IX. Chassez le naturel…
(Kissien)
Le lièvre et le singe s’entretenaient un jour. Et, tout en conversant avec son interlocuteur, chacun d’eux laissait libre cours à son tic familier. De temps à autre, le singe se grattait de brefs coups de patte saccadés et le lièvre, qui redoute sans cesse d’être surpris par quelque ennemi de sa race, ne pouvait s’empêcher à tout instant de tourner la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
Les deux animaux ne pouvaient se tenir en repos.
- « Il est extraordinaire vraiment, fit observer le lièvre au singe, que tu ne puisses laisser passer une minute sans te gratter ! »
- — « Ce n’est pas plus singulier que de te voir sans répit tourner la tête dans toutes les directions ! riposta le singe ».
- — « Oh ! protesta le lièvre, je saurais bien m’en empêcher, si j’y tenais absolument ».
- — « Eh bien ! voyons si tu pourras y parvenir. Tâchons, toi et moi, de rester immobiles, celui qui bougera le premier aura perdu son pari ».
- — « Entendu ! » accepta le lièvre.
Et tous deux s’étudièrent à ne pas faire le moindre mouvement.
L’immobilité ne tarda guère à leur sembler insupportable. Le singe se sentait démangé comme jamais il ne l’avait été de sa vie. Quant au lièvre, il éprouvait de vives angoisses au sujet de sa sûreté depuis qu’il ne pouvait plus lancer à tout instant des coups d’œil furtifs vers chacun des points de l’horizon.
A la fin, n’y tenant plus :
- « Au fait ! dit-il notre pari ne nous interdit pas de nous raconter quelque histoire pour rendre le temps moins long, n’est-il pas vrai, frère singe ? »
- — « Assurément ! répondit celui-ci, qui se doutait de quelque stratagème de son compère et s’apprêtait à en faire son profit en s’inspirant de l’exemple qu’allait lui donner le lièvre ».
- — « Eh bien ! je commence, dit ce dernier. Figure-toi qu’un jour de saison sèche, me trouvant dans une vaste plaine, je courus le plus grand danger… ».
- — « Tiens ! s’exclama le singe, il m’est arrivé la même chose à moi aussi !… »
- — « Oui ! poursuivait le lièvre pendant ce temps, je vis des chiens accourir vers moi en aboyant. Il en venait de tous côtés : à droite !… à gauche !… devant moi !… derrière moi !… Je me tournais de ce côté… j’en entendais par là et puis par là… et par là encore ! »
Et tout en disant cela sire lièvre, comme entraîné par son récit, mimait ses inquiétudes en cette occurrence fâcheuse et regardait dans toutes les directions auxquelles il faisait allusion.
Le singe, de son côté, racontait son histoire, sans écouter le moindrement ce que disait son interlocuteur.
« Un jour, disait-il, je fus assailli par une troupe d’enfants qui me pourchassèrent à coups de pierres. J’en recevais ici ! — (Il se grattait le flanc droit comme pour désigner la place où le coup avait porté) là !… (au flanc gauche) sur les reins, à la cuisse, à la nuque ». Et, à chaque partie du corps qu’il nommait ainsi, il l’indiquait d’un geste précipité qui faisait cesser l’impérieuse démangeaison.
Le lièvre ne pouvait plus contenir son envie de rire. Il éclata ! Et le singe, en le voyant pouffer, rit aussi de tout son cœur.
- — « Oui ! Oui ! lui dit-il je t’entends. Vois-tu, nous aurons beau dire et beau faire, jamais nous ne changerons notre naturel. La preuve en est faite et bien faite. Tenons-nous en là. Nul de nous n’a gagné le pari et nul de nous ne l’a perdu ».
Conté par EDOUARD NGOM.
ECLAIRCISSEMENTS.
Cf. Conte Le lièvre et l’hyène aux cabinets.
Noter que le lièvre ici est représenté comme le type de l’animal craintif.