il en bannit implicitement les catholiques. Page homicide, génératrice et conseillère de persécutions ; page écrite pourtant par un futur persécuté, et de qui ? Des protestants.

Tel est le Contrat social. Entrepris « pour rendre les hommes libres et heureux », il se trouve que c’est un des plus complets instruments d’oppression qu’un maniaque ait jamais forgé.

 

Et maintenant, vous allez voir Rousseau ruiner lui-même son utopie, et dans le moment où il la construit, et après l’avoir édifiée.

Dans son livre même, il nous confesse qu’à l’heure actuelle, les hommes, en général, sont trop corrompus par la société pour que le Contrat social leur convienne. Il conviendrait tout au plus à de très petites cités : Genève, Berne. En réalité, il ne convient complètement qu’à des peuples à la fois très petits et encore jeunes, et qui peuvent encore supporter un législateur à la manière antique : la Corse, par exemple. Rousseau le dit en propres termes :

Il est encore en Europe un peuple capable de législation, c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrir et défendre sa liberté (avec Paoli) mériterait que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe.

(Elle l’a étonnée, mais pas du tout de la façon qu’avait pressentie Jean-Jacques.)

Ainsi, c’est entendu, le gouvernement du Contrat social n’est fait que pour les très petits États. Et encore, cette petitesse est-elle une condition suffisante ? Rousseau ne le croît pas.

Il écrit :

Que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement ! Premièrement un État très petit, où le peuple est facile à rassembler et où chaque citoyen peut aisément connaître tous les autres ; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses ; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité ; enfin peu ou point de luxe, car le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise… ; il ôte à l’État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion…

… Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire…

… S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

Ainsi, il ne convient pas même aux Corses. Alors à qui convient-il ? Et pourquoi avoir écrit le Contrat social ? — Ici, comme pour la Julie, comme pour l’Émile, les amis de Rousseau disent (en de meilleurs termes) : « Oui, cela paraît idiot, mais c’est très noble : c’est un idéal que Rousseau propose et dont il serait beau de se rapprocher. » — Pourquoi ? Il y a des « idéaux » qui ne sont pas désirables du tout. Tel idéal implique une telle méconnaissance des réalités, ou des sentiments si suspects chez ceux qui l’ont conçu ou prôné, qu’il peut être très dangereux même d’aspirer à un idéal de cette louche espèce-là. « Idéal, idéal », cela est bientôt dit, et ce n’est pas du tout synonyme de bon, de généreux ou d’utile.

Enfin, voilà le fait, Rousseau, même dans le Contrat, avoue que le gouvernement du Contrat est absolument inapplicable. Et il le confessera encore mieux, un peu plus tard, dans ses lettres.

Nous sommes habitués à ces palinodies. Nous l’avons toujours vu atténuer ou même démentir dans sa correspondance les paradoxes trop agressifs ou trop déraisonnables qu’il avait mis dans ses livres. — En outre, il devait être d’autant plus disposé à renier le Contrat, que, tout de même et quoi qu’on ait fait pour l’y rattacher, le Contrat est en assez vif désaccord avec ses autres ouvrages.15 (Dans ceux-ci il a coutume d’accorder le moins possible à l’institution sociale ; dans celui-là, il livre à l’institution sociale l’homme tout entier.) — Enfin, quelques années ont passé. Ces Genevois, pour qui surtout il avait écrit son livre, l’ont odieusement persécuté. C’est le moment où il écrit au Corse Butta-Foco :

J’aime naturellement autant votre clergé (le clergé catholique), que je hais le nôtre. J’ai beaucoup d’amis parmi le clergé de France, et j’ai toujours très bien vécu avec eux.

Il écrit à d’Ivernois (13 janvier 1767) :

Vous avez pu voir dans nos liaisons que je ne suis pas visionnaire, et dans le Contrat social je n’ai jamais approuvé le gouvernement démocratique.

(Et il peut le soutenir et même le croire, le livre étant plein de contradictions.)

Il écrit au marquis de Mirabeau (26 juillet 1767).

Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie : trouver une forme de gouvernement qui mettra la loi au-dessus de l’homme.

(Et c’est bien, en effet, la quadrature du cercle, puisque la loi sera toujours faite par des hommes et appliquée par des hommes).

Si cette forme est trouvable, continue-t-il, cherchons-la… Si malheureusement elle n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité, et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus des lois qu’il peut être ; par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire, qu’il est possible.

(C’est peut-être aussi qu’à ce moment-là Rousseau venait d’éprouver la bienfaisance du roi de Prusse.)

Je voudrais, poursuit-il, que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois pas de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait ; car le conflit des hommes et des lois, qui met l’État dans une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.

Puis, comme effrayé d’avoir pu écrire ces choses :

Mais les Caligula, les Néron, les Tibère !… Mon Dieu, je me roule par terre et je gémis d’être homme.

Il se roule par terre en pensant au lointain Néron, c’est très bien. Mais enfin il ne tient plus du tout au Contrat.

Il y tient si peu que, six mois après (janvier-février 1768), dans de longues lettres à son compatriote d’Ivernois, s’occupant des troubles de Genève et de la réforme de sa Constitution, il cherche, — comme ferait Montesquieu lui-même, — des combinaisons et des balances d’attributions entre les divers pouvoirs politiques (Petit Conseil, Grand Conseil, et Conseil général ou corps des électeurs) ; et que, finalement, désespérant de voir les discordes civiles s’apaiser, il jette à ses amis de Genève cette exhortation à l’antique, qui semble extraite d’un Conciones extravagant :

… Oui, messieurs, il vous reste un dernier parti à prendre, et c’est, j’ose le dire, le seul qui soit digne de vous. C’est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes, de leur abandonner ces murs qui devaient être l’asile de la liberté et qui vont n’être plus qu’un repaire de tyrans ; c’est d’en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous, et, puisqu’il faut porter des fers, d’aller porter du moins ceux de quelque grand prince, et non pas l’insupportable et odieux joug de vos égaux.

Ces dernières paroles sont fort belles. Elles résument vraiment toute l’absurdité du Contrat social et de la démocratie elle-même.

Ainsi, trois étapes : 1º Jean-Jacques, dans son livre même, déclare le Contrat applicable seulement à de petites cités ; 2º il le déclare inapplicable à de simples mortels ; 3º cinq ou six ans après il le renie totalement.

Or, cette forme de gouvernement que l’auteur avait décrite à l’usage d’une cité de vingt mille âmes et de quinze cents électeurs, — qu’il avait ensuite confessée impraticable même dans cette petite cité, — et qu’enfin il avait reniée avec une sorte de fureur, — la Révolution, trente ans après, s’en emparera comme d’un évangile, et voudra l’imposer à un peuple de dix siècles et de vingt-cinq millions d’hommes. Et cet essai s’appellera la Terreur.

— Ce n’est pas la faute de Rousseau, direz-vous.

Entendons-nous bien. Je ne dis pas que les écrits de Rousseau aient amené la Révolution (laquelle avait des raisons économiques profondes) : surtout je ne dis pas que seuls ils l’aient amenée. Mais il se trouve que, plus qu’aucun autre écrivain, Rousseau a fourni, a légué aux plus systématiques et aux plus violents des hommes qui ont fait la Terreur, et même aux têtes les plus illettrées de la canaille révolutionnaire, un état sentimental, une phraséologie — et des formules.

D’autant mieux que, outre l’erreur essentielle qui en fait l’armature, le Contrat social fourmille de contre-vérités de détail. — On y lit que « la voix publique n’élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables qui les remplissent avec honneur ». — On y lit que « le peuple se trompe bien moins sur ses choix que le prince » ; — « qu’un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère (d’un roi) qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain ». On y lit, à propos des rois, « que tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres ». — On y lit « que les républiques vont à leurs fins par des voies plus constantes et mieux suivies que la monarchie ». — Le gouvernement féodal y est appelé « cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est un déshonneur ». Etc, etc.. Tous les préjugés les plus ineptes et les plus meurtriers de la Révolution sont hérités du Contrat social.

J’ai entendu, écrit Mallet de Pan, j’ai entendu, en 1788, Marat lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques, aux applaudissements d’un auditoire enthousiaste.

Et, cinq ans après, la France connaissait les bienfaits des doctrines du Contrat social, et de l’universelle égalité, et de la souveraineté du peuple, et du droit absolu de l’État, et des magistratures d’exception telles que le Comité de Salut public et le tribunal révolutionnaire. Du chapitre 8 du livre IV sortait le préjugé anti-catholique, et la Constitution civile du clergé, et la persécution religieuse. Et le Contrat social était codifié dans l’inapplicable Constitution de 1793.

Tout cela, parce qu’il avait plu à un demi fou, trente ans auparavant, de rêver pour une ville de vingt mille habitants une législation qui « ne convenait qu’à des dieux », — et à laquelle, cinq ans plus tard il déclarait préférer « le despotisme le plus arbitraire » !

Jamais, je crois, grâce à la crédulité et à la bêtise humaine, plus de mal n’a été fait à des hommes par un écrivain, que par cet homme qui, semble-t-il, ne savait pas bien ce qu’il écrivait, et qui aurait fui sa cité s’il l’avait vue réalisée. Vraiment, il y a des cas où l’on est tenté de dire que ce malheureux a été un misérable.

Et c’est parce que cette idée m’est pénible que j’ai voulu ramasser d’abord ce qui m’est le plus odieux dans son œuvre, et n’arriver qu’ensuite à la Profession de foi du Vicaire Savoyard. A partir de là, en effet, nous n’aurons plus qu’à plaindre Jean-Jacques, quelquefois à l’admirer ; car, je le dis très sérieusement, son âme se purifie à mesure que ses maux et sa folie augmentent.

 

Donc, revenons un peu sur nos pas. Lorsque le gouverneur d’Émile juge à propos de lui enseigner la religion naturelle, il suppose que lui-même, tout près jadis de perdre son âme, a eu le bonheur de rencontrer un bon prêtre, un curé de campagne, un « vicaire savoyard », dont les discours l’ont ramené dans le droit chemin. Rousseau juge indispensable que ce bon prêtre ait commis autrefois une faute contre les mœurs : car Rousseau ne peut imaginer un personnage sympathique qui n’ait, comme lui, quelque souillure. Mais enfin ce vicaire est plein de vertu et de charité, et je le dirais assez proche de Jocelyn, si Jocelyn n’était resté pur et si Jocelyn ne gardait mieux, quant au dogme catholique, une sorte d’orthodoxie verbale.

Or ce prêtre emmène un matin son jeune ami dans la campagne, et, en présence d’une nature dont le spectacle fortifie ses discours et les appuie d’un magnifique témoignage, il expose à son disciple la doctrine du plus pur et du plus émouvant spiritualisme.

Je crois utile de résumer sa très simple argumentation.

Visiblement une volonté meut l’univers. Et, si la matière mue nous montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois nous montre une intelligence. Voilà pour l’univers.

Et voici pour l’homme : — L’homme est libre dans ses actions et, comme tel, animé d’une substance immatérielle.

Or, si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps et, si elle lui survit, la Providence est justifiée de l’existence du mal sur la terre (sans compter que le mal moral est l’ouvrage de l’homme et que le mal physique se réduit presque à rien pour l’homme naturel). Une preuve de l’immortalité de l’âme, et d’une vie et d’une sanction future, c’est le triomphe terrestre des méchants.

Et la création ? faut-il y croire ? — Le vicaire croit du moins à la formation et à la mise en ordre du monde par Dieu. Et Dieu ? Que connaissons-nous de lui ? — Je puis du moins entrevoir ses attributs : intelligence, puissance, justice, bonté.

Reste à chercher quelle règle je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre selon l’intention de Celui qui m’y a placé. Ma lumière, ici, c’est la conscience.

En cet endroit se place l’invocation :

Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ! C’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège, de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.

La conscience « guide assuré » ? La conscience « juge infaillible » ? Infaillible toujours ? et jamais abusé par l’« entendement sans règle » ? — Hélas, quel guide et quel juge était-elle à Rousseau lorsque, ayant abandonné son troisième enfant, et cela, nous raconte-t-il, « après un sérieux examen de conscience » (Confessions, VIII), il écrivait :

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai.

Et un peu plus loin :

Cet arrangement (le dépôt aux Enfants-Trouvés) me parut si bon, si sensé, si légitime !…

— Oh ! que Julie, régénérée et devenue dévote, avait raison d’écrire : « Je ne veux plus être juge en ma propre cause » ! La conscience, non appuyée sur une règle fixe, une tradition, une religion dogmatique, ou simplement le Décalogue, risque tant, dans certains cas, de se confondre avec l’orgueil ou l’intérêt secret ! La foi de Rousseau dans la conscience, — c’est-à-dire dans sa conscience, ce n’est pas autre chose que l’« individualisme en morale » ce qui est une expression contradictoire. Il n’y a pas la conscience en général : il y a ma conscience, votre conscience, la conscience de Rousseau, qui a été souvent bien incertaine et bien trouble…

Mais je me reproche d’interrompre Jean-Jacques à une de ses meilleures heures. Le vicaire continue ; il a de belles pages stoïciennes sur cette idée, que combattre ses passions par goût de l’ordre, c’est obéir à la nature. Puis il disserte sur la « prière » ; il la veut limitée :

La seule chose que je demande à Dieu c’est de redresser mon erreur si je m’égare.

Et il arrive à la révélation et aux miracles.

Cette dernière partie contient les passages qui ont fait condamner l’Émile (j’ai dit en raison de quelles circonstances particulières). Rousseau y montre pourtant une assez grande prudence. En deux mots, il néglige le surnaturel, miracles, révélation, sans les nier expressément et surtout parce que la constatation en est impossible. Il dit de la révélation :

Je ne l’admets ni ne la rejette : je rejette seulement l’obligation de la connaître.

Il dit des miracles que, — sans compter qu’ils sont incontrôlables, — ils ne servent de rien, du moment que, tour à tour, la vérité de la doctrine se prouve par les miracles, et la vérité des miracles par la doctrine. Il dit de l’évangile :

La sainteté de l’Évangile est un argument qui parle à mon cœur ;

et vous connaissez le fameux passage qui se termine par ces mots, dont je ne sais s’ils expriment une foi sérieuse où s’ils ne sont qu’une façon de parler et un effet de rhétorique :

Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu.

Il a d’ailleurs soin de dire sur chaque point délicat :

Je ne me détermine qu’en tremblant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis.

Il professe qu’il y a dans toutes les religions un même noyau solide : croyance au Dieu personnel, à l’âme, à la vie future, et que, pour le reste, chacun doit suivre la religion de son pays. Donc, soyons tolérants. — Et je veux vous citer la vraie conclusion du vicaire :

… Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté ; mais ce scepticisme n’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend pas aux points essentiels de la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je cherche à savoir ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale (mais y en a-t-il de tels ?…) et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement en peine… Je crois toutes les religions bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du cœur.

Cette profession de foi du vicaire savoyard reste, je crois, le plus beau Credo du spiritualisme qui ait été écrit. — Je crains que cette doctrine ne paraisse un peu superficielle et surannée aux nouvelles générations pensantes. Depuis, d’autres métaphysiques ont paru plus savantes et plus fortes et ont été plus en faveur. Quel jeune professeur de philosophie daignerait se dire simplement spiritualiste et déiste ?… — C’est qu’on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des anciens manuels de philosophie. Et pourtant… Les arguments du spiritualisme valent bien ceux des métaphysiques qui passent pour plus distinguées ; car, en ces matières, il ne s’agit pas de démonstration proprement dite. « Les preuves de Dieu métaphysiques, dit Pascal, sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu ; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration ; une heure après, ils craignent de s’être trompés. » — Mais les « preuves de Dieu » retenues par Rousseau, si elles ne sont certes pas sans réplique, sont les plus simples, les plus accessibles, comme il convenait, à la moyenne des intelligences et, pour ainsi parler, les plus « portatives » ; ce sont les plus unies parmi les preuves traditionnelles de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Bossuet, de Fénelon… Pensez qu’avant de devenir la philosophie du baccalauréat (j’entends le baccalauréat de ma jeunesse), le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Enfin songez que le spiritualisme, s’il n’est pas la plus subtile explication de l’univers, en est la plus généreuse, celle qui donne au monde de plus beau sens, celle qui contient le plus d’amour et qui fait à la Cause première le plus magnanime crédit.

Et c’est bien ainsi que Rousseau l’entend. Son déisme n’est point, comme celui de Voltaire, un déisme politique, un déisme de gendarme. Le déisme de Voltaire n’oblige Voltaire à rien du tout. Celui de Rousseau l’oblige. C’est bien véritablement pour lui une religion émouvante et agissante, et qui influe sur la vie et sur les actes. Le déisme de Jean-Jacques est si bien pour lui une religion, qu’il l’oppose nettement à l’irréligion, c’est-à-dire à l’athéisme et au matérialisme des « philosophes » (qui ne le lui pardonneront point). — Et le sentiment religieux de Rousseau, et sa persuasion de l’absolue nécessité de la croyance en Dieu et de l’amour de Dieu sont si profonds en lui, qu’il ne craint pas, dans une Note, de préférer le fanatisme à l’irréligion. Il faut toujours lire les Notes de Rousseau, car elles sont souvent plus significatives et plus hardies que son texte. Dans cette note, qui est magnifique, il rompt décidément et énergiquement en visière au parti des philosophes, et ose dire des choses comme celles-ci, qui seraient, aujourd’hui encore, d’une si opportune application :

Un des sophismes les plus familiers au parti philosophique est d’opposer un peuple supposé de vrais philosophes à un peuple de mauvais chrétiens : comme si un peuple de vrais philosophes était plus facile à faire qu’un peuple de vrais chrétiens…

Le fanatisme (religieux), quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus : au lieu que l’irréligion et, en général, l’esprit raisonneur et philosophique attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi petit à petit les fondements de toute société, …

Le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, l’est beaucoup moins dans ses conséquences. D’ailleurs il est aisé d’étaler de belles maximes dans les livres : mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine… Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait bien à la gloriole, à l’intérêt, à l’ambition, aux petites passions de l’homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous vante la plume à la main.

Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la religion ne fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne saurait faire…

Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes ; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires ; cela se prouve par les faits en les comparant aux gouvernements anciens.

C’est bien Rousseau, ce n’est pas Joseph de Maistre, qui a écrit cela. Toutes ces phrases durent faire hurler les Encyclopédistes. Rousseau, dès lors, ne fut plus lui-même à leurs yeux qu’un dangereux fanatique.

Rousseau, cependant, n’avait pas changé sur ce point. Déjà, vers 1755, je crois, à un souper chez mademoiselle Quinault raconté par madame d’Épinay qui y assistait, Jean-Jacques, indigné par l’impiété des propos, s’écriait :

Si c’est une lâcheté de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu, qui est présent ; et moi, messieurs, je crois en Dieu… Je sors si vous dites un mot de plus. Et il ajoutait : Je ne puis souffrir cette rage de détruire sans édifier… D’ailleurs l’idée de Dieu est nécessaire au bonheur, et je veux que vous soyez heureux.

Il faut remarquer que, dans cette Note de la Profession de foi, Rousseau ne dit point « le déisme » ; il ne dit même plus « la religion naturelle » : il dit « la religion » ou « le christianisme ». Dans la Profession de foi, il est peut-être aussi proche du catholicisme que du protestantisme : car il prend presque tout ce qui est commun aux deux religions ; et son accent serait plutôt catholique que protestant. Il est d’ailleurs remarquable que, pour enseigner à Émile la religion vraie, il ait choisi, non un pasteur (comme il eût été naturel qu’il le fît après sa rentrée dans la religion de ses pères), mais un prêtre romain, formé du souvenir de deux prêtres romains : l’abbé Gaime et l’abbé Gatier.

Il faut bien dire pourtant que ce christianisme de Rousseau est un christianisme assez amolli. C’est le christianisme, moins ce qui en fait la solide armature : le dogme du péché originel et toutes ses conséquences théologiques.

Jean-Jacques, à vingt-deux ans, nourri des livres de Port-Royal, avait été quasi janséniste. Ce qui devait le séduire, c’est que le janséniste est l’homme qui entretient avec l’Inconnu les relations les plus tragiques et les plus passionnées. Jean-Jacques, à ce moment-là, avait très peur de l’enfer. Un jour il lança une pierre contre un tronc d’arbre en se disant : «  Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. » Mais ses terreurs se calmèrent sous l’influence de deux bons pères jésuites et de madame de Warens. Celle-ci avait la religion la plus confiante. Elle était « quiétiste » (Aimez Dieu et faites ce que vous voudrez). Madame Guyon avait conservé en Suisse des partisans, avec lesquels madame de Warens était en relations. Et c’est peut-être pourquoi il y a une sorte de quiétisme dans le christianisme latitudinaire et sentimental de Jean-Jacques, — et un peu aussi (pour l’accent) de la tendresse de Fénelon et de l’ancien évêque de Genève et prévôt de l’église d’Annecy, François de Sales.

Ce spiritualisme ému et religieux, ce demi-christianisme de Rousseau sera celui de Bernardin de Saint-Pierre ; il sera bien souvent, avec des nuances, celui de Chateaubriand ; celui de Lamartine, dont le Jocelyn devra beaucoup au vicaire savoyard ; il sera souvent celui de George Sand, même de Michelet jeune, et de Victor Hugo.

Le spiritualisme pris de cette manière est si bien une religion capable d’agir sur la vie, que, jusqu’au milieu du xixe  siècle et jusque dans la première moitié du second Empire, nous avons eu, dans la bourgeoisie française et même parmi les paysans (j’en ai connus), des aïeux et des pères — en très grand nombre, — dont l’âme vivait de cette religion-là, un peu en marge, mais non tout à fait en dehors du catholicisme de leurs femmes et de leurs filles. Il est fâcheux qu’elle ait décliné (faute, peut-être, de consistance dogmatique) : car, sans suffire à tout, elle servait encore à quelque chose, et c’était encore un reflet de christianisme.

Et sans doute ça été le spiritualisme de Robespierre, de Saint-Just et des théophilanthropes : mais, tout de même, en souvenir de tant de grands-pères, grands-oncles ou bisaïeux qui, sous le premier Empire, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, ont un peu mieux valu par ce spiritualisme-là qu’ils n’eussent valu sans lui, — dans tout ce qui me reste à dire de la pauvre vie de Jean-Jacques, je n’écouterai plus que la pitié.

Neuvième conférence.
La « Lettre à l’archevêque de Paris ». — Les « Lettres de la Montagne ». — Dernières années de Rousseau. — Les dialogues

Je n’ai point caché mon admiration pour la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Pourtant ce furent ces très généreuses pages qui causèrent l’infortune définitive de Jean-Jacques. Ainsi vont les choses.

Vous vous rappelez dans quelles circonstances, malgré la protection de madame de Luxembourg et du prince de Conti, malgré le patronage de M. de Malesherbes, l’Émile fut condamné par le Parlement de Paris, et Rousseau décrété de prise de corps.

On ne tenait, du reste, nullement à s’embarrasser de lui. On lui laissa le temps de partir ; et il croisa en chemin les hommes chargés de venir l’arrêter, et qui le saluèrent.

Rousseau subit la nécessité avec cette passivité ou plutôt, il faut le dire, avec cette résignation qui lui était coutumière et qu’il avait si éloquemment enseignée à son Émile. Il avait eu tout de suite la pensée d’aller s’établir en Suisse. Dans sa chaise de poste, il lit la Bible et crayonne un poème en prose sur le Lévite d’Ephraïm. Il n’est point trop inquiet. Il aime sa patrie et il croit qu’elle le lui rend. Son génie fait honneur à Genève. Il avait Genève devant les yeux quand il a écrit le Contrat social. Et comment les pasteurs genevois prendraient-ils mal l’Émile, eux que d’Alembert (dans son article Genève, de l’Encyclopédie) soupçonnait de « socianisme », c’est-à-dire, en somme, de rationalisme ?

Oui, là-bas, en Suisse, il sera bien.

En entrant, dit-il, sur le territoire de Berne, je me fis arrêter ; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai dans mon transport : Ciel ! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté !

Il était loin de compte. C’était, pour le malheureux, le commencement de réelles persécutions, de trois années d’une vie errante et lamentable, traquée de refuge en refuge ; et sa propre Église lui devait être plus cruelle que l’Église de France.

Pourquoi ? Vous en trouverez les raisons très clairement déduites dans le livre excellent de M. Édouard Rod : L’Affaire Jean-Jacques Rousseau.

Donc, il arrive à Iverdun (territoire de Berne) chez son vieil ami Roguin. A peine arrivé, il apprend que l’Émile a été condamné et brûlé à Genève (à cause des pages sur les miracles et la révélation) et lui-même décrété de prise de corps par ses chers Genevois (18-19 juin 1762). Cependant un neveu de Roguin lui offre un petit pavillon où il s’installe. Il se croit tranquille : mais, trois semaines après, le Sénat de Berne l’expulse d’Iverdun.

Alors il traverse la montagne et s’en va à Motiers-Travers, du comté de Neuchâtel. Une nièce de Roguin, madame Boy de la Tour, lui offre une maison qu’elle possède à Motiers. (Car il faut que Rousseau soit toujours l’hôte de quelqu’un.)

Le comté de Neuchâtel appartenant au roi de Prusse (Frédéric II), Rousseau se met sous sa protection par des lettres où il se conjouit (on le sent) de montrer à l’univers comment un homme libre sait parler à un monarque, avec une fierté toute civique et lacédémonienne. Mais déjà il a renié le Contrat social dans son cœur.

Thérèse est venue le rejoindre. Il fait la connaissance de mylord Keit, maréchal d’Écosse (mylord Maréchal) gouverneur de Neuchâtel pour le roi de Prusse, — homme très bon, un de ceux qui ont été le meilleurs pour Rousseau et que Rousseau a le plus tendrement aimés. — Jean-Jacques respire. De nouveau il se croit tranquille. Il se promène ; il fait de la botanique ; il s’amuse à fabriquer des lacets, qu’il offre à des jeunes filles de ses amies, à condition que, mariées et devenues mères, elles allaiteront elles-mêmes leurs enfants.

C’est à cette époque qu’il prend l’habit arménien.

Ce n’était pas, nous dit-il, une idée nouvelle… Elle m’était souvent revenue à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir les avantages de l’habit long. La commodité d’un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu’en dira-t-on, dont je me souciais très peu… Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le caftan, le bonnet fourré, la ceinture ; et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d’inconvénient à le porter chez mylord Maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment : Salamaleki ; après quoi tout fut fini et je ne portai plus d’autre habit.

En réalité, son infirmité et même ses sondes n’exigeaient pas ce costume excentrique. Une culotte plus large ou quelque manteau un peu long aurait suffi. — Évidemment la fêlure gagne. — Goethe, — qui, lui, n’avait jamais été menacé de folie, — écrit dans Wilhelm Meister (livre V, chap. XVI) à propos du vieux joueur de harpe : « Si je parviens, dit Wilhelm, à lui faire quitter sa barbe et sa longue robe, j’aurai beaucoup gagné ; car rien ne nous dispose plus à la folie que de nous distinguer des autres, et rien ne maintient plus le sens commun que de vivre, avec beaucoup de gens, selon le commun usage. »

C’est, je crois, vers le même temps, que Rousseau prend ce pli, de substituer souvent au pronom « je » ou « moi » son nom et surtout son prénom, de parler de lui-même à la troisième personne, de dire : « Jean-Jacques Rousseau ne peut pas… » ; il ne convient pas à Jean-Jacques… » ; « que dirait-on de Jean-Jacques… ». Ne vous y trompez pas : cela aussi est signe de fêlure.

Revenons. — Le pasteur de Motiers, Montmollin, commença par être un chaud partisan de Jean-Jacques et, sur sa demande, l’admit à la communion. Jean-Jacques nous dit à ce propos :

… Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvai une douceur extrême à pouvoir me dire : Du moins je suis parmi mes frères ; et j’allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d’attendrissement qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.

(Vers le même temps, Voltaire à Ferney faisait ses pâques, et le faisait constater par acte notarié. On pourrait mettre en regard la communion sincère et pieuse du pauvre exilé Rousseau, et la communion sacrilège et farce, — en même temps que prudente et conservatrice, — de l’opulent seigneur de Ferney… Il est vrai qu’on ne tirerait pas grand chose de ce parallèle, — sinon que c’est encore le plus religieux de ces deux hommes qui nous a été le plus funeste.)

Presque le même jour où Jean-Jacques communiait si dévotement, l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont signait un Mandement portant condamnation de l’Émile (20 août 1762). L’archevêque faisait son devoir. Il relevait dans ce livre une vingtaine de propositions contraires à l’orthodoxie catholique. Le mandement débutait (ou presque) par un portrait de Rousseau vraiment assez brillant, — et même assez juste, surtout si l’on songe que le critique était un archevêque. Il faut citer ce morceau.

Du sein de l’erreur il s’est élevé un homme plein du langage de la philosophie sans être véritablement philosophe ; esprit doué d’une multitude de connaissances qui ne l’ont pas éclairé et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits ; caractère livré aux paradoxes d’opinion et de conduite ; alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d’établir des nouveautés, l’obscurité de la retraite avec le désir d’être connu de tout le monde : on l’a vu invectiver contre les sciences qu’il cultivait, préconiser l’excellence de l’Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu’il éteignait dans l’âme de ses lecteurs… Dans un ouvrage sur l’inégalité des conditions il avait abaissé l’homme jusqu’au rang des bêtes ; dans une autre production plus récente il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire : dans celui-ci il s’empare des premiers moments de l’homme afin d’établir l’empire de l’irréligion.

Le reste du mandement était ce qu’il pouvait et devait être, — avec, peut-être, quelques inutiles accusations de mauvaise foi.

Jean-Jacques répondit par la lettre théâtralement intitulée : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l’ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc… Cette lettre n’est pas le plus original de ses ouvrages, mais c’en est peut-être le plus parfait. Naturellement, l’archevêque et le protestant latitudinaire ne pouvaient s’entendre, puisque justement Rousseau nie ou conteste ce que le prélat suppose acquis : la révélation et les miracles. On peut dire que les deux adversaires manient des armes qui ne se rencontrent pas. — D’autre part, la lettre à Christophe de Beaumont n’offre rien de nouveau quant au fond ; elle répète seulement, sous une forme adoucie et persuasive, quelques-unes des théories de l’Émile et du Contrat. Mais la lettre est, dans son ensemble, un chef-d’œuvre de polémique, une merveille de discussion adroite, vigoureuse, émue, éloquente. Le « citoyen de Genève » affecte d’abord le plus grand respect pour le prélat ; il se complait dans son attitude d’homme obscur, d’homme de rien, de citoyen modeste, — mais qui porte en lui la vérité, — en face d’un grand de la terre. Puis, monte peu à peu sa plainte d’opprimé ; puis sa colère éclate. C’est vraiment très bien fait. Et voici quelques lignes de la fin :

Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité !… Vous accablez fièrement le faible, sans répondre de vos iniquités à personne… Sur les moindres convenances d’intérêt ou d’état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament ou déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange, et que l’infortuné se trouve sur leur chemin.

Monseigneur, vous m’avez insulté publiquement (n’est-ce pas que cela a le ton et l’allure de quelque couplet d’un drame de Hugo où un plébéien riverait son clou à un prince ?). Monseigneur vous m’avez insulté publiquement ; je viens de prouver que vous m’avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre, et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable et condamné à me faire une réparation aussi publique que l’offense l’a été. Mais vous tenez un rang où l’on est dispensé d’être juste, et je ne suis rien. Cependant vous qui professez l’Évangile, vous prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j’ai fait le mien, je n’ai plus rien à vous dire, et je me tais.

Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect (Motiers 18 novembre 1762).

J’ai dit que, dans le fond, la Lettre à M. de Beaumont n’offrait rien que de déjà vu. J’en excepte une page intéressante. Dans le moment même où il défend contre le prélat la religion naturelle, Rousseau continue de se séparer des « philosophes ». Une de leurs manies était de traiter tous les fondateurs de religions de fourbes, d’imposteurs, de charlatans, de jongleurs sacrés. Jean-Jacques qui a, lui, l’intelligence des choses religieuses, en juge autrement :

Honorez en général, dit-il, tous les fondateurs de vos cultes respectifs… Ils ont eu de grands génies et de grandes vertus : cela est toujours estimable. Ils se sont dits les envoyés de Dieu ; cela peut être et n’être pas ; c’est de quoi la pluralité ne saurait juger d’une manière uniforme, les preuves n’étant pas également à sa portée. Mais quand cela ne serait pas, il ne faut point les traiter si légèrement d’imposteurs. Qui sait jusqu’où les méditations continuelles sur la divinité, jusqu’où l’enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublimes âmes, troubler l’ordre didactique et rampant des idées vulgaires ? Dans une trop grande élévation la tête tourne, et l’on ne voit plus les choses comme elles sont…

Ici, Rousseau est autrement intelligent que Voltaire.

J’imagine qu’après sa magnifique réplique à l’archevêque de Paris, Rousseau crut qu’il allait rentrer en grâce auprès de la partie récalcitrante de ses compatriotes de Genève. Il y avait eu (je vous renvoie là-dessus au beau livre de Rod), il y avait eu, dans le décret lancé par le Petit Conseil contre Rousseau, une irrégularité de procédure. Jean-Jacques comptait que toute la bourgeoisie protesterait contre cette infraction à la loi. Et, en effet, il avait à Genève des amis, les meneurs de ce qu’on peut appeler, le parti démocratique, — et qui même l’ennuyaient bien fort, et qui l’accablaient de leurs lettres et de leurs visites (deux eurent l’indiscrétion de tomber malades chez lui et de s’y faire soigner). Mais tout se passait en paroles. Après avoir attendu plus d’un an « que quelqu’un réclamât contre une procédure illégale », Rousseau prit enfin un parti, renonça « à une ingrate patrie », abdiqua, par une lettre au premier syndic, son droit de bourgeoisie.

Il dut être très malheureux à ce moment-là. Nous le voyons dans sa correspondance (qu’il faut toujours consulter en même temps que ses Confessions). Seul, proscrit, se croyant abandonné de tous, ses souffrances physiques ayant redoublé de violence, il écrit à Duclos (le seul des « philosophes » avec qui il ne se soit jamais brouillé) qu’il est décidé au suicide.

… Ma situation physique a tellement empiré… que mes douleurs, sans relâche et sans ressource, me mettent absolument dans le cas de l’exception marquée par Mylord Édouard en répondant à Saint-Preux.

(Cette lettre de mylord Édouard est la vingt-deuxième de la troisième partie de la Nouvelle Héloïse.)

Et Rousseau écrit en même temps à M. Martinet, « châtelain » de Motiers, pour lui remettre son testament et lui recommander Thérèse, comme il avait fait à Duclos.

Adieu, monsieur, je pars pour la patrie des âmes justes, j’espèce y trouver peu d’évêques et de gens d’Église, mais beaucoup d’hommes comme vous et moi.

Je note ce projet de suicide. Plus tard, en Dauphiné, dans la lettre où il propose à Thérèse la séparation, il lui promet de ne pas se suicider. Tout cela prouve du moins qu’il y songeait quelquefois.

Cependant il ne se tue pas. Il se rétablit pour de nouvelles douleurs. L’hiver est dur à Motiers. Pendant six mois, il ne peut mettre les pieds dehors. Tout en faisant des lacets, ou en fendant du bois pour suer l’urine dont il a le corps ravagé, il médite sur l’universelle injustice dont il est victime, sur son infortune qu’il juge unique au monde. Thérèse devient moins douce, car elle se déplaît en pays étranger — et protestant, elle, commère catholique.

A Genève, l’agitation continue. Les partisans de Rousseau font au Conseil des « représentations », dont il ne tient compte. Pour défendre le Conseil, le procureur général Tronchin écrit, sur le cas de Rousseau et contre Rousseau, les Lettres de la Campagne. Rousseau, déchaîné cette fois, répond par les Lettres de la Montagne (neuf lettres en deux parties ; trois cents pages environ).

Dans la deuxième partie, il développe la constitution de Genève et le mécanisme du « droit de représentation », et démontre l’illégalité de la procédure dont on avait usé envers lui.

La première partie est restée intéressante. Elle est fort belle par endroits. Sans doute, dans la plupart de ces pages, il ne fait que maintenir les idées du Vicaire Savoyard et son droit de les exprimer librement, même à Genève. Mais on y trouve aussi des choses que Rousseau n’avait pas encore dites.

D’abord le passage où il ramène la Réformation à son vrai principe, qui est le libre examen individuel, et en tire, bien longtemps d’avance, les conclusions du « protestantisme libéral » (qui, vraiment, n’est plus une religion confessionnelle). Rousseau réserve pourtant deux points :

Pourvu, dit-il, qu’on respecte toute la Bible et qu’on s’accorde sur les points principaux, on vit selon la réformation évangélique.

On ne voit pas, à vrai dire, pourquoi le libre examen s’arrêterait devant la sainteté de la Bible et devant certains points de son interprétation. Le propre d’une religion fondée sur le libre examen semble bien être de se détruire enfin elle-même ; et c’est ce qui arriverait sans doute à la Réforme, si, au bout du compte, le commun des protestants n’étaient des hommes comme les autres, pliés, par sens pratique, à une habitude et à une tradition, peu capables de critique, et chez qui la liberté d’examen est un principe et une prétention beaucoup plus qu’une réalité. Mais, ceci réservé, les déductions de Rousseau sont irréprochables :

Chacun, conclut-il, en demeure seul juge en lui-même (juge de la doctrine et des interprétations) et ne reconnaît en cela d’autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la Réfomation, tel en est le vrai fondement. La raison particulière y prononce…, et il est tellement de l’essence de la raison, d’être libre que, quand elle voudrait s’asservir à l’autorité, cela ne dépendrait pas d’elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, et tout l’évangélisme croule à l’instant. Qu’on me prouve aujourd’hui qu’en matière de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu’un, dès demain je me fais catholique, et tout homme conséquent et vrai fera comme moi.

Et plus loin, contre ces pasteurs qui, avant l’affaire Rousseau, affectaient une extrême liberté d’esprit et passaient même pour « sociniens » :

Ce sont en vérité de singulière gens que messieurs vos ministres : on ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne sait même pas ce qu’ils font semblant de croire ; leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres…

Et il va plus avant. Il prête aux catholiques ce qu’ils auraient pu répondre aux premiers réformateurs, et il embarrasse ceux-ci dans leurs propres contradictions par un raisonnement que Bossuet eût avoué, et d’un accent où Bossuet eût seulement mis plus de charité et de douceur. Rousseau fait simplement, ici, le procès de la Réforme même et de son principe. Le singulier homme ! Toute cette seconde Lettre de la Montagne me paraît un chef-d’œuvre, et un chef-d’œuvre bien inattendu. Ainsi la destinée de Jean-Jacques était d’être destructeur, même du protestantisme, et cela en se conformant à ce qui est l’essence même de la Réforme et en se montrant ce que le protestantisme, dans son fond intime, conseille d’être : un individualiste forcené.

Ce heurt de Rousseau contre ceux de sa religion, me plaît extrêmement, je l’avoue. Cette aventure eut, je crois, pour l’âme de Rousseau, des conséquences que nous verrons tout à l’heure.

Mais je ne puis quitter cette première partie des Lettres de la Montagne sans vous lire une page sur Jésus, qui prouve que ce n’est pas seulement Chateaubriand, Senancour, George Sand, Michelet et Dumas fils qui ont beaucoup lu Rousseau et s’en sont souvenu, mais que c’est aussi Ernest Renan.

Je ne puis m’empêcher de dire, — écrit Rousseau dans la troisième lettre, — qu’une des choses qui me charment dans le caractère de Jésus n’est pas seulement la douceur des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la grâce et même l’élégance. Il ne fuyait ni les plaisirs ni les fêtes, il allait aux noces, il voyait les femmes, il jouait avec les enfants, il aimait les parfums, il mangeait chez les financiers. Ses disciples ne jeûnaient point, son austérité n’était point fâcheuse. Il était à la fois indulgent et juste, doux aux faibles et terrible aux méchants. Sa morale avait quelque chose d’attrayant, de caressant, de tendre ; il avait le cœur sensible, il était homme de bonne société. Quand il n’eût pas été le plus sage des mortels, il en eût été le plus aimable.

Est-ce assez « Vie de Jésus » !

Naturellement, les Lettres de la Montagne redoublèrent la fureur des ennemis de Rousseau. Elles sont brûlées à Neuchâtel, à Berne, à La Haye, à Paris. — Des morts contribuent à l’enfoncer dans sa mélancolie. Il perd le maréchal de Luxembourg, « ce bon seigneur », le « seul ami vrai qu’il eût en France », qui avait continué à lui écrire affectueusement depuis son exil, et à qui Jean-Jacques avait envoyé de longues lettres sur les mœurs du pays de Neuchâtel et sur le paysage du Val-Travers. — Vers le même temps meurt madame de Warens, « déjà chargée d’ans et surchargée d’infirmités et de misères ». Rousseau, qui n’a jamais parlé d’elle qu’avec tendresse et respect malgré tout, la place dans le ciel, — ce qui est bien, — mais aux côtés de Fénelon, — ce qui paraît excessif :

Allez, dit-il, âme douce et bienfaisante, auprès des Fénélon, des Bernex (l’ancien évêque d’Annecy), des Catinat, et de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert comme eux leur cœur à la charité véritable ; allez goûter le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la place qu’il espère occuper près de vous.

Ce n’est pas tout. Le meilleur ami (avec le maréchal de Luxembourg) et le plus puissant protecteur de Rousseau, mylord Maréchal, rappelé en Angleterre, quitte Neuchâtel. Contre le pauvre Jean-Jacques, malade, triste, désemparé, la persécution continue et s’étend, attisée un moment par un atroce pamphlet de Voltaire (le Sentiment des citoyens…). Le pasteur Montmollin abandonne Rousseau, puis excite le peuple contre lui. On insulte dans les rues le malheureux que son costume de carnaval désigne aux gamins. Dans la nuit du 6 ou 7 septembre 1765, on casse à coups de pierre quelques carreaux de sa maison. Il s’en va à Neuchâtel et, de là, à l’île Saint-Pierre dans le lac de Bienne. L’île, fort agréable, d’une lieue de tour, appartenait à l’hospice de Berne et n’avait pour habitants que le « receveur » de l’hospice avec sa famille, — de braves gens.

Rousseau passe dans cette île six semaines délicieuses ; il herborise, il se promène sur l’eau, et surtout il rêve… Vraiment on aurait bien dû le laisser là tant qu’il eût voulu y vivre ; car qui gênait-il ? Mais un décret du Sénat de Berne l’en expulse le 17 octobre. Affolé, il écrit au Sénat en lui offrant de se livrer, pour qu’on l’enferme dans une bonne prison tout le reste de sa vie… Puis il s’en va à Bienne, où des zélés lui assurent qu’il sera tranquille.

Il est encore expulsé de Bienne. Ah ! les pasteurs ne le ménagent pas, eux qui le revendiquent et l’honorent aujourd’hui.

Le pauvre homme ne sait plus que devenir. Il songe successivement à se réfugier en Écosse auprès de mylord Maréchal, à Venise, à Zurich, en Silésie, à Berlin, en Savoie, à Jersey, en Italie, en Autriche, à Amsterdam, en Corse. Finalement, et en attendant de prendre une décision, il se rend à Strasbourg, où l’accueil très chaud qu’il reçoit de toute la « société », le dédommage un peu.

Tant de malheurs achèvent de le rendre illustre, — commencent à le rendre fou, — et le purifient.

Je sais bien que Choiseul n’avait pas tort de le considérer comme un écrivain dangereux. Mais si, au lieu de le proscrire, Choiseul lui avait offert à temps (avant l’Émile) des honneurs et quelque sinécure… qui sait, mon Dieu, qui sait ?… L’ambition de Jean-Jacques avait été longtemps d’être « officiel », d’être un homme en place. Bien qu’il parle souvent de son « inaptitude à supporter aucun joug », il a souvent, d’autre part, le désir de s’insérer honorablement dans un ordre de choses bien établi, — (comme lorsqu’il rentre dans la bourgeoisie genevoise). Puis, incapable de défendre ses intérêts matériels, il avait un peu le besoin d’être protégé, de sentir sa tranquillité assurée, d’échapper au souci du lendemain… Oui, Choiseul avait d’autres moyens de l’annihiler qu’en le faisant décréter de prise de corps.

Au reste, il ne l’annihila point par ce moyen-là ; au contraire. Dès que Rousseau est persécuté par le gouvernement de France, et plus durement par les églises suisses, sa gloire devient unique, et sa réputation européenne. Et c’est autre chose que la gloire de Voltaire : c’est la renommée d’un bienfaiteur des hommes, d’un sage, d’un législateur antique. Cela prenait déjà la forme d’un culte. L’ermite de Motiers est constamment dérangé par d’illustres visites. Il ne suffit pas à sa correspondance. La Corse lui demande une Constitution. Des princes, de grandes dames, de grands seigneurs, des magistrats, des prêtres, des jeunes gens le consultent sur l’éducation, sur la religion, sur des cas de conscience. Et il leur donne de fort bonnes consultations, non seulement éloquentes — ou fines, — mais pleines de bon sens et presque toutes empreintes d’un esprit d’ordre et de conservation. Car il a presque toujours été sage pour les autres.

Mais aussi cette situation d’oracle européen exalte de plus en plus son orgueil, — en même temps que ses malheurs trop réels, et l’inquiétude continuelle où il vit, développent en lui la folie de la persécution. Mais de ces malheurs même il jouit en quelque manière, tant il les voit démesurés et exceptionnels. — Comme Chateaubriand (et ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de rapprocher ces deux hommes) Rousseau trouve extraordinaire tout ce qui lui arrive, passe son temps à s’émerveiller de sa destinée, et se console de ses duretés par ce qu’elle a d’unique, — Je ne vous en donnerai qu’un petit exemple. Dans le temps qu’on le huait à Motiers, Rousseau obtint, par mylord Maréchal, une place de conseiller d’État de Neuchâtel pour le colonel Pury, gendre de Dupeyrou :

C’est ainsi, dit-il, que le sort, qui m’a toujours mis trop haut ou trop bas, continuait à me balloter d’une extrémité à l’autre : et, tandis que la populace me couvait de fange, je faisais un conseiller d’État.

(Que de phrases de ce genre, — rappelez-vous, — dans les Mémoires d’outre-tombe !)

Et cependant, parmi cet orgueil et parmi ces commencements de démence, il n’est point douteux que Rousseau ne devienne meilleur. Ses infortunes ne le détachent point de lui-même, mais le détachent de beaucoup de choses contingentes et passagères. Il s’exerce à cette résignation qu’il définit si bien dans l’Émile. Entre ses crises d’orgueil ou de délire, il est patient et doux. Il est à noter que toutes les amitiés qu’il a faites ou confirmées dans ce temps-là (mylord Maréchal, Dupeyrou, Moultou, même l’ennuyeux d’Ivernois), il leur est resté fidèle jusqu’à sa mort, et les a à peu près exceptées de sa manie soupçonneuse.

Enfin, l’âme religieuse de Jean-Jacques devient plus purement religieuse. Si les pasteurs genevois avaient été indulgents pour lui, son spiritualisme eût assez facilement accepté la forme confessionnelle de l’église genevoise. Mais, éclairé en même temps qu’irrité par l’intolérance protestante, il se dégage de tout reste de protestantisme, et je ne dirai pas qu’il tend au catholicisme (où il passa, après tout, vingt-six ans de sa vie et qu’il pratiqua sincèrement pendant une dizaine d’années) ; mais je dirai qu’il tend à une sorte de catholicité. J’entends par là que son Dieu est le Dieu commun à toutes les religions, et aussi que son Dieu n’est point le Dieu gendarme de Voltaire, ni le Dieu géomètre de ceux des Encyclopédistes qui ne sont pas tout à fait athées, mais que c’est « Dieu sensible au cœur », et aussi Dieu-Providence (un Dieu dont il parle presque aussi souvent que Bossuet) ; quelque chose de plus, en vérité, que le Dieu des déistes-rationalistes.

Et, en outre, il serait sans doute un peu excessif de dire qu’il incline de cœur au catholicisme : mais pourtant, jugeant cruels et stupides les ministres de la religion du libre examen, lesquels le persécutent à la fois par méchanceté et par ignorance du vrai principe de la Réformation ; considérant d’ailleurs et découvrant peut-être l’infirmité d’esprit de la plupart des hommes, et même sentant quelquefois sa propre tête faiblir, il n’est pas sans éprouver quelque sympathie pour l’esprit de soumission et de non-examen des catholiques, qui eux, au surplus, ne l’ont pas traqué.

De très nombreux passages de ses lettres des années suivantes manifestent les sentiments que je viens d’indiquer.

J’en citerai quelques-uns sans beaucoup d’ordre :

A madame de B…, déc. 1763 :

Vous avez une religion qui dispense de tout examen : suivez-la en simplicité du cœur.

— A M. M…, curé d’Ambérier en Bugey, auquel il recommande Thérèse :

… Bonjour, monsieur, je suis plein de vous et de vos bontés, et je voudrais être un jour à portée de voir et d’embrasser un aussi digne officier de morale. Vous savez que c’est ainsi que l’abbé Saint-Pierre appelait ses collègues les gens d’église.

— A M. Marcel, maître de danse de la cour du duc de Saxe-Gotha :

… Je n’ai jamais aspiré à devenir philosophe, je ne me suis jamais donné pour tel, je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l’être.

— A un abbé qui a des doutes sur divers points du dogme catholique et qui songe à quitter son état :

Quoi, monsieur…, dans un point de pure spéculation, dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n’importe ni à Dieu ni aux hommes, nous nous ferions un crime de condescendre aux préjugés de nos frères et de dire oui où nul n’est en droit de dire non ?

— A M. Séguier de Saint-Brisson, un jeune homme inquiet, brouillé avec sa mère sur des questions de religion (22 juillet 1764) :

… Vous voulez secouer hautement le joug de la religion, où vous êtes né ? Je vous déclare que, si j’étais né catholique, je demeurerais catholique, sachant bien que votre Église met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder l’abîme des choses…

— De même à l’abbé de X…, autre prêtre troublé (11 nov. 1764) :

… De quoi s’agit-il au fond de cette affaire ? Du sincère désir de croire, d’une soumission du cœur plus que de la raison ; car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend, et c’est par la seule volonté qu’on peut être soumis ou rebelle à l’Église… Je commencerais donc par choisir pour confesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé, tel qu’on en trouve partout quand on les cherche… Je lui dirais : Je sens que la docilité qu’exige l’Église est un état désirable pour être en paix avec soi ; j’aime cet état, j’y veux vivre… Je ne crois pas, mais je veux croire, et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lumières, quel argument puis-je avoir à craindre ? Je suis plus fidèle que si j’étais convaincu.

Je ne sais pas bien, n’étant pas théologien, si tout cela est d’une orthodoxie irréprochable ; je ne vous dis pas non plus que les prêtres troublés qui consultaient Rousseau fussent encore de très bons prêtres… Mais toujours il leur conseille l’effort pour croire et la soumission : voilà le fait. A tout mettre au pis, le catholicisme des dernières années de Rousseau vaut bien celui de Lamartine, par exemple.

— Au chevalier d’Éon (Wootton, 31 mars 1766) :

… Si mon principe (le libre examen) me paraît le plus vrai, le vôtre (l’autorité) me paraît le plus commode ; et un grand avantage que vous avez est que votre clergé s’y tient bien, au lieu que le nôtre (le clergé protestant), composé de petits barbouillons à qui l’arrogance a tourné la tête, ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il dit, et n’ôte l’infaillibilité à l’Église qu’afin de l’usurper chacun pour soi.

— A M. Roustan (Wootton, 7 sept. 1766) :

… Le clergé catholique, qui seul avait à se plaindre de moi, ne m’a jamais fait ni voulu aucun mal ; et le clergé protestant, qui n’avait qu’à s’en louer, ne m’en a fait et voulu que parce qu’il est aussi stupide que courtisan.

— A Moultou, troublé lui aussi, quoique pasteur, une très belle lettre de réconfort et d’exhortation à croire du moins à Dieu (Monquin, 14 fév. 1769). — Et je vous signale surtout la lettre à M. de M…, autre esprit inquiet et travaillé de doutes, qui est un émouvant commentaire de la Profession de foi du Vicaire Savoyard. (Bourgoin, 15 janvier 1769.) J’y relève ces mots :

… J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment ; maintenant je crois parce que j’ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnements, tandis que ma judiciaire affaiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force… et je m’y tiens en confiance et en conscience.

Et plus loin, sur ce qu’il y a un point, dans la recherche, où la raison doit sentir ses limites :

Alors, saisi de respect, l’homme s’arrête, et ne touche point au voile, content de savoir que l’Être immense est dessous.

Et sur la douceur de Jésus :

… Douceur qui tient plus de l’ange et du Dieu que de l’homme, qui ne l’abandonna pas un instant, même sur la croix, et qui fait verser des torrents de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut.

Il ne faut rien exagérer. Il est certain que, depuis les Charmettes, Rousseau avait cessé d’être catholique au sens entier du mot, c’est-à-dire de croire aux dogmes et à la hiérarchie du catholicisme. Il est certain qu’à partir de 1754, l’antipapisme de son enfance lui était revenu, notamment dans le Contrat social. Mais il est certain aussi que, du jour où les protestants l’avaient persécuté, il avait cessé d’être anti-catholique. Une partie du clergé de France avait pour lui une sympathie secrète, d’abord en haine des Encyclopédistes, puis parce que Rousseau ne fut jamais impie.

Sur la divinité du Christ, il n’a point de négation formelle. Dans un fragment (Morceau allégorique sur la Révélation) qui est probablement des dernières années de sa vie, et qui est écrit dans le goût et le ton des Paroles d’un Croyant, il nous montre Socrate pénétrant dans le temple des idoles, — puis Jésus. Au moment de l’entrée de Jésus :

Une voix se fait entendre dans les airs, prononçant distinctement ces mots : C’est ici le Fils de l’homme ; les cieux se taisent devant lui ; terre, écoutez sa voix. Jésus monte sur l’autel de la principale idole et la renverse sans effort, et, montant sur le piédestal avec aussi peu d’agitation, il semblait prendre sa place plutôt qu’usurper celle d’autrui.

Puis, il parle… et :

On sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien, parce qu’il en avait la source en lui-même.

Sur la messe même, le « vicaire savoyard », qui continue de la célébrer, s’exprime ainsi dans la Profession de foi :

… Quand j’approche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu’exige l’Église et la grandeur du sacrement ; je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence ; je me dis : Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie ? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profané dans mon cœur.

Tout cela n’est pas la foi entière, et n’est donc pas la foi. Mais ce n’est pas non plus la négation. C’est d’un homme qui se souvient d’avoir cru. Beaucoup de prêtres en France savaient du moins gré à Rousseau de n’avoir jamais écrit une parole blasphématoire.

Retournons au Rousseau de 1762-1766.

Jamais il n’a été plus éloquent ni plus émouvant que dans ses professions de foi religieuses de ce temps-là ; jamais il n’a été plus sage que dans ces consultations qu’il donnait aux âmes troublées : jamais il n’a été plus grand écrivain… Et cependant il est déjà fou.

Fou sur un point. Il soupçonne tout le monde, même et surtout ses anciens amis, de le haïr, de l’espionner, de le trahir, de le persécuter, de former un vaste complot pour le rendre odieux et pour le déshonorer. — Dès l’Ermitage, il montrait des signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque sans relâche ; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que l’histoire d’un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu’il porte dans son imagination, c’est-à-dire par lui-même.

Nous l’avons laissé à Strasbourg, cherchant encore où il s’établirait. Il semble se décider pour Berlin. Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu d’asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766, il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.

Hume avait la réputation d’un fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la comtesse de Boufflers :

Mon pupille est arrivé en bonne santé ; il est très aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable.

Et à la marquise de Barbentane :

… Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d’une sensibilité exquise… Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c’est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande facilité..

Assurément ces phrases sont d’un ami. Mais elles impliquent tout de même qu’aux yeux de Hume Rousseau est un être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d’Horace Walpole, de d’Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui ; mais cela ne l’avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une plaisanterie de Walpole sur Rousseau : une prétendue lettre du roi de Prusse, où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son « besoin » de se croire persécuté. Comme, après tout, il l’avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle, et c’est à quoi David Hume n’avait pas pris garde. — Bref il aimait Rousseau, oui ; mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un peu d’ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela le rendait fou, simplement.

Et c’est pourquoi, transporté par Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu’un loyer fort modique, — c’est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt brusquement avec Hume, l’accuse d’avoir conspiré son déshonneur avec d’Alembert et le médecin Tronchin, et déclare Hume l’homme le plus fourbe et le plus méchant de l’univers.

Ses griefs ? Ils nous éclairent tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il ? Voici : — Hume n’a pas admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles ; cela, évidemment, à l’instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l’argent de Rousseau, de le traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu’ils étaient en tête à tête, Hume l’a fixé d’un regard sec et moqueur ; Rousseau est traversé par cette idée, que ce regard est celui d’un scélérat ; mais, pris soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s’écriant d’une voix entrecoupée : « Non, non, David Hume n’est pas un traître ; s’il n’était le meilleur des hommes, il faudrait qu’il en fût le plus noir. » Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs fois d’un ton tranquille (oh ! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à sa place) : « Quoi, mon cher monsieur ?… Eh ! mon cher monsieur… Quoi donc, mon cher monsieur ?… » — Et les autres griefs de Jean-Jacques sont à l’avenant.

Il reste, je crois, que Hume, à l’origine, a manqué un peu de délicatesse, — et qu’ensuite il a manqué d’indulgence. Mais il est vrai qu’il en fallait beaucoup avec un si étrange malade.

 

Rousseau quitte Wootton en mai 1767. Pendant trois années encore, — inquiet, effaré, malade, — poussant la manie du soupçon jusqu’à se croire visé par deux vers inoffensifs d’une tragédie de Du Belloy ; — quittant brusquement Grenoble parce qu’un bonhomme de président, après l’avoir accablé de politesses, lui avoue naïvement qu’il ne connaît pas ses ouvrages ; — inscrivant sur des portes d’auberge les pensées de son orgueil ; — entrevoyant quelquefois sa propre démence, comme lorsqu’il écrit à M. de Saint-Germain : « Si j’avais trouvé plutôt un cœur où le mien osât s’ouvrir…, ma raison s’en trouverait mieux », ou à d’Ivernois : « Je commence à craindre, après tant de malheurs réels, d’en voir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau (28 mars 1768) » ; puis ressaisi par ses visions habituelles ; — n’ayant plus, pour tous livres, que Plutarque, l’Astrée et le Tasse ; — incapable, dit-il, de penser ; — incapable de demeurer longtemps à la même place, — il reprend, déjà vieux, la vie errante de son adolescence et de sa jeunesse ; se fait appeler « Renou » (du nom de famille de la mère Levasseur) ; s’en va à Fleury-sous-Meudon, chez le marquis de Mirabeau ; puis à Trye, chez le prince de Conti, d’où le délogent les tracasseries des domestiques qui lui refusent, dit-il, les fruits et les légumes du jardin ; puis à Lyon, puis à Grenoble, puis à Bourgoin, où il épouse Thérèse en présence de Dieu, de la nature et de deux citoyens vertueux ; puis à Monquin, d’où le chasse la querelle de Thérèse avec une servante ; puis (de nouveau) à Lyon, — et enfin à Paris, où il s’installe rue Plâtrière à son domicile d’autrefois, et reprend l’habit français.

C’est là que, pendant huit ans, il vit — enfin — comme un sage. Il n’est plus — enfin — l’obligé de personne. Il paye — enfin — son loyer comme tout le monde. Il a renoncé — enfin — aux grands seigneurs et aux grandes dames. Il ne lit plus guère et n’écrit presque pas. Mais il s’amuse à la botanique, il se promène, il herborise. Il a à peu près douze cents livres de rente viagère ; à quoi il ajoute environ cinq cents livres bon an mal an, en copiant de la musique, ce qui est son plaisir. (En six ans, six mille pages de musique à dix sous).

Nous avons, sur ce Rousseau des dernières années, beaucoup de témoignages, parmi lesquels l’Essai (inachevé) sur Jean-Jacques Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre ; les six Lettres de Corancez dans le Journal de Paris, an VI ; et Mes visites à J.-J. Rousseau par M. Eymar, fils d’un négociant de Marseille et venu à Paris pour voir son idole.

Pour cette nouvelle génération, Rousseau est une espèce de saint laïque. Saint-Pierre, Corancez, Eymar ne voient que ses vertus, qui furent réelles et qui, au moment où ils connurent Rousseau, étaient à peu près dégagées de tout mauvais alliage.

On a beaucoup accusé Rousseau d’avoir été ingrat. Ce n’est pas mon avis, — deux ou trois mauvais mouvements de sa jeunesse mis à part. — Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui s’imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu’enfin, excédé, il se dérobe brusquement. Mais il n’a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez, etc..

Durant ses dernières années, il apparaît dans tout son beau. Rousseau, il faut le dire, est extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer tranquillement à une pension du roi d’Angleterre, parce qu’il l’avait eue par l’intermédiaire de Hume. — Il est très charitable, très bienfaisant, comme on disait alors. Il est sobre. Il est d’une charmante simplicité de mœurs. Il est doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de personne, — (excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et seulement en tant qu’ils le persécutent ; et il est à remarquer que, dans ses Confessions, il n’est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame d’Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de susceptibilité ombrageuse : mais ses amis de la dernière heure le savent et le lui passent ; et toujours il leur revient. A l’ordinaire, c’est un homme simple, doux et résigné, un véritable sage, d’une sagesse passive, un peu à la manière d’un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement : « Si mon mari n’est pas un saint, qui est-ce qui le sera ? »

Et pourtant ce sage est un fou. Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime d’une conspiration universelle ; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau qu’il ignore être Jean-Jacques ; et cela forme trois dialogues ; et cela s’étend sur cinq cent quarante pages, et c’est plein de redites et de rabâchages sinistres ; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau n’a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres divagations.

Elles n’étonnent pas trop, lorsqu’on a suivi sa correspondance, surtout depuis 1762. Il écrit, le 28 septembre 1762, à madame de Latour-Franqueville (la plus entêtée de ses fidèles) :

Quiconque ne se passionne pas pour moi est indigne de moi… Quiconque ne m’aime pas à cause de mes livres est un fripon.

Le prologue du livre xiie des Confessions, la superbe lettre de quarante-cinq pages à M. de Saint-Germain (Monquin, 26 février 1770) qui est à la fois son apologie et son examen de conscience, rendent déjà, en plein, le son de la folie. A partir du 9 février 1770, il adopte, on ne sait pourquoi, une manière de dater inutilement bizarre, et il met à toutes ses lettres, en épigraphe, ces quatre vers (je ne sais où il les a pris ; peut-être sont-ils de lui) :

Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s’ouvrir aux regards des hommes.

Dans les Dialogues, c’est la folie définitive. J’aurais voulu rechercher pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus remarquables de déraison. Mais je n’en ai plus le temps. Je vous dirai seulement ce que Rousseau croit voir. Voici.

… On dispose autour de lui les murs, les planchers, les serrures pour l’espionner… On l’enveloppe de mouchards, de filles, de mendiants stylés… On ouvre toutes ses lettres… S’il entre dans un lieu public, tout le monde l’entoure et le fixe, mais en s’écartant de lui et sans lui parler… Au parterre on a soin de placer à côté de lui un garde ou un sergent… On le signale partout aux facteurs, commis, gardes, mouches, savoyards, colporteurs, libraires… S’il cherche un livre, un almanach, il n’y en a plus dans Paris… Les décrotteurs refusent de le décrotter… S’il veut passer l’eau vis-à-vis les Quatre-Nations, on ne passe pas pour lui, même en payant le coche entier… On lui envoie tous les jours des espions sous forme de solliciteurs… On dit aux mendiants de lui rejeter son aumône au nez… On crache sur lui dans la rue toutes les fois qu’on le peut sans être aperçu de lui… On lui donne tous les signes de la haine, en l’accablant des plus fades compliments… En Dauphiné, on écartait de lui toute encre lisible, et celle qu’on lui laissait devenait blanche sur le papier… On ne lui dit que de fausses nouvelles… Pendant huit ans on s’est amusé à le faire voyager à grands frais, lui et sa compagne… On s’arrange pour que, chez les marchands, il paye les denrées moins cher que les autres acheteurs, afin de lui faire publiquement l’aumône malgré lui et de l’humilier… On cherche à l’amener au suicide… On l’accuse de crimes dont il ne peut se défendre, puisqu’il ne connaît pas les accusateurs. Quels crimes ? Il ne sait pas non plus, sinon qu’on raconte qu’il est débauché et atteint d’une maladie honteuse, et qu’il trompe sur le prix de ses copies de musique. — Pour le reste, il ne sait pas, mais il sait qu’on l’accuse, etc., etc… (Et tout cela revient vingt fois dans les Dialogues parce qu’il les écrit sans se relire.)

Qui lui fait toutes ces misères ? « On ». Qui, on ? Tout le monde, les grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes galantes, — l’Europe, l’univers entier, — et particulièrement Grimm, madame d’Épinay, Diderot, Hume, d’Alembert, et tous les philosophes, — Choiseul à leur tête.

(Dans la réalité, les philosophes avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un « original » et comme un malade ; puis avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s’était déclaré publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme un fou malfaisant : voilà tout ; et il est vrai que c’était déjà quelque chose, mais rien d’imprévu, d’extraordinaire ni de mystérieux.

Quant aux persécutions prétendues qu’il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes s’expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la police de le protéger contre cette curiosité. — Les marchandises qu’on lui vend moins cher qu’aux autres, c’est un souvenir déformé d’une attention délicate de madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à l’épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la différence… Et ainsi, je crois, du reste.)

« On » conspire contre lui. Qui encore, « on » ? « Ces messieurs », c’est-à-dire les philosophes, la « secte philosophique ». — « Ces messieurs » ! Jean-Jacques traite les philosophes exactement comme les « libéraux », plus tard, traiteront les jésuites. Il écrit dans le deuxième Dialogue :

Grands imitateurs de la marche des jésuites, ils (les philosophes) furent leurs plus ardents ennemis, sans doute par jalousie de métier et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire, la même dextérité que les autres gouvernaient les consciences… et substituant peu à peu l’intolérance philosophique à l’autre, ils deviennent, sans qu’on s’en aperçoive, aussi dangereux que leurs prédécesseurs.

Et il y revient infatigablement dans le troisième Dialogue, parle de l’« Inquisition philosophique » des « missionnaires du matérialisme et de l’athéisme » et des complots de la secte philosophique contre toute religion et toute morale. Et cela est à rapprocher d’un passage bien curieux du livre IX des Confessions :

… Je me rappelai le sommaire de la morale de Grimm, que madame d’Épinay m’avait dit qu’elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un seul article, savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l’appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d’esprit. Mais je vis bientôt que ce principe était réellement la règle de sa conduite, et je n’en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C’est la doctrine intérieure dont Diderot m’a tant parlé, mais qu’il ne m’a jamais expliquée…

Et voilà donc Jean-Jacques fournissant des arguments à quelque historien catholique de la Franc-Maçonnerie.

Ces jugements de Rousseau sur les Encyclopédistes ne sont peut-être pas d’un insensé. Où il délire, c’est sur le complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime. Oui, il est bien fou sur ce point.

Mais, au fait, n’a-t-il été fou que sur ce point-là ?

Dixième conférence.
Les « Rêveries ». — Résumés et conclusions

Lorsque Rousseau eût terminé la rédaction désordonnée et douloureuse des cinq cent quarante pages de ses Dialogues, il se demanda comment il ferait parvenir cette apologie à la connaissance des hommes.

Le plus simple eût été de porter son manuscrit chez le libraire Duchesne ou le libraire Pissot qui eussent accueilli avidement cette aubaine. Mais Jean-Jacques se méfiait du monde entier. — Les « coquilles » qui se rencontraient dans ses livres imprimés, il les attribuait à la malice de ses ennemis ; et il criait qu’« on » défigurait ses ouvrages pour le perdre.

Il était dans un état d’âme proprement mystique. Il se voyait comme le saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n’ayant de recours qu’en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme, — fils du rêve, — ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. Il semble qu’à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent parachevées en lui et que les autres lui fussent venues : douceur, charité, résignation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté ; toutes, dis-je, sauf l’humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son détachement du monde étaient complets.

Je doute, écrit-il, que jamais mortel ait mieux et plus sincèrement dit à Dieu : Que ta volonté soit faite, et ce n’est pas sans doute une résignation fort méritoire à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter son cœur.

Et c’est pourquoi il eut la pensée de s’en remettre à Dieu du sort de son manuscrit. Il le recopia de sa plus belle plume de calligraphe et d’ouvrier graveur et résolut, — lui calviniste, mais qui communiquait avec Dieu par-dessus les religions, — d’aller déposer le paquet sur le grand autel de l’église de Notre-Dame, « espérant que le bruit de cette action ferait parvenir son manuscrit sous les yeux du roi ».

Le samedi, 24 février 1776, ayant enveloppé le manuscrit des Dialogues et y ayant mis cette suscription : « Dépôt confié à la Providence », il se rendit sur les deux heures à Notre-Dame et marcha vers le grand autel.

Mais toutes les grilles du chœur étaient fermées. Rousseau fut bouleversé par cette sorte de refus de Dieu. Il sortit rapidement de l’église, « résolu, dit-il, de n’y rentrer de ses jours ».

Il copie ses cinq cent quarante pages une troisième fois, cherche des mains sûres où il puisse les remettre, et n’en trouve pas. Il arrive alors à la résignation parfaite :

J’ai donc pris enfin mon parti tout à fait ; détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés jugements des hommes, je me résigne à être à jamais défiguré parmi eux… Ma félicité doit être d’un autre ordre ; ce n’est plus chez eux que je dois la chercher… Délivré même de l’inquiétude de l’espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon cœur.

Il vit ainsi deux ans encore, rêvant, herborisant, copiant de la musique, — consolé un peu par quelques adorateurs patients. Mais ses maux physiques redoublent. Thérèse aussi tombe malade. Rousseau n’est pas assez riche pour payer une servante. Ses douze cents ou quatorze cents francs de rente viagère (car il varie sur le chiffre) et ce que lui rapportent ses copies, lui permettrait de se mettre en pension, avec Thérèse, dans quelque établissement décent. Mais ce serait trop simple. — Un peu auparavant, par un geste ordinaire aux monomanes de son espèce, il avait écrit et fait distribuer deux circulaires « au peuple français », l’une pour protester contre la falsification de ses livres par les libraires, l’autre pour proclamer son innocence et la scélératesse de ses ennemis. Il en rédige une troisième, où il expose sa détresse depuis la maladie de Thérèse et demande, pour lui et pour elle, le vivre et le couvert à qui voudra les leur donner, offrant en retour « ce qu’il a d’argent, d’effets et de rentes ».

C’est alors qu’il accepte de s’installer à Ermenonville, chez le marquis de Girardin, — homme excellent, qui obligeait ses enfants à aller décrocher leur déjeuner au haut d’un mât, et qui finit dans le mesmérisme. Et c’est à Ermenonville que Jean-Jacques meurt quarante-deux jours après. Et l’on ne saura jamais avec certitude s’il s’est suicidé ou s’il est mort naturellement ; car les certificats de médecins, dans ces affaires, ne prouvent pas grand’chose ; et l’un de ses meilleurs amis, Corancez, croit au suicide ; et M. Berthelot, qui a tenu dans ses mains le crâne de Jean-Jacques (le 18 décembre 1897) écarte bien sans doute le suicide par un coup de pistolet dans la tête, mais non par le poison, ou un coup de pistolet au cœur. La piété de Rousseau me ferait croire à la mort naturelle ; mais à cette époque, il n’était plus toujours maître de ses actes… Donc, je ne sais pas.

Or, dans ses deux dernières années, c’est-à-dire dans un temps où il donnait les signes les plus évidents de folie, il écrivait les dix chapitres des Rêveries d’un promeneur solitaire, c’est-à-dire le plus beau (avec les Confessions), le plus original, le plus immortellement jeune de ses livres.

Ce sont des impressions, des souvenirs, des récits de promenade, des descriptions, des examens de conscience, souvent des sortes de soliloques d’un ton religieux :

Livrons-nous tout entier, dit-il, à la douceur de converser avec mon âme, puisqu’elle est la seule (cette douceur) que les hommes ne puissent m’ôter.

J’ai déjà, au cours de mes leçons, puisé plusieurs fois dans les Rêveries. On y trouve, plus encore que dans les Dialogues, un détachement parfait, l’abandon total à Dieu :

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal… et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre infortuné, mais impassible comme Dieu même.

« Comme Dieu même ? » Réveil d’orgueil. Quand sera-t-il humble ? Ne saura-t-il jamais que l’humilité n’est pas seulement la plus religieuse, mais aussi la plus philosophique des vertus ? Se résigner à n’être que le peu qu’on est, et craindre de surfaire ce peu, n’est-ce point l’achèvement de la sagesse ?

Il est sur la voie pourtant… Il est moins indulgent pour lui-même. — Proche de la mort, — des fautes qui lui reviennent du fond de son passé, il en retient deux seulement : et nous connaissons à cela que ce sont à ses yeux ses deux plus grandes fautes, ses deux remords. C’est d’abord l’abandon de ses enfants, — et c’est aussi, — cinquante ans après, — le mensonge par lequel il accusa la pauvre Marion d’avoir volé le ruban…

Et là-dessus vient une dissertation pénétrante et stricte sur le mensonge, comme d’un pénitent qui a souvent menti dans sa vie, et qui en souffre. Et cela, — pour la première fois, et la seule, — l’amène à un sentiment qui est bien, enfin, de l’humilité, ou qui en est bien proche :

Ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j’avais choisie ( Vitam impendere vero ). Cette devise m’obligeait plus que tout autre homme à une profession étroite de la vérité… Voilà ce que j’aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j’osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse, mais cela m’excuse bien mal. Avec une âme faible, on peut tout au plus se garantir du vice ; mais c’est être arrogant et téméraire d’oser professer de grandes vertus.

Ici, vraiment, il commence à se connaître. Cependant, il ne voit encore et ne condamne que les mensonges de sa vie, — non les mensonges, plus funestes, de ses livres. Ceux-là, il mourra sans les connaître, car ils sont toute son âme, où l’aveugle sensibilité est reine.

Enfin, c’est dans la cinquième Promenade, plus encore que dans le voyage de Saint-Preux aux montagnes du Valais (Nouvelle Héloïse, I, lettre 23), plus encore que dans le pèlerinage de Saint-Preux et de Julie à la Meilleraye (IV, lettre 17), que Rousseau apporte, en toute vérité, une façon nouvelle, — nouvelle par le degré, nouvelle par l’insistance, — de voir, de sentir, d’aimer et de décrire la nature.

Sur quoi l’on se demande : — Comment peut-il être fou, et écrire en même temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles ? Je réponds : — C’est peut-être qu’au fond il l’a toujours été, — par intermittence, mais toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.

En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes ? — Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d’un homme à qui il prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s’aperçoit que son nouvel ami est inférieur à l’image qu’il s’en formait, et aussi que cet ami aime moins qu’il n’est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi ; et de cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison universelle, à un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, flagrant surtout dans ses Dialogues.

Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres écrits ?

Croire la nature bonne parce qu’il se sent bon en suivant la nature, c’est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît ; croire la société mauvaise parce qu’il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c’est la société qui a corrompu la nature ; — ou bien, parce qu’il aime la vertu surtout dans ses gestes exceptionnels, et parce qu’il n’a pas les sens jaloux, et qu’il n’a guère connu, de la passion, qu’une certaine langueur à la fois brûlante et inactive, croire qu’un mari, une femme, son ancien amant et une tendre amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre eux rien de caché, trois de ces personnages n’ayant d’ailleurs d’autre occupation que d’adorer, ménager et soigner l’amant, qui est Rousseau lui-même sous le nom de Saint-Preux ; — ou bien, parce qu’il se ressouvient vivement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république, et parce qu’un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion civique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c’est assurer le bonheur et la liberté de l’homme que de le livrer tout entier à l’État ; — ou bien, dans sa vie même, parce qu’il aime la vertu, se croire vertueux, et, parce qu’il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où il le croit ; — ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l’univers le persécute parce qu’il a rencontré quelques amis infidèles : tout cela, n’est-ce pas, en somme, la même opération de l’esprit, le même triomphe exorbitant de l’imagination et de la sensibilité sur la raison ? Et, si Rousseau peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j’ai énumérés, qui osera dire que, sauf le degré, il ne l’était pas aussi dans les autres ? Il l’était… oh ! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d’hommes à nos yeux, si nous les connaissions, s’ils écrivaient des livres et si, parmi leur déraison, ils avaient quelque génie.

Joignez à cela les maladies de Rousseau, dont je ne veux pas refaire la lamentable liste. Ses maladies ne lui ont point donné sa sensibilité : mais elles l’ont faite plus aiguë et plus dominante en lui fournissant plus d’occasions de s’exercer. Elles l’ont souvent condamné à la solitude. Elles l’ont forcé de vivre replié sur soi. Jamais écrivain n’est moins sorti de lui-même, n’a plus constamment rapporté tout à lui, — et n’a cru, du reste, à la perversité de plus d’individus que cet ami de l’humanité et cet homme si persuadé de la bonté naturelle de l’homme.

Cette déraison, cette subordination totale du jugement à la sensibilité, lui fait une place unique dans notre littérature. Comparez-le, je ne dis pas aux grands écrivains du xviie  siècle, mais à Voltaire, à Montesquieu, à Buffon, même à l’aventureux Diderot. Oh ! qu’ils vous paraîtront sensés ! Pourquoi ne pas le dire ? D’innombrables pages de Rousseau éclatent d’une absurdité ingénument insolente. Je vous ai fait remarquer que ses plus déterminés partisans sont souvent obligés eux-mêmes de l’interpréter et d’avouer qu’ils l’interprètent : il ne faut pas, assurent-ils, considérer ce qu’il a dit, mais ce qu’il a voulu signifier, et qui est profond ou qui est sublime. Or Rousseau est le seul de nos classiques (si toutefois on lui peut encore donner ce nom) qui ait besoin d’une interprétation aussi complaisante et aussi radicalement transformatrice du texte. Les autres peuvent se tromper : ils disent bien ce qu’ils disent, et non autre chose. Parmi leurs audaces ou leurs caprices, leur raison demeure. Ils restent dans la tradition française. Rousseau, cet interrupteur de traditions, Rousseau, cet étranger, insère dans notre histoire littéraire un phénomène, un « monstre » (qui aura pour lignée tous les déséquilibrés, grands ou petits, du xixe  siècle).

De là, peut-être, son attrait. Outre qu’il avait du génie et, au plus haut point, le don de l’expression, l’humanité est telle que c’est peut-être la part d’absurdité qui est dans son œuvre, qui a permis à Rousseau d’exercer une si prodigieuse influence. On allait vers lui à cause de sa déraison brillante et émue de poète-dialecticien, à cause des singularités et des contradictions même de sa personne et de sa vie, à cause de la vibration délirante que son âme malade communiquait à ses livres. Oui, l’attrait de Rousseau, c’est souvent le mystérieux « attrait de l’absurde ». Car l’absurde a son attrait, en tant qu’il offre à la sensibilité l’image subite et grossière d’une facile revanche contre ce qu’il y a de pénible dans la réalité.

Résumerai-je maintenant son œuvre, et ce qu’on appelle son système ? D’autres l’ont fait, et de telle façon que je ne l’essaierai point après eux. Faguet d’abord, et avec quelle pénétration ! dans son xviii e siècle. Il avoue seulement n’avoir pu, malgré ses efforts, faire logiquement rentrer le Contrat social dans l’ensemble du système de Jean-Jacques.

— M. Gustave Lanson a été plus heureux. Vous devez lire, dans son histoire de la Littérature française, son chapitre sur Rousseau, si vous aimez Rousseau avec intransigeance, et si vous désirez croire à la cohérence et à l’unité de son œuvre, et à sa bienfaisance inépuisée. Cette étude est d’ailleurs un modèle d’interprétation subtile et d’ingénieuse reconstruction.

Je ne puis vous la remettre sous les yeux ; mais un manuel à l’usage des lycées se trouve résumer ainsi le résumé de M. Lanson :

Système de Rousseau. — 1º L’état de nature est bon, l’état social est mauvais, — voilà la thèse. — 2º Mais on ne peut revenir à l’état de nature, il faut donc se résigner à l’état social comme à un pis-aller nécessaire, — voilà l’antithèse. — 3º D’ailleurs on peut améliorer l’état social en le rapprochant, par divers moyens, de l’état de nature, — voilà la synthèse.

Dès lors on aperçoit comment le développement du premier et du troisième point se distribue entre ses œuvres. — La bonté de l’état de nature et les vices de l’état social, voilà le sujet des deux Discours et de la Lettre à d’Alembert. — Remédier aux maux de l’état social pour l’individu par une éducation conforme à la nature, voilà le sujet de l’Émile ; — y remédier pour l’homme en famille par la pratique des vertus de la famille selon la nature, qui sont capables de purger les passions mondaines des deux sexes, voilà le sujet de la Nouvelle Héloïse ; — y remédier enfin, pour les hommes soumis à un gouvernement, par l’observation loyale des conditions qu’ils mirent jadis à cette soumission et que leur dicta la nature (paraît-il), voilà le sujet du Contrat social.

Et ainsi :

L’homme social sera réconcilié avec l’homme naturel comme individu, comme époux, comme citoyen.

Les écoliers qui liront cela, et qui s’en contenteront, considéreront sans doute Rousseau comme l’esprit le plus rectiligne et le plus géométrique entre les grands écrivains. Je crois que ces innocents seront loin de compte.

D’abord, un système qui sous-entend ceci : «  Mes instincts et mon bon plaisir sont sacrés, et je les appelle nature », et qui tient en ces deux lignes : « La nature est bonne, la société l’a corrompue ; donc revenons le plus possible à la nature » est un système assez pauvre, et qui repose, en outre, sur le plus arbitraire et le plus imprécis des postulats. Ce n’est pas un système, c’est un état sentimental. La répétition continuelle d’un seul principe, et d’un principe aussi douteux, ne suffit pas à faire un système ni une philosophie sociale. Un seul principe, oui, mais dont Rousseau tire, selon son humeur, des conséquences dont beaucoup se contredisent entre elles, — sans compter les désaveux formels que sa correspondance inflige à tous ses ouvrages, — (et sans compter encore les contradictions, excusables peut-être, mais si fréquentes, de ses actes avec ses écrits).

Mais ce principe même (nature bonne, société mauvaise) — qui n’est au fond qu’une commode formule de révolte, — l’aurait-il rencontré, si, lorsqu’il était déjà dans sa trente-huitième année, tout occupé de musique et de théâtre galant, la question de l’Académie de Dijon ne le lui avait suggéré ? Et la plus grande partie de son œuvre n’est-elle pas comme suspendue à ce hasard ? Eût-il conçu la superstition de l’égalité, sans une nouvelle question de cette fatale Académie ? Eût-il écrit la Nouvelle Héloïse s’il n’avait pas connu mademoiselle de Breil, puis madame d’Houdetot et Saint-Lambert ? Etc., etc.. — On peut, direz-vous, se poser des questions de ce genre sur tous les écrivains et à propos de tous les livres. — Non pas, mais seulement à propos d’« ouvrages d’imagination », d’ouvrages de poètes ou de romanciers : et Jean-Jacques est toujours poète ou romancier. — Et je crois vous avoir montré, en effet, que tous ses ouvrages lui ont été inspirés par des circonstances privées, et qu’ils s’expliquent par là d’abord, — puis par son tempérament, son état physique, par telle ou telle partie de son passé, et, j’oserai dire, par celle de ses âmes qui, dans tel ou tel moment, agissait en lui : âme de Genevois, âme de protestant, âme de catholique ; âme de vagabond et de révolté ; âme d’amoureux impuissant, âme de simulateur par soif d’émotion, âme de rêveur et presque de fakir, âme de malade. Il n’est pas bien surprenant qu’une œuvre écrite par des âmes si diverses n’offre point une bien sévère unité ; et l’on ne s’étonnera donc ni des contrariétés intérieures de la Julie, de l’Émile et du Contrat social, ni des contradictions du Contrat social avec la Julie ou l’Émile, ni des contradictions de tous ces livres avec ses lettres. — Où donc est l’unité ? Non point, à mon avis, dans le système, mais dans ce fait que toutes ces âmes tourmentées dont se compose la personne de Jean-Jacques ont en commun une sensibilité morbide et le plus souvent exclusive du jugement et de l’esprit critique. — Ou plutôt simplifions encore. Réunissons d’une part le vagabond, le déclassé, le rêveur alangui, le plébéien, le malade, et aussi le protestant, c’est-à-dire l’homme d’une religion fondée sur le libre examen (et tout cela ensemble fait peut-être un anarchiste) — et d’autre part… quoi ? l’homme qui reste quand même un peu d’une patrie et d’une tradition, et le protestant marqué de tendresse catholique ; et concluons : — Un individualisme outré, avec, çà et là, quelque vestige, de traditionalisme par la vertu du sentiment religieux : voilà où est peut-être l’unité, trouble et secrète, des œuvres de Rousseau, si elle est quelque part. Et encore cette unité demeure-t-elle une dualité

 

Il me reste à indiquer les nouveautés de Rousseau et sa double influence, politique et littéraire.

Parmi ses nouveautés, je vois d’abord son style. La nouveauté, ici, me paraît celle d’une chose ancienne retrouvée et enrichie. J’ai déjà dit à propos du premier Discours, que Rousseau prosateur renoue une tradition. Nourri, loin de Paris et de la mode, des grands écrivains du xviie siècle, lorsqu’il se met à écrire, il en adopte la phrase harmonieuse, complexe, périodique. On a dit qu’il avait retrouvé le style de Bossuet : il en retrouve du moins l’ampleur et le mouvement. Il a moins d’images que Bossuet, et moins inventées ; mais il en a de fort belles et quelquefois empruntées à des objets nouveaux. Sa construction est plus serrée, et d’une syntaxe moins libre, d’une plus étroite correction que celle du grand orateur. Il recherche plus que lui les antithèses et les balancements de mots. Tout en conservant, à l’ordinaire, la largeur du rythme, il vise davantage à la concision : mais, comme il aime à répéter plusieurs fois la même idée avec des mots différents, il arrive qu’une de ses pages paraisse concise dans le détail et prolixe dans l’ensemble. — Il a un extrême souci de l’oreille. Une des singularités de son style, c’est le soin avec lequel il évite, dans la même phrase, les répétitions de mots, — remplaçant le substantif, autant qu’il le peut, par le pronom personnel, démonstratif ou possessif selon les cas, — et cela, fréquemment, jusqu’à rendre la phrase difficile à comprendre. Il préfère l’obscurité à l’apparence même de la négligence. Je vous en donnerai, pour ne pas paraître moi-même obscur, un exemple, que je n’ai pas eu à chercher longtemps. C’est dans la Nouvelle Héloïse (deuxième partie, lettre 25), à propos du portrait de Julie, que Saint-Preux trouve trop décolleté :

Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein ; on voit que l’un de ces deux objets doit empêcher l’autre de paraître ; il n’y a que le délire de l’amour qui puisse les accorder ; et quand sa main ardente ose dévoiler celui que la pudeur couvre, l’ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l’oublies et non que tu l’exposes.

(Il faut mettre un peu à part les Confessions, où le style est plus simple, moins constamment tendu, plus varié, plus libre, plus près des choses, plus savoureux, plus « sensuel », et où le vocabulaire est plus riche de mots familiers ou même de mots de terroir.)

En somme, ce style de Rousseau est un très beau style. Il contient celui de Bernardin de Saint-Pierre, celui de George Sand, de Lamennais, et des écrivains « à considérations » du xixe  siècle, — et, beaucoup plus qu’en germe, le style de Chateaubriand. — Il contient malheureusement aussi celui de beaucoup de publicistes et orateurs publics du genre ennuyeux. — N’importe. On peut certainement dire que le style de Rousseau a relevé le ton de la prose française. Mais d’autres ont dit cela mieux que moi.

Quelles nouveautés encore apportait Rousseau ? Je parle d’abord de celles qui ont agi immédiatement sur ses contemporains.

On dit qu’il a été un grand réformateur des mœurs ; qu’il a restauré la morale individuelle en la faisant reposer sur la conscience (« Conscience… instinct divin… guide assuré… ») et la morale domestique par la réprobation de l’adultère et en prêchant le respect du mariage et du devoir paternel et maternel.

Il y a du vrai, oui : mais, tout de même, on exagère un peu. On dirait vraiment que la morale avait cessé d’exister en France, qu’il n’y avait plus d’enseignement religieux, que la plupart des bourgeoises de Paris et des provinces étaient des épouses dévergondées et de mauvaises mères… En réalité Rousseau (et cela après Marivaux, Destouches, La Chaussée, qui sont des écrivains très amis de la morale) n’a agi, un peu, que sur un petit monde très corrompu, mais très restreint. Parce que Rousseau a déterminé quelques jeunes femmes du monde à allaiter leurs enfants et à passer un peu plus de temps à la campagne, il ne faut pas croire qu’il ait transformé et régénéré la société française. La licence des mœurs dans les classes riches a continué, si je ne me trompe, jusqu’à la Révolution ; et aussi la littérature libertine. Seulement on s’attendrit plus aisément et on fait plus de phrases sur la vertu. Ce que Rousseau a surtout développé chez ses contemporains, — c’est une affreuse sensiblerie, extraordinairement différente de la bonté. Il me semble excessif d’affirmer, comme on l’a fait, qu’il a « changé l’atmosphère morale de la France ».

On a dit qu’il avait réappris aux femmes la « passion », la grande, la vraie, tout à fait oubliée, à ce qu’on assure. Oh ! qu’il me semble bien que les Lespinasse et les Aïssé, — et d’autres sans doute qui ne nous ont pas fait de confidences — n’eurent pas besoin de ses leçons !

Il est plus vrai de dire qu’il a agi, même sur ses contemporains, par la ferveur de son déisme. Il a été un homme vraiment religieux, je l’ai montré avec abondance. Il s’est posé en adversaire déclaré des Encyclopédistes athées, et c’est par là surtout qu’il s’est attiré leur haine. Son protestantisme libre et attendri par vingt-six années de catholicisme n’est pas si éloigné du catholicisme sentimental de Chateaubriand. Et à un moment, dans les premières années du xixe  siècle, on peut dire que, « si l’action de Rousseau avait mené à la république jacobine, elle a contribué, peu après, à la restauration catholique » (Lanson).

Nouveauté encore, relativement à la doctrine des Encyclopédistes, la façon dont Rousseau conçoit le progrès. Il n’a pas leur foi béate en cette idole. Il n’a pas cru, comme eux, que le progrès matériel et intellectuel impliquât le progrès moral, ni qu’il assurât le bonheur des hommes. Il n’a pas du tout la superstition de la science. — Rousseau est, d’ailleurs, presque toujours excellent sur les points où il est directement l’ennemi des Encyclopédistes. Il serait possible, — et intéressant, — de composer tout un volume de maximes et de pensées conservatrices et traditionnalistes tirées du « libertaire » Jean-Jacques Rousseau, et c’est pourquoi il faut renoncer à trouver des formules qui le contiennent vraiment tout entier. Tout ce qu’on peut faire, c’est de chercher ses idées ou ses instincts dominants.

Mais où Jean-Jacques est le plus incontestablement nouveau, où il l’est avec plénitude, éclat et, je crois, bienfaisance, c’est dans le sentiment qu’il a de la nature (et, corollairement, de la vie simple et rustique) et dans les descriptions qu’il en fait. Oh ! je n’oublie pas les poètes antiques ni ceux de la Renaissance française, ni Théophile ou Tristan, ni madame de Sévigné ou La Fontaine. Je ne dis point qu’avant Rousseau nos pères fussent incapables d’être vivement touchés des aspects aimables de la terre. Mais ils ne s’appliquaient pas beaucoup à en jouir, et leurs sensations de cet ordre, même les plus vives, étaient notées par eux soit avec un extrême artifice (comme chez Théophile, si vous voulez) soit avec une extrême sobriété (comme chez La Fontaine) ; — jusqu’à ce que les champs, les bois, les montagnes et les lacs se fussent reflétés dans les yeux solitaires de Jean-Jacques.

C’est bien depuis Rousseau et à son exemple que nous nous sommes étudiés à percevoir, à goûter, à savourer les images diverses de la terre cultivée ou sauvage, et que nous avons voulu en jouir plus profondément. L’aspect général du roman et de la poésie lyrique en a été tout transformé. J’oserai presque dire que l’homme civilisé est, depuis Rousseau, plus ému par la terre qu’il ne l’avait été durant des milliers d’années.

Et Rousseau est allé, du premier coup, extrêmement loin dans cet art de voir la nature, d’en être touché et de la peindre. Depuis, on a raffiné là-dessus ; on a tenté des peintures plus minutieuses d’aspects naturels plus rares ; on a tourmenté les mots, quelquefois avec bonheur, pas toujours… J’avoue, pour moi, que l’art de Rousseau, sa façon à la fois large et précise de peindre les ensembles, me suffit encore aujourd’hui. Ajoutez que ses paysages sont toujours pénétrés d’âme, qu’ils traduisent toujours un sentiment en même temps qu’une vision. Et, dans sa Cinquième Promenade, il a su exprimer, et complètement, quelque chose de plus neuf encore, à ce moment-là, que ses paysages eux-mêmes : la rêverie dans la nature.

Cela, c’est sa grande originalité. C’est par là qu’il nous tient encore. J’ai été tout surpris de découvrir dans une page que j’écrivais il y a longtemps (plus de vingt ans à coup sûr) des souvenirs certains, mais probablement inconscients, et comme la vieille empreinte, dans ma sensibilité, de ce Rousseau que je ne lisais guère alors :

L’amour de la nature, disais-je, suscite une sorte de rêverie qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d’une vague et flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie universelle… Il nous fait éprouver que nous sommes entourés d’inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère, qui risquerait de se perdre par l’abus de la science et de la sotte confiance qu’elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer, volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans notre pays d’origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est un grand bien ; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de nous-même ; et ce qui est charmant, c’est que nous la sentons qui s’endort, et que nous nous en souvenons sans en souffrir. Il serait beau de voir un jour l’humanité vieillie, dégoûtée des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter les villes, revenir à la vie naturelle, et employer à en bien jouir toutes les ressources d’esprit, toute la délicatesse et la sensibilité acquises par d’innombrables siècles de culture. L’humanité finirait ainsi à peu près comme elle a commencé. Les derniers hommes seraient, comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus subtils que les membres de l’Institut, et aussi beaucoup plus philosophes… Au fait, le bonheur final où la race humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux sous cette forme que sous celle d’une civilisation industrielle et scientifique.

Ce qui me revenait confusément ce jour-là, n’est-ce pas le songe qui est au fond de l’absurde Discours sur les Sciences et les Arts et du ténébreux Discours sur l’inégalité ! Ainsi il y a tel mouvement de notre sensibilité par où nous sommes encore disciples de Rousseau sans le savoir.

Outre l’amour des aspects de la terre, outre la rêverie, il apporte (surtout dans les Confessions), une espèce de réalisme cordial et souriant. Jean-Jacques n’est point, comme les autres écrivains de son temps, un gentilhomme ou un bourgeois formé dans les collèges. Un souffle frais et libre entre avec lui dans notre littérature. Son charme est grand. Il dure, et, dans les intervalles de sa rhétorique, se fait sentir encore

 

J’ai dit ses nouveautés heureuses. Je n’ai plus qu’à indiquer son influence posthume.

Dans la politique d’abord. Ce n’est ni Voltaire, ni Montesquieu, et ses disciples qui ont donné sa forme à la Révolution, c’est Rousseau. La théorie de la démocratie absolue et du droit divin du nombre date de lui. La Terreur, c’est (je vous l’ai fait voir) l’application à un grand et vieux royaume d’une théorie de gouvernement rêvée par un sophiste pour une bourgade… Et le bréviaire du jacobinisme, c’est toujours le Contrat Social.

Rousseau fut le dieu de la Révolution. Elle le porte au Panthéon et lui vote une statue ; elle pensionne Thérèse remariée, après la cinquantaine, à un palefrenier. — Vous vous rappelez que, dès 1788, Marat commentait le Contrat social dans les rues et sur les places. Le jargon révolutionnaire, c’est la langue de Rousseau mal parlée. Rousseau enchante le peuple par son affirmation de la bonté des pauvres et de la méchanceté des riches et des grands. On lui rend un culte. Je possède un recueil d’opuscules composés sur Rousseau de 1787 à 1793, qui montre à quel point l’homme est un animal religieux. Il y a le compte rendu d’une fête champêtre célébrée à Montmorency en l’honneur de Jean-Jacques. Sept discours, — et quels discours ! — et des chants, et des emblèmes, et des allégories. Une de ces fêtes qu’il rêvait dans sa Lettre sur les Spectacles. — Il y a aussi un Éloge de Rousseau, qui a concouru pour le prix de l’Académie française (1790) ; et l’Éloge de Rousseau, citoyen de Genève par Michel Edme Petit, citoyen français (1793). On y voit ce que peuvent devenir les idées de Rousseau dans le cerveau d’un imbécile. C’est d’une sottise extraordinaire, et d’une sottise toute prête à devenir féroce. Et il y a enfin (car je ne puis tout mentionner) des Réflexions philosophiques et impartiales sur J.-J. Rousseau et madame de Warens, où Rousseau est non seulement excusé, mais glorifié pour l’abandon de ses enfants, et comparé à Brutus et à Manlius sacrifiant leurs fils à la patrie ! Rousseau est simplement, pour les nigauds et les coquins de ce temps-là, le sauveur, le rédempteur de l’humanité. Sans lui, sans quelques phrases de cet étranger dans son Discours sur l’inégalité, surtout sans son Contrat social (auquel il tenait si peu), il est possible qu’on n’eût pas songé, en 1792, à faire la république.

En littérature, ce que Rousseau a légué aux générations qui l’ont suivi, c’est le romantisme, c’est-à-dire (au fond et en somme, et quoique bien des poèmes ou livres de romantiques semblent échapper à cette définition) l’individualisme encore, l’individualisme littéraire, l’étalage du « moi », — et la rêverie inutile et solitaire, et le désir, et l’orgueil, et l’esprit de révolte : tout cela exprimé, soit de façon directe, soit par des masques transparents auxquels le poète prête son âme. (Mais, au reste, je ne saurais mieux faire que de vous renvoyer au beau livre de M. Pierre Lasserre : le Romantisme français.)

Au point où Rousseau l’a porté (surtout dans les Confessions et les Rêveries) cet individualisme littéraire était chose insolite, non connue auparavant, et où l’on pouvait voir un emploi indécent et anormal de la littérature. Car évidemment elle n’a pas été faite pour ça. — A l’origine, le poète chante ou récite aux hommes assemblés des histoires, ou des chansons ou des éloges de héros ou des préceptes de morale. Il est clair qu’on ne lui demande pas de confidences intimes. Telle est la littérature primitive et « naturelle », la seule qu’aurait dû admettre Jean-Jacques, prêtre de la nature. — Plus tard, après l’invention de l’écriture, après l’imprimerie, on a instinctivement senti qu’il ne convenait d’exposer au public, — multipliés par la copie ou par la lettre imprimée, — que des pensées, des récits, des images propres à intéresser tout le monde ; qu’il était peu probable que la personne intime et secrète de l’écrivain importât aux autres hommes, et qu’il y aurait, du reste, impudeur à l’exprimer publiquement. — L’individualisme en littérature, l’antiquité l’a ignoré (sauf dans quelques strophes ou distiques d’élégiaques). Le moyen âge, le xvie  siècle, le xviie et le xviiie , jusqu’à Rousseau, ne l’ont presque pas connu. Montaigne lui-même n’est indiscret qu’à la façon d’Horace, par exemple. Il ne se confesse pas tout entier, ni toujours (il s’en faut de beaucoup) ; et tous ses aveux se rapportent à des observations générales sur la nature humaine.

Rousseau, par ses Confessions, a véritablement inauguré le genre et l’a, du premier coup, réalisé totalement. Personne ne se confessera plus comme s’est confessé Jean-Jacques.

Je vous ai, dans ma première leçon, parlé de ce livre unique. J’ajoute une réflexion. Rousseau a commencé les Confessions à Motiers en 1762, sur l’exhortation d’un libraire et d’abord dans une pensée d’apologie. S’il n’avait pas été persécuté, il ne les aurait peut-être pas écrites. S’il ne les avait pas écrites, d’abord il serait moins illustre ; puis, nous le connaîtrions moins ; nous ne saurions pas ses hontes, ni l’abandon de ses enfants ; ou du moins nous n’en serions nullement sûrs ; et enfin, son chef-d’œuvre nous manquant et, par suite, l’étrange attrait de sa renommée étant moindre, l’action de ses autres écrits n’eût peut-être pas été aussi puissante. — Voilà, direz-vous, des hypothèses bien vaines. — Attendez. Comme il y a beaucoup d’imprévu et d’aventure dans la vie de Rousseau et que son œuvre est liée à sa vie, il y en a beaucoup aussi dans les causes qui l’ont déterminé à écrire tel ou tel de ses livres (je vous l’ai fait remarquer vingt fois). Il n’a tenu qu’à des hasards apparents que Rousseau n’eût pas écrit telle chose funeste et redoutable, — et dont lui-même n’était pas très persuadé. Il est surtout illustre et puissant par les deux livres qu’il y avait le plus de chances qu’il n’écrivît pas : le Contrat social et les Confessions. Joseph de Maistre dirait là-dessus (je suppose) que ce que nous appelons la part du hasard dans une vie humaine, c’est la part de la volonté divine, et qu’ainsi la destinée de Rousseau, plus que celle d’aucun autre écrivain célèbre, a été dirigée, a été voulue par une Providence irritée dont il a été l’instrument aveugle. — Je dirai, moi, simplement que, ce qu’il a écrit ayant si fort agi sur des générations d’hommes, — et n’étant pas certain cependant qu’il ait pensé tout ce qu’il a écrit, ni qu’il l’eût écrit, telle circonstance accidentelle de sa vie venant à manquer, — Rousseau m’apparaît à cause de cela, dans la suite de nos grands écrivains (entre lesquels il vient brusquement s’inscrire du dehors), étrange, mystérieux, tragiquement prédestiné et, bien mieux que celui à qui Renan applique cette formule, « créé par un décret spécial et nominatif de l’Éternel ».

Je ferme ma parenthèse. Donc, la descendance littéraire de Jean-Jacques, c’est Chateaubriand, c’est madame de Staël, c’est Senancour, c’est Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet… Sans Rousseau, ils n’auraient pas été tout ce qu’ils sont.

Puis-je regretter, en énumérant de si grands écrivains, l’individualisme romantique ? Oh ! non, car ils m’ont trop souvent charmé, et trop profondément. Et puis, peut-on dire qu’il n’y ait que des confidences personnelles dans les poètes et les écrivains romantiques ? Sont-ils romantiques tout entiers ? Avez-vous rencontré, dans Chateaubriand, Lamartine, Hugo ou Vigny, beaucoup de sentiments personnels, qui ne soient en même temps généraux par quelque côté ? — Ce qui est peut-être vrai, c’est que le meilleur et le plus solide de la littérature du xixe  siècle resterait, le romantisme ôté, et qu’en effet la littérature la plus ancienne, la plus nécessaire et la plus forte, c’est bien la littérature objective, impersonnelle (philosophie, histoire, roman de mœurs et de caractères, théâtre même).

Mais que l’autre est souvent séduisante ! et que les souffrances, les fautes et les sentiments les plus intimes d’un homme qui a le génie de l’expression agissent délicieusement sur notre sensibilité ! Un individu de cette sorte, lorsqu’il s’examine et se décrit, descend quelquefois plus loin dans son âme qu’il ne descendrait dans celle des autres… Et je sais que la littérature personnelle est forcément la glorification d’un certain nombre de péchés capitaux : mais, sans elle, bien des choses n’auraient pas été dites, qu’il eût été dommage qui ne fussent pas dites. Avouons, si vous le voulez, que cette littérature-là est quelque chose de déréglé, quelque chose qui n’est pas tout à fait dans l’ordre… Mais, tout de même, il eût été triste que le romantisme, — qui depuis cinquante ans décline, — ne fût pas né…

Suivrai-je l’influence de Rousseau chez les étrangers ? Ici, je manque par trop de compétence et de science ; je ne puis, — après vous avoir renvoyé au livre excellent de Joseph Texte16, — que vous répéter ce qu’on a coutume de dire : que l’influence de Rousseau s’est exercée sur Goethe, Schiller, Byron ; sur Kant, Fichte, Jacobi, Schleiermacher ; et, avec une évidence éclatante, sur Tolstoï.

J’ai lu Rousseau tout entier, disait Tolstoï à l’un de nos compatriotes ; j’ai lu ses vingt volumes, y compris le dictionnaire de musique. Je l’admirais avec plus que de l’enthousiasme ; j’avais un culte pour lui. A quinze ans je portais à mon cou, au lieu de la croix habituelle, un médaillon avec son portrait. Il y a des pages de lui qui me sont si familières qu’il me semble les avoir écrites.

Et enfin (et je l’ai souvent senti dans cette longue promenade à travers son œuvre), soit par lui-même, soit par les écrivains qui ont subi son influence, il agit aujourd’hui encore sur beaucoup d’entre nous, même à notre insu. Il agit encore sur la part la plus aveugle de nous-mêmes, sur notre sensibilité : car lui-même est un être sensible prodigieusement, et d’une sensibilité sans règle, c’est-à-dire très distincte de la bonté, souvent ennemie de la raison, et souvent maîtresse d’erreur et instigatrice de révolte.

 

Avant de le quitter, je le considère dans le plus complaisant des nombreux portraits qu’il a laissés de lui-même : ses quatre Lettres à M. de Malesherbes. (Et cette manie d’« expliquer éternellement son caractère » a vraiment quelque chose de peu viril, et est signe, déjà, de faiblesse mentale.) — Lorsqu’il compose ces quatre Lettres, il est dans son plus beau moment ; il vient d’écrire la Julie, le Contrat et l’Émile ; et sa folie n’est que commençante. Or, comment se voit-il ? et comment se définit-il ?

Dans ce portrait, — qu’il veut pourtant aussi avantageux que possible, — il oublie, ou néglige, ou dédaigne les parties les plus saines de lui-même, celles où se seraient sans doute reconnus ses aïeux parisiens et catholiques ; il oublie le Jean-Jacques qui a écrit des choses si raisonnables sur le patriotisme, par exemple (dans l’article Économie politique), ou sur le naïf Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre ; celui qui a écrit l’admirable troisième partie de la Nouvelle Héloïse, et, dans l’Émile, la Profession de foi du Vicaire et les chapitres délicieux sur l’éducation de Sophie, et certaines pages des Lettres de la Montagne et, dans sa correspondance privée, tant de lettres pleines de raison (car c’est surtout pour le public qu’il osait ses folies).

Il oublie, dis-je, ce qu’il eut de meilleur ; et voici comme il se peint.

Après avoir exprimé son « dégoût des hommes », il en cherche la cause. « Elle n’est autre, dit-il, que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a vaincu » (car, naturellement, il donne aux choses de favorables noms). Il continue en disant que « personne au monde ne le connaît que lui seul ». Il assure connaître ses défauts et ses vices, mais il ajoute aussitôt : « Avec tout cela, je suis très persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi. »

Il se définit lui-même « une âme paresseuse qui s’effraie de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s’affecter, et sensible à l’excès à tout ce qui l’affecte ». Il proclame son mépris absolu de l’opinion. (Or l’« opinion », comme il l’entend, peut être le sentiment des sots, mais peut être aussi la plus respectable et la plus nécessaire des traditions.) Il écrit fièrement : «  Je hais les grands », lui qui a si longtemps paru ne pouvoir se passer d’eux. — Son plus grand plaisir, c’est de rêver. Il raconte les orgies silencieuses de sa sensibilité et de son imagination à travers les bois de Montmorency :

Et cependant, dit-il, au milieu de tout cela, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n’avais pas l’idée, et dont pourtant je sentais le besoin.

Qu’est-ce que tout cela, sinon l’éclatant portrait d’un poète lyrique — et d’un révolté ? (Et c’est par ce second trait qu’il a séduit beaucoup d’hommes, car la révolte plaît d’abord.)

Poète, grand poète, âme de désir, tempérament du même ordre que celui d’un Byron, d’un Léopardi ou d’un Musset, — mais dont la poésie tout individuelle s’est, par une série de hasards, principalement exercée sur des objets qui ne souffrent point la poésie, surtout celle-là, et qui veulent de l’observation et de la raison. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ces théories, qu’édifiaient son imagination et sa sensibilité servies par une brillante et décevante dialectique, ces théories qui devaient être si malfaisantes après lui, — de son propre aveu il n’y croyait pas au sens exact du mot : il les rêvait ; et c’est par des « chimères » dont il a confessé « le néant » qu’il devait ravager l’avenir.

Car ce n’est pas seulement le poète lyrique dont il trace le portrait dans ses Lettres à M. de Malesherbes : c’est encore, — avec le rêveur ivre et engourdi de songes, — le solitaire orgueilleux, l’autodidacte outrecuidant, l’indiscipliné, le révolutionnaire par instinct, l’insociable qui réforme tous les jours la société, l’homme qui date tout de lui, qui ramène tout à lui et subordonne tout à son rêve ou à son caprice ; qui fait à chaque instant table rase de toute l’œuvre humaine, et qui croit faire avancer les hommes en rompant la continuité entre les générations ; l’homme qui peut bien faire complices de ses imaginations les anthropoïdes ou les Spartiates, mais qui, en réalité, ne tient nul compte des morts de sa race, « plus nombreux que les vivants » ; — bref, exactement le contraire d’un Bossuet ou d’un Auguste Comte.

J’ai adoré le romantisme, et j’ai cru à la Révolution. Et maintenant je songe avec inquiétude que l’homme qui, non tout seul assurément, mais plus que personne, je crois, se trouve avoir fait chez nous ou préparé la révolution et le romantisme, fut un étranger, un perpétuel malade, et finalement un fou.

Mais on l’a aimé. Et beaucoup l’aiment encore ; les uns, parce qu’il est un maître d’illusions et un apôtre de l’absurde ; les autres, parce qu’il fut, entre les écrivains illustres, une créature de nerfs, de faiblesse, de passion, de péché, de douleur et de rêve. Et moi-même, après cette longue fréquentation dont j’ai tiré plus d’un plaisir, je veux le quitter sans haine pour sa personne, — avec la plus vive réprobation pour quelques-unes de ses plus notables idées, l’admiration la plus vraie pour son art, qui fut si étrangement nouveau, la plus sincère pitié pour sa pauvre vie, — et une « horreur sacrée » (au sens latin) devant la grandeur et le mystère de son action sur les hommes.