I.
Il y a quelques années que, passant à Dijon, je
                        fis visite à l’un de ces hommes savants et modestes comme la province en
                        renfermait beaucoup autrefois et comme il y en a quelques-uns encore : cet
                        homme de mérite, qui s’était de tout temps occupé d’histoire, et qui avait
                        publié lui-même des Annales estimées24, avait les in-folio de Mézeray ouverts
                        sur sa table, et, me voyant y jeter les yeux, il me dit : « En
                            province nous avons encore le temps de lire. Eh bien ! j’ai beaucoup
                            examiné 
et comparé, et je puis vous assurer
                            qu’à partir d’une certaine date de notre histoire (car je ne parle pas
                            des premiers siècles et des premières races), Mézeray est encore notre
                            meilleur historien. »
 Ce jugement m’était resté dans la pensée,
                        lorsque peu après je rencontrai une réimpression d’une partie de l’Histoire de France de Mézeray, Le Règne de
                            Henri III, que venait de publier en province M. le pasteur Scipion
                            Combet25,
                        en y joignant une notice sur Mézeray qui confirmait de tout point les idées
                        du premier juge. Cette coïncidence m’a frappé, et je me suis dit que pour
                        que deux esprits sérieux, appliqués, travaillant en conscience et loin du
                        bruit, l’un à Dijon et dans un ordre d’idées et de considérations
                        catholiques, l’autre à Alais dans la communion protestante, que pour que ces
                        deux esprits, ayant fait chacun de Mézeray une étude spéciale, se fussent
                        ainsi rencontrés dans une opinion commune, il fallait que l’historien, à
                        bien des égards, le méritât. Je n’ai pas la prétention ici d’ajouter à leurs
                        raisons, ni même d’adhérer à une préférence si déclarée : pour en avoir le
                        droit, il faudrait avoir fait les mêmes comparaisons et avoir exploré
                        lentement les mêmes chemins. Je suis de ceux auxquels il suffit de ne point
                        faire de faux pas en courant. Je n’aborderai guère Mézeray que par les côtés
                        qui sont sensibles à tous dès qu’on le considère. Dans les jugements assez
                        sévères et dédaigneux que nos historiens du dix-neuvième siècle ont aimé à
                        porter de leurs devanciers, Mézeray a toujours obtenu une exception ; son
                        talent, sa franchise, une certaine naïveté véridique l’ont préservé. On n’a
                        peut-être pas assez rendu justice à son bon sens, à ses vues, à ses
                        recherches ; sa vieille couleur du moins a parlé de loin et a souri ; il a
                        été respecté de ceux qui savent peindre, de M. Augustin 
Thierry comme de M. de Chateaubriand. Voyons-le donc un
                        peu chez lui, avec ses qualités propres et dans son courant de récit ;
                        prenons-le à sa vraie date comme un contemporain de Corneille, et comme
                        étant avec Rotrou l’un des derniers Gaulois.
Né en 1610 au village et à la ferme d’Houay près d’Argentan en
                        Basse-Normandie, il se nommait Eudes de son nom, et appartenait à une
                        famille et à une race originale. Fils d’un chirurgien, il avait pour frère
                        aîné Jean Eudes qui fut de l’Oratoire et en sortit pour fonder la
                        congrégation des Eudistes, homme d’une piété vive et
                        zélée, qui excellait à enfoncer l’aiguillon de l’amour divin, même au cœur
                        des tièdes. Il était, nous dit Huet qui l’avait beaucoup connu, et qui même
                        s’était senti dévotement enflammé par lui pendant une semaine sainte, il
                        était d’un naturel hardi et ardent ; nulle considération
                        ne l’arrêtait lorsqu’il s’agissait des intérêts de Dieu et de la charité. Il
                        était capable de saintes imprudences. Mézeray était le second de trois
                        fils ; son plus jeune frère, appelé d’Houay, de la ferme de ce nom, devint
                        habile chirurgien et accoucheur à Argentan ; il y fut nommé échevin et y
                        soutint en cette qualité la prérogative municipale. On raconte que
                        M. de Grancey, gouverneur d’Argentan, voulant faire démolir une vieille tour
                        ou beffroi qui renfermait l’horloge de la ville, l’échevin d’Houay résista
                        au nom des bourgeois ; et, comme le gouverneur, étonné du feu qu’il y
                        mettait, lui demandait : Qui êtes-vous ? il répondit :
                            « Nous sommes trois frères, adorateurs de la vérité et de la
                            justice : le premier la prêche, le second l’écrit, et moi je la
                            soutiendrai jusqu’au dernier soupir. »
            
Le nom de Mézeray était celui d’un canton, d’un réage,
                        selon l’expression du pays, où la famille Eudes possédait quelque pièce de
                            terre26. Le jeune Mézeray 
fit de brillantes études à l’université de Caen,
                        et de là il vint à Paris où, sous les auspices de son compatriote
                        Des Yveteaux, il comptait débuter dans la poésie. Il avait une grande
                        facilité à rimer ; mais Des Yveteaux lui parla là-dessus comme aurait pu
                        faire Malherbe, et, démêlant mieux son génie, lui conseilla de s’appliquer
                        de préférence à la politique et à l’histoire. En attendant, il lui fit
                        obtenir une place de commissaire des guerres, disent les uns, ou d’officier
                        pointeur dans l’armée des Flandres, disent les autres. Quoi qu’il en soit,
                        Mézeray servit pendant deux ou trois campagnes, et, lorsqu’il quitta
                        brusquement sa place, il y avait gagné du moins d’avoir vu la guerre d’assez
                        près pour en savoir la langue et en comprendre les opérations : cela lui
                        servit plus tard comme historien. Il revint à Paris, résolu d’y embrasser la
                        profession toute libre d’auteur et de bel esprit. On dit qu’il s’exerça dès
                        lors dans la satire et dans le pamphlet, et qu’il en retira assez de profit
                        pour pouvoir s’appliquer ensuite à de plus sérieux ouvrages. S’enfermant au
                        collège de Sainte-Barbe vers l’âge de vingt-sept à vingt-huit ans, il se mit
                        à lire les anciens historiens et à méditer de composer une Histoire de France dans un goût tout nouveau. Il continuait d’y
                        joindre quelque besogne de commande pour subsister. L’excès de travail le
                        fit tomber dangereusement malade. Le cardinal de Richelieu,
                            « appliqué à découvrir, nous dit d’Olivet, tout ce qu’il y avait
                            de mérites cachés dans les galetas de Paris »
, apprit en même
                        temps le nom, les projets, la maladie du jeune historien, et sur-le-champ
                        lui envoya cinq cents écus d’or (d’autres disent deux cents) dans une bourse
                        ornée de ses armes (1640).
On a voulu voir dans cette libéralité du puissant ministre envers le futur historien une bonne grâce intéressée, une sorte de carte de visite par laquelle il lui recommandait son nom auprès de la postérité et de l’avenir. Si cela était, une telle avance serait trop honorable à la cause des lettres pour devoir être reprochée à l’homme d’État qui en sentirait si bien la grandeur et la portée durable. Mézeray, d’humeur caustique et franche, plaisanta plus d’une fois, dit-on, de ce bienfait, et il semblait dire qu’en retour, s’il avait eu à écrire sur le cardinal, il aurait dû lui payer tribut en retranchant quelque chose de la vérité. Laissons ces railleries et voyons l’acte en lui-même : il est noble et délicat, il est bien d’une époque où de grandes choses se firent et où l’on sentait le prix de les bien représenter. Mézeray, avant d’en plaisanter entre amis comme il faisait plus tard, commença par en être reconnaissant. Encouragé par ce regard et par ce suffrage, il se remit activement à l’œuvre, et le tome Ier de son Histoire de France, avec tout l’ensemble d’images et de portraits qui la recommandent, put paraître en 1643, l’année même de la victoire de Rocroi et dans les premiers mois de la régence.
L’ouvrage, qui portait gravé au frontispice le portrait équestre de Louis XIII avec une inscription des plus magnifiques en l’honneur de ce roi, était dédié à la reine régente. Primitivement et dans la pensée de l’auteur, il avait dû l’être au cardinal de Richelieu. En parcourant les papiers du fonds Mézeray à la Bibliothèque impériale, j’ai rencontré27 cette première dédicace non employée et mise au rebut, et j’en donnerai quelque chose ici, parce que c’est justice et que l’inspiration de cette grande œuvre historique, qui ne parut que sous la régence, doit se rapporter à l’âge et au règne précédent. Mézeray disait donc à Richelieu dans cette dédicace toute légitime et qui n’a point été publiée :
Monseigneur,
Étant si heureux que de vivre sous l’empire du plus grand des rois et sous l’administration de Votre Éminence, j’ai pensé que c’était une louable témérité de tenter quelque chose de grand et d’entreprendre un ouvrage digne de la gloire que vous avez acquise à la France. En ce temps, monseigneur, qu’elle est comblée de tant de merveilles, de prospérités et de victoires, c’est un trop bel avantage d’être Français pour n’avoir pas du cœur et de l’ambition. Aussi, pour m’efforcer de faire savoir à la postérité que j’ai vécu sous un règne si glorieux, j’ai bien osé composer l’Histoire de France, et retracer les illustres actions de plus de soixante souverains qui ont tenu le sceptre d’une si florissante monarchie. Les voici, monseigneur, représentés et par la plume et par le burin, qui paraissent avec les plus beaux ornements de leur grandeur royale ; et, tout chargés qu’ils sont de palmes et de couronnes, je prends la hardiesse de les offrir à l’auguste majesté de leur successeur. Cette offrande n’est pas commune ; aussi, pour la dédier d’une façon extraordinaire, j’ai fait une inscription à l’antique…
Et après s’être étendu sur les louanges de Louis XIII, il ajoutait :
Certes, monseigneur, toute sa vie n’est qu’une suite continuelle de miracles. Mais doit-on s’en étonner, puisqu’il est assez visible qu’il n’agit que par vos conseils, et que vos conseils peuvent tout ? Vous l’assistez en toutes ses entreprises, vous le soulagez en tous ses travaux. En quelque endroit qu’il porte ses armes, il trouve à son arrivée toutes choses prêtes à le couronner de gloire, et vous faites beaucoup plus pour lui que jamais le bonheur ne fit pour César, puisqu’il a vaincu souvent avant même que d’avoir vu…
Résumant dans un tableau qui n’est pas trop emphatique cette politique armée qui se montre partout à la fois en divers pays, qui soutient des luttes et des alliances sans nombre, et où la supériorité de la pensée se fait toujours sentir dans l’exécution :
J’en prendrais à témoin, s’écriait-il, et La Rochelle et Nancy…, si Perpignan n’en était un témoignage plus nouveau et pour le moins aussi glorieux. L’Espagne, se voyant sur le point d’être mortellement blessée par un si grand coup d’État, fondait l’espoir de son salut sur votre maladie ; mais son attente était bien vaine. Vous ne combattez pas avec le bras, vous combattez avec l’entendement ; et, tout débile que vous étiez, vous avez lutté contre ce Géryon à trois têtes, et l’avez terrassé. Les siècles passés donnèrent le nom de Sage au roi Charles cinquième pour ce qu’il combattait heureusement les Anglais dans son cabinet : de quel titre donc devons-nous vous honorer, vous qui avez si généreusement vaincu l’Espagnol dans votre lit ?
La fin de la dédicace est employée à montrer la France aussi florissante par les arts de la paix que s’il n’y avait point de guerre, les bâtiments et les Louvres qui s’élèvent, l’émulation dans les lettres, et l’Académie française qui en est l’interprète, prenant note de tant de beaux titres pour les transmettre aux siècles à venir :
Et je m’estimerais heureux si je pouvais joindre mes travaux à tant de beaux ouvrages qu’elle prépare pour votre gloire, et vous témoigner par quelque effort comme je suis, de Votre Éminence, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur, Du Mézeray.
On remarquera, en passant, cette signature Du Mézeray ; l’auteur signait ainsi en effet sa grande Histoire. Le Mézeray était le nom qu’il avait adopté dans sa forme première. À force de le répéter, l’article s’est comme usé et est tombé en chemin. On a dit et lui-même a fini par signer Mézeray tout court.
En citant cette dédicace et en faisant la part de l’éloge obligé, j’insiste pourtant sur un point essentiel. Mézeray est d’humeur libre et non servile, d’humeur même républicaine, à prendre le mot dans l’antique acception de nos pères ; il n’a qu’à se laisser aller pour être caustique et satirique. Sous la Fronde, il fera beaucoup de pamphlets, ou du moins il y trempera. Il en avait fait, dit-on, dès le temps même de Richelieu et contre ce ministre. Tout cela est vrai ; mais, si Mézeray n’avait été que ce satirique et ce cynique que nous montrent certains biographes, il est douteux qu’il eût entrepris une œuvre aussi pénible et d’aussi longue haleine que sa grande Histoire : pour que cette noble ambition le saisît, il fallait que sa jeunesse s’inspirât des grandes choses auxquelles elle assistait, qu’il se sentît fier, comme il le dit, d’être d’une nation si généreusement conduite, si hautement relevée et honorée aux yeux de l’Europe par l’habileté vaillante de ses chefs. Veut-on trouver dans son Histoire le contrecoup même de la dédicace et de l’éloge adressé à Richelieu au sujet de la prise de Perpignan : qu’on ouvre le règne de Charles VIII ; Mézeray y montre ce roi assez souvent victorieux, mais peu politique, restituant à la maison d’Autriche une partie de l’Artois et la Franche-Comté :
Ce ne fut pas, remarque-t-il, sans un grand étonnement des sages politiques que le roi restitua ces deux comtés : mais ce fut avec murmure et indignation de la France, et à la risée de toute l’Europe, qu’il rendit encore celle (la comté) de Roussillon au roi d’Aragon. La monarchie française serait venue au point souhaitable de sa grandeur, si elle avait pour bornes les Alpes, les Pyrénées et le Rhin. Cette pièce de terre semble être ainsi taillée pour être le siège du plus heureux et du plus solide empire du monde, si la prudence l’avait pu étendre jusqu’aux limites que la nature lui a posées. Louis XI avait donné un grand avancement à ce dessein, et, s’il se fût trouvé de suite deux ou trois princes tels que lui (j’entends en conduite pour les affaires de dehors, non pas certes pour l’administration du peuple), ils l’auraient heureusement achevé. Mais Charles son fils, tout au contraire, bon à ses sujets, non pas à son État (si rarement se rencontre un prince doux et politique tout à la fois !), écarta bien inconsidérément les pièces de cet assemblage.
De telles idées nationales et élevées sont perpétuelles chez Mézeray. Ce n’est pas en des temps de Fronde qu’il eût appris à les concevoir, et c’est pour avoir, en ses jeunes années, en sa saison de verve et d’entreprise, vu réunies entre les mains de Richelieu les pièces merveilleuses de cet assemblage, c’est pour lui avoir vu reconquérir ce Roussillon aliéné depuis un siècle et demi, et lui avoir vu refaire en tous sens une France, qu’il a su mêler lui-même à son Histoire cet esprit français étendu, cette intelligence d’ensemble qui y subsiste à travers les remarques plus ou moins libres et les réflexions conformes à notre vieux génie populaire. Avoir vu un grand homme régnant ou administrant, rien n’est tel pour l’historien que ce genre▶ de démonstration vivante, même lorsque ensuite on passerait aux idées d’indépendance et de liberté.
Il faut avoir sous les yeux la première édition de l’Histoire de France de Mézeray pour s’en expliquer le succès. Le premier tome parut donc en 1643, le second en 1646, le troisième en 1651. L’auteur se forme sensiblement à mesure qu’il les écrit : la fin du tome premier, à partir de Philippe le Bel et surtout de Charles V et Charles VI, devient fort nourrie et fort pleine ; le second volume, qui commence à Charles VII et qui finit avec Charles IX, est constamment soutenu ; le troisième, qui comprend le seul règne de Henri III et celui de Henri IV jusqu’à la paix de Vervins, est excellent. Lorsque Mézeray eut terminé son Histoire, il était alors véritablement en état de l’entreprendre, et il reporta les forces de sa maturité dans deux autres ouvrages, son Abrégé chronologique (1667), et son traité De l’origine des Français ou Histoire de France avant Clovis (1682). Son premier ouvrage reste pourtant le plus original dans son incomplet même. Il semble d’abord que la principale chose y soit les portraits des rois et reines, et que le texte n’y vienne que pour accompagner ces illustres images, cette suite de tailles-douces, figures et médailles, recueillies et payées par un amateur généreux, Remy Capitain. Chaque portrait y est orné de quatrains ou épigrammes en vers de la façon de Jean Baudoin, de l’Académie française, ami de Mézeray. Le texte de celui-ci s’avance modestement d’abord, à la faveur et sous le couvert de tous ces embellissements.
Après le portrait équestre de Louis XIII paraît la gravure d’Anne d’Autriche
                        en pied sur son trône avec ses deux enfants. Dans la dédicace à elle
                        adressée, où il est fait allusion à la victoire de Rocroi, Mézeray dit
                        galamment : « Ces belles mains qui ont pris le gouvernail de l’État
                            en ont charmé les tempêtes. »
 Dans la préface, après avoir payé
                        un ample tribut à ses auxiliaires par le burin et à ses collaborateurs, il
                        en vient à parler de sa composition même :
Quand j’ai entrepris ce long et pénible ouvrage, ma première intention n’était pas de le faire si ample ni de si grande étendue qu’il est ; je ne le voulais composer que des pièces et des appartements les plus nécessaires ; mais il s’est trouvé qu’en travaillant j’ai insensiblement changé de dessein… Tant de rois et de grands seigneurs n’ont pas pu s’accommoder en un si étroit logement, et je n’ai point vu de raison pourquoi je dusse omettre une guerre ou une affaire plutôt qu’une autre.
Il n’a point cru devoir distribuer son ouvrage par sections ni
                        par chapitres ; il s’est contenté de le diviser par règnes : « J’ai
                            cru que toutes ces découpures gâtaient l’étoffe, et que les pauses, au
                            lieu d’accourcir le chemin, le faisaient trouver plus long. »
 On
                        a vu ici une légère critique applicable à l’un des prédécesseurs de Mézeray,
                        Scipion Dupleix, qui affectait force divisions dans l’histoire. Mézeray
                        justifie les harangues qu’il a mises quelquefois dans la bouche des princes
                        et seigneurs ; il y a cherché un ornement et rehaussement à l’histoire
                            « dont le style est de soi simple et naïf »
, et aussi un
                        rafraîchissement pour le lecteur « fatigué de suivre toujours une
                            armée par des pays ruinés et déserts »
. Si les héros,
                        d’ailleurs, n’ont pas tenu exactement les discours que l’historien leur 
prête, ils ont dû les penser ; et ces
                        considérations en général sont si nécessaires que l’historien, s’il ne les
                        mettait dans leur bouche, serait obligé de les faire lui-même pour son
                        compte. Ce qu’il dit là n’est vrai qu’en avançant ; car il est certaines de
                        ces harangues, comme celle qu’il prête à Charles Martel au moment de livrer
                        bataille aux Sarrasins, qui sont plus académiques que véritablement
                        historiques, même à le prendre dans le sens de la définition précédente.
                        Mézeray est modeste sur les erreurs ; il reconnaît qu’il a dû en commettre
                        beaucoup : « Et vraiment il n’est pas au pouvoir d’un homme mortel de
                            faire une course de douze siècles sans broncher. »
 De son style
                        il déclare qu’il ne dira rien ; mais on voit qu’il y tient et qu’à ce début
                        il l’a soigné : « C’est à vous, dit-il aux lecteurs désintéressés, à
                            prononcer si j’ai écrit d’une belle manière, si j’ai
                            découvert quelques lumières qui n’eussent pas encore été démontrées ; là
                            où j’ai touché au but, et là où je m’en suis éloigné. »
 Il nous
                        rappelle ce que nous ne devons jamais oublier quand nous nous reportons à la
                        première époque où parurent ces ouvrages une fois en vogue, et dès longtemps
                        vieillis : c’est que, si la matière était déjà vieille alors et semblait
                        telle, la forme qu’il lui donnait à son heure la rendait toute nouvelle.
                        Avant Mézeray on n’avait pas encore écrit l’histoire dans cette forme
                        claire, parlante et agréable. Il l’offrit accommodée au goût et, pour ainsi
                        dire, aux yeux du monde de son temps. À ce sujet, il parle de ses
                        devanciers, et, sans les trop écraser, il les relègue assez légèrement dans
                        le passé ; il s’empresse pourtant de proclamer que, quoi qu’on puisse tenter
                        de nouveau et quel que soit le nombre et l’émulation des historiens présents
                        et futurs, il y a fort à faire pour atteindre la grandeur et l’immensité
                        d’un tel sujet :
Mais qu’il en naisse tous les ans de nouveaux, dit-il ; ils ne mettront jamais ce sujet en sa perfection. Ils pourront bien mériter quelque louange particulière, ils pourront bien se surpasser l’un l’autre, aplanir le chemin peu à peu, y apporter de plus en plus de nouvelles clartés : mais certes il y aura toujours dans leurs ouvrages beaucoup plus à désirer qu’à admirer, plus de choses obscures que d’éclaircies, et moins de vérités que de conjectures. Ne vous en étonnez pas, lecteur ; notre histoire n’est pas l’entreprise d’un homme seul, ni d’un homme privé : la monarchie française est une pièce de trop grande étendue et de trop longue durée. Elle a eu tant de princes, tant de grands seigneurs et tant de démêlés, soit avec les autres nations de la terre, soit avec ses propres sujets, à raison d’un nombre infini de petites seigneuries qui l’ont divisée cinq cents ans durant, qu’il est impossible à un esprit seul de les pouvoir toutes débrouiller. Et puis l’obscurité est si grande dans la première et seconde race de nos rois, qu’on peut dire que ces temps-là sont comme les pays voisins du pôle, où il n’est jamais jour que par un petit crépuscule.
N’accusons donc point Mézeray de ces lacunes, et sachons-lui gré plutôt de les avoir si bien signalées et définies : il a fallu deux siècles de défrichement et de critique, des travaux sans nombre et en France et dans d’autres pays, des systèmes contradictoires qui se sont usés en se combattant et qui ont fécondé le champ commun par leurs débris ; il a fallu enfin ce qu’invoquait Mézeray, l’appui des gouvernements dans les recherches, dans le libre accès aux sources et à toutes les chartes et archives, pour que les faits généraux qui se rapportent à cette première et à cette seconde race fussent éclaircis, pour que la société féodale fût bien connue, et que l’histoire du tiers état pût naître. Mézeray a eu le mérite du moins d’embrasser le programme dans son ensemble, et d’ouvrir hardiment la route, sentant bien à quelle distance était le terme dans l’avenir.
C’est Mézeray qui, dans son Abrégé chronologique, à la
                        suite de l’article de Hugues Capet, a dit que « le royaume de France
                            a été tenu, plus de trois cents ans 
durant,
                            selon les lois des fiefs, se gouvernant comme un grand fief plutôt que
                            comme une monarchie »
. — « Tout ce qu’on a rabâché depuis
                            sur les temps féodaux n’est que le commentaire de cet aperçu de
                            génie »
, a dit M. de Chateaubriand, qui a prononcé sur Mézeray
                        quelques paroles décisives.
Le premier volume de son Histoire n’est pour nous que
                        curieux et mérite assez peu qu’on s’y arrête. Cette Histoire commençant, selon l’usage, par Pharamond, on a eu la
                        décence de laisser en blanc le portrait de ce roi problématique. Mézeray
                        sait assez au fond à quoi s’en tenir ; il sait très bien que l’existence de
                        Pharamond est contestée ; il le dira très nettement dans son Abrégé chronologique. S’il le compte pour le premier des rois de
                        France, c’est surtout pour obéir à la tradition et pour suivre l’ordre qui a
                        été gardé jusque-là par les historiens. La première race est pour Mézeray
                        comme une lande aride à traverser ; il est à tout moment en disette et le
                        fait sentir : « La fin de cette première race étant si vaste et si déserte comme elle est, dit-il,
                            par la nonchalance des historiens qui l’ont possible (peut-être) fait à dessein pour éteindre la honteuse mémoire de
                            nos princes fainéants, vous ne devez pas m’accuser de stérilité,
                            etc. »
 Il trace des cadres plutôt qu’il ne les remplit. Au
                        commencement de la seconde race, il lui semble, dit-il, passer d’une nuit
                        obscure à un trop grand jour ; il en est trop ébloui pour en jouir ; il sent
                        en même temps que son sujet s’agrandit, et qu’il lui faut sortir avec les
                        descendants de Charles Martel des limites de la France. Le sentiment
                        national qui anime Mézeray s’exprime naïvement au début du règne de
                        Charlemagne : « Que j’ai maintenant de plaisir, s’écrie-t-il, d’être
                            né Français, lorsque je vois notre monarchie s’élever à une gloire où
                            jamais aucun État chrétien n’a su monter ! »
 C’est le même
                        sentiment qui, 
au début du règne misérable et
                        antipatriotique de Charles VI, lui fera dire : « Comme j’étais près
                            d’entrer dans ce long et pénible règne, deux choses ont pensé m’en
                            détourner : l’horreur que j’ai de repasser sur tant de massacres, de
                            ruines et de désolations, et la peine incroyable qu’il y a à démêler
                            tant d’affaires si embrouillées, etc. »
 Ces parties ingénues et
                        naturelles plaisent chez Mézeray, en attendant qu’on en vienne avec lui aux
                        parties étudiées et fortes.
Pour toute l’époque du Moyen Âge et des premiers règnes capétiens, il manque à Mézeray une connaissance approfondie de nos anciens historiens latins et de ce monde ouvert par les Du Chesne et les Du Cange. Il se vantait un jour, en présence même de Du Cange, de ne lire aucun de nos historiens latins. En parlant ainsi, il exagérait un peu, et on trouverait dans la masse des notes historiques qu’il a laissées plus d’érudition qu’il n’en avoue. Cependant le mérite sérieux de son histoire ne commence en effet à se faire sentir qu’à dater du moment où il s’appuie sur des chroniqueurs ou historiens de langue nationale : jusque-là il ne faut lui demander que des aperçus et des pages heureuses.
Une de ces pages est celle qu’il a consacrée à Blanche, femme de Louis VIII et mère de saint Louis. La touche un peu rude et parfois cornélienne de Mézeray s’est adoucie pour peindre cette princesse d’une influence à la fois si chaste et si pénétrante. Blanche la prudente, la sage, la raisonnable, la politique et la sainte, n’a jamais mieux été comprise et présentée que dans ce portrait de Mézeray. M. Scipion Combet l’a cité comme un chef-d’œuvre, et je ne puis que faire de même. Aussitôt le mariage célébré en Normandie entre Blanche et le fils de Philippe Auguste, Louis emmène sa chère moitié à Paris :
Les deux époux étaient à peu près pareils en âge, de treize à quatorze ans, tous deux d’un esprit enclin à la piété, éloigné du vice, pur, ouvert et sans fiel, et en tout tellement semblables l’un à l’autre, que de ce parfait rapport et de cette mutuelle correspondance naquit entre eux deux un amour saint, qui fut désormais l’âme de l’un et de l’autre. Il ne me souvient point d’avoir vu ni dans l’histoire, ni dans la fable même, de couple plus étroitement uni que celui-là. Ils étaient toujours de compagnie, et, quelques affaires qui pussent survenir, ne s’entrequittaient point de vue. Dans le voyage qu’il fit contre les Albigeois, elle l’accompagna jusqu’en Languedoc, et faisait porter sa tente pour camper avec lui, tant elle avait peur de s’en éloigner d’autant de chemin qu’il y avait à la prochaine ville, et que cependant quelque autre ne s’emparât de son esprit, qu’elle voulait posséder et gouverner toute seule : ce qu’elle faisait encore par zèle contre les hérétiques…
Le reste du portrait se soutient, et l’auteur achève d’y expliquer l’influence à la fois vertueuse et politique de Blanche, son ascendant dès qu’elle fut entrée dans le Conseil de France. Cette page de Mézeray est de celles qui rappellent le mieux la touche d’Amyot, treize ans avant Les Provinciales.
Avec Philippe le Bel, avec Philippe de Valois et ses successeurs commence
                        l’intérêt véritable de l’Histoire de Mézeray.
                        Indépendamment de la narration qui devient pleine, variée et nourrie, et qui
                        est d’un mouvement facile et continu, Mézeray est un grand peintre de
                        portraits dans les résumés qu’il donne à la fin de chaque règne et où il
                        retrace en abrégé le caractère, les mérites ou les défauts du roi dont on a
                        lu l’histoire Un sentiment non seulement équitable, mais humain et, autant
                        qu’il se peut, loyal et fidèle, domine dans ces jugements et en tempère la
                        rigueur ; s’il y a quelque circonstance atténuante ou touchante pour les
                        monarques même les plus désastreux et les plus funestes, Mézeray ne l’omet
                        pas. C’est ainsi qu’il fera même pour Charles IX ; c’est ainsi qu’il insiste
                        sur les débuts de Charles VI, surnommé d’abord par ses peuples le Bien-Aimé : 
« Jamais
                            couronnement ne plut tant aux peuples que celui-là, et jamais règne
                            suivant ne fut plus malheureux. »
            
— Il vécut cinquante-quatre ans et en régna quarante-deux, dit Mézeray en résumant cette époque lamentable avec laquelle se termine son premier volume. Je me trompe pourtant d’appeler cela un règne, ce fut une anarchie continuelle : d’autant qu’il vint à la couronne à treize ans ; il fut sous des régents plusieurs années, et puis, étant venu en âge, tomba sous la captivité de ses favoris, et à vingt-six ans en cette longue maladie qui mit presque cette monarchie au tombeau… Si bien que toute sa vie n’a été qu’une folie ou de cerveau ou de jeunesse, et, ni sain ni malade, il n’a jamais eu une once de bon conseil et de forte résolution, mais a toujours été hors de lui-même, ayant été en tout temps possédé par ceux qui l’obsédaient, et ferme seulement en un point, qui était de se changer à l’appétit de tous ceux qui se saisissaient de lui. Aussi faible d’esprit qu’il était robuste de corps, sa force étant telle que d’un coup de massue il abattait le cheval et le cavalier, et rompait la plus forte lance sur son genou… Du reste, il n’avait point de vices d’homme privé, mais était vaste et sans mesure en toutes choses…
Je ne fais que toucher les principaux traits, j’en supprime
                        d’énergiques et de familiers, mais qui font bien en leur lieu. On aura
                        remarqué que Mézeray affectionne ce mot de vaste dans le
                        sens de l’étymologie, qui est celui d’un défaut. Sa diction, à bien des
                        égards, est ainsi toute voisine de ses origines et sent encore, pour ainsi
                        dire, l’arbre d’où elle a été cueillie : « Le roi s’étant
                            heureusement développé des mains des Polonais et de
                            toutes les difficultés du chemin »
, dira-t-il de Henri III
                        revenant de Pologne en France28. Il aime à entremêler
                        son langage de proverbes et de locutions populaires, fussent-elles un peu
                        basses. De ce même 
roi Henri III, rentrant en
                        France et débutant par une faiblesse et une perfidie : « Voilà la
                            première faute que fit le roi, chopant, comme dit le
                            proverbe, à l’entrée de la porte. »
 Il a
                        habituellement de ces mots, grabuges, empêtrer dans des
                        filets, etc., qu’on voudrait effacer ; il fait, en tout, passer le naturel
                        avant la noblesse. Sa prose a d’ailleurs de ces négligences pleines de grâce
                        et de franchise comme on les aime dans les vers de Régnier ou de Rotrou. Il
                        a de belles paroles qui lui échappent sans qu’il y songe. Parlant de je ne
                        sais quelles superstitions publiques et à grand fracas, venues d’Italie ou
                        d’Avignon, il dira tout courant : « Ces spectacles inconnus aux âmes françaises… »
 Parlant des amours de
                        la dame de Sauve, un des premiers aides de camp du brillant escadron de
                        Catherine de Médicis, il la montrera « n’employant pas moins ses
                            attraits pour les intentions de la reine que pour sa propre
                            satisfaction ; se jouant de tous ses mourants avec un
                            empire si absolu qu’elle n’en perdait pas un, quoiqu’elle en acquît
                            toujours de nouveaux »
. Il aura, en se perfectionnant, de ces
                        rapidités de récit qui sont même d’un grand écrivain ; parlant, dans l’Abrégé chronologique, des premiers succès de Conradin en
                        Toscane : « Ces beaux commencements, dit-il, trahirent le jeune
                            Conradin et le flattèrent pour le mener à la
                            mort. »
 Il ne faut point faire, toutefois, comme Perrault,
                        et aller jusqu’à comparer Mézeray à Thucydide ; les discours qu’il place
                        dans la bouche de certains de ses personnages ont de la pensée sans doute,
                        mais on a très bien remarqué que Mézeray écrit d’abondance et n’a point de phrase, c’est-à-dire de forme à lui ; il suffit que
                        sa diction soit naturelle, sincère, expressive, sa narration pleine et bien
                        démêlée. Il sait y faire entrer les circonstances qui parlent et qui animent
                        un récit : « Quand il allait par les champs, dit-il de Louis XII, les
                            bonnes gens 
accouraient de plusieurs journées
                            pour le voir, lui jonchant les chemins de fleurs et de feuillages, et,
                            comme si c’eût été un Dieu visible, essayaient de faire toucher leurs
                            mouchoirs à sa monture pour les garder comme de précieuses
                            reliques. »
            
J’essaie, en ramassant tous ces exemples, de donner l’idée et le sentiment du ◀genre de mérite et de charme que je trouve au style ou plutôt à la langue et à la touche éparse de Mézeray ; il me reste à insister sur ses parties sérieuses d’historien, et aussi à traiter des originalités ou bizarreries de l’homme.