(1887) Discours et conférences « Discours à l’Association des étudiants »
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(1887) Discours et conférences « Discours à l’Association des étudiants »

Discours à l’Association des étudiants

Messieurs,

Je vous remercie de m’avoir invité à venir me réjouir aujourd’hui avec vous ! Notre fête serait plus complète, si vos maîtres attristés par de récents désordres2 avec lesquels vous n’avez aucune solidarité, n’avaient cru devoir manquer à cette réunion. Nous le regrettons vivement ; mais, en un sens, tant mieux pour moi ; je vous aurai tout entiers. Votre jeunesse me réchauffe et me ravive. Il est si doux, quand les fenêtres se ferment d’un côté, de les voir s’ouvrir de l’autre ! J’ai coutume de dire : « Heureux les jeunes ! car la vie est devant eux. » Des deux parties du programme de la vie scolaire, travailler beaucoup, s’amuser beaucoup, je n’ai connu, à vrai dire, que la première. Le temps où les autres s’amusent fut pour moi un temps d’ardent travail intérieur. J’eus tort peut-être ; il en est résulté que, sur mes vieux jours, au lieu d’être, selon l’usage, un conservateur rigide, un moraliste austère, je n’ai pas su me défendre de certaines indulgences que les puritains ont qualifiées de relâchement moral. J’aurais mieux fait peut-être de me réjouir quand j’étais jeune et de chantera ma guise le Gaudeamus des clercs du moyen âge :

Gaudeamus igitur, dum juvenes sumus ;
Post jocundam juventutem,
Post moleslam senectutem,
Nos habebit humus.

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une des moitiés de l’activité de votre âge n’empêche pas l’autre. La joie et le travail sont deux choses saines et qui s’appellent réciproquement.

Oui, travaillez, travaillez sans cesse, et, pourtant, amusez-vous ; ne vous fatiguez jamais. Ce qui fatigue, c’est la contention, c’est l’effort pénible. Laissez la pensée venir à vous, avec son vêtement naturel, qui est la parole ; ne l’appelez pas, ne la pressez pas. Je vais vous donner à cet égard quelques-unes de mes recettes. Reposez-vous d’un travail par un autre ; ayez des objets d’étude assez divers. Les cases du cerveau occupées par un travail laissent des vides, qui sont avantageusement remplis par un autre travail. Il y a un beau mot d’un vieux rabbin du premier siècle. On lui reprochait de faire déborder le vase de la Loi en y mettant trop de préceptes : « Dans un tonneau plein de noix, répondit-il, on peut encore verser plusieurs mesures d’huile de sésame. » Que c’est bien dit ! Oui, on peut faire à la fois des choses très diverses, à condition de les caser dans les interstices les unes des autres. Le temps qu’on donne au travail n’est pas seulement celui qu’on passe devant sa table et son écritoire. Il faut savoir travailler toujours, ou, pour mieux dire, il faut s’arranger pour que le temps du travail et celui du repos ne soient pas distincts. Pendant que vous causez, si la conversation ne vous passionne pas beaucoup, suivez vos idées. De même, pendant vos promenades, pendant vos repas, pendant tous les actes de la vie.

Ne mettez pas de bornes à votre curiosité ; aspirez à tout savoir ; les limites viendront d’elles-mêmes. C’est ici surtout que je vous porte envie.

Dans l’humanité, les derniers venus sont les privilégiés. Que de choses vous saurez que nous ne saurons jamais ! Que de problèmes dont j’achèterais la solution par des années de vie, si j’en avais à ma disposition, seront clairs pour vous ! Les sociétés modernes sortiront-elles de la crise où elles sont engagées ? Les questions sociales sont-elles des impasses comme les essais manqués du XIVe et du XVe siècle, ou bien trouveront-elles des solutions applicables ? Que sera le monde en 1920 ou 1930 ? Et, dans l’ordre purement scientifique, à quelles vues arrivera-t-on sur la race, l’embryon, l’espèce, l’individu, la vie, la conscience ? En histoire, de quelles admirables découvertes vous jouirez, si ces belles recherches se continuent. Dans cinquante ans, la littérature babylonienne comptera des vingtaines de volumes, et on la lira. A l’heure qu’il est, nous avons deux inscriptions hébraïques anciennes, qui sont pour le pauvre historien comme des phares lumineux dans cette obscure antiquité. Vous verrez peut-être un temps où l’on en connaîtra des dizaines. Voilà un bonheur dont vous vous ne doutiez pas. Ah ! que je vous porte envie ! Que je voudrais ressusciter dans cinquante ans !

Soyez toujours de très honnêtes gens. Vous ne pourriez pas bien travailler sans cela. Il me semble qu’on ne saurait bien travailler, ni même bien s’amuser, que si on est un honnête homme. La gaieté de la conscience suppose une bonne vie. Il y a des sujets délicats ; il est convenu qu’on n’en parle pas. Mais vous me témoignez tant de confiance que je vous dirai tout ce que je pense. Ne profanez jamais l’amour ; c’est la chose la plus sacrée du monde ; la vie de l’humanité, c’est-à-dire de la plus haute réalité qu’il y ait, en dépend. Regardez comme une lâcheté de trahir la femme qui vous a ouvert pour un moment le paradis de l’idéal ; tenez pour le plus grand des crimes de vous exposer aux malédictions futures d’un être qui vous devrait la vie et qui, par votre faute peut-être, serait voué au mal. Vous êtes des hommes d’honneur ; regardez cet acte, qu’on traite avec tant de légèreté, comme un acte abominable. Mon opinion est que la règle morale et légale du mariage sera changée. La vieille loi romaine et chrétienne paraîtra un jour trop exclusive, trop étroite. Mais il y a une vérité qui sera éternelle, c’est que des relations des deux sexes résultent des obligations sacrées, et que le premier des devoirs humains est de s’interdire, dans l’acte le plus gros de conséquence pour l’avenir du monde, une coupable étourderie.

N’oubliez jamais que, par votre éducation exceptionnelle, vous avez des devoirs plus stricts que les autres envers la société dont vous faites partie. Pauvre France !… Vous la verrez, j’en suis sûr, vengée, florissante, apaisée. Ayez une règle absolue : c’est de suivre la France, c’est-à-dire la légalité, malgré toutes les objections, toutes les répugnances, toutes les antipathies. Que ce soit là le panache blanc qui vous guide. Ne vous brouillez jamais avec la France. Donnez-lui toujours de bons conseils ; ne vous fâchez pas si elle ne les suit pas. Elle a peut-être eu ses raisons pour cela. Quelque chose de mystérieux agite ce peuple ; suivez-le, même quand il refuse de vous écouter, quand il s’abandonne aux plus indignes. Ne vous croyez pas obligés de prendre des airs consternés, parce que les choses ne vont pas de la façon que vous croyez la meilleure. Que de fois on arrive à se féliciter que l’avis qu’on avait émis n’ait pas été suivi et que les événements vous aient donné tort.

En politique, si c’est à une brillante carrière que vous tenez, ne suivez pas trop mes conseils. J’ai visé par-dessus tout, dans ma vie, à conserver le repos de ma conscience, et j’y ai réussi. Je suis, par essence, un légitimiste ; j’étais né pour servir fidèlement, et avec toute l’application dont je suis capable, une dynastie ou une Constitution tenues pour autorité incontestée. Les révolutions m’ont rendu la tâche difficile. Mon vieux principe de fidélité bretonne fait que je ne m’attache pas volontiers aux gouvernements nouveaux. Il me faut une dizaine d’années pour que je m’habitue à regarder un gouvernement comme légitime. Et, de fait, c’est au bout de ce temps que les gouvernements peuvent se mettre à essayer quelque chose de bon. Jusque-là ils ne font que payer leurs dettes de premier établissement. Mais voyez la fatalité ! Ce moment où je me réconcilie, et où les gouvernements commencent de leur côté à devenir assez aimables avec moi, est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s’en écartent. Je passe ainsi mon temps à cumuler des amitiés fort diverses et à escorter de mes regrets, par tous les chemins de l’Europe, les gouvernements qui ne sont plus. Je leur suis plus fidèle que leurs affidés. Si la République venait jamais à tomber (ce qu’à Dieu ne plaise !), voyez quel serait mon sort. Moi qui ne suis pas un républicain a priori, qui suis un simple libéral, s’accommodant volontiers d’une bonne monarchie constitutionnelle, je serais plus fidèle à la République que des républicains de la veille. Je porterais le deuil du régime que je n’ai pas contribué à fonder. Or, j’ai soixante-trois ans ; vous voyez combien mon cas est étrange ; les légitimistes à ma façon se préparent en notre siècle de cruels embarras, car il faudrait aussi que les gouvernements fussent fidèles à eux-mêmes, et ils ne le sont guère, il faut l’avouer.

Ne venez donc pas me demander des conseils d’habileté ; je suis peu qualifié pour cela. Mais si vous voulez que je vous indique des moyens pour être en paix avec vous-mêmes, je puis vous en donner. Mettez-vous toujours en règle avec la patrie. Ne demandez jamais aucun mandat ; n’en refusez aucun ; ne déclinez pas la responsabilité ; mais ne la cherchez pas. De la sorte, on vous laissera bien tranquilles. Vous aurez votre repos, et vous vous rendrez en même temps ce témoignage que vous avez fait ce qui dépendait de vous. Vous pourrez vous dire intérieurement : Dixi, salvavi animam meam . Nous devons à la patrie d’être à sa disposition pour la servir ; mais nous ne sommes pas obligés de sortir de notre caractère pour obtenir ses mandats. Ne croyons jamais être nécessaires à la partie ; il suffit qu’à un jour donné nous puissions lui être utiles.

En somme, le temps où vous vivez n’est pas plus mauvais que bien d’autres. Le sol tremble quelquefois ; mais les tremblements de terre n’empêchent pas le pied du Vésuve d’être un lieu fort agréable. Préparez-vous pour la vie une ample provision de bonne humeur. Hors les cas de désastre national, faites une part au sourire et à l’hypothèse où ce monde ne serait pas quelque chose de bien sérieux. Il est sûr, en tout cas, qu’il est charmant tel qu’il est. Soyez contents de vivre, comme nous sommes contents d’avoir vécu. La vieille gaieté gauloise est peut-être la plus profonde des philosophies. Ne vous corrigez pas trop radicalement de ce qu’on appelle les défauts français ; ces défauts sont susceptibles de devenir un jour des qualités.

Pardonnez-moi ce long sermon laïque. En vieillissant, on devient donneur de conseils. Quand vous nous succéderez sur la scène de la vie, soyez indulgents pour la génération qui vous précéda. Il y eut dans cette génération beaucoup de goût pour la justice et la vérité. Vous ferez mieux sans doute ; mais souvenez-vous de ceux qui vous ont préparé la voie dans des temps difficiles. Je prie ceux d’entre vous qui ne me verront que cette fois de garder de moi, quand je ne serai plus de ce monde, un souvenir affectueux.