Questions d’art et de morale
par M. Victor de Laprade
De l’Académie française1.
Il est loin le temps où, la critique française commençant à peine, l’abbé de Saint-Réal déclarait qu’on ne devait critiquer par écrit que les morts, et qu’il fallaitse borner à juger en conversation les vivants. Aujourd’hui on se juge tous indifféremment les uns les autres, en public et par écrit, vivants, amis de la veille et confrères. Tâchons du moins que ce soit avec équité et sincérité.
M. de Laprade, qui se présente cette fois en qualité de prosateur et de critique, et même
avec une pointe de polémiste, n’a été longtemps qu’un poète. Vivant à Lyon, où il habite
encore, il débuta vers 1841 par le poème
de Psyché, dans lequel
il essayait de rajeunir l’anciennefable, l’ancien mythe, et de l’approprier aux
destinéesnouvelles de l’humanité : il n’a peut-être jamais rienfait de mieux pour la
pureté du souffle et de l’accent. La forme, comme le fond, rappelait bien M. de Vignyou.
M. Ballanche, mais le poète, obéissant à sa naturedans cette imitation même, avait jeté
là, spontanément, la fleur de son âme. D’autres volumes ; d’autres recueils de vers
suivirent, Odes et Poèmes, Poèmes évangéliques,
Symphonies, Idylles héroïques, etc., toutes
inspirationsassez semblables sous des noms divers. Les beaux vers abondent, mais la
composition est absente, ou elle se dessine vaguement et ne se grave pas. Le poète sent la
nature, il aime à la chercher sur les sommets et s’applique à la rendre ou plutôt à
l’interpréter. Il célèbre en particulier le chêne avec une sorte de prédilection ; ce qui
a fait dire qu’il était le poète du chêne, qu’il avait le sentiment de cet arbre.
— « Est-ce que cet homme autrefois a été chêne ? »
dirait Pythagore. — Le
fait est que M. de Laprade adressait au chêne sous lequel il était assis des déclarations
de sympathie, de fraternité ; il se faisait chêne par la pensée, comme Maurice de Guérin
s’était fait centaure ; il se plaisait à se sentir végéter en idée ; il disait à son
arbre :
Pour ta sérénité, je t’aime entre nos frères.
Qu’il me soit permis de remarquer qu’il y a un peu de parti pris dans cette manière de sentir. Cette poésie, qui essayait de spiritualiser la nature, avait son excès tout comme celle qui s’acharnait à la copier crûment et à la décalquer à l’emporte-pièce. Augustin Thierry, qui se faisait beaucoup lire, un jour qu’il entendait ces Stances au chêne, arrêta son lecteur au vers que je viens de citer, et fit observer, en souriant de son fin sourire d’aveugle, qu’il n’y avait pas de raison pour qu’on ne dît pas à une citrouille :
Pour ta rotondité, je t’aime entre nos sœurs.
La parodie, indique bien le défaut. Le poète décompose trop les sentiments et en pousse
un à l’excès : c’est comme d’autres qui, dans l’école de la couleur, abusent d’un ton et
vont aussitôt à l’extrémité de la gamme. M. de Laprade, avec ses dons de poète noble et
qui ne veut rien proférer que de digne de Phébus, n’est jamais parvenu à passionner sa
poésie, à l’humaniser suffisamment ; il y a mêlé, je le sais, dans des dédicaces et des
épilogues, de purs et touchants sentiments de famille ; mais chez lui le cœur ne fait pas
foyer, les sens sont froids, le crime d’amour est trop absent. Aussi je m’explique qu’un
poète qui n’habitait pas volontiers les sommets humides et blanchâtres, un poète des
choses du sang et de la vie, Alfred de Musset, un jour que l’on discutait à l’Académie sur
les mérites d’un des recueils de M. de Laprade, se soit penché à mon oreille, et m’ait dit
avec impatience : « Est-ce que vous trouvez que c’est un poète, ça ? »
Oui, aurais-je pu lui répondre, c’est un poète, bien qu’il vous ressemble si peu, ô
charmant et terrible Enfant du siècle ! il est poète, quoiqu’il n’ait pas la sainte
fureur, ni cet aiguillon de désir et d’ennui, qui a été
notre fureur à nous, le
besoin inassouvi de sentir ; bienqu’il n’ait pas eu la rage de courir tout d’abord à
toutesles fleurs et de mordre à tous les fruits ; — il l’est, bien qu’il ne fouille pas
avec acharnement dans son propre cœur pour y aiguiser la vie, et qu’il ne s’ouvre pas les
flancs (comme on l’a dit du pélican), pour y nourrir de son sang ses petits, les enfants
de ses rêves ; — il l’est, bien qu’il n’ait jamais été emporté à corps perdu sur le cheval
de Mazeppa, et qu’il n’ait jamais crié, au moment où le coursier sans frein changeait de
route : « J’irai peut-être trop loin dans ce sens-là comme dans l’autre, mais
n’importe, j’irai toujours. »
— Il l’est, poète, bien qu’il n’ait jamais su
passer comme vous, en un instant, ô Chantre aimable de Rolla et de
Namouna, de la passion délirante à l’ironie moqueuse et légère ; il est,
dis-je, poète à sa manière, parce qu’il est élevé, recueilli, ami de la solitude et de la
nature, parce qu’il écoute l’écho des bois, la voix des monts agitateurs de
feuilles, et qu’il l’interprète avec dignité, avec largeur et harmonie, bien qu’à
la façon des oracles. Cela ne fait pas sans doute un poète très-varié, très-émouvant,
très-divertissant, mais c’est encore, et sous une de ses plus nobles formes, un poète.
Noblesse et sagesse ont été de tout temps au nombre des qualités académiques les plus prisées. Aussi l’Académie a-t-elle distingué d’assez bonne heure M. de Laprade. Il commença en 1853 à figurer et à être couronné dans le concours des prix-Montyon pour ses Poèmes évangéliques, une idée fausse d’ailleurs, et qui consiste à paraphraser l’Évangile en vers. Mais ce furent bientôt ses Symphonies qui obtinrent les plus éclatants éloges que l’Académie ait jamais décernés à un poète non inscrit encore parmi ses membres (1856). Plusieurs causes, indépendamment des mérites du livre, contribuèrent à ce succès inusité. L’Empereur avait fondé un prix de 30,000 fr. pour l’œuvre ou la découverte que l’Institut jugerait la plus propre à honorer le génie national. On avait à décerner ce prix pour la première fois ; plusieurs académiciens soutenaient avec beaucoup de vivacité que la disposition, dans les termes du décret, était inexécutable, qu’il n’y avait aucune comparaison possible à établir entre des œuvres littéraires par exemple, et des découvertes de science ou d’érudition. Cependant l’Académie des Sciences prétendait avoir une découverte digne de la récompense proposée, dans les travaux de M. Fizeau sur la lumière. L’Académie française n’avait pas d’œuvre à opposer, qu’elle estimât elle-même à la hauteur de la récompense ; car il ne pouvait tomber dans l’esprit de personne que les Symphonies de M. de Laprade pussent y atteindre ou y aspirer. Toutefois on fit semblant de croire qu’elles auraient pu sérieusement concourir, et l’on se mit dès lors à les pousser et à les louer un peu plus que de raison. Elleseurent les honneurs▶ des prix-Montyon de cette année, et obtinrent de la bouche du plus éloquent des académiciens2 ces éloges délicats qui, même sobrement donnés, sont un à-compte de gloire, et qui, cette fois, s’épanchèrent plus abondamment que de coutume. On fit applaudir sous la coupole de l’Institut les vers que voici, et dans lesquels le poète de plus en plus sage faisait comme abjuration de cette bien innocente erreur, de son culte un peu druidique pour le chêne et pour les forêts :
Fais tes adieux à la folle jeunesse ;Cesse, ô rêveur abusé trop souvent,De souhaiter que la feuille renaisseSur tes rameaux desséchés par le vent.Ce doux feuillage obscurcissait ta route,Son ombre aidait ton cœur à s’égarer ;La feuille tombe, et sillonnant la voûte,Un jour plus pur descend pour t’éclairer.Oui ! si les bois, l’ombrage aimé du chêne,Ont trop caché la lumière à mes yeux,
Soufflez, ô vents que Dieu sitôt déchaîne,Feuilles, tombez, laissez-moi voir les cieux.
Le finale est bien ; quelque chose reste à désirer pour la parfaite justesse. Pour que le souhait du poète fût tout à fait justifié, il faudrait qu’au moment où les feuilles tombent, le ciel fût le plus clair, le plus serein ; mais c’est au contraire quand les feuilles poussent et qu’elles sont le plus épaisses, que le ciel est le plus pur, le plus éclatant, et, quand elles tombent, le ciel est gris, brumeux et rabaissé, un ciel d’hiver, peu bon à voir. Ainsi le symbole n’est point parfaitement juste. Le poète, chez M. de Laprade, rencontre rarement des symboles complets.
Après de tels éloges, décernés solennellement, et qui ressemblaient à des avances marquées, il n’y avait plus pour l’Académie qu’à élire M. de Laprade à la première vacance : elle n’y manqua pas, et la mort d’Alfred de Musset fournit une triste et prochaine occasion, avec l’à-propos du contraste. M. de Laprade, professeur de Faculté à Lyon depuis plusieurs années, fut donc élu, sans que l’on songeât à faire une difficulté de cette non-résidence à laquelle l’oblige sa chaire. Il eut l’◀honneur d’être le premier académicien nommé dans ces conditions ; car jusqu’alors (à moins d’être évêque) tout académicien était censé résider à Paris.
Le nouveau volume que vient de publier M. de Laprade, et où se trouve son discours de
réception, est un recueil de prose ; il se compose d’une douzaine de morceaux de diverse
provenance et dont plusieurs paraissent avoir été de premières leçons, des discours
d’ouverture de Faculté. Quelques-uns ont dû être accommodés, par quelque trait final qui
n’est pas toujours sans aigreur, au goût de la Revue catholique et royaliste sous couleur
libérale, le Correspondant, qui les a insérés. Je viens de lire de suite
tous ces morceaux, et ce n’a pas été, je l’avoue, sans effort et sans fatigue. Ce qui m’y
frappe avant tout et partout, c’est combien l’auteur, soit qu’il raisonne, soit qu’il
interroge l’histoire littéraire, ne comprend que sa propre manière d’être et sa propre
individualité ; par cela même il nous avertit qu’il n’est pas un critique. Tant pis pour
qui ne comprend dans l’art que ce qu’il peut faire ! il rétrécit à plaisir ses horizons.
C’est là une grande tentation et une périlleuse épreuve pour l’artiste
qui se
fait critique, s’il est artiste distingué mais incomplet. J’ai souvent pensé que le mieux
pour le critique qui voudrait se réserver le plus de largeur de vues, ce serait de n’avoir
aucune faculté d’artiste, de peur de porter ensuite dans ses divers jugements la secrète
prédilection d’un père et d’un auteur intéressé. Gœthe est le seul poète qui ait eu une
faculté poétique à l’appui de chacune de ses compréhensions et de ses intelligences de
critique, et qui ait pu dire à propos de tout ce qu’il juge en chaque genre :
« J’en ferai un parfait échantillon, si je le veux. »
Quand on n’a qu’un
seul talent circonscrit et spécial, le plus sûr, dès qu’on devient critique, — critique de
profession et sur toutes sortes de sujets, — est d’oublier ce talent, de le mettre tout
bonnement dans sa poche, et de se dire que la nature est plus grande et plus variée
qu’elle ne l’a prouvé en nous créant. Artistes incomplets que nous sommes, ayons du moins
l’intelligence plus large que notre talent, que notre œuvre (ce chef-d’œuvre fût-il
Psyché). Que la sphère de l’art se mesure pour nous d’un autre compas que
la niche de notre statue. Ne bâtissons pas tout un édifice sur une seule colonne.
M. de Laprade a fait tout l’opposé de ce que je demande ici. Poète élevé, froid et sage,
il prend avec une sincérité, j’allais dire avec une fatuité naïve, son propre patron pour
le patron universel. Lui qui se croit si libre et si dégagé de la matière, il obéit à son
tempérament ; il l’estime le meilleur de tous, et il érige ce tempérament en règle
universelle et en théorie orthodoxe. C’est à faire sourire.
Ainsi dans chacun de ces morceaux, dans chacune de ces thèses où il disserte,
et où parfois il déclame, il faut voir comme il prêche pour son saint, comme il exagère le
spiritualisme dans la vie, comme il accuse le machinisme qui bien
souvent n’en peut mais, et le voit à tout bout de champ en travers de sa route, comme il
exagère le respect, la vénération, le sérieux, la crainte du rire ! Il a un goût marqué
pour l’époque sacerdotale rétrospective de l’art et de la poésie, non pas la véritable
époque primitive, que nul n’a vue ni ne connaît, mais cette époque rêvée après coup par
les Alexandrins et les Néo-platoniciens. Musée, Linus, Ballanche, tout cela ne fait qu’un
pour lui. C’est un poète orphique que M. de Laprade, et cette disposition l’avait même
conduit (dans un morceau qu’il n’a point recueilli, il est vrai) à voir le commencement de
la décadence poétique dans Homère. En revanche, il traite fort mal Horace ; il en parle de
haut, comme d’un sensuel et d’un sceptique. « L’élégant persiflage d’Horace
recouvre, dit-il, une indifférence complète pour le vrai bien et pour le vrai
mal. »
— « Le poète s’en va, l’homme de lettres commence »
à
dater d’Horace. C’est donc Horace qui consomme ce divorce de la religion et de la poésie,
cette décadence qu’avait si bien commencée Homère. Je force à peine l’expression. Je suis
dans le vrai du faible et du travers de M. de Laprade critique, dans le plein de sa
théorie favorite, en la dégageant des précautions de forme. Le fin mot de son histoire
littéraire est dans ce double point de départ et d’arrivée. L’homme de goût n’est pas son
fait. « L’homme de goût par excellence est
celui qui n’a jamais rien admiré. »
C’est ce qu’il ose dire, il
en veut au goût de ce que son nom est emprunté au moins noble de tous
les sens ; il estime qu’il est ignoble pour l’homme de manger, et, en mangeant, de savoir
goûter. Il ne sent pas que c’est, au contraire, en vertu d’une analogie exquise que ce mot
de goût a prévalu chez nous sur celui de jugement. Le
jugement ! je sais des esprits qui l’ont très-bon, et qui, en même temps, manquent de
goût, parce que le goût exprime ce qu’il y a de plus fin et de plus instinctif dans le
plusconfusément délicat des organes. Mais, fi donc ! vous allez parler d’organes à
M. de Laprade ? Est-ce que les organes pour lui existent ? Il s’en passe. Il fait même le
procès à la musique comme à un art trop sensuel aussi. S’il fait tant de cas de la parole,
c’est qu’il ne se doute pas que c’est un phénomène physique, physiologique ; c’est qu’il
croit que les sons du langage sont faits d’une substance immatérielle. Il part de la notion absolue de l’être ; tel est pour lui le principe de l’art.
« Manifester ce que nous sentons de l’être absolu, de l’infini, de Dieu, le faire
connaître et sentir aux autres hommes, telle est dans sa généralité le but de
l’art. »
Est-ce vrai ? est-ce faux ? je n’en sais rien : à cette hauteur, on n’a
que des nuages. Lui, comme la plupart de ceux qui se piquent de métaphysique, il se paye
de mots, il raisonne sur des termes spécieux, vides ou vagues. Il met le monde des idées
pures d’une part et celui des formes sensibles de l’autre ; il condescend à ce dernier
avec peine. Il admet des idées en l’air, sans forme : comprenne qui pourra ! Partout chez
lui domine la préoccupation d’une
fausse noblesse de l’homme, qui le stérilise,
le mutile, le met à la diète, au sein de l’immensité des choses, et l’empêche de se servir
de toutes les forces généreuses qu’il possède véritablement. — Mais c’est qu’il est pour
l’idéal, M. de Laprade ! et vous, on vous le dit depuis longtemps déjà, vous êtes un… quoi
donc ?… vous êtes un réaliste. (Les Français ont toujours eu de ces
sobriquets commodes à chaque mode nouvelle, et que chacun répète comme une injure en se
signant.)
Ô vous tous, amis de l’idéal, je ne me ferai pas de querelle avec vous ; j’accorde qu’il y a un idéal ; mais, admettez aussi qu’il y en a un vrai et un faux ; et si jamais vous rencontrez un idéal, ou soi-disant tel, froid, monotone, triste, incolore sous air de noblesse, vaporeux, compassé, insipide, non pas brillant et varié comme le marbre, mais blanc comme le plâtre, non pas puissant et chaud comme aux jours de la florissante Grèce, quand le sang à flots de pourpre enflait les veines des demi-dieux et des héros, quand les gouttes d’un sang ambrosien coulaient dans les veines même des déesses, mais pâle, exsangue, mortifié comme en carême, s’interdisant les sources fécondes, vivant d’abstractions pures, rhumatisant de la tête aux pieds, imprégné, imbibé d’ennui, oh ! n’allez pas vous y méprendre, c’est celui-là même qui a si longtemps glacé les muses françaises, c’est celui qui les glacerait encore, c’est celui-là qu’il vous faut éviter.
M. de Laprade ne réalise certainement pas cet idéal, et l’on trouverait même chez lui des pages où il a l’air de le répudier ; mais il y fait songer, et c’est trop. Il parle volontiers de Raphaël ! Oh ! que son idéal à lui n’y ressemble pas ! Mais Raphaël lui-même n’est bon qu’une fois. Dès qu’on veut s’y fixer comme à un type unique, on n’obtient qu’un beau harmonieux, uniforme, dont on reproduirait à profusion les copies de plus en plus pâles. Et puis ce Raphaël, dont on parle trop vaguement, sait-on bien ce qu’on fait quand on rattache à son génie l’idée de croyance ? Il faut rabattre de ces théories que l’étude précise des faits ne confirme pas. Ce qu’on appelle naïveté dans l’art a cessé de bien bonne heure et avant les beaux siècles. L’art, le bel art est plus indépendant du fond des choses qu’on ne le dit : Phidias et Raphaël faisaient admirablement les divinités et n’y croyaient plus.
Les thèses que soutient M. de Laprade sont semées d’assertions contestables,
déclamatoires. A un endroit, par exemple, il définit le génie et le
distingue du talent.Il prétend qu’entre eux il n’y a pas seulement
différence de degré, mais de nature ; c’est une pure question de mots, et qui dépend de ce
qu’on entend par l’un et l’autre de ces termes. Puis, s’exaltant sur ce mot de génie et y mêlant une idée mystique, il en vient à dire « qu’un
grand génie n’est guère autre chose pour celui qui le porte qu’un plus douloureux
fardeau ; — que toute grande mission emporte avec elle ici-bas la nécessité d’un
crucifiement. »
Cela est bon à mettre en vers ; ce qui ne peut pas se dire, on
le chante. C’est un beau thème que l’infortune des grands poètes, et il suffit de quelques
noms illustres pour le justifier, quand le chantre ému qui s’en empare sait y répandre de
la chaleur
et de l’harmonie. Mais en prose, et comme vérité exacte, il y a
trop à répondre, il se présente trop de noms à opposer à d’autres noms. Raphaël, dont on
parlait tout à l’heure, n’a pas été crucifié, ni Michel-Ange non plus, ni Léonard de
Vinci, ni Virgile, ni l’Arioste, ni Pétrarque, ni Pindare dans l’antiquité, ni Sophocle,
malgré un petit procès de famille sur ses derniers jours, ni Racine, malgré son accident
final. Pour moi je concevrais au point de vue naturel et physiologique, qu’on soutînt la
thèse toute contraire : Un grand génie, pour celui qui le possède, est l’instrument d’une
grande joie. — Je prends cet exemple et j’en pourrais choisir maint autre chez
M. de Laprade. Ainsi, avocat outré des Lettres, et adversaire inexpérimenté des Sciences,
ildira : « L’ère des véritables savants semble terminée ; on ne fait, depuis
longtemps, qu’appliquer à l’industrie les grandes découvertes du passé. »
Pourquoi l’ère des véritables savants serait-elle terminée ? où a-t-il pris cela ? qu’il
regarde seulement autour de lui. Mais, à tout instant M. de Laprade pose un fait faux, et
il édifie là-dessus toute une théorie historique et morale.
Je sais qu’en somme l’ordre d’idées qu’il embrasse et qu’il soutient est celui qui date de Platon et qui a partagé le vieux monde par opposition à la méthode d’observation, à celle d’Aristote. Je croyais qu’on était sorti depuis longtemps de cette lutte, de ce dualisme stérile, et que les modernes éclairés, depuis Galilée, Bacon et Descartes, n’hésitaient plus. Mais enfin, mon principal reproche à M. de Laprade est de ne pas bien défendre sa thèse, de la compromettre par des lieux communs, de vraies tirades qui sentent l’école, ou par des sorties qui accusent un esprit exclusif et rempli de sa propre image. Il s’est trahi surtout dans sa déclamation contre l’ironie ; car il n’en veut à aucun prix, même de la plus légère, de la plus fine. C’est jouer de malheur, quand on admire si fort Platon, que de le dédoubler pour laisser de côté la charmante ironie de Socrate.
Un écrivain de beaucoup d’esprit, un jeune maître en ironie, a pris en main la défense de
cette faculté déliée, de cette arme qui est la sienne, en rendant compte du livre de
M. de Laprade3 ; il a très-bien montré qu’avoir au plus haut
degré le sentiment du ridicule et de la sottise, ce n’était point nécessairement n’être
sensible qu’au mal. Plus, au contraire, on a une idée délicate et fine du bien et du
mieux, plus il est naturel qu’on ait l’ironie prompte et vive, parce qu’on est blessé à
chaque pas. « L’homme de goût, disait Rivarol, a reçu vingt blessures avant d’en
faire une. »
Quant à M. de Laprade, qui n’aime pas les gens de goût, sa plus
grande peur est du côté de la raillerie ; il lui assigne une origine mystique,
diabolique : « Le doute et la raillerie, dit-il, sont aussi anciens sur la terre
que les premières paroles du serpent. »
Il trace de l’ironie une histoire
emphatique et qui n’est pas gaie du tout. Socrate et Aristophane sont en Grèce les deux
fondateurs du genre, et ils ont été aux prises : « Merveilleux exemple, s’écrie
M. de Laprade, de la vraie destination de l’ironie et de toutes les œuvres qui s’y
rattachent ! Dans cette sphère,
les hommes et les choses sont destinés à
s’entre-tuer. La critique de Socrate a tué le vieux paganisme d’Aristophane ; la comédie
d’Aristophane a tué Socrate. »
Ce sont de pures phrases. Quand il arrive à
Voltaire, « auquel l’histoire de l’ironie s’arrête, car on a atteint le
sommet »
, vous jugez s’il énumère de nouveaux meurtres. Il parle de Jeanne
d’Arc, de la Pucelle, un tort de Voltaire assurément, mais qu’à la fin
on exagère avec trop d’enflure. En parlant sur ce ton de Jeanne d’Arc, savez-vous qu’ils
redeviennent ennuyeux comme Chapelain ? La comédie, même la plus franche, n’est pas
épargnée par M. de Laprade. Corrige-t-elle en riant ? Il se pose
gravement cette question : « Examinons, dit-il, cette idée du haut de la morale et
de l’histoire. Les belles époques de la comédie ont-elles été suivies d’améliorations
dans les mœurs ? »
Mais ne pourrait-on pas se poser exactement la même question
pour le sermon ? L’âge des plus beaux sermons, je vous le demande, a-t-il donc été suivi
d’une si grande amélioration dans les mœurs ? Bourdaloue a-t-il été plus heureux que
Molière ? Encore pourrait-on raisonnablement soutenir que Molière a plus réussi à corriger
les ridicules que Bourdaloue les vices.
M. de Laprade n’est donc pas très-fier de Molière : « Molière, dit-il, n’a pas de
rivaux. Nos vaudevillistes modernes n’en ont pas dans leur genre. Ce n’est pas avec une
grande fierté que nous le constatons, mais c’est là un fait irrécusable. »
Il
supporte Molière comme il supporte M. Scribe. On ne sait pourquoi il fait grâce en un
endroit à Montaigne, lequel pourtant a dit en son
joli langage : « Et
moi, je suis de ceux qui tiennent que la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en
un sujet folâtre et déréglé. »
M. de Laprade prend même le soin de rassurer les
chrétiens, les âmes religieuses, contre l’ironie de Montaigne. C’est bien honnête à
lui.
Le plus clair, en définitive, c’est que M. de Laprade a peur qu’on ne rie, qu’on ne plaisante, qu’on ne crée de nouveaux fils à Voltaire. Est-ce le poète solennel, est-ce un reste de provincial en lui qui est sur ses gardes, qui est susceptible, qui craint qu’en badinant on ne porte atteinte à sa considération, à sa dignité ? Il ne faut, en tout cas, chercher dans ce fade volume aucune trace d’enjouement ni de sel ; il n’y a pas le plus petit mot pour rire, pas le plus petit grain de Voltaire. Adorateur et sectateur idolâtre de la noble poésie, l’auteur, on le sent, n’aime pas les Lettres dans leur charmante variété et dans leur imprévu perpétuel.
Il a aussi attaqué, dans une dissertation à part, l’industrie et ses prodiges modernes comme mortels à la poésie. C’est toute une croisade : on se demande à quel propos, et contre qui elle est dirigée : car l’industrie moderne, tout occupée à se développer, à conquérir le monde et à régner sur notre planète, ne pense guère pour le moment à se traduire en poésie. Je crois me rappeler pourtant qu’un homme de verve et d’ardeur, M. Maxime du Camp, a fait un jour une levée de boucliers en faveur de la poésie des machines ; mais il a passé depuis à d’autres idées plus chevaleresques. Quoi qu’il en soit, M. de Laprade a pris la thèse au sérieux, et il s’est attaché à prouver méthodiquement que les machines ne sont pas poétiques ni conformes à l’idée primordiale du beau. Un moulin à vent est-il plus poétique qu’une locomotive ? Grave question. Ceux qui aiment ces sortes de considérations dites esthétiques, et qui croient que le lis est beau pour huitraisons et non pour neuf4, ceux-là pourront trouver que les cinq raisons alléguées par M. de Laprade contre les machines sont assez ingénieuses. Quant à la poésie véritable, qui ne consiste pas uniquement dans la description des formes, elle saura naître des merveilles de ce monde moderne, elle saura s’en accommoder ou même s’en inspirer, si d’aventure elle rencontre uneâme et un talent faits à sa mesure et d’un tour nouveau : c’est le secret de l’originalité. Il n’appartient à la critique ni de la deviner, ni de l’interdire.
Les derniers écrits de M. de Laprade sont donc empreints d’une certaine hostilité générale contre le développement de la société moderne ; il y perce même desaccents d’un aigreur particulière encore plus marquée. Dans une édition de ses Poèmes évangéliques, publiée l’année dernière, il a ajouté une préface qui se termine par une conclusion très-peu évangélique, où, à propos du matérialisme croissant et de l’abaissement des intelligences (ne serait-il pas temps de trouver un autre refrain ?), il croit devoir protester à son tour contre le calme étouffant des dictatures. Le volume dont nous parlons aujourd’hui ne se termine pas non plus sans une pointe de dénigrement politique. Il y est même fait des allusions contre l’École normale et ce qui en sort, mais assez gauches et assez obscures ; il est juste que M. de Laprade, quand il essaye de manier l’ironie, n’y réussisse pas. J’ai pris moi-même la part qui me revient de ces allusions timidement désobligeantes, et j’y ai acquis (ce que je ne recherche ni ne fuis jamais) le droit de dire, même à un confrère, la vérité. Mais en conscience, je ne savais pas M. de Laprade si étouffé ni si comprimé dans sa voix et dans ses pensées ; je ne le savais pas si mal apparenté avec le régime actuel5.
Au reste, quand le plus froid même et le plus sage est une fois piqué de cette mouche qu’on appelle l’esprit de parti et de coterie, il peut commettre des fautes d’entraînement. M. de Laprade en a commis une de ce genre, lorsque dans une poésie assez récente (Correspondant du 25 janvier 1861) il s’est étonné et indigné de ce que l’Italie une et libre avait voté une statue à la mâle et patriotique figure de Machiavel. M. de Laprade ne comprend pas plus cela qu’il ne comprendrait sans doute que l’Allemagne saluât son Luther. C’est dans les mêmes vers où il propose (ou peu s’en faut !) de décerner une épée de connétable à Lamoricière, qu’il insulte au grand italien Machiavel. Tout cela se tient et s’enchaîne. Politique Lamartinien, retournez rêver dans vos bois.
Ma conclusion sera courte et je la donne nettement : M. de Laprade est un poète distingué, dont la lyre a deux ou trois cordes. Le volume de prose qu’il vient de publier n’indique pas qu’il y ait en lui l’étoffe d’un critique : tout au contraire.