(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 145-150
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 145-150

DÉSORMEAUX, [N.] Avocat, Historiographe de la Maison de Bourbon, Bibliothécaire de M. le Prince de Condé, de l’Académie des Inscriptions, de celle de Dijon & d’Auxerre, né en 17..

Quoique l’Histoire soit une des branches de notre Littérature la plus constamment cultivée, rien de plus rare cependant parmi nous que les bons Historiens. Si on en excepte un petit nombre, dont la réputation se soutiendra dans tous les siecles, le reste n’offre qu’une multitude d’Ecrivains qui paroissent avoir méconnu l’esprit & le ton du genre auquel ils se sont attachés. M. Désormeaux est un de ceux qui, après s’être engagés dans la carriere, l’ont parcourue de nos jours avec d’heureux succès. Son Abrégé chronologique de l’Histoire d’Espagne, l’Histoire de la Maison de Montmorency, de la Maison de Bourbon, celle du Grand Condé, lui ont acquis l’estime du Public, par la sagesse avec laquelle il a traité ces différens sujets. Sa narration, qui pourroit être plus serrée, plus soutenue, offre néanmoins un style noble & gracieux par intervalles. C’est dommage qu’une trop grande abondance d’expressions poétiques, recherchées, qu’une surcharge d’épithetes, que des détails quelquefois minutieux, ôtent à ses Histoires cette vivacité qui entraîne, cette aisance qui plaît, cette gravité qui recommande également le Personnage & l’Historien. Un autre écueil que M. Désormeaux auroit dû éviter, est une affectation trop sensible dans les louanges qu’il donne à ses Héros, une application trop marquée à passer légérement sur les foiblesses & les fautes dont ils n’ont pas été exempts. Pouvoit-il ignorer qu’il existe toujours de petits nuages dans la vie des plus grands hommes ? C’est par ces éclipses sagement présentées, qu’on instruit les autres hommes, sans nuire à la gloire des Héros qui les ont éprouvées. L’Histoire n’est que le récit fidele des événemens ; ces événemens parlent d’eux-mêmes, & on doit en écarter tout ce qui sent le panégyrique ou l’apologie.

Malgré ces Observations que nous croyons nécessaires, M. Désormeaux doit occuper une place distinguée parmi nos Biographes modernes. Il n’a pas fait de ses Histoires un champ de réflexions malignes, de satires indécentes, d’anecdotes puétiles ou hasardées ; & le ton d’honnêteté qui y regne les fera toujours goûter des Lecteurs sages, & des Littérateurs judicieux.

DESPORTES, [Philippe] Chanoine de la Sainte-Chapelle, Abbé de Tiron, Lecteur du Roi Henri III, né à Chartres en 1546, mort en 1606.

Despréaux dit, en parlant de Ronsard,

Ce Poëte orgueilleux, trébuché de si haut,
Rendit plus retenus Desportes & Bertaud.

En effet, Desportes sut bientôt se dégager du Pédantisme de Ronsard, qu’il avoit pris d’abord pour modele. Quand on est né avec le sentiment du vrai, on y revient toujours, quoiqu’un enthousiasme mal entendu puisse nous en éloigner quelquefois. Ses Poésies annoncent une imagination douce & brillante ; les expressions en sont naturelles & délicates, le style simple & plein de graces ingénues. Ce fut des Italiens qu’il apprit, dit-on, à répandre dans ses Vers un noble enjouement, tel qu’est celui qui regne dans ce Sonnet adressé à une Dame :

Je vous entends fort bien, ce propos gracieux,
Ces regards dérobés, cet aimable sourire,
Sans me les déchiffrer, je sais qu’ils veulent dire,
C’est qu’à mes ducatons vous faites les doux yeux.
Quand je compte mes ans, Titon n’est pas plus vieux ;
Je vois déjà pour moi s’ouvrir le sombre Empire ;
Toutefois votre cœur de mon ame soupire,
Vous en faites la triste & vous plaignez des Cieux.
Le Peintre étoit un sot, dont l’amoureux caprice
Nous peignit Cupidon un enfant sans malice,
Garni d’arcs & de traits, mais nud d’acoustremens.
Il falloit, pour carquois, une bourse lui pendre,
L’habiller de clinquant, & lui faire reprendre
Rubis à pleines mains, perles & diamans.

Ce seroit s’exprimer foiblement, que de dire que les Poésies de Desportes méritent encore quelque estime : un Lecteur attentif y trouvera plusieurs traits à admirer. Il est le premier qui ait su répandre de l’agrément & de la délicatesse dans les Pieces érotiques ou de galanterie. On sait encore par cœur plusieurs couplets de ses Chansons.

Les talens de ce Poëte furent récompensés avec une magnificence dont on ne voit point d’exemple. On peut en juger par Rodomont, qui lui valut huit mille écus de la part de Charles IX, & qui n’est pas son meilleur Ouvrage. L’Amiral de Joyeuse lui donna pour un Sonnet l’Abbaye de Tiron, qui rapportoit alors trente mille livres ; ce qui doit faire penser que Desportes vécut au siecle d’or de la Poésie. Balzac disoit que ses Vers lui avoient acquis un loisir de dix mille écus de rente, ce qu’on peut regarder comme un écueil contre lequel dix mille Poëtes se sont brisés.

Henri III lui dit un jour, j’augmente votre pension, parce qu’il parut devant ce Prince avec un habit négligé.

Une chose qui contribue à augmenter la gloire de Desportes, est l’usage qu’il fit de la fortune que son mérite lui avoit procurée. Son caractere aimable, facile, doux, bienfaisant, généreux, le porta toujours à répandre ses bienfaits sur les jeunes Littérateurs moins heureux que lui, afin de les encourager ; & la noblesse de ses sentimens ne lui permit jamais de s’en vanter. Il eut cependant des envieux, & par-là des ennemis, parce que l’envie est toujours injuste. Un Auteur de son temps fit contre lui un Ouvrage intitulé la Rencontre des Muses, où il prétendoit que Desportes avoit tiré des Italiens tout ce qu’il y avoit de bon dans ses Poésies. Sa Réponse ne fut pas un amas d’invectives & de sarcasmes ; encore moins employa-t-il son crédit à se venger. Il se contenta de dire à ses amis : Si l’Auteur de cette Critique m’eût prévenu, je lui aurois donné de quoi grossir son Livre ; car j’ai pris beaucoup plus de choses des Italiens qu’il ne pense. On devoit pardonner volontiers des plagiats à un homme qui en convenoit d’aussi bonne grace ; mais on est doublement en droit de les reprocher à ceux qui, les multipliant sans mesure, trouvent mauvais qu’on les mette en évidence.