(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’ancien Régime et la Révolution »
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(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’ancien Régime et la Révolution »

L’ancien Régime et la Révolution28

I

Il faut être terriblement fort, à ses propres yeux ou à ceux des autres, pour se permettre d’écrire un volume — ou plusieurs — de simples généralités sur l’histoire. Qu’on écrive l’histoire sans être un homme de génie, qu’on étudie les faits, et qu’on prouve qu’on les a étudiés en les discutant et en les racontant texte en main, cela est courageux et modeste, et cela donne le droit, quand on en a la puissance, de s’élever de ces faits jusqu’à ces généralités qui sont comme la raison des choses et l’essence même de l’histoire. Mais qu’en se détournant des événements, qui se sont produits dans leur ordre de temps et d’espace, on se mette résolument à nous donner les propres considérations de son esprit sur des époques aussi complexes et aussi discutées encore que l’ancien Régime et la Révolution française, il faut se croire, pour le moins, de la race intellectuelle de Machiavel ou de Montesquieu. Et quand nous citons ces noms célèbres, nous les prenons au poids circulant de leur gloire, car pour nous ils ne valent, ni comme publicistes ni comme historiens, le haut prix de leur renommée. Machiavel et Montesquieu ne sont guères que des écrivains. Ils ont séduit la gloire par le style et ils l’ont trompée. Otez le style, que reste-t-il de ces grands hommes ? Vous les emportez tout entiers !

Mais, quelle que soit leur valeur absolue, Tocqueville, illusion ou réalité, est-il le Machiavel ou le Montesquieu de notre siècle ? Son livre : L’ancien Régime et la Révolution 29, justifie-t-il les prétentions qu’il accuse ? L’ancien Régime et la Révolution sont-ils enfin jugés souverainement et de manière à ce qu’on n’ose plus y revenir ? L’auteur a-t-il enfin donné le mot de ces deux ordres de choses, dont l’un a fini l’autre en le brisant ? Après lui, n’y a-t-il plus qu’à répéter ce qu’il a dit ? Et sans même aller si loin, sans avoir pour jamais fixé l’opinion dans la lumière de ses découvertes, a-l-il au moins assez éclairé le confluent de ces deux faits, qui sont à eux seuls toute l’histoire de France ? A-t-il au moins dégagé des points ignorés, ouvert des horizons, saisi des fragments de vérité, originale et surprise, et, par là, obligé les historiens futurs à compter avec sa pensée ? Tocqueville, l’auteur de la Démocratie en Amérique, — un livre dépassé et passée — s’est-il assez accru, s’est-il assez mûri pour arriver à ce résultat considérable ? Il s’est tu longtemps. Il s’est recueilli. Il a travaillé. Le silence protège la réflexion. C’est du silence que sortait l’oracle. Alexis de Tocqueville, dont le genre de talent n’est ni l’abondance, ni l’élan, ni l’ampleur, ni la force active, a consacré, nous dit-il, un an et plus à tel chapitre assez court de son ouvrage. Le silence ne lui a donc pas manqué. L’oracle y est-il ?

Nous venons de lire son livre avec le respect qu’inspirent les choses que le temps parfume et couronne de cette auréole de réflexion qui est la gloire de la sagesse, et, malgré notre profonde sympathie pour les œuvres lentement écrites et opiniâtrement élaborées, nous n’y avons pas trouvé ce que nous cherchions. Non seulement nous n’y avons pas vu la solution du problème historique qui s’y agite, mais pas même un mot nouveau et concluant sur les deux époques qu’on veut expliquer. Il est vrai que Tocqueville n’est pas organisé pour conclure. La Démocratie en Amérique, qui a fait si aisément sa fortune et qui le coula, sans effort et sans résistance, à la tête des écrivains politiques du règne de Louis-Philippe, n’est pas un livre de conclusion, et n’annonçait guères que le logicien pût se développer jamais dans un esprit qui recevait, les deux mains ouvertes, les faits les plus contradictoires, et toujours avec le même sourire de bon accueil. Quand la Démocratie parut, on se rappelle avec quelle insistance on se demanda de toutes parts si l’auteur était pour ou contre la démocratie, pour ou contre le système américain, car il y avait dans son livre assez pour l’une ou pour l’autre de ces deux thèses, et ce fut, sans doute, la raison de l’immense succès d’un ouvrage qu’on ne craignit pas de comparer à l’Esprit des Lois ! Dans l’Esprit des Lois, en effet, l’éclectique Montesquieu acceptait aussi, sans le vanner, tout le pêle-mêle de l’histoire, mais c’était à la condition téméraire de donner la raison des choses et la loi des contradictions, tandis que son pâle imitateur, son faible descendant par les femmes, n’avait pas, lui, le mouvement d’idées, fussent-elles fausses, qui servaient à Montesquieu pour tout justifier.

Peu importait, du reste, dans un temps où le scepticisme politique se balançait mollement entre la notion du gouvernement parlementaire et la notion de la république. Chacun, dans le livre en question, trouva des raisons et des faits en faveur de ses préférences, et personne n’y fut choqué d’une condamnation qui n’y était pas. Voilà pourquoi l’auteur, un Montesquieu de demi-teinte, fut proclamé un vrai Montesquieu de plein jour. Malheureusement pour la réputation, si vite poussée, de Tocqueville, nous ne sommes plus à cette époque de juste milieu jusque dans la pensée. Nous avons vu beaucoup de choses s’en aller en morceaux, que les politiques d’il y a vingt ans30 croyaient éternelles. La notion des gouvernements parlementaires a été légèrement entamée, ainsi que celle des républiques. L’Amérique et sa démocratie sont à la veille de recevoir du temps le plus rude coup que le temps puisse porter aux vaines combinaisons des hommes. Dans de telles circonstances, pour faire un livre qu’on puisse lire sur l’ancien Régime et la Révolution française, il est nécessaire de sortir des crépuscules par lesquels on s’est glissé dans la renommée, et de ne pas s’effacer, comme une ombre d’homme, devant la rigueur d’une conclusion.

II

Eh bien, cette nécessité a été méconnue ! Quoique le volume ne soit que la première partie d’un ouvrage qui doit en avoir deux, quoique nous ne soyons pas encore entrés dans la Révolution française, le livre de Tocqueville se distingue par l’ancienne manière de l’auteur : le manque de netteté, de profondeur et de conséquence. Il ajoutera certainement à la confusion des esprits. Il n’est, au fond, que l’histoire des causes de la Révolution française et des filiations qu’elle peut avoir avec le régime qui l’a précédée et qu’on appelle l’ancien Régime. Or, dans la pensée de Tocqueville, ces filiations sont nombreuses : « Les Français ont fait — dit il — en 89 le plus grand effort pour couper en deux leur destinée et séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais… J’avais toujours pensé « qu’ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru eux-mêmes… » Cela pouvait être vrai, cela pouvait être faux, mais c’était une idée. Elle n’était pas neuve. Granier de Cassagnac l’avait attaquée dans un livre que tout le monde a lu et où elle était abordée avec l’audace d’aperçus et le grand style qu’on lui connaît. C’était une idée assez simple pour que la manière dont elle serait développée fît toute sa valeur, car on sait bien — et les esprits les plus vulgaires autant que les esprits les plus élevés — que les révolutions, comme les bâtardises, ont des parentés naturelles, et qu’elles ne viennent pas sans un germe dans le régime qu’elles détruisent plus tard. Pour faire la preuve d’une conviction qui n’était donc pas, après tout, une intuition à donner le vertige par sa sublimité, Tocqueville est allé, nous dit-il encore, « interroger dans son tombeau la France qui n’est plus ». C’était le bon moyen, en effet, d’apprendre ce qu’il ignorait ou d’assurer ce qu’il croyait savoir. Seulement, nous disons qu’il n’a pas creusé dans cette tombe. Il a pu gratter la pierre du sépulcre, mais il n’a pas pénétré dans sa profondeur.

Il a pris l’ancien Régime à sa dernière heure, dans son expression la plus équivoque et dans son millésime le plus flottant, sans dire où, pour lui, cet ancien Régime commençait, et il n’a pas su en déterminer ni les altérations survenues ni les caractères subsistants. Homme de formalisme politique qui a tout vu dans certaines formes extérieures, comme si l’âme de la politique était là, la ressemblance l’a fait croire à l’identité. Ainsi, parce que la centralisation administrative existait en un certain degré sous l’ancienne monarchie, il s’est imaginé que cette centralisation était une institution de l’ancien Régime, et non plus l’œuvre de la Révolution et de l’Empire. Il a fermé volontairement les yeux à un état des choses qui a reçu son accomplissement absolu de la main d’un homme qu’il lui coûte de louer à cette heure, et il a tout attribué de l’ordre administratif à l’ancien Régime : la justice, la tutelle, et jusqu’à la garantie des fonctionnaires ! Cette idée, la master-piece de son livre, est résumée dans l’avant-dernier chapitre, et voilà surtout (nous dit-il dans le chapitre suivant) d’où la Révolution est sortie, d’elle-même ! Il y a bien un chapitre spécial, mais vague comme l’est d’ordinaire la pensée de l’auteur, sur la séparation des classes, « qui a causé toutes les maladies dont l’ancien Régime est mort » ; un autre sur l’irréligion, « la passion dominante du xviiie  siècle » ; un autre, enfin, sur les hommes de lettres devenant de fait les hommes politiques du moment. Mais la vue supérieure de l’écrivain n’en est pas moins, dans sa propre estime, la centralisation imputée à l’ancien Régime, cette centralisation que la Révolution n’a pas dépassée, et qui la produisit un jour par le plus inattendu des contre-coups ! Tocqueville nous explique ce phénomène par le choc des différentes classes « qui ne voulurent point se mêler, dans « ces assemblées électives auxquelles, en 1787, on « confia l’administration des provinces, jusque-là gouvernées par des intendants, expression du pouvoir central ». Cela conduisit, affirme-t-il, aux conséquences les plus singulières, et il en cite quelques-unes, qui sont fort simples, et qui peuvent se ramener à ceci : qu’on ne s’entendit pas. « La nation — dit-il alors avec une superficialité inouïe — ne tenant plus debout dans aucune de ses parties, un dernier coup put la mettre en branle… et produire le plus vaste bouleversement et la plus grande confusion qui ait jamais existé. »

Telle est la thèse de Tocqueville, et, comme on le voit, elle est assez mince. Si merveilleusement administrative que soit la France dans son esprit, elle ne l’est cependant pas à ce point qu’un changement survenu dans sa centralisation ait été la cause décisive et suprême de la plus terrible, de la plus profonde de ses révolutions ! Écrire une telle chose sérieusement, c’est une dérision de l’histoire, c’est prendre l’accident pour la cause, le symptôme pour la maladie, les conséquences pour le principe. C’est le trouble de toutes les notions. La Révolution française ne tient aux derniers faits qui la précèdent que comme le verre d’eau tient à la dernière goutte qui va le faire déborder ! Que Tocqueville voie le caractère essentiel de la Révolution française dans le changement administratif, qu’il phrase tant qu’il pourra sur la taille, la corvée, l’exemption d’impôts pour les nobles et la liberté politique, si chère à son cœur, il ne nous donne que les anciennes vues de détail de l’école philosophique et physiocratique dont il est le disciple attardé, et il répond à la question par la question même. Les causes morales échappent à son regard, les causes morales, qu’on trouve au fond de tous les problèmes politiques. Pas une seule fois dans ce volume, maigre de raisons et enflé, ou plutôt soufflé de phrases, l’auteur de l’ancien Régime et la Révolution n’a su porter un ferme regard plus haut que le plain-pied des questions dernières. Car c’est toujours de haut que les révolutions descendent, et les gouvernements se trahissent longtemps eux-mêmes avant d’être trahis par les peuples. S’il avait été réellement un observateur historique, il aurait vu et il aurait dit que les Bourbons, de Henri IV à Louis XVI, n’avaient rien compris à l’esprit chrétien de la France, à priori héroïque et docile, qui n’a de dangereux que la tête facile à enivrer. La rage de dépayser le pays, de dénaturer le fond de notre nationalité, sous un prétexte ou sous un autre, protestant, anglais, génevois, date du règne de la maison de Bourbon, qui n’a pas su empêcher cette effroyable corruption de notre génie et qui trop souvent y a contribué. C’est depuis les Bourbons, en effet, que nous avons cette réputation de réverbère politique, chauffé à blanc pour faire éclore des utopies parlementaires dans le brasier des révolutions. Ce sont eux, — puisqu’il faut interroger le tombeau de la France ancienne, comme dit Tocqueville, et le tombeau de la France, c’est son histoire, — ce sont eux qui ont créé une révolution permanente forcée en oubliant ce qu’ils étaient, en donnant l’exemple des mauvaises mœurs, en altérant dans sa pureté la notion de la famille chrétienne, — le seul fondement des sociétés modernes, quels que soient leur forme et leur nom, — en nous dévêtant de nos institutions, en brisant les corporations (l’œuvre de Saint-Louis sanctionnée par les siècles), les corporations d’états, c’est-à-dire le peuple qui travaille et qui prie, et en le jetant, bohème et affamé, à la liberté vague, au hasard et à la préoccupation du jour le jour ! Mais Tocqueville ne pouvait ni ne voulait toucher à ce sujet, brûlant pour une main comme la sienne. Tocqueville est un parlementaire bâti sur un légitimiste effacé. Sa position était difficile. Il s’en est tiré… en y restant, en faisant de l’histoire évasive et mesquine, au lieu de l’histoire impassible et courageuse. Avec les explications qu’il nous donne sur la Révolution française, soit qu’on l’accepte, soit qu’on la réprouve, en reconnaître la terrible grandeur sera également impossible.

Du reste, cette simplification, ou, pour mieux parler, ce rapetissement de l’histoire n’est guères essayé qu’en tremblant ! Il n’apparaît pas à l’état lucide. Ce n’est qu’une exécution timidement faite dans le brouillard d’un esprit confus. L’écrivain de la Démocratie en Amérique, dont on ne pouvait dire s’il était Américain ou s’il ne l’était pas, est toujours le même homme, le même incertain, le même joueur d’escarpolette éternelle. Dans ce livre-ci on rencontre de nouveau la faculté qui voit sur toute idée les deux faces, — assez triste faculté quand elle s’arrête là et qu’on n’a pas dans la pensée ce qu’il faut pour choisir la vraie, ou les embrasser l’une et l’autre en les dominant. Ici, la même perplexité, déjà éprouvée, recommence. Tocqueville, le parlementaire, l’engoué de la liberté politique comme Louis-Philippe nous l’avait dosée, est-il, oui ou non, pour la Révolution française, dont il dit : « L’ancien Régime lui a « fourni plusieurs de ses formes. Elle n’y a joint que « l’atrocité de son génie ! » Tocqueville, qui veut arracher les mérites de la centralisation administrative à la Révolution, qui l’outra, et à l’Empereur Napoléon, qui l’organisa, est-il, oui ou non, pour l’ancien Régime ?… Il est impossible de le savoir. Les vues les plus contraires s’entre-choquent dans son ouvrage, où pas un mot n’est défini et où l’auteur reste suspendu entre deux antithèses, comme le cercueil de Mahomet entre le pavé et la voûte. L’esprit de Tocqueville n’est pas assez étendu pour fournir sur toutes les idées qu’on peut discuter. Mais il a toujours celles qui s’excluent. Son livre est un kaléidoscope qui se retourne de deux manières et qui donne toujours les deux mêmes combinaisons. Quand il juge les gens de lettres qui furent les aumôniers des sociétés secrètes et qui prêchèrent la révolution sur et sous les toits, il s’écrie : « Ils croyaient en eux. C’était admirable ! » Et il applaudit. Mais, continue-t-il : « Après qu’ils eurent tout renversé, nous eûmes des révolutionnaires qui portèrent l’audace jusqu’à la folie, qu’aucun scrupule ne put retenir, etc., etc. » Et il n’applaudit plus, avec les mêmes raisons d’admirer pourtant ! Cet exemple, qu’on peut multiplier, en prenant toutes ses assertions les unes après les autres, donnera une idée de l’assiette de ce ferme esprit, de la force d’Œdipe de cet investigateur de l’histoire, qui trouve que le Sphinx a trop peu d’une tête et qui lui en met deux !

III

Mais ce livre a-t-il même la prétention d’être une histoire ? N’aurait-il pas une autre visée que celle de juger, avec une affectation d’impartialité qui ressemble à une hypocrisie, l’ancien Régime et la Révolution ? Ne serait-il pas plutôt un prétexte, un thème pour les regrets et les fioritures en sourdine du parlementaire, une espèce de Pont des Soupirs ? Depuis quelque temps, le pamphlet, qui allait droit autrefois, quand il y avait des talents qui savaient l’empenner, le pamphlet n’a plus allure de flèche. Il s’est mis à ramper dans de tortueuses circonlocutions de prudence et à se retirer dans des livres sur des sujets indifférents, à ce qu’il semble, et protégé par la cuirasse transparente et sûre des allusions. Est-ce que le livre sur la France de Tocqueville ne serait pas le pendant du livre de Montalembert sur l’Angleterre, et ne cacherait-il pas dans ses replis plus de petites vues d’opposition que de grandes vues d’histoire, plus d’hostilité contre le présent que de justice pour le passé ? Quand on lit ce livre, qui ne monte pas plus haut que le dépit et que l’aigreur, l’hostilité est évidente. Quoique Tocqueville ne soit pas trempé pour le pamphlet, quoiqu’il soit parfaitement incapable de mettre en grisaille les Lettres persanes, s’il a pu y mettre l’Esprit des lois, on n’en sent pas moins dans son ouvrage la bonne volonté des attaques réfléchies et couvertes contre un gouvernement fort qui a su résoudre le problème, qu’on croyait insoluble depuis quarante ans, d’une grande autorité populaire. C’est là un spectacle déconcertant et cruel pour des parlementaires malades de leurs institutions rentrées, et qui s’en vengent en écrivant de ces généralités désintéressées : « Une nation fatiguée de longs débats « consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la « repose, et l’histoire nous apprend qu’il suffit alors « pour la contenter de ramasser dans tout le pays « un certain nombre d’hommes obscurs et dépendants, « et de leur faire jouer devant elle le rôle d’une « assemblée politique, moyennant salaire. » Voilà comme Tocqueville entend le trait. Son histoire est hérissée de ces petites sagettes. L’état actuel de la France politique lui fait dire encore que les hommes du xviiie siècle, nos pères en corruption, « valaient mieux « que nous. Ne méprisons pas nos pères ! — s’écrie-t-il, « — nous n’en avons pas le droit. » Il se trompe ! nous en avons le droit, si ce mépris est mérité. Or, de son propre aveu, à deux lignes de là, dans ce livre où toutes les affirmations se soufflettent, la liberté déréglée et malsaine des hommes du xviiie  siècle les rendait moins propres qu’aucun autre peuple à fonder l’empire paisible et libre des lois… — En présence d’une liberté déréglée et malsaine, eh ! que voulez-vous qui reste de l’histoire, si vous lui ôtez le droit du mépris ?

Laissons toutes ces incohérences d’un homme qui ne s’entend pas avec lui-même. Tant qu’on reste dans le vocabulaire des partis, on est la dupe de leurs mensonges. Nous avons montré la valeur substantielle du livre de Tocqueville, soit qu’on le prenne pour un livre d’histoire indépendante écrit pour la postérité, soit qu’il veuille être, sous un autre aspect, un ouvrage de parti et de circonstance. Il reste à dire un mot de sa valeur littéraire. Hélas ! Tocqueville n’a pas plus grandi par la forme que par la pensée. Son style, de tournure pédantesque où le je, haï de Pascal, tient une place énorme ; son style, nombreux et fade, n’a guères que la clarté de ses embarras et la gravité de son vide. Il est presque superbe de creux ! « D’autres « — dit-il — se fatiguent d’elle (de la liberté) au « milieu de leurs prospérités. Ils se la laissent arracher « des mains sans résistance, de peur de compromettre « le même bien-être qu’ils lui doivent. Que « manque-t-il à ceux-là pour être libres ? Quoi ? Le « goût même de l’être. Ne me demandez pas d’analyser « ce goût sublime ! Il faut l’éprouver. Il entre de « lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés « pour le recevoir. Il les remplit. Il les enflamme. (Un « goût qui enflamme !) On doit renoncer de le faire « comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais « ressenti. » Est-ce M. Prud’homme qui a écrit ces choses, ou est-ce un académicien ? Montesquieu, dont nous avons beaucoup parlé parce qu’il a longtemps empêché Tocqueville de dormir, et surtout parce que ses amis ont prétendu qu’il le ressuscite, Montesquieu ne lui a pas donné cette phrase courte, ingénieuse, imagée, qui sent l’épigramme, il est vrai, mais qui nous réveille en nous piquant et nous enlève par le trait à la monotonie. Tocqueville n’a jamais, lui, qu’une phrase longue, suffisamment arrondie pour rouler toujours du même train sur le même plan, et ce train-là n’est pas la foudre ! Tocqueville, qui a de la propreté plus que de la propriété dans la phrase, est un écrivain de troisième ordre, et, pour emprunter aux faits de son livre une image, il ne sortira jamais du tiers pour passer dans l’ordre de la noblesse littéraire. Sa réputation, qui s’est élevée sous des souffles trop favorables, retombera d’elle-même, et l’on peut déjà calculer l’abaissement prochain de ce ballon. En France, on n’aime pas longtemps ce qui ennuie, et voilà le mot accablant, mais vrai, que la Critique est obligée de prononcer. Tocqueville ne nous apprend rien. Il est contradictoire. Il est vide quand il n’est pas faux. Il n’a pas le style qui fait pardonner tant de choses, et, par-dessus tout cela, il est ennuyeux.